Suivie du Supplementum réalisé
par frère Reginald
Mise à disposition sur le site des œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr (© Édition
numérique 2004) |
TABLE
QUESTION 1 ‒ L'OBJET DE LA FOI
Article 1 ‒ La foi a-t-elle pour objet la vérité
première ?
Article 3 ‒ La foi peut-elle comporter une chose fausse
?
Article 4 ‒ L'objet de la foi peut-il être une chose
vue ?
Article 5 ‒ L'objet de la foi peut-il être une chose
sue ?
Article 6 ‒ Les vérités à croire doivent-elles être
distinguées en articles précis ?
Article 7 ‒ La foi comporte-t-elle en tout temps les
mêmes articles ?
Article 8 ‒ Le nombre des articles de foi
Article 9 ‒ La transmission des articles de foi par le
symbole
Article 10 ‒ A qui appartient-il d'établir le symbole
de foi ?
QUESTION 2 ‒ L'ACTE INTÉRIEUR DE FOI
Article 1 ‒ Qu'est-ce que "croire", qui est
l'acte intérieur de foi ?
Article 2 ‒ De combien de manières emploie-t-on le mot
"croire" ?
Article 3 ‒ Est-il nécessaire au salut de croire
quelque chose qui dépasse la raison naturelle ?
Article 4 ‒ Est-il nécessaire de croire ce que peut
atteindre la raison naturelle ?
Article 5 ‒ Est-il nécessaire au salut de croire
explicitement certaines vérités ?
Article 6 ‒ Tous sont-ils également tenus de croire
explicitement ?
Article 7 ‒ Est-il toujours nécessaire au salut de
croire explicitement au Christ ?
Article 8 ‒ Est-il nécessaire au salut de croire
explicitement à la Trinité ?
Article 9 ‒ L'acte de foi est-il méritoire ?
Article 10 ‒ La raison humaine diminue-t-elle le mérite
de la foi ?
QUESTION 3 ‒ L'ACTE EXTÉRIEUR DE LA FOI
Article 1 ‒ Confesser est-il un acte de la foi ?
Article 2 ‒ La confession de la foi est-elle nécessaire
au salut ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que la foi ?
Article 2 ‒ Dans quelle puissance de l’âme la foi
a-t-elle son siège ?
Article 3 ‒ La forme de la foi est-elle la charité ?
Article 4 ‒ La foi formée et la foi informe sont-elles
numériquement identiques ?
Article 5 ‒ La foi est-elle une vertu ?
Article 6 ‒ La foi est-elle une seule vertu ?
Article 7 ‒ Rapport de la foi aux autres vertus
Article 8 ‒ Comparaison entre la certitude de la foi et
celle des autres vertus intellectuelles ?
QUESTION 5 ‒ CEUX QUI ONT LA FOI
Article 1 ‒ Est-ce que, dans sa condition première,
l'ange ou l'homme a eu la foi ?
Article 2 ‒ Les démons ont-ils la foi ?
Article 4 ‒ Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il
l'avoir plus grande qu'un autre ?
QUESTION 6 ‒ LA CAUSE DE LA FOI
Article 1 ‒ La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu
?
Article 2 ‒ La foi informe est-elle un don de Dieu ?
QUESTION 7 ‒ LES EFFETS DE LA FOI
Article 1 ‒ La crainte est-elle un effet de la foi ?
Article 2 ‒ La purification du coeur est-elle un effet
de la foi ?
QUESTION 8 ‒ LE DON D'INTELLIGENCE
Article 1 ‒ L'intelligence est-elle un don de l’Esprit
Saint ?
Article 2 ‒ Le don d'intelligence peut-il exister en
même temps que la foi ?
Article 4 ‒ Tous ceux qui sont en état de grâce ont-ils
le don d'intelligence ?
Article 5 ‒ Le don d'intelligence se trouve-t-il chez
quelques-uns en dehors de la grâce ?
Article 6 ‒ Quel rapport y a-t-il entre le don
d'intelligence et les autres dons ?
Article 7 ‒ Ce qui correspond au don d'intelligence
dans les béatitudes
Article 8 ‒ Ce qui correspond au don d'intelligence
dans les fruits du Saint-Esprit
QUESTION 9 ‒ LE DON DE SCIENCE
Article 1 ‒ La science est-elle un don ?
Article 2 ‒ Le don de science concerne-t-il les
réalités divines ?
Article 3 ‒ Le don de science est-il spéculatif ou
pratique ?
Article 4 ‒ Quelle béatitude correspond au don de science
?
QUESTION 10 ‒ L'INFIDÉLITÉ EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ L'infidélité est-elle un péché ?
Article 2 ‒ Quel est le siège de l'infidélité ?
Article 3 ‒ L'infidélité est-elle le plus grand des
péchés ?
Article 4 ‒ Toute action des infidèles est-elle un
péché ?
Article 5 ‒ Les espèces d'infidélité
Article 6 ‒ Comparaison entre les espèces d'infidélités
Article 7 ‒ Faut-il disputer de la foi avec les
infidèles ?
Article 8 ‒ Faut-il contraindre les infidèles à la foi
?
Article 9 ‒ Peut-on communiquer avec les infidèles ?
Article 10 ‒ Les infidèles peuvent-ils avoir autorité
sur les fidèles chrétiens ?
Article 11 ‒ Doit-on tolérer les rites des infidèles ?
Article 12 ‒ Doit-on baptiser les enfants des infidèles
malgré leurs parents ?
Article 1 ‒ L'hérésie est-elle une espèce de
l'infidélité ?
Article 2 ‒ Quelle est la matière de l'hérésie ?
Article 3 ‒ Doit-on tolérer les hérétiques ?
Article 4 ‒ Doit-on recevoir les hérétiques qui
reviennent ?
Article 1 ‒ L'apostasie se rattache-t-elle à
l'infidélité ?
Article 2 ‒ Les sujets sont-ils déliés de leur
obéissance envers des gouvernants apostats ?
QUESTION 13 ‒ LE PÉCHÉ DE BLASPHÈME EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ Le blasphème s'oppose-t-il à la confession
de la foi ?
Article 2 ‒ Le blasphème est-il toujours un péché
mortel ?
Article 3 ‒ Le blasphème est-il le plus grand des
péchés ?
Article 4 ‒ Le blasphème existe-t-il chez les damnés ?
QUESTION 14 ‒ LE BLASPHÈME CONTRE L'ESPRIT-SAINT
Article 1 ‒ Le péché contre le Saint-Esprit est-il
identique au péché de malice caractérisée ?
Article 2 ‒ Quelles sont les espèces du péché contre
l’Esprit Saint ?
Article 3 ‒ Le péché contre l’Esprit Saint est-il
irrémissible ?
QUESTION 15 ‒ L'AVEUGLEMENT DE L'ESPRIT ET L'HÉBÉTUDE
DU SENS
Article 1 ‒ L'aveuglement de l'esprit est-il un péché ?
Article 2 ‒ L’hébétude du sens est-elle un autre péché
que l'aveuglement de l'esprit ?
Article 3 ‒ Ces vices viennent-ils des péchés de la
chair ?
QUESTION 16 ‒ LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA FOI, À LA
SCIENCE ET À L'INTELLIGENCE
Article 1 ‒ Les préceptes relatifs à la foi
Article 2 ‒ Les préceptes relatifs aux dons de science
et d'intelligence
QUESTION 17 ‒ LA NATURE DE L’ESPÉRANCE
Article 1 ‒ L'espérance est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ L'objet de l'espérance est-il la béatitude
éternelle ?
Article 3 ‒ Peut-on espérer la béatitude d'un autre par
la vertu d'espérance ?
Article 4 ‒ Est-il permis de mettre son espérance dans
l'homme ?
Article 5 ‒ L'espérance est-elle une vertu théologale ?
Article 6 ‒ Distinction entre l'espérance et les autres
vertus théologales
Article 7 ‒ Le rapport de l’espérance avec la foi
Article 8 ‒ Le rapport de l'espérance avec la charité
QUESTION 18 ‒ LE SIÈGE DE L'ESPÉRANCE
Article 1 ‒ La vertu d'espérance siège-t-elle dans la
volonté ?
Article 2 ‒ L'espérance existe-t-elle chez les
bienheureux ?
Article 3 ‒ L'espérance existe-t-elle chez les damnés ?
Article 4 ‒ L'espérance des hommes voyageurs est-elle
certaine ?
QUESTION 19 ‒ LE DON DE CRAINTE
Article 1 ‒ Dieu doit-il être craint ?
Article 3 ‒ La crainte mondaine est-elle toujours
mauvaise ?
Article 4 ‒ La crainte servile est-elle bonne ?
Article 5 ‒ La crainte servile est-elle
substantiellement identique à la crainte filiale ?
Article 6 ‒ La venue de la charité exclut-elle la
crainte servile ?
Article 7 ‒ La crainte est-elle le commencement de la
sagesse ?
Article 8 ‒ La crainte initiale est-elle
substantiellement identique à la crainte filiale ?
Article 9 ‒ La crainte est-elle un don du Saint-Esprit
?
Article 10 ‒ La crainte grandit-elle quand la charité
grandit ?
Article 11 ‒ La crainte demeure-t-elle dans la patrie ?
Article 1 ‒ Le désespoir est-il un péché ?
Article 2 ‒ Le désespoir peut-il exister sans
l'infidélité ?
Article 3 ‒ Le désespoir est-il le plus grave des
péchés
Article 4 ‒ Le désespoir naît-il de l'acédie ?
Article 1 ‒ Sur quel objet se fonde la présomption ?
Article 2 ‒ La présomption est-elle un péché ?
Article 3 ‒ A quoi la présomption s'oppose-t-elle ?
Article 4 ‒ Quel vice donne naissance à la présomption
?
QUESTION 22 ‒ LES PRÉCEPTES DE LA LOI RELATIFS À
L’ESPÉRANCE, ET À LA CRAINTE
Article 1 ‒ Les préceptes concernant l'espérance
Article 2 ‒ Les préceptes concernant la crainte
QUESTION 23 ‒ LA NATURE DE LA CHARITÉ
Article 1 ‒ La charité est-elle une amitié ?
Article 2 ‒ La charité est-elle quelque chose de créé
dans l'âme ?
Article 3 ‒ La charité est-elle une vertu ?
Article 4 ‒ La charité est-elle une vertu spéciale ?
Article 5 ‒ La charité est-elle une seule vertu ?
Article 6 ‒ La charité est-elle la plus excellente des
vertus ?
Article 7 ‒ Sans la charité, peut-il y avoir quelque
vertu véritable ?
Article 8 ‒ La charité est-elle la forme des vertus ?
QUESTION 24 ‒ LE SIÈGE DE LA CHARITÉ
Article 1 ‒ La charité siège-t-elle dans la volonté ?
Article 3 ‒ La charité est-elle infusée en nous en
proportion de nos capacités naturelles ?
Article 4 ‒ La charité s'accroît-elle chez celui qui la
possède ?
Article 5 ‒ La charité s'accroît-elle par addition ?
Article 6 ‒ La charité s'accroît-elle par chacun de ses
actes ?
Article 7 ‒ La charité s'accroît-elle à l'infini ?
Article 8 ‒ La charité du voyage peut-elle être
parfaite ?
Article 9 ‒ Les différents degrés de la charité
Article 10 ‒ La charité peut-elle diminuer ?
Article 11 ‒ Peut-on perdre la charité une fois qu'on
la possède ?
Article 12 ‒ Peut-on perdre la charité par un seul acte
de péché mortel ?
QUESTION 25 ‒ CE QUE L'ON DOIT AIMER DE CHARITÉ
Article 1 ‒ Dieu seul doit-il être aimé de charité, ou
aussi le prochain ?
Article 2 ‒ La charité doit-elle être aimée de charité
?
Article 3 ‒ Les créatures sans raison doivent-elles
être aimées de charité ?
Article 4 ‒ Peut-on s'aimer soi-même de charité ?
Article 5 ‒ Doit-on aimer de charité son propre corps ?
Article 6 ‒ Les pécheurs doivent-ils être aimés de
charité ?
Article 7 ‒ Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ?
Article 8 ‒ Doit-on aimer de charité ses ennemis ?
Article 9 ‒ Faut-il donner à ses ennemis des marques
d'amitié ?
Article 10 ‒ Les anges doivent-ils être aimés de
charité ?
Article 11 ‒ Les démons doivent-ils être aimés de
charité ?
Article 12 ‒ Énumération de ce qu'il faut aimer de
charité
QUESTION 26 ‒ L'ORDRE DE LA CHARITÉ
Article 1 ‒ Y a-t-il un ordre dans la charité ?
Article 2 ‒ Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ?
Article 3 ‒ Doit-on aimer Dieu plus que soi-même ?
Article 4 ‒ Doit-on s'aimer soi-même plus que le
prochain ?
Article 5 ‒ Doit-on aimer son prochain plus que son
propre corps ?
Article 6 ‒ Doit-on aimer tel prochain plus qu'un autre
?
Article 7 ‒ Doit-on aimer davantage celui qui est le
meilleur, ou celui qui nous est le plus uni ?
Article 8 ‒ Doit-on aimer davantage celui qui nous est
uni par le sang ?
Article 9 ‒ Doit-on aimer de charité son fils plus que
son père ?
Article 10 ‒ Doit-on aimer sa mère plus que son père ?
Article 11 ‒ L'homme doit-il aimer son épouse plus que
son père et sa mère ?
Article 12 ‒ Doit-on aimer son bienfaiteur plus que son
obligé ?
Article 13 ‒ L'ordre de la charité subsiste-t-il dans
la patrie ?
Article 1 ‒ Le propre de la charité est-il plutôt
d'être aimé, ou d'aimer ?
Article 2 ‒ L'amour, en tant qu'il est un acte de la
charité, est-il identique à la bienveillance ?
Article 3 ‒ Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même
?
Article 4 ‒ Dieu peut-il être aimé en cette vie sans
intermédiaire ?
Article 5 ‒ Dieu peut-il être aimé totalement ?
Article 6 ‒ Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure
?
Article 7 ‒ Lequel vaut mieux ‒ aimer son ami, ou
son ennemi ?
Article 8 ‒ Lequel vaut mieux ‒ aimer Dieu, ou le
prochain ?
Article 1 ‒ La joie est-elle un effet de la charité ?
Article 2 ‒ La joie spirituelle causée par la charité
est-elle compatible avec la tristesse ?
Article 3 ‒ Cette joie peut-elle être plénière ?
Article 4 ‒ La joie est-elle une vertu ?
Article 1 ‒ La paix est-elle identique à la concorde ?
Article 2 ‒ Toutes choses désirent-elles la paix ?
Article 3 ‒ La paix est-elle l'effet de la charité ?
Article 4 ‒ La paix est-elle une vertu ?
Article 1 ‒ La miséricorde a-t-elle pour cause en nous
le mal d'autrui ?
Article 2 ‒ A qui convient-il d'exercer la miséricorde
?
Article 3 ‒ La miséricorde est-elle une vertu ?
Article 4 ‒ La miséricorde est-elle la plus grande des
vertus ?
Article 1 ‒ La bienfaisance est-elle un acte de la
charité ?
Article 2 ‒ Doit-on pratiquer la bienfaisance envers
tous ?
Article 3 ‒ Faut-il pratiquer davantage la bienfaisance
envers ceux qui nous sont le plus unis ?
Article 4 ‒ La bienfaisance est-elle une vertu spéciale
?
Article 1 ‒ Faire l'aumône est-il un acte de la charité
?
Article 2 ‒ Comment les aumônes se distinguent-elles ?
Article 4 ‒ Les aumônes corporelles ont-elles un effet
spirituel ?
Article 5 ‒ Y a-t-il un précepte de faire l'aumône ?
Article 6 ‒ Doit-on faire l'aumône en donnant de son
nécessaire ?
Article 7 ‒ Peut-on faire l'aumône avec un bien injustement
acquis ?
Article 8 ‒ Qui doit faire l'aumône ?
Article 9 ‒ A qui faut-il faire l'aumône ?
Article 10 ‒ De quelle manière faut-il faire l'aumône ?
QUESTION 33 ‒ LA CORRECTION FRATERNELLE
Article 1 ‒ La correction fraternelle est-elle un acte
de la charité ?
Article 2 ‒ La correction fraternelle est-elle de
précepte ?
Article 3 ‒ Ce précepte s’impose-t-il à tous, ou
seulement aux supérieurs ?
Article 4 ‒ Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de
ce précepte, de corriger leurs supérieurs ?
Article 5 ‒ Un pécheur peut-il corriger ?
Article 6 ‒ Doit-on corriger celui qui en deviendra
pire ?
Article 7 ‒ Une correction secrète doit-elle précéder
la dénonciation publique ?
Article 8 ‒ L'appel à des témoins doit-il précéder la
dénonciation publique ?
Article 1 ‒ Est-il possible d'avoir de la haine contre
Dieu ?
Article 2 ‒ La haine de Dieu est-elle le plus grand des
péchés ?
Article 3 ‒ La haine du prochain est-elle toujours un
péché ?
Article 5 ‒ La haine est-elle un vice capital ?
Article 6 ‒ De quel vice capital la haine tire-t-elle
son origine ?
Article 1 ‒ L'acédie est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'acédie est-elle un vice particulier ?
Article 3 ‒ L'acédie est-elle un péché mortel ?
Article 4 ‒ L'acédie est-elle un vice capital ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que l'envie ?
Article 2 ‒ L'envie est-elle un péché ?
Article 3 ‒ L'envie est-elle un péché mortel ?
Article 4 ‒ L'envie est-elle un vice capital et quelles
sont ses filles ?
Article 1 ‒ La discorde est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La discorde est-elle fille de la vaine
gloire ?
Article 1 ‒ La dispute est-elle un péché mortel ?
Article 2 ‒ La dispute est-elle fille de la vaine
gloire ?
Article 1 ‒ Le schisme est-il un péché spécial ?
Article 2 ‒ Le schisme est-il plus grave que
l'infidélité ?
Article 3 ‒ Le pouvoir des schismatiques
Article 4 ‒ Le châtiment des schismatiques
Article 1 ‒ Y a-t-il une guerre qui soit licite ?
Article 2 ‒ Est-il permis aux clercs de combattre ?
Article 3 ‒ Est-il permis, à la guerre, d'employer la
ruse ?
Article 4 ‒ Est-il permis de guerroyer les jours de
fêtes ?
Article 1 ‒ La rixe est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La rixe est-elle fille de la colère ?
Article 1 ‒ La sédition est-elle un péché spécial ?
Article 2 ‒ La sédition est-elle un péché mortel ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que le scandale ?
Article 2 ‒ Le scandale est-il un péché ?
Article 3 ‒ Le scandale est-il un péché spécial ?
Article 4 ‒ Le scandale est-il un péché mortel ?
Article 5 ‒ Le scandale passif peut-il atteindre les
parfaits ?
Article 6 ‒ Les hommes parfaits peuvent-ils causer du
scandale ?
Article 7 ‒ Doit-on renoncer aux biens spirituels pour
éviter le scandale ?
Article 8 ‒ Doit-on renoncer aux biens temporels pour
éviter le scandale ?
QUESTION 44 ‒ LES PRÉCEPTES DE LA CHARITÉ
Article 1 ‒ Faut-il donner des préceptes au sujet de la
charité ?
Article 2 ‒ Y a-t-il un seul précepte ou bien deux ?
Article 3 ‒ Deux préceptes suffisent-ils ?
Article 4 ‒ Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé
de tout notre coeur ?
Article 5 ‒ Convient-il d'ajouter de toute notre âme ?
Article 6 ‒ Ce précepte peut-il être accompli en cette
vie ?
Article 7 ‒ Le commandement ‒ "Tu aimeras
ton prochain comme toi-même."
Article 8 ‒ L'ordre de la charité tombe-t-il sous le
précepte ?
QUESTION 45 ‒ LE DON DE SAGESSE
Article 1 ‒ La sagesse doit-elle être comptée parmi les
dons du Saint-Esprit ?
Article 2 ‒ Quel est le siège de la sagesse ?
Article 3 ‒ La sagesse est-elle seulement spéculative,
ou bien est-elle aussi pratique ?
Article 4 ‒ La sagesse, qui est un don, peut-elle
coexister avec le péché mortel ?
Article 5 ‒ La sagesse existe-t-elle chez tous ceux qui
ont la grâce sanctifiante ?
Article 6 ‒ Quelle béatitude correspond au don de
sagesse ?
Article 1 ‒ La sottise s'oppose-t-elle à la sagesse ?
Article 2 ‒ La sottise est-elle un péché ?
Article 3 ‒ A quel vice capital la sottise se
ramène-t-elle ?
QUESTION 47 ‒ LA NATURE DE LA PRUDENCE
Article 1 ‒ La prudence est-elle dans la volonté ou
dans la raison ?
Article 3 ‒ La prudence a-t-elle connaissance des
singuliers ?
Article 4 ‒ La prudence est-elle une vertu ?
Article 5 ‒ La prudence est-elle une vertu spéciale ?
Article 6 ‒ La prudence fournit-elle leur fin aux
vertus morales ?
Article 7 ‒ La prudence établit-elle le milieu des
vertus morales ?
Article 8 ‒ Commander est-il l'acte principal de la
prudence ?
Article 9 ‒ La sollicitude ou vigilance se
rapporte-t-elle à la prudence ?
Article 10 ‒ La prudence s'étend-elle au gouvernement
de la multitude ?
Article 12 ‒ La prudence est-elle chez les sujets ou
seulement chez les princes ?
Article 13 ‒ La prudence se trouve-t-elle chez les
pécheurs ?
Article 14 ‒ La prudence se trouve-t-elle chez tous les
bons ?
Article 15 ‒ La prudence est-elle en nous par nature ?
Article 16 ‒ Perd-on la prudence par l'oubli ?
QUESTION 48 ‒ QUELLES-SONT LES PARTIES DE LA PRUDENCE ?
QUESTION 49 ‒ LES PARTIES DE LA PRUDENCE QU'ON PEUT
APPELER INTÉGRANTES
Article 1 ‒ La mémoire est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 2 ‒ L’intelligence est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 3 ‒ La docilité est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 4 ‒ La sagacité est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 5 ‒ La raison est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 6 ‒ La prévoyance est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 7 ‒ La circonspection est-elle recquise pour la
prudence ?
Article 8 ‒ L'attention précautionneuse est-elle
recquise pour la prudence ?
QUESTION 50 ‒ LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA PRUDENCE
Article 1 ‒ L'institution des lois doit-elle être
comptée comme une espèce de la prudence ?
Article 2 ‒ La politique est-elle une partie de la
prudence ?
Article 3 ‒ Le gouvernement domestique est-il une
partie de la prudence ?
Article 4 ‒ L'art militaire est-il une espèce de la
prudence ?
QUESTION 51 ‒ LES VERTUS ANNEXES OU PARTIES
POTENTIELLES DE LA PRUDENCE
Article 1 ‒ Le "bon conseil" (eubulia) est-il une vertu ?
Article 2 ‒ L'eubulia
est-elle une vertu spéciale distincte de la prudence ?
Article 3 ‒ Le "bon jugement" (synésis) est-il une vertu ?
Article 4 ‒ Le "bon sens" (gnômè) est-il une vertu spéciale ?
QUESTION 52 ‒ LE DON DE CONSEIL
Article 1 ‒ Faut-il placer le conseil parmi les sept
dons du Saint-Esprit ?
Article 2 ‒ Le don de conseil correspond-il à la vertu
de prudence ?
Article 3 ‒ Le don de conseil subsistent dans la patrie
?
Article 1 ‒ L'imprudence est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'imprudence est-elle un péché spécial ?
Article 3 ‒ La précipitation ou témérité
Article 6 ‒ L'origine de ces vices
Article 1 ‒ La négligence est-elle un péché spécial ?
Article 2 ‒ A quelle vertu la négligence
s'oppose-t-elle ?
Article 3 ‒ La négligence est-elle péché mortel ?
QUESTION 55 ‒ LES VICES OPPOSÉS À LA PRUDENCE PAR
FAUSSE RESSEMBLANCE
Article 1 ‒ La prudence de la chair est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La prudence de la chair est-elle péché
mortel ?
Article 3 ‒ La ruse est-elle un péché spécial ?
Article 6 ‒ Le souci pour les affaires temporelles
Article 7 ‒ Le souci de l'avenir
Article 8 ‒ L'origine de ces vices
QUESTION 56 ‒ LES PRÉCEPTES RELATIFS À LA PRUDENCE
Article 1 ‒ Les préceptes relatifs à la prudence
Article 2 ‒ Les préceptes concernant les vices opposés
à la prudence
Article 1 ‒ Le droit est-il l'objet de la justice ?
Article 2 ‒ Convient-il de diviser le droit en droit
naturel et en droit positif ?
Article 3 ‒ Le droit des gens est-il identique au droit
naturel ?
Article 4 ‒ Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le
droit du maître et celui du père ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que la justice ?
Article 2 ‒ La justice s'exerce-t-elle toujours envers
autrui ?
Article 3 ‒ La justice est-elle une vertu ?
Article 4 ‒ La justice a-t-elle son siège dans la
volonté ?
Article 5 ‒ La justice est-elle une vertu générale ?
Article 6 ‒ Comme vertu générale, la justice se
confond-elle avec les autres vertus ?
Article 7 ‒ Y a-t-il une justice particulière ?
Article 8 ‒ La justice particulière a-t-elle une
matière propre ?
Article 9 ‒ La justice concerne-t-elle les passions, ou
seulement les activités ?
Article 10 ‒ Le "milieu" de la justice est-il
un caractère objectif ?
Article 11 ‒ L'acte de la justice consiste-t-il à
rendre à chacun son dû ?
Article 12 ‒ La justice est-elle la plus grande des
vertus morales ?
Article 1 ‒ L'injustice est-elle un vice spécial ?
Article 2 ‒ Agir injustement est-il propre à l'homme
injuste ?
Article 3 ‒ Peut-on subir une injustice volontairement
?
Article 4 ‒ L'injustice est-elle, par son genre, péché
mortel ?
Article 1 ‒ Le jugement est-il un acte de justice ?
Article 2 ‒ Est-il licite de juger ?
Article 3 ‒ Faut-il juger sur des soupçons ?
Article 4 ‒ Le doute doit-il être interprété
favorablement ?
Article 5 ‒ Le jugement doit-il toujours être porté
conformément aux lois écrites ?
Article 6 ‒ Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?
QUESTION 61 ‒ LA DISTINCTION ENTRE JUSTICE COMMUTATIVE
ET JUSTICE DISTRIBUTIVE
Article 1 ‒ Y a-t-il deux espèces de justice
(distributive et commutative) ?
Article 4 ‒ Dans quelques-unes de ses espèces, la
justice s'identifie-t-elle à la réciprocité ?
Article 1 ‒ De quelle vertu la restitution est-elle
l'acte ?
Article 2 ‒ Est-il nécessaire au salut de restituer
tout ce que l'on a dérobé ?
Article 3 ‒ Faut-il restituer plus que ce que l'on a
pris ?
Article 4 ‒ Faut-il restituer ce que l'on n'a pas
dérobé ?
Article 5 ‒ Faut-il restituer à celui de qui l'on a
reçu ?
Article 6 ‒ Est-ce celui qui a pris qui doit restituer
?
Article 7 ‒ Est-ce quelqu'un d'autre qui doit restituer
?
Article 8 ‒ Faut-il restituer sans délai ?
QUESTION 63 ‒ L'ACCEPTION DES PERSONNES
Article 1 ‒ L'acception des personnes est-elle un péché
?
Article 2 ‒ Peut-il y avoir acception des personnes
dans la dispensation des biens spirituels ?
Article 3 ‒ Peut-il y avoir acception des personnes
dans les honneurs que l'on rend ?
Article 4 ‒ Peut-il y avoir acception des personnes
dans les jugements ?
Article 1 ‒ Est-ce un péché de mettre à mort les
animaux et même les plantes ?
Article 2 ‒ Est-il permis de tuer le pécheur ?
Article 3 ‒ Est-il permis à un particulier, ou
seulement à l'autorité publique, de tuer le pécheur ?
Article 4 ‒ Est-il permis à un clerc de mettre à mort
un pécheur ?
Article 5 ‒ Est-il permis de se tuer ?
Article 6 ‒ Est-il permis de tuer un homme juste ?
Article 7 ‒ Est-il permis de tuer un homme pour se
défendre ?
Article 8 ‒ L'homicide accidentel est-il péché mortel ?
QUESTION 65 ‒ LES AUTRES PÉCHÉS D'INJUSTICE PAR
VIOLENCE CONTRE LES PERSONNES
QUESTION 66 ‒ LE VOL ET LA RAPINE
Article 1 ‒ La possession de biens extérieurs est-elle
naturelle à l'homme ?
Article 2 ‒ Est-il licite de posséder en propre un de
ces biens ?
Article 3 ‒ Le vol consiste-t-il à prendre secrètement
le bien d'autrui ?
Article 4 ‒ La rapine est-elle un péché spécifiquement
distinct du vol ?
Article 5 ‒ Tout vol est-il un péché ?
Article 6 ‒ Le vol est-il péché mortel ?
Article 7 ‒ Est-il permis de voler en cas de nécessité
?
Article 8 ‒ Toute rapine est-elle péché mortel ?
Article 9 ‒ La rapine est-elle un péché plus grave que
le vol ?
QUESTION 67 ‒ LES INJUSTICES COMMISES PAR LE JUGE
Article 1 ‒ Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui
ne vous est pas soumis ?
Article 3 ‒ Le juge peut-il condamner avec justice
quelqu'un qui n'a pas été accusé ?
Article 4 ‒ Le juge peut-il licitement accorder une
remise de peine ?
QUESTION 68 ‒ LES INJUSTICES COMMISES DANS L'ACCUSATION
Article 1 ‒ Est-on tenu de se porter accusateur ?
Article 2 ‒ L'accusation doit-elle être faite par écrit
?
Article 3 ‒ Comment l'accusation peut-elle être
entachée de vice ?
Article 4 ‒ Comment doit-on punir ceux qui portent une
accusation fausse ?
QUESTION 69 ‒ LES INJUSTICES COMMISES PAR L'ACCUSÉ
Article 1 ‒ Est-ce un péché mortel de nier une vérité
qui entraînerait la condamnation ?
Article 2 ‒ Est-il permis de calomnier pour se défendre
?
Article 3 ‒ Est-il permis de faire appel pour échapper
au jugement ?
Article 4 ‒ Un condamné peut-il se défendre par la
violence, s'il en a la possibilité ?
QUESTION 70 ‒ LES INJUSTICES COMMISES PAR LE TÉMOIN
Article 1 ‒ Est-on obligé de porter témoignage ?
Article 2 ‒ Le témoignage de deux ou trois témoins
est-il suffisant ?
Article 3 ‒ Un témoin peut-il être récusé sans une
faute de sa part ?
Article 4 ‒ Est-ce un péché mortel de porter un faux
témoignage ?
QUESTION 71 ‒ LES INJUSTICES COMMISES PAR LES AVOCATS
Article 1 ‒ Un avocat est-il obligé d'assister les
pauvres ?
Article 2 ‒ Doit-on interdire à certains d'exercer
l'office d'avocat ?
Article 3 ‒ L'avocat pèche-t-il en défendant une cause
injuste ?
Article 4 ‒ L'avocat pèche-t-il en recevant de l'argent
pour son assistance ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que l'injure ?
Article 2 ‒ L'injure est-elle toujours péché mortel ?
Article 3 ‒ Faut-il réprimer les auteurs d'injures ?
Article 4 ‒ L'origine de l'injure
Article 1 ‒ Qu'est-ce que la diffamation ?
Article 2 ‒ La diffamation est-elle un péché mortel ?
Article 3 ‒ Gravité de la diffamation comparée à celle
des autres péchés
Article 4 ‒ Est-ce un péché d'écouter la diffamation ?
Article 1 ‒ La médisance est-elle un péché distinct de
la diffamation ?
Article 2 ‒ Quel péché, de la médisance ou de la
diffamation, est le plus grave ?
Article 1 ‒ La moquerie est-elle un péché spécial ?
Article 2 ‒ La moquerie est-elle un péché mortel ?
Article 1 ‒ Est-il permis de maudire un homme ?
Article 2 ‒ Est-il permis de maudire une créature sans
raison ?
Article 3 ‒ La malédiction est-elle un péché mortel ?
Article 4 ‒ Comparaison de la malédiction avec les
autres péchés
Article 1 ‒ Est-il permis de vendre une chose plus cher
qu’elle ne vaut ?
Article 2 ‒ La vente injuste en ce qui concerne la
marchandise.
Article 3 ‒ Le vendeur est-il tenu de dire les défauts
de sa marchandise ?
QUESTION 78 ‒ LE PÉCHÉ D’USURE DANS LES PRÊTS
Article 2 ‒ Est-il permis, en compensation de ce prêt,
de bénéficier d'un avantage quelconque ?
Article 4 ‒ Est-il permis d'emprunter de l'argent sous
le régime de l'usure ?
QUESTION 79 ‒ LES PARTIES INTÉGRANTES DE LA JUSTICE
Article 2 ‒ La transgression est-elle un péché spécial
?
Article 3 ‒ L'omission est-elle un péché spécial ?
Article 4 ‒ Comparaison entre omission et transgression.
QUESTION 80 ‒ LES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE
Article UNIQUE ‒ Est-il à propos de désigner des vertus
rattachées à la justice ?
QUESTION 81 ‒ LA NATURE DE LA RELIGION
Article 1 ‒ La religion concerne-t-elle seulement nos
rapports avec Dieu ?
Article 2 ‒ La religion est-elle une vertu ?
Article 3 ‒ La religion est-elle une vertu unique ?
Article 4 ‒ La religion est-elle une vertu spéciale ?
Article 5 ‒ La religion est-elle une vertu théologale ?
Article 6 ‒ La religion est-elle supérieure aux autres
vertus morales ?
Article 7 ‒ La latrie comporte-t-elle des actes
extérieurs ?
Article 8 ‒ La religion est-elle identique à la
sainteté ?
Article 1 ‒ La dévotion est-elle un acte spécial ?
Article 2 ‒ La dévotion est-elle un acte de religion ?
Article 3 ‒ La cause de la dévotion
Article 4 ‒ L'effet de la dévotion
Article 1 ‒ La prière est-elle un acte de la faculté
appétitive, ou cognitive ?
Article 2 ‒ Convient-il de prier Dieu ?
Article 3 ‒ La prière est-elle un acte de la religion ?
Article 4 ‒ Ne doit-on prier que Dieu ?
Article 5 ‒ La prière de demande doit-elle avoir un
objet déterminé ?
Article 6 ‒ Doit-on demander à Dieu des biens temporels
?
Article 7 ‒ Devons-nous prier pour autrui ?
Article 8 ‒ Devons-nous prier pour nos ennemis ?
Article 9 ‒ Les sept demandes de l'oraison dominicale
Article 10 ‒ La prière appartient-elle en propre à la
créature douée de raison ?
Article 11 ‒ Les saints du ciel prient-ils pour nous ?
Article 12 ‒ La prière doit-elle être vocale ?
Article 13 ‒ L'attention est-elle requise pour la
prière ?
Article 14 ‒ La prière doit-elle être prolongée ?
Article 15 ‒ La prière est-elle méritoire ?
Article 16 ‒ La prière est-elle efficace pour obtenir
ce qu'on demande ?
Article 17 ‒ Les différentes espèces de prière
Article 1 ‒ L'adoration est-elle un acte de latrie ?
Article 2 ‒ L'adoration implique-t-elle un acte
intérieur, ou extérieur ?
Article 3 ‒ L'adoration requiert-elle un lieu déterminé
?
Article 1 ‒ Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi
naturelle ?
Article 2 ‒ Ne faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ?
Article 3 ‒ Offrir le sacrifice est-il un acte spécial
de vertu ?
Article 4 ‒ Tous sont-ils tenus d'offrir des sacrifices
?
QUESTION 86 ‒ LES OBLATIONS ET PRÉMICES
Article 1 ‒ Certaines oblations sont-elles imposées par
précepte ?
Article 2 ‒ A qui doit-on les oblations ?
Article 3 ‒ Avec quels biens doit-on faire les
oblations ?
Article 4 ‒ Est-on strictement obligé d'acquitter les
prémices ?
Article 1 ‒ Est-on tenu d'acquitter les dîmes par un précepte
rigoureux ?
Article 2 ‒ Les biens dont il faut payer la dîme
Article 3 ‒ A qui doit-on les dîmes ?
Article 4 ‒ Qui doit payer les dîmes ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que le voeu ?
Article 2 ‒ Sur quoi le voeu porte-t-il ?
Article 3 ‒ Obligation du voeu
Article 5 ‒ De quelle vertu le voeu est-il l'acte ?
Article 6 ‒ Est-il plus méritoire d'accomplir quelque
chose avec ou sans voeu ?
Article 7 ‒ La solennité du voeu
Article 8 ‒ Ceux qui sont soumis à une autorité
peuvent-ils faire des voeux ?
Article 9 ‒ Les enfants peuvent-ils s'obliger par voeu
à entrer en religion ?
Article 10 ‒ Peut-on dispenser d'un voeu ou le commuer
?
Article 11 ‒ Peut-on dispenser du voeu solennel de
continence ?
Article 12 ‒ Faut-il, pour dispenser d'un voeu,
recourir à une autorité supérieure ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que le serment ?
Article 2 ‒ Le serment est-il licite ?
Article 3 ‒ Quelles qualités accompagnent le serment ?
Article 4 ‒ De quelle vertu le serment est-il l'acte ?
Article 5 ‒ Faut-il rechercher et pratiquer le serment
comme utile et bon ?
Article 6 ‒ Est-il permis de jurer par une créature ?
Article 7 ‒ Le serment oblige-t-il ?
Article 8 ‒ Lequel oblige davantage le serment ou le
voeu ?
Article 9 ‒ Peut-on dispenser d'un serment ?
Article 10 ‒ Quand et à qui est-il permis de jurer ?
Article 1 ‒ Est-il permis d'employer l'adjuration à
l'égard des hommes ?
Article 2 ‒ Est-il permis d'adjurer les démons ?
Article 3 ‒ Est-il permis d'adjurer des créatures
dénuées de raison ?
QUESTION 91 ‒ LA LOUANGE VOCALE
Article 1 ‒ Faut-il louer Dieu oralement ?
Article 2 ‒ Doit-on, dans les louanges de Dieu,
employer le chant ?
Article 1 ‒ La superstition est-elle un vice opposé à
la religion ?
Article 2 ‒ La superstition a-t-elle plusieurs espèces
ou parties ?
QUESTION 93 ‒ LES ALTÉRATIONS SUPERSTITIEUSES DU CULTE
DIVIN
Article 1 ‒ Peut-il y avoir dans le culte du vrai Dieu
quelque chose de pernicieux ?
Article 2 ‒ Peut-il y avoir quelque chose de superflu
dans le culte de Dieu ?
Article 1 ‒ L'idolâtrie est-elle une espèce de la
superstition ?
Article 2 ‒ L'idolâtrie est-elle un péché ?
Article 3 ‒ L'idolâtrie est-elle le plus grave de tous
les péchés ?
Article 4 ‒ Quelle est la cause du péché d'idolâtrie ?
Article 1 ‒ La divination est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La divination est-elle une espèce de la
superstition ?
Article 3 ‒ Les espèces de la divination
Article 4 ‒ La divination démoniaque
Article 5 ‒ La divination par les astres
Article 6 ‒ La divination par les songes
Article 7 ‒ La divination par les augures et par
d'autres observations analogues
Article 8 ‒ La divination par les sorts
QUESTION 96 ‒ LES PRATIQUES SUPERSTITIEUSES
Article 1 ‒ Pratiques pour acquérir la science d'après
l’art notoire
Article 2 ‒ Pratiques pour agir sur certains corps
Article 3 ‒ Pratiques pour conjecturer la bonne ou la
mauvaise fortune
Article 4 ‒ Les formules sacrées qu'on suspend à son
cou
QUESTION 97 ‒ LA TENTATION DE DIEU
Article 1 ‒ En quoi consiste la tentation de Dieu ?
Article 2 ‒ Est-ce un péché de tenter Dieu ?
Article 3 ‒ A quelle vertu s'oppose la tentation de
Dieu ?
Article 4 ‒ Comparaison de la tentation de Dieu avec
les autres vices
Article 1 ‒ Un mensonge est-il nécessaire pour qu'il y
ait parjure ?
Article 2 ‒ Le parjure est-il toujours un péché ?
Article 3 ‒ Le parjure est-il un péché mortel ?
Article 4 ‒ Pèche-t-on en obligeant un parjure à prêter
serment ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que le sacrilège ?
Article 2 ‒ Le sacrilège est-il un péché spécial ?
Article 3 ‒ Les espèces du sacrilège
Article 4 ‒ Quelle punition est due au sacrilège ?
Article 1 ‒ Qu'est-ce que la simonie ?
Article 2 ‒ Est-il permis de recevoir de l'argent pour
des sacrements ?
Article 3 ‒ Est-il permis de recevoir de l'argent pour
des actes spirituels ?
Article 4 ‒ Est-il permis de vendre des biens annexés
au spirituel ?
Article 6 ‒ Le châtiment dû à la simonie
Article 1 ‒ A qui la piété s'étend-elle ?
Article 2 ‒ Quels services la piété rend-elle ?
Article 3 ‒ La piété est-elle une vertu spéciale ?
Article 4 ‒ Peut-on, sous couvert de religion, omettre
les devoirs de la piété filiale ?
Article 1 ‒ Le respect est-il une vertu spéciale,
distincte des autres ?
Article 2 ‒ En quoi le respect consiste-t-il ?
Article 3 ‒ Comparaison du respect avec la piété ?
Article 1 ‒ L'honneur est-il quelque chose de spirituel
ou de corporel ?
Article 2 ‒ L'honneur est-il dû seulement aux
supérieurs ?
Article 3 ‒ La vertu de dulie est-elle une vertu
spéciale, distincte de celle de latrie ?
Article 4 ‒ Distingue-t-on plusieurs espèces dans la
dulie ?
Article 1 ‒ L'homme doit-il obéir à l'homme ?
Article 2 ‒ L'obéissance est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ Comparaison de l'obéissance avec les autres
vertus
Article 4 ‒ Doit-on obéir à Dieu en tout ?
Article 5 ‒ Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à
leurs supérieurs ?
Article 6 ‒ Les fidèles doivent-ils obéir aux
puissances séculières ?
QUESTION 105 ‒ LA DÉSOBÉISSANCE
Article 1 ‒ La désobéissance est-elle un péché mortel ?
Article 2 ‒ La désobéissance est-elle le plus grave des
péchés ?
QUESTION 106 ‒ LA RECONNAISSANCE OU GRATITUDE
Article 1 ‒ La reconnaissance est-elle une vertu
spéciale, distincte des autres ?
Article 2 ‒ Lequel de l'innocent ou du pénitent, doit à
Dieu de plus grandes actions de grâce ?
Article 3 ‒ Est-on toujours tenu de rendre grâce pour
les bienfaits des hommes ?
Article 4 ‒ Faut-il tarder à rendre un bienfait ?
Article 6 ‒ Faut-il rendre plus que ce qu'on a reçu ?
Article 1 ‒ L'ingratitude est-elle toujours un péché ?
Article 2 ‒ L'ingratitude est-elle un péché spécial ?
Article 3 ‒ L'ingratitude est-elle toujours un péché
mortel ?
Article 4 ‒ Doit-on cesser de faire du bien aux ingrats
?
Article 1 ‒ La vengeance est-elle licite ?
Article 2 ‒ La vengeance est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ Comment exercer la vengeance ?
Article 4 ‒ Envers qui doit-on exercer la vengeance ?
QUESTION 109 ‒ LA VÉRITÉ [ET LA SINCÉRITÉ]
Article 1 ‒ La vérité est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La vérité est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ La vérité fait-elle partie de la justice ?
Article 4 ‒ La vertu de vérité incline-t-elle à
diminuer les choses ?
Article 1 ‒ Le mensonge est-il toujours opposé à la
vérité comme contenant de la fausseté ?
Article 2 ‒ Les espèces du mensonge
Article 3 ‒ Le mensonge est-il toujours un péché ?
Article 4 ‒ Le mensonge est-il toujours péché mortel ?
QUESTION 111 ‒ LA SIMULATION ET L'HYPOCRISIE
Article 1 ‒ La simulation est-elle toujours un péché ?
Article 2 ‒ L'hypocrisie est-elle la même chose que la
simulation ?
Article 3 ‒ L'hypocrisie est-elle opposée à la vertu de
vérité ?
Article 4 ‒ L'hypocrisie est-elle toujours péché mortel
?
QUESTION 112 ‒ LA JACTANCE OU VANTARDISE
Article 1 ‒ A quelle vertu la jactance est-elle
contraire ?
Article 2 ‒ La jactance est-elle péché mortel ?
QUESTION 113 ‒ LE RABAISSEMENT DE SOI
Article 1 ‒ L'ironie (rabaissement de soi) est-elle un
péché ?
Article 2 ‒ Comparaison de l'ironie avec la jactance
QUESTION 114 ‒ L'AMITIÉ OU AFFABILITÉ
Article 1 ‒ L'amitié ou affabilité est-elle une vertu
spéciale ?
Article 2 ‒ Cette amitié fait-elle partie de la justice
?
Article 1 ‒ L'adulation est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'adulation est-elle péché mortel ?
QUESTION 116 ‒ LA CONTESTATION
Article 1 ‒ La contestation est-elle contraire à la
vertu d'amitié ?
Article 2 ‒ Comparaison entre la contestation et
l'adulation
Article 1 ‒ La libéralité (disposition à donner
généreusement) est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ Quelle est la matière de la libéralité ?
Article 3 ‒ L'acte de la libéralité
Article 4 ‒ Appartient-il à la libéralité de donner
plutôt que de recevoir ?
Article 5 ‒ La libéralité est-elle une partie de la
justice ?
Article 6 ‒ La libéralité est-elle la plus grande des
vertus ?
LES VICES CONTRAIRES A LA LIBÉRALITÉ
Article 1 ‒ L'avarice est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'avarice est-elle un péché spécial ?
Article 3 ‒ A quelle vertu s'oppose l'avarice ?
Article 4 ‒ L'avarice est-elle péché mortel ?
Article 5 ‒ L'avarice est-elle le plus grave des péchés
?
Article 6 ‒ L'avarice est-elle un péché de la chair, ou
de l'esprit ?
Article 7 ‒ L'avarice est-elle un vice capital ?
Article 8 ‒ Les filles de l'avarice
Article 1 ‒ La prodigalité est-elle le contraire de
l'avarice ?
Article 2 ‒ La prodigalité est-elle un péché ?
Article 3 ‒ La prodigalité est-elle un péché plus grave
que l'avarice ?
Article 1 ‒ L'épikie est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ L'épikie fait-elle partie de la justice ?
QUESTION 121 ‒ LE DON DE PIÉTÉ
Article 1 ‒ La piété est-elle un don du Saint-Esprit ?
Article 2 ‒ Quelle est la béatitude et quels sont les
fruits qui correspondent au don de piété ?
QUESTION 122 ‒ LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA JUSTICE
Article 1 ‒ Les préceptes du décalogue concernent-ils
la justice ?
Article 2 ‒ Le premier précepte du décalogue
Article 3 ‒ Le deuxième précepte du décalogue
Article 4 ‒ Le troisième précepte du décalogue
Article 5 ‒ Le quatrième précepte du décalogue
Article 6 ‒ Les six derniers préceptes du décalogue
QUESTION 123 ‒ LA VERTU DE FORCE EN ELLE-MÊME
Article 1 ‒ La force est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La force est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ La force a-t-elle pour objet la crainte et
l'audace ?
Article 4 ‒ La force a-t-elle seulement pour objet la
crainte de la mort ?
Article 5 ‒ L'objet de la force est-il seulement la
crainte de mourir au combat ?
Article 6 ‒ L'acte principal de la force est-il de
supporter ?
Article 7 ‒ La force agit-elle en vue de son propre
bien ?
Article 8 ‒ La force trouve-t-elle son plaisir dans son
action ?
Article 9 ‒ La force s’affirme-t-elle surtout dans les
cas soudains ?
Article 10 ‒ La force emploie-t-elle la colère ?
Article 11 ‒ La force est-elle une vertu cardinale ?
Article 12 ‒ Comparaison entre la force et les autres
vertus cardinales
Article 1 ‒ Le martyre est-il un acte de vertu ?
Article 2 ‒ De quelle vertu le martyre est-il l’acte ?
Article 3 ‒ La perfection de l'acte du martyre
Article 4 ‒ La sanction du martyre
Article 5 ‒ La cause du martyre
Article 1 ‒ La crainte est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La crainte est-elle contraire à la force ?
Article 3 ‒ La crainte est-elle péché mortel ?
Article 4 ‒ La crainte excuse-t-elle ou diminue-t-elle
le péché ?
Article 1 ‒ L'intrépidité est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'intrépidité est-elle opposée à la force ?
Article 1 ‒ L'audace est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'audace est-elle contraire à la force ?
QUESTION 128 ‒ QUELLES SONT LES PARTIES DE LA FORCE ?
Article 1 ‒ La magnanimité concerne-t-elle les honneurs
?
Article 2 ‒ La magnanimité concerne-t-elle seulement
les honneurs considérables ?
Article 3 ‒ La magnanimité est-elle une vertu ?
Article 4 ‒ La magnanimité est-elle une vertu spéciale
?
Article 5 ‒ La magnanimité est-elle une partie de la
force ?
Article 6 ‒ Quels sont les rapports de la magnanimité
avec la confiance ?
Article 7 ‒ Quels sont les rapports de la magnanimité
avec la sécurité ?
Article 8 ‒ Quels sont les rapports de la magnanimité
avec les biens de la fortune ?
Article 1 ‒ La présomption est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La présomption s'oppose-t-elle par excès à
la magnanimité ?
Article 1 ‒ L'ambition est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'ambition s'oppose-t-elle par excès à la
magnanimité ?
QUESTION 132 ‒ LA VAINE GLOIRE
Article 1 ‒ Le désir de la gloire est-il un péché ?
Article 2 ‒ Le désir de la gloire s’oppose-t-il à la
magnanimité ?
Article 3 ‒ Le désir de la gloire est-il péché mortel ?
Article 4 ‒ Le désir de la gloire est-il un vice
capital ?
Article 5 ‒ Les filles de la vaine gloire
QUESTION 133 ‒ LA PUSILLANIMITÉ
Article 1 ‒ La pusillanimité est-elle un péché ?
Article 2 ‒ A quelle vertu la pusillanimité
s'oppose-t-elle ?
QUESTION 134 ‒ LA MAGNIFICENCE
Article 1 ‒ La magnificence est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La magnificence est-elle une vertu spéciale
?
Article 3 ‒ Quelle est la matière de la magnificence ?
Article 4 ‒ La magnificence fait-elle partie de la
force ?
QUESTION 135 ‒ LA PARCIMONIE (ou mesquinerie)
Article 1 ‒ La parcimonie est-elle un vice ?
Article 2 ‒ Le vice qui s'oppose à la parcimonie
Article 1 ‒ La patience est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La patience est-elle la plus grande des
vertus ?
Article 3 ‒ Peut-on avoir la patience sans la grâce ?
Article 4 ‒ La patience fait-elle partie de la force ?
Article 5 ‒ La patience est-elle identique à la
longanimité ?
QUESTION 137 ‒ LA PERSÉVÉRANCE
Article 1 ‒ La persévérance est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La persévérance fait-elle partie de la
force ?
Article 3 ‒ Quel rapport la persévérance a-t-elle avec
la constance ?
Article 4 ‒ La persévérance a-t-elle besoin du secours
de la grâce ?
QUESTION 138 ‒ LES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE
Article 1 ‒ La mollesse est-elle opposée à la
persévérance ?
Article 2 ‒ L'entêtement est-il opposé à la
persévérance ?
QUESTION 139 ‒ LE DON DE FORCE
Article 1 ‒ La force est-elle un don du Saint Esprit ?
Article 2 ‒ Qu'est-ce qui correspond au don de force
dans les béatitudes et les fruits ?
QUESTION 140 ‒ LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA FORCE
Article 1 ‒ Les préceptes concernant la force elle-même
?
Article 2 ‒ Les préceptes concernant les parties de la
force
Article 1 ‒ La tempérance est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La tempérance est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ La tempérance concerne-t-elle seulement les
désirs et les plaisirs ?
Article 4 ‒ La tempérance concerne-t-elle seulement les
délectations du toucher ?
Article 5 ‒ La tempérance concerne-t-elle plus les
délectations du goût que celles du toucher ?
Article 6 ‒ Quelle est la règle de la tempérance ?
Article 7 ‒ La tempérance est-elle une vertu cardinale
?
Article 8 ‒ La tempérance est-elle la plus importante
des vertus ?
QUESTION 142 ‒ LES VICES OPPOSÉS À LA TEMPÉRANCE
‒ INSENSIBILITÉ ET INTEMPÉRANCE.
Article 1 ‒ L'insensibilité est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'intempérance est-elle un péché puéril ?
Article 3 ‒ Comparaison entre intempérance et lâcheté
Article 4 ‒ Le péché d'intempérance est-il le plus
déshonorant ?
QUESTION 143 ‒ LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ La pudeur est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ Sur quoi la pudeur porte-t-elle ?
Article 3 ‒ Devant qui ressent-on de la pudeur ?
Article 4 ‒ Quels sont ceux qui ressentent de la pudeur
?
Article 1 ‒ Quel rapport l'honneur a-t-il avec la vertu
?
Article 2 ‒ Quel rapport l'honneur a-t-il avec la
beauté ?
Article 3 ‒ Quel rapport le bien honnête a-t-il avec
l'utile et le délectable ?
Article 4 ‒ Le sens de l'honneur est-il une partie de
la tempérance ?
Article 1 ‒ L'abstinence est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ L'abstinence est-elle une vertu spéciale ?
Article 1 ‒ Le jeûne est-il un acte de vertu ?
Article 2 ‒ Le jeûne est-il un acte d'abstinence ?
Article 3 ‒ Le jeûne est-il de précepte ?
Article 4 ‒ Certains sont-ils dispensés d'observer ce
précepte ?
Article 6 ‒ Le jeûne exige-t-il un seul repas ?
Article 7 ‒ L'heure des repas pour ceux qui jeûnent
Article 8 ‒ Les aliments dont il faut s'abstenir
Article 1 ‒ La gourmandise est-elle un péché ?
Article 2 ‒ La gourmandise est-elle un péché mortel ?
Article 3 ‒ La gourmandise est-elle le plus grand des
péchés ?
Article 4 ‒ Les espèces de la gourmandise
Article 5 ‒ La gourmandise est-elle un vice capital ?
Article 6 ‒ Les filles de la gourmandise
Article 1 ‒ Quelle est la matière propre de la sobriété
?
Article 2 ‒ La sobriété est-elle une vertu spéciale ?
Article 3 ‒ L'usage du vin est-il permis ?
Article 4 ‒ A qui surtout la sobriété est-elle
nécessaire ?
Article 1 ‒ L'ivrognerie est-elle un péché ?
Article 2 ‒ L'ivrognerie est-elle un péché mortel ?
Article 3 ‒ L'ivrognerie est-elle le plus grave des
péchés ?
Article 4 ‒ L'ivrognerie excuse-t-elle du péché ?
Article 1 ‒ La chasteté est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ La chasteté est-elle une vertu générale ?
Article 3 ‒ La chasteté est-elle une vertu distincte de
l'abstinence ?
Article 4 ‒ Rapports de la chasteté avec la pudicité
Article 1 ‒ En quoi consiste la virginité ?
Article 2 ‒ La virginité est-elle illicite ?
Article 3 ‒ La virginité est-elle une vertu ?
Article 4 ‒ Supériorité de la virginité par rapport au
mariage
Article 5 ‒ La supériorité de la virginité par rapport
aux autres vertus
QUESTION 153 ‒ LA LUXURE EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ Quelle est la matière de la luxure ?
Article 2 ‒ Toute union charnelle est-elle illicite ?
Article 3 ‒ La luxure est-elle péché mortel ?
Article 4 ‒ La luxure est-elle un vice capital ?
Article 5 ‒ Les filles de la luxure
QUESTION 154 ‒ LES PARTIES DE LA LUXURE
Article 1 ‒ Comment diviser les parties de la luxure ?
Article 2 ‒ La fornication simple est-elle péché mortel
?
Article 3 ‒ La fornication est-elle le plus grand des
péchés ?
Article 5 ‒ La pollution nocturne est-elle un péché ?
Article 6 ‒ Le stupre (détournement de mineur)
Article 11 ‒ Le péché contre nature
Article 12 ‒ L'ordre de gravité entre les espèces de la
luxure
Article 1 ‒ La continence est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ Quelle est la matière de la continence ?
Article 3 ‒ Quel est le siège de la continence ?
Article 4 ‒ Comparaison de la continence avec la
tempérance
Article 1 ‒ L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du
corps ?
Article 2 ‒ L'incontinence est-elle un péché ?
Article 3 ‒ Comparaison entre l'incontinence et
l'intempérance
Article 4 ‒ Quel est le plus laid ‒ ne pas
contenir sa colère, ou sa convoitise ?
QUESTION 157 ‒ LA CLÉMENCE ET LA MANSUÉTUDE
Article 1 ‒ La clémence et la mansuétude sont-elles
identiques ?
Article 2 ‒ La clémence et la mansuétude sont-elles des
vertus ?
Article 3 ‒ La clémence et la mansuétude sont-elles des
parties de la tempérance ?
Article 4 ‒ Comparaison de la clémence et de la
mansuétude avec les autres vertus
Article 1 ‒ Peut-il être permis de se mettre en colère
?
Article 2 ‒ La colère est-elle un péché ?
Article 3 ‒ Toute colère est-elle péché mortel ?
Article 4 ‒ La colère est-elle le plus grave des péchés
?
Article 5 ‒ Les espèces de la colère
Article 6 ‒ La colère est-elle un vice capital ?
Article 7 ‒ Quelles sont les filles de la colère ?
Article 8 ‒ Y a-t-il un vice opposé à la colère ?
Article 1 ‒ La cruauté s'oppose-t-elle à la clémence ?
Article 2 ‒ Comparaison de la cruauté avec la férocité
ou sauvagerie
Article 1 ‒ La modestie est-elle une partie de la
tempérance ?
Article 2 ‒ Quelle est la matière de la modestie ?
Article 1 ‒ L'humilité est-elle une vertu ?
Article 2 ‒ L'humilité siège-t-elle dans l'appétit, ou
dans le jugement de la raison ?
Article 3 ‒ Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous
de tous ?
Article 4 ‒ L'humilité fait-elle partie de la modestie
ou tempérance ?
Article 5 ‒ Comparaison de l'humilité avec les autres
vertus
Article 6 ‒ Les degrés de l'humilité
QUESTION 162 ‒ L'ORGUEIL EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ L'orgueil est-il un péché ?
Article 2 ‒ L’orgueil est-il un vice spécial ?
Article 3 ‒ Quel est le siège de l'orgueil ?
Article 4 ‒ Quelles sont les espèces de l'orgueil ?
Article 5 ‒ L'orgueil est-il péché mortel ?
Article 6 ‒ L'orgueil est-il le plus grave de tous les
péchés ?
Article 7 ‒ Les rapports de l'orgueil avec les autres
péchés
Article 8 ‒ Doit-on voir dans l'orgueil un vice capital
?
QUESTION 163 ‒ LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME
Article 1 ‒ Le premier péché de l'homme fut-il de
l'orgueil ?
Article 2 ‒ Que désirait l'homme en péchant ?
Article 3 ‒ Le péché de nos premiers parents fut-il
plus grave que tous les autres péchés ?
Article 4 ‒ Qui pécha davantage, l'homme ou la femme ?
QUESTION 164 ‒ LE CHÂTIMENT DU PREMIER PÉCHÉ DE L'HOMME
Article 1 ‒ La mort, qui est le châtiment commun
Article 2 ‒ Les autres châtiments particuliers qui sont
indiqués dans la Genèse
QUESTION 165 ‒ LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS
Article 1 ‒ Convenait-il que l'homme fût tenté par le
diable ?
Article 2 ‒ Le mode et l'ordre de cette tentation
Article 1 ‒ Quelle est la matière de la studiosité ?
Article 2 ‒ La studiosité est-elle une partie de la
tempérance ?
QUESTION 167 ‒ LA VAINE CURIOSITÉ
Article 1 ‒ Le vice de curiosité peut-il exister dans
la connaissance intellectuelle ?
Article 2 ‒ Le vice de curiosité existe-t-il dans la
connaissance sensible ?
QUESTION 168 ‒ LA MODESTIE DANS LES MOUVEMENTS
EXTÉRIEURS DU CORPS
Article 1 ‒ Dans les mouvements extérieurs du corps
peut-il y avoir vertu et vice ?
Article 2 ‒ Peut-il y avoir une vertu dans les
activités de jeu ?
Article 3 ‒ Le péché par excès de jeu
Article 4 ‒ Le péché par défaut de jeu
QUESTION 169 ‒ LA MODESTIE DANS LA TENUE EXTÉRIEURE
Article 1 ‒ Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue
extérieure ?
Article 2 ‒ Les femmes pèchent-elles mortellement en se
parant avec excès ?
QUESTION 170 ‒ LES PRÉCEPTES DE LA TEMPÉRANCE
Article 1 ‒ Les préceptes concernant la tempérance
proprement dite
Article 2 ‒ Les préceptes concernant les parties de la
tempérance
QUESTION 171 ‒ L'ESSENCE DE LA PROPHÉTIE
Article 1 ‒ La prophétie appartient-elle à l'ordre de
la connaissance ?
Article 2 ‒ La prophétie est-elle un habitus ?
Article 3 ‒ La prophétie a-t-elle seulement pour objet
les futurs contingents ?
Article 4 ‒ Le prophète connaît-il tout ce qui peut
être prophétisé ?
Article 6 ‒ La prophétie peut-elle comporter de la
fausseté ?
QUESTION 172 ‒ LA CAUSE DE LA PROPHÉTIE
Article 1 ‒ La prophétie est-elle naturelle ?
Article 2 ‒ La prophétie vient-elle de Dieu par
l'intermédiaire des anges ?
Article 3 ‒ La prophétie requiert-elle des dispositions
naturelles ?
Article 4 ‒ La prophétie requiert-elle de bonnes moeurs
?
Article 5 ‒ Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque
?
Article 6 ‒ Les prophètes des démons annoncent-ils
quelquefois la vérité ?
QUESTION 173 ‒ LE MODE DE LA CONNAISSANCE PROPHÉTIQUE
Article 1 ‒ Les prophètes voient-ils l'essence même de
Dieu ?
Article 3 ‒ La vision prophétique est-elle toujours
accompagnée de l'aliénation des sens ?
Article 4 ‒ La prophétie comporte-t-elle toujours la
connaissance de ce qui est prophétisé ?
QUESTION 174 ‒ LES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE LA PROPHÉTIE
Article 1 ‒ Quelles sont les espèces de la prophétie ?
Article 2 ‒ La prophétie la plus haute est-elle celle
qui se produit sans vision de l'imagination ?
Article 3 ‒ Les divers degrés de la prophétie
Article 4 ‒ Moïse fut-il le plus grand des prophètes ?
Article 5 ‒ Un compréhenseur peut-il être prophète ?
Article 6 ‒ La prophétie a-t-elle progressé dans la
suite des temps ?
Article 1 ‒ L'âme humaine est-elle ravie en Dieu ?
Article 2 ‒ Le ravissement relève-t-il de la faculté de
connaissance, ou d'appétit ?
Article 3 ‒ Dans son ravissement, saint Paul a-t-il vu
l'essence de Dieu ?
Article 4 ‒ Dans son ravissement, saint Paul a-t-il été
hors de sens ?
Article 5 ‒ Dans cet état, l'âme de saint Paul a-t-elle
été complètement séparée de son corps ?
Article 6 ‒ Ce que saint Paul a su et ce qu'il a
ignoré, au sujet de son ravissement
QUESTION 176 ‒ LE CHARISME DES LANGUES
Article 1 ‒ Par ce don obtient-on la connaissance de
toutes les langues ?
Article 2 ‒ Comparaison entre ce charisme et celui de
la prophétie
QUESTION 177 ‒ LE CHARISME DU DISCOURS
Article 1 ‒ Y a-t-il un charisme du discours ?
Article 2 ‒ A qui ce charisme convient-il ?
QUESTION 178 ‒ LE CHARISME DES MIRACLES
Article 1 ‒ Y a-t-il un charisme des miracles ?
Article 2 ‒ A qui le charisme des miracles convient-il
?
LES ÉTATS DE VIE ‒ VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE
QUESTION 179 ‒ LA DIVISION ENTRE VIE ACTIVE ET VIE
CONTEMPLATIVE
Article 1 ‒ La division entre vie active et vie
contemplative est-elle fondée ?
Article 2 ‒ Cette division de la vie en active et
contemplative est-elle adéquate ?
QUESTION 180 ‒ LA VIE CONTEMPLATIVE
Article 2 ‒ Les vertus morales appartiennent-elles à la
vie contemplative ?
Article 3 ‒ La vie contemplative comporte-t-elle des
actes divers ?
Article 4 ‒ La considération de n'importe quelle vérité
appartient-elle à la vie contemplative ?
Article 6 ‒ Les mouvements de contemplation distingués
par Denys
Article 7 ‒ Le plaisir de la contemplation
Article 8 ‒ La durée de la contemplation
Article 1 ‒ Tous les actes des vertus morales
appartiennent-ils à la vie active ?
Article 2 ‒ La prudence appartient-elle à la vie active
?
Article 3 ‒ L'enseignement appartient-il à la vie
active ?
Article 4 ‒ La durée de la vie active
QUESTION 182 ‒ COMPARAISON DE LA VIE ACTIVE AVEC LA VIE
CONTEMPLATIVE
Article 1 ‒ Laquelle est la plus importante ou la plus
digne ?
Article 2 ‒ Quelle est la plus méritoire ?
Article 3 ‒ La vie contemplative est-elle empêchée par
la vie active ?
Article 4 ‒ L'ordre de priorité entre ces deux vies
LA DIVERSITÉ DES ÉTATS ET DES OFFICES
QUESTION 183 ‒ LES OFFICES ET LES ÉTATS EN GÉNÉRAL
PARMI LES HOMMES
Article 1 ‒ Qu'est-ce qui constitue un état de vie
parmi les hommes ?
Article 2 ‒ Doit-il y avoir, parmi les hommes,
diversité d'états ou d'offices ?
Article 3 ‒ La diversité des offices
Article 4 ‒ La diversité des états
QUESTION 184 ‒ L'ÉTAT DE PERFECTION EN GÉNÉRAL
Article 1 ‒ La perfection de la vie chrétienne
tient-elle à la charité ?
Article 2 ‒ Peut-on être parfait en cette vie ?
Article 4 ‒ Quiconque est parfait se trouve-t-il dans
l'état de perfection ?
Article 5 ‒ Les clercs et les religieux sont-ils
spécialement dans l'état de perfection ?
Article 6 ‒ Tous les clercs sont-ils dans l'état de
perfection ?
Article 7 ‒ Quel est le plus parfait ‒ l'état
religieux, ou l'état épiscopal ?
Article 8 ‒ Comparaison des religieux avec les curés et
les archidiacres
QUESTION 185 ‒ L'ÉTAT ÉPISCOPAL
Article 1 ‒ Est-il permis de désirer l'épiscopat ?
Article 2 ‒ Est-il permis de refuser absolument
l'épiscopat ?
Article 3 ‒ Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat
?
Article 4 ‒ L'évêque peut-il entrer en religion ?
Article 5 ‒ Est-il permis à l'évêque d'abandonner
physiquement ses sujets ?
Article 6 ‒ Est-il permis à l'évêque de posséder
quelque chose en propre ?
Article 8 ‒ Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils
tenus aux observances régulières ?
QUESTION 186 ‒ LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L'ÉTAT
RELIGIEUX
Article 1 ‒ L'état religieux est-il parfait ?
Article 2 ‒ Les religieux sont-ils tenus d'observer
tous les conseils ?
Article 3 ‒ La pauvreté est-elle requise à l'état
religieux ?
Article 4 ‒ La continence est-elle requise à l'état
religieux ?
Article 5 ‒ L'obéissance est-elle requise à l'état
religieux ?
Article 6 ‒ Est-il requis que ces trois dispositions
soient sanctionnées par des voeux ?
Article 7 ‒ Ces trois voeux suffisent-ils ?
Article 8 ‒ Comparaison des trois voeux
QUESTION 187 ‒ LES ACTIVITÉS QUI CONVIENNENT AUX
RELIGIEUX
Article 1 ‒ Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher
et d'exercer d'autres fonctions semblables ?
Article 2 ‒ Est-il permis aux religieux de se mêler
d'affaires séculières ?
Article 3 ‒ Les religieux sont-ils tenus de travailler
de leurs mains ?
Article 4 ‒ Les religieux ont-ils le droit de vivre
d'aumônes ?
Article 5 ‒ Est-il permis aux religieux de mendier ?
Article 6 ‒ Est-il permis aux religieux de porter des
vêtements plus grossiers que les autres ?
QUESTION 188 ‒ LES DIVERSES FORMES DE VIE RELIGIEUSE
Article 1 ‒ Y a-t-il plusieurs formes de vie
religieuse, ou une seule ?
Article 2 ‒ Un ordre religieux peut-il avoir pour but
les oeuvres de la vie active ?
Article 3 ‒ Un ordre religieux peut-il avoir pour but
de faire la guerre ?
Article 5 ‒ Un ordre religieux peut-il être institué en
vue de l'étude ?
Article 7 ‒ Posséder quelque chose en commun
rabaisse-t-il la perfection de la vie religieuse ?
Article 8 ‒ La vie religieuse des solitaires doit-elle
être mise au-dessus de la vie en communauté ?
QUESTION 189 ‒ L'ENTRÉE EN RELIGION
Article 2 ‒ Est-il licite d'obliger par voeu certaines
personnes à entrer en religion ?
Article 4 ‒ Ceux qui font voeu d'entrer en religion
sont-ils obligés d’y demeurer toujours ?
Article 5 ‒ Doit-on recevoir les enfants dans la vie
religieuse ?
Article 7 ‒ Les curés ou archidiacres peuvent-ils
entrer en religion ?
Article 8 ‒ Peut-on passer d'un ordre religieux à un
autre ?
Article 9 ‒ Doit-on engager les autres à entrer en
religion ?
La morale, approche
particulière
Après avoir regardé en général ce qui concerne les vertus et les vices
et les autres points se rapportant à la matière morale, il est nécessaire
maintenant de reprendre chaque chose en particulier. Car dans des exposés de
morale, les généralités ne sont pas ce qu’il y a de plus d’utilité, du fait que
les actions se déroulent dans des particularités. Il y a d’ailleurs deux façons
de pouvoir considérer une chose en détail dans l’ordre des réalités
morales : 1° L’une consiste à regarder du côté de la matière morale
elle-même, comme quand on s’occupe de telle vertu ou de tel vice ; 2° L’autre
s’applique aux états particuliers des gens, comme quand on s’occupe des
inférieurs et des supérieurs, des actifs et des contemplatifs, ou de n’importe quelles
autres différenciations humaines. Donc nous considérerons en premier lieu en
détail ce qui est dans tous les états de la vie humaine. Mais en second lieu
nous regarderons spécialement ce qui a trait à certains états.
Une remarque cependant s’impose concernant la première étude. Si nous
voulions déterminer séparément les vertus, les dons, les vices et les
préceptes, il faudrait dire bien des fois la même chose. Quelqu’un veut-il en
effet traiter de manière convenable le précepte suivant : "Tu ne commettras
pas l’adultère", nécessairement il aura à s’enquérir de l’adultère, lequel
est un certain péché dont la connaissance dépend aussi de la connaissance de la
vertu opposée. Il y aura donc pour la réflexion un chemin plus court et plus
facile si dans l’ensemble d’un même traité, elle passe de la vertu au don qui y
correspond, puis aux vices qui s’y opposent et aux préceptes positifs et
négatifs. Ce sera là du reste une méthode de réflexion s’adaptant même aux
vices, et chacun d’eux sera vu dans l’espèce qui lui est propre. En effet, nous
avons montré plus haut que les vices et les péchés se diversifient quant à leur
matière ou objet, mais non point d’après d’autres différences de cette sorte.
Or c’est bien dans la même matière que la vertu agit avec droiture et que les
vices opposés s’écartent de la droiture.
Toute la matière morale étant ainsi ramenée à l’étude des vertus,
toutes les vertus doivent ainsi être ramenées à sept. Il y en a trois qui sont
théologales et c’est d’elles qu’il s’agira en premier lieu. Pour les
cardinales, elles sont au nombre de quatre et c’est d’elles qu’il s’agira en
second lieu. – Par ailleurs, parmi les vertus intellectuelles, il y en a une,
la prudence, qui est contenue et comptée parmi les vertus cardinales. L’art
n’appartient pas, quant à lui, à la morale : celle-ci a pour objet ce qui
est matière d’action (agere), alors que l’art est une règle de la raison
en matière de fabrication (facere), comme il a été dit plus haut. Quant
aux trois autres vertus intellectuelles (sagesse, intelligence et science),
elles se rencontrent même dans leur nom, avec certains dons du Saint Esprit et
c’est pourquoi nous penserons aussi à elles dans l’étude que nous ferons des
dons rattachés aux vertus. – Pour ce qui est des autres vertus morales, toutes
se ramènent d’une manière ou d’une autre, aux quatre vertus cardinales comme il
résulte de ce qui a été dit précédemment. D’où, dans l’étude d’une vertu
cardinale, seront aussi étudiées toutes les vertus qui s’y rattachent à quelque
titre, ainsi que les vices qui s’y opposent. – Et ainsi aucun point de la morale
ne sera laissé de côté.
Nous étudions donc les vertus théologales, il faudra étudier :
- La foi (Question 1-16) ;
- L'espérance (Question 17-22) ;
- La charité (Question 23-46).
La foi appelle l'étude de quatre points :
- 1° La nature de la foi. (Question 1-7).
- 2° Les dons d'intelligence et de science qui lui correspondent
(Question 8-9).
- 3° Les vices opposés à la foi (Question 10-15).
- 4° Les préceptes concernant cette vertu (Question 16)
Sur la nature de la foi, il faudra étudier :
- 1° Son objet (Question 1).
- 2° Son acte (Question 2-3).
- 3° L'habitus de la foi (Question 4).
- 1. Son objet
est-il la vérité première ? - 2. Est-il quelque chose de complexe ou
d'incomplexe, c'est-à-dire une réalité ou un énoncé ? - 3. La foi peut-elle
comporter une chose fausse ? - 4. L'objet de la foi peut-il être une chose vue
? - 5. Peut-il être une chose sue ? - 6. Les vérités à croire doivent-elle être
distinguées en articles précis ? - 7. La foi comporte-t-elle en tout temps les
mêmes articles ? - 8. Le nombre de ces articles. - 9. Leur transmission par le
symbole. - 10. A qui appartient-il d’établir le symbole de foi ?
Objections :
1. Il ne semble pas.
L'objet de la foi, c'est apparemment ce qu'on nous propose à croire. Or on nous
propose à croire non seulement ce qui se rapporte à la divinité, qui est la
vérité première, mais aussi ce qui se rapporte à l'humanité du Christ, aux
sacrements de l'Église et à la condition des créatures. La vérité première
n'est donc pas le seul objet de la foi.
2. Foi et infidélité ont le même objet, puisque ce sont deux
opposés. Mais sur tous les points qui sont contenus dans la Sainte Écriture il
peut y avoir infidélité, car il suffit de nier n'importe lequel de ces points
pour être réputé infidèle. La foi a donc aussi pour objet tout ce qui est
contenu dans la Sainte Écriture. Mais il y a là beaucoup de choses sur l'homme
et sur les autres réalités créées. L'objet de la foi, ce n'est donc pas
seulement la vérité première, c'est aussi la vérité créée.
3. Foi et charité se distinguent à l'intérieur du même genre, on
l'a vu plus haut. Or, par la charité non seulement nous aimons Dieu, qui
est la souveraine bonté, mais nous aimons aussi le prochain. L'objet de la foi
n'est donc pas seulement la vérité première.
Cependant :
Denys assure que
"la foi s'applique à la simple et toujours existante vérité". C'est
bien là la vérité première. L'objet de la foi est donc bien la vérité première.
Conclusion :
L'objet de tout
habitus cognitif contient deux choses : ce qui est matériellement connu, qui
est comme le côté matériel de l'objet ; et ce par quoi l'objet est connu, qui
en est la raison formelle. Ainsi, dans la science de la géométrie, ce qui est
matériellement su, ce sont les conclusions ; mais la raison formelle du savoir,
ce sont les moyens de démonstration par lesquels les conclusions sont connues.
Ainsi donc, dans la foi, si nous regardons la raison formelle de l'objet, ce
n'est rien d'autre que la vérité première ; la foi dont nous parlons ne donne
pas en effet son assentiment à une chose si ce n'est parce que Dieu l'a révélée
; c'est dire que la vérité divine elle-même est comme le moyen sur lequel
s'appuie cette foi. Mais, si nous regardons matériellement ce à quoi la foi
donne son assentiment, ce n'est plus seulement Dieu lui-même, mais encore
beaucoup d'autres choses. Celles-ci cependant ne tombent sous l'assentiment de
la foi que par le côté où elles sont de quelque manière ordonnées à Dieu, c'est-à-dire
en tant qu'elles sont des effets de la divinité qui aident l'homme à tendre à
la jouissance de la divinité. Et c'est pourquoi, même de ce côté, l'objet de la
foi est d'une certaine façon la vérité première, en ce que rien ne tombe sous
la foi si ce n'est en référence à Dieu, de même que l'objet de la médecine est
la santé parce que la médecine ne s'occupe de rien si ce n'est en référence à la
santé.
Solutions :
1. Ce qui a trait à
l'humanité du Christ et aux sacrements de l'Église, ou à des créatures quelles
qu'elles soient, tombe sous la foi dans la mesure où nous sommes par là
ordonnés à Dieu. De plus, si nous donnons à cela notre assentiment, c'est à
cause de la vérité de Dieu.
2. Il faut dire la même chose de tout ce qui est transmis dans
la Sainte Écriture.
3. La charité aussi aime le prochain à cause de Dieu, et ainsi
son objet propre est Dieu même, comme nous le dirons plus loin.
Objections :
1. Il semble que l'objet de la foi ne soit pas quelque chose
de complexe à la manière d'un énoncé, puisque, nous venons de le voir, cet
objet est la vérité première, laquelle est quelque chose d'incomplexe.
2. L'exposé de la foi est contenu dans le symbole. Or, dans le
symbole il n'y a pas des énoncés, mais des réalités. Il n'y est pas dit que
Dieu soit tout-puissant, mais : "je crois en Dieu tout-puissant." L'objet
de la foi n'est donc pas une vérité à énoncer, mais une réalité.
3. A la foi succède la vision, selon l'Apôtre (1 Co 13, 12) :
"Nous voyons pour l'instant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera
face à face. Pour l'instant, je connais en partie ; mais je connaîtrai alors
comme je suis connu." Or cette vision de la patrie, puisqu'elle a pour
objet l'essence divine elle-même, s'arrête à quelque chose d'incomplexe. Donc
la foi du voyage également.
Cependant :
La foi est
intermédiaire entre la science et l'opinion. Or un intermédiaire est du même
genre que les extrêmes. Comme la science et l'opinion concernent des énoncés, il
semble donc que pareillement la foi concerne des énoncés. Et ainsi l'objet de
foi, puisque la foi aboutit à des énoncés, est quelque chose de complexe.
Conclusion :
Les choses connues
sont dans le sujet connaissant suivant le mode de celui-ci. Or il est un mode
propre à l'intelligence humaine, nous l'avons dit dans la première Partie :
c'est de connaître la vérité par composition et division. Voilà pourquoi
l'intelligence humaine connaît, suivant une certaine complexité, des choses qui
sont simples en elles-mêmes, de même qu'inversement l'intelligence divine
connaît, d'une manière incomplexe, des choses qui sont complexes en
elles-mêmes. Ainsi donc on peut considérer l'objet de foi de deux façons. Du
côté de la réalité même à laquelle on croit, et à cet égard il est quelque
chose d'incomplexe : il est la réalité même que la foi atteint. Autrement, on
le prend du côté du croyant, et à cet égard l'objet de foi est quelque chose de
complexe à la manière d'un énoncé. C'est pourquoi les deux opinions ont été
soutenues avec vérité chez les anciens ; il y a du vrai dans l'une et dans
l'autre.
Solutions :
1. Cet argument est valable lorsque l'objet de foi est pris
du côté de la réalité même à laquelle on croit.
2. Dans le symbole, comme le montre la manière même de parler,
on cherche à atteindre les choses de la foi dans toute la mesure où s'y fixe
l'acte du croyant. Or l'acte du croyant ne se termine pas à un énoncé, mais à
la réalité. Car nous ne formons les énoncés que pour avoir connaissance par eux
des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science.
3. Dans la patrie on verra la vérité première telle qu'elle
est en elle-même, comme dit saint Jean (1 Jn 3, 2) : "Lorsque Dieu se
manifestera, nous serons semblables à lui, et nous le verrons comme il est."
C'est pourquoi cette vision aura lieu non par mode d'énoncé mais par mode de
simple intelligence. Mais, par la foi, nous ne saisissons pas la vérité
première comme elle est en elle-même. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Il semble bien. La foi est dans le même genre que
l'espérance et la charité. Mais l'espérance peut tomber à faux, car beaucoup
espèrent avoir la vie éternelle qui ne l'auront pas. Pareillement la charité
peut aussi tomber à faux ; beaucoup sont aimés de charité comme gens de bien, qui
pourtant ne le sont pas. La foi peut donc, elle aussi, tomber à faux.
2. Abraham a cru à la naissance future du Christ selon ce mot
en saint Jean (8, 56) : "Votre père Abraham a exulté à la pensée de voir
mon jour." Or, après le temps d'Abraham, Dieu pouvait ne pas s'incarner, puisque
cela dépendait de sa seule volonté. Dans ce cas, ce qu'Abraham avait cru au
sujet du Christ se serait trouvé faux.
3. Tous les anciens eurent cette foi à la naissance future du
Christ, et cette foi a duré chez beaucoup jusqu'à la prédication de l'Évangile.
Mais, comme le Christ était déjà né avant de commencer à prêcher, il était faux
qu'il eût encore à naître. Donc la foi peut porter à faux.
4. Un point de foi, c'est de croire que dans le sacrement de
l'autel est contenu le vrai corps du Christ. Or il peut arriver, quand la
consécration n'est pas faite correctement, qu'il n'y ait pas là le vrai corps
du Christ, mais seulement du pain. Il peut donc y avoir du faux dans la foi.
Cependant :
Aucune des vertus
perfectionnant l'intelligence ne peut se porter vers le faux puisqu'il est le
mal de l'intelligence, comme le Philosophe le montre. Or la foi, nous le ferons
voir plus loin, est une vertu qui perfectionne l'intelligence. Le faux ne peut
donc se trouver dans la foi.
Conclusion :
Rien ne peut être
présent à une puissance ou à un habitus, voire à un acte, si ce n'est par le
moyen de la raison formelle de l'objet ; ainsi la couleur ne peut être vue que
grâce à la lumière, et la conclusion ne peut être sue que par le moyen de la
démonstration. Or nous avons dit que la raison formelle de l'objet de foi, c'est
la vérité première. Rien ne peut donc tomber sous la foi, sinon dans la mesure où
cela relève de la vérité première. Sous une pareille vérité rien de faux ne
peut se trouver, pas plus que le non-être ne peut être compris sous le terme
d'être, ni le mal sous le terme de bonté. On doit en conclure que rien de faux
ne peut se trouver sous la lumière de la foi.
Solutions :
1. Le vrai est le bien de l'intelligence, mais non celui de
nos puissances d'appétit. C'est pourquoi toutes les vertus qui perfectionnent
l'intelligence excluent totalement le faux, puisqu'il est essentiel à la vertu
de se porter uniquement au bien. Mais les vertus qui perfectionnent la
puissance appétitive n'excluent pas totalement le faux : quelqu'un peut agir
selon la justice ou selon la tempérance tout en ayant une opinion fausse sur la
matière de son action. Ainsi, puisque la foi est une perfection de
l'intelligence, tandis que l'espérance et la charité sont des perfections de la
faculté d'appétit, ce motif ne vaut pas pour elles. Mais dans l'espérance non
plus il n'y a rien de faux, car on n'espère pas obtenir la vie éternelle par
son propre pouvoir, ce serait de la présomption, mais par le secours de la
grâce dans laquelle, si l'on y persévère, on obtiendra totalement et
infailliblement la vie éternelle. Il en va de même pour la charité. Son rôle
est d'aimer Dieu où qu'il soit. Peu importe donc à la charité qu'il y ait Dieu
dans cet homme-là, puisque c'est pour Dieu qu'il est aimé.
2. Que Dieu ne s'incarne pas, c'était, considéré en soi, une
chose possible même après le temps d'Abraham. Mais, en tant qu'elle tombe sous
la prescience divine, l'Incarnation revêt un certain caractère nécessaire
d'infaillibilité, nous l'avons dit dans la première Partie. Et c'est par là
qu'elle tombe sous la foi. Aussi, en tant qu'elle tombe sous la foi, ne
peut-elle être fausse.
3. Ce qui appartenait à la foi des croyants après la naissance
du Christ, c'était de croire à sa naissance dans un temps. Mais cette
détermination du temps, pour laquelle les croyants se trompaient, ne venait pas
de la foi ; elle venait d'une conjecture humaine. Il est possible en effet
qu'un fidèle pense, par conjecture humaine, quelque chose de faux. Mais qu'en
vertu de la foi il fasse un jugement faux, c'est impossible.
4. La foi du croyant ne se rapporte pas aux espèces du pain
qui sont ici ou là, mais à ce que le vrai corps du Christ existe sous les
espèces du pain qui tombe sous nos sens quand il a été correctement consacré.
Par suite, si ce pain n'a pas été correctement consacré, ce n'est pas la foi
qui contiendra quelque chose de faux.
Objections :
1. Le Seigneur dit à Thomas (Jn 20, 29) : "Parce que tu
m'as vu, tu as cru." Vision et foi portent donc sur le même objet.
2. L'Apôtre dit (1 Co 13, 12) : "Nous voyons maintenant
par un miroir, en énigme." Et il parle de la connaissance de foi. Donc on
voit ce qu'on croit.
3. La foi est une lumière spirituelle. Mais dans une lumière, on
voit quelque chose. La foi a donc pour objet des choses vues.
4. N'importe quelle sensation, dit saint Augustin, s'appelle
une vue. Or la foi a pour objet des choses entendues ; selon le mot de l'Apôtre
(Rm 10, 17) : "La foi vient de ce qu'on entend." Donc la foi porte
sur des choses vues.
Cependant :
L’Apôtre dit (He
11, 1) : "La foi est la preuve des réalités qu'on ne voit pas."
Conclusion :
La foi implique un
assentiment de l'intelligence à ce que l'on croit. Mais l'intelligence adhère à
quelque chose de deux façons. Ou bien parce qu'elle y est portée par l'objet, lequel
tantôt est connu par soi-même comme on le voit dans les principes premiers qui
sont matière de simple intelligence ; tantôt cet objet est connu par autre
chose, comme on le voit dans les conclusions, qui sont la matière de la
science. Ou bien l'intelligence adhère à quelque chose sans y être pleinement
portée par son objet propre, mais en s'attachant volontairement par choix à un
parti plutôt qu'à un autre. Et si l'on prend ce parti avec un reste
d'hésitation et de crainte en faveur de l'autre, on aura une opinion ; mais si
l'on prend parti avec certitude et sans aucun reste d'une telle crainte, on
aura une foi. Or, les choses que l'on dit être vues sont celles qui, par
elles-mêmes, entraînent notre intelligence, ou nos sens, à les connaître. D'où
il est manifeste que ni la foi ni l'opinion ne peuvent avoir pour objet des
choses qui seraient vues soit par les sens soit par l'esprit.
Solutions :
1. L'apôtre Thomas vit une chose et en crut une autre : il
vit un homme et il confessa qu'il croyait à un Dieu, lorsqu'il s'écria : "Mon
Seigneur et mon Dieu."
2. Les choses sujettes à la foi peuvent être considérées de
deux manières. Elles peuvent l'être dans le détail, et à cet égard elles ne
peuvent pas être vues et crues en même temps, on vient de le dire. Autrement, elles
sont considérées en général, c’est-à-dire sous l'aspect commun de la
crédibilité. Alors elles sont vues par celui qui croit ; il ne croirait pas, en
effet, s'il ne voyait que ces choses doivent être crues, et cette vue a pour
cause soit l'évidence des signes soit quelque chose d'analogue.
3. La lumière de foi fait voir ce que l'on croit. De même que
par les autres habitus des vertus l'homme voit ce qui lui convient selon tel
habitus, de même par l'habitus de foi l'esprit de l'homme est incliné aussi à
donner son adhésion à ce qui est conforme à la vraie foi, et non à autre chose.
4. Le sens de l'ouïe a bien pour objet les paroles qui nous
signifient ce qui est de foi, mais non pas les réalités mêmes qui sont matière
de foi. Il n'y a donc pas à conclure que de telles réalités soient vues.
Objections :
1. Cela semble possible. Ce qu'on ne sait pas, on l'ignore, puisque
l'ignorance s'oppose à la foi. Mais on n'ignore pas les choses de la foi. Car
l'ignorance en matière de foi se rattache à l'infidélité, selon la parole de
l’Apôtre (1 Tm 1, 13) : "J'ai agi dans l'ignorance, n'ayant pas la foi."
Ce qui est de foi peut donc être objet de science.
2. La science s'acquiert par des raisons. Or les auteurs
sacrés apportent des raisons à l'appui de ce qui est de foi. On peut donc avoir
la science de ce qui est de foi.
3. Ce qui se prouve par démonstration est su, car la
démonstration est "le syllogisme qui fait savoir". Mais il y a des
points contenus dans la foi que les philosophes ont prouvés démonstrativement :
par exemple, que Dieu existe, qu'il est unique, etc. Donc ce qui est de foi
peut être connu par la science.
4. L'opinion est plus éloignée de la science que la foi, puisque
celle-ci est jugée intermédiaire entre l'opinion et la science. Or, "l'opinion
et la science peuvent avoir de quelque manière un même objet", selon
Aristote. Donc la foi et la science aussi.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme que "les choses qui se voient ne donnent pas la foi mais
l'évidence." Donc les objets de foi n'emportent pas l'évidence. Mais ce
qu'on sait emporte l'évidence. Donc, dans ce qui est matière de science, il n'y
a pas place pour la foi.
Conclusion :
Toute science est
possédée grâce à quelques principes évidents par eux-mêmes, et qui par conséquent
sont vus. C'est pourquoi tout ce qui est su est nécessairement vu en quelque
manière. Or il n'est pas possible, nous venons de le dire, qu'une même chose
soit crue et vue par le même individu. Il est donc impossible aussi que par un
même individu une même chose soit sue et crue. - Il peut arriver cependant que
ce qui est vu ou su par quelqu'un soit cru par un autre. Ainsi, ce que nous
croyons touchant la Trinité, nous espérons que nous le verrons, selon la parole
de l'Apôtre (1 Co 10, 12) : "Nous voyons maintenant par un miroir, en
énigme, mais alors ce sera face à face." Et cette vision, les anges l'ont
déjà, si bien que ce que nous croyons, ils le voient. Pareillement, il peut
arriver que ce qui est vu ou su par un homme, même dans notre condition voyageuse,
soit cru par un autre qui n'en a pas démonstrativement l'évidence. Toutefois, ce
qui est proposé communément à tous les hommes comme objet de foi, c'est ce qui
ne fait pas communément l'objet du savoir. Et ce sont ces points-là qui sont
absolument objet de foi. Voilà pourquoi la foi et la science n'ont pas le même
domaine.
Solutions :
1. Les infidèles sont dans l'ignorance des choses de la foi, parce
qu'ils n'ont ni évidence ni science de ce qu'elles sont en elles-mêmes, pour
savoir qu'elles sont crédibles. Mais les fidèles ont à ce point de vue une
claire connaissance de ces choses, non d'une manière démonstrative, mais en
tant qu'ils voient par la lumière de la foi que ce sont des choses à croire, nous
venons de le dire.
2. Les raisons apportées par les Pères pour prouver ce qui est
de foi ne sont pas démonstratives. Ce sont seulement des raisons persuasives, montrant
que ce qui est proposé dans la foi n'est pas impossible. Ou bien, ce sont des
raisons qui découlent des principes de foi, c'est-à-dire, comme Denys le
remarque, des autorités de la Sainte Écriture. Mais les principes de foi ont
une valeur probante aux yeux des fidèles, au même titre que les principes
naturellement évidents en ont une aux yeux de tout le monde. C'est pourquoi
aussi la théologie est une science, comme nous l'avons dit au commencement de
cet ouvrage.
3. Il y a des choses qu'on doit croire, et qui peuvent se
prouver démonstrativement. Ce n'est pas à dire que ces points soient absolument
objet de foi pour tous. Mais comme ils sont le préambule exigé à la foi, il
faut qu'au moins ceux qui n'en ont pas la démonstration les présupposent par le
moyen de la foi.
4. Comme le Philosophe l'observe au même endroit, chez divers
individus il peut y avoir science et opinion sur un point qui soit tout à fait
le même ; nous venons de le dire à propos de la science et de la foi. - Mais, chez
un seul et même individu, il peut bien y avoir foi et science sur un objet qui
soit le même dans un certain sens, c'est-à-dire dans sa matérialité, mais pas
sous le même aspect. Car il est possible qu'au sujet d'une seule et même
réalité quelqu'un ait de la science sur un point, et une opinion sur un autre
point. Semblablement, au sujet de Dieu, quelqu'un peut savoir par démonstration
qu'il n'y a qu'un Dieu, et croire qu'il y a trois personnes en Dieu. Mais s'il
s'agit d'un objet qui soit le même sous un même aspect, la science ne peut se
rencontrer au même moment dans le même individu, ni avec l'opinion ni avec la
foi, bien que pour des raisons différentes. La science, en effet, ne peut se
rencontrer en même temps que l'opinion, sur un point qui soit tout à fait le
même, pour cette raison qu'il est essentiel à la science que lorsqu'on sait
vraiment une chose on n'ait pas idée que ce puisse être autrement ; au
contraire, l'idée qu'une chose peut être autrement qu'on ne pense est ce qui
fait l'essence même de l'opinion. Mais ce qu'on tient par la foi, à cause même
de la certitude qu'elle implique, on estime aussi que ce ne peut être autrement
; néanmoins, la raison qui fait qu'on ne peut simultanément, sur le même point
et sous le même aspect, savoir et croire, c'est que la chose sue est une chose
vue, tandis que la chose crue est celle qu'on n'a pas vue ; telle a été la
Réponse de cet article.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car nous devons croire toutes les
vérités contenues dans la Sainte Écriture. Or elles ne peuvent pas être
ramenées à un nombre déterminé d'articles à cause de leur grand nombre. Il est
donc superflu de distinguer des articles dans la foi.
2. Une distinction du côté matériel, étant donné qu'elle
pourrait se faire à l'infini, en bonne logique doit être abandonnée. Mais du
côté de l'objet formel, la raison de la crédibilité est une et indivisible, étant
comme on l'a dit, la vérité première ; ainsi n'y a-t-il de ce côté aucune
distinction possible entre les choses à croire. Il faut donc abandonner cette
division en articles, qui est toute matérielle.
3. Pour quelques auteurs, l’article est une "Vérité
indivisible, concernant Dieu, qui nous contraint à croire". Mais croire
est affaire de volonté : "On ne croit, dit saint Augustin, que si l'on
veut." Il n'est donc pas juste, semble-t-il, de partager les vérités à
croire en articles.
Cependant :
Il y a cette définition d'Isidore : "L’article est une
saisie de la vérité divine tendant à cette vérité même." Or la vérité
divine ne peut être saisie par nous que suivant une certaine distinction : ce
qui en Dieu est un, devient multiple dans notre intelligence. Les choses à
croire doivent donc se distinguer en articles.
Conclusion :
Ce mot "article"
paraît venir du grec. Effectivement arthrose en grec, qui se dit articulus
en latin, signifie un certain ajustement de parties distinctes. C'est ainsi que
les parties du corps qui sont ajustées les unes aux autres forment ce qu'on
appelle les articulations des membres. Et de même en grammaire, chez les Grecs,
on appelle "article" certaines parties du discours qui sont ajustées
à d'autres mots pour en exprimer le genre, le nombre ou le cas. Pareillement, en
rhétorique, on appelle articles certains ajustements des parties. Selon Cicéron,
on dit qu'un texte est articulé lorsque chacun des mots est mis en valeur par
des intervalles avec les coupures voulues dans le discours, de cette manière :
"Par ton énergie, ta voix, ton regard, tu terrifies tes adversaires."
C'est de là qu'on est parti pour distinguer en articles les objets de la foi
chrétienne, en tant qu'ils sont distingués en parties ajustées entre elles. Or
ce qui est objet de foi, nous l'avons dit, c'est quelque chose qu'on ne voit
pas et qui concerne les réalités divines. C'est pourquoi, partout où, pour une
raison spéciale, se présente quelque chose qui n'est pas vu, il y a un article
spécial. Au contraire, là où pour la même raison, de multiples choses sont
connues ou inconnues, il n'y a pas à distinguer des articles. Ainsi, il y a une
difficulté à voir que Dieu ait souffert, et une autre à voir qu'une fois mort il
ait ressuscité ; c'est pourquoi l'on distingue l’article de la résurrection
d'avec celui de la Passion. Mais qu'il ait souffert, qu'il soit mort et qu'il
ait été enseveli, ces points n'offrent qu'une seule et même difficulté, de
sorte que l'un d'eux étant admis, il n'est pas difficile d'admettre les autres,
et c'est pourquoi tous se rattachent à un seul article.
Solutions :
1. Il y a des choses à croire qui le sont pour elles-mêmes, et
d'autres qui le sont en référence aux premières. Il en est de même dans les
sciences, où certaines choses son proposées comme étant visées pour elles-mêmes,
et certaines pour la manifestation des autres. Or, parce que la foi a
principalement pour matière ce que nous espérons voir dans la patrie, selon
l'épître aux Hébreux (11, 1) : "La foi est la garantie des biens que l'on
espère", tout ce qui nous ordonne directement à la vie éternelle
appartient essentiellement à la foi : tels sont la trinité des Personnes du
Dieu tout-puissant, le mystère de l'incarnation du Christ, etc. C'est dans ce
domaine qu'on distingue les articles de foi. En revanche, certaines choses sont
proposées dans la Sainte Écriture, et nous devons y croire, sans qu'elles
soient principalement visées, mais elles sont là pour la manifestation des
premières ; ainsi qu'Abraham ait eu deux fils, qu'un mort ait été ressuscité au
contact des ossements d'Élisée, et d'autres faits de ce genre, qui sont
rapportés dans la Sainte Écriture pour servir à la révélation de la majesté de
Dieu ou de l'incarnation du Christ pour tous ces faits il n'y a pas à
distinguer d'articles.
2. La raison formelle de l'objet de foi peut être prise d'un
double point de vue. D'abord, du côté de la réalité même que l'on croit. A cet
égard, la raison formelle de tout ce qui est à croire est une : la vérité
première ; et de ce point de vue, on ne distingue pas d'articles. D'une autre
façon, la raison formelle des choses à croire peut être prise de notre côté. A
cet égard, la raison formelle de ce qui est à croire réside en ce que cela
échappe à notre vue ; c'est ainsi que se distinguent les articles de foi, nous
venons de le voir.
3. Cette définition de l’article est donnée d'après une
étymologie du mot dans sa dérivation latine, plutôt que d'après son véritable
sens selon qu'il dérive du grec ; aussi n'est-elle pas d'un grand poids. - On
peut cependant dire ceci. Bien que personne ne soit obligé de croire par une
nécessité de contrainte, puisque croire est affaire de volonté, cependant on y
est contraint par une nécessité de fin puisque, selon les expressions de
l'Apôtre (He 11, 6) : "Celui qui s'approche de Dieu doit croire", et
"sans la foi, il est impossible de lui plaire".
Objections :
1. Il semble que le nombre des articles de foi n'ait pas
augmenté au cours des temps, car selon l'Apôtre (He 11, 1) : "La foi est
la garantie des biens qu'on espère." En tout temps ce sont les mêmes
choses que l'on doit espérer. Donc en tout temps ce sont les mêmes choses que
l'on doit croire.
2. Dans les sciences qui se sont organisées d'une manière
humaine, il s'est fait un accroissement au cours des temps à cause du défaut de
connaissance chez les premiers qui inventèrent les sciences, d'après Aristote.
Mais l'enseignement de la foi n'est pas d'invention humaine, il est de
tradition divine, c'est "un don de Dieu", dit l'Apôtre (Ep 2, 8).
Comme aucun défaut de connaissance n'est imputable à Dieu, il semble donc que, dès
le principe, la connaissance des choses à croire ait été parfaite et qu'elle
n'a pas augmenté au cours des temps.
3. Les oeuvres de la grâce ne se font pas avec moins d'ordre
que celles de la nature. Or la nature commence toujours par le parfait ; c'est
l'opinion de Boèce. Il semble donc que la grâce ait été parfaite dès le début, de
sorte que ceux qui les premiers ont transmis la foi en ont eu la connaissance
la plus parfaite.
4. De même que la foi du Christ est venue par les Apôtres
jusqu'à nous, de même aussi dans l'Ancien Testament la connaissance de la foi
est venue par les Pères des premiers âges vers ceux qui ont vécu ensuite."
Interroge ton père et il t'instruira", dit le Deutéronome (32, 7). Mais
les Apôtres furent très pleinement instruits des mystères : de même qu'ils
reçurent "avant les autres dans le temps, ainsi reçurent-ils plus
abondamment que tous les autres". Telle est l'interprétation de la Glose
sur l'épître aux Romains (8, 23) : "C'est nous qui avons les prémices de
l'Esprit." Il semble donc que la connaissance des choses à croire n'ait
pas progressé avec le temps.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme
: "La science des saints Pères a grandi avec le temps, et ils aperçurent
les mystères du salut avec d'autant plus de plénitude qu'ils furent plus
voisins de l'avènement du Sauveur."
Conclusion :
Les articles de
foi tiennent dans la doctrine de foi le même rôle que les principes évidents
par eux-mêmes dans la doctrine qui se construit à partir de la raison
naturelle. Dans ces principes il y a un ordre : il arrive que certains d'entre
eux soient implicitement contenus en d'autres, de même que tous se ramènent à
celui-ci comme au premier : "Il est impossible de dire ensemble le oui et
le non", montre le Philosophe. Pareillement, tous les articles sont
implicitement contenus dans quelques premières vérités à croire, c'est-à-dire
que tout se ramène à croire que Dieu existe et qu'il pourvoit au salut des
hommes, comme dit l'Apôtre (He 11, 6) : "Celui qui s'approche de Dieu doit
croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à ceux qui le cherchent."
En effet, dans l'Être divin sont incluses toutes les choses que nous croyons
exister en Dieu éternellement, et dans lesquelles consiste notre béatitude ; et
dans la foi à la Providence sont inclus tous les biens que Dieu dispense dans
le temps pour le salut des hommes, biens qui sont le chemin vers la béatitude.
Et de cette manière encore, parmi les autres articles, certains sont contenus
dans d'autres ; ainsi dans la foi à la rédemption de l'humanité se trouvent
implicitement contenues et l'incarnation du Christ et sa passion, etc. - Il
faut donc affirmer ceci. Quant à la substance des articles de foi, la suite des
temps ne les a pas augmentés, car tout ce que leurs successeurs ont cru était
contenu dans la foi des Pères qui les avaient précédés, quoique ce fût de
manière implicite. Mais quant à leur explicitation, les articles ont augmenté
en nombre ; certaines vérités furent explicitement connues par les derniers
Pères, qui ne l'étaient pas par les premiers. D'où cette parole du Seigneur à
Moïse (Ex 6, 2) : "Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de
Jacob ; mais mon nom de Yahvé, je ne le leur ai pas révélé." Et ce mot de
David (Ps 119, 100) : "J'ai compris mieux que les anciens." C'est ce
que dit l'Apôtre (Ep 3, 5) : "Le mystère du Christ n'a pas été communiqué
aux autres générations comme il est maintenant révélé à ceux qui en sont les
saints apôtres et prophètes."
Solutions :
1. Les hommes ont toujours espéré recevoir du Christ les
mêmes biens. Cependant, comme ils n'ont réalisé de telles espérances que par le
Christ, plus ils furent éloignés de lui dans le temps, plus ils furent éloignés
de la réalisation de ces espérances. D'où cette parole de l'Apôtre (He 11, 13) :
"Ils moururent tous dans la foi sans avoir reçu l'effet des promesses, mais
le voyant de loin." On voit une chose d'autant moins distinctement qu'on
la voit de plus loin. Voilà pourquoi ces biens que nous devons espérer, ceux
qui ont été plus proches de l'avènement du Christ les ont connus plus
distinctement.
2. Le progrès dans la connaissance se réalise de deux façons.
Il se réalise chez l'enseignant si celui-ci avance effectivement dans la
connaissance, soit à lui seul, soit à plusieurs dans la succession des temps ;
et c'est de cette façon que progressent les sciences découvertes par la raison
humaine. Le progrès se réalise aussi chez l'enseigné : un maître qui connaît
tout son métier ne le transmet pas d'un trait dès le début à son disciple, parce
que celui-ci ne pourrait pas le saisir ; il le transmet peu à peu en
condescendant à la capacité du disciple. C'est selon ce plan que les hommes ont
progressé dans la connaissance de foi par la suite des temps : aussi l'Apôtre
compare-t-il à une enfance l'état de l'Ancien Testament (Ga 3, 24).
3. Pour la génération naturelle, deux causes sont exigées
d'avance, l'agent et la matière. Dans l'ordre de la cause agissante, il est
exact que ce qui est premier par nature, c'est le plus parfait, et à cet égard
la nature débute par le parfait, car l'imparfait n'est conduit à la perfection
que par ce qui préexiste à l'état parfait. En revanche, dans l'ordre de la
cause matérielle, ce qui est premier, c'est ce qui est plus imparfait, et ainsi
la nature va de l'imparfait au parfait. Or, dans la révélation de la foi, Dieu
est comme un agent, puisqu'il possède de toute éternité une science parfaite
l'homme est comme la matière recevant l'influx du Dieu agent. Et c'est pourquoi
il a fallu que la connaissance de foi avance de l'imparfait a parfait parmi les
hommes. Il est vrai que certains d'entre eux ont bien rempli un rôle de cause
agissante, puisqu'ils furent docteurs de la foi. Cependant "la révélation
de l'Esprit est donnée à de tels hommes, dit l'Apôtre pour l'utilité de tous"
(1 Co 12, 7). Et c'est pourquoi, aux Pères qui étaient fondateurs de la foi, il
était donné autant de connaissance de foi qu'il devait en être transmis au
peuple de ce temps-là, soit ouvertement soit en figure.
4. L'ultime consommation de la grâce a été accomplie par le
Christ ; aussi le temps du Christ est-il appelé "le temps de la plénitude"
(Ga 4, 4). C'est pourquoi ceux qui ont été plus proches du Christ, soit avant
lui, comme Jean Baptiste, soit après lui comme les Apôtres, ont connu plus
pleinement les mystères de la foi. C'est ainsi qu'en ce qui concerne l'état de
l'homme, nous voyons que la perfection est dans la jeunesse et qu'on se
maintient, soit avant soit après, dans un état d'autant plus parfait qu'on est
plus près de sa jeunesse.
Objections :
1. Il semble qu'il ne convienne pas d'énumérer ainsi les
articles de foi. Car, on l'a dit, ce qui peut être su par des raisons vraiment
démonstratives n'appartient pas à la foi au point d'être pour tous un objet à
croire. Mais l'existence d'un seul Dieu, c'est une chose qui peut être sue par
démonstration : le Philosophe le prouve, et beaucoup d'autres philosophes l'ont
démontré. On ne doit donc pas compter comme un article de foi l'existence d'un
Dieu unique.
2. Autant la foi nous oblige à croire que Dieu est
tout-puissant, autant elle nous oblige à croire qu'il sait tout et pourvoit à
tout ; du reste, sur ces deux points, certains sont tombés dans l'erreur. Parmi
les articles de foi, on aurait dû par conséquent faire mention de la sagesse et
de la providence divine comme de sa toute-puissance.
3. Avoir la notion du Père c'est avoir celle du Fils. Il est
écrit en saint Jean (14, 9) : "Qui me voit, voit aussi le Père." Il
ne doit donc y avoir qu'un seul article sur le Père et sur le Fils, et, pour la
même raison, sur le Saint-Esprit.
4. La personne du Père n'est pas moindre que celle du Fils ni
que celle du Saint-Esprit. Mais il y a plusieurs articles sur la personne du Saint-Esprit,
et plusieurs pareillement sur la personne du Fils. On doit donc en mettre
plusieurs sur la personne du Père.
5. Si quelque chose est appropriés à la personne du Père et
quelque chose à la personne du Saint-Esprit, quelque chose doit l'être aussi à
celle du Fils dans sa divinité. On trouve bien dans les articles une oeuvre
appropriée au Père, c'est celle de la création ; et, semblablement, une oeuvre
appropriée au Saint-Esprit, c'est : "Il a parlé par les Prophètes." Parmi
ces articles de la foi il doit donc y avoir aussi une oeuvre qui soit
appropriée au Fils dans sa divinité.
6. Le sacrement de l'eucharistie présente une difficulté
spéciale, plus que beaucoup d'articles. On devrait donc faire à son sujet un
article spécial. Il ne semble donc pas que le nombre des articles soit
suffisant.
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Église qui les énumère ainsi.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, ce qui concerne essentiellement la foi, ce sont les choses que nous
jouirons de voir dans la vie éternelle, et celles par lesquelles nous y sommes
conduits. Or, deux réalités nous sont proposées à voir : le secret de la
divinité, dont la vision nous rend bienheureux ; et le mystère de l'humanité du
Christ, par lequel "nous avons accès à la gloire des enfants de Dieu",
dit l'Apôtre (Rm 5, 2). Aussi lit-on en saint Jean (17, 3) : "La vie
éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le Dieu véritable, et celui que tu
as envoyé, Jésus Christ." C'est pourquoi, parmi les vérités à croire, il
faut distinguer d'abord celles qui concernent la majesté divine, et ensuite
celles qui ressortissent au mystère de l'humanité du Christ, qui est "le
sacrement de la religion" (1 Tm 3, 16).
Sur la majesté de
la divinité, on nous propose trois vérités à croire : 1° L'unité de la divinité
(premier article) ; 2° La trinité des personnes (trois articles pour les trois
personnes) ; 3° Enfin les oeuvres propres à la divinité. La première concerne
l'existence de la nature ; ainsi nous est proposé l’article de la création. La
deuxième concerne l'existence de la grâce, et ainsi nous est proposé dans un
seul article tout ce qui intéresse la sanctification de l'homme. La troisième
concerne l'existence dans la gloire, et ainsi nous est proposé un autre article
sur la résurrection de la chair et la vie éternelle. Il y a ainsi sept articles
se rapportant à la divinité.
Semblablement, sept
articles sont consacrés à l'humanité du Christ. Le premier sur l'incarnation, ou
conception du Christ, le deuxième sur sa naissance de la Vierge, le troisième
sur sa passion, sa mort et sa sépulture, le quatrième sur sa descente aux
enfers, le cinquième sur la résurrection, le sixième sur l'ascension, le
septième sur son retour pour le jugement. Ce qui fait en tout quatorze
articles.
Certains, cependant,
distinguent douze articles de foi : six pour la divinité et six pour
l'humanité. Ils ramassent en un seul les trois articles sur les trois personnes,
parce que nous en avons la même connaissance. En revanche, ils distinguent l’article
sur notre glorification en deux articles, l'un sur la résurrection de la chair,
l'autre sur la gloire de l'âme. De même, ils rassemblent en un seul l’article
de la Conception et celui de la Nativité.
Solutions :
1. Par la foi nous tenons de Dieu beaucoup de choses que les
philosophes n'ont pas pu découvrir par la raison naturelle, par exemple en ce
qui concerne la providence de Dieu et sa toute-puissance, et ceci que lui seul
doive être adoré. C'est tout cela qui est contenu dans l’article de l'unité de
Dieu.
2. Le nom même de Dieu, nous l'avons remarqué dans la première
Partie, implique l'idée de la providence. La puissance, chez ceux qui ont
l'intelligence, ne s'exerce que selon la volonté et la connaissance. Et c'est
pourquoi la toute puissance de Dieu inclut d'une certaine manière la science et
la providence, car il ne pourrait pas faire en ce bas monde tout ce qu'il
voudrait s'il ne connaissait les choses et n'en avait la providence.
3. La connaissance du Père, du Fils et Saint-Esprit est unique
pour ce qui est de l'unité de leur essence, et c'est l'objet du premier article.
Quant à la distinction des personnes, comme elle se fait par leurs relations d'origine,
la connaissance du Père inclut d'une certaine manière celle du Fils : il ne
serait pas le Père s'il n'avait le Fils, et leur lien est l'Esprit Saint. A cet
égard, ceux qui ont fait pour les trois Personnes un seul article ont eu
raison. Mais, comme on doit veiller en ce qui concerne chacune des personnes, à
quelques points autour desquels il arrive qu’il y ait erreur, on peut faire au
sujet des trois Personnes trois articles. Arius, en effet, a cru le Père
tout-puissant et éternel, mais il n'a pas cru le Fils égal et consubstantiel au
Père, et à cause de cela on a dû apposer un article sur la personne du Fils
afin que ce point soit bien défini. Et, pour la même raison, contre Macedonius
on a dû poser un troisième article touchant la personne de l'Esprit Saint. - De
même pour la conception et la naissance du Christ, et aussi la résurrection et
la vie éternelle. Ces mystères peuvent être compris selon un aspect dans un
seul article, en tant qu'ils sont ordonnés à une seule chose ; et selon un
autre aspect, ils peuvent être distincts, en tant qu'ils présentent séparément
des difficultés spéciales.
4. Il convient au Fils et à l'Esprit Saint d'être envoyés pour
la sanctification de la créature ; autour de cela se rencontrent plusieurs
choses qu'on doit croire, et c'est pourquoi autour de la personne du Fils et de
l'Esprit Saint les articles se sont multipliés en plus grand nombre qu'autour
de la personne du Père qui, comme on l'a dit dans la première Partie, n'est
jamais envoyé en mission.
5. La sanctification de la créature par la grâce et sa
consommation par la gloire s'accomplit aussi bien par le don de la charité, approprié
au Saint-Esprit, que par le don de la sagesse, approprié au Fils. C'est
pourquoi l'une et l'autre oeuvre, la grâce et la gloire, appartiennent par
appropriation aussi bien au Fils qu'à l'Esprit sous des aspects divers.
6. Dans le sacrement de l'eucharistie on peut considérer deux
choses. D'abord, qu'il y a là un sacrement, et que ses effets sont les mêmes
que ceux de la grâce sanctifiante. Ensuite, qu'il y a là, miraculeusement
contenu, le corps du Christ, et cela est compris dans la toute-puissance divine
au même titre que tous les autres miracles attribués à cette toute-puissance.
Objections :
1. Il semble malheureux de mettre les articles de foi dans un
symbole. Car la Sainte Écriture est la règle de la foi, règle à laquelle il
n'est permis ni d'ajouter ni de retrancher : "A la parole que je vous
adresse, dit le Deutéronome (4, 2), vous n'ajouterez ni vous n'ôterez." Il
n'était donc plus permis de constituer un symbole qui fût une règle de foi, après
que la Sainte Écriture eut été publiée.
2. Comme dit l'Apôtre (Ep 4, 5) : "La foi est une." Mais
le symbole est une profession de la foi. Il y a donc inconvénient à transmettre
de multiples symboles.
3. La profession de foi qui est contenue dans le symbole
concerne tous les fidèles. Or, il ne convient pas à tous les fidèles de croire
"en Dieu" mais seulement à ceux qui ont la foi formée. Il ne convient
donc pas que le symbole de la foi soit transmis avec cette formule : "je
crois en un seul Dieu."
4. La descente aux enfers est un des articles de foi. Or il
n'en est pas fait mention dans le symbole de Nicée. Il semble donc que le
recueil ne soit pas au point.
5. Comme le fait observer saint Augustin lorsqu'il explique
cette parole (Jn 14, 1) : "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi" :
"Nous croyons Pierre ou Paul, mais il n'est jamais question que de croire
en Dieu." L'Église catholique étant purement quelque chose de créé, il
semble donc Inconvenant de dire qu'on croit "en la sainte Église, une, catholique
et apostolique".
6. Un symbole est enseigné pour être la règle de la foi. Mais
une règle de foi doit être proposée à tous et publiquement. Par conséquent, tous
les symboles devraient être chantés à la messe, aussi bien que le symbole de
Nicée. Il ne semble donc pas que la publication des articles de foi dans le
symbole soit bien faite.
Cependant :
L’Église
universelle ne peut pas se tromper, gouvernée qu'elle est par l'Esprit Saint
qui est l'Esprit de vérité ; car le Seigneur l'a promis à ses disciples en leur
disant (Jn 16, 13) : "Lorsque sera venu cet Esprit de vérité, il vous
enseignera toute vérité." Mais quand un symbole est publié, c'est par
l'autorité de l'Église universelle. Donc il n'y a rien en lui qui ne soit comme
il faut.
Conclusion :
L'Apôtre le dit
bien (He 11, 6) : "Celui qui s'approche de Dieu doit croire." Mais
nul ne peut croire si la vérité qu'il doit croire ne lui est proposée. C'est
pourquoi il a été nécessaire de recueillir en un tout la vérité de foi, afin
qu’elle puisse être proposée à tous plus facilement et que personne ne reste
éloigné de la foi par ignorance. Le mot de "symbole" vient de ce
recueil des sentences de la foi.
Solutions :
1. La vérité de foi est contenue dans la Sainte Écriture
d'une manière diffuse, sous des modes fort divers, et par endroits obscurs, à
tel point que pour l'extraire de cette Écriture, il faut beaucoup d'études et
d'efforts. Tous ceux à qui il est nécessaire de connaître la vérité de foi ne
peuvent y parvenir, car la plupart d'entre eux, occupés à d'autres affaires, ne
peuvent vaquer à l'étude. Voilà pourquoi il a été nécessaire de tirer des
sentences de la Sainte Écriture un recueil concis et clair qu'on pourrait
proposer à la foi de tous. Ce n'est aucunement ajouté à la Sainte Écriture, bien
plutôt c'en est tiré.
Tous les symboles
enseignent la même vérité de foi. Mais il faut instruire le peuple avec plus de
soin chaque fois que des erreurs surgissent, si l'on veut que la foi des
simples ne soit pas ruinée par les hérétiques. Telle est la cause qui a rendu
nécessaire la publication de plusieurs symboles. Ils ne diffèrent en rien sinon
que l'un explique plus pleinement ce que l'autre contient implicitement, suivant
que l'exigeait l'obstination des hérétiques.
3. La profession de foi est transmise dans le symbole par
toute l'Église comme si celle-ci formait une seule personne, laquelle est une
par la foi. Or la foi de cette Église, c'est la foi formée, car telle est celle
que l'on rencontre chez ceux qui sont de l'Église par le nombre et par le
mérite. C'est pourquoi la profession de foi dans le symbole est livrée comme il
sied à la foi formée. On veut dire aussi par là que, s'il y a des fidèles qui
n'ont pas cette foi, ils s'efforcent d'y atteindre.
4. Au sujet de la descente aux enfers, aucune erreur ne
s'était levée chez les hérétiques. C'est pourquoi il n'avait pas été nécessaire
de fournir sur ce point une explication, et à cause de cela, l’article n'est
pas réitéré dans le symbole de Nicée. Mais il est toujours supposé comme étant
déjà défini dans le symbole des Apôtres. Le symbole suivant n'abolit pas le
précédent, mais l'éclaire plutôt, nous venons de le dire.
5. Lorsqu'on dit "en la sainte Église catholique "on
doit l'entendre en ce sens que notre foi se réfère à l'Esprit Saint qui
sanctifie l'Église. On veut dire : "je crois en l'Esprit Saint sanctifiant
son Église." Mais il est préférable, et d'un usage plus général, de ne pas
mettre là le mot "en" et de dire simplement : "la sainte Église
catholique", comme fait aussi le pape saint Léoni.
6. Le symbole de Nicée développe celui des Apôtres. En outre
il a été composé lorsque la foi se manifestait au grand jour et que l'Église
jouissait de la paix. C'est pourquoi on le chante solennellement à la messe. Le
symbole des Apôtres fut composé à l'époque des persécutions, lorsque la foi se
cachait encore. C'est pourquoi on le récite silencieusement à Prime et à
Complies, comme pour repousser les ténèbres des erreurs passées et futures.
Objections :
1. Il semble que cela ne soit pas du ressort du souverain
pontife. Car, si une nouvelle présentation du symbole est nécessaire, c'est
pour expliciter les articles de foi, nous venons de le dire. Or si, dans
l'Ancien Testament, les articles de la foi s'explicitaient de plus en plus, c'est
parce que la vérité de la foi se manifestait davantage à mesure qu'on
approchait davantage du Christ, nous l'avons dit. Un tel motif n'existe plus
dans la loi nouvelle : les articles de la foi n'ont donc pas à recevoir de plus
en plus d'explications. Il ne semble donc pas que le souverain pontife ait
autorité pour une nouvelle présentation du symbole.
2. Ce qui est interdit sous peine d'anathème par l'Église
universelle n'est au pouvoir d'aucun homme. Mais l'autorité de l'Église
universelle interdit sous peine d'anathème de publier un nouveau symbole. Nous
lisons en effet dans le actes du premier concile d'Éphèse que ce Concile "après
avoir entendu la lecture du symbole de Nicée, décréta qu'il n'était permis à
personne de proférer, de consigner ou de composer une autre profession de foi
que celle définie par les saints Pères qui se sont assemblés à Nicée avec le Saint-Esprit
". Suit la menace d'anathème. La même chose est réitérée dans les actes du
Concile de Chalcédoine. Donc une nouvelle présentation du symbole échappe, semble-t-il,
à l'autorité du souverain pontife.
3. Saint Athanase n'était pas souverain pontife, mais
patriarche d'Alexandrie. Pourtant il a composé un symbole qui est chanté dans
l'Église. Donc la publication d'un symbole ne paraît pas appartenir au
souverain pontife plus qu'à d'autres.
Cependant :
La publication du
symbole s'est faite en concile général. Mais il est établi dans les
Décrétales qu'un concile de cette sorte ne peut être réuni que par
l'autorité du souverain pontife.
Donc la
publication du symbole relève de cette autorité.
Conclusion :
Une publication
nouvelle du symbole est nécessaire, avons-nous dit, pour parer aux erreurs qui
surgissent. Elle appartient donc à celui qui a autorité pour définir en dernier
ressort ce qui est de foi, et le définir de telle sorte que tous n'aient plus
qu'à s'y tenir d'une foi inébranlable. Or, c'est le souverain pontife qui a
autorité pour cela : "C'est à lui que sont portées les questions les plus
graves et les plus difficiles de l’Église", disent les Décrétales. D'où
la parole du Seigneur à Pierre lorsqu'il l'a constitué souverain pontife :
"J'ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, une
fois revenu, confirme tes frères" (Lc 22, 32). La raison en est qu'il ne
doit y avoir qu'une seule foi dans toute l'Église, suivant 1a recommandation de
l'Apôtre (1 Co 1, 10) : "Dite bien tous la même chose, et qu'il n'y ait
pas de schismes parmi vous." Une pareille unité ne pourrait être
sauvegardée si une question de foi soulevée en matière de foi ne pouvait être
tranchée par celui qui préside à toute l’Église, de telle sorte que toute
l'Église observe fermement sa sentence. C'est pourquoi seul le souverain
pontife a autorité pour une nouvelle publication du symbole, comme peur toutes
les autres choses qui intéressent l’Église entière, par exemple réunir un
concile général, etc.
Solutions :
1. Dans l'enseignement du Christ et des Apôtres, la vérité de
foi se trouve suffisamment expliquée. Mais, parce qu'il s'est trouvé des hommes
pervers qui, selon le mot de saint Pierre (2 P 3, 16), "détournent de leur
sens pour leur propre perdition" l'enseignement apostolique, les autres
enseignements et les Écritures, un éclaircissement de la foi est devenu
nécessaire au cours des temps contre les erreurs nouvelles.
2. L'interdiction et la sentence du concile d'Éphèse ne
s'étendent qu'aux personnes privées qui n'ont pas à trancher en matière de foi.
Il est clair que cette sentence d'un concile général n'a pas enlevé au concile
suivant le pouvoir de faire une nouvelle présentation du symbole qui
contiendrait non une autre foi, mais la même foi. C'est à cela qu'ont veillé
tous les conciles : le suivant a toujours eu soin d'exposer quelque chose de
plus que le précédent, sous le coup de quelque hérésie nouvelle. Et cela relève
du souverain pontife, puisqu'il faut son autorité pour réunir un concile et
pour en confirmer les décisions.
3. Saint Athanase n'avait pas composé un éclaircissement de la
foi par manière de symbole, mais plutôt par manière d'enseignement doctrinal, comme
on le voit à la façon dont il s'exprime. Mais parce que son exposé doctrinal
contenait intégralement en peu de mots la vérité de foi, l'autorité du
souverain pontife l'a fait recevoir comme règle de foi.
L'ACTE DE FOI
Il faut maintenant considérer l'acte de foi :
- 1° Dans ce qu'il a d'intérieur (Question 2) ;
- 2° dans ce qu'il a d'extérieur (Question 3).
- 1. Qu'est-ce que
"croire", qui est l'acte intérieur de foi ? - 2. De combien de
manières emploie-t-on le mot "croire" ? - 3. Est-il nécessaire au
salut de croire quelque chose qui dépasse la raison naturelle ? - 4. Est-il
nécessaire de croire ce que peut atteindre la raison naturelle ? - 5. Est-il
nécessaire au salut de croire explicitement certaines vérités ? - 6. Tous
sont-ils également tenus de croire explicitement ? - 7. Est-il toujours
nécessaire au salut de croire explicitement au Christ ? - 8. Est-il nécessaire
au salut de croire explicitement à la Trinité ? - 9. L'acte de foi est-il
méritoire ? - 10. La raison humaine diminue-t-elle le mérite de la foi ?
Objections :
1. On a défini croire : "Réfléchir en donnant son
assentiment." Mais réfléchir implique une certaine recherche, car réfléchir
(cogitare) se dit au sens d'agiter plusieurs pensées. Mais saint Jean
Damascène a dit que la foi "est un consentement sans discussion".
Donc réfléchir n'appartient pas à l'acte de foi.
2. Nous le dirons plus loin : la foi réside dans la
raison. Mais l'acte de réfléchir est l'acte de la puissance cogitative qui, comme
nous l'avons dit dans la première Partie, appartient à l'appétit sensible. Elle
n'a donc rien de commun avec la foi.
3. Croire est un acte de l'intelligence, puisqu'il a pour
objet le vrai. Or, donner son assentiment n'est pas, semble-t-il, un acte de
l'intelligence, mais de la volonté, comme celui de donner son consentement que
nous avons étudié plus haut. Croire n'est donc pas l'acte de réfléchir en
donnant son assentiment.
Cependant :
Saint Augustin
définit ainsi l'acte de croire.
Conclusion :
Réfléchir peut se
prendre en trois sens.
D'abord d'une
façon tout à fait générale, dans le sens de n'importe quelle application
actuelle de la pensée, comme saint Augustin
dit : "Nous possédons cette intelligence par laquelle nous comprenons en
réfléchissant."
D'une autre façon,
on appelle plus proprement réfléchir l'application d'esprit qui s'accompagne d'une certaine recherche avant qu'on
soit parvenu à une parfaite intelligence des choses par la certitude que
procure la vision. C'est ce qui fait dire à saint Augustin : "Le Fils de
Dieu est appelé non pas "la réflexion" mais "le Verbe de Dieu",
car c'est seulement lorsque notre réflexion parvient au savoir et qu'à partir
de là elle est formée, qu'elle constitue vraiment notre verbe. Et c'est
pourquoi le Verbe de Dieu doit s'entendre sans la réflexion, n'ayant rien en
lui qui soit encore en formation et puisse être sans forme." Ainsi, on
donne proprement le nom de réflexion au mouvement de l'esprit lorsqu'il
délibère sans être encore arrivé à son point de perfection par la pleine vision
de la vérité. Mais cette sorte de mouvement peut être soit d'un esprit qui
délibère à propos d'idées générales, ce qui ressortit à l'intelligence, soit
d'un esprit qui délibère à propos d'idées particulières, ce qui ressortit à la
faculté sensible. Voilà comment réfléchir est pris d'une deuxième façon pour
l'acte de l'intelligence lorsqu'elle délibère ;
D'une troisième
façon pour l'acte de la faculté
cogitative.
D'après cela, si
l'on prend l'acte de réfléchir dans son acception commune selon la première
manière, lorsqu'on dit "réfléchir en donnant son assentiment", on ne
dit pas totalement ce qui fait l'acte de croire, car, dans ce sens, même celui
qui considère les choses dont il a la science ou l'intelligence réfléchit avec
assentiment. En revanche, si l'on prend l'acte de réfléchir dans le deuxième
sens, on y saisit toute la définition de cet acte précis qui consiste à croire.
Parmi les actes de l'intelligence, en effet, certains comportent une adhésion
ferme sans cette espèce de réflexion, comme il arrive quand on considère les
choses dont on a la science ou l'intelligence, car une telle considération est
désormais formée. Mais certains actes de l'intelligence comportent une
réflexion informe et sans adhésion ferme, soit qu'ils ne penchent d'aucun côté,
comme il arrive à celui qui doute ; soit qu'ils penchent davantage d'un côté
mais sont retenus par quelque léger indice, comme il arrive à celui qui a un
soupçon ; soit qu'ils adhèrent à un parti en craignant cependant que l'autre ne
soit vrai, comme il arrive à qui se fait une opinion. Mais cet acte qui
consiste à croire contient la ferme adhésion à un parti ; en cela le croyant se
rencontre avec celui qui a la science et avec celui qui a l'intelligence ; et
cependant sa connaissance n'est pas dans l'état parfait que procure la vision
évidente ; en cela il se rencontre avec l'homme qui est dans le doute, dans le
soupçon ou dans l'opinion. De sorte que c'est bien le propre du croyant de
réfléchir en donnant son assentiment. Et c'est par là que cet acte de croire se
distingue de tous les actes de l'intelligence concernant le vrai ou le faux.
Solutions :
1. Il n'y a pas à l'intérieur de la foi une recherche de la raison
naturelle pour démontrer ce que l'on croit. Mais il y a une recherche de ce qui
peut amener l'homme à croire : par exemple parce que Dieu l'a dit, et que c'est
confirmé par des miracles.
2. Nous ne prenons pas ici l'acte de réfléchir comme un acte de
la faculté cogitative, mais comme un acte de l'intelligence, nous venons de le
dire.
3. L'intelligence du croyant est déterminée à une chose non
par la raison mais par la volonté. Et c'est pourquoi l'assentiment est pris ici
pour un acte de l'intelligence en tant qu'elle est déterminée par la volonté à
un seul parti.
Objections :
1. Il semble illogique de distinguer l'acte de foi entre
"croire Dieu", "croire en Dieu" et "croire à Dieu".
Car un seul habitus n'a qu'un seul acte. Mais la foi est un seul habitus, puisqu'elle
est une seule vertu. Il est donc illogique de lui attribuer plusieurs actes.
2. Ce qui est commun à tout acte de foi ne doit pas être posé
comme un acte de foi particulier. Or croire Dieu se retrouve communément dans
tous les actes de foi, puisque cette foi s'appuie sur la vérité première. Il ne
convient donc pas, semble-t-il, de distinguer cela de certains autres actes de
la foi.
3. Ce qui convient même à des infidèles ne peut être compté
comme un acte de foi. Mais croire que Dieu existe convient même aux infidèles.
Donc on ne doit pas compter cela parmi les actes de foi.
4. Le fait de se porter vers une fin appartient à la volonté
qui a pour objet le bien et la fin. Mais croire n'est pas un acte de la volonté,
c'est un acte de l’intelligence. Donc, on ne doit pas faire de "croire en
Dieu" qui implique mouvement vers une fin, une espèce particulière de
l’acte de croire.
Cependant :
Cette distinction
est de saint Augustin.
Conclusion :
L’acte d’une
puissance ou d’un habitus dépend toujours de l’adaptation de la puissance ou de
l’habitus à son objet. Or l’objet de la foi peut se présenter de trois façons.
Croire, on vient de le dire, appartient à l’intelligence en tant qu’elle est
portée par la volonté à donner son adhésion ; aussi l’objet de foi peut-il se
prendre soit du côté de l’intelligence elle-même, soit du côté de la volonté
qui la meut. Si on le prend du côté de l’intelligence, on peut voir dans
l’objet de foi deux choses, selon ce que nous avons dit plus haut. De ces deux
choses, l’une est objet matériel de la foi, et à ce point de vue l’acte de la
foi consiste à "croire à Dieu"
(Credere Deo) puisque rien ne nous est proposé à croire, avons-nous dit,
si ce n’est dans la mesure où cela concerne Dieu. L’autre est la raison
formelle de l’objet ; c’est comme le moyen à cause de quoi l’on adhère
effectivement à telle et telle chose parmi les réalités à croire et à cet égard
l’acte de la foi consiste à "croire
Dieu" (Credere Deum) : car, avons-nous dit, l’objet formel de
la foi c’est la vérité première, et c’est à elle que l’on s’attache pour
adhérer par elle à ce qu’on croit. Enfin, si l’on regarde l’objet de foi de la
troisième manière, en tant que l’intelligence est mue par la volonté, alors c’est
"croire en Dieu" (Credere
in Deum), qui est l’acte de la foi ; car la vérité première se réfère au
vouloir en tant qu’elle s’offre comme une fin.
Solutions :
1. Par ces trois expressions, nous ne désignons pas divers
actes de la foi, mais un seul et même acte ayant diverses relations avec
l’objet de la foi.
2. Cela répond encore à la deuxième objection.
3. Croire à Dieu ne se trouve pas chez les infidèles sous
l’aspect où nous en faisons l’acte de la foi. Ils ne croient pas que Dieu
existe dans ces conditions que détermine la foi. Aussi n’est-ce pas vraiment à
Dieu qu’ils croient puisque, selon la remarque du Philosophe, en face d’un être
simple notre connaissance est en défaut du seul fait qu’elle n’atteint pas cet
être en sa totalité.
4. Comme nous l’avons dit, la volonté meut l’intellect et les
autres puissances de l’âme vers sa fin. Et c’est à ce titre que croire en Dieu
est donné comme un acte de la foi.
Objections :
1. Il semble que croire ne soit pas nécessaire au salut, car
pour son salut et pour sa perfection un être peut toujours se suffire avec ce
qui lui convient selon sa nature. Mais ce qui est de foi dépasse la raison
naturelle de l’homme puisque c’est ce qui ne se voit pas, nous l’avons dit.
Croire ne semble donc pas nécessaire au salut.
2. Il est même dangereux pour l’homme d’adhérer quand il ne
peut juger si ce qu’on lui propose est vrai ou faux. Il est dit au livre de Job
(12, 11) : "L’oreille ne juge-t-elle pas les discours qu’elle entend
?" Or on ne peut avoir un tel jugement dans ce qui est de foi, puisqu’on
ne peut le résoudre dans les premiers principes par lesquels nous jugeons de
tout. Il est donc périlleux de prêter foi à de telles choses et croire n’est
donc pas nécessaire au salut.
3. Le salut de l’homme réside en Dieu selon le Psaume (37, 39)
: "Le salut des justes vient du Seigneur." Mais "ce qu’il y a
d’invisible en Dieu se découvre à la pensée par ce qu’il a fait, même son
éternelle puissance et sa divinité", dit l’Apôtre (Rm 1, 20). Or ce qui se
découvre à la pensée, on n’a pas à le croire. Il n’est donc pas nécessaire au
salut que l’homme croie certaines choses.
Cependant :
L’épître aux
Hébreux (10, 6) dit formellement : "Sans la foi il est impossible de
plaire à Dieu."
Conclusion :
Partout où des
natures forment entre elles un ordre, on trouve que deux choses concourent à la
perfection de la nature inférieure d'une part que cette nature agisse selon son
propre mouvement, et d'autre part qu'elle agisse selon la motion de la nature
supérieure. Ainsi l'eau, selon son propre mouvement, gravite vers le centre de
la terre ; mais elle a autour de ce centre un mouvement de flux et de reflux
qui suit le mouvement de la lune. De même, les planètes dans leurs orbites sont
emportées par leurs propres mouvements de l'occident vers l'orient, mais de
l'orient vers l'occident par le mouvement du premier ciel. Or, dans la création,
la nature raisonnable seule est immédiatement ordonnée à Dieu. Car les autres
créatures n'atteignent pas à un effet universel, mais uniquement à un effet
particulier ; elles participent de la perfection de Dieu soit par le seul fait
d'exister, comme les êtres inanimés, soit en outre par celui de vivre et de
connaître les singuliers comme font les plantes et les animaux. La nature
raisonnable au contraire, en tant qu'elle connaît la raison universelle de bien
et d'être, se trouve ordonnée immédiatement au principe universel de
l'existence. La perfection de la créature douée de raison consiste donc, non
pas seulement en ce qui convient à cette créature selon sa nature, mais aussi
en ce qui lui est accordé par une certaine perfection surnaturelle venant de la
bonté divine. Aussi avons-nous dit plus haut que l'ultime béatitude de l'homme
consiste dans une vision surnaturelle de Dieu. A cette vision il est sûr que
l'homme ne peut parvenir s'il ne se met à apprendre à l'école même de Dieu, selon
ce texte en saint Jean (6, 45) : "Quiconque prête l'oreille au Père et a
reçu son enseignement vient à moi." Mais l'homme n'entre pas tout d'un
coup dans cet enseignement, mais progressivement, selon le mode de sa nature.
Quiconque, d'ailleurs, se met à apprendre ainsi doit nécessairement commencer
par croire, pour se trouver en état de parvenir à la science parfaite ; le
Philosophe le dit : "Si l'on veut apprendre il faut croire." De là
vient que, pour être en état de parvenir à la vision parfaite de la béatitude, l'homme
doit auparavant croire Dieu, comme un disciple croit le maître qui l'enseigne.
Solutions :
1. Parce que la nature humaine dépend d'une nature supérieure,
la connaissance naturelle ne suffit pas à notre perfection, on vient de le
dire.
2. De même qu'on adhère aux principes par la lumière naturelle
de l'intelligence, de même l'homme vertueux possède par l'habitus de la vertu
un jugement droit sur ce qui s'y rapporte. C'est de cette façon, par une
lumière de foi divinement infuse en lui, que l'homme adhère à ce qui est de foi
et non à ce qui lui est contraire. C'est pourquoi il n'y a pas de péril "ni
de damnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus" (Rm 8, 1) : lui-même
les éclaire par la foi.
3. La foi perçoit les attributs invisibles de Dieu d'une façon
plus élevée et en plus grand nombre que ne fait la raison naturelle lorsqu'elle
remonte des créatures à Dieu. D'où cette parole de l'Ecclésiastique (3, 23) :
"On t'a montré beaucoup plus de choses que l'intelligence humaine n'en
peut comprendre."
Objections :
1. Apparemment ce n'est pas nécessaire, car dans les oeuvres
de Dieu on ne trouve rien de superflu, beaucoup moins que dans les oeuvres de
la nature. Mais, lorsqu'une chose peut se faire par un seul moyen, il est
superflu d'en ajouter un autre. Il serait donc superflu de recevoir par le
moyen de la foi ce qui peut être connu par la raison naturelle.
2. Il est nécessaire de croire ce qui est du domaine de la
foi. Mais la science et la foi n'ont pas le même objet, nous l'avons établi
plus haut. Comme la science s'occupe de tout ce qui peut être connu par la
raison naturelle, il semble qu'il n'y ait pas besoin de croire ce que la raison
naturelle peut prouver.
3. Tout ce qui peut être objet de science semble l'être au
même titre. Donc, si certaines de ces vérités sont proposées à l'homme comme
des vérités à croire, à titre égal il deviendrait nécessaire de croire tout ce
qui relève de la science. Or cela est faux. Il n'est donc pas vrai qu'il soit
nécessaire de croire ce qui peut être connu par la raison naturelle.
Cependant :
Il est nécessaire de croire que Dieu est unique, n'a pas de
corps, ce que les philosophes prouvent par la raison naturelle.
Conclusion :
Il est nécessaire
à l'homme de recevoir par la foi, non seulement des vérités qui dépassent la
raison, mais aussi des vérités connaissables par la raison. Et ceci pour trois
motifs.
1° Afin que
l'homme parvienne plus vite à la connaissance de la vérité divine. Car la
science à laquelle il appartient de prouver que Dieu existe, et d'autres choses
du même genre au sujet de Dieu, est proposée aux hommes en dernier lieu, beaucoup
d'autres sciences étant présupposées. Ainsi ce serait seulement très tard dans
sa vie que l'homme parviendrait à la connaissance de Dieu.
2° Afin que la
connaissance de Dieu soit plus répandue. Beaucoup en effet ne peuvent
progresser dans l'étude de la science, soit parce qu'ils ont l'esprit lent, soit
parce qu'ils sont pris par d'autres occupations et par les nécessités de la vie
temporelle, soit encore parce qu'ils n'ont pas le désir de s'instruire. Ces
gens seraient entièrement privés de la connaissance de Dieu si les choses
divines ne leur étaient proposées par mode de foi.
3° Pour avoir la certitude.
La raison humaine est en effet très insuffisante en matière de réalités divines
; il y a de cela un indice dans le fait que les philosophes qui ont scruté les
réalités humaines par une recherche rationnelle se sont trompés sur beaucoup de
points et ont eu des opinions opposées. Donc pour qu'il y ait parmi les humains
une connaissance sur Dieu qui soit indubitable et certaine, il fallait que les
réalités divines leur soient transmises par mode de foi, comme étant dites par
Dieu qui ne peut mentir.
Solutions :
1. Les investigations de la raison naturelle ne suffisent pas
au genre humain pour connaître les choses divines, même en ce que la raison
peut en montrer ; aussi n'est-il pas superflu de croire de telles choses.
2. La science et la foi n'ont pas le même domaine chez le même
individu. Mais ce qui est su par l'une peut être cru par l'autre, nous l'avons
dit plus haut.
3. Toutes les vérités qui peuvent être objet de science se
rencontrent dans la raison de science, mais elles ne se rencontrent pas en ce
qu'elles ordonneraient également à la béatitude. Et c'est pourquoi elles ne
sont pas toutes proposées à titre égal comme des vérités à croire.
Objections :
1. Il semble que non, car nul n'est tenu à ce qui n'est pas
en son pouvoir. Mais croire quelque chose explicitement n'est pas au pouvoir de
l'homme. En effet, l'Apôtre écrit (Rm 10, 14) : "Comment croiront-ils
celui qu'ils n'ont pas entendu ? Comment entendront-ils si personne ne prêche ?
Et comment prêchera-t-on si l'on n'est pas envoyé ?" On n'est donc pas
tenu de croire quelque chose d'une manière explicite.
2. Nous sommes ordonnés à Dieu par la charité autant que par
la foi. Mais on n'est pas tenu d'observer les préceptes de la charité, il
suffit que l'esprit y soit préparé. C'est évident, par exemple, dans ce
précepte du Seigneur qu'on lit en saint Matthieu (5, 39) : "Si quelqu'un
t'a frappé sur une joue, tends-lui aussi l'autre" et dans d'autres
semblables comme l'explique saint Augustin. On n'est donc pas tenu non plus de
croire explicitement quelque chose, mais c'est assez que l'esprit soit prêt à
croire ce qui est proposé par Dieu.
3. Le bien de la foi consiste dans une certaine obéissance, selon
l'Apôtre (Rm 1, 5) qui parle de conduire à "l'obéissance de la foi tous
les païens". Mais la vertu d'obéissance ne requiert pas non plus qu'on
observe des préceptes déterminés. Il suffit que l'on ait un esprit prêt à les
garder, selon le Psaume (119, 60) : "je suis prêt, sans difficultés, à
garder tes commandements." Il semble donc suffisant pour la foi aussi
d'avoir l'esprit prêt à croire toutes les vérités qui pourraient nous être
divinement proposées, sans qu'on ait à croire explicitement aucune.
Cependant :
Il est écrit (He 11, 6) : "Celui qui s'approche de Dieu
doit croire qu'il existe, et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le
cherchent."
Conclusion :
Les préceptes de
la loi qu'on est tenu de remplir portent sur les activités vertueuses qui sont
le chemin pour parvenir au salut. Mais l'activité d'une vertu, nous l'avons dit,
se mesure au rapport de l'habitus avec son objet. Or dans l'objet d'une vertu
on peut considérer deux choses : ce qui constitue proprement et par soi l'objet
de la vertu, ce qui est nécessaire en tout acte de vertu ; et en second lieu ce
qui se présente par accident et comme conséquence par rapport à la raison
propre de l'objet. Ainsi la force a pour objet proprement et par soi d'endurer
les périls de mort et d'affronter dangereusement l'ennemi au péril de sa vie en
vue du bien commun ; mais le fait même d'être sous les armes ou de tirer l'épée
dans une guerre juste, etc. se ramène à l'objet de la force par accident. Donc
l'application déterminée de l'activité vertueuse à ce qui est proprement et par
soi l'objet de la vertu tombe sous la rigueur du précepte au même titre que
l'acte même de la vertu. Mais l'application déterminée de l’activité vertueuse
à ce qui se présente par accident et de façon secondaire à l'égard de l'objet propre
et essentiel de la vertu ne tombe sous la rigueur du précepte que si c'est le
lieu et le moment.
Il faut donc dire
que l'objet de la foi est essentiellement ce qui rend l'homme bienheureux, comme
nous l'avons dit antérieurement. Mais se rattache à l'objet de la vertu par
accident et de façon secondaire tout ce qu'on trouve dans la Sainte Écriture
que Dieu nous a donnée : par exemple qu'Abraham eut deux fils, que David fut
fils de Jessé, etc. Donc, en ce qui regarde les premières vérités à croire, qui
sont les articles de foi, on est tenu de les croire explicitement, de même
qu'on est tenu d'avoir la foi. Quant aux autres vérités, on n'est pas tenu de
les croire explicitement, mais seulement d'une manière implicite ou dans la
disponibilité d'esprit : on est prêt à croire tout ce qui est contenu dans la
divine Écriture. Mais lorsqu'on a reconnu que c'est contenu dans l'enseignement
de la foi, alors seulement on est tenu de le croire explicitement.
Solutions :
1. Si l'on dit qu'une chose est au pouvoir de l'homme en
dehors du secours de la grâce, alors on est tenu à beaucoup de choses dont on
est incapable sans une grâce réparatrice, comme d'aimer Dieu et le prochain, et
pareillement de croire les articles de foi. Cependant on le peut avec le
secours de la grâce. Et ce secours, chaque fois que Dieu le donne, c'est par
miséricorde ; mais lorsqu'il ne le donne pas, c'est par justice comme châtiment
d'un péché qui a précédé, au moins le péché originel, selon saint Augustin.
2. On est tenu d'aimer de façon déterminée les êtres aimables
qui sont proprement et par soi objets de la charité, c'est à dire Dieu et le
prochain. Mais l'objection est valable dans le cas des préceptes de charité qui
ne se rattachent à l'objet de la charité que par voie de conséquence.
3. La vertu d'obéissance réside dans la volonté. Aussi, pour
faire acte d'obéissance, il suffit d'une promptitude de volonté à se soumettre
à celui qui commande ; là est l'objet propre et essentiel de l'obéissance. Mais
que l'on commande ceci ou cela, cela se rattache à l'objet propre et essentiel
de l'obéissance par accident et par voie de conséquence.
Objections :
1. Apparemment oui. Car tous sont également tenus à ce qui
est de nécessité de salut ; on le voit bien pour les préceptes de la charité.
Mais l'explicitation de ce que nous devons croire, on vient de le dire, est
nécessaire au salut. Donc tous sont également tenus de croire explicitement.
2. Nul ne doit être examiné sur ce qu'il n'est pas tenu de
croire explicitement. Mais parfois même les simples sont examinés sur les
moindres articles de la foi. Donc tous sont tenus à croire tout explicitement.
3. Si les inférieurs ne sont pas tenus d'avoir une foi
explicite, mais seulement une foi implicite, ils doivent avoir une foi
explicite à la foi des supérieurs. Mais cela paraît dangereux, car il peut
arriver que ces supérieurs se trompent. Donc il semble que même les inférieurs
doivent avoir une foi explicite. Ainsi, donc tous sont également tenus de
croire explicitement.
Cependant :
On lit au livre de
Job (1, 14) : "Les boeufs labouraient et près d'eux les ânesses paissaient."
Ce qui veut dire, d'après saint Grégoire, que les inférieurs, symbolisés par
les ânes, doivent en matière de foi donner leur adhésion aux supérieurs, symbolisés
par les boeufs.
Conclusion :
Le développement
explicite des vérités à croire se fait par révélation divine car les vérités à
croire dépassent la raison naturelle. Mais on voit, chez Denys, que la
révélation divine suit un certain ordre et parvient aux inférieurs par les
supérieurs ; aux hommes par les anges, aux anges inférieurs par les anges plus
grands. Pour une raison semblable, il faut que le développement de la foi chez
les humains parvienne aux petits par les grands. C'est pourquoi, de même que
les supérieurs ont une connaissance plus complète des réalités divines, toujours
au dire de Denys, de même ceux d'entre les hommes qui sont supérieurs, auxquels
il appartient d'instruire les autres, sont tenus d'avoir une connaissance plus
complète de ce que nous devons croire, et de croire plus explicitement.
Solutions :
1. Le développement explicite de ce qu'on doit croire n'est
pas, d'une manière égale pour tous, nécessaire au salut ; car les supérieurs
qui ont la charge d'instruire les autres, sont tenus de croire explicitement
plus de choses que les autres.
2. Les simples n'ont pas à être examinés sur les subtilités de
la foi, sauf quand il y a soupçon qu'ils aient été pervertis par les hérétiques,
car c'est dans les subtilités de la foi que ceux-ci ont coutume de pervertir la
foi des simples. Si cependant on ne trouve aucune opiniâtreté dans
l'attachement de ces derniers à la doctrine altérée, si c'est par simplicité
d'esprit qu'ils sont en défaut dans ces matières, il n'y a pas à leur en faire
grief.
3. Les inférieurs n'ont une foi implicite dans la foi des supérieurs
que dans la mesure où ceux-ci adhèrent à l'enseignement divin. D'où la parole
de l'Apôtre (1 Co 4, 16) : "Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même
du Christ." Ce n'est donc pas une connaissance humaine qui devient la
règle de la foi, mais la vérité divine. S'il y a des supérieurs qui s'éloignent
de la vérité divine, c'est sans préjudice pour la foi des simples tant qu'ils
croiront à l'orthodoxie de ces grands. Il n'y a préjudice que si les petits
adhèrent d'une manière opiniâtre aux erreurs des grands sur un point
particulier contre ce qui est la foi de l’Église universelle, foi qui ne peut
défaillir puisque le Seigneur a dit (Lc 22, 32) : "J'ai prié pour toi, Pierre,
afin que ta foi ne défaille pas."
Objections :
1. Il semble que croire explicitement au mystère de
l'incarnation du Christ ne soit pas nécessaire au salut chez tous. En effet, l'homme
n'est pas tenu de croire d'une manière explicite les choses que les anges
ignorent, s'il est vrai que le développement de la foi se fait par la
révélation divine et que celle-ci parvient jusqu'aux hommes par l'intermédiaire
des anges, comme on vient de le dire. Or, même les anges ont ignoré le mystère
de l'Incarnation. De là vient qu'ils se demandaient (Ps 24, 8) : "Quel est
celui-ci qui vient d'Édom ?" C'est là l'interprétation de Denys. Donc les
hommes n'étaient pas tenus de croire explicitement au mystère de l'Incamation.
2. Il est indéniable que Jean Baptiste a fait partie des
grands et qu'il était tout à fait proche du Christ, car le Seigneur dit de lui :
"Parmi les fils de la femme il ne s'est levé personne de plus grand"
(Mt 11, 11). Mais Jean Baptiste ne paraît pas avoir connu explicitement le
mystère du Christ, puisqu'il lui a fait demander (Mt 11, 3) : "Es-tu celui
qui doit venir, ou en attendrons-nous un autre ?" Donc même les grands
n'étaient pas tenus d'avoir au sujet du Christ une foi explicite.
3. Bien des païens ont obtenu le salut par le ministère des
anges, dit Denys. Mais les païens n'ont eu pourtant au sujet du Christ aucune
foi, ni explicite ni implicite, parce qu’aucune révélation ne leur fut faite.
Il semble donc que croire explicitement au mystère de l'incarnation du Christ
n'ait pas été pour tous nécessaire au salut.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "La vraie foi est celle par laquelle nous croyons qu'aucun homme,
jeune ou vieux, n'est délivré de la contagion de la mort et des liens du péché
si ce n'est par Jésus Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes."
Conclusion :
Ce qui appartient
proprement et essentiellement à l'objet de foi, nous l'avons dit, c'est ce qui
procure la béatitude. Or, pour les humains, le chemin qui mène à la béatitude
c'est le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ. Il est dit, en
effet, au livre des Actes (4, 12) : "Il n'y a pas d'autre nom qui ait été
donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés." C'est pourquoi il a
fallu que ce mystère de l'incarnation du Christ ait été cru de quelque manière
à toute époque chez tous les humains, diversement toutefois selon la diversité
des temps et des personnes. En effet, avant l'état de péché, l'homme eut une
foi explicite au sujet de l'incarnation du Christ en tant que celle-ci était
ordonnée à la consommation de la gloire, mais non en tant qu'elle était
ordonnée à la délivrance du péché, parce que l'homme n'avait pas la prescience
du péché futur. Mais il semble qu'il ait eu la prescience de l'incarnation du
Christ puisqu'il a dit, comme le rapporte la Genèse (2, 24) : "L'homme, à
cause de cela, laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse", et
c'est là au dire de l'Apôtre (Ep 5, 32) : "Le mystère qui a toute sa
grandeur dans le Christ et dans l'Église." Ce mystère, il n'est assurément
pas croyable que le premier homme l'ait ignoré.
Or, après le péché,
le mystère du Christ a été cru d'une façon explicite, non plus seulement quant
à l'Incarnation, mais quant à la Passion et à la Résurrection par lesquelles le
genre humain est délivré du péché et de la mort. Autrement en effet ils
n'auraient pas figuré d'avance la passion du Christ par certains sacrifices, avant
la Loi et sous la Loi. Ces sacrifices avaient une signification que les grands
à coup sûr connaissaient d'une manière explicite. Mais les petits, sous le
voile de ces sacrifices, croyant qu'il y avait là un plan divin concernant le
Christ à venir, en avaient comme une connaissance voilée. Et, nous l'avons
remarqué plus haut, ce qui se rapporte aux mystères du Christ a été connu
d'autant plus difficilement qu'on était plus éloigné du Christ, et d'autant
plus facilement qu'on était plus rapproché de lui. Mais depuis le moment où la
grâce a été révélée, grands et petits sont tenus d'avoir une foi explicite à
l'égard des mystères du Christ, surtout de ceux qui sont communément solennisés
dans l'Église et publiquement proposés, comme sont les articles sur
l'Incarnation dont nous avons parlé plus haut. Quant aux autres subtiles
considérations autour des articles de l'Incarnation, on est tenu de les croire
plus ou moins explicitement selon ce qui sied à l'état et à la fonction de
chacun.
Solutions :
1. Il n'est pas vrai que le mystère de Dieu ait été
absolument caché aux anges, dit saint Augustin. Cependant il y a certains
aspects de ce mystère qu'ils ont connus plus parfaitement quand le Christ les a
révélés.
2. Jean Baptiste ne s'est pas inquiété de l'avènement du
Christ dans la chair comme s'il l'eût ignoré, puisque lui-même l'avait
expressément confessé, en disant (Jn 1, 34) : "Moi j'ai vu, et j'ai rendu
témoignage que celui-ci est le Fils de Dieu." Aussi n'a-t-il pas demandé :
"Es-tu celui qui est venu ?" mais bien : "Es-tu celui qui doit
venir ?" L'enquête portait sur le futur, non sur le passé. Pareillement, il
ne faut pas croire que Jean Baptiste ait ignoré que le Christ devait venir pour
la Passion, alors que lui-même avait dit : "Voici l'Agneau de Dieu, qui
enlève les péchés du monde", annonçant à l'avance son immolation future.
Cependant d'autres prophètes l'avaient connue et prédite, comme on le voit
surtout chez Isaïe. On peut donc dire, comme saint Grégoire, que Jean Baptiste
a cherché à savoir ce qu'il ignorait : si le Christ allait personnellement
descendre aux enfers. Jean savait d'ailleurs que la vertu de la Passion
s'étendrait jusqu'à ceux qui étaient retenus dans les limbes, selon la parole
de Zacharie (9, 11 Vg) : "Toi aussi, dans le sang de ton alliance, tu as
retiré les captifs de la fosse où il n'y a pas d'eau." Mais, que le Christ
doive descendre lui-même aux limbes, c'était une chose que Jean n'était pas
tenu de croire explicitement avant sa réalisation. - Ou encore, on peut dire, comme
saint Ambroise, que Jean n'a pas questionné par doute ou par ignorance, mais
plutôt par piété. - Ou bien, comme saint Jean Chrysostome, on peut dire que
Jean n'a pas questionné parce que lui-même était dans l'ignorance, mais pour
satisfaire ses disciples par la réponse du Christ. Aussi le Christ a-t-il
répondu pour l'instruction des disciples en montrant que ses oeuvres étaient
des signes.
3. Beaucoup de païens ont eu des révélations sur le Christ.
Ainsi est-il dit (Job 19, 25) : "je sais que mon Rédempteur est vivant."
La Sibylle aussi a fait certaines prédictions sur le Christ, au dire de saint Augustin.
On trouve également ceci dans l'histoire des Romains : au temps de l'empereur
Constantin et de sa mère Hélène, fut découvert un tombeau où gisait un homme
ayant sur la poitrine une lame d'or où on lisait : "Le Christ naîtra de la
Vierge et je crois en lui. Ô soleil, tu me reverras au temps d'Hélène et de
Constantin." – Cependant, si certains ont été sauvés sans avoir reçu la
révélation, ils ne l'ont pas été sans la foi au Médiateur. Car, même s'ils
n'eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant une foi implicite en la
Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des humains de la
manière qui lui plaisait, et selon que l'Esprit l'avait révélé à ceux qui
connaissent la vérité selon le livre de Job (35, 11) : "Il nous rend plus
instruits que les bêtes de la terre."
Objections :
1. Il semble que non, car l'Apôtre dit aux Hébreux (11, 6) :
"Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il se fait le
rémunérateur de ceux qui le cherchent." Mais on peut croire cela sans la
foi à la Trinité. Il n'était donc pas nécessaire d'avoir explicitement la foi à
la Trinité.
2. Le Seigneur dit en saint Jean (17, 6) : "Père, j'ai
manifesté ton nom aux hommes." Et saint Augustin commente ainsi cette
parole : "Non pas le nom par lequel tu es appelé Dieu, mais celui par
lequel tu es appelé mon Père." Ensuite, il ajoute : "Par le fait que
Dieu a créé ce monde, il a été connu dans toutes les nations ; par le fait
qu'il ne faut pas l'adorer avec les faux dieux, il a été connu en Judée ; mais
en ce qu'il est le Père de ce Christ par lequel il enlève le péché du monde, ce
nom jusque-là caché aux hommes, c'est maintenant qu'il le leur a révélé." Donc,
avant la venue du Christ il n'était pas connu qu'il y eût au sein de la Déité
paternité et filiation. On ne croyait donc pas explicitement au mystère de la
Trinité.
3. Nous sommes tenus de croire explicitement en Dieu qui est
l'objet de la béatitude. Mais l'objet de la béatitude, c'est la souveraine
bonté de Dieu. Or, elle peut se concevoir en lui, même sans la distinction des
Personnes. Il ne fut donc pas nécessaire de croire explicitement à la Trinité.
Cependant :
Dans l'Ancien
Testament, la trinité des Personnes s'est exprimée de bien des façons. Ainsi, dès
le début de la Genèse (1, 26), il est dit, pour exprimer la Trinité : "Faisons
l'homme à notre image et ressemblance." Dès le commencement donc il fut
nécessaire au salut de croire à la Trinité.
Conclusion :
On ne peut croire
explicitement au mystère du Christ, sans la foi à la Trinité. Car le mystère de
l'incarnation du Christ contient que le Fils de Dieu a pris notre chair, qu'il
a renouvelé le monde par la grâce du Saint-Esprit, et aussi qu'il a été conçu
du Saint-Esprit. Voilà pourquoi dans la mesure ou l'on a cru avant le Christ au
mystère du Christ, les grands d'une façon explicite, les petits implicitement
et comme obscurément, on a cru aussi au mystère de la Trinité. Et tous ceux qui
renaissent dans le Christ l'obtiennent par l'invocation de la Trinité, selon cette
parole (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant
au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit."
Solutions :
1. Croire explicitement ces deux vérités au sujet de Dieu a
été nécessaire en tout temps et pour tous. Ce n'est cependant pas suffisant en
tout temps ni pour tous.
2. Avant la venue du Christ, la croyance à la Trinité était
cachée dans la foi des grands. Mais par le Christ elle a été manifestée au
monde, puis par les Apôtres.
3. La souveraine bonté de Dieu, dans la mesure où présentement
nous la comprenons par ses effets, peut se concevoir en dehors de la trinité
des Personnes. Mais, en tant qu'elle est comprise en elle-même, et c'est ainsi
que les bienheureux la voient, elle ne peut se concevoir sans la trinité des
Personnes. Et de plus, c'est la mission même des personnes divines qui nous
conduit à la béatitude.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car le principe du mérite est la charité,
on l'a dit. Mais la foi est préalable à la charité, de même que la nature. Donc,
de même qu'un acte de la nature n'est pas méritoire, puisque ce n'est pas par
des ressources naturelles que nous méritons, pas davantage l'acte de foi.
2. L'acte de croire tient le milieu entre l'acte d'opiner et
celui de savoir ou de considérer ce qu'on sait. Mais l'acte de s'appliquer à
une science n'est pas méritoire, une opinion pas davantage. L'acte de croire ne
l'est donc pas non plus.
3. Celui qui adhère à une vérité en croyant ou bien a une
cause suffisante qui l'induit à croire, ou bien non. S'il l'a, on ne voit pas
qu'il y ait pour lui du mérite à croire, car il n'est plus libre de croire ou
de ne pas croire. S'il ne l'a pas, il y a pour lui de la légèreté à croire, dit
l'Ecclésiastique (19, 4) : "Celui qui croit trop vite montre sa légèreté",
et il n'y a là rien de méritoire semble-t-il. Croire n'est donc méritoire
d'aucune façon.
Cependant :
Il est écrit (He 11, 33) que les saints "ont obtenus par
la foi la réalisation des promesses". Ce qui ne serait pas s'ils n'avaient
pas eu de mérite à croire. Le fait même de croire est donc méritoire.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, nos actes sont méritoires en tant qu'ils procèdent du libre arbitre
que Dieu meut par sa grâce. Aussi tout acte humain soumis au libre arbitre, s'il
est rapporté à Dieu, peut-il être méritoire. Or le fait même de croire est
l'acte d'une intelligence qui adhère à la vérité divine sous l'empire d'une
volonté que Dieu meut par sa grâce : il s'agit bien d'un acte soumis au libre
arbitre et ordonné à Dieu. Aussi l'acte de foi peut-il être méritoire.
Solutions :
1. La nature est comparée à la charité, principe du mérite, comme
la matière à la forme. La foi est comparée à la charité comme une disposition
précédant une forme ultime. Or, il est évident que, ni ce qui est pur sujet ou
matière, ni même ce qui est disposition préparatoire, ne peut agir en vertu
d'une forme avant qu'advienne cette forme. Mais, après qu'est advenue la forme,
ce qui est sujet aussi bien que ce qui est disposition préparatoire agit en
vertu de la forme qui demeure en cette action le premier principe ; c'est ainsi
que la chaleur du feu agit en vertu de la forme substantielle du feu. Ainsi
donc, ni la nature ni la foi ne peuvent sans la charité produire un acte
méritoire. Mais, la charité survenant, l'activité de la foi devient méritoire
en vertu de cette charité comme le deviennent et l'activité de la nature de
l'activité naturelle du libre arbitre.
2. Dans la science on peut considérer deux aspects : l'assentiment
même de celui qui sait à la chose qu'il sait, et son application à cette chose
sue. Pour l'assentiment lui-même, dans la science il n'est pas soumis au libre
arbitre : le savant est contraint à donner son assentiment par l'efficacité de
la démonstration. Et c'est pourquoi l'adhésion de science n'est pas méritoire.
Mais l'application en acte à la chose sue est soumise au libre arbitre, car il
est au pouvoir de l'homme de regarder ou de ne pas regarder, et c'est pourquoi
l'application à une science peut être méritoire, si elle est rapportée à une
fin de charité, c'est-à-dire à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain.
Mais dans la foi ces deux éléments, adhésion et application, sont soumis au
libre arbitre. C'est pourquoi l'acte de foi peut être méritoire sur ces deux
points. Tandis que l'opinion ne comporte pas l'adhésion ferme : son assentiment
est quelque chose de débile et d'infirme, dit le Philosophe. Aussi ne
semble-t-elle pas procéder d'une volonté achevée, de sorte qu'on ne voit pas
qu'elle ait, du côté de l'adhésion, raison de mérite. Mais, du côté de
l'application actuelle de l'esprit, l'opinion peut être méritoire.
3. Celui qui croit à un motif suffisant pour l'induire à
croire. Il y est induit en effet par l'autorité de l'enseignement divin que des
miracles ont confirmé, et, qui plus est, par l'inspiration intérieure de Dieu
qui invite à croire. Il ne croit donc pas à la légère. Cependant il n'a pas un
motif suffisant pour l'induire à savoir, et c'est pourquoi la raison de mérite
n'est pas supprimée.
Objections :
1. Il y a toute apparence que oui. Saint Grégoire dit en
effet dans une homélie : "La foi n'a pas de mérite lorsque la raison
humaine lui fournit ses preuves." Donc, si la raison humaine, lorsqu'elle
fournit des preuves suffisantes, exclut totalement le mérite de la foi, il
semble bien que toute raison humaine introduite en matière de foi diminue le
mérite de la foi.
2. Tout ce qui diminue la raison de vertu diminue la raison de
mérite, puisque c'est "de la vertu que la félicité est la récompense",
selon le Philosophe. Mais la raison humaine semble diminuer ce qui est
essentiel à la vertu même de foi, car ce qui est essentiel à la foi, avons-nous
dit, c'est de porter sur ce qui ne se voit pas ; or, plus on apporte de raisons
à une vérité, moins elle fait partie de ce qui ne se voit pas -, donc la raison
humaine introduite dans ce qui est de foi diminue le mérite de la foi.
3. Les effets contraires ont des causes contraires. Mais tout
ce qui vient contrarier la foi augmente le mérite de la foi : que ce soit la
persécution qui contraint à abandonner la foi, ou bien un argument qui persuade
dans le même sens. Donc inversement, la raison qui vient en aide à la foi diminue
le mérite de la foi.
Cependant :
Saint Pierre dit
(1 P 3, 15) : "Soyez toujours prêts à vous expliquer devant tous ceux qui
vous demandent de rendre compte de la foi et de l'espérance qui sont en vous."
Certainement il ne nous inviterait pas à cela si le mérite de la foi en était
diminué. Donc la raison ne diminue pas le mérite de la foi.
Conclusion :
L'acte de foi, nous
venons de le dire, peut être méritoire en tant qu'il demeure soumis à la
volonté non seulement quant à la pratique mais aussi quant à l'adhésion. Or la
raison humaine qui s'introduit dans le domaine de la foi peut se rattacher de
deux manières à la volonté du croyant. - D'une manière elle peut comme précéder
la volonté : par exemple, lorsque quelqu'un, ou bien n'aurait pas du tout la volonté
ou bien n'aurait pas une volonté prompte à croire, si l'on n'apportait pas une
raison humaine. Dans ce cas la raison humaine diminue le mérite de la foi, comme
nous l'avons dit plus haut à propos de la passion qui, elle aussi, lorsqu'elle
précède l'élection dans les vertus morales, diminue ce qu'il y a de louable
dans l'acte vertueux. De même en effet que l'on doit s'exercer aux actes des
vertus morales à cause du jugement de la raison et non à cause de la passion, de
même doit-on croire ce qui est de foi non à cause de la raison humaine mais à
cause de l'autorité divine. - D'autre part la raison humaine peut se présenter
à la volonté du croyant par mode de conséquence. En effet lorsque l'on a une
volonté prompte à croire, on aime la vérité que l'on croit, on y réfléchit
sérieusement, et l'on embrasse toutes les raisons qu'on peut trouver pour cela.
A cet égard la raison humaine n'exclut pas le mérite de la foi ; elle est au
contraire le signe d'un plus grand mérite, comme dans les vertus morales la passion
conséquente est le signe d'une volonté plus décidée, ainsi que nous l'avons dit
antérieurement. Tout ceci est signifié en saint Jean (4, 42) à l'endroit où les
Samaritains ont dit à la femme qui figure la raison humaine : "Désormais
ce n'est plus à cause de ta parole que nous croyons."
Solutions :
1. Saint Grégoire parle du cas où l'homme n'a pas la volonté
de croire si ce n'est à cause de la raison introduite. Mais, quand l'homme a la
volonté de croire les choses de foi uniquement en vertu de l'autorité divine, même
s'il a des raisons démonstratives pour quelqu'une d'elles, par exemple pour
celle de l'existence de Dieu, le mérite de sa foi n'est à cause de cela ni
enlevé ni diminué.
2. Les raisons qu'on apporte à l'appui d'une autorité de foi
ne sont pas de ces démonstrations qui peuvent amener l'intelligence humaine à
la vision intelligible, et c'est pourquoi on ne cesse pas d'avoir pour objet ce
qui ne se voit pas ; mais elles enlèvent les obstacles à la foi en montrant la
non-impossibilité de ce que la foi propose. Aussi par de telles raisons le
mérite de la foi n'est-il pas diminué, ni la raison de foi. Quant aux raisons
vraiment démonstratives apportées non pas aux articles mais aux préalables de
la foi, bien qu'elles diminuent la raison de foi puisqu'elles rendent évident
ce qui est proposé, elles ne diminuent pourtant pas la raison de charité qui
rend la volonté prompte à croire cela, même si ce n'était pas évident. C'est
pourquoi la raison de mérite n'est pas diminuée.
3. Ce qui s'oppose à la foi, que ce soit dans la pensée de
l'homme ou dans une persécution extérieure, augmente le mérite de la foi dans
la mesure où la volonté se montre plus prompte et plus ferme dans la foi. C'est
pourquoi le mérite de la foi a été plus grand chez les martyrs du fait que les
persécutions ne les ont pas détournés de la foi ; et en outre les sages ont
plus de mérite du fait que les raisons apportées par les philosophes ou les
hérétiques contre la foi ne les en ont nullement détournés. Mais ce qui
s'accorde avec la foi n'a pas toujours pour effet de diminuer la promptitude à
croire de la volonté. C'est pourquoi, cela ne diminue pas toujours le mérite de
la foi.
Étudions maintenant cet acte extérieur de la foi qui consiste à la
confesser : - 1. Confesser est-il un acte de la foi ? - 2. La confession de la
foi est-elle nécessaire au salut ?
Objections :
1. Il semble que non, car le même acte ne se rattache pas à
diverses vertus. Or la confession se rattache à la pénitence dont elle est une
partie. Elle n'est donc pas un acte de la foi.
2. Ce qui retient l'homme de confesser sa foi, c'est parfois
la crainte, ou encore de la honte ; aussi l'Apôtre (Ep 6, 19) demande-t-il
qu'on prie pour lui, afin qu'il lui soit donné "d'annoncer hardiment le
mystère de l'Évangile". Mais le fait de ne pas s'éloigner du bien par
honte ou par crainte relève de la force - c'est elle qui modère nos audaces et
nos craintes. Il semble donc que la confession soit un acte, non pas de la foi,
mais plutôt de la force ou de la constance.
3. Si quelqu'un est amené par la ferveur de sa foi à confesser
sa foi extérieurement, il est amené aussi à faire d'autres bonnes oeuvres
extérieures : "La foi est agissante par la charité", dit l'Apôtre (Ga
5, 6). Mais on ne range pas ces autres oeuvres extérieures parmi les actes de
la foi. Il n'y a donc pas de raison de le faire pour la confession.
Cependant :
Sur ces mots de la
seconde épître aux Thessaloniciens (1, 11) : "Que Dieu mène à bien
l'oeuvre de la foi dans la puissance", la Glose dit : "C'est la
confession, qui est proprement l'oeuvre de la foi."
Conclusion :
Les actes
extérieurs sont proprement des actes de la vertu aux fins de laquelle ils se
réfèrent selon leur espèce ; ainsi jeûner se réfère selon son espèce à cette
fin de l'abstinence qui consiste à dompter la chair, et à cause de cela c'est
un acte de la vertu d'abstinence. Or, selon son espèce, la confession des
vérités de la foi est ordonnée comme à sa fin à ce qui est de foi, selon le mot
de l'Apôtre (2 Co 4, 13) : "Parce que nous possédons le même esprit de foi,
nous croyons, et c'est aussi pour cela que nous parlons." La parole
extérieure a en effet pour but de signifier ce que l'on conçoit dans son coeur.
Par conséquent, si la conception intérieure des vérités de la foi est
proprement un acte de la vertu de foi, il en est de même de la confession
extérieure.
Solutions :
1. Il y a trois sortes de confessions qui sont louées dans
les Écritures. L'une est la confession de foi, et celle-là est un acte propre
de la vertu de foi, étant rapportée, comme nous venons de le dire, au but même
de la foi. Une autre confession est celle de l'action de grâce ou de la louange,
et celle-là est un acte du culte de latrie : elle tend à rendre extérieurement
honneur à Dieu, ce qui est le but du culte de latrie. La troisième est la
confession des péchés, et celle-là est ordonnée à l'effacement du péché, lequel
est le but de la pénitence. Aussi concerne-t-elle la pénitence.
2. Ce qui écarte l'obstacle n'est pas cause par soi mais par
accident, comme le montre le Philosophe. Aussi la force, qui écarte cet
obstacle à la confession de la foi qu'est la crainte ou la honte, n'est pas
proprement et par soi cause de la confession ; elle l'est comme par accident.
3. La foi intérieure, par l'intermédiaire de la charité, cause
extérieurement toute l'activité des vertus par l'intermédiaire de ces autres
vertus : cela est commandé par elle mais n'émane pas d'elle. Tandis que la foi
produit la confession comme son acte propre, sans l'intermédiaire d'aucune
autre vertu.
Objections :
1. Il semble que non, car ce qui permet d'atteindre la fin de
la vertu paraît suffire au salut. Mais la fin propre de la foi c'est d'unir
l'esprit de l'homme à la vérité de Dieu, ce qui peut se faire même sans
confession extérieure. La confession de la foi n'est donc pas nécessaire au
salut.
2. Par la confession extérieure de la foi l'homme fait
connaître sa foi à un autre homme. Mais cela n'est une nécessité que pour ceux
qui ont à instruire les autres dans la foi. Il semble donc que les petits ne soient
pas tenus de confesser la foi.
3. Du reste, ce qui peut tourner au scandale ou au trouble
d'autrui n'est pas nécessaire au salut. L'Apôtre dit en effet (1 Co 10, 32) :
"Ne donnez scandale ni aux juifs ni aux païens, ni à l'Église de Dieu."
Mais il y a des cas où la confession de la foi ne fait que jeter le trouble
parmi les infidèles. Elle n'est donc pas nécessaire au salut.
Cependant :
L'Apôtre affirme
(Rm 10, 10) : "La foi du coeur mène à la justice, et la confession des
lèvres au salut."
Conclusion :
Ce qui est
nécessaire au salut tombe sous les préceptes de la loi divine. La confession de
la foi, étant quelque chose de positif, ne peut tomber que sous un précepte
positif. Aussi se range-t-elle parmi les choses nécessaires au salut de la même
façon dont elle peut tomber sous un précepte positif de la loi divine. Or les
préceptes positifs, nous l’avons dit, n’obligent pas à tout instant, encore
qu'ils obligent tout le temps : ils obligent à l'endroit et au moment voulus, et
suivant les autres circonstances voulues auxquelles doit se limiter un acte
humain pour pouvoir être un acte de la vertu. Ainsi donc confesser la foi n'est
pas de nécessité de salut à tout moment ni en tout lieu ; mais il y a des
endroits et des moments où c'est nécessaire : quand en omettant cette
confession, on soustrairait à Dieu l'honneur qui lui est dû, ou bien au
prochain l'utilité qu'on doit lui procurer. Par exemple si quelqu'un, alors
qu'on l'interroge sur la foi, se tait, et si l'on peut croire par là ou qu'il
n'a pas la foi ou que cette foi n'est pas vraie, ou que d'autres par son
silence seraient détournés de la foi. Dans ces sortes de cas la confession de
la foi est nécessaire au salut.
Solutions :
1. La fin de la foi, comme celle des autres vertus doit être
rapportée à la fin de la charité, qui est d'aimer Dieu et le prochain. Et c'est
pourquoi, quand l'honneur de Dieu ou l'utilité du prochain le demande, on ne
doit pas se contenter de s'unir à la vérité divine par sa foi, mais on doit
confesser cette foi au-dehors.
2. En cas de nécessité, là où la foi est en péril, n'importe
qui est tenu de faire connaître sa foi, soit pour instruire ou affermir les
autres fidèles, soit pour repousser les attaques des infidèles. Mais en
d'autres temps, instruire les gens dans la foi n'est pas l'affaire de tous les
fidèles.
3. Si le trouble chez les infidèles naît d'une profession de
foi proclamée sans aucune utilité ni pour la foi ni pour les fidèles, il n'est
pas louable de confesser la foi publiquement. D'où la parole du Seigneur (Mt 7,
6) : "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, et ne jetez pas vos
perles devant les pourceaux, de peur que, retournés contre vous, ils vous
déchirent." Mais, si l'on espère pour la foi quelque utilité, ou s'il y a
nécessité, alors méprisant le trouble des infidèles, on doit publiquement
confesser la foi. De là cette réponse du Seigneur (Mt 15, 14), alors que les
disciples lui avaient dit les pharisiens scandalisés par une de ses paroles :
"Laissez-les", sous-entendu se troubler, "ce sont des aveugles
et des conducteurs d'aveugles".
LA VERTU DE FOI
Il faut passer à la vertu de foi en elle-même :
- 1° La vertu de foi (Question 4).
- 2° Ceux qui ont la foi (Question 5).
- 3° La cause de la foi (Question 6).
- 4° Ses effets (Question 7).
- 1. Qu'est-ce que
la foi ? - 2. Dans quelle puissance de l’âme a-t-elle son siège ? - 3. Sa forme
est-elle la charité ? - 4. La foi formée et la foi informe sont-elles
numériquement identiques ? - 5. La foi est-elle une vertu ? - 6. Est-elle une
seule vertu ? - 7. Son rapport aux autres vertus ? - 8. Comparaison entre sa
certitude et celle des autres vertus intellectuelles.
Objections :
1. La définition donnée par l’Apôtre (He 11, 1) : "La foi est la substance des réalités
à espérer, la preuve de celles qu'on ne voit pas", semble sans valeur.
Car aucune qualité n'est une substance. Mais la foi est une qualité puisqu'elle
est une vertu théologale, nous l’avons dit. Elle n'est donc pas une substance.
2. A vertus diverses, objets divers. La réalité à espérer est
objet de l’espérance. On ne doit donc pas la placer dans la définition de la
foi comme si elle était l’objet de cette foi.
3. La foi reçoit plus de perfection de la charité que de
l’espérance, puisque la charité, comme nous le montrerons, est la forme de la
foi. Ce qu'on devait donc mettre dans la définition de la foi, c'était la
réalité à aimer plutôt que la réalité à espérer.
4. Une même chose ne doit pas être placée dans des genres
différents. Or substance et preuve sont des genres différents qui ne sont pas
subordonnés l’un à l’autre. Il ne convient donc pas de dire de la foi qu’elle
est une substance et une preuve. Cette description de la foi est donc
incohérente.
5. La preuve a pour effet de rendre manifeste la vérité de la
chose en faveur de laquelle elle est produite. Mais c'est la chose dont la
vérité est rendue manifeste qu'on dit être apparente. Il semble donc qu'il y
ait une opposition impliquée dans les mots : "preuve de ce que l’on ne
voit pas." Cette description de la foi est donc inadaptée.
Cependant :
L’autorité de
l’Apôtre s'impose.
Conclusion :
Certains disent
bien que ces mots de l’Apôtre ne sont pas une définition de la foi, parce que
"la définition indique la nature et l’essence de la chose", selon
Aristote. Cependant, pour qui regarde bien, il est fait allusion dans cette
sorte de description à toutes les choses d'où peut être tirée une définition de
la foi, encore que les mots ne soient pas arrangés sous forme de définition.
C'est ainsi que chez les philosophes l’on traite, en négligeant la forme
syllogistique, des principes qui sont à la base des syllogismes.
Pour le montrer, il
faut considérer que, l’habitus étant connu par l’acte, et l’acte par l’objet, la
foi qui est un certain habitus, doit être définie par son acte propre au regard
de son objet propre. Or l’acte de la foi c'est de croire comme nous l’avons dit
: c'est un acte de l’intelligence déterminée à un seul parti sous l’empire de
la volonté. Ainsi donc l’acte de la foi est ordonné et à l’objet de la volonté,
qui est le bien et la fin, et à l’objet de l’intelligence, qui est le vrai. Et
parce que la foi, étant une vertu théologale, possède, ainsi que nous l’avons
dit plus haut, la même vérité pour objet et pour fin ; à cause de cela il est
nécessaire absolument que l’objet de la foi et la fin de la foi se
correspondent proportionnellement.
Or, l’objet de la
foi, avons-nous dit, c'est la vérité première selon qu'elle échappe à notre
vision, puis les choses auxquelles nous adhérons à cause de cette vérité.
D'après cela il faut que cette vérité première se présente elle-même à l’acte
de foi comme une fin, sous la raison d'une réalité que nous ne voyons pas. Ce
qui aboutit à la raison d'une réalité espérée, selon le mot de l’Apôtre (Rm 8, 25)
: "Ce que nous ne voyons pas, nous l’espérons." Voir une vérité, en
effet, c'est la posséder ; or, on n'espère pas ce qu'on a déjà, mais
l’espérance a pour objet ce qu'on n'a pas, nous l’avons dit précédemment. Donc
l’adaptation de l’acte de la foi à la fin de la foi, en tant que cette fin est
objet de volonté, est signifiée quand on dit : "La foi est la substance
des réalités à espérer." On a coutume en effet d'appeler substance la
première ébauche d'une chose, surtout quand tout ce qui va suivre est contenu
virtuellement dans son premier commencement. Si nous disons, par exemple, que
les premiers principes indémontrables sont la substance de la science, cela
veut dire qu'ils sont le premier élément en nous de la science. De la même
façon nous disons donc que la foi est la substance des réalités à espérer. Cela
veut dire qu'une première ébauche des réalités à espérer existe en nous par
l’adhésion de foi, et que cette première ébauche contient en germe toutes les
réalités à espérer. Car nous espérons être béatifiés en ce que nous verrons
dans une vision à découvert la vérité à laquelle nous adhérons par la foi, comme
on le voit par ce que nous avons dit à propos de la béatitude.
Quant à
l’adaptation de l’acte de foi à l’objet de l’intelligence en tant qu'il est
objet de foi, elle est désignée par les mots : "Preuves des réalités qu'on
ne voit pas." On prend ici la preuve pour son effet, car elle amène
l’intelligence à adhérer à du vrai ; aussi, cette ferme adhésion de
l’intelligence à une vérité de foi qui n'est pas évidente, c'est elle qu'on
appelle ici "preuve". C'est pourquoi une autre version a le
mot "conviction", ce qui veut dire que par l’autorité divine
l’intelligence du croyant est convaincue qu'elle doit adhérer à ce qu'elle ne
voit pas.
Donc, si l’on veut
ramener ces mots à une définition en forme, on peut dire : "La foi est un habitus de l’esprit par lequel la vie éternelle
commence en nous et qui fait adhérer l’intelligence à ce qu'on ne voit pas."
La foi se trouve
distinguée par là de tout ce qui relève de l’intelligence. En disant
"preuve", on la distingue de l’opinion, du soupçon et du doute, qui
ne donnent pas cette première adhésion ferme de l’intelligence à quelque chose.
En disant : "de ce qu'on ne voit pas", on distingue la foi de la
science et de la simple intelligence par lesquelles quelque chose se manifeste.
En disant : "substance des réalités à espérer", on distingue la vertu
de foi d'avec la foi prise au sens général du mot, qui n'est pas ordonnée à
l’espérance de la béatitude.
Toutes les autres
définitions de la foi sont des explications de celle que présente l’Apôtre.
Lorsqu'en effet saint Augustin dit que "la foi est la vertu par
laquelle on croit ce qu'on ne voit pas", lorsque le Damascène, dit qu'elle
est "un consentement sans discussion", lorsque d'autres disent
qu'elle est "une certitude de l’esprit en matière de réalités absentes, certitude
supérieure à l’opinion et inférieure à la science", c'est ce que dit
l’Apôtre : "Une preuve de ce qu'on ne voit pas." Lorsque Denys dit
que la foi est "le fondement permanent des croyants, ce qui les met dans
la vérité et ce qui met la vérité en eux", cela revient à dire qu'elle est
"la substance des réalités à espérer".
Solutions :
1. "Substance" n'est pas pris ici comme le genre le
plus commun, celui qui se distingue de tous les autres. Mais en ce sens où l’on
trouve en n'importe quel genre quelque chose qui ressemble à une substance.
C'est-à-dire que ce qui est premier dans n'importe quel genre, cela contient en
soi virtuellement d'autres choses, on dit que c'en est la substance.
2. La foi appartient à l’intelligence en tant que celle-ci est
commandée par la volonté. Il faut donc que la foi soit ordonnée comme à une fin
à ce qui fait l’objet des vertus dans lesquelles la volonté trouve sa
perfection. Parmi ces vertus, nous le verrons plus loin, il y a l’espérance. Et
c'est pourquoi on fait entrer l’objet de l’espérance dans la définition de la
foi.
3. La dilection peut avoir pour objet et ce qu'on voit et ce
qu'on ne voit pas, ce qui est présent et ce qui est absent. Et c'est pourquoi
une réalité à aimer n'est pas aussi proprement adaptée à la foi qu'une réalité
à espérer, étant donné que l’espérance a toujours pour objet des choses
absentes et qu'on ne voit pas.
4. Substance et preuve, tels qu'ils sont placés dans la
définition de la foi, n'impliquent pas divers genres de foi ni divers actes de
la foi, mais, comme nous venons de le préciser, diverses adaptations d'un acte
unique à divers objets.
5. Il est vrai qu'une preuve, lorsqu'elle est tirée des
principes propres d'une chose, fait que cette chose est visible. Mais la preuve
qui est tirée de l’autorité divine ne fait pas que la chose soit en elle-même
visible. Et telle est la preuve dont il s'agit dans la définition de la foi.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle ait son siège dans
l’intelligence. Car saint Augustin affirme qu'elle "réside dans la volonté
des croyants". Or la volonté est une puissance différente de
l’intelligence.
2. L’assentiment de foi à une vérité qu'on doit croire
provient de la volonté d'obéir à Dieu. C'est dire que toute la louange de la
foi parait venir de l’obéissance. Mais celle-ci est dans la volonté. Donc la
foi aussi ; elle n'est donc pas dans l’intelligence.
3. L’intelligence est ou spéculative ou pratique. Mais la foi
n'est pas dans l’intellect spéculatif : selon la remarque du Philosophe, cet
intellect "ne dit rien de ce qu'il faut faire ou éviter", il n'est
donc pas principe d'opération, tandis que la foi est ce principe qui, selon la
parole de l’Apôtre (Ga 5, 6), "opère par la charité". La foi n'est
pas davantage dans l’intellect pratique, dont l’objet est le vrai en matière
contingente de fabrication ou d'action, alors que l’objet de la foi est le vrai
éternel comme nous l’avons montré précédemment. La foi n'a donc pas son siège
dans l’intelligence.
Cependant :
À la foi succède
la vision dans la patrie, selon la parole de l’Apôtre (1 Co 13, 12) : "Nous
voyons maintenant par un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face."
Mais la vision est dans l’intelligence. Donc aussi la foi.
Conclusion :
Puisque la foi est
une vertu, il faut que son acte soit parfait. Or, pour la perfection d'un acte,
lorsqu'il découle de deux principes actifs, il est requis que chacun de ces
deux principes actifs soit parfait ; on ne peut pas scier convenablement si le
scieur ne sait pas son métier et si la scie n'est pas capable de scier. Or, dans
ces puissances de l’âme qui se portent à des choses opposées, la disposition à
bien agir, c'est l’habitus, nous l’avons dit précédemment. C'est pourquoi il
faut que l’acte qui procède de deux puissances de cette sorte reçoive sa
perfection d'un habitus qui préexiste en chacune de ces deux puissances. Or, nous
l’avons dit plus haut, croire est un acte de l’intelligence selon qu'elle est
poussée par la volonté à donner son assentiment, car un tel acte procède et de
la volonté et de l’intelligence. Or, ces deux facultés sont destinées à être
perfectionnées par l’habitus, nous l’avons vu. Voilà pourquoi il faut qu'il y
ait un habitus aussi bien dans la volonté que dans l’intelligence, si l’on veut
que l’acte de foi soit parfait ; de même que pour avoir un acte du
concupiscible qui soit parfait, il faut qu'il y ait l’habitus de prudence dans
la raison, et l’habitus de tempérance dans le concupiscible. Néanmoins, croire
est immédiatement un acte de l’intelligence, parce que l’objet de cet acte
c'est le vrai, lequel appartient en propre à l’intelligence. C'est pourquoi il
est nécessaire que la foi, puisqu'elle est le principe propre d'un tel acte, réside
dans l’intelligence comme dans son sujet.
Solutions :
1. Saint Augustin prend ici la foi pour l’acte de foi. Il est
vrai de dire qu'il consiste dans la volonté des croyants en tant que c'est sous
l’empire de la volonté que l’intelligence adhère aux vérités à croire.
2. Non seulement il faut que la volonté soit prompte à obéir, mais
il faut aussi que l’intelligence soit bien disposée à suivre le commandement de
la volonté ; de même faut-il que l’appétit concupiscible, dans l’exemple donné,
soit bien disposé à suivre le commandement de la raison. Voilà pourquoi il faut
qu'il y ait un habitus de la vertu non pas seulement dans la volonté qui
commande, mais aussi dans l’intelligence qui adhère.
3. Le sujet de la foi, c'est l’intellect spéculatif, comme on
le voit d'une façon évidente à partir de l’objet même de la foi. Mais, parce
que la vérité première, qui est l’objet de la foi, est aussi la fin de tous nos
désirs et de toutes nos actions, comme le montre saint Augustin. la foi est
agissante par la charité, de même que l’intellect spéculatif, selon le
Philosophe, en s'étendant devient pratique.
Objections :
1. Il ne semble pas, car c'est la forme qui donne à chaque
être son espèce. Donc, lorsque des réalités se distinguent comme les diverses
espèces du même genre, l’une ne peut pas être la forme de l’autre. La foi et la
charité se distinguent en s'opposant, d'après saint Paul (1 Co 13, 13), comme
étant différentes espèces de la vertu. Donc la charité ne peut être la forme de
la foi.
2. La forme et ce qu'elle informe sont dans le même sujet, puisque
les deux forment absolument un seul être. Mais la foi est dans l’intelligence, la
charité dans la volonté. La charité n'est donc pas la forme de la foi.
3. De plus, la forme est le principe de la réalité. Mais le principe
de la croyance, du côté de la volonté, paraît être plutôt l'obéissance que la
charité, selon la parole de l'Apôtre "pour la soumission à la foi en
toutes Nations". L’obéissance est donc plus forme de la foi que ne l'est la
charité.
Cependant :
C'est par sa forme
que chaque être est agissant. Or la foi est "agissante par la charité".
La dilection de charité est donc la forme de la foi.
Conclusion :
Nous l’avons
montré précédemment, les actes de volonté reçoivent leur espèce de la fin, qui
est l’objet de la volonté. Or, ce qui confère à quelque chose son espèce se
comporte comme fait une forme dans les réalités de la nature. Voilà pourquoi
dans tout acte de volonté la forme est en quelque sorte cette fin à laquelle
l’acte est ordonné : d'abord parce que c'est de la fin elle-même que l’acte
reçoit son espèce, et aussi parce que la mesure de l’action doit répondre à la
fin qu'on se propose et être proportionnée à cette fin. Or, d'après ce que nous
avons dit précédemment, il est clair que l’acte de la foi est ordonné à un
objet de volonté, à un bien, et que c'est là pour cet acte comme une fin. Or, ce
bien qui est le but de la foi, c'est le bien divin, objet propre de la charité.
C'est pourquoi la charité est appelée la forme de la foi, en tant que par la
charité l’acte de la foi est vraiment parfait et formé.
Solutions :
1. On dit que la charité est la forme de la foi en tant
qu'elle donne forme à l’acte de la vertu même de foi. Rien n'empêche qu'un acte
unique soit formé par des habitus différents, et se ramène ainsi à des espèces
différentes, mais dans un certain ordre, comme nous l’avons dit, lorsqu'il
s'est agi des actes humains en général.
2. L’objection est valable s'il s'agit de la forme
intrinsèque. Or ce n'est pas ainsi que la charité est la forme de la foi, c'est
en tant qu'elle forme l’acte de la foi dans le sens que nous venons de dire.
3. L’obéissance elle-même, comme l’espérance et toute autre
vertu, peut précéder l’acte de foi en étant formée par la charité, comme on le
montrera plus loin. Et c'est pourquoi la charité est précisément tenue pour la
forme de la foi.
Objections :
1. Il semble que la foi informe ne puisse devenir une foi
formée, ni l’inverse. Car, selon l’Apôtre (1 Co 13, 10) : "Quand viendra
ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra." Mais la foi informe
est imparfaite en face de la foi formée. Donc lorsque paraît celle-ci, celle-là
est éliminée si bien qu'elles ne forment pas un habitus numériquement un.
2. Ce qui est mort ne devient pas vivant. Mais la foi informe
est une foi morte, selon saint Jacques (2, 20) : "La foi sans les oeuvres
est une foi morte." La foi informe ne peut donc se changer en foi formée.
3. Quand survient la grâce de Dieu, elle n'a pas moins d'effet
chez un fidèle que chez un infidèle. Or, en venant chez un infidèle, elle cause
chez lui l’habitus de foi. Donc, lorsqu'elle vient aussi chez un fidèle qui
avait jusque-là un habitus de foi informe, elle cause en lui un autre habitus
de foi.
4. Comme dit Boèce, les accidents ne peuvent pas subir
d'altération. Mais la foi est un accident. Une même foi ne peut donc pas être
tantôt formée et tantôt informe.
Cependant :
Sur le passage
cité de saint Jacques : "La foi sans les oeuvres est une foi morte", la
Glose ajoute : "Par les oeuvres elle se remet à vivre." Donc cette
foi qui d'abord était morte et informe devient formée et vivante.
Conclusion :
Il y a eu à cet
égard des opinions diverses. Certains ont dit : autre est l’habitus de la foi
formée et autre celui de la foi informe ; à la venue d'une foi formée, la foi
informe est enlevée. Pareillement lorsqu'un homme, après avoir eu la foi formée,
pèche mortellement, un autre habitus survient, un habitus de foi informe, infusé
par Dieu. Mais il ne paraît pas admissible qu’une grâce advienne à l’homme pour
exclure un don de Dieu, ni non plus qu'un don de Dieu soit infusé à l’homme à
cause d'un péché mortel.
Aussi d'autres ont
dit que foi formée et foi informe sont bien des habitus différents ; cependant,
lorsque survient la foi formée, l’habitus de foi informe n'est pas enlevé, mais
il subsiste chez le même homme en même temps que l’habitus de foi formée. Mais
cela encore semble inadmissible, qu'un habitus de foi informe demeure sans rien
faire chez celui qui possède un habitus de foi formée.
C'est pourquoi il
faut dire que l’habitus est le même pour la foi formée que pour la foi informe.
La raison en est qu'un habitus se diversifie d'après ce qui lui appartient
essentiellement. Puisque la foi est une perfection de l’intelligence, ce qui
appartient à l’intelligence appartient essentiellement à la foi ; tandis que ce
qui appartient à la volonté n'appartient pas essentiellement à la foi au point
que cela puisse diversifier l’habitus de la foi. Or, la distinction entre foi
formée et foi informe dépend de ce qui appartient à la volonté, c'est-à-dire
dépend de la charité ; elle ne dépend pas de ce qui appartient à
l’intelligence. Aussi foi formée et foi informe ne sont-elles pas des habitus
différents.
Solutions :
1. La parole de l’Apôtre doit s'entendre d'une imperfection
qui tient à l’essence même de l’être imparfait. Car en ce cas il faut qu'à la
venue du parfait l’imparfait soit exclu ; c'est ainsi que, lorsqu'advient la
vision à découvert, la foi est exclue, puisqu'il lui est essentiel d'avoir pour
objet ce qui ne se voit pas. Mais si l’imperfection ne tient pas à l’essence
même de la réalité imparfaite, alors le même être numériquement, qui était
imparfait, devient parfait. Ainsi, comme l’enfance ne tient pas à notre essence
même, le même numériquement qui était un enfant, devient un homme. Pour ce qui
est de la foi, le manque de forme ne tient pas à l’essence de la foi, mais cela
lui arrive, nous venons de le dire, par accident. Aussi est-ce bien la foi
informe elle-même qui devient foi formée.
2. Ce qui fait la vie de l’animal appartient à sa raison même
d'animal, c'est sa forme essentielle, en un mot son âme. Voilà pourquoi un mort
ne peut devenir un vivant, mais ce qui est mort est d'une autre espèce que ce
qui est vivant. Au contraire ce qui fait que la foi est une foi vive ou formée
n'appartient pas à l’essence de la foi ; ce n'est donc pas pareil.
3. La grâce produit la foi chez quelqu'un, non seulement quand
celle-ci commence d'exister à nouveau, mais encore tout le temps qu'elle dure.
Nous l’avons dit en effet : Dieu opère à tout moment la justification de
l’homme comme le soleil répand à tout moment sa lumière dans l’air. Par
conséquent, la grâce ne fait pas moins lorsqu'elle se présente au fidèle que
lorsqu'elle se présente à l’infidèle : chez l’un comme chez l’autre elle opère
la foi, chez l’un en l’affermissant et en la perfectionnant, chez l’autre en la
créant à neuf. On peut dire aussi que, si la grâce ne cause pas la foi dans
celui qui l’a, c'est par accident, c'est-à-dire en raison de la disposition du
sujet, comme, en sens contraire, un second péché mortel n'ôte pas la grâce à
celui qui l’a perdue par un péché mortel précédents.
4. Par le fait que la foi formée devient informe ce qui est
changé ce n'est pas la foi elle-même, c'est l’âme, sujet de la foi ; elle
possède la foi tantôt sans la charité, et tantôt avec la charité.
Objections :
1. Il semble que non. Car la vertu est tournée vers le bien :
"Elle est, dit le Philosophe, ce qui rend bon celui qui la possède." Mais
la foi est tournée vers le vrai. Elle n'est donc pas une vertu.
2. Il y a plus de perfection dans la vertu infuse que dans la
vertu acquise. Or la foi, en raison de l’imperfection qui est en elle, n'est
pas au rang des vertus intellectuelles acquises, comme le montre Aristote. On
peut donc encore beaucoup moins la compter comme vertu infuse.
3. La foi formée et la foi informe, nous venons de le voir, sont
de la même espèce. Mais la foi informe n'est pas une vertu, puisqu'elle est
sans lien avec les autres vertus. La foi formée n'est donc pas non plus une
vertu.
4. Les grâces gratuitement données sont distinctes des vertus
; les fruits aussi. Mais la foi est comptée parmi les grâces gratuitement
données (1 Co 12, 9) ; elle est comptée également parmi les fruits (Ga 5, 22).
Elle n'est donc pas une vertu.
Cependant :
On est justifié
par les vertus, car "la justice est toute la vertu", selon Aristote.
Or, on est justifié par la foi, selon saint Paul (Rm 5, 1) : "Justifiés
par la foi nous avons la paix." La foi est donc une vertu.
Conclusion :
De ce que nous
avons dit plus haut, il résulte que la vertu humaine est celle par laquelle
l’acte humain est rendu bon. Aussi peut-on appeler vertu humaine tout habitus
qui est toujours le principe d'un acte bon. Or la foi formée est un habitus de
cette sorte. Car, puisque croire est un acte de l’intelligence qui donne son
assentiment au vrai sous l’empire de la volonté, pour qu'un tel acte soit
parfait deux conditions sont requises : L’une : que l’intelligence tende
infailliblement à son bien, qui est le vrai ; l’autre : qu'elle soit
infailliblement ordonnée à la fin ultime en raison de quoi la volonté, elle
aussi, donne son assentiment au vrai. Ces deux conditions se trouvent dans
l’acte de la foi formée. Car il est essentiel à la foi elle-même de toujours
porter l’intelligence au vrai puisque, comme nous l’avons dit, cette foi ne
peut comporter de fausseté ; en outre, par la charité, qui forme la foi, l’âme
a de quoi ordonner infailliblement sa volonté à la fin bonne. C'est pourquoi la
foi formée est une vertu.
Mais la foi
informe n'en est pas une. Car, si l’acte de foi informe a du côté de
l’intelligence la perfection requise, il ne l’a cependant pas du côté de la
volonté. De même que, s'il y avait de la tempérance dans l’appétit
concupiscible, et qu'il n'y eût pas de prudence dans la raison, ce ne serait
pas, avons-nous dit plus haut, la vertu de tempérance. Car, pour l’acte de la
tempérance il faut et l’acte de la raison et celui du concupiscible, comme pour
l’acte de la foi il faut et l’acte de la volonté et celui de l’intelligence.
Solutions :
1. Le vrai est lui-même le bien de l’intelligence puisque
l’intelligence y trouve sa perfection. C'est pourquoi, en tant que
l’intelligence est déterminée au vrai par la foi, celle-ci est tournée vers un
bien. Mais en outre, en tant qu'elle est formée par la charité, elle est
tournée aussi vers le bien selon qu'il est objet de volonté.
2. La foi dont parle le Philosophe s'appuie sur une raison
humaine, qui n'est pas rigoureusement concluante, et qui peut comporter du faux
; aussi une telle foi n'est-elle pas une vertu. Mais la foi dont nous parlons
s'appuie sur la vérité divine qui est infaillible et ainsi ne peut laisser de
place pour le faux : c'est pour cela qu'une telle foi peut être une vertu.
3. La foi formée et la foi informe ne diffèrent pas d'espèce
comme si elles existaient dans des espèces différentes, mais comme du parfait
et de l’imparfait dans la même espèce. Aussi la foi informe n'arrive-t-elle pas
à réaliser la parfaite raison de vertu, par cela même qu'elle est imparfaite, alors
que "la vertu est une perfection" selon le Philosophe.
4. Certains pensent que cette foi qui est comptée parmi les
grâces gratuitement données est la foi informe. Mais cela est à rejeter. Car
les grâces gratuitement données qui sont ici énumérées ne sont pas des grâces
communes à tous les membres de l’Église ; d'où le mot de l’Apôtre à cet endroit
: "Il y a diversité de grâces", et ensuite : "A l’un est donné
ceci, à l’autre est donné cela." La foi informe, au contraire, est commune
à tous les membres de l’Église, car ce caractère informe n'appartient pas à la
substance de la foi en tant que la foi est un don de la grâce. Il faut dire par
conséquent que la foi, dans le passage en question, est prise pour une foi
d'ordre supérieur : par exemple, pour "la constance dans la foi", comme
dit la Glose, ou bien pour "la parole de foi." - Et si la foi est
comptée comme un fruit, c'est parce qu'il y a de la délectation dans son acte, en
raison de la certitude qu'on y goûte. Aussi, sur ce passage où sont énumérés
les fruits (Ga 5, 19-23) la Glose explique-t-elle que la foi est "la
certitude des réalités invisibles."
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas une seule foi. Car l’Apôtre
(Ep 2, 8) affirme qu'elle "est un don de Dieu". Mais, comme on le
voit dans Isaïe (11, 2) la sagesse et la science sont comptées, elles aussi, parmi
les dons de Dieu. Or, elles diffèrent en ce que la sagesse a pour objet les
réalités éternelles, et la science, au contraire, les réalités temporelles, comme
le montre saint Augustin. Puisque la foi a pour objet et les réalités
éternelles et certaines réalités temporelles, il semble qu'il n'y ait pas une
seule foi et qu'elle se distingue en plusieurs parties.
2. La confession de la foi, avons-nous dit, est l’acte de la
foi. Mais il n'y en a pas qu'une, et elle n'est pas la même pour tous. Ce que
nous confessons comme réalisé, les anciens Pères le confessaient comme futur
témoin Isaïe disant (7, 14) : "Voici qu'une vierge concevra." Il n'y
a donc pas une foi unique.
3. La foi est commune à tous les fidèles du Christ. Mais un
accident unique ne peut pas exister dans des sujets différents. Il ne peut donc
pas y avoir une foi unique chez tous.
Cependant :
L’Apôtre déclare
(Ep 4, 5) : "Un seul Seigneur, une seule foi."
Conclusion :
La foi, si on la
prend comme un habitus, peut être considérée de deux façons. Du côté de l’objet,
et par là elle est une, car son objet formel est la Vérité première et c'est en
y adhérant que nous croyons à tout ce qui peut se trouver contenu dans la foi.
Du côté du sujet, la foi se diversifie selon qu'elle est chez des sujets
différents. Or, il est évident que la foi, comme n'importe quel autre habitus, est
spécifiée par la raison formelle de son objet, mais individuée par son sujet.
Voilà pourquoi, si l’on prend la foi pour l’habitus qui nous fait croire, alors
elle est unifiée dans son espèce, et différenciée en nombre dans ses divers
sujets. - Mais, si l’on prend la foi au sens de ce qui est cru, là aussi il y a
une seule foi. Car c'est la même chose qui est crue par tous ; et s'il y a une
grande diversité dans les vérités à croire, même dans celles que tous croient
universellement, toutes cependant se ramènent à une seule.
Solutions :
1. Les vérités temporelles qui nous sont proposées dans la
foi n'appartiennent à l’objet de foi que par rapport à quelque chose d'éternel,
qui est, avons-nous dit, la vérité première ; et c'est pourquoi la foi est une
pour le temporel et pour l’éternel. Mais il en est autrement de la sagesse et
de la science, qui considèrent les réalités du temps et celles de l’éternité
sous leurs raisons propres.
2. Cette différence du passé et du futur ne vient pas d'une
diversité dans la réalité que l’on croit, mais d'une diversité dans la relation
des croyants à l’unique réalité qu'ils croient, nous l’avons établi
précédemment.
3. l’argument est valable pour la diversité de la foi dans le
nombre des sujets.
Objections :
1. Il ne semble pas que la foi soit la première des vertus.
Car sur Luc (12, 4), la Glose dit que "la force est le fondement de la foi".
Mais le fondement a priorité sur ce qu'il fonde. La foi n'est donc pas la
première vertu.
2. Sur le Psaume (37), une certaine Glose dit que "l’espérance
est une introduction à la foi". Mais l’espérance, nous le dirons, est une
vertu. La foi n'est donc pas première.
3. On a dit que l’intelligence du croyant est inclinée à
donner son assentiment à ce qui est de foi, par obéissance à Dieu. Mais
l’obéissance aussi est une vertu. Donc la foi n'est pas la première vertu.
4. Comme il est dit dans la Glose, ce n'est pas la foi informe
qui est un fondement, c'est la foi formée. Or nous savons que la foi est formée
par la charité. C'est donc par la charité que la foi peut être un fondement. La
charité est un fondement plus que la foi, car le fondement est la base première
de l’édifice. Ainsi semble-t-il qu'elle ait priorité sur la foi.
5. Enfin, l’ordre des habitus se comprend d'après celui des
actes. Mais, dans l’acte de foi, l’acte de la volonté, que perfectionne la
charité, précède l’acte de l’intelligence, que perfectionne la foi, comme la
cause précède son effet. Donc la charité précède aussi la foi, et celle-ci
n'est pas la première des vertus.
Cependant :
L’Apôtre dit que
"la foi est la substance des réalités à espérer". Mais la substance
implique la priorité. Donc la foi est la première des vertus.
Conclusion :
Quelque chose peut
avoir priorité sur une autre chose de deux manières : par soi ou par accident.
- Par soi, il est certain qu'entre toutes les vertus la première est la foi.
Puisque, en matière d'action, la fin est principe, nous l’avons déjà dit, nécessairement
les vertus théologales, parce qu'elles ont pour objet la fin ultime, possèdent
la priorité sur toutes les autres vertus. Mais, cette fin ultime elle-même, il
faut qu'elle soit dans l’intelligence avant d'être dans la volonté parce que
celle-ci se porte sur un objet en tant seulement qu'il est saisi par l’esprit.
Aussi, comme la fin ultime est dans la volonté par l’espérance, et comme la
charité est dans l’intelligence par la foi, nécessairement la foi est la
première entre toutes les vertus : le fait est que la connaissance naturelle ne
peut s'élever jusqu'à Dieu sous l’aspect où il est objet de béatitude, selon
que tendent à lui l’espérance et la charité.
Mais, par accident,
une vertu peut avoir priorité sur la foi. Une cause accidentelle a une priorité
accidentelle. Or, écarter un obstacle relève de la cause accidentelle, comme le
montre bien le Philosophe. D'après cela, on peut dire que des vertus ont sur la
foi une priorité accidentelle, en tant qu'elles écartent ce qui empêche de
croire ; ainsi la force écarte cette crainte désordonnée qui paralyse la foi, l’humilité
cet orgueil qui fait que l’intelligence refuse de se soumettre à la vérité de
la foi, et on peut dire la même chose de quelques autres vertus. Encore
qu'elles ne soient de vraies vertus que si la foi est présupposée, comme le
fait voir saint Augustin dans son livre contre Julien.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. L’espérance ne peut pas être une introduction à toutes les
composantes de la foi. En effet, on ne peut avoir l’espérance de la béatitude
éternelle que si la foi nous en révèle la possibilité, car l’impossible, nous
l’avons dit, n'est pas objet de l’espérance. Mais par l’espérance quelqu'un
peut être amené à persévérer dans la foi, ou bien à fermement adhérer à la foi,
et en ce sens on dit que l’espérance est une introduction à la foi.
3. On parle de l’obéissance en deux sens. Parfois elle
implique l’inclination de la volonté à accomplir les commandements divins. En
ce sens elle n'est pas une vertu spéciale, mais elle est incluse d'une manière
générale en toute vertu, du fait que tous les actes des vertus tombent sous des
préceptes de la loi divine, ainsi qu'on l’a observé plus haut. A cet égard
l’obéissance est requise pour la foi. - Autrement, on peut prendre l’obéissance
en tant qu'elle implique une certaine inclination à accomplir les commandements
selon qu'ils se présentent comme une véritable dette. En ce sens elle est une
vertu spéciale ; elle est une partie de la justice, car en obéissant au
supérieur, on lui rend ce qui lui est dû. A ce point de vue, l’obéissance vient
après la foi, parce que celle-ci révèle clairement à l’homme que Dieu est un
supérieur à qui l’on doit obéir.
4. Pour qu'un fondement le soit vraiment, il ne faut pas
seulement qu'il soit la base première, il faut aussi qu'il soit uni aux autres
parties de l’édifice ; ce ne serait pas un fondement si les autres parties de
l’édifice ne lui étaient pas rattachées. Or la cohésion de l’édifice spirituel
vient de la charité, selon la lettre aux Colossiens (3, 14) : "Par-dessus
tout ayez la charité : elle est le lien de la perfection." Voilà comment
la foi sans la charité ne peut être un fondement spirituel. Il ne s'ensuit
cependant pas que la charité passe avant la foi.
5. Un acte de vouloir est exigé avant la foi ; mais non un
acte de vouloir informé par la charité ; un tel acte, au contraire, présuppose
la foi, car la volonté ne peut tendre vers Dieu d'un amour parfait si
l’intelligence ne possède pas une foi droite en ce qui concerne Dieu.
Objections :
1. Il semble que la foi n'ait pas plus de certitude que la
science et les autres vertus intellectuelles. En effet, le doute s'oppose à la
certitude ; aussi une chose paraît-elle d'autant plus certaine qu'elle peut
comporter moins de doute, de même qu'un être est d'autant plus blanc qu'il
comporte moins de noir. Mais l’intelligence, la science et aussi la sagesse, n'ont
pas de doute en ce qui concerne leurs objets, tandis que le croyant peut de
temps en temps ressentir un mouvement d'hésitation et douter en matière de foi.
La foi n'a donc pas plus de certitude que les vertus intellectuelles.
2. On est plus sûr de ce qu'on voit que de ce qu'on entend.
Mais, dit l’Apôtre (Rm 10, 17), "la foi vient de ce qu'on entend", alors
que, dans l’intelligence, la science et la sagesse, est incluse une certaine
vision de l’esprit. Il y a donc plus de certitude dans la science ou
l’intelligence que dans la foi.
3. En ce qui relève de l’intelligence, plus il y a de
perfection, plus il y a de certitude. Or il y a plus de perfection dans
l’intelligence que dans la foi, puisque c'est à travers la foi qu'on arrive à
l’intelligence, suivant la parole d'Isaïe (7, 9) d'après une autre version :
"Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas l’intelligence." Et
saint Augustin, dit aussi à propos de la science que c'est elle "qui
fortifie la foi". S'il y a plus de perfection, il y a donc aussi plus de
certitude dans la science ou l’intelligence que dans la foi.
Cependant :
saint Paul écrit
(1 Th 2, 13) : "Lorsque vous avez reçu" par la foi "la parole
que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie non comme une parole
d'homme, mais comme ce qu'elle est vraiment, la parole de Dieu". Mais rien
n'est plus certain que la parole de Dieu. Donc la science, ni rien d'autre, n'est
pas plus certaine que la foi.
Conclusion :
Comme nous l’avons
dit, deux des vertus intellectuelles regardent les choses contingentes : la
prudence et l’art. La foi passe avant elles en certitude à cause de sa matière,
puisqu'elle a pour objet les réalités éternelles qui ne seront jamais autrement
qu'elles sont. Quant au reste des vertus intellectuelles : la sagesse, la
science et l’intelligence, elles concernent le domaine du nécessaire, nous
l’avons dit. Mais il faut savoir que les mots : sagesse, science et
intelligence se prennent en deux sens : en tant qu'elles sont données par le
Philosophe comme des vertus intellectuelles ; en tant qu'elles figurent parmi
les dons du Saint-Esprit. Selon la première acception, il faut dire que la
certitude peut être envisagée de deux façons. D'abord selon la cause de la
certitude ; on dit alors que ce qui a une cause plus certaine est plus certain.
A ce point de vue, c'est la foi qui est la plus certaine, parce qu'elle
s'appuie sur la vérité divine, tandis que les trois autres vertus
intellectuelles s'appuient sur la raison humaine.
Mais on peut aussi
envisager la certitude du côté du sujet, et ainsi on dit plus certain ce que
l’intellect humain possède plus pleinement. Sous cet angle, parce que les
vérités de foi dépassent l’intellect humain, et non pas les objets des trois
autres vertus, la foi est moins certaine. Mais parce qu'on juge toute chose de
façon absolue d'après sa cause, tandis qu'on la juge de façon relative d'après
la disposition du sujet, on doit conclure que la foi est absolument plus
certaine, tandis que les autres vertus intellectuelles le sont relativement, c'est-à-dire
par rapport à nous.
Pareillement, si
l’on prend ces trois vertus comme des dons du Saint-Esprit pour la vie présente,
elles se rattachent à la foi comme au principe qu'elles présupposent. Aussi, même
à ce point de vue, la foi est plus certaine qu'elles.
Solutions :
1. Ce doute ne saurait être attribué à la cause de la foi. Il
est relatif à nous en tant que nous ne saisissons pas pleinement par
l’intelligence les vérités de foi.
2. Toutes choses égales d'ailleurs, ce qu'on voit est plus
certain que ce qu'on entend. Mais si celui que l’on entend surpasse de beaucoup
ce que l’on voit, alors il y a plus de certitude à entendre qu'à voir. De même,
si l’on n'a qu'une petite science, on est plus sûr de ce qu'on entend dire à un
savant que de ce qu'il semble qu'on voie selon sa propre raison. Or, l’homme est
beaucoup plus certain de ce qu'il entend de Dieu, qui ne peut se tromper, que
de ce qu'il voit par sa propre raison, laquelle peut se tromper.
3. La perfection de l’intelligence et de la science dépasse la
connaissance de foi par une plus grande évidence, non par une adhésion plus
certaine. Parce que toute la certitude de l’intelligence ou de la science, en
tant que ce sont des dons, procède de la certitude de la foi, de même que la
certitude dans la connaissance des conclusions procède de la certitude des
principes. Mais, selon que science, sagesse et intelligence sont des vertus
intellectuelles, elles se fondent sur la lumière naturelle de la raison, bien
inférieure à la certitude provenant de la parole de Dieu, sur laquelle se fonde
la foi.
- 1. Est-ce que, dans
sa condition première, l'ange ou l'homme a eu la foi ? - 2. Les démons ont-ils
la foi ? - 3. Des hérétiques dans l'erreur sur un seul article de foi ont-ils
la foi sur les autres articles ? - 4. Parmi ceux qui ont la foi, l'un peut-il
l'avoir plus grande qu’un autre ?
Objections :
1. Il semble que non. Hugues de saint-Victor dit en effet :
"Tant qu'on n'a pas ouvert l'oeil de la contemplation, on n'a pas la force
de voir Dieu et ce qui est en Dieu." Mais l'ange, dans l'état de sa
condition première, avant sa confirmation ou sa chute, avait ouvert l'oeil de
la contemplation : il voyait les choses dans le Verbe, dit saint Augustin. Et
pareillement le premier homme dans l'état d'innocence semble avoir ouvert
l'oeil de la contemplation : dans ce premier état "il a connu son Créateur",
dit Hugues de saint-Victor dans ses Sentences, "non de cette connaissance qu'on reçoit du dehors uniquement
par audition, mais de celle qui est fournie du dedans par inspiration ; non de
celle par laquelle les croyants cherchent maintenant dans la foi un Dieu absent,
mais de celle qui le faisait apercevoir plus manifestement dans une présence de
contemplation". Donc, ni l'homme ni l'ange, dans l'état de sa condition
première, n'a eu la foi.
2. La connaissance de foi est énigmatique et obscure." Nous
voyons maintenant, dit l'Apôtre (1 Co 13, 12) par un miroir, en énigme." Or,
dans leur condition première, il n'y avait ni chez l'homme ni chez l'ange
aucune obscurité, car l'obscurcissement est le châtiment du péché. Donc, la foi
n'a pas pu exister chez l'homme ni chez l'ange dans l'état de leur premier
établissement.
3. Enfin l'Apôtre (Rm 10, 17) dit que "la foi vient de la
prédication qu'on entend, et la prédication vient de la parole de Dieu".
Mais cela n'avait pas sa place dans le premier état de la condition angélique
ou humaine ; car il n'y avait pas lieu de s'instruire par autrui. Donc, dans cet
état, il n'y avait de foi ni chez l'homme ni chez l'ange.
Cependant :
L'Apôtre affirme
(He 11, 6) : "Celui qui s'approche de Dieu doit croire." Mais l'ange
et l'homme dans la première condition étaient en état de s'approcher de Dieu.
Ils avaient donc besoin de la foi.
Conclusion :
Certains disent
que, chez les anges avant la confirmation et la chute, et chez l'homme avant le
péché, la foi n'a pas existé en raison de la vision manifeste qu'on avait alors
des réalités divines. Mais comme la foi reste "la preuve de ce qui ne se
voit pas", selon l'Apôtre (He 11, 1), et que "par elle on croit ce
qu'on ne voit pas", dit saint Augustin, cette manifestation, à elle seule,
exclut la raison de foi, puisqu'elle rend apparent et fait voir ce qui est
l'objet principal de la foi. Mais le principal objet de la foi, c'est la Vérité
première dont la vision fait les bienheureux et se substitue à la foi. Donc, puisque
ni l'ange avant sa confirmation ni l'homme avant son péché n'a eu cette
béatitude dans laquelle on voit Dieu par son essence, il est évident qu'ils
n'eurent pas une connaissance assez claire pour exclure essentiellement la foi.
Donc, si l'un ou l'autre n'a pas eu la foi, ce n'a pu être que parce qu'il est
demeuré dans une profonde ignorance de ce dont il s'agit dans la foi. Et si
l'homme et l'ange avaient été créés, comme certains le disent, dans l'état de
pure nature, peut-être pourrait-on soutenir que la foi n'a existé ni chez
l'ange avant sa confirmation ni chez l'homme avant son péché ; car la
connaissance de foi est au-dessus de la connaissance naturelle que peut avoir
de Dieu non seulement l'homme mais aussi l'ange. Toutefois, puisque nous avons
déjà dit dans la première Partie que l'homme et l'ange ont été créés avec le
don de la grâce, il est nécessaire de dire que cette grâce reçue et non encore
consommée a mis en eux un commencement de la béatitude espérée ; et cette
béatitude commence bien dans la volonté par l'espérance et par la charité, mais
dans l'intelligence par la foi, nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi il
est nécessaire de dire que l'ange avant d'être confirmé en grâce avait eu la
foi, et pareillement l'homme avant le péché.
Mais il faut tenir
compte de ce qu'il y a dans l'objet de foi un côté pour ainsi dire formel :
cette Vérité première qui demeure au-dessus de toute connaissance naturelle de
la créature, et un côté matériel qui est ce à quoi nous donnons assentiment en
adhérant à la Vérité première. Quant au premier de ces deux aspects, la foi
existe communément chez tous ceux qui, sans avoir encore obtenu la béatitude
future, possèdent une connaissance de Dieu en adhérant à la Vérité première.
Mais, quant aux choses qui sont matériellement proposées à croire, certaines
sont crues par l'un, qui sont manifestement sues par un autre, même dans l'état
présent, comme nous l'avons expliqué plus haut. Et à cet égard aussi on peut
dire que l'ange avant sa confirmation et l’homme avant son péché ont connu
d'une connaissance manifeste certaines choses sur les mystères divins que nous
ne pouvons maintenant connaître que par la foi.
Solutions :
1. Bien que les dires d'Hugues de saint-Victor ne soient que
d'un maître et n'aient pas la force d'une autorité, on peut en tenir compte en
précisant que la contemplation qui supprime la nécessité de la foi, c'est la
contemplation de la patrie, dans laquelle la vérité surnaturelle est vue par
son essence. Or, cette contemplation, l'ange ne l'eut pas avant sa confirmation,
ni l'homme avant son péché. Mais leur contemplation était plus élevée que la
nôtre ; par elle, s'approchant d'avantage de Dieu, ils pouvaient connaître
clairement sur les effets divins plus de choses que nous ne le pouvons. Aussi
n'y avait-il pas en eux une foi qui leur fit chercher Dieu de loin comme nous
le cherchons. Dieu leur était en effet plus présent par la lumière de la
sagesse qu'il ne l'est à nous, bien qu'il ne fût pas présent à eux comme il
l'est aux bienheureux par la lumière de gloire.
2. Dans l'état de cette première condition de l'homme ou de
l'ange, il n'y avait pas l'obscurité de la faute ou du châtiment. Il y avait
cependant dans l'intelligence de l'homme et dans celle de l'ange une certaine
obscurité naturelle, selon que toute créature est ténèbres en comparaison de
l'immensité de la lumière divine. Et cette obscurité suffit pour réaliser la
raison de foi.
3. Dans l'état de cette première condition il n'y avait pas à
entendre un homme parlant extérieurement, mais Dieu qui inspirait
intérieurement. C'est d'ailleurs ainsi que les prophètes entendaient, selon
cette parole du Psaume (85, 9 Vg) : "J'écouterai ce que mon Dieu dira en
moi."
Objections :
1. Il y a toute apparence que non." La consistance de la
foi, dit saint Augustin, réside dans la volonté des croyants." Or, c'est
par une volonté bonne que l'on veut croire Dieu. Si l'on admet, comme nous
l'avons dit dans la première Partie qu'il n'y a chez les démons aucune volonté
délibérée qui soit bonne, il semble qu'il n'y ait pas chez eux de foi.
2. La foi est un don de la grâce divine dit saint Paul (Ep 2, 8)
: "C'est par grâce que vous avez été sauvés par la foi ; elle est en effet
un don de Dieu." Mais les démons ont perdu par le péché les dons de la
grâce comme dit la Glose sur ce passage d'Osée (3, 1) : "Ils regardent
vers des dieux étrangers et ils aiment les gâteaux de raisin." La foi
n'est donc pas restée chez les démons après leur péché.
3. L'infidélité paraît bien être le plus grave des péchés. Saint
Augustin l'enseigne sur cette parole en saint Jean (15, 22) : "Si je
n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils n'auraient pas de péché
; mais maintenant ils n'ont pas d’excuse à leur péché." Or le péché
d'infidélité existe chez certains hommes. Par conséquent, s'il restait de la
foi chez les démons, le péché des hommes serait plus grave que celui des démons,
ce qui ne semble pas admissible. Donc il n'existe pas de foi chez les démons.
Cependant :
Saint Jacques (2, 19)
que "les démons croient, et ils tremblent".
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, l’intelligence du croyant adhère à la réalité à laquelle il croit, non
parce qu'elle voit cette réalité, soit en la regardant elle-même, soit en la
ramenant à de premiers principes vus par soi, mais parce que l'autorité divine
la convainc d'adhérer à ce qu’elle ne voit pas, et à cause du commandement de
la volonté qui meut l'intellect et qui obéit à Dieu. Mais que la volonté meuve
ainsi l'intelligence à donner un assentiment, cela peut venir de deux causes.
D'une part, de ce que la volonté est ordonnée au bien, et alors croire est un
acte louable. D'autre part, de ce que l'intelligence est convaincue au point
d'estimer qu'elle ne peut faire autrement que de croire à ce qui est dit, encore
qu'elle ne soit pas convaincue par l'évidence de la chose. Par exemple, si un
prophète prédisait dans un discours inspiré par le Seigneur un événement futur,
et s'il produisait un signe en ressuscitant un mort, par ce signe même celui
qui le voit recevrait dans son intelligence une conviction telle qu'il
connaîtrait clairement que la chose est dite par Dieu, qui ne ment pas ; et
pourtant l'événement futur, celui qui est prédit, ne serait pas évident en soi
si bien que cela ne détruirait pas la raison de foi. Nous devons donc conclure
que chez les fidèles du Christ ce qu'on loue c'est la foi à la première
manière. De cette manière elle n'existe pas chez les démons. Mais elle existe
chez eux uniquement de la seconde manière. Ils voient en effet beaucoup
d'indices évidents par lesquels ils perçoivent que l'enseignement de l’Église
vient de Dieu, bien qu'ils ne voient pas les réalités mêmes que l'Église
enseigne, par exemple que Dieu est trine et un, ou quelque chose de ce genre.
Solutions :
1. La foi des démons est en quelque sorte une foi forcée par
l'évidence des signes. Et c'est pour cela qu'il n'y a pas à louer leur volonté
parce qu'ils croient.
2. La foi qui est un don de la grâce incline l'homme à croire
par un certain attachement au bien, même quand cette foi demeure informe. Aussi
la foi qui existe chez les démons n'est-elle pas un don de la grâce ; ils sont
plutôt forcés à croire par la perspicacité de leur intelligence naturelle.
3. Il déplaît aux démons que les signes de la foi soient si
évidents qu'ils se trouvent contraints à croire. Et c'est pourquoi la malice
des démons n'est en rien diminuée par le fait qu'ils croient.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car l'intelligence naturelle d'un
hérétique n'est pas plus forte que celle d'un catholique. Mais l'intelligence
d'un catholique a besoin, pour croire à n'importe quel article de foi, d'être
aidée par le don de la foi. Il semble donc que les hérétiques ne puissent pas
non plus croire quelques articles sans le don de la foi informe.
2. Il y a dans la foi de multiples articles comme il y a dans
une science, la géométrie par exemple, de multiples conclusions. Mais quelqu'un
peut avoir la science de la géométrie en ce qui concerne certaines conclusions
géométriques tout en ignorant les autres. Donc quelqu'un peut avoir la foi par
rapport à quelques articles de foi, tout en ne croyant pas aux autres.
3. C'est obéir à Dieu que de croire aux articles de la foi, comme
d'observer les commandements de la loi. Mais on peut être obéissant pour
certains commandements et non pour d'autres. On peut donc aussi avoir la foi
sur certains articles et non sur d'autres.
Cependant :
De même que le
péché mortel s'oppose à la charité, le refus de croire à un seul article
s'oppose à la foi. Or la charité ne reste pas dans l'homme après un seul péché
mortel. Donc la foi non plus après qu'on refuse de croire à un seul article de
foi.
Conclusion :
L'hérétique qui
refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l'habitus de foi, ni de
foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu'il
soit, l'espèce dépend de ce qu'il y a de formel dans l'objet ; cela enlevé, l'habitus
ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu'il y a de formel en l'objet de foi,
c'est la vérité première telle qu'elle est révélée dans les saintes Écritures
et dans l'enseignement de l'Église, qui procède de la Vérité première. Par
suite, celui qui n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à
l'enseignement de l'Église qui procède de la Vérité première révélée dans les
saintes Écritures, celui-là n'a pas l'habitus de la foi. S'il admet des vérités
de foi, c'est autrement que par la foi. Comme si quelqu'un garde en son esprit
une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair
qu'il n'en a pas la science, mais seulement une opinion.
En revanche, il
est clair aussi que celui qui adhère à l'enseignement de l'Église comme à une
règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l'Église enseigne.
Autrement, s'il admet ce qu'il veut de ce que l'Église enseigne, et n'admet pas
ce qu'il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n'adhère plus à
l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre
volonté. Ainsi est-il évident que l'hérétique qui refuse opiniâtrement de
croire à un seul article n'est pas prêt à suivre en tout l'enseignement de
l'Église ; car s'il n'a pas cette opiniâtreté, il n'est pas déjà hérétique, il
est seulement dans l'erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique
opiniâtre à propos d'un seul article, n'a pas la foi à propos des autres
articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre.
Solutions :
1. Les autres articles de foi sur lesquels l'hérétique n'est
pas dans l'erreur, il ne les admet pas de la même manière que les admet le
fidèle, c'est-à-dire par une simple adhésion à la Vérité premières, adhésion
pour laquelle on a besoin d'être aidé par l'habitus de foi. L'hérétique, lui, admet
des points de foi par sa propre volonté et par son propre jugement.
2. Dans les diverses conclusions d'une même science, il y a
divers moyens pour établir les preuves, et l'un peut être connu sans l'autre.
C'est pourquoi on peut savoir certaines conclusions d'une science tout en
ignorant les autres. Mais la foi adhère à tous les articles de foi en raison
d'un seul moyen, c'est-à-dire de la Vérité première telle qu'elle nous est
proposée dans les Écritures sainement comprises selon l'enseignement de
l'Église. C'est pourquoi celui qui se détache de ce moyen est totalement privé
de la foi.
3. Les divers préceptes de la loi peuvent être rapportés à
divers motifs prochains, et sous cet angle on peut observer l'un sans l'autre ;
ou bien à l'unique motif premier qui est d'obéir à Dieu parfaitement, et c'est
de quoi s'écarte quiconque transgresse un seul précepte selon la parole de
saint Jacques (2, 10) ; "Celui qui a péché sur un point s'est rendu
coupable de tous."
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Car la grandeur d'un habitus
dépend des objets. Mais quiconque a la foi croit à toutes les choses qui sont
de foi, puisque celui qui est en défaut sur un seul point perd totalement la
foi, nous venons de le voir. Il ne paraît donc pas que la foi puisse être plus
grande chez l'un que chez l'autre.
2. D'ailleurs les choses qui sont à un sommet ne reçoivent pas
le plus et le moins. Or tel est le cas de la foi ; elle est par sa raison
formelle à un sommet puisqu'elle exige qu'on s'attache par-dessus tout à la
Vérité première. Elle ne reçoit donc pas le plus et le moins.
3. Dans la connaissance selon la grâce, la foi a le même rôle
que l'intelligence des principes dans la connaissance selon la nature, du fait
que les articles de foi sont les premiers principes de la connaissance, nous
l'avons montré. Mais l'intelligence des principes se rencontre d'une manière
égale chez tous les humains. Donc la foi se trouve aussi d'une manière égale
chez tous les fidèles.
Cependant :
Partout où l'on trouve
du petit et du grand, on trouve aussi du plus petit et du plus grand. C'est le
cas dans la foi. Le Seigneur dit à Pierre (Mt 14, 31) : "Homme de peu de
foi, pourquoi as-tu douté ?" Et à la femme il a dit (Mt 15, 28) : "Femme
ta foi est grande." C'est donc que la foi peut être plus grande chez l'un
que chez l'autre.
Conclusion :
Nous l'avons dit, la
grandeur d'un habitus est mesurée par deux choses : par l'objet, et selon le
degré de participation du sujet. Or l'objet de foi peut être considéré sous un
double aspect : dans sa raison formelle, et dans les choses qui sont
matériellement proposées comme ce qu'on doit croire. L'objet formel de la foi
est un et simple : c'est la Vérité première, nous l'avons déjà dit ; aussi, de
ce côté, la foi ne se diversifie pas chez les croyants, elle est chez tous
unique en son espèce, nous l’avons dit également. Mais, pour les choses que
l'on propose comme matière de la foi, elles sont plusieurs, et on peut les
accueillir plus ou moins explicitement. De ce fait, quelqu'un peut croire
explicitement plus de choses qu'un autre, ce qui fait que la foi peut être plus
grande chez quelqu'un, dans le sens d'une plus grande explicitation. Mais, si
l'on considère la foi suivant la participation du sujet, l'inégalité se
présente de deux façons. Car l'acte de la foi, nous l'avons dit, découle et de
l'intelligence et de la volonté. On peut donc dire que la foi est plus grande
chez quelqu'un, du côté de l'intelligence, en raison d'une certitude et d'une
fermeté plus grandes ; dit côté de la volonté, en raison d'une disponibilité
d'une générosité ou d'une confiance plus grande.
Solutions :
1. Celui qui refuse opiniâtrement de croire à l'un des points
qui sont contenus dans la foi, n'a pas l'habitus de foi, tandis que celui qui
ne croit pas explicitement tout, mais qui est prêt à croire tout, a cet habitus
de foi. Et c'est ce qui fait que, du côté de l'objet, l'un a une foi plus
grande que l'autre, dans le sens que nous venons de dire, en tant qu'il croit
explicitement plus de choses.
2. Il est de l'essence de la foi que la Vérité première soit
préférée à tout. Mais parmi ceux qui la préfèrent à tout, il en est qui se
soumettent à elle avec plus de certitude et de générosité que d'autres. Et en
ce sens la foi est plus grande chez l'un que chez l'autre.
3. L'intelligence des principes est une conséquence de la
nature humaine elle-même, laquelle se trouve chez tous d'une manière égale.
Mais la foi est une conséquence du don de la grâce, lequel n'est pas égal chez
tous, comme nous l'avons remarqué. Le raisonnement n'est donc pas le même dans
les deux cas. Cependant, selon qu'il a une grande capacité d'intelligence, quelqu'un
connaît plus qu'un autre la force des principes.
- 1. La foi est-elle infusée à l'homme par Dieu ? - 2. La foi informe
est-elle un don de Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non, car saint Augustin affirme : "La
foi est engendrée, nourrie, défendue, et fortifiée en nous par la science."
Mais ce qui est engendré en nous par la science semble être plus acquis
qu'infus. La foi n'est donc pas en nous, à ce qu'il semble, par infusion
divine.
2. Ce que l'homme atteint en écoutant et en regardant paraît
bien être acquis par lui. Mais l'homme parvient à croire en voyant les miracles
et en écoutant l'enseignement de la foi. Il est écrit en saint Jean (4, 58) :
"Le père se rendit compte que c'était l’heure à laquelle Jésus lui avait
dit : "Ton fils est vivant." Aussi crut-il, lui et toute sa maison."
Et saint Paul écrit (Rm 10, 17) : "La foi vient de ce qu'on entend." L'homme
possède donc la foi par acquisition.
3. Ce qui réside dans la volonté de l'homme peut être acquis
par l'homme. Or, dit saint Augustin : "la foi réside dans la volonté des
croyants". Donc elle peut être acquise par l'homme.
Cependant :
Il est écrit (Ep 2, 18) : "C'est par la grâce que vous
avez été sauvés moyennant la foi ; cela ne vient pas de vous, afin que nul ne
se glorifie : c'est un don de Dieu."
Conclusion :
Deux conditions
sont requises pour la foi. L'une est que les choses à croire soient proposées à
l'homme, et cette condition est requise pour que l'homme croie à quelque chose
d'une manière explicite. L'autre condition requise pour la foi est
l'assentiment du croyant à ce qui est proposé. Quant au premier point, il faut
nécessairement que la foi vienne de Dieu. Car les vérités de foi dépassent la
raison humaine. Aussi ne sont-elles pas connues par l'homme si Dieu ne les
révèle. Mais, tandis qu'à certains il les révèle immédiatement, comme il l'a
fait aux Apôtres et aux Prophètes, à certains il les propose en envoyant les
prédicateurs de la foi selon saint Paul (Rm 10, 15) : "Comment
prêcheront-ils s'ils ne sont pas envoyés ?"
Quant à la seconde
condition, qui est l'assentiment de l'homme aux choses de la foi, on peut
considérer une double cause. Il en est une qui de l'extérieur induit à croire :
ce sera par exemple la vue d'un miracle ou l'action persuasive d'un homme qui
exhorte à la foi. Ni l'une ni l'autre de ces deux causes n'est suffisante ; car,
parmi ceux qui voient un même miracle et qui entendent la même prédication, les
uns croient et les autres ne croient pas. Voilà pourquoi il faut admettre une
autre cause, intérieure celle-ci, qui meut l'homme à adhérer aux vérités de
foi. Mais cette cause, les pélagiens la plaçaient uniquement dans le libre arbitre
de l'homme, et c'est pourquoi ils affirmaient que le commencement de la foi
vient de nous, en ce sens qu'il dépend de nous que nous soyons prêts à adhérer
aux vérités de foi ; seul l'achèvement de la foi vient de Dieu, parce que c'est
lui qui nous propose ce que nous devons croire. Mais cela est faux, parce que
lorsqu'il adhère aux vérités de foi, l'homme est élevé au-dessus de sa nature ;
il faut donc que cela vienne en lui par un principe surnaturel qui le meuve du
dedans, et qui est Dieu. C'est pourquoi la foi, quant à l'adhésion qui en est
l'acte principal, vient de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce.
Solutions :
1. La science engendre et nourrit la foi à la manière d'une
persuasion extérieure qui provient d'une certaine science. Mais la cause
principale de la foi, sa cause propre, c'est ce qui intérieurement porte à
l'assentiment.
2. Cet argument, lui aussi, est valable pour la cause qui
propose extérieurement les vérités de foi, ou qui exhorte à croire par des
paroles ou par des faits.
3. L'acte de croire réside bien dans la volonté des croyants.
Mais il faut que la volonté de l'homme soit préparée par Dieu moyennant la
grâce, pour que cette volonté soit élevée à des choses qui dépassent la nature,
nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car il est écrit au Deutéronome (32, 4) :
"Les oeuvres de Dieu sont parfaites", alors que la foi informe est
quelque chose d'imparfait. Elle n'est donc pas une oeuvre de Dieu.
2. Comme on dit qu'un acte est difforme parce qu'il est privé
de la forme requise, ainsi dit-on que la foi est informe parce qu'elle est
privée de la forme requise. Or l'acte difforme du péché ne vient pas de Dieu, avons-nous
dit précédemment. La foi informe ne vient donc pas non plus de Dieu.
3. D'ailleurs, tout ce que Dieu guérit, il le guérit
totalement selon cette parole en saint Jean (7, 23). "Alors qu'un homme
reçoit la circoncision le jour du sabbat pour que la loi de Moïse soit
respectée, vous vous indignez contre moi parce que j'ai guéri un homme tout
entier le jour du sabbat." Mais par la foi l'homme est guéri de
l'infidélité. Quiconque par conséquent reçoit de Dieu le don de la foi est
guéri en même temps de tous ses péchés. Mais cela ne se produit que par la foi
formée. Elle seule est donc un don de Dieu, et non la foi informe.
Cependant :
Une glose dit que
"la foi qui est sans la charité est un don de Dieu". Or cette foi est
la foi informe ; donc celle-ci est un don de Dieu.
Conclusion :
Le manque de forme
est une privation. Mais il faut considérer que la privation appartient parfois
à la raison de l'espèce ; parfois non, car elle s'ajoute à une réalité qui a
déjà son espèce propre. Ainsi la privation de l'équilibre normal des humeurs
définit ce qui constitue spécifiquement la maladie ; en revanche, l'obscurité
n'entre pas dans la définition de ce qui constitue spécifiquement la matière
diaphane, elle s'ajoute seulement à cette matière. Donc, lorsqu'on assigne à
une réalité sa cause, cela s'entend de l'assignation de la cause qui fait que
la réalité existe dans sa propre espèce. Aussi ne peut-on dire que ce qui n'est
pas cause de la privation soit cause de la réalité, quand la privation entre
précisément dans la définition spécifique de cette réalité. Ainsi, on ne peut
assigner comme cause de la maladie ce qui n'est pas cause d'un déséquilibre des
humeurs. On peut cependant dire d'une chose qu'elle est cause d'une matière
diaphane, bien qu'elle ne soit pas cause de l'obscurité, parce que celle-ci ne
fait pas partie de la définition même du corps diaphane. Ainsi le manque de
forme dans la foi n'appartient pas à la notion spécifique de la foi elle-même, puisque
la foi est dite informe par le défaut, avons-nous dit, d'une certaine forme
extérieure à elle. C'est pourquoi cela est cause de la foi informe, qui est
cause de la foi tout court. Or c'est Dieu, avons-nous dite. Il reste donc que
la foi informe soit un don de Dieu.
Solutions :
1. Bien que la foi informe ne soit pas parfaite absolument de
la perfection qui fait la vertu, elle l'est cependant d'une certaine perfection
qui suffit à la raison de foi.
2. La difformité dans l'action atteint celle-ci dans ce
qu'elle a de spécifique en tant qu'acte moral, nous l'avons dit à propos des
actes humains. Une action est difforme en effet par la privation d'une forme
qui lui est intrinsèque, n'étant autre que la juste mesure dans toutes les
circonstances de l'acte. C'est pourquoi on ne peut jamais dire que Dieu soit
cause d'un acte difforme, parce que Dieu n'est pas cause d'un pareil manque de
forme, encore qu'il soit cause de l'acte en tant qu'acte. - Ou encore, il faut
remarquer que le manque de forme peut impliquer non seulement la privation de
la forme que l'acte devrait avoir, mais aussi la disposition contraire. De ce
point de vue la difformité est à l'acte ce que la fausseté est à la foi. C'est
pourquoi, de même que Dieu n'est pas l’auteur d'un acte déformé il ne l'est pas
non plus d’une foi faussée. Et, de même que Dieu est l’auteur d'une foi qui
n'est qu'informe, il l'est aussi des actes qui sont bons dans leur genre
quoique pas informés par la charité, comme il arrive la plupart du temps chez
les pécheurs.
3. Celui qui reçoit de Dieu la foi sans la charité, n’est pas
absolument guéri de l'infidélité, la culpabilité de son infidélité précédente
n'est pas enlevée. Il est guéri jusqu'à un certain point, c'est-à-dire qu'il ne
commet plus le péché d'infidélité. C'est là un cas qui se présente fréquemment
: quelqu'un s'arrête, par l'action de Dieu, de commettre un acte de péché, qui
cependant ne s'arrête pas, sous l'influence de sa propre iniquité, d'accomplir
l'acte d'un péché d'une autre sorte. C'est de cette manière que Dieu donne
quelquefois à un homme de croire, sans lui accorder cependant le don de la charité,
comme il accorde aussi à quelques-uns, en dehors de la charité, le don de
prophétie ou quelque chose de semblable.
- 1. La crainte est-elle un effet de la foi ? - 2. La purification du
coeur est-elle en effet de la foi ?
Objections :
1. Il semble que non, car l'effet ne précède pas la cause. Or
la crainte précède la foi, selon l'Ecclésiastique (2, 8) : "Vous qui
craignez Dieu, croyez-le." La crainte n'est donc pas un effet de la foi.
2. Une même chose n'est pas la cause d'effets contraires. Or
la crainte et l'espérance, avons-nous dit, à propos des passions, sont des
contraires. Mais il est dit dans la Glose que "la foi engendre l’espérance".
Elle n'est donc pas cause de crainte.
3. Un contraire, enfin, n'est pas cause de son contraire. Or
l'objet de la foi est un bien, la Vérité première ; tandis que celui de la
crainte, nous l’avons dit, est un mal. Or, les actes tirent leur espèce de
leurs objets. La foi ne peut donc pas causer la crainte.
Cependant :
Il y a la parole de saint Jacques (2, 19) : "Les démons
croient, et ils tremblent."
Conclusion :
La crainte, avons-nous
dit, est un certain mouvement de la puissance appétitive. Mais le principe de
tous les mouvements d'appétit, c'est la connaissance d'un bien ou d'un mal. Il
faut donc que la crainte, comme tous les mouvements d'appétit, ait pour
principe une perception. Or la foi produit précisément en nous une certaine
perception concernant certains maux, qui sont les châtiments infligés selon le
jugement de Dieu. De cette façon, la foi est cause de la crainte par laquelle
on redoute d'être puni par Dieu, et qui est la crainte servile. La foi est
aussi cause de la crainte filiale, par laquelle on redoute d'être séparé de
Dieu, ou bien par laquelle on évite de se comparer à Dieu par respect pour lui.
Cela vient de la foi qui nous fait estimer Dieu comme un bien immuable et
suprême : être séparé de lui est le plus grand mal, et vouloir s'égaler à lui
est mal. Mais la première crainte, qui est servile, a pour cause la foi
informe. La seconde, la crainte filiale, a pour cause la formée, celle qui fait
que par la charité l'homme adhère à Dieu et se soumet à lui.
Solutions :
1. La crainte de Dieu ne peut précéder la foi en tout, car si
nous étions tout fait dans l'ignorance de Dieu quant aux récompenses ou aux
châtiments dont nous sommes instruits par la foi, nous ne le craindrions en
aucune façon. Mais, supposé que la foi existe dans une âme touchant
quelques-uns des articles de foi, touchant par exemple l'excellence divine, la
crainte révérencielle s'ensuit, et cette crainte à son tour entraîne l'homme à
soumettre son intelligence à Dieu pour croire à tout ce qui est promis par
Dieu. D'où ce mot à la suite du texte cité "Et votre récompense ne
manquera pas."
2. Une même chose peut bien, sous des aspects contraires, causer
des effets contraires ; mais non la même chose sous un même aspect. D'un côté
la foi engendre l'espérance en nous faisant apprécier les récompenses que Dieu
accorde aux justes. Mais, d'un autre côté, elle est cause de crainte en tant
qu'elle suscite en nous la pensée des châtiments qu'il veut infliger aux
pécheurs.
3. L'objet premier et formel de la foi, c'est ce bien qui est
la Vérité première. Mais matériellement, dans ce qui est proposé à la foi, on
doit croire aussi à certains maux, par exemple que c'est un mal de ne pas se soumettre
à Dieu ou d'être séparé de lui, et que les pécheurs auront à supporter les
châtiments de Dieu. A cet égard la foi peut être cause de crainte.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la pureté du coeur se situe surtout
dans les affections. Mais la foi est dans l'intelligence. Donc elle ne cause
pas la purification du coeur.
2. Ce qui cause la purification du coeur ne peut exister en
même temps que l'impureté. Or la foi peut exister en même temps que l'impureté
du péché, comme on le voit chez ceux qui ont une foi informe. Donc la foi ne
purifie pas le coeur.
3. Si la foi purifiait en quelque manière le coeur de l'homme,
c'est surtout son intelligence qu'elle purifierait. Mais elle ne purifie pas
l'esprit de son obscurité puisqu'elle est une connaissance énigmatique.
D'aucune manière donc elle ne purifie le coeur.
Cependant :
Saint Pierre dit
(Ac 15, 9) : "Dieu a purifié leurs coeurs par la foi."
Conclusion :
Une chose est
impure en ce qu'elle est mélangée à de plus viles. On ne dit pas en effet que
l'argent est impur par l'alliage de l'or, qui augmente sa valeur ; mais il
l'est par l'alliage du plomb ou de l'étain. Or il est évident que la créature
raisonnable a plus de dignité que toutes les créatures temporelles et
corporelles. C'est pourquoi elle est rendue impure par le fait qu'elle se
soumet à elles par l'amour. De cette impureté elle est ensuite purifiée par le
mouvement contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle tend à ce qui est au-dessus
d'elle, à Dieu. Dans ce mouvement, il est sûr que le premier principe c'est la
foi : "Celui qui s'approche de Dieu doit croire" (He 11, 6). Et voilà
pourquoi le principe premier de la purification du coeur est la foi. Et si
cette foi trouve sa perfection dans une charité formée, elle cause une parfaite
purification.
Solutions :
1. Ce qui est dans l'intelligence est le principe de ce qui
est dans les affections, en tant que le bien perçu par l'intelligence met en
mouvement l'affection.
2. Même informe, la foi exclut une certaine impureté qui lui
est opposée : l'impureté de l'erreur. Cette impureté provient de ce que
l'intelligence humaine adhère d'une manière désordonnée aux réalités
inférieures, aussi longtemps qu'elle veut mesurer le divin d'après des raisons
qui ne s'appliquent qu'aux choses sensibles. Mais quand la foi est formée par
la charité, alors elle ne souffre plus avec elle aucune impureté : "La
charité couvre toutes les fautes", selon les Proverbes (10, 12).
3. L'obscurité de la foi ne relève pas de l'impureté de la
faute, mais plutôt du défaut naturel de l'intelligence humaine dans l'état de
la vie présente.
Il faut étudier maintenant ce qui concerne le don d'intelligence
(Question 8) et le don de science (Question 9), qui correspondent à la vertu de
foi.
- 1. L'intelligence est-elle un don de l'Esprit Saint ? - 2. Ce don
peut-il exister chez un homme en même temps que la foi ? - 3. Cette
intelligence, qui est un don du Saint-Esprit, est-elle seulement spéculative, ou
bien est-elle en outre pratique ? - 4. Tous ceux qui sont en état de grâce
ont-ils le don d'intelligence ? - 5. Chez quelques-uns ce don se trouve-t-il
sans la grâce ? - 6. Quel rapport y a-t-il entre le don d'intelligence et les
autres dons ? - 7. Ce qui correspond à ce don dans les béatitudes. - 8. Ce qui
lui correspond dans les fruits du Saint-Esprit.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car les dons de la grâce sont distincts
de ceux de la nature ils y sont surajoutés. Mais comme le montre Aristote, l'intelligence
est dans l'âme un certain habitus naturel par lequel sont connus les principes
naturellement évidents. On ne doit donc pas en faire un don de l'Esprit Saint.
2. Comme on le voit chez Denys, les dons divins sont
participés par les créatures selon la proportion et le mode de celles-ci. Or le
mode de la nature humaine, c'est de connaître la vérité, non pas d'une manière
simple, ce qui est essentiel à l'intelligence, mais d'une manière discursive, ce
qui est le propre de la raison, comme le montre aussi Denys. Donc la
connaissance divine qui est donnée aux hommes doit être appelée plutôt un don
de raison qu'un don d'intelligence.
3. Dans les puissances de l'âme, l'intelligence est distincte
de la volonté, comme le montre Aristote. Mais aucun don de l'Esprit Saint n'est
appelé volonté. Donc aucun non plus ne doit être appelé intelligence.
Cependant :
Il est dit en Isaïe (11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit
du Seigneur, l'esprit de sagesse et d'intelligence."
Conclusion :
Le mot
d'intelligence implique une certaine connaissance intime : faire acte d'intelligence
c'est en effet comme "lire dedans." Et c'est là une chose évidente
pour ceux qui voient la différence entre l'intelligence et le sens ; car la
connaissance par sensation est tout occupée de ce qui concerne les qualités
sensibles extérieures, tandis que la connaissance intellectuelle pénètre
jusqu'à l'essence de la réalité.
L'objet de
l'intelligence, c'est en effet le "ce que c'est", comme dit Aristote.
Or les choses cachées au-dedans sont de beaucoup de sortes, et il faut que la
connaissance de l'homme pénètre pour ainsi dire au-dedans. Car, sous les
accidents se cache la nature substantielle des choses, sous les mots se cache
ce qui est signifié par les mots, sous les similitudes et les figures se cache
la vérité figurée ; de même les réalités intelligibles sont en quelque sorte
intérieures par rapport aux réalités sensibles qui se font sentir
extérieurement, comme dans les causes sont cachés les effets, et inversement.
D'où, par rapport à tout cela, on peut parler d'intelligence. Mais, puisque la
connaissance, chez l'homme, commence par les sens comme à partir de l'extérieur,
il est évident que plus la lumière de l'intelligence est forte, plus elle peut
pénétrer à l'intime des choses. Or la lumière naturelle de notre intelligence
n'a qu'une vertu limitée ; de là elle ne peut parvenir qu'à certaines limites
déterminées. Donc, l'homme a besoin d'une lumière surnaturelle pour pénétrer
au-delà, jusqu'à la connaissance de choses qu'il n'est pas capable de connaître
par sa lumière naturelle. C'est cette lumière surnaturelle donnée à l'homme qui
s'appelle le don d'intelligence.
Solutions :
1. La lumière naturelle qui est innée en nous fait connaître
immédiatement certains principes généraux qui sont connus naturellement. Mais, parce
que l'homme est ordonné, avons-nous dit, à la béatitude surnaturelle, il est
nécessaire qu'il parvienne au-delà jusqu'à des réalités plus hautes, et pour
cela il faut le don d'intelligence.
2. Le mouvement discursif de la raison commence et se termine
à l'intelligence ; nous raisonnons en effet à partir de certaines choses dont
nous avons l'intelligence, et le mouvement de la raison est achevé dès que nous
parvenons à l'intelligence de ce qui jusque-là nous était inconnu. Donc, ce que
nous élaborons dans la raison découle de quelque chose que nous avions
précédemment dans l'intelligence. Mais le don de la grâce ne découle pas de la
lumière de la nature, il lui est au contraire surajouté, comme apportant une
perfection à cette lumière. C'est pourquoi une telle addition n'est pas appelée
raison mais plutôt intelligence, parce que cette lumière surajoutée a le même
rôle à l'égard de ce qui nous est révélé surnaturellement, que la lumière
naturelle à l'égard de ce que nous connaissons en premier lieu.
3. La volonté désigne simplement le mouvement de l'appétit, sans
détermination d'aucune supériorité. Mais l'intelligence désigne dans la
connaissance une certaine supériorité, celle de pénétrer à l'intime des choses.
C'est pourquoi le don surnaturel s'appelle intelligence plutôt que volonté.
Objections :
1. Apparemment non, car saint Augustin dit que "ce qui
est compris est limité par la compréhension de celui qui comprend". On ne
comprend pas ce que l'on croit, selon l'Apôtre (Ph 3, 12) : "Ce n'est pas
que j'aie compris ni que je sois parfait." Il semble donc que la foi et
l'intelligence ne puissent pas exister chez le même individu.
2. On voit tout ce qui est saisi par l'intelligence. Or la foi,
avons-nous dit, concerne ce qui ne se voit pas. La foi ne peut donc pas exister
chez le même individu en même temps que l'intelligence.
3. Il y a plus de certitude dans l’intelligence que dans la
science. Mais nous avons vu que science et foi ne peuvent avoir le même objet.
Donc beaucoup moins intelligence et foi.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme : "L'intelligence éclaire l'esprit sur ce qu'on a entendu."
Or quelqu'un qui a la foi peut fort bien être éclairé en son esprit sur ce
qu'il a entendu dire. De là le mot de Luc (24, 45) : "Le Seigneur ouvrit
l'esprit à ses disciples pour qu'ils aient l'intelligence des Écritures." Donc
l'intelligence peut exister en même temps que la foi.
Conclusion :
Ici une double
distinction est nécessaire. L'une du côté de la foi ; l'autre du côté de
l'intelligence.
Du côté de la foi
il faut distinguer les choses qui par elles-mêmes et directement tombent sous
la foi, celles qui dépassent la raison naturelle : que Dieu est trine et un, que
le Fils de Dieu est incarné ; et d'autres vérités tombent sous la foi comme
étant de quelque manière ordonnées à celles-là, par exemple toutes les vérités
contenues dans la divine Écriture.
Du côté de
l'intelligence il faut distinguer deux manières dont on peut dire que nous
comprenons quelque chose.
- D'une part nous
comprenons parfaitement lorsque nous parvenons à connaître l'essence de la
réalité que vise l'intelligence, et la vérité même de l'énoncé reçu par
l'intelligence, selon ce que chaque chose est en elle-même. De cette manière
nous ne pouvons comprendre ce qui tombe directement sous la foi, tant que dure
le statut de la foi. Mais d'autres vérités ordonnées à la foi peuvent être
comprises même de cette manière parfaite.
- D'autre part, il
arrive que l'on comprenne imparfaitement quelque chose, lorsque de l'essence
même de la chose, ou de la vérité de la proposition, on ne sait pas ce qu'elle
est, ou comment elle est, mais on sait seulement que ce qui apparaît du dehors
ne s'oppose pas à la vérité de ce qui est ; l'homme comprend alors qu'il ne
doit pas s'éloigner des vérités de foi à cause de ce qu'il voit du dehors. En
ce sens rien n'empêche, tant que dure le statut de la foi, de comprendre même
ce qui, par soi-même, tombe sous la foi.
Solutions :
Cela répond
clairement aux objections. Car les trois premières sont valables pour ce qui
est d'avoir l'intelligence parfaite de quelque chose. Quant à l'argument Cependant,
il est recevable s'il s'agit de l'intelligence des choses qui sont ordonnées à
la foi.
Objections :
1. Selon toute apparence, elle n'est pas pratique, mais
spéculative seulement. En effet, l'intelligence, dit saint Grégoire, "pénètre
des réalités plus hautes". Mais les réalités ressortissant à l'intellect
pratique ne sont pas élevées, ce sont des choses minimes : les particularités
qui sont la matière même de nos actes. L'intelligence que l'on tient pour un
don n'est donc pas une intelligence pratique.
2. L'intelligence qui est un don est quelque chose de plus
noble que l'intelligence qui est une vertu intellectuelle. Mais la vertu
intellectuelle d'intelligence concerne seulement le nécessaire, comme
l'explique le Philosophe. Donc bien davantage le don d'intelligence
concerne-t-il seulement le nécessaire. Or, l'intellect pratique ne s'occupe pas
du nécessaire, mais du contingent, qui peut être autrement qu'il n'est : là est
le domaine de ce qui peut être fait par l'activité de l'homme. Le don
d'intelligence n'est donc pas l'intellect pratique.
3. Le don d'intelligence éclaire l'esprit pour ce qui dépasse
la raison naturelle. Mais les activités de l'homme, qui sont l'objet de
l'intelligence pratique, ne dépassent pas la raison naturelle, puisque c'est
elle qui a la direction de l'action ; nous avons vu cela précédemment. Le don
d'intelligence n'est donc pas un intellect pratique.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (111, 10) : "Ils ont une bonne
intelligence, ceux qui pratiquent la crainte du Seigneur."
Conclusion :
Le don
d'intelligence, nous venons de le dire, s'applique non seulement à ce qui tombe
sous la foi à titre premier et principal, mais encore à tout ce qui est ordonné
à la foi. Or les bonnes actions ont un certain ordre à la foi, car, dit l'Apôtre
(Ga 5, 6) : "La foi est agissante par la charité." C'est pourquoi le
don d'intelligence s'étend aussi à certaines actions. Il ne s'en occupe pas à
titre principal mais dans la mesure où nous sommes réglés dans l'action
"par ces raisons éternelles que s'attache à contempler et à consulter la
raison supérieure", selon saint Augustin, raison supérieure qui est
perfectionnée par le don d'intelligence.
Solutions :
1. Les actions humaines, considérées en elles-mêmes, n'ont
pas une haute excellence. Mais, en tant qu'elles se réfèrent à la règle de la
loi éternelle et à la fin de la béatitude divine, elles prennent assez
d'altitude pour que l'intelligence puisse s'en occuper.
2. Ce qui fait la dignité du don d'intelligence c'est qu'il
regarde les réalités intelligibles qui son éternelles ou nécessaires, non
seulement comme elles sont en elles-mêmes, mais aussi en tant qu'elles sont des
règles pour les actes humains car la connaissance qui s'étend à des objets plus
nombreux en devient plus noble.
3. Les actes humains ont pour règle, avons-nous dit plus haut,
et la raison humaine et la loi éternelle. Or la loi éternelle dépasse la raison
naturelle. C'est pour cela que la connaissance des actes humains, en tant
qu'ils sont réglés par la loi éternelle, dépasse la raison naturelle et a
besoin de la lumière surnaturelle que lui procure le don de l'Esprit Saint.
Objections :
1. Il semble bien que non, puisqu'il est donné, dit saint Grégoire,
contre "l'hébétude d'esprit" et que beaucoup qui ont la grâce
souffrent encore de cette hébétude d'esprit. Le don d'intelligence n'est donc
pas chez tous ceux qui ont la grâce.
2. Dans le domaine de la connaissance, il n'y a que la foi qui
semble nécessaire au salut, car "par la foi le Christ fait son habitation
dans nos coeurs" (Ep 3, 17). Mais ceux qui ont la foi n'ont pas tous le
don d'intelligence ; bien plus, dit saint Augustin : "ceux qui croient
doivent prier pour avoir l'intelligence". Donc le don d'intelligence n'est
pas nécessaire pour le salut, et il n'est pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Ce qui est commun à tous ceux qui ont la grâce ne leur est
jamais retiré tant qu'ils demeurent en état de grâce. Or la grâce de
l'intelligence et des autres dons, selon saint Grégoire, "quelquefois se
retire utilement, car parfois, tandis que l'esprit s'élève par l'intelligence
qu'il a de chose sublimes, il traîne paresseusement par une lourde hébétude
dans des choses infimes et viles". Donc le don d'intelligence n'existe pas
chez tous ceux qui ont la grâce.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (82, 5) : "Sans savoir, sans
comprendre, ils marchent dans les ténèbres." Mais personne, s'il a la
grâce, ne marche dans les ténèbres, selon ce qui est dit en saint Jean (8, 12) :
"Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres." Donc personne, ayant
la grâce, n'est privé du don d'intelligence.
Conclusion :
Chez tous ceux qui
ont la grâce existe nécessairement la rectitude de la volonté, puisque "par
la grâce la volonté de l'homme est préparée au bien", dit saint Augustin.
Mais la volonté ne peut être ordonnée correctement au bien sans que préexiste
quelque connaissance de la vérité, car l'objet de la volonté c'est le bien
perçu par l'intelligence, selon Aristote. Or, de même que par le don de la
charité l'Esprit Saint dispose la volonté de l'homme à se porter directement
vers un bien surnaturel, de même c'est aussi par le don d'intelligence qu'il
donne à l'esprit de l'homme de la lumière pour connaître une certaine vérité
surnaturelle, celle à laquelle doit tendre la volonté droite. Voilà pourquoi, de
même que le don de la charité existe chez tous ceux qui ont la grâce
sanctifiante, de même aussi le don d'intelligence.
Solutions :
1. Parmi ceux qui ont la grâce sanctifiante, certains peuvent
souffrir d'hébétude dans des choses qui ne sont pas nécessaires au salut. Mais
dans celles qui sont nécessaires au salut, ils sont suffisamment instruits par
l'Esprit Saint, selon cette parole de saint Jean (1 Jn 2, 27) : "Son
onction vous enseigne toutes choses."
2. Ceux qui ont la foi n'ont pas tous la pleine intelligence
des choses qui nous sont proposées à croire ; ils ont cependant assez
d'intelligence pour saisir que c'est là ce qu'on doit croire et que pour rien
on ne doit s'en écarter.
3. Jamais le don d'intelligence ne se dérobe aux saints en ce
qui concerne les choses nécessaires au salut. Mais, en ce qui concerne les
autres choses, de temps en temps il se retire de telle sorte qu'ils ne puissent
pas pénétrer toutes choses clairement par l'intelligence, cela pour leur
enlever tout sujet d'orgueil.
Objections :
1. Il semble que oui. Saint Augustin, commentant cette parole
du Psaume (119, 20) : "Mon âme désire ardemment tes justices", dit en
effet : "L'intelligence vole en avant, le sentiment humain suit
tardivement et faiblement." Mais, chez tous ceux qui ont la grâce qui rend
agréable à Dieu, le sentiment est prompt, en raison de la charité. Donc, chez
ceux qui n'ont pas cette grâce, il peut y avoir pourtant le don d'intelligence.
2. Il est écrit en Daniel (10, 1) : "On a besoin
d'intelligence dans la vision" prophétique. Ainsi, semble-t-il, il n'y a
pas de prophétie sans le don d'intelligence. Mais la prophétie peut exister
sans la grâce qui rend agréable à Dieu comme on le voit dans saint Matthieu (7,
22. 23). A ceux qui disent : "Nous avons prophétisé en ton nom", est
répondu : "je ne vous ai jamais connus." Donc le don d'intelligence
peut exister sans la grâce sanctifiante.
3. D'après ce passage d'Isaïe (7, 9) selon une autre version :
"Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas d'intelligence", le don
d'intelligence correspond à la vertu de foi. Mais la foi peut exister sans la
grâce sanctifiante. Donc aussi le don d'intelligence.
Cependant :
Le Seigneur dit en
saint Jean (6, 45) : "Quiconque s'est mis à l'écoute du Père et à son
école vient à moi." Mais, quand nous apprenons et pénétrons ce que nous
entendons, c'est par l'intelligence, comme le montre saint Grégoire. Donc
quiconque a le don d'intelligence vient au Christ ; ce qui exige la grâce
sanctifiante. Donc le don d'intelligence n'existe pas sans la grâce
sanctifiante.
Conclusion :
Les dons de l'Esprit
Saint, avons-nous dit, perfectionnent l'âme en ce sens qu'elle est alors
facilement mue par l'Esprit Saint. Ainsi donc, la lumière intellectuelle
procurée par la grâce est considérée comme le don d'intelligence dans la mesure
où l'esprit de l'homme se prête bien à l'action de l'Esprit Saint. Or la
caractéristique d'un tel mouvement est que l'homme appréhende la vérité
concernant sa fin. Aussi, à moins que l'esprit humain soit mû par l'Esprit
Saint pour avoir une juste appréciation de la fin, il n'a pas encore obtenu le
don d'intelligence, si grande que soit en lui, sous la lumière de l'Esprit, la
connaissance de certaines autres vérités qui sont des préambules. Or, cette
juste appréciation de la fin, celui-là seul la possède, qui ne fait aucune
erreur à l'égard de cette fin, mais s'attache fortement à elle comme à ce qu'il
y a de meilleur. Cela appartient seulement à celui qui a la grâce sanctifiante,
comme du reste en morale, si l'homme a une juste évaluation de la fin, c'est
qu'il a l'habitus de la vertu. Par conséquent, nul ne possède le don
d'intelligence sans la grâce sanctifiante.
Solutions :
1. Saint Augustin donne le nom d'intelligence à toute
illumination de l'esprit, quelle qu'elle soit. Celle-ci cependant ne parvient à
la parfaite réalisation du don que si l'esprit de l'homme est amené jusqu'à ce
point où l'on a une juste appréciation de la fin.
2. L'intelligence qui est nécessaire pour la prophétie est une
certaine illumination de l'esprit relative à ce qui est révélé aux prophètes.
Mais ce n'est pas une illumination de l'esprit relative à la juste appréciation
de la fin ultime, qui appartient au don d'intelligence.
3. La foi implique uniquement l'adhésion à ce qui est proposé.
Mais l'intelligence implique une certaine perception de la vérité, qui peut exister
seulement, en ce qui concerne la fin, chez celui qui a la grâce sanctifiante, comme
on vient de le dire. C'est pourquoi on ne peut raisonner de la même manière
pour l'intelligence et pour la foi.
Objections :
1. Il semble que le don d'intelligence ne se distingue pas
des autres dons. Car les réalités qui ont les mêmes réalités opposées sont
identiques. Or la sottise s'oppose à la sagesse, l'intelligence à l'hébétude, le
conseil à la précipitation, la science à l'ignorance, comme le montre saint Grégoire.
Mais on ne voit pas de différence entre sottise, hébétude, ignorance et
précipitation. Donc l'intelligence ne se distingue pas des autres dons.
2. L'intelligence classée comme vertu intellectuelle diffère
des autres vertus intellectuelles en ce qui lui est propre : elle a pour objet
les principes évidents par eux-mêmes. Mais le don d'intelligence n'a pas pour
objet de tels principes. Car, pour les choses qui sont naturellement connues
par elles-mêmes, il suffit de l'habitus naturel des premiers principes ; quant
aux réalités surnaturelles, il suffit de la foi, puisque les articles de la foi
sont, avons-nous dit, comme les premiers principes de la connaissance
surnaturelle. Le don d'intelligence n'est donc pas distinct des autres dons
intellectuels.
3. Toute connaissance intellectuelle est ou spéculative, ou
pratique. Mais le don d'intelligence, avons-nous dit, est l'un et l'autre. Il
n'est donc pas distinct des autres dons intellectuels, mais les englobe tous.
Cependant :
Toutes les
réalités qu'on énumère ensemble doivent être de quelque façon distinctes les
unes des autres, puisque la distinction est le principe de l'énumération. Mais
le don d'intelligence, on le voit en Isaïe (11, 2) est énuméré avec les autres
dons. Il en est donc distinct.
Conclusion :
La distinction du
don d'intelligence et des trois autres dons, de piété, de force et de crainte, est
évidente puisque le don d'intelligence ressortit à la faculté de connaissance, tandis
que ces trois ressortissent à la faculté d'appétit. Mais la différence entre ce
don d'intelligence et les trois autres, de sagesse, de science et de conseil, qui
appartiennent aussi à la faculté de connaissance, n'est pas aussi évidente. Il
semble à certains que le don d'intelligence soit distinct des dons de science
et de conseil par le fait que ces deux-ci s'attachent à la connaissance
pratique, celui-là au contraire à la connaissance spéculative. Quant au don de
sagesse, rattaché aussi à la connaissance spéculative, il s'en distingue en ce
que le jugement ressortit à la sagesse, et à l'intelligence se rattache la
capacité de lire au-dedans de ce qui est proposé, c'est-à-dire la pénétration
dans l'intime des choses. Précédemment nous avons énuméré les dons d'après ce
principe. Mais, pour un regard attentif, le don d'intelligence ne se limite pas
à la spéculation ; comme nous venons de le dire, il s'attache également à
l'action ; et pareillement, le don de science, comme nous allons le dire plus
loin, s'attache aussi à l'une et à l'autre. Voilà pourquoi il faut entendre
autrement la distinction des dons. En effet, ces quatre dons sont ordonnés à la
connaissance surnaturelle, qui se fonde en nous sur la foi. Or, "la foi
vient de ce qu'on entend" (Rm 10, 17). Aussi faut-il proposer certaines
vérités à la croyance non comme vues, mais comme entendues, pour que la foi y
adhère. Or la foi s'attache premièrement et principalement à la Vérité première,
secondairement à certaines considérations concernant les créatures ;
ultérieurement, elle s'étend même à la direction des activités humaines en tant
qu'elle devient "une foi agissant par la charité", nous l'avons
montré. Il s'ensuit donc qu'envers ces propositions de foi que nous devons
croire une double exigence s'impose. En premier lieu, il s'agit de les pénétrer,
de les saisir intellectuellement, et c'est l'affaire du don d'intelligence.
Mais en second lieu il faut qu'on ait à leur sujet un jugement droit, en
estimant que c'est bien à cela qu'on doit s'attacher, et du contraire de cela
qu'on doit s'éloigner. Ce jugement-là, par suite, quant aux réalités divines, relève
du don de sagesse ; quant aux réalités créées, il relève du don de science ;
quant à l'application aux actions particulières, il relève du don de conseil.
Solutions :
1. Telle qu'on vient de la définir, la différence entre les
quatre dons s'accorde manifestement avec la distinction de ces choses que saint
Grégoire déclare leur être opposées. L'hébétude est en effet le contraire de
l'acuité ; or, par comparaison, on dit qu'une intelligence est aiguë quand elle
peut pénétrer à l'intime de ce qui est proposé ; aussi l'esprit est-il émoussé,
hébété, lorsqu'il n'a pas de quoi pénétrer au fond des choses. D'autre part, le
sot est celui qui juge de travers en ce qui concerne la fin générale de la vie
; et c'est là proprement l'opposé de la sagesse qui donne un jugement droit sur
la cause universelle. L'ignorance implique une insuffisance de l'esprit même en
toutes sortes de réalités particulières, et elle s'oppose à la science, qui
permet à l'homme d'avoir un jugement droit dans domaine des causes
particulières, c'est-à-dire des créatures. Quant à la précipitation, elle est
l’opposé du conseil, qui fait qu'on ne passe pas à l’action avant que la raison
en ait délibérée.
2. Le don d'intelligence concerne les premiers principes de la
connaissance dans l'ordre de la grâce, mais autrement que la foi. Car il
revient à la foi d'adhérer à ces principes, tandis que le rôle du don
d'intelligence est de pénétrer par l'esprit ce qui est dit.
3. Le don d'intelligence se rapporte à l'une et l'autre
connaissance, spéculative et pratique. Il s'y rapporte, non pas quant au
jugement, mais quant à la simple appréhension qui fait qu'on saisit ce qui est
dit.
Objections :
1. Il semble que le don d'intelligence ne corresponde pas à
la sixième béatitude : "Heureux les coeurs purs parce qu'ils verront Dieu."
En effet, la pureté du coeur semble au plus haut point affaire de sentiment, tandis
que le don d'intelligence n'est pas affaire de sentiment, mais concerne plutôt
la faculté intellectuelle ; la sixième béatitude ne correspond donc pas au don
d'intelligence.
2. Il est écrit dans les Actes (15, 9) : "Purifiant leurs
coeurs par la foi." Mais c'est la purification du coeur qui assure sa
pureté. La béatitude en question se rattache donc à la vertu de foi plus qu'au
don d'intelligence.
3. Les dons de l'Esprit Saint nous perfectionnent dans la vie
présente. Mais la vision de Dieu n'est pas pour la vie présente, car c'est elle,
avons-nous dit, qui nous rend bienheureux. Donc cette sixième béatitude, qui
implique la vision de Dieu ne se rattache pas au don d'intelligence.
Cependant :
Selon saint Augustin,
"la sixième opération de l'Esprit Saint, c'est l'intelligence ; elle
convient à ceux qui ont le coeur pur, parce que ce sont eux qui peuvent d'un
regard pur voir ce que l'oeil n'a pas vu".
Conclusion :
Dans la sixième
béatitude, ainsi que dans les autres, il y a deux éléments : l'un par mode de
mérite, c'est la pureté du coeur ; l'autre par mode de récompense, c'est la
vision de Dieu, nous l'avons dit précédemment. L'un et l'autre appartiennent de
quelque manière au don d'intelligence. Il y a en effet une double pureté. L'une
sert de préambule et de disposition à la vision de Dieu : elle consiste à
purifier le sentiment de ses affections désordonnées ; cette pureté de coeur
s'obtient assurément par les vertus et les dons qui se rattachent à la
puissance d'appétit. Mais l'autre pureté de coeur est celle qui est comme un
achèvement en vue de la vision divine ; c'est à coup sûr une pureté de l'esprit,
purifié des phantasmes et des erreurs, de telle sorte que ce qui est dit de
Dieu ne soit plus reçu par manière d'images corporelles, ni selon des
déformations hérétiques ; cette pureté, c'est le don d'intelligence qui la
produit. Semblablement, il y a aussi une double vision de Dieu. L'une est
parfaite, dans laquelle est vue l'essence de Dieu. Mais l'autre, imparfaite, est
celle par laquelle, bien que nous ne voyions pas de Dieu ce qu'il est, nous
voyons cependant ce qu'il n'est pas ; et dans cette vie notre connaissance de
Dieu est d'autant plus parfaite que notre intelligence saisit davantage qu'il
dépasse tout ce que peut embrasser l'intelligence. Cette double vision se
rattache au don d'intelligence ; la première, au don consommé d'intelligence, tel
qu'il sera dans la patrie ; mais la seconde, au don commencé, tel qu'on l'a
dans notre état de voyageurs.
Solutions :
Cela donne la réponse
aux objections. Car les deux premières sont valables s'il s'agit de la première
sorte de pureté. Quant à la troisième, elle vaut pour la parfaite vision de
Dieu ; mais les dons, nous l'avons dit plus haut, nous perfectionnent dès ici-bas
d'une manière inchoative, et ils atteindront dans l'avenir leur plénitude, on
l'a dit précédemment.
Objections :
1. Il ne semble pas que, parmi les fruits, ce soit la foi qui
corresponde au don d'intelligence. En effet, l'intelligence est un fruit de la
foi, selon Isaïe (7, 9) : "Si vous n'avez pas la foi, vous n'aurez pas
l'intelligence", suivant une autre version, à l'endroit où nous avons
"Si vous n'avez pas la foi, vous ne tiendrez pas." La foi n'est donc
pas le fruit de l'intelligence.
2. Ce qui est avant n'est pas le fruit de ce qui est après. Or
la foi semble bien être avant l'intelligence, puisqu'elle est le fondement, avons-nous
dit plus haut, de tout l'édifice spirituel. La foi n'est donc pas le fruit de
l'intelligence.
3. Les dons se rapportant à l'intellect sont plus nombreux que
ceux se rapportant à l'appétit. Pourtant, entre les fruits, il ne s'en trouve
qu'un se rapportant à l'intellect, c'est la foi ; tous les autres, au contraire,
se rapportent à l'appétit. Le fruit de la foi ne répond donc pas davantage, semble-t-il,
à l'intelligence qu'à la sagesse ou à la science ou au conseil.
Cependant :
La fin de toute
réalité, c'est son fruit. Mais le don d'intelligence semble ordonné
principalement à procurer cette certitude de foi qui est qualifiée de fruit. Il
est dit en effet dans la Glose que ce fruit de foi, c'est "la certitude
des réalités invisibles". Parmi les fruits, c'est donc la foi qui répond
au don d'intelligence.
Conclusion :
Comme il a été dit
plus haut lorsqu'il s'est agi des fruits, on appelle fruits de l'Esprit
certaines activités ultimes et délectables qui proviennent en nous de la vertu
de l'Esprit Saint. Or, l'ultime délectable a raison de fin, et la fin, c'est
l'objet propre de la volonté. Voilà pourquoi il faut que ce qui est dernier et
délectable dans l'ordre de la volonté soit en quelque sorte le fruit de toutes
les autres activités qui se rattachent aux autres puissances. Ainsi, le don ou
la vertu qui perfectionne une puissance peut donc offrir un double fruit : l'un
se rattache à sa puissance propre ; mais il y en a un autre, quasi ultime, qui
se rattache à la volonté. Selon cette distinction, il faut conclure qu'au don
d'intelligence correspond, comme fruit propre, la foi, c'est-à-dire la
certitude de foi ; mais, comme fruit ultime, à l'intelligence répond la joie, qui
se rattache à la volonté.
Solutions :
1. L'intelligence est bien le fruit de la foi, de la foi qui
est vertu. Or ce n'est pas dans ce sens-là qu'on prend la foi lorsqu'on
l'appelle un fruit ; mais on la prend pour une certitude de foi, à laquelle on
parvient par le don d'intelligence.
2. La foi ne peut pas devancer en tout l'intelligence ; en
effet, l'homme ne pourrait pas adhérer en croyant à des choses qui lui sont
affirmées s'il n'avait quelque peu l'intelligence de ces choses. Mais, à la
suite de la foi qui est vertu, il y a une perfection d'intelligence ; et ce qui
fait suite à cette perfection d'intelligence, c'est une certitude de foi.
3. Le fruit d'une connaissance pratique ne peut pas être dans
cette connaissance même, parce que dans une telle connaissance on ne sait pas
pour savoir, mais en vue d'autre chose. Au contraire, la connaissance
spéculative a son fruit en elle-même, et ce fruit est la certitude des choses
qui sont de son domaine. Voilà pourquoi, au don de conseil qui regarde
uniquement la connaissance pratique, ne répond aucun fruit propre, alors qu'aux
dons de sagesse, d'intelligence et de science, qui peuvent s'élever même à la
connaissance spéculative, répond seulement un fruit unique qui est la certitude
signifiée par le nom de foi. Il y a, en revanche, des fruits en plus grand
nombre se rapportant à la partie appétitive parce que, nous venons de le dire, cette
raison de fin impliquée dans le mot de fruit regarde la partie appétitive plus
que la partie intellectuelle.
- 1. La science est-elle un don ? - 2. Concerne-t-elle les réalités
divines ? - 3. Est-elle spéculative ou pratique ? - 4. Quelle béatitude y
correspond ?
Objections :
1. Apparemment non, car les dons de l'Esprit Saint dépassent
la faculté naturelle, tandis que la science implique un certain effet de la
raison naturelle. Car, selon le Philosophe : "la démonstration est un
syllogisme qui fait savoir. La science n'est donc pas un don de l'Esprit Saint.
2. Les dons de l'Esprit Saint, nous l'avons dit, sont communs
à tous les saints. Or saint Augustin affirme que "la plupart des fidèles
n'excellent pas dans la science, bien qu'ils excellent dans la foi elle-même".
Donc la science n'est pas un don.
3. Le don est plus parfait que la vertu, on l'a dit. Un seul
don par conséquent suffit à la perfection d'une vertu. Or à la vertu de foi
correspond, nous l'avons vu, le don d'intelligence. Ce n'est donc pas à elle
que correspond le don de science. On ne voit pas non plus à quelle autre vertu
il pourrait correspondre. Comme les dons sont les perfections des vertus, nous
l'avons dit, il semble donc que la science ne soit pas un don.
Cependant :
Isaïe (11, 2)
compte la science parmi les sept dons.
Conclusion :
La grâce est plus
parfaite que la nature ; elle ne va donc pas se trouver en défaut dans le
domaine où l'homme peut être parfait par nature. Or, lorsque l'homme par sa
raison naturelle adhère en toute intelligence à une vérité, il est doublement
perfectionné en face de cette vérité ; d'abord parce qu'il la saisit ; puis
parce qu'il a sur elle un jugement certain. C'est pourquoi deux conditions sont
requises pour que l'intelligence humaine adhère d'une manière parfaite à la
vérité de foi. L'une est qu'elle saisisse sainement ce qui est proposé ; cela
regarde, comme nous l'avons dit, le don d'intelligence. Mais l'autre est
qu'elle porte un jugement sûr et droit en la matière, c'est-à-dire en
discernant ce qui doit être cru. C'est pour cela que le don de science est
nécessaire.
Solutions :
1. La certitude de la connaissance se rencontre diversement
dans les diverses natures suivant la condition diverse de chacune. Ainsi, l'homme
aboutit à un jugement certain au sujet d'une vérité par le mouvement discursif
de sa raison, et c'est pourquoi la science humaine s'acquiert par raison
démonstrative. Mais en Dieu il y a un jugement certain de vérité sans aucun
mouvement discursif, par simple intuition, comme nous l'avons vu dans la
première Partie, et c'est pourquoi la science divine n'est ni discursive ni
raisonneuse, mais absolue et simple. C'est à elle que ressemble la science
comptée comme un don de l'Esprit Saint, puisqu'elle est une certaine
ressemblance participée de la science divine elle-même.
2. Dans le domaine de la foi il peut y avoir une double
science. Par l'une on sait ce qu'on doit croire en distinguant bien ce qu'il
faut croire et ce qu'il ne faut pas croire ; en ce sens la science est un don
et convient à tous les saints. Mais il y a au sujet de la foi une autre science
par laquelle non seulement on sait ce qui doit être cru, mais on sait aussi
manifester la foi, amener les autres à croire, et réfuter les contradicteurs ;
cette science-là est rangée parmi les grâces gratuitement données, et n'est pas
donnée à tous mais à certains. De là ce que saint Augustin ajoute à la parole
citée : "Autre chose est de savoir uniquement ce qu'on doit croire ; autre
chose de savoir comment cela même peut venir en aide aux oreilles pies et être
défendu contre les impies."
3. Les dons sont plus parfaits que les vertus morales et que
les vertus intellectuelles. Mais ils ne sont pas plus parfaits que les vertus
théologales. Au contraire, tous les dons sont plutôt ordonnés à la perfection
des vertus théologales comme à leur fin. Aussi n'y a-t-il rien d'étrange à ce
que divers dons soient ordonnés à une vertu théologale.
Objections :
1. Apparemment oui, puisque pour saint Augustin c'est par la
science que la foi est engendrée, nourrie et fortifiée. Mais la foi concerne
les réalités divines, parce qu’elle a pour objet, comme nous l'avons établi, la
Vérité première. Le don de science concerne donc lui aussi les réalités
divines.
2. Le don de science a plus de dignité que la science acquise.
Mais il y a une science acquise qui concerne les réalités divines, c'est la
métaphysique. Le don de science concerne donc bien davantage les réalités
divines.
3. Comme il est écrit (Rm 1, 20) : "ce que Dieu a
d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres". Donc, si
la science concerne les réalités créées, il semble qu’elle concerne aussi les
réalités divines.
Cependant :
Saint Augustin dit
ceci "Que la science des réalités divines soit appelée proprement sagesse,
mais que celle des réalités humaines obtienne proprement le nom de science."
Conclusion :
Le jugement
certain sur une réalité est surtout donné après sa cause. C’est pourquoi il
faut que l’ordre des jugements soit conforme à celui des causes. En effet, comme
la cause première est cause de la seconde, c'est par la cause première que l'on
juge de la seconde ; mais on ne peut juger de la cause première par une autre
cause. C'est pourquoi le jugement que l'on fait par le moyen de la cause
première est le premier et le plus parfait. Or, là où il y a un être plus
parfait, le nom commun du genre est approprié à ce qui est inférieur à ce plus
parfait, tandis qu'un autre nom spécial, est adapté à ce plus parfait, comme on
le voit en logique. En effet, dans le genre des termes convertibles, celui qui
signifie" ce qu'est "une chose est appelé d'un nom spécial, la
définition, tandis que les convertibles inférieurs à cette perfection
retiennent pour eux le nom qui leur est commun, c'est-à-dire qu'ils sont
appelés les propres. Donc, puisque le nom de science implique une certitude
dans le jugement, comme nous l'avons dit, si cette certitude est produite par
le moyen de la plus haute cause, elle a un nom spécial qui est celui de
sagesse. En effet, on appelle sage dans n'importe quel genre l'homme qui
connaît la plus haute cause de ce genre-là, celle qui permet de pouvoir juger
de tout. Or, on appelle sage de façon absolue celui qui connaît la cause
absolument la plus haute, à savoir Dieu. C'est pourquoi la connaissance des
choses divines est appelée sagesse. En revanche, la connaissance des réalités
humaines est appelée science ; c'est pour ainsi dire le nom commun, qui
implique la certitude du jugement, approprié au jugement réalisé par les causes
secondaires. C’est pourquoi, en prenant en ce sens le nom de science, on pose
un don distinct du don de sagesse. Par suite, le don de science concerne
seulement les réalités humaines ou les réalités créées.
Solutions :
1. Bien que les vérités de foi soient des réalités divines et
éternelles, la foi elle-même est quelque chose de temporel dans l’esprit du
croyant. C'est pourquoi il revient au don de science de savoir à quoi l'on doit
croire. Mais savoir les réalités mêmes auxquelles on croit, en elles-mêmes et
par une certaine union à elles, revient au don de sagesse. Aussi le don de
sagesse correspond-il à la charité qui unit à Dieu l’esprit de l’homme.
2. La raison alléguée est valable en tant que le nom de
science est pris dans un sens général. Mais ce n'est pas en ce sens-là que la
science est comptée comme un don spécial, c'est dans le sens restreint d'un
jugement formé par le moyen des réalités créées.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, tout habitus cognitif
regarde formellement le moyen de connaître quelque chose, et matériellement ce
qui est connu par ce moyen. Et, parce que l’élément formel a plus d'importance,
ces sciences qui concluent en matière physique d'après des principes
mathématiques sont plutôt comptées au nombre des mathématiques comme ayant avec
elles plus de ressemblance, bien que par leur matière elles se rapprochent
plutôt de la physique, ce qui fait dire à Aristote qu'elles sont "plutôt
sciences physiques". Voilà pourquoi lorsque l’homme connaît Dieu par le
moyen des réalités créées, cela ressortit davantage à la science, semble-t-il, puisque
cela ressortit à la science par le côté formel, qu'à la sagesse, puisque cela
ne se ramène à la sagesse que matériellement. Et, à l’inverse, lorsque nous
jugeons des réalités créées d’après les réalités divines, cela ressortit à la
sagesse plus qu'à la science.
Objections :
1. Il semble que la science qu’on met parmi les dons soit une
science pratique. Car saint Augustin déclare : "On impute à la science
l’action par laquelle nous nous servons des réalités extérieures." Mais
une science à laquelle on impute une action est une science pratique. Cette
science qui est un don est donc bien une science pratique.
2. Saint Grégoire affirme : "La science est nulle si elle
n’a pas l’utilité de la piété, et la piété tout à fait inutile si elle est
dépourvue du discernement de la science." Cette autorité prouve que la
science dirige la piété. Mais cela ne peut pas convenir à une science
spéculative. Donc la science qui est un don n'est pas spéculative mais
pratique.
3. Les dons du Saint-Esprit ne sont possédés que par les
justes, nous l'avons établi plus haut. Mais la science spéculative peut être
possédée même par ceux qui ne sont pas des justes, selon saint Jacques (4, 17) :
"Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché." La
science, qui est un don, n'est donc pas spéculative mais pratique.
Cependant :
Saint Grégoire dit
: "La science, à son jour, fait un festin quand, dans le ventre de
l'esprit, elle rompt le jeûne de l'ignorance." Mais l'ignorance ne disparaît
totalement que par l'une et l'autre science, c'est-à-dire spéculative et
pratique. Donc la science qui est un don est spéculative et pratique.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, le don de science est ordonné, comme celui d'intelligence, à la
certitude de la foi. Or la foi consiste premièrement et principalement en
spéculation, en tant qu'elle adhère à première. Mais parce que la vérité aussi
la fin ultime pour laquelle nous agissons, il en découle que la foi s'étend
aussi à l’action, selon l'Apôtre (Ga 5, 6) : "La foi est agissante par la
charité." Aussi faut-il encore que le don de science envisage premièrement
et principalement la spéculation, en tant que l'homme sait ce qu’il doit tenir
par la foi, mais secondairement le don de science s'étend aussi à l'action, selon
que, par la science des choses à croire et de ce qui s’ensuit, nous sommes
dirigés dans l'action.
Solutions :
1. Saint Augustin parle du don de science en tant qu’il en
tant qu'il s'étend à l’activité. L'action lui est attribuée en effet, mais ni
seule ni en premier lieu. C’est aussi de cette manière que le don de science
dirige la piété.
2. Cela montre comment résoudre l’objection.
3. Comme nous l'avons dit à propos du don d’intelligence, tout
homme qui fait acte d'intelligence n'a pas ce don, mais seulement celui qui le
fait par l'habitus de la grâce. De même encore, à propos du don de science, il
faut comprendre que ceux-là seuls le possèdent qui ont par une infusion de la
grâce un jugement sûr, concernant ce qu'il faut croire et faire, si bien qu'on
ne s'écarte en rien de la droiture de la justice. C'est la science des saints
dont il est dit dans la Sagesse (10, 10) : "Le Seigneur a conduit le juste
par des voies droites et lui a donné la science des saints."
Objections :
1. Il semble qu'à la science ne corresponde pas la troisième
béatitude : "ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés." En
effet, si le mal est la cause de la tristesse et des larmes, le bien est
pareillement la cause de l'allégresse. Mais la science manifeste le bien de
façon plus fondamentale que le mal, qui est comme connu par le bien. Aristote
dit en effet : "Ce qui est droit est juge de soi-même et de ce qui est
tortueux." Donc la béatitude des larmes ne correspond pas bien au don de
science.
2. La considération de la vérité est l'acte de la science. Or,
dans la considération de la vérité il n'y a pas de tristesse, mais plutôt de la
joie. Il est écrit en effet dans la Sagesse (8, 16) : "Sa société ne cause
pas d'amertume, ni son commerce de peine, mais du plaisir et de la joie".
La béatitude des larmes ne correspond donc pas comme il faut au don de science.
3. Le don de science consiste dans la spéculation avant de
consister dans l'action. Mais selon qu'il consiste dans la spéculation, il ne
correspond pas aux pleurs, car "l’intelligence spéculative ne dit rien de
ce qu’il faut imiter ni ce qu’il faut éviter", selon Aristote, elle ne
parle ni de joie ni de tristesse. Donc cette béatitude ne correspond pas au don
de science.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "La science convient à ceux qui pleurent lorsqu’ils se sont
rendu compte qu'ils sont enchaînés aux maux qu'ils ont recherchés comme des
biens."
Conclusion :
Le propre de la
science est de juger comme il faut des créatures. Or, il y a des créatures qui
sont pour l'homme une occasion de se détourner de Dieu, selon la Sagesse (14, 11)
: "Les créatures sont devenues une abomination, un piège pour les pieds
des insensés." Ces insensés n'ont pas sur les créatures un jugement droit,
parce qu'ils estiment qu'il y a en elles le bien parfait, ce qui les conduit à
pécher en mettant leur fin en elles, et à perdre le vrai bien. Ce dommage est
révélé à l'homme lorsqu'il apprécie justement les créatures, ce qu'on fait par
le don de science. C'est pourquoi on situe la béatitude des larmes comme
répondant au don de science.
Solutions :
1. Les biens créés n'éveillent la joie spirituelle que dans
la mesure où ils sont rapportés au bien divin, duquel proprement jaillit la
joie spirituelle. C'est pourquoi la paix spirituelle, avec la joie qui en est
la conséquence, correspond directement au don de sagesse. Mais ce qui
correspond au don de science, c'est en premier lieu l'affliction pour les
erreurs passées, puis par voie de conséquence la consolation, lorsque par le
bon jugement de science on ordonne les créatures au bien divin. C'est pourquoi,
dans cette béatitude, on met comme mérite les larmes et comme récompense la
consolation qui en est la suite. Consolation qui est commencée en cette vie, mais
consommée dans la vie future.
2. La considération même de la vérité est pour l'homme un
sujet de joie. Mais la réalité dont on considère la vérité peut quelquefois
être un sujet de tristesse. C'est par là que les larmes sont attribuées à la
science.
3. A la science tant qu’elle reste dans la spéculation ne
correspond aucune béatitude, parce que la béatitude de l'homme ne consiste pas
dans la considération des créatures mais dans la contemplation de Dieu. Et c’est
pourquoi il n’y a pas de béatitude se rattachant à la contemplation qui soit
attribuée à l’intelligence et à la sagesse, parce qu’elles ont l’une et l’autre
un objet divin.
LES VICES
OPPOSÉS A LA FOI
La suite de notre étude va nous faire considérer les vices opposés à la
foi :
- I. L'infidélité, qui s'oppose à la foi (Questions 10-12).
- II. Le blasphème, qui s'oppose à la confession de foi (Questions
13-14).
- III. L'ignorance et l'hébétude, qui s'opposent aux dons de science et
d'intelligence (Question 15).
Sur le premier point, il faut d'abord étudier l'infidélité en général
(Question 10) ; puis l'hérésie (Q.11) ; enfin l'apostasie (Question 12).
- 1. Est-elle un péché ? - 2. Où siège-t-elle ? - 3. Est-elle le plus
grand des péchés ? - 4. Toute action des infidèles est-elle un péché ? - 5. Les
espèces d'infidélité. - 6. Comparaison entre elles. - 7. Faut-il disputer de la
foi avec les infidèles ? - 8. Faut-il les contraindre à embrasser la foi ? - 9.
Peut-on communiquer avec eux ? - 10. Peuvent-ils avoir autorité sur les fidèles
chrétiens ? - 11. Doit-on tolérer les rites des infidèles ? - 12. Doit-on
baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents ?
Objections :
1. En apparence, non. Car, selon saint Jean Damascène, tout
péché est contre la nature. Mais l'infidélité ne paraît pas être contre nature.
Saint Augustin dit en effet : "Pouvoir posséder la foi, comme pouvoir
posséder la charité, c'est dans la nature de tous les hommes ; mais posséder la
foi, comme posséder la charité, vient de la grâce des fidèles." Donc ne
pas posséder la foi, ce qui est être infidèle, n'est pas un péché.
2. Nul ne pèche en ce qu'il n'a pas le pouvoir d'éviter, car
tout péché est volontaire. Mais il n'est pas au pouvoir de l'homme d'éviter
l'infidélité, ce qu'on ne peut faire qu'en ayant la foi. L'Apôtre dit en effet
(Rm 10, 14) : "Comment croiront-ils celui qu'ils n'ont pas entendu ? Mais
comment entendront-ils si personne ne prêche ?" Il ne semble donc pas que
l'infidélité soit un péché.
3. On l'a dit, il y a sept vices capitaux auxquels se ramènent
tous les péchés. Or l'infidélité ne paraît contenue dans aucun de ces vices.
Elle n'est donc pas un péché.
Cependant :
Toute vertu a un
péché opposé. Or la foi est une vertu, à laquelle s'oppose l'infidélité.
Celle-ci est donc un péché.
Conclusion :
L'infidélité peut
se prendre de deux manières. D'abord dans le sens d'une pure négation, au point
qu'on sera dit infidèle du seul fait qu'on n'a pas la foi. Ensuite on peut
entendre l'infidélité au sens d'une opposition à la foi, lorsque quelqu'un
refuse de prêter l'oreille à cette foi, ou même la méprise, selon la parole
d'Isaïe (53, 1) : "Qui a cru à ce que nous annonçons ?" C'est en cela
que s'accomplit proprement la raison d'infidélité. Et en ce sens l'infidélité
est un péché.
Mais, si
l'infidélité est prise dans le sens purement négatif, comme chez ceux qui n'ont
absolument pas entendu parler de la foi, elle n'a pas raison de péché, mais
plutôt de châtiment, parce qu'une telle ignorance du divin est une conséquence
du péché du premier père. Or, ceux qui sont infidèles de cette façon sont
damnés pour d'autres péchés qui ne peuvent être remis sans la foi, mais non
pour le péché d'infidélité. Aussi le Seigneur dit-il (Jn 15, 22) : "Si je
n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché."
Et saint Augustin explique que le Seigneur parle "de ce péché par lequel
ils n'ont pas eu foi dans le Christ".
Solutions :
1. Il n'est pas dans la nature humaine d'avoir la foi. Mais
il est dans la nature humaine que l'esprit de l'homme ne s'oppose pas à
l'inspiration intérieure ni à la prédication extérieure de la vérité. Aussi
l'infidélité est-elle par là contre la nature.
2. Cet argument est valable en tant que l'infidélité implique
une simple négation.
3. L'infidélité selon qu'elle est un péché naît de l'orgueil.
Par orgueil il arrive qu'on ne veuille pas soumettre son esprit aux règles de
la foi et à sa saine interprétation par les Pères. D'où la remarque de saint Grégoire
: "De la vaine gloire naissent les hardiesses des nouveautés." Il est
vrai qu'on pourrait encore dire ceci : de même que les vertus théologales ne se
ramènent pas aux vertus cardinales mais leur sont antérieures, de même aussi
les vices opposés aux vertus théologales ne se ramènent pas aux vices capitaux.
Objections :
1. Il semble que l'infidélité n'ait pas pour siège
l'intelligence, puisque tout péché est dans la volonté, au dire de saint
Augustin, et que l’infidélité en est un, disons-nous. Elle est donc dans la
volonté et non pas dans l’intelligence.
2. Du reste l’infidélité a raison de péché par le fait
qu’elle a du mépris pour la prédication de la foi. Or le mépris est affaire de
volonté. L’infidélité est donc affaire de volonté.
3. D’ailleurs, dans la seconde épître
aux Corinthiens (11, 14), sur le passage "Satan même se transforme en ange
de lumière ", la Glose dit ceci : "Un mauvais ange feint
d’être bon, même s’il arrive à passer pour tel, ce n'est pas une erreur qui
soit périlleuse ni bien malsaine s'il agit ou s'il parle comme les bons anges."
La raison en est, semble-t-il, qu'il y a volonté droite chez celui qui, en
adhérant à un ange mauvais, a l'intention d'adhérer à un bon. Tout le péché
d'infidélité est donc, semble-t-il, dans une volonté perverse. Il n'a donc pas
son siège dans l'intelligence.
Cependant :
Les termes opposés
sont dans un même sujet. Mais la foi à laquelle s'oppose l'infidélité, a pour
sujet l'intelligence.
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré précédemment, on dit qu'il y a péché dans cette puissance qui est le
principe de l'acte de péché. Or l'acte de péché peut avoir double principe.
L’un est premier et universel, c'est celui qui commande tous les actes de péché
; et ce principe st la volonté, parce que tout péché est volontaire. Mais l'autre
principe de l'acte de péché, c'est le principe propre et prochain qui émet
l'acte de péché ; ainsi le concupiscible est le principe de la gourmandise et
de la luxure, ce qui fait dire que ces deux vices siègent dans le
concupiscible. Or, refuser son assentiment, qui est l'acte propre de
l'infidélité, est un acte de l'intelligence, mais d'une intelligence mue par la
volonté, comme l'acte de donner son assentiment. C'est pourquoi l'infidélité, comme
la foi, est bien dans l'intelligence comme dans son sujet prochain, mais dans
la volonté comme en son premier motif, et c'est en ce sens qu'on dit que tout
péché est dans la volonté.
Solutions :
1. Cela répond clairement à la première objection.
2. Le mépris de la volonté cause le dissentiment de l'intelligence,
où s'accomplit la raison d'infidélité. Aussi la cause de l'infidélité est-elle
dans la volonté, mais l'infidélité elle-même est dans l'intelligence.
3. Celui qui croit qu'un mauvais ange en est un bon ne refuse
pas son assentiment à ce qui est de foi, parce que, suivant la remarque de la
Glose au même endroit, "les sens du corps se trompent, mais l'esprit n'est
pas écarté de la vraie et droite décision". Mais si quelqu'un adhérait à
Satan "au moment où Satan commence à mener vers ce qui est à lui" c'est-à-dire
au mal et à l'erreur, alors, comme il est dit au même endroit, celui-là ne
serait pas sans péché.
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin, dans un texte cité
par la sixième décrétale, nous dit : "Sur le point de savoir si nous
devons préférer un catholique dont les moeurs sont très mauvaises à un
hérétique dans la vie duquel, si ce n'est qu'il est hérétique, il n'y a rien à
reprendre, je n'ose me hâter de décider." Mais l'hérétique est un
infidèle. On ne doit donc pas affirmer de façon absolue que l'infidélité soit
le plus grand des péchés.
2. Ce qui atténue ou excuse la faute ne paraît pas être le
plus grand des péchés. Mais l'infidélité excuse ou atténue la faute. L'Apôtre
dit en effet (1 Tm 1, 13) : "Je fus d'abord blasphémateur, persécuteur et
insulteur, mais j'ai obtenu miséricorde parce que j'agissais par ignorance, dans
l'infidélité." Celle-ci n'est donc pas le plus grand péché.
3. A un plus grand péché est due une plus grande peine, selon
la parole du Deutéronome (25, 2) : "Le châtiment sera proportionné au
délit." Mais quand les fidèles pèchent, ils méritent une plus grande peine
que les infidèles, suivant l'épître aux Hébreux (10, 29) : "D'un châtiment
combien plus grave, ne pensez-vous pas, sera jugé digne celui qui aura foulé
aux pieds le Fils de Dieu, et tenu pour profane le sang de l'alliance par
lequel il a été sanctifié ?" Donc l'infidélité n'est pas le plus grand
péché.
Cependant :
En expliquant ce
passage de saint Jean : "Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé,
ils n'auraient pas de péché" Saint Augustin dit ceci : "Sous ce nom
général, il faut comprendre un grand péché ; c'est en effet le péché
d'infidélité qui englobe tous les autres." L'infidélité est donc le plus
grand de tous les péchés.
Conclusion :
Tout péché, avons-nous
dit, consiste formellement dans l'éloignement de Dieu. Aussi un péché est-il
d'autant plus grave qu'on est par lui plus séparé d'avec Dieu. Or c'est par
l'infidélité que l'homme est le plus éloigné de Dieu, parce qu'il n'en a pas la
vraie connaissance, et que par la fausse connaissance qu'il en a, il ne
s'approche pas, mais s'éloigne plutôt de lui. Et il est impossible aussi que
celui qui a une fausse opinion de lui le connaisse pourtant en quelque chose, car
ce que cet homme a dans son opinion n'est pas Dieu. Il est évident par là que
le péché d'infidélité est plus grand que tous ceux qui se commettent dans la
perversité morale. Mais il n'est pas plus grand que ceux qui s'opposent aux
autres vertus théologales, nous le dirons plus loin.
Solutions :
1. Rien n'empêche que le péché le plus grave dans son genre
soit moins grave suivant quelques circonstances. C'est pour cela que saint Augustin
n'a pas voulu se prononcer hâtivement entre le mauvais catholique et
l'hérétique qui par ailleurs ne pèche pas. Car le péché de l'hérétique, bien
qu'il soit d'un genre plus grave, peut cependant être atténué par quelques
circonstances. Et inversement le péché du catholique être aggravé par quelque
circonstance.
2. L'infidélité comporte une ignorance qui lui est attachée et
aussi un refus des vérités de foi. De ce côté elle se présente comme un péché
extrêmement grave. Mais elle tient, du côté de l'ignorance, un motif d'excuse, surtout
lorsque le pécheur, comme ce fut le cas chez l'Apôtre ne pèche pas par malice.
3. A considérer le genre du péché, l'infidèle est puni plus
gravement pour le péché d'infidélité qu'un autre pécheur ne l'est pour tout
autre péché. Mais pour un autre péché, par exemple pour l'adultère, s'il est
commis par un fidèle et par un infidèle, toutes choses étant égales, le fidèle
pèche plus gravement que l'infidèle, tant à cause de cette connaissance de la
vérité que procure, la foi, qu'en raison des sacrements de la foi dont il est
imprégné, et auxquels il fait outrage en commettant le péché.
Objections :
1. On peut penser que n'importe quelle action chez un
infidèle est un péché puisque, sur ce texte aux Romains (14, 23) : "Tout
ce qui ne vient pas de la foi est péché", la Glose dit : "Toute la
vie des infidèles est un péché." Mais la vie des infidèles, c'est tout ce
qu'ils font. Donc chez l'infidèle toute action est un péché.
2. C'est la foi qui dirige l'intention. Mais il ne peut y
avoir aucun bien s'il ne vient pas d'une intention droite. Donc chez les
infidèles aucune action ne peut être bonne.
3. Quand ce qui précède est corrompu, ce qui vient ensuite
l'est aussi. Mais l'acte de foi précède les actes de toutes les vertus. Comme
il n'y a pas d'acte de foi chez les infidèles, ils ne peuvent faire aucune
oeuvre bonne mais pèchent en tout ce qu'ils font.
Cependant :
Au centurion
Corneille, alors qu'il était encore un infidèle, il a été dit que ses aumônes étaient
agréées de Dieu (Ac 10, 31). Les actions de l'infidèle ne sont donc pas toutes
des péchés, mais quelques-unes sont bonnes.
Conclusion :
Le péché mortel, avons-nous
dit, ôte la grâce sanctifiante, mais ne gâte pas totalement le bien de la
nature. Aussi, puisque l'infidélité est un péché mortel, assurément les
infidèles sont dépourvus de la grâce ; cependant il reste en eux un certain
bien de la nature. Il s'ensuit évidemment qu'ils ne peuvent faire les oeuvres
bonnes qui découlent de la grâce, c'est-à-dire des oeuvres méritoires ;
cependant, les oeuvres bonnes pour lesquelles suffit le bien de la nature, ils
peuvent quelque peu les faire. Par suite, il n'est pas fatal qu'ils pèchent en
tout ce qu'ils font ; mais ils pèchent chaque fois qu'ils entreprennent une
oeuvre procédant de l'infidélité. De même, en effet, qu'en ayant la foi on peut
commettre un péché dans un acte qu'on ne rapporte pas aux fins de la foi, en
péchant soit véniellement, soit même mortellement, de même l'infidèle peut
aussi faire une bonne action dans ce qu'il ne rapporte pas à l'infidélité comme
à une fins.
Solutions :
1. Par cette parole il faut comprendre, ou bien que la vie
des infidèles ne peut pas être sans péché, étant donné que les péchés ne sont
pas enlevés sans la foi, ou bien que tout ce que les fidèles font par
infidélité est péché. Aussi est-il ajouté au même endroit : "Tout homme
vivant ou agissant dans l'infidélité pèche grandement."
2. La foi dirige l'intention en vue de la fin ultime
surnaturelle. Mais la lumière de la raison naturelle peut aussi diriger
l'intention en vue d'un bien connaturel.
3. L'infidélité ne corrompt pas totalement chez les infidèles
la raison naturelle, au point qu'il ne reste en eux quelque connaissance du
vrai, qui leur permet de pouvoir faire quelque chose en matière d'oeuvres
bonnes. A propos de Corneille cependant, il faut savoir qu'il n'était pas un
infidèle ; autrement son activité n'eût pas été agréée de Dieu, à qui nul ne
peut plaire sans la foi. Corneille avait la foi implicite, puisqu'il ne
connaissait pas encore manifestement la vérité de l'Évangile. Aussi est-ce pour
l'instruire plus pleinement de la foi que Pierre est envoyé vers lui.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas plusieurs espèces
d'infidélité. En effet, puisque la foi et l'infidélité sont des contraires, il
faut qu'elles concernent la même réalité. Mais la foi a pour objet formel la
Vérité première, d'où elle tient son unité, bien que matériellement elle croie
beaucoup de choses. Donc l'infidélité a aussi pour objet la Vérité première, et,
en revanche, les choses que l'infidèle se refuse à croire sont comme la matière
de l'infidélité. Or la différence spécifique n'est pas mesurée d'après les
principes matériels, mais selon les principes formels. Donc l'infidélité n'a
pas autant d'espèces différentes qu'il y a d'erreurs diverses admises par les
infidèles.
2. Il y a une infinité de façons dont on peut dévier de la
vérité de la foi. Donc, si nous assignons à l'infidélité autant d'espèces
différentes qu'il y a d'erreurs diverses, il s'ensuit, semble-t-il, qu'il y a
une infinité d'espèces d'infidélités. En ce cas de telles espèces ne sont pas
objet d'étude.
3. Le même individu ne se trouve pas dans des espèces
différentes. Or il arrive que quelqu'un est infidèle du fait qu'il se trompe
sur des objets divers. Donc la diversité des erreurs ne produit pas diverses
espèces d'infidélité. Ainsi donc l'infidélité n'a pas plusieurs espèces.
Cependant :
À chaque vertu
s'opposent plusieurs espèces de vices. Car "le bien se produit d'une seule
façon mais le mal de beaucoup de façons", comme le remarquent Denys et le
Philosophe. Mais la foi est une vertu. Donc plusieurs espèces d'infidélités s'y
opposent.
Conclusion :
Toute vertu, avons-nous
dit, consiste à atteindre une règle de connaissance ou d'action humaine. Or, dans
une matière donnée il n'y a qu'une façon d'atteindre la règle, mais il y a bien
des façons de s'en écarter : c'est pourquoi beaucoup de vices s'opposent à une
seule vertu. Mais cette diversité de vices en opposition avec chaque vertu peut
être regardée de deux manières. D'abord, selon la diversité d'attitudes à
l'égard de la vertu. En cela les vices opposés à une vertu forment des espèces
bien déterminées ; ainsi un vice est opposé à la vertu morale, parce qu'il va
au-delà de la vertu, et un autre parce qu'il reste en deçà. Ensuite, la
diversité des vices opposés à une même vertu peut être considérée selon que
sont gâtés les divers éléments requis pour la vertu. Et c'est en cela qu'une
infinité de vices s'opposent à une vertu. La tempérance ou la force par exemple,
selon que les diverses circonstances de la vertu peuvent être gâtées d'une
infinité de façons pour que l'on s'éloigne de la rectitude de la vertu. Aussi
les pythagoriciens ont-ils déclaré que le mal est infini.
Voici donc ce
qu'il faut dire.
Si l'infidélité
est jugée par rapport à la foi, les espèces d'infidélité sont diverses et en nombre
déterminé. Puisque, en effet, le péché d'infidélité consiste à résister à la
foi, cela peut arriver de deux manières. Ou bien parce qu'on résiste à la foi
sans l'avoir encore reçue, et telle est l'infidélité des païens ou gentils. Ou
bien parce qu'on résiste à la foi chrétienne après l'avoir reçue, soit en
figure, et telle est l'infidélité des juifs, soit dans sa pleine révélation de
vérité, et telle est l'infidélité des hérétiques. Aussi peut-on partager
l'infidélité en général entre ces trois espèces.
Si au contraire on
distingue les espèces d'infidélités d'après une erreur dans les diverses
vérités de foi, alors l'infidélité n'a pas d'espèces définies ; les erreurs
peuvent se multiplier à l'infini, comme saint Augustin le fait voir dans son
traité Des Hérésies.
Solutions :
1. La raison formelle d'un péché peut se prendre sous un
double aspect. D'une manière, dans l'intention du pécheur : en ce sens, c'est
ce vers quoi se tourne le pécheur qui est l'objet formel du péché, et les
espèces du péché sont diversifiées par là. De l'autre manière, selon la raison
de mal : en ce sens, c'est le bien dont on se détourne qui est l'objet formel
du péché ; mais de ce côté le péché n'a pas d'espèces ; bien plus, il est une
privation d'espèce. Ainsi donc il faut dire que l'infidélité a bien pour objet
la vérité première comme ce dont elle se détourne ; mais l'objet formel vers
lequel elle se tourne, c'est la fausse opinion qu'elle suit, et c'est par ce
côté que se diversifient ses espèces.
Aussi, tandis que
la charité est une, parce qu'elle est attachée au souverain bien, mais que les
vices opposés à la charité sont divers parce que leur penchant vers divers
biens temporels les éloigne de l'unique bien souverain et en outre les entraîne
à diverses attitudes désordonnées envers Dieu ; la foi aussi est une seule
vertu par le fait qu'elle adhère à l'unique vérité première ; mais les espèces
d'infidélité sont multiples par le fait que les infidèles suivent diverses
opinions fausses.
2. Cette objection porte sur la distinction des espèces
d'infidélité suivant les diverses matières où il y a erreur.
3. De même que la foi est une parce qu'elle croit beaucoup de
choses ordonnées à une seule, de même l'infidélité, même si elle erre en
beaucoup de points, peut être une en tant que tous sont ordonnés à un seul.
Rien cependant n'empêche un homme d'errer en plusieurs sortes d'infidélités, comme
aussi un seul individu peut succomber à des vices divers et à diverses maladies
corporelles.
Objections :
1. Il semble que l'infidélité des gentils, ou païens, soit
plus grave que les autres. En effet, de même que la maladie corporelle est
d'autant plus grave qu'elle s'attaque à la santé d'un membre plus important, de
même il semble que le péché soit d'autant plus grave qu'il s'oppose à ce qu'il
n'y a de plus fondamental dans la vertu. Mais le plus fondamental dans la foi, c'est
la foi à l'unité divine, et c'est à cette foi que manquent les païens en croyant
à une multitude de dieux. Leur infidélité est donc la plus grave.
2. Parmi les hérétiques, l'hérésie de quelques-uns est
d'autant plus détestable qu'ils sont en contradiction avec la vérité de la foi
en plus de points et sur des points plus fondamentaux. Ainsi l'hérésie d'Arius,
qui sépara la divinité du Christ de son humanité, fut plus détestable que celle
de Nestorius, qui séparait son humanité de la personne du fils de Dieu. Mais
les païens, parce qu'ils ne reçoivent absolument rien de la foi, s'éloignent
d'elle sur des points plus fondamentaux que les Juifs et les hérétiques. Leur
infidélité est donc la plus grave.
3. Tout bien atténue le mal. Mais il y a du bien chez les
Juifs parce qu'ils confessent que l'Ancien Testament vient de Dieu. Il y a
aussi du bien chez les hérétiques, parce qu'ils vénèrent le Nouveau Testament. Ils
pèchent donc moins que les païens qui repoussent les deux Testaments.
Cependant :
Il est écrit dans la seconde épître de saint Pierre (2, 21) :
"Il eût mieux valu pour eux ne pas connaître la voie de la justice que de
retourner en arrière après l'avoir connue." Or les gentils n'ont pas connu
la voie de la justice mais les hérétiques et les Juifs, la connaissant de
quelque manière, l'ont abandonnée. Donc leur péché est plus grave.
Conclusion :
Dans l'infidélité,
avons-nous dit, on peut considérer deux aspects. L'un est son rapport avec la
foi. A cet égard, quelqu'un qui résiste à la foi qu'il a reçue pèche plus
gravement que celui qui résiste à la foi qu'il n'a pas reçue, de même que celui
qui ne remplit pas ce qu'il a promis, pèche plus gravement que s'il ne remplit
pas ce qu'il n'a jamais promis. A ce point de vue, les hérétiques qui
professent la foi à l'Évangile, et qui résistent à cette foi en la détruisant, pèchent
plus gravement que les Juifs qui n'ont jamais reçu la foi à l'Évangile. Mais
parce qu'ils en ont reçu la préfiguration dans l'Ancien Testament et qu'ils
détruisent cette préfiguration en l'interprétant mal, leur infidélité est plus
grave que celle des païens qui n'ont aucunement reçu la foi à l’Évangile.
On peut considérer
aussi un autre aspect dans l'infidélité : la corruption des vérités de la foi ;
à ce point de vue, comme les gentils se trompent en plus de choses que les
juifs, et les Juifs en plus de choses que les hérétiques, l'infidélité des
païens est plus grave que celle des Juifs, et l'infidélité des Juifs plus grave
que celle des hérétiques, sauf peut-être chez quelques-uns comme les manichéens
qui, en matière de foi, sont dans l'erreur plus gravement que les païens. De
ces deux gravités cependant, la première l'emporte sur la seconde quant à la
raison de faute. Car, nous l'avons dit, l'infidélité tire sa raison de faute
bien plus du fait qu'elle résiste à la foi, que de la foi qui lui manque. Cela
en effet paraît se rattacher plutôt à la raison de châtiment, nous l'avons dit.
Aussi, à parler absolument, la pire infidélité est celle des hérétiques.
Solutions :
Cela répond
clairement aux objections.
Objections :
1. Il semble que non, car l'Apôtre dit (1 Tm 2, 14) : "Évite
les querelles de mots, bonnes seulement à perdre ceux qui les écoutent." Mais
il ne peut pas y avoir de discussion publique avec les infidèles sans querelles
de mots. Donc on ne doit pas disputer publiquement avec les infidèles.
2. Une loi de Marcien Auguste, confirmée par les canons, s'exprime
ainsi : "C'est faire injure au jugement du très saint synode de prétendre
revenir sur ce qui a été une fois jugé et correctement décidé, et d'en disputer
publiquement." Mais toutes les vérités de la foi ont été définies par les
saints conciles. C'est donc offenser le synode et pécher gravement que d'oser
disputer publiquement des vérités de foi.
3. On mène une dispute par des arguments. Mais un argument c'est
"une raison qui fait croire des choses douteuses". Comme les vérités
de foi sont très certaines, elles n'ont pas à être mises en doute. Il n'y a
donc pas à en disputer publiquement.
Cependant :
On lit dans les
Actes (9, 22) : "Saul prenait de la force et confondait les juifs" ;
puis (9, 29) : "Il parlait aux païens et disputait avec les Grecs."
Conclusion :
Dans la dispute en
matière de foi il y a deux choses à considérer, l'une du côté du disputant, l'autre
du côté des auditeurs. Pour ce qui est du disputant, il faut considérer
l'intention. Car, s'il dispute comme quelqu'un qui doute de la foi et qui n'en
tient pas la vérité pour certaine, mais cherche à la vérifier par des arguments,
il pèche sans aucun doute comme doutant de la foi et infidèle. Mais, si
quelqu'un dispute en matière de foi pour réfuter les erreurs, ou même à titre
d'exercice, c'est louable.
Pour ce qui est
des auditeurs, il faut voir si ceux qui écoutent la dispute sont instruits et
fermes dans la foi, ou si ce sont des gens simples et qui vacillent dans la
foi. Assurément, devant des sages fermes dans la foi, il n'y a aucun péril à
disputer de la foi. Mais en ce qui concerne les simples, il faut faire une
distinction. Ou bien ils sont attirés ou même poussés par des infidèles qui
s'appliquent à détruire en eux la foi, que ce soient des juifs, des hérétiques
ou des païens, ou bien comme dans les pays où il n'y a pas d'infidèles, cela ne
les inquiète nullement. Dans le premier cas, il est nécessaire de disputer publiquement
en matière de foi, pourvu qu'il y ait des gens suffisamment capables de réfuter
les erreurs. Par là, en effet, les simples seront confirmés dans la foi, et on
enlèvera aux infidèles la possibilité de les tromper. Alors le silence de ceux
qui auraient dû résister aux pervertisseurs de la vérité de la foi serait une
confirmation de l'erreur. D'où cette parole de saint Grégoire : "De même
qu'un discours inconsidéré entraîne dans l'erreur, de même un silence
intempestif abandonne dans l'erreur ceux qui pouvaient être instruits." Dans
le second cas, il est périlleux au contraire de disputer en matière de foi
devant des gens simples, leur foi est d'autant plus ferme qu'ils n'ont rien
entendu dire qui soit différent de ce qu'ils croient. Et c'est pourquoi il
n'est pas bon pour eux d'écouter les paroles des infidèles en discussion contre
la foi.
Solutions :
1. L'Apôtre ne défend pas toute dispute, mais la dispute
désordonnée qui recourt plutôt à une querelle de mots qu'à la fermeté des
idées.
2. Cette loi interdit une dispute publique qui procède du
doute contre la foi, mais non pas celle qui sert à confirmer la foi.
3. On ne doit pas disputer dans les matières de foi comme si
on avait des doutes à leur sujet, mais afin de manifester la vérité et de réfuter
les erreurs. Il faut en effet, pour confirmer la foi, disputer de temps à autre
avec des infidèles. Tantôt pour défendre la foi, selon cette parole (1 P 3, 15)
: "Toujours prêts pour répondre à ceux qui vous demandent raison de votre
espérance et de votre foi." Tantôt pour convaincre ceux qui sont dans
l'erreur, selon saint Paul (Tt 1, 9) : "Qu'il soit capable à la fois
d'exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs."
Objections :
1. Aucunement, semble-t-il. On lit en effet en saint Matthieu
(13, 28) que les serviteurs du père de famille dans le champ duquel avait été
semée l'ivraie, lui demandèrent : "Veux-tu que nous allions la ramasser
?" et il répondit : "Non, de peur qu'en ramassant l'ivraie vous
n'arrachiez en même temps le froment." Saint Jean Chrysostome commente
ainsi : "Le Seigneur a voulu par là défendre de tuer. Car il ne faut pas
tuer les hérétiques, pour cette raison que, si on les tuait, il serait fatal
que beaucoup de saints soient détruits en même temps." Il semble donc, pour
la même raison, qu'on ne doit pas contraindre à la foi certains infidèles.
2. On dit dans les Décrétales : "Pour ce qui est des
Juifs, le saint synode a prescrit de n'en forcer aucun à croire désormais."
Pour la même raison, on ne doit pas non plus contraindre les autres infidèles à
la foi.
3. Saint Augustin dit : "L'on peut tout faire sans le
vouloir, mais croire, seulement si on le veut." Mais la volonté ne peut
pas être forcée. Il semble donc que les infidèles ne doivent pas être
contraints à la foi.
4. Dieu dit dans Ézéchiel (18, 23) : "je ne veux pas la
mort du pécheur." Mais nous devons conformer notre volonté à la volonté
divine, nous l'avons déjà dit. Nous ne devons donc plus vouloir le meurtre des
infidèles.
Cependant :
Il est dit en saint Luc (14, 23) : "Va sur les routes et
les sentiers, et force à entrer pour que ma maison soit pleine." Mais
c'est par la foi que les hommes entrent dans la maison de Dieu, c'est-à-dire
dans l'Église. Il y a donc des gens qu'on doit contraindre à la foi.
Conclusion :
Parmi les
infidèles il y en a, comme les païens et les Juifs, qui n'ont jamais reçu la
foi. De tels infidèles ne doivent pas être poussés à croire, parce que croire
est un acte de volonté. Cependant ils doivent être contraints par les fidèles, s'il
y a moyen, pour qu'ils ne s'opposent pas à la foi par des blasphèmes, par des
suggestions mauvaises, ou encore par des persécutions ouvertes. C'est pour cela
que souvent les fidèles du Christ font la guerre aux infidèles ; ce n'est pas
pour les forcer à croire puisque, même si après les avoir vaincus ils les
tenaient prisonniers, ils leur laisseraient la liberté de croire ; ce qu'on
veut, c'est les contraindre à ne pas entraver foi chrétienne. Mais il y a
d'autres infidèles qui ont un jour embrassé la foi et qui la professent, comme
les hérétiques et certains apostats. Ceux-là, il faut les contraindre même
physiquement à accomplir ce qu'ils ont promis et à garder la foi qu'ils ont
embrassée une fois pour toutes.
Solutions :
1. Certains ont compris que cette autorité patristique
interdisait non l'excommunication des hérétiques, mais leur mise à mort : c'est
clair dans ce texte de saint Jean Chrysostome. Et saint Augustin parle ainsi de
lui-même : "Mon avis était d'abord qu'on ne doit forcer personne à l'unité
du Christ, qu'il fallait agir par la parole, combattre par la discussion. Mais
ce qui était mon opinion est vaincu non par les paroles de contradicteurs, mais
par la démonstration des faits. Car la crainte des lois a été si utile que
beaucoup disent : "Rendons grâce au Seigneur qui a brisé nos liens !"".
Si le Seigneur dit : "Laissez-les croître ensemble jusqu'à la moisson",
nous voyons comment il faut le prendre, grâce à ce qui suit : "de peur
qu'en ramassant l'ivraie vous n'arrachiez en même temps le froment". Cela
le montre suffisamment, dit saint Augustin : "Lorsqu'il n'y a pas cette
crainte, c'est-à-dire quand le crime de chacun est assez connu de tous et
apparaît abominable au point de n'avoir plus aucun défenseur, ou de ne plus en
avoir qui soient capables de susciter un schisme, la sévérité de la discipline
ne doit pas s'endormir."
2. Les Juifs, s'ils n'ont nullement reçu la foi, ne doivent
nullement y être forcés. Mais, s'ils ont reçu la foi, "il faut qu'on les
mette de force dans la nécessité de la garder", dit le même chapitre des
Décrétales.
3. "Faire un voeu, dit-on, est laissé à la volonté, mais
le tenir est une nécessité." De même, embrasser la foi est affaire de
volonté, mais la garder quand on l'a embrassée est une nécessité. C'est
pourquoi les hérétiques doivent être contraints à garder la foi. Saint Augustin
écrit en effet au comte Boniface : "Là où retentit la clameur accoutumée
de ceux qui disent : "On est libre de croire ou de ne pas croire ; à qui
le Christ a-t-il fait violence ?" - qu'ils découvrent chez Paul le Christ
qui commence par le forcer et qui dans la suite l'instruit."
4. Comme dit saint Augustin dans la même lettre : "Personne
d'entre nous ne veut la perte d'un hérétique, mais David n'aurait pas eu la
paix dans sa maison si son fils Absalon n'était mort à la guerre qu'il lui
faisait. De même l'Église catholique : lorsque par la ruine de quelques-uns
elle rassemble tout le reste de ses enfants, la délivrance de tant de peuples
guérit la douleur de son coeur maternel."
Objections :
1. Il semble que oui. L'Apôtre écrit en effet : "Si un
infidèle vous invite à souper et que vous acceptiez d'y aller, mangez tout ce
qu'on vous présente" (1 Co 10, 27). Et saint Jean Chrysostome dit : "Si
vous voulez aller à la table des païens, nous le permettons sans aucune
restriction." Mais aller souper chez quelqu'un, c'est communiquer avec
lui. Il est donc permis de communiquer avec les infidèles.
2. L'Apôtre dit encore (1 Co 5, 12) : "En quoi
m'appartient-il de porter un jugement sur ceux du dehors ?" Mais les
infidèles sont bien du dehors. Donc, puisqu'il faut un jugement de l'Église
pour interdire aux fidèles de communiquer avec certains, il ne semble pas qu'on
doive interdire aux fidèles de communiquer avec les infidèles.
3. Le maître ne peut employer son serviteur que s'il
communique avec lui, au moins par la parole, car le maître fait agir le
serviteur par le commandement. Mais les chrétiens peuvent avoir comme
serviteurs des infidèles, soit des Juifs, soit même des païens ou des
Sarrasins. Ils peuvent donc licitement communiquer avec eux.
Cependant :
4. Il est écrit au
Deutéronome (7, 3) : "Tu ne feras pas d'alliance avec eux, tu ne leur
feras pas grâce, tu ne contracteras pas de mariages avec eux." Et, sur ce
passage du Lévitique (15, 19) : "La femme qui au retour du mois, etc."
la Glose dit : "Ainsi faut-il s'abstenir de l'idolâtrie, au point de ne
toucher ni les idolâtres ni leurs disciples, et de ne pas communiquer avec eux."
Conclusion :
Communiquer avec
une personne est interdit aux fidèles pour deux motifs : ou c'est pour la
punition de la personne à qui est retirée la communion des fidèles, ou c'est
pour la protection de ceux à qui cette communication est interdite. L'un et
l'autre motif peut se déduire des paroles de l'Apôtre (1 Co 5). Car, après
avoir porté la sentence d'excommunication, il donne pour raison : "Ne
savez-vous pas qu'un peu de ferment corrompt toute la pâte ?" Après cela
il ajoute une raison qui se réfère à la peine que l'Église porte par jugement :
"N'est-ce pas ceux du dedans que vous jugez ?"
Donc, à titre de
punition, l'Église n'interdit pas aux fidèles de communiquer avec les infidèles
lorsque ceux-ci n'ont en aucune façon reçu la foi chrétienne, c'est-à-dire
lorsque ce sont des païens ou des Juifs, parce qu'elle n'a pas à porter de
jugement sur eux au spirituel, mais au temporel, dans le cas où, habitant parmi
les chrétiens, ils commettent une faute qui motive leur punition, au temporel, par
les fidèles. Pourtant, de ce point de vue, c'est-à-dire à titre de punition, l’Église
interdit aux fidèles de communiquer avec les infidèles lorsque ceux-ci dévient
de la foi qu'ils avaient embrassée, soit en la corrompant comme les hérétiques,
soit même en s'éloignant d'elle totalement, comme les apostats. C'est en effet
contre les uns et les autres que l'Église porte la sentence d'excommunication.
Mais, à titre de
protection, il semble qu'on doive distinguer suivant les diverses conditions
des personnes, des affaires et des temps : S'agit-il, en effet, de fidèles qui
ont été fermes dans la foi, de sorte que leur communication avec les infidèles
fait espérer la conversion de ces derniers plus qu'un éloignement de la foi
chez les fidèles ? Il n'y a pas à empêcher ceux-ci de communiquer avec les
infidèles qui n'ont pas reçu la foi, c'est-à-dire avec des païens ou des Juifs
; et surtout quand il y a nécessité urgente. S'agit-il, au contraire, de gens
simples, peu fermes dans la foi, et dont on puisse selon toute probabilité
craindre la chute ? On doit leur interdire de communiquer avec les infidèles, et
surtout les empêcher d'avoir une grande familiarité avec eux, ou de communiquer
avec eux quand il n'y a pas nécessité.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. L'Église n'exerce pas son jugement contre les infidèles en
ceci qu'elle leur infligerait une peine spirituelle. Elle juge cependant quelques-uns
d'entre eux en ceci qu'elle leur inflige une peine temporelle. C'est ce que
signifie le fait que parfois, pour des fautes spéciales, elle retire à des
infidèles toute communication avec les fidèles.
3. Il y a plus de probabilité à ce que le serviteur qui est
sous les ordres de son maître, se convertisse à la foi de ce dernier qui est
lui-même fidèle, qu'il n'y a de probabilité en sens inverse. C'est pourquoi il
n'a pas été défendu aux fidèles d'avoir pour serviteurs des infidèles. Si
cependant il y avait pour le maître un péril imminent à communiquer avec un tel
serviteur, il devrait rejeter celui-ci conformément à cet ordre du Seigneur (Mt
18, 8) : "Si ton pied t'a scandalisé, retranche-le et jette-le loin de toi."
4. Il faut répondre à l'argument En sens contraire que
le Seigneur donne cet ordre au sujet des nations dans le pays desquelles
allaient entrer les Juifs, enclins à l'idolâtrie. C'est pourquoi on devait
craindre que par des relations constantes avec les idolâtres, ils ne se
détachent de la foi. Et c'est pourquoi on lit ensuite (Dt 7, 4) : "Car ton
fils serait détourné de me suivre."
Objections :
1. Apparemment oui. L'Apôtre écrit en effet (1 Tm 6, 1) :
"Que tous ceux qui sont sous le joug comme esclaves jugent leurs maîtres
dignes de respect." Qu'il parle des infidèles, on le voit par ce qui suit :
"Ceux qui ont des fidèles pour maîtres n'ont pas à les mépriser non plus."
Pierre écrit de son côté (1 P 2, 18) : "Serviteurs, soyez soumis à vos
maîtres avec une crainte profonde, non seulement à ceux qui sont doux et bons, mais
encore à ceux qui sont difficiles." Il n'y aurait pas ce précepte dans
l'enseignement apostolique si les infidèles ne pouvaient pas avoir autorité sur
les fidèles.
2. Tous les membres de la maison d'un prince sont sous
l'autorité de ce prince. Mais il y avait des fidèles qui étaient de la maison
de princes infidèles ; d'où cette phrase aux Philippiens (4, 22) : "Tous
les saints vous saluent, mais surtout ceux qui sont de la maison de César",
c'est-à-dire de Néron, qui était bien un infidèle. Les infidèles peuvent donc
avoir autorité sur les fidèles.
3. Comme dit le Philosophe, le serviteur est l'instrument du
maître dans ce qui relève de la vie humaine, de même que l'ouvrier d'un artisan
est l'instrument de l'artisan dans ce qui regarde le travail du métier. Mais en
de telles choses un fidèle peut être soumis à un infidèle, car les fidèles
peuvent être les fermiers des infidèles. Donc ceux-ci peuvent avoir autorité
sur les fidèles, jusqu'à pouvoir leur commander.
Cependant :
L'autorité
implique que l'on ait le pouvoir judiciaire. Mais les infidèles ne peuvent
juger les fidèles, selon saint Paul (1 Co 6, 1) : "Quand l'un de vous a un
différend avec un autre, ose-t-il bien aller en justice devant les
injustes" c'est-à-dire les infidèles, "et non devant les saints
?" Donc il apparaît que les infidèles ne puissent avoir autorité sur les
fidèles.
Conclusion :
Sur ce sujet on
peut donner une double réponse. La première concerne une souveraineté, ou
autorité, d'infidèles sur les fidèles, qui serait à instituer. Cela ne doit
être aucunement permis. Car cela tournerait au scandale et au péril de la foi.
En effet ceux qui sont soumis à la juridiction des autres peuvent être
influencés par ces supérieurs dont ils doivent suivre les ordres, à moins que
de tels subordonnés aient beaucoup de vertu. Et pareillement, les infidèles
méprisent la foi lorsqu'ils constatent la défaillance des fidèles. C'est
pourquoi l'Apôtre a interdit aux fidèles d'intenter des procès devant un juge
infidèle. C'est pourquoi l'Église ne permet aucunement que les infidèles
acquièrent la souveraineté sur les fidèles, ni qu'ils leur commandent, à
quelque titre que ce soit, dans une charge.
La réponse est
différente pour une souveraineté ou une autorité qui existe déjà. Dans cette
situation il faut considérer que la souveraineté et l'autorité sont entrées là
par droit humain ; la distinction entre fidèles et infidèles est au contraire
de droit divin, mais ce droit divin qui vient de la grâce, ne détruit pas le
droit humain qui vient de la raison naturelle. C'est pourquoi la distinction
entre fidèles et infidèles, prise en soi, ne supprime pas la souveraineté ni
l'autorité des infidèles sur les fidèles.
Cependant l'Église,
qui est investie de l'autorité de Dieu, peut à bon droit, par voie de sentence
ou d'ordonnance, supprimer un tel droit de souveraineté ou d'autorité, parce
que les infidèles, au titre même de leur infidélité, méritent de perdre pouvoir
sur des fidèles qui sont promus enfants de Dieu.
Mais cela, tantôt
l'Église le fait, tantôt elle ne le fait pas. Car, dans le cas des infidèles
qui sont soumis à elle et à ses membres, même par une sujétion temporelle, l'Église
statue d'après ce droit : celui qui est esclave chez des juifs, dès qu'il
devient chrétien, est aussitôt libéré de son esclavage, sans payer aucune
rançon, s'il était de la maison, c'est-à-dire né en esclavage, et pareillement
s'il avait été acheté pour le service lorsqu'il était infidèle ; mais, s’il
avait été acheté pour la vente, il faut qu'il soit dans les trois mois remis
sur le marché. En tout cela l'Église ne commet pas d'injustice parce que, ces
juifs étant eux-mêmes des esclaves, elle peut disposer de leurs biens ; elle
agit comme l'ont fait aussi les princes séculiers qui ont publié beaucoup de
lois à l'égard de leurs sujets en faveur de la liberté. Au contraire, dans le
cas des infidèles qui au temporel ne sont pas soumis à elle ni à ses membres, l'Église
n'a pas établi ce droit, bien qu'elle pût juridiquement l'instituer. Et elle
fait cela pour éviter le scandale. On voit que le Seigneur a montré (Mt 17, 25)
qu'il pouvait se dispenser du tribut à César parce que "les fils sont
libres", mais il a pourtant prescrit de le payer pour éviter le scandale.
Et Paul de même, après avoir dit que les esclaves doivent honorer leurs maîtres,
ajoute (1 Tm 6, 1) : "Pour que le nom du Seigneur et son enseignement ne
soient pas blasphémés."
Solutions :
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Cette autorité de César préexistait à ce qui distinguait
les fidèles des infidèles, et elle n'était pas détruite par la conversion de
quelques individus à la vraie foi. Il était utile que quelques fidèles aient
une situation dans la maison de l'empereur, pour pouvoir défendre les autres
fidèles : c'est ainsi que saint Sébastien, lorsqu'il voyait les chrétiens
faiblir dans les tourments, confortait leur courage en continuant de se cacher
sous la chlamyde du soldat dans la maison de Dioclétien.
3. Les esclaves sont soumis à leurs maîtres pour la totalité
de la vie, et les sujets à leurs supérieurs pour toutes les affaires ; mais les
ouvriers des artisans sont soumis à ceux-ci pour des travaux déterminés. Aussi
y a-t-il plus de péril à ce que des infidèles reçoivent une souveraineté ou une
autorité sur les fidèles, qu'à ce qu'ils reçoivent d'eux une collaboration
technique. C'est pourquoi l'Église permet que les chrétiens puissent cultiver
les terres des Juifs, parce que cela ne les oblige pas à vivre en société avec
eux. Le livre des Rois (1 R 5, 6) rapporte que Salomon a même réclamé au roi de
Tyr des maîtres d'oeuvre pour travailler le bois. Et cependant, s'il y avait à
craindre qu'une telle communication ou communauté de vie puisse amener la
subversion des fidèles, ce serait à interdire absolument.
Objections :
1. Non. Car il est bien évident que les infidèles qui ont
leurs rites pèchent en les observant. Or il semble bien consentir au péché, celui
qui ne l'interdit pas alors qu'il le pourrait, comme on le voit dans la Glose
sur l'épître aux Romains (1, 32) : "Non seulement ils font, mais encore
ils approuvent ceux qui le font." Ils pèchent donc, ceux qui tolèrent les
rites des infidèles.
2. Les rites des Juifs sont comparés à l'idolâtrie.
Effectivement, sur cette parole (Ga 5, 1) : "Ne vous remettez pas sous le
joug de l'esclavage", la Glose dit : "Cet esclavage de la loi n'est
pas plus léger que celui de l'idolâtrie." Mais on ne supporterait pas que
quelques personnes pratiquent un rite idolâtrique. Au contraire, les princes
chrétiens ont fait d'abord fermer, et ensuite démolir, les temples des idoles, comme
saint Augustin le raconte, les rites des Juifs non plus ne doivent donc pas
être tolérés.
3. Le péché d'infidélité, avons-nous dit, est extrêmement grave.
Mais il y a d'autres péchés, comme l'adultère, le vol, etc., qui ne sont pas
tolérés et au contraire sont punis par la loi. Les rites des infidèles ne
doivent donc pas non plus être tolérés.
Cependant :
Dans les
Décrétales, saint Grégoire dit à propos des Juifs : "Toutes leurs fêtes, telles
que jusqu'à maintenant eux et leurs pères les ont observées par un culte
séculaire, qu'ils aient la libre faculté de les observer et célébrer."
Conclusion :
Le gouvernement
humain dérive du gouvernement divin et doit le prendre pour modèle. Or Dieu, bien
qu'il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins qu'il se
produise des maux dans l'univers, alors qu'il pourrait les empêcher, parce que
leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus
graves. Ainsi donc, dans le gouvernement humain, ceux qui commandent tolèrent à
bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même
de peur que des maux pires ne soient encourus. C'est ce que dit saint Augustin :
"Supprimez les prostituées et vous apporterez un trouble général par le
déchaînement des passions." Ainsi donc, bien que les infidèles pèchent par
leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient,
soit à cause du mal qui est évité. Du fait que les juifs observent leurs rites,
qui préfiguraient jadis la réalité de la foi que nous professons, il en découle
ce bien que nous recevons de nos ennemis un témoignage en faveur de notre foi, et
qu'ils nous représentent comme en figure ce que nous croyons. C'est pourquoi
les Juifs sont tolérés avec leurs rites.
Quant aux rites
des autres infidèles, comme ils n'apportent aucun élément de vérité ni
d'utilité, il n'y a pas de raison que ces rites soient tolérés si ce n'est
peut-être en vue d'un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c'est le scandale ou
le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou encore
l'empêchement de salut pour ceux qui, ainsi tolérés, se tournent peu à peu vers
la foi. C'est pour cela en effet que l'Église a quelquefois toléré les rites
des hérétiques et des païens quand les infidèles étaient très nombreux.
Solutions :
Cela répond
clairement aux objections.
Objections :
1. Il semble que oui. En effet, le lien matrimonial est plus
grand que le droit de la puissance paternelle, parce que celui-ci peut être
défait par l'homme lorsqu'un fils de famille devient majeur ; tandis que le
lien matrimonial ne peut l'être, selon cette parole en saint Matthieu (19, 6) :
"Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas." Mais le lien
matrimonial est défait pour cause d'infidélité. L'Apôtre dit en effet (1 Co 7, 15)
: "Si la partie qui n'a pas la foi veut s'en aller, qu'elle s'en aille, car
le frère ou la soeur n'est pas enchaîné au joug dans ces cas-là." Et le
Canon précise que, si le conjoint incroyant ne veut pas demeurer avec l'autre
sans offenser le Créateur, le conjoint ne doit pas cohabiter avec lui. Donc à
plus forte raison le droit paternel est-il enlevé pour cause d'infidélité. Les
enfants des infidèles peuvent donc être baptisés contre le gré de leurs
parents.
2. On doit secourir un homme en danger de mort éternelle plus
qu'un homme en danger de mort temporelle. Or, si quelqu'un voyait un homme en
péril de mort temporelle et ne lui portait pas secours, il ferait un péché.
Donc, puisque les enfants des juifs et des autres infidèles sont en péril de mort
éternelle s'ils sont laissés à des parents qui les forment dans leur infidélité,
il semble qu'il y ait lieu de les leur retirer pour qu'ils soient baptisés et
instruits dans la foi.
3. Les enfants des esclaves sont esclaves et sous la puissance
de leurs maîtres. Mais les Juifs sont les esclaves des rois et des princes.
Donc aussi leurs enfants. Par conséquent les rois et les princes ont la
puissance de faire ce qu'ils veulent des enfants des Juifs. Il n'y aura donc
aucune injustice à baptiser ces enfants malgré leurs parents.
4. Tout homme appartient davantage à Dieu dont il tient son
âme, qu'à son père charnel dont il tient son corps. Il n'y a donc pas
d'injustice à retirer les enfants des Juifs à leurs parents selon la chair, et
à les consacrer à Dieu par le baptême.
5. Le baptême est plus efficace pour le salut que la
prédication, puisque le baptême a pour effet d'enlever sur-le-champ la tâche du
péché, la dette de peine, et d'ouvrir la porte du ciel. Mais, s'il y a péril
par la suite du manque de prédication, c'est imputé à celui qui n'a pas fait
cette prédication, comme c'est écrit en Ézéchiel à propos de celui qui "voyant
venir le glaive, n'a pas sonné de la trompette" (33, 6-8). Donc, bien
davantage, si les enfants des Juifs sont damnés par défaut de baptême, sera-ce
imputé comme péché à ceux qui auraient pu les baptiser et qui ne l'ont pas
fait.
Cependant :
Il ne faut faire d'injustice à personne. Or ce serait faire
une injustice aux Juifs que de baptiser malgré eux leurs enfants ; ils perdraient
en effet leur droit de puissance paternelle sur ces enfants devenus des
fidèles. On ne doit donc pas baptiser des enfants contre le gré de leurs
parents.
Conclusion :
Ce qui possède la
plus haute autorité, c'est la pratique de l'Église à laquelle il faut
s'attacher jalousement en toutes choses. Car l'enseignement même des docteurs
catholiques tient son autorité de l'Église. Il faut donc s'en tenir plus à
l'autorité de l'Église qu'à celle d'un Augustin ou d'un Jérôme ou de quelque
docteur que ce soit. Or, l'usage de l'Église n'a jamais admis que les enfants
des Juifs soient baptisés malgré leurs parents. Il y eut cependant dans les
temps reculés beaucoup de princes catholiques qui furent très puissants comme
Constantin et Théodose ; de très saints évêques furent familiers avec eux, comme
Sylvestre avec Constantin, et Ambroise avec Théodose. Ces évêques n'auraient
nullement omis de leur faire porter cette loi si elle était conforme à la
raison. C'est pourquoi il semble périlleux d'introduire cette nouveauté :
baptiser les enfants des juifs malgré leurs parents en dehors de la coutume
jusqu'à présent observée dans l'Église.
Il y a à cela deux
raisons. La première vient du péril de la foi. Car, si ces enfants recevaient
le baptême avant d'avoir l'usage de la raison, dans la suite, en parvenant à
l'âge parfait, ils pourraient facilement être entraînés par leurs parents à
abandonner ce qu'ils ont reçu sans le connaître. Une autre raison, c'est que
cela est contraire au droit naturel. En effet, par nature, le fils est quelque
chose du père. Et d'abord il n'est même pas distinct de ses parents
corporellement, aussi longtemps qu'il est contenu dans le sein de sa mère. Mais
ensuite, alors même qu'il en est sorti, tant qu'il n'a pas l'usage du libre
arbitre, il reste enfermé sous la tutelle des parents comme dans un sein
spirituel. Car, aussi longtemps que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il
ne diffère pas de l'animal sans raison. Aussi, de même qu'un boeuf ou un cheval
appartient en droit civil à quelqu'un qui s'en sert quand il veut, de même
est-il de droit naturel que le fils avant d'avoir l'usage de la raison demeure
sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que
l'enfant, avant d'avoir l'usage de la raison, soit soustrait à la tutelle de
ses parents ou qu'une disposition soit prise à son sujet malgré les parents.
Mais, après qu'il commence à avoir l'usage du libre arbitre, il commence à être
lui-même et il peut, dans ce qui est de droit divin ou naturel, se gouverner.
Et alors il faut l'amener à la foi non par contrainte mais par persuasion ; et
il peut, même contre le gré de ses parents, adhérer à la foi et être baptisé, mais
pas avant d'avoir l'âge de raison. Aussi est-il dit à propos des enfants des
anciens pères qu'ils furent sauvés "dans la foi de leurs parents", ce
qui donne à comprendre qu'il appartient aux parents de pourvoir au salut de
leurs enfants surtout avant que ceux-ci aient l'âge de raison.
Solutions :
1. Dans le lien matrimonial chacun des conjoints a l'usage du
libre arbitre et chacun peut malgré l'autre adhérer à la foi. Tandis que ceci
n'a pas lieu chez l'enfant avant qu'il ait l'usage de la raison. Mais après, la
comparaison est valable, s'il veut se convertir.
2. Il ne faut pas arracher quelqu'un à la mort naturelle
contre l'ordre du droit civil ; par exemple, si quelqu'un est condamné par son
juge à la mort temporelle, personne ne doit l'y soustraire par la violence. On
ne doit donc pas non plus, pour délivrer un enfant du péril de mort éternelle, violer
l'ordre du droit naturel qui met le fils sous la tutelle de son père.
3. Les Juifs sont les esclaves des princes par une servitude
civile qui n'exclut pas l'ordre du droit naturel ou divin.
4. L'homme est ordonné à Dieu par la raison qui lui permet de
connaître Dieu. C’est pourquoi, avant que l'enfant ait l'usage de la raison, l'ordre
naturel fait qu'il est ordonné à Dieu par la raison de ses parents, dont il
subit par nature la tutelle, et c'est selon leurs dispositions qu'il est mis
rapport avec les choses divines.
5. Le péril qui résulte d'une prédication omise ne menace que
ceux à qui a été confié l'office de prêcher. C'est pourquoi on lit avant ce
texte, chez Ézéchiel (3, 17) : "je t'ai donné pour sentinelle aux enfants
d'Israël." Mais procurer aux enfants des infidèles les sacrements du salut
revient à leurs parents. Il y a donc pour eux péril si, en soustrayant leurs
petits enfants aux sacrements, il en résulte pour ceux-ci un détriment en ce
qui concerne le salut.
- 1. Est-elle une espèce de l'infidélité ? - 2. La matière de
l'hérésie. - 3. Doit-on tolérer les hérétiques ? - 4. Doit-on recevoir ceux qui
reviennent ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car l'infidélité est dans l'intelligence,
avons-nous dit, tandis que l'hérésie paraît se rapporter non à l'intelligence
mais plutôt à la faculté d'appétit. Saint Jérôme dit en effet, et cela se
trouve dans les Décrétales : "Hérésie
en grec vient du mot choix, c'est-à-dire que chacun choisit pour soi la
discipline qu'il estime la meilleure." Or le choix, avons-nous dit, est
un acte de la faculté d'appétit. L'hérésie n'est donc pas une espèce de
l'infidélité.
2. Un vice tire son espèce surtout de sa fin. Ce qui fait dire
au Philosophe : "Celui qui commet la fornication afin de voler est plus
voleur que fornicateur." Mais la fin poursuivie par l'hérésie, c'est
l'avantage temporel et surtout la domination et la gloire, ce qui appartient au
vice de l'orgueil ou à celui de la cupidité. Saint Augustin affirme en effet que
"l'hérétique est celui qui, en vue d'un avantage temporel et surtout de sa
gloire et de sa domination, engendre ou suit des opinions fausses et nouvelles".
L'hérésie n'est donc pas une espèce d'infidélité, c'est plutôt une espèce
d'orgueil.
3. Puisque l'infidélité est dans l'intelligence, il ne semble
pas qu'elle relève de la chair. Mais l'hérésie relève des oeuvres de la chair.
Au dire de l'Apôtre (Ga 5, 19), "les oeuvres de la chair sont manifestes, c'est
la fornication, l'impureté", et parmi les autres il ajoute après cela
"les dissensions, les sectes", qui sont la même chose que les
hérésies. L'hérésie n'est donc pas une espèce de l'infidélité.
Cependant :
La fausseté
s'oppose à la vérité. Mais "l'hérétique est celui qui engendre ou suit des
opinions fausses ou nouvelles". Il s'oppose donc à la vérité sur laquelle
s'appuie la foi. Il entre donc dans l'infidélité.
Conclusion :
Le mot hérésie, on
vient de le dire, implique un choix. Or le choix a pour objet, on l'a dit
précédemment, les moyens en vue de la fin, celle-ci étant présupposée. D'autre
part, dans les choses qu'on doit croire, la volonté adhère à une vérité comme à
son bien propre, nous l'avons montré. Aussi la vérité principale a-t-elle
raison de fin ultime, et les vérités secondaires ont raison de moyens.
Or, parce que
celui qui croit adhère à la parole d'autrui, ce qui semble principal, et qui
paraît jouer le rôle de fin en toute croyance, c'est celui à la parole de qui
l'on adhère. Sont quasi secondaires les vérités que l'on tient du fait de cette
adhésion. Ainsi donc, celui qui possède la vraie foi chrétienne adhère au
Christ par sa volonté pour ce qui ressortit vraiment à son enseignement.
On peut donc
dévier de la rectitude de la foi chrétienne de deux façons. D'un côté parce
qu'on ne veut pas adhérer au Christ ; on a alors une volonté mauvaise
relativement à la fin elle-même. Cela concerne l'espèce d'infidélité des païens
et des juifs. D'un autre côté, l'homme a bien l'intention d'adhérer au Christ, mais
il dévie quant aux moyens qu'il choisit pour adhérer à lui, parce qu'il ne
choisit pas ce qui est vraiment transmis par lui, mais ce que son propre esprit
lui suggère. C'est pourquoi l'hérésie est l'espèce d'infidélité de ceux qui
professent la foi chrétienne mais en corrompent les dogmes.
Solutions :
1. Le choix fait partie de l'infidélité au même titre que la
volonté fait partie de la foi, comme on vient de le dire.
2. Les vices tirent leur espèce de leur fin prochaine, mais
ils tirent leur genre et leur cause de leur fin éloignée. Ainsi, lorsque
quelqu'un commet une fornication en vue de voler, il y a bien là une espèce de
fornication par la fin propre et par l'objet, mais on voit par la fin ultime
que la fornication a son origine dans le vol, et elle est contenue en lui comme
un effet dans sa cause et comme une espèce dans un genre, nous l'avons montré
en traitant des actes humains. Aussi est-ce pareil dans notre propos : la fin
prochaine de l'hérésie est d'adhérer à une fausse doctrine qui lui est propre, et
c'est ce qui lui donne son espèce. Mais la fin éloignée montre quelle est sa
cause : elle sort, par exemple, de l'orgueil ou de la cupidité.
3. De même que le mot "hérésie" vient de hairéô
"choisir", le mot secte vient de sectari "rechercher", dit
Isidore dans ses Étymologies. C'est pourquoi hérésie et secte sont synonymes.
L'une et l'autre relèvent des oeuvres de la chair, non quant à l'acte même
d'infidélité en face de son objet prochain, mais en raison de sa cause. Cette
cause, tantôt c'est le désir d'une fin désordonnée, lorsque l'hérésie sort d'un
fonds d'orgueil ou de cupidité, comme on vient de le dire. Tantôt c'est aussi
quelque illusion d'imagination, car il y a là aussi, pour le Philosophe, un
principe d'erreur. Or l'imagination ressortit en quelque manière à la chair, puisque
son acte met en jeu un organe corporel.
Objections :
1. Il semble que l'hérésie ne concerne pas proprement les
vérités de foi. Car, comme il y a des hérésies et des sectes parmi les
chrétiens, il y en eut aussi parmi les Juifs et les pharisiens, Isidore en fait
la remarque. Mais leurs dissensions ne concernaient pas les vérités de foi.
L'hérésie n'est donc pas là comme dans sa matière propre.
2. La matière de la foi, ce sont les réalités que l'on croit.
Mais l'hérésie a pour domaine non pas seulement les réalités, mais aussi les
mots et les exposés de la Sainte Écriture. Saint Jérôme dit en effet : "Quiconque
interprète l'Écriture autrement que le réclame le sens de l'Esprit Saint par
qui elle a été écrite, même s'il ne quitte pas l’Église, peut cependant être
appelé hérétique." Et il dit ailleurs que "des paroles désordonnées
engendrent une hérésie". L'hérésie n'a donc pas proprement pour matière
les vérités de foi.
3. Même dans les choses qui appartiennent à la foi, on peut
trouver un dissentiment entre les pères comme entre saint Jérôme et saint Augustin
sur la cessation des observances légales. Cependant cela est étranger au vice d'hérésie.
L'hérésie ne concerne donc pas proprement les matières de foi.
Cependant :
Saint Augustin
affirme contre les manichéens : "Ceux qui, dans l'Église du Christ, ont le
goût du morbide et du dépravé, sont des hérétiques si, malgré le rappel à une doctrine
saine et droite, ils refusent de corriger leurs dogmes empoisonnés et mortels, et
s'obstinent à les défendre." Mais des dogmes empoisonnés et mortels ce
sont justement ceux qui s'opposent aux dogmes de cette foi qui fait vivre le
juste d'après saint Paul (Rm 1, 17). Donc l'hérésie a pour domaine les vérités
de foi comme sa matière propre.
Conclusion :
Nous parlons en ce
moment de l'hérésie en tant qu'elle implique corruption de la foi chrétienne.
Or ce n'est pas une corruption de la foi chrétienne, d'avoir une fausse opinion
dans ce qui n'est pas de foi, par exemple en géométrie ou en d'autres choses de
même sorte, qui ne peuvent absolument pas appartenir à la foi. Il y a
corruption de la foi uniquement quand quelqu'un a une fausse opinion dans ce qui
se rapporte à la foi. De deux manières, avons-nous dit plus haut, une chose se
rapporte à la foi : tantôt directement et à titre principal, comme les articles
de la foi ; tantôt indirectement et secondairement, comme les choses qui
entraînent la corruption d'un article. Et l'hérésie peut s'étendre à ce double
domaine, comme aussi la foi.
Solutions :
1. De même que les hérésies des Juifs et des pharisiens
tournaient autour de certaines opinions relatives au judaïsme et au pharisaïsme,
ainsi les hérésies des chrétiens tournent autour de ce qui se rapporte à la foi
chrétienne.
2. On dit que quelqu'un expose la Sainte Écriture autrement
que l'Esprit Saint le réclame lorsqu'il déforme son exposé jusqu'à contredire
ce qui a été révélé par l'Esprit Saint. Aussi dit-on en Ézéchiel (13, 6), au
sujet des faux prophètes, qu'"ils se sont entêtés à soutenir leurs
prédictions", entendez : en exposant faussement l'Écriture. Pareillement
on peut trouver de l'hérésie dans les paroles que l'on prononce pour professer
la foi ; la confession est en effet, avons-nous dit, un acte de foi. C'est
pourquoi, s'il y a dans le domaine de la foi une manière de parler désordonnée,
la corruption de la foi peut en découler. D'où cette remarque du pape Léon :
"Puisque les ennemis de la croix du Christ épient tous nos actes, ne leur
donnons nulle occasion, même légère, de dire mensongèrement que nous sommes
d'accord avec la thèse de Nestorius."
3. Comme le dit saint Augustin et comme il est marqué dans les
Décrétales, "s'il y en a qui défendent leur manière de penser, quoique
fausse et vicieuse sans y mettre aucune opiniâtreté, mais en cherchant la
vérité avec soin, prêts à se corriger dès qu'ils l'auront trouvée, il ne faut
pas du tout les compter au rang des hérétiques", parce qu'effectivement
ils ne choisissent pas d'être en contradiction avec l'enseignement de l'Église.
C'est ainsi que quelques Pères semblent n'avoir pas été du même avis, soit dans
un domaine où il n'importe pas à la foi qu'on tienne pour vrai ceci ou autre
chose, soit même dans certaines choses relatives à la foi, mais qui n'avaient
pas encore été définies par l'Église. Au contraire, après que les choses ont
été définies par l'autorité de l'Église universelle, si quelqu'un refusait
opiniâtrement un tel arrêt, il serait censé être hérétique. Cette autorité
réside principalement dans le souverain pontife, car il est dit dans une
décrétale : "Aussi souvent qu'un problème de foi est agité, j'estime que
tous nos frères et coévêques ne doivent se référer qu'à Pierre c'est-à-dire à
l'autorité qui est sous son nom. Or ni saint Jérôme, ni saint Augustin, ni
aucun des saints Pères n'a défendu sa manière de penser contre l'autorité de
Pierre. D'où cette déclaration de saint Jérôme au pape Damase : "Telle est,
très Saint-Père, la foi que nous avons apprise dans l'Église catholique. Si par
hasard il y a dans cette foi quelque position qui soit maladroite ou imprudente,
nous désirons être amendés par toi, qui tiens la foi de Pierre avec le siège de
Pierre. Si au contraire notre confession est approuvée par le jugement de ton
autorité apostolique, alors quiconque voudra me donner tort fera la preuve que
lui-même est ignorant ou malveillant, ou même qu'il n'est plus catholique mais
hérétique."
Objections :
1. Il semble que oui. L'Apôtre écrit en effet (2 Tm 2, 25) :
"Il faut que le serviteur de Dieu soit plein de mansuétude et reprenne
avec modération ceux qui résistent à la vérité, en pensant que peut-être Dieu
leur donnera de revenir à la raison, en reconnaissant la vérité, une fois
dégagés des pièges du diable." Mais, si les hérétiques ne sont pas tolérés,
s'ils sont livrés à la mort, on les empêche de se convertir. Donc on va contre
le précepte de l'Apôtre.
2. Ce qui est nécessaire dans l'Église, doit être toléré. Mais
les hérésies sont nécessaires dans l'Église d'après saint Paul (1 Co 11, 19) :
"Il faut qu'il y ait des hérésies, pour permettre aux hommes éprouvés de
se manifester parmi vous." Il apparaît donc qu'on doit tolérer les hérétiques.
3. Le Seigneur a prescrit à ses serviteurs de laisser croître
l'ivraie jusqu'à la moisson. La moisson, selon le texte lui-même (Mt 19, 39)
c'est la fin du monde. Quant à l'ivraie, elle symbolise les hérétiques, selon
l'interprétation des Pères. Les hérétiques doivent donc être tolérés.
Cependant :
L'Apôtre écrit (Tt
3, 12) : "L'homme hérétique, après un premier et second avertissement, évite-le,
sachant qu'il est un dévoyé."
Conclusion :
En ce qui concerne
les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du
côté de l'Église. De leur côté il y a péché. Celui par lequel ils ont mérité
non seulement d'être séparés de l'Église par l'excommunication, mais aussi
d'être retranchés du monde par la mort. En effet, il est beaucoup plus grave de
corrompre la foi qui assure la vie de l'âme que de falsifier la monnaie qui
sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres
malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes
séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu'ils sont convaincus
d'hérésie, peuvent-ils être non seulement excommuniés mais très justement mis à
mort.
Du côté de
l'Église, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion des
égarés. C'est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais "après un
premier et un second avertissement", comme l'enseigne l'Apôtre. Après cela,
en revanche, s'il se trouve que l'hérétique s'obstine encore, l'Église
n'espérant plus qu'il se convertisse pourvoit au salut des autres en le
séparant d'elle par une sentence d'excommunication ; et ultérieurement elle
l'abandonne au jugement séculier pour qu'il soit retranché du monde par la
mort. Saint Jérôme dit en effet ceci, qu'on trouve dans les Décrétales : "Il
faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de
peur que tout le troupeau ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse.
Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais, parce qu'il n'a pas été
aussitôt étouffé, son incendie a tout ravagé."
Solutions :
1. Il appartient en effet à la modération que l'hérétique
soit repris une première fois puis une seconde. S'il n'a pas voulu revenir, on
le tient pour un dévoyé, comme le montre le texte de l'Apôtre à Tite.
2. L'utilité provenant des hérésies est en dehors de
l'intention des hérétiques. C'est-à-dire que la constance des fidèles s'en
trouve éprouvée, comme dit l'Apôtre ; "elles font que nous secouons la
paresse et examinons avec plus de soin les divines Écritures" dit saint Augustin.
Mais leur intention est bien de corrompre la foi, ce qui est extrêmement
nuisible. Aussi faut-il regarder à ce qui vient directement de leur intention
et les fait exclure, plutôt qu'à ce qui est étranger à leur intention et les
ferait supporter.
3. Comme il est marqué dans les Décrétales, "autre chose
est l'excommunication et autre chose l'extirpation. Un individu est en effet
excommunié, dit l'Apôtre (1 Co 5, 5), "pour que son esprit soit sauvé au
jour du Seigneur". Si cependant les hérétiques sont tout à fait arrachés
par la mort, ce n'est pas contraire au commandement du Seigneur". Ce
commandement doit s'entendre dans le cas où l'on ne peut arracher l'ivraie sans
arracher le froment, comme nous l'avons dit plus haut lorsqu'il s'agissait des
infidèles en général
Objections :
1 Oui, tout à fait,
semble-t-il. Car il est dit en Jérémie (3, 1) : "Tu t'es prostituée à de
nombreux amants, reviens cependant vers moi, dit le Seigneur." Or le
jugement de l'Église, c'est le jugement de Dieu, selon la parole du Deutéronome
(1, 17) : "Vous écouterez le petit comme le grand, et vous ne ferez pas
acception de personne, car le jugement appartient à Dieu." Donc, si
certains se sont prostitués dans l'infidélité, qui est une prostitution
spirituelle, il faut néanmoins les recevoir.
2. Le Seigneur commande à Pierre (Mt 18, 22) de pardonner le
péché d'un frère non pas seulement sept fois "mais jusqu'à
soixante-dix-sept fois". Ce qui veut dire, selon le commentaire de saint Jérôme
qu'il faut pardonner à quelqu'un autant de fois qu'il a péché. Donc, autant de
fois que quelqu'un aura péché en retombant dans l'hérésie, il devra être
accueilli par l'Église.
3. L'hérésie est une infidélité. Mais les autres infidèles, lorsqu'ils
veulent se convertir, sont accueillis par l’Église. Les hérétiques doivent donc
l'être aussi.
Cependant :
Une décrétale dit que
"s'il en est qui après abjuration de leur erreur ont été pris comme étant
retombés dans l'hérésie qu'ils avaient abjurée, il faut les abandonner au
jugement séculier". Ils ne doivent donc pas être reçus par l'Église.
Conclusion :
L'Église, selon
l'institution du Seigneur, étend sa charité à tous, non seulement à ses amis, mais
aussi à ses ennemis et persécuteurs, conformément à cette parole (Mt 5, 44) :
"Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent." Or il
appartient à la charité de vouloir le bien du prochain et de le faire. Mais il
y a un double bien. Il y a le bien spirituel, le salut de l'âme : c'est ce bien
que la charité regarde avant tout, car c'est lui que chacun par charité doit
vouloir à autrui. Aussi à cet égard, lorsque les hérétiques reviennent, ils
sont reçus par l'Église autant de fois qu'ils ont été relaps : ils sont admis à
la pénitence qui leur ouvre la voie du salut.
Mais il y a un
autre bien que la charité regarde en second lieu, c'est le bien temporel, comme
la vie corporelle, la possession des choses de ce monde, la bonne renommée, et
l'autorité ecclésiastique ou séculière. Ce bien, en effet, nous ne sommes tenus
par charité de le vouloir pour d'autres que dans l'ordre du salut éternel et
d'eux-mêmes et des autres. Aussi, lorsque l'un de ces biens peut empêcher, en
se trouvant dans un individu, le salut éternel dans un grand nombre, la charité
n’exige pas que nous lui voulions cette sorte de bien, elle exige plutôt que
nous voulions qu'il en soit privé : et parce que le salut éternel doit être
préféré au bien temporel, et parce que le bien du grand nombre passe avant le
bien d'un seul. Or, si les hérétiques qui reviennent étaient toujours reçus de
façon à demeurer en possession de la vie et des autres biens temporels, ce
pourrait être au préjudice du salut des autres, parce que, s'ils retombaient, ils
en gâteraient d'autres, et aussi parce que, s'ils échappaient sans châtiment, d'autres
tomberaient dans l’hérésie, avec plus de sécurité. Il est dit en effet dans
l'Ecclésiaste (8, 11) : "Parce que la sentence n'est pas vite portée
contre le méchant, les enfants des hommes accomplissent le mal sans rien
craindre." C'est pourquoi ceux qui reviennent de l'hérésie pour la
première fois, l’Église non seulement les admet à la pénitence mais aussi leur
laisse la vie sauve ; et parfois, par indulgence, elle leur rend leurs dignités
ecclésiastiques s'ils paraissent vraiment convertis. L'histoire nous apprend
qu'elle l'a souvent fait pour le bien de la paix. Mais, quand ceux qu'on a
accueillis retombent de nouveau, il semble que ce soit le signe de leur
inconstance en matière de foi. C'est pourquoi, s'ils reviennent ultérieurement,
ils sont bien admis à la pénitence, non pas cependant au point d'éviter la
sentence de mort.
Solutions :
1. Dans le jugement de Dieu on est toujours reçu lorsqu'on
revient, parce que Dieu scrute les coeurs et connaît ceux qui reviennent
vraiment. Mais l'Église ne peut l'imiter en cela. Ceux qui après avoir été
accueillis sont retombés, elle présume qu'ils ne sont pas vraiment revenus à
elle. C'est pourquoi elle ne leur refuse pas la voie du salut, mais ne les
préserve pas du péril de mort.
2. Le Seigneur parle à Pierre du péché qui a été commis contre
lui, Pierre : ce péché, il faut toujours le remettre et, quand un frère nous
revient, il faut lui pardonner. Mais cela ne s'entend pas du péché qui a été
commis contre le prochain ou contre Dieu : ce péché, dit saint Jérôme : "nous
ne sommes pas libres de le remettre", mais il y a dans ce cas une mesure
établie par la loi, selon ce qui convient à l'honneur de Dieu et à l'utilité du
prochain.
3. Les autres infidèles n'avaient jamais reçu la foi. C'est
pourquoi, après qu'ils ont été convertis à la foi, ils ne montrent pas encore
en matière de foi des signes d'inconstance, comme font les hérétiques relaps.
C'est pourquoi on ne peut pas raisonner de la même manière à propos des uns et
des autres.
- 1. L'apostasie
se rattache-t-elle à l'infidélité ? - 2. Les sujets sont-ils déliés de leur
obéissance envers des gouvernants apostats ?
Objections :
1. Il apparaît que non, car ce qui est un principe de tout
péché ne semble pas se rattacher à l'infidélité, parce que beaucoup de péchés
existent sans qu'il y ait infidélité. Mais l'apostasie semble être au principe
de tout péché. Car on dit dans l'Ecclésiastique (10, 12) : "Le principe de
l'orgueil chez l'homme, c'est l'apostasie loin de Dieu." Après quoi on
ajoute : "Le principe de tout péché, c'est l'orgueil." Donc
l'apostasie ne se rattache pas à l'infidélité.
2. L'infidélité réside dans l'intelligence. Mais l'apostasie
paraît consister plutôt dans une oeuvre extérieure ou dans une parole, ou
encore dans une volonté intérieure. Il est écrit dans les Proverbes (6, 12) :
"L'apostat, homme inutile, s'avance la fausseté dans la bouche, clignant
de l'oeil, frappant du pied, parlant du doigt ; il médite le mal d'un coeur
dépravé et sème à tout moment des querelles." Et si quelqu'un se faisait
circoncire, ou adorait le sépulcre de Mahomet, il serait réputé apostat.
L'apostasie ne se rattache donc pas directement à l'infidélité.
3. L'hérésie parce qu'elle fait partie de l'infidélité, en est
une espèce déterminée. Donc, si l'apostasie faisait aussi partie de
l'infidélité, il s'ensuivrait qu'elle devrait en être une espèce déterminée. Ce
qui, d'après ce que nous avons dit, ne semble pas. Donc l'apostasie ne se
rattache pas à l'infidélité.
Cependant :
Il est dit en saint Jean (6, 66) : "Beaucoup de ses
disciples se retirèrent et n'allaient plus avec lui", ce qui est
apostasier. Or le Seigneur avait dit à leur sujet : "Il y en a parmi vous
qui ne croient pas." Donc l'apostasie se rattache à l'infidélité.
Conclusion :
L'apostasie est
une certaine façon de s'éloigner de Dieu. Il y a diverses manières de
s'éloigner de Dieu, comme il y a diverses manières pour l'homme de s'unir à
Dieu. Premièrement, en effet, on est uni à Dieu par la foi ; deuxièmement, par
une volonté dûment soumise, pour obéir à ses préceptes ; troisièmement, par des
engagements qui sont de surérogation, comme les vœux de religion, la
cléricature ou les saints ordres. Or, si l'on ôte ce qui est en second, il
reste ce qui est en premier ; mais non pas inversement. Il arrive donc que
quelqu'un apostasie loin de Dieu en se retirant de la vie religieuse dont il a
fait profession, ou de l'ordre qu'il a reçu : c'est ce qu'on appelle
l'apostasie de la vie religieuse ou des saints ordres. Il arrive à quelqu'un d'apostasier
loin de Dieu par un esprit d'opposition aux préceptes divins.
Lorsqu'il y a ces
deux sortes d'apostasie, on peut encore rester uni à Dieu par la foi. Mais, si
l'on s'éloigne de la foi, alors il apparaît que l'on s'éloigne tout à fait de
Dieu. C'est pourquoi, à parler simplement et absolument, l'apostasie est ce qui
fait que quelqu'un s'éloigne de la foi : on l'appelle l'apostasie par
incroyance. C'est de cette façon que l'apostasie pure et simple se rattache à
l'infidélité.
Solutions :
1. Cette première objection est recevable pour ce qui est de
la seconde sorte d'apostasie, celle qui implique la volonté de se soustraire
aux commandements de Dieu, parce que cette volonté se trouve en tout péché
mortel.
2. A la foi se rattache non seulement la croyance du coeur, mais
encore la protestation de cette foi intérieure par des paroles et par des
agissements extérieurs, car la confession est un acte de la foi. Et c'est aussi
par là que certaines paroles ou certaines oeuvres extérieures se rattachent à l'infidélité,
en tant qu'elles en sont le signe, comme on appelle "sain" ce qui est
signe de santé. Quant au texte cité dans l'objection, bien qu'il puisse
s'entendre de toute apostasie, c'est cependant dans l'apostasie de la foi qu'il
s'applique avec le plus de vérité. Parce qu'en effet la foi est "le
premier fondement des réalités à espérer", et que "sans la foi il est
impossible de plaire à Dieu", si elle est enlevée, il ne reste rien dans
l'homme qui puisse être utile pour le salut éternel ; c'est pourquoi en premier
lieu il est écrit : "l'homme apostat, homme inutile". La foi, c'est
aussi la vie de l'âme, selon la parole de l'Apôtre (Rm 1, 17) : "Le juste
vit de la foi" ; par conséquent, de même qu'à la disparition de la vie
corporelle tous les membres et toutes les parties de l'organisme deviennent
anarchiques, de même dès la suppression de cette vie de justice qui vient de la
foi, le désordre apparaît dans tous les membres. Il apparaît 1° dans la bouche
: c'est par elle que le coeur se manifeste le plus ; 2° dans les yeux ; 3° dans
les organes du mouvement ; 4° dans la volonté qui tend au mal. Et il suit de là
que l'apostat sème la querelle, parce qu'il cherche à éloigner les autres de la
foi comme il s'en est écarté lui-même.
3. Une qualité ou une forme n'est pas diversifiée quant à son
espèce par le fait qu'elle est le terme d'où l'on part, ou celui vers lequel va
le mouvement ; mais inversement les espèces sont définies plutôt par la netteté
des termes dans lesquels se déroulent les mouvements. Or l'apostasie regarde
l'infidélité comme le terme vers lequel s'en va dans son mouvement celui qui
quitte la foi et s'en éloigne. C'est pourquoi l'apostasie n'implique pas une
espèce bien déterminée d'infidélité ; mais elle implique une circonstance
aggravante, selon la parole de saint Pierre (2 P 2, 21) : "Il aurait mieux
valu pour eux ne pas connaître la vérité que de s'en écarter après l'avoir
connue."
Objections :
1. Il semble que le
prince qui a apostasié de la foi ne perde pas pour autant son autorité sur ses
sujets, qui sont tenus de lui obéir. Car, dit saint Ambroise : "L'empereur
Julien, bien qu'il fût apostat, eut cependant sous lui des soldats chrétiens, et,
lorsqu'il, leur disait de combattre pour la défense de l’État, ils lui
obéissaient." Donc l'apostasie du prince ne délie pas ses sujets de sa
suzeraineté.
2. L'apostat de la foi est un infidèle. Mais il se trouve que
de saints hommes ont fidèlement servi des maîtres qui étaient des infidèles :
Joseph a servi Pharaon, Daniel Nabuchodonosor, et Mardochée Assuérus. Donc
l'apostasie de la foi ne dispense pas les sujets d'obéir au prince.
3. Si l'on s'éloigne de Dieu par l'apostasie de la foi, on
s'éloigne aussi de lui par n'importe quel péché. Par conséquent, si l'apostasie
de la foi faisait perdre aux princes le droit de commander à leurs sujets qui
sont des fidèles, d'autres péchés le leur feraient perdre également. Mais cette
conséquence est évidemment fausse. On ne doit donc pas, en raison de leur
apostasie de la foi, s'écarter de l'obéissance aux princes.
Cependant :
Grégoire VII
décrète : "Nous, conformément à ce qu'ont statué nos saints prédécesseurs,
envers ceux qui sont liés à des excommuniés par fidélité ou par serment, en
vertu de notre autorité apostolique nous les délions du serment et nous
interdisons de toute manière qu'ils leur gardent fidélité, jusqu'à ce que ces
princes aient réparé leur faute." Mais les apostats de la foi sont des
excommuniés comme les hérétiques, dit la décrétale "Pour l'abolition".
Il n'y a donc plus à obéir aux princes lorsqu'ils apostasient de la foi.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, l'infidélité par elle-même ne s'oppose pas à la suzeraineté ;
celle-ci effectivement se fonde sur le droit des gens, lequel est un droit
humain ; et la distinction entre fidèles et infidèles dépend d'un droit divin
qui ne supprime pas le droit humain. Mais celui qui est dans le péché
d'infidélité peut perdre son droit de suzeraineté par la sentence qui le frappe,
comme on est frappé aussi parfois pour d'autres fautes. Il n'appartient
d'ailleurs pas à l'Église de punir l'infidélité chez ceux qui n'ont jamais reçu
la foi, selon le mot de l'Apôtre (1 Co 5, 12) : "Est-ce à moi de juger
ceux du dehors ?" Mais l'Église peut frapper d'une sentence l'infidélité
de ceux qui ont reçu la foi.
Et c'est à bon
droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir exercer la suzeraineté
sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel exercice pourrait en effet
amener une grande corruption de la foi, puisque, comme on l'a dit : "l'apostat
médite le mal en son coeur et sème les querelles" en cherchant à détacher
de la foi. Aussi, dès qu'un individu est sous le coup d'une sentence
d'excommunication pour apostasie de la foi, par le fait même ses sujets sont
déliés de sa suzeraineté et du serment de fidélité qui les attachent à lui.
Solutions :
1. En ce temps-là l'Église était dans sa nouveauté ; elle
n'avait pas encore la puissance de tenir en respect les princes de la terre ;
et c'est pourquoi elle laissa les fidèles obéir à Julien l'Apostat dans ce qui
n'était pas contraire à la foi, afin d'éviter un plus grand péril pour la foi.
2. On ne raisonne pas comme pour les apostats, avec les
infidèles qui n'ont jamais reçu la foi, nous venons de le dire.
3. L'apostasie de la foi, nous l'avons dit, sépare totalement
l'homme d'avec Dieu, ce qui n'arrive pas dans n'importe quel autre péché.
LE BLASPHÈME
Il faut maintenant traiter du péché de blasphème, qui s'oppose à la
confession de foi :
- I. Le blasphème en général (Question 13).
- II. Le blasphème qu'on appelle péché contre l'Esprit-Saint (Question
14).
- 1. Le blasphème s'oppose-t-il à la confession de la foi ? - 2. Est-il
toujours un péché mortel ? - 3. Est-il le plus grand des péchés ? - 4.
Existe-t-il chez les damnés ?
Objections :
1. Il semble que non. Blasphémer,
c'est lancer l'outrage ou le reproche pour faire tort au Créateur. Mais
cela se rattache à la malveillance contre Dieu plutôt qu'à l'infidélité. Le
blasphème ne s'oppose donc pas à la confession de la foi.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (4, 31) : "Le blasphème
doit disparaître de chez vous", la Glose dit : "Celui qui se fait
contre Dieu ou contre les saints." Mais la confession de la foi ne se
produit, semble-t-il, qu'au sujet de ce qui regarde Dieu, qui est l'objet de la
foi. Le blasphème ne s'oppose donc pas toujours à la confession de la foi.
3. Certains disent qu'il y a trois espèces de blasphèmes. La
première attribue à Dieu ce qui ne lui convient pas. La deuxième lui retire ce
qui lui convient. Le troisième attribue à la créature ce qui est propre à Dieu.
Et ainsi il semble qu'il y ait blasphème non seulement envers Dieu mais aussi
envers les créatures. Or la foi a Dieu pour objet. Le blasphème ne s'oppose
donc pas à la confession de la foi.
Cependant :
L'Apôtre dit (1 Tm
4, 13) : "Je fus d'abord blasphémateur et persécuteur", et après cela
il ajoute : "J'agissais par ignorance, étranger à la foi." Par quoi
il semble que le blasphème se rattache à l'infidélité.
Conclusion :
Le mot blasphème
implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout
à la bonté divine. Or, dit Denys, Dieu "est l'essence même de la vraie
bonté". Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et
tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui
est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui
convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas porte atteinte à la
bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons : tantôt elle a
lieu seulement suivant l'opinion de l'intelligence, tantôt il s'y joint une
certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d'atteinte à la
bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l'affectivité.
Si elle se concentre uniquement dans le coeur, c'est le blasphème du coeur ;
mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c'est le blasphème de la
bouche. Et en cela le blasphème s'oppose à la confession.
Solutions :
1. Celui qui parle contre Dieu avec l'intention de l'injurier
porte atteinte à la bonté divine non seulement selon la vérité de
l'intelligence mais aussi selon la perversité d'une volonté qui déteste et qui
empêche l'honneur divin autant qu'elle le peut. C'est le blasphème parfait.
2. De même qu'on loue Dieu dans ses saints en tant qu'on loue
les oeuvres qu'il accomplit en eux, de même aussi le blasphème qui s'adresse
aux saints, par voie de conséquence rejaillit sur Dieu.
3. Cette triple division ne permet pas de distinguer à
proprement parler diverses espèces du péché de blasphème. Car attribuer à Dieu
ce qui ne lui convient pas ou lui retirer ce qui lui convient n'est qu'une
différence d'affirmation et de négation. Cette différence ne fait pas une
espèce distincte dans un habitus puisque, par une même science, on connaît la
fausseté des affirmations et des négations, et que, par une même ignorance, on
se trompe de part et d'autre, puisqu'"une négation se prouve par une
affirmation", selon Aristote. Quant à attribuer aux créatures ce qui est
le propre de Dieu, cela revient, semble-t-il, à lui attribuer ce qui ne lui
convient pas. Car tout ce qui est propre à Dieu, c'est Dieu même ; donc
attribuer à une créature ce qui est le propre de Dieu, c'est affirmer que Dieu
même est identique à la créature.
Objections :
1. Pas toujours, semble-t-il. Sur ce passage de l'épître aux
Colossiens (3, 8) : "Vous, maintenant, rejetez tout cela", la Glose
dit : "Après de plus grandes choses, il en interdit de moindres." Et
pourtant c'est du blasphème qu'il s'agit ensuite. Le blasphème est donc compté
parmi les péchés moindres, qui sont péchés véniels.
2. Tout péché mortel s'oppose à l'un des préceptes du
décalogue. Mais le blasphème ne paraît s'opposer à aucun d'eux. Il n'est donc
pas péché mortel.
3. Les péchés commis sans délibération ne sont pas mortels, c'est
pourquoi les premiers mouvements ne sont pas péchés mortels, parce qu'ils
précèdent la délibération de la raison, comme nous l'avons montré précédemment.
Or le blasphème se produit parfois sans délibération. Il n'est donc pas
toujours péché mortel.
Cependant :
Il est écrit dans le Lévitique (24, 16) : "Qui blasphème
le nom du Seigneur sera mis à mort." Mais la peine de mort n'est infligée
que pour un péché mortel. Donc le blasphème est un péché mortel.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit antérieurement, le péché mortel est ce qui sépare l'homme de ce premier
principe de vie spirituelle qu'est l'amitié de Dieu. Aussi, tout ce qui est
contraire à cette charité est péché mortel par son genre. Or le blasphème est
contraire par son genre à la charité divine, puisqu'il porte atteinte, nous
venons de le dire, à cette divine bonté qui est l'objet de la charité. Voilà
pourquoi le blasphème est péché mortel par son genre.
Solutions :
1. Cette glose ne doit pas s'entendre comme si toutes les
choses qui viennent ensuite étaient des péchés moindres. Mais elle veut dire
ceci : comme le texte précédent n'avait exprimé que de grands péchés, aussitôt
après il en ajoute de moindres, parmi lesquels il en place aussi de grands.
2. Puisque, nous venons de le dire, le blasphème s'oppose à la
confession de la foi, son interdiction se ramène à celle de l'infidélité, ce
qui est compris dans le début du décalogue (Ex 20, 2) : "Moi, je suis le
Seigneur ton Dieu." Ou bien il est interdit par ce commandement (Ex 20, 7)
: "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu", car celui qui
affirme au sujet de Dieu quelque chose de faux "prend le nom de Dieu en
vain" plus que celui qui confirme un mensonge par le nom de Dieu.
3. Le blasphème peut se commettre sans délibération et par
surprise de deux manières. Quelqu'un ne remarque pas qu'il dit un blasphème.
Cela peut arriver lorsque, sous le coup de la passion, on éclate en paroles
irréfléchies, dont on ne saisit pas la portée. C'est alors un péché véniel, qui
n'a pas proprement raison de blasphème. Ou bien on a conscience que c'est un
blasphème, en saisissant la portée des paroles. Alors on n'est pas excusé de
péché mortel, pas plus que celui qui, par un mouvement subit de colère, tue
quelqu'un assis à côté de lui,
Objections :
1. Il ne semble pas. "Le mal, dit saint Augustin, c'est
ce qui nuit." Mais le péché d'homicide qui détruit la vie d'un homme est
plus nuisible que le péché de blasphème qui ne peut infliger à Dieu aucun
dommage. Le péché d'homicide est donc plus grave que le péché de blasphème.
2. Quiconque fait un faux serment prend Dieu à témoin pour une
fausseté, et ainsi il semble attester que Dieu est faux ; mais le blasphémateur
ne va pas toujours jusqu'à dire que Dieu est faux. Le parjure est donc un péché
plus grave que le blasphème.
3. Sur ce passage du Psaume (75, 6) : "Ne levez pas si
haut votre front", la Glose dit : "Le plus grand vice est celui qui
consiste à s'excuser du péché." Le blasphème n'est donc pas le plus grand
péché.
Cependant :
Sur Isaïe (18, 2),
la Glose dit : "Tout péché est plus léger que le blasphème."
Conclusion :
Le blasphème est
opposé, avons-nous dite à la confession de la foi ; et c'est pourquoi il a en
soi la gravité de l'infidélité. Et le péché est aggravé s'il s'y ajoute une
détestation de la volonté ; et encore plus s'il éclate en paroles, au même
titre que la foi est digne d'un plus grand éloge si elle s'épanouit en charité
et en confession. En conséquence, puisque l'infidélité est dans son genre le
plus grand péché ainsi que nous l'avons dit, il s'ensuit que le blasphème est
aussi le plus grand péché, puisqu'il appartient au même genre et qu'il
l'aggrave.
Solutions :
1. Si l'on compare entre eux l'homicide et le blasphème
d'après les objets que visent ces péchés, il est évident que le blasphème, péché
commis directement contre Dieu, l'emporte sur l'homicide, péché commis contre
le prochain. Mais, si on les compare d'après la nocivité qu'ils produisent, l'homicide
a la prépondérance, car il fait plus de mal au prochain que le blasphème n'en
fait à Dieu. Mais pour mesurer la gravité d'une faute, on s'attache comme nous
l'avons dit précédemment, à l'intention de la volonté perverse plus qu'au
résultat de l'acte. Aussi, puisque le blasphémateur a l'intention de porter
atteinte à l'honneur divin, à parler dans l'absolu, il pèche plus gravement que
l'homicide. Pourtant l'homicide tient la première place parmi les péchés commis
envers le prochain.
2. Sur cette parole aux Éphésiens (4, 31) : "le blasphème
doit disparaître de chez vous", la Glose dit : "Blasphémer est pire
que se parjurer. En effet, le parjure ne dit ni n'estime pas quelque chose de faux
à propos de Dieu, comme le blasphémateur ; il prend seulement Dieu à Témoin
d'une fausseté, non pas qu'il juge Dieu un faux témoin, mais dans l'espoir
qu'en cette affaire Dieu ne viendra pas témoigner par quelque signe évident.
3. L'acte de s'excuser du péché est une circonstance qui
aggrave tout péché, jusqu'au blasphème lui-même. Aussi dit-on pour cela que
c'est le plus grand péché, puisqu'il aggrave n'importe quel péché.
Objections :
1. Il semble que non. Car il y a présentement des gens
mauvais qui se retiennent de blasphémer par la crainte des châtiments à venir.
Mais les damnés les expérimentent, ces châtiments, et de ce fait les abhorrent
bien davantage. Ils sont donc beaucoup plus retenus de blasphémer.
2. Puisque le blasphème est le péché le plus grave, il est
celui qui fait le plus démériter. Mais dans la vie future on n'est plus en état
de mériter ou de démériter. Il n'y aura donc plus aucune place pour le
blasphème.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiaste (11, 3) : "Que l'arbre
tombe, au sud ou au nord, il y restera." Cela montre qu'après cette vie
l'homme ne reçoit ni plus de mérite ni plus de péché qu'il n'en a eu en cette
vie. Mais beaucoup seront damnés, qui n'auront pas été en cette vie des
blasphémateurs. Ils ne blasphémeront donc pas non plus dans la vie future.
Cependant :
Il est dit dans l'Apocalypse (16, 9) : "Les hommes
furent brûlés par une chaleur torride, et ils blasphémèrent le nom du Seigneur
parce qu'il a pouvoir sur ces fléaux." A cet endroit la Glose fait
remarquer que "ceux qui sont en enfer, quoiqu'ils sachent qu'ils sont
punis comme ils le méritent, ne laisseront pas de s'attrister que Dieu ait tant
de pouvoir, pour leur infliger ces fléaux". Or, ce serait un blasphème
dans le présent. C'en sera donc aussi un dans l'avenir.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, à la raison de blasphème se rattache la détestation de la bonté divine. Or,
ceux qui sont en enfer garderont leur volonté perverse opposée à la justice de
Dieu, en ce qu'ils continuent d'aimer la cause de leur châtiment et voudraient
en user encore s'ils le pouvaient ; ils haïssent les châtiments qui leur sont
infligés pour des péchés de cette sorte ; ils s'attristent pourtant des péchés
qu'ils ont commis, non point parce qu'ils les haïssent, mais parce qu'ils sont
punis à cause d'eux. Ainsi donc une telle détestation de la justice divine est
chez eux un blasphème intérieur, celui du coeur. Et il est à croire qu'après la
résurrection il y aura aussi chez eux le blasphème en parole, comme il y aura
chez les saints louange de Dieu en parole.
Solutions :
1. Les hommes sont détournés du blasphème dans l'état présent
par la crainte de peines auxquelles ils croient échapper. Mais les damnés dans
l'enfer n'ont pas l'espoir de pouvoir échapper. Et c'est pourquoi, comme des
désespérés, ils sont portés à tout ce que leur suggère leur volonté perverse.
2. Mériter et démériter c'est la condition même du voyage de
cette vie. De là vient que chez les voyageurs les biens apportent des mérites, tandis
que les maux font démériter. Chez les bienheureux, au contraire, les biens
n'apportent plus de mérites, mais ils se rattachent à la récompense qu'est leur
béatitude. Et pareillement, chez les damnés, les maux ne font plus démériter, mais
ils font partie du châtiment de la damnation.
3. Celui qui meurt en état de péché mortel emporte avec lui
une volonté qui déteste à son point de vue la justice divine, et par là il sera
en état de blasphème.
- 1. Le blasphème
ou péché contre l'Esprit Saint est-il identique au péché de malice caractérisée
? - 2. Les espèces de ce péché. - 3. Est-il irrémissible ? - 4. Peut-on pécher
contre l'Esprit Saint dès le commencement, avant de commettre d'autres péchés ?
Objections :
1. Il semble que non. Car le péché contre le Saint-Esprit est
un péché de blasphème comme on le voit en saint Matthieu (12, 31). Mais tout
péché de malice caractérisée n'est pas un péché de blasphème. Il arrive en
effet que beaucoup d'autres genres de péchés sont commis par malice
caractérisée. Le péché contre le Saint-Esprit ne se confond donc pas avec le péché
de malice caractérisée.
2. Le péché de malice caractérisée se distingue du péché
d'ignorance et du péché de faiblesse. Mais le péché contre le Saint-Esprit se
distingue du péché contre le Fils de l'homme, comme on le voit en saint Matthieu
(12, 32). Donc le péché contre le Saint-Esprit n'est pas identique au péché de
malice caractérisée, parce que les réalités qui ont des opposés divers
sont-elles mêmes diverses.
3. Le péché contre le Saint-Esprit est un genre de péché
auquel sont assignées des espèces définies. Tandis que le péché par la malice
caractérisée n'est pas un genre spécial de péché, mais une condition ou
circonstance générale, qui peut concerner tous les genres de péché.
Cependant :
Pour le Maître des
Sentences, celui-là pèche contre le Saint-Esprit, "qui aime la malice pour
elle-même", ce qui est pécher par malice caractérisée. Il apparaît donc
que le péché de malice caractérisée est identique au péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion :
Certains auteurs
parlent du péché ou blasphème contre le Saint-Esprit de trois façons
différentes. Les anciens docteurs : Athanase, Hilaire, Ambroise, Jérôme et
Chrysostome disent qu'il y a péché contre le Saint-Esprit lorsque, littéralement, on dit un blasphème contre le Saint-Esprit,
soit qu'on prenne ces mots comme le nom essentiel qui convient à la Trinité
tout entière, dont chacune des personnes est sainte et est esprit ; soit qu'on
les prenne comme le nom personnel d'une seule personne. En ce sens on distingue
(Mt 12, 32) le blasphème contre le Saint-Esprit, du blasphème contre le Fils de
l'homme. En effet, le Christ agissait comme un homme en mangeant, en buvant, etc.
; et il agissait aussi de façon divine en chassant les démons, en ressuscitant
les morts, etc. Il agissait ainsi par la vertu de sa propre divinité et par
l'opération du Saint-Esprit dont, selon son humanité, il était rempli. Les
Juifs avaient commencé par blasphémer contre le Fils de l'homme en le déclarant
"glouton, buveur de vin et ami des publicains" (Mt 11, 19). Mais
ensuite ils ont blasphémé contre le Saint-Esprit en attribuant au prince des
démons les oeuvres qu'il accomplissait par la vertu de sa divinité et par
l'opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi l'on dit qu'ils blasphémaient
contre le Saint-Esprit.
Saint Augustin lui,
dit que le blasphème ou péché contre l'Esprit Saint, c'est l'impénitence finale, lorsqu'un homme persévère dans le péché
mortel jusqu'à sa mort. Et cela ne se fait pas seulement par la parole de la
bouche, mais aussi par la parole du coeur et de l'action, non en une seule fois,
mais à de multiples reprises. Or, on dit que cette parole, ainsi entendue, est
dite contraire à l'Esprit Saint parce qu'elle s'oppose à la rémission des
péchés, qui s'opère par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils. Or ce n'est
pas cela que le Seigneur a dit aux Juifs en leur reprochant de pécher contre l'Esprit
Saint, car ils n'étaient pas encore dans l'impénitence finale. Mais il les a
avertis pour qu'en parlant ainsi, ils n'en viennent pas à pécher contre l'Esprit
Saint. C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce qui est dit en saint Marc (3, 29.
30), où après avoir noté : "Celui qui aura blasphémé contre l'Esprit Saint",
l'évangéliste ajoute : "Parce qu'ils accusaient Jésus d'être possédé par
un esprit impur."
D'autres prennent
encore la chose autrement. Ils disent qu'il y a péché ou blasphème contre l'Esprit
Saint quand quelqu'un pèche contre le
bien qu'on attribue en propre à l'Esprit Saint. On lui attribue en propre
la bonté, comme au Père la puissance, et au Fils la sagesse. Par suite, disent-ils,
le péché contre le Père est le péché de faiblesse ; le péché contre le Fils est
le péché d'ignorance ; le péché contre le Saint-Esprit est le péché par malice
caractérisée, c'est-à-dire, comme nous l'avons exposé plus haut, quand on choisit
le mal pour lui-même. Cela se produit de deux façons. Parfois cela vient de
l'inclination de l'habitus vicieux, appelé malice, mais alors le péché de
malice n'est pas le même que le péché contre l'Esprit Saint. D'autres fois, cela
vient du fait que ce qui pouvait empêcher le choix favorable au péché est
rejeté et éloigné avec mépris, comme l'espérance par le désespoir, la crainte
par la présomption, etc., comme on va le dire bientôt. Or tous ces éléments qui
mettent obstacle au choix du péché sont des effets de l'Esprit Saint en nous.
Voilà pourquoi pécher ainsi c'est pécher contre l'Esprit Saint, par malice.
Solutions :
1. De même que la confession de la foi consiste non seulement
dans la protestation des lèvres mais aussi dans celle des oeuvres, de même
également le blasphème de l'Esprit Saint peut être considéré comme l'oeuvre des
lèvres, du coeur et de l'action.
2. Suivant la troisième acception, le blasphème contre l'Esprit
Saint est distinct du blasphème contre le Fils de l'homme en tant que le Fils
de l'homme est également le Fils de Dieu, c'est-à-dire "la force de Dieu
et sa sagesse" (1 Co 1, 24). Aussi, en ce sens, le péché contre le Fils de
l'homme sera le péché d'ignorance ou de faiblesse.
3. Le péché de malice caractérisée, en tant qu'il provient de
l'inclination d'un habitus, n'est pas un péché spécial, mais une condition
générale du péché. Mais, en tant qu'il découle d'un mépris spécial de l'effet
de l'Esprit Saint en nous, il se présente comme ayant raison de péché spécial.
Par là même le péché contre l'Esprit Saint est aussi un genre spécial de péché.
Nous concluons semblablement selon la première interprétation. Mais, selon la
deuxième interprétation, ce n'est pas un genre spécial de péché, car
l'impénitence finale peut être une circonstance de n'importe quel genre de
péché.
Objections :
1. Le Maître des Sentences distingue six espèces de péché
contre l'Esprit Saint : le désespoir, la
présomption, l'impénitence, l'obstination, l'opposition à la vérité reconnue, l'envie
des grâces accordées à nos frères. Mais cette division est incohérente. Car
nier la justice ou la miséricorde divine ressortit à l'infidélité. Mais par le
désespoir on rejette la miséricorde divine, et par la présomption la justice
divine. Donc chacun de ces quatre péchés est une espèce de l'infidélité plutôt
que du péché contre l'Esprit Saint.
2. L'impénitence regarde, semble-t-il, le péché passé ;
l'obstination, au contraire, le péché futur. Mais le passé ou le futur ne
caractérisent pas des espèces différentes de vertus ou de vices, car en vertu
de la même foi, nous croyons que le Christ est né, et les anciens ont cru qu'il
naîtrait. Donc l'obstination et l'impénitence ne doivent pas être présentées
comme deux espèces de péché contre l'Esprit Saint.
3. "La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ",
selon saint Jean (1, 17). Il semble donc que l'opposition à la vérité reconnue
et l'envie des grâces accordées à nos frères appartiennent au blasphème contre
le Fils de l'homme plutôt qu'au blasphème contre l'Esprit Saint.
4. Saint Bernard dit que "ne pas vouloir obéir, c'est
résister à l'Esprit Saint". La Glose dit également que "simuler la
pénitence c'est blasphémer contre l'Esprit Saint". Le schisme aussi parait
s'opposer directement à l'Esprit Saint qui fait l'union de l'Église. Ainsi
paraît-il que cette énumération des espèces de péché contre l'Esprit Saint
n'est pas complète.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que ceux qui désespèrent du pardon des péchés ou qui présument de la
miséricorde de Dieu sans la mériter, pèchent contre l'Esprit Saint. Il dit
ailleurs que "celui qui clôt son dernier jour dans l'obstination de
l'esprit est coupable du péché contre l'Esprit Saint". Au livre sur les
paroles du Seigneur, il dit que l'impénitence est un péché contre l'Esprit
Saint. Au livre du Sermon sur la montagne, il dit que "s'opposer à la
fraternité par les brandons de l'envie" c'est pécher contre l'Esprit Saint.
Au livre sur l'unique baptême, que "celui qui méprise la vérité, ou bien
est méchant envers ses frères par qui est révélée la vérité, ou bien est ingrat
envers Dieu par l'inspiration de qui l'Église est instruite" de sorte que
dans ce cas-là il semble bien qu'on pèche aussi contre l'Esprit Saint.
Conclusion :
Dans la mesure où
le péché contre l'Esprit Saint revêt la troisième acception, il est juste de
lui assigner ces six espèces. Elles se distinguent par l'éloignement ou le
mépris de ce qui peut empêcher l'homme de fixer son choix dans le péché. Ces
empêchements se prennent soit du côté du jugement de Dieu, soit du côté de ses
dons, soit aussi du côté du péché lui-même. Par la pensée du jugement de Dieu, en
effet, l'homme est détourné de fixer son choix dans le péché. Il y a dans le
jugement divin justice et miséricorde. L'homme trouve une aide dans l'espérance
qui surgit à la pensée que la miséricorde pardonne le mal et récompense le bien,
et le désespoir détruit cette espérance. L'homme trouve aussi une aide dans la
crainte qui surgit à la pensée que la justice divine punit les péchés, et cette
crainte est détruite par la présomption, c'est-à-dire qu'un individu se fait
fort d'obtenir la gloire sans les mérites ou le pardon sans la pénitence.
Quant aux dons de
Dieu par lesquels nous sommes retirés du péché, ils sont deux. L'un est la
connaissance de la vérité : c'est contre quoi s'élève l'opposition à la vérité
reconnue, ce qui a lieu quand un individu, pour se donner plus de licence de
pécher, combat la vérité qu'il a pourtant bien vue dans la foi. L'autre est le
secours de la grâce intérieure : c'est à quoi s'oppose l'envie des grâces
accordées à nos frères, ce qui a lieu quand un individu non seulement porte
envie à la personne de son frère, mais se montre même envieux de
l'accroissement de la grâce de Dieu dans le monde. Du côté du péché, il y a
deux choses qui peuvent en retirer l'homme. L'une d'elles est le désordre et la
laideur de l'acte : cette considération a coutume de provoquer chez l'homme la
pénitence du péché commis. Et c'est à cela que s'oppose l'impénitence, non
point par ce côté où elle signifie une persistance dans le péché jusqu'à la
mort comme l'impénitence dont nous parlions auparavant, car en ce sens elle ne
serait pas un péché spécial mais une circonstance du péché ; l'impénitence est
prise ici par ce côté où elle implique la résolution de ne pas faire pénitence.
Un autre motif qui
nous éloigne du péché est la médiocrité et la brièveté du bien qu'on cherche
dans le péché, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 6, 21) : "Quel fruit
avez-vous recueilli de ces péchés dont aujourd'hui vous rougissez ?" Cette
considération a coutume d'amener l'homme à ne pas fixer sa volonté dans le
péché ; et c'est cela qui se trouve détruit par l'obstination, c'est-à-dire
quand l'homme affermit sa résolution de s'attacher au péché. Ces deux derniers
points sont touchés par Jérémie (8, 6) : "Aucun ne fait pénitence pour son
péché, en disant : "Qu'ai-je fait ?" voilà pour l'impénitence ;
"tous sont retournés à leur course comme un cheval qui fonce au combat",
voilà pour l'obstination.
Solutions :
1. Le péché de désespoir, ou celui de présomption, ne
consiste pas à ne pas croire à la justice de Dieu, ou à sa miséricorde, mais à
les mépriser.
2. L'obstination et l'impénitence ne se différencient pas
seulement d'après le passé et le futur, mais d'après certaines raisons
formelles, tirées, nous venons de le dire, de diverses manières de regarder le
péché.
3. Le Christ a apporté la grâce et la vérité par ces dons de
l'Esprit Saint qu'il a procurés aux hommes.
4. Ne pas vouloir obéir, c'est de l'obstination. Simuler la
pénitence, c'est de l'impénitence. Le schisme, c'est être envieux de cette
grâce fraternelle par laquelle les membres de l'Église sont unis.
Objections :
1. Apparemment non. "On ne doit désespérer de personne, dit
saint Augustin, aussi longtemps que la patience du Seigneur invite à la
pénitence." Mais, s'il y avait un péché irrémissible, il y aurait à
désespérer d'un pécheur. Donc le péché contre l'Esprit Saint n'est pas irrémissible.
2. Aucun péché n'est remis sinon par le fait que l'âme est
guérie par Dieu. Mais "pour un médecin tout-puissant il n'est pas de
maladie inguérissable", dit la Glose sur le Psaume (103, 3) : "Celui
qui guérit toutes tes infirmités." Le péché contre l'Esprit Saint n'est
donc pas irrémissible.
3. Le libre arbitre est relatif au bien et au mal. Mais, aussi
longtemps que dure l'état de voyage, on peut déchoir de n'importe quelle vertu
: l'ange même est tombé du ciel. D'où ce texte de Job (4, 18-19) : "Chez
ses anges il découvre de l'égarement ; combien plus chez ceux qui habitent des
maisons d'argile." Pour la même raison, on peut revenir, de n'importe quel
péché, à l'état de justice. Donc le péché contre l'Esprit Saint n'est pas
irrémissible.
Cependant :
Il est écrit en saint Matthieu (12, 32) : "Quiconque
aura parlé contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans
l'autre." Et pour saint Augustin, "ce péché cause une si grande ruine
qu'il est incompatible avec l'humilité qu'il faut pour prier".
Conclusion :
Ce péché contre l'Esprit
Saint est déclaré diversement irrémissible suivant ses diverses acceptions. Si
on le prend pour l'impénitence finale, alors il est appelé irrémissible parce
qu'il n'est remis d'aucune façon. En effet, le péché mortel dans lequel on
persévère jusqu'à la mort, puisqu'il n'est pas remis en cette vie par la
pénitence, ne le sera pas non plus dans la vie future.
Mais, suivant les
deux autres acceptions, il est dit irrémissible, non pas en ce sens qu'il ne puisse
plus être remis d'aucune façon, mais parce que, de soi, il ne mérite pas d'être
remis. Et cela doublement :
l° D'abord quant à
la peine. En effet, celui qui pèche par ignorance ou par faiblesse mérite une
peine moindre ; mais celui qui pèche par malice caractérisée n'a pas une excuse
qui puisse atténuer sa peine. Pareillement aussi, ceux qui blasphémaient envers
le Fils de l'homme, tant que sa divinité n'était pas révélée, pouvaient avoir
quelque excuse dans le fait qu'ils voyaient en lui une chair fragile, et ainsi
méritaient-ils une moindre peine. Mais ceux qui blasphémaient la divinité
elle-même en attribuant au diable les oeuvres de l'Esprit Saint, n'avaient
aucune excuse qui pût diminuer leur peine. C'est pourquoi l'on dit, suivant le
commentaire de saint Jean Chrysostome, que ce péché n'a été remis aux juifs ni
en ce siècle ni dans le siècle futur, puisqu'ils ont subi pour cela un
châtiment, et dans la vie présente par les Romains, et dans la vie future avec
la peine de l'enfer. Dans le même sens, saint Athanase rapporte aussi l'exemple
de leurs ancêtres : d'abord ils entrèrent en lutte contre Moïse à cause du
manque d'eau et de pain, et le Seigneur le supporta patiemment, car ils avaient
une excuse dans la faiblesse de la chair. Mais ensuite ils péchèrent plus
gravement et blasphémèrent pour ainsi dire contre l'Esprit Saint en attribuant
à une idole les bienfaits de Dieu qui les avait tirés de l'Égypte, lorsqu'ils
déclarèrent (Ex 32, 4) : "Voici tes dieux Israël, ce sont eux qui t'ont
ramené du pays d'Égypte." C'est pourquoi le Seigneur, tout ensemble les
fit punir sur-le-champ puisque "ce jour-là trois mille hommes environ
périrent", et les menaça d'un châtiment pour l'avenir en disant : "Quand
à moi, au jour de ma vengeance, je visiterai ce péché qu'ils ont fait."
2° Quant à la
faute, la chose peut s'entendre d'une autre manière. De même qu'une maladie est
dite incurable par sa nature propre, du fait qu'elle abolit ce qui peut aider à
la guérison, par exemple lorsqu'elle enlève la vigueur de la nature, ou qu'elle
dégoûte de la nourriture et du remède, bien que Dieu puisse pourtant guérir une
telle maladie. De même le péché contre l'Esprit Saint est dit irrémissible par
sa nature en tant qu'il exclut ce qui produit la rémission des péchés.
Cependant cela ne ferme pas la voie du pardon et de la guérison devant la
toute-puissance et la miséricorde de Dieu, et il arrive grâce à elles que de
tels pécheurs sont spirituellement guéris comme par miracle.
Solutions :
1. On ne doit désespérer de personne en cette vie, si l'on
considère la toute-puissance et la miséricorde de Dieu. Mais, si l'on considère
la condition du péché, il y a des gens qui sont appelés "fils de
rébellion" comme dit saint Paul (Ep 2, 2).
2. L'argument est valable du côté de la toute puissance de
Dieu ; il ne l'est pas si l'on tient compte de la condition du péché.
3. Le libre arbitre reste, il est vrai, toujours susceptible
de changement en cette vie. Cependant il rejette parfois loin de lui ce qui
peut le faire changer en bien, autant que cela dépend de lui. De là vient que
le péché est irrémissible de son côté, encore que Dieu puisse le pardonner.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il est dans l'ordre naturel qu'on
passe de l'imparfait au parfait. Cela se voit sûrement dans le bien, selon la
parole des Proverbes (4, 18) : "Le sentier des justes est comme une
lumière d'aurore, qui grandit et s'étend jusqu'au plein jour." Mais dans
le mal on appelle parfait ce qui est le mal le plus grand, comme le montre
Aristote. Puisque le péché contre l'Esprit Saint est le plus grave, il semble
que l'on y parvienne par d'autres péchés moindres.
2. Pécher contre l'Esprit Saint, c'est pécher par malice
caractérisée ou par choix. Mais l'homme ne peut pas faire cela tout de suite, avant
d'avoir péché beaucoup de fois. Car, selon le Philosophe, si l'on peut faire
des injustices, on ne peut cependant pas tout de suite agir comme un injuste, c'est-à-dire
par choix. Il semble donc que le péché contre l'Esprit Saint ne puisse être
commis qu'après d'autres péchés.
3. La pénitence et l'impénitence ont le même domaine. Or la
pénitence ne regarde que les péchés passés. L'impénitence, qui est une espèce
du péché contre l'Esprit Saint, ne regarde donc que cela. Donc le péché contre
l'Esprit Saint présuppose d'autres péchés.
Cependant :
Comme il est écrit
dans l'Ecclésiastique (11, 22 Vg) : "C'est chose facile, aux yeux du
Seigneur, d'enrichir le pauvre instantanément." Inversement, il est donc
possible par la malice du démon, et sous sa suggestion, qu'un homme soit
entraîné du premier coup dans le péché le plus grave, qui est celui contre l’Esprit
Saint.
Conclusion :
Nous l'avons dit, pécher
contre l'Esprit Saint, c'est en un sens pécher par malice caractérisée. Mais il
y a deux façons, avons-nous dit aussi, de pécher ainsi. L'une consiste à suivre
le penchant d'un habitus, ce qui n'est pas proprement pécher contre l'Esprit
Saint : et pécher de cette façon par malice caractérise ne se produit pas dès
le principe ; il faut en effet que ce soit précédé par des actes de péchés, et
que ces actes causent l'habitus, qui incline à pécher.
L'autre façon dont
un individu peut pécher par malice caractérisée consiste à rejeter avec mépris
ce qui retient de pécher ; ce qui est proprement pécher contre l'Esprit Saint, nous
l'avons dit, et cela également présuppose la plupart du temps d'autres péchés, parce
que, disent les Proverbes (18, 3 Vg) : "L'impie, lorsqu'il descend dans la
profondeur des péchés, en arrive au mépris." Cependant il peut se faire
que dès le premier acte de péché quelqu'un pèche contre l'Esprit Saint par
mépris, soit à cause de la liberté de son arbitre, soit à cause de nombreuses
dispositions précédentes, ou encore par suite d'une violente impulsion au mal
et d'un faible attachement au bien. C'est pourquoi chez les hommes parfaits il
ne peut guère ou jamais arriver qu'ils pèchent dès le principe contre l'Esprit
Saint. D'où cette parole d'Origène : "je ne pense pas qu'un de ceux qui se
sont établis au plus haut degré de la perfection puisse subitement se perdre ni
tomber ; mais, s'il tombe, c'est nécessairement de façon progressive." Le
raisonnement est le même si le péché contre l'Esprit Saint est pris à la lettre
pour le blasphème contre l'Esprit Saint. Car ce blasphème dont parle le
Seigneur, provient toujours d'un mépris mauvais. Mais si, par péché contre l'Esprit
Saint, on entend comme saint Augustin l'impénitence finale, il n'y a plus de
problème : il est certain que, pour commettre le péché contre l'Esprit Saint, il
faut continuer à pécher jusqu'à la fin de sa vie.
Solutions :
1. Tant en bien qu'en mal, la plupart du temps, il y a
passage de l'imparfait au parfait dans la mesure où l'on progresse soit en bien
soit en mal. Et pourtant, d'un côté comme de l'autre, un individu peut
commencer à un niveau plus élevé que ne fait un autre. Dans ce cas, ce qui est
au début peut être parfait dans son genre en bien ou en mal, bien que ce soit
imparfait par rapport à la suite du développement dans le progrès en mieux ou
en pire.
2. Cet argument est valable pour le péché de malice quand il
vient du penchant d'un habitus.
3. Si l'impénitence est prise, selon la pensée de saint Augustin,
dans le sens d'une permanence dans le péché jusqu'à la fin, alors il va de soi
que l'impénitence présuppose des péchés, comme la pénitence. Mais si nous parlons
de cette impénitence habituelle dont on fait une espèce de péché contre l'Esprit
Saint, alors il est évident qu'il peut y avoir impénitence même avant les
péchés ; celui qui n'a jamais péché peut en effet avoir la résolution où d'être
pénitent ou de ne pas l'être, s'il lui arrivait de pécher.
Il faut traiter des vices opposés à la science et à l'intelligence.
L'opposé de la science est l’ignorance : il en a été question précédemment
lorsqu'il s'agissait des causes de péché. Maintenant il doit être question de
l'aveuglement de l'esprit et de l'hébétude du sens qui s'opposent au don
d'intelligence.
- 1. L'aveuglement
de l'esprit est-il un péché ? - 2. L'hébétude du sens est-elle un autre péché
que l'aveuglement de l'esprit ? - 3. Ces vices viennent-ils des péchés de la
chair ?
Objections :
1. Il semble que non. Car ce qui excuse le péché ne semble
pas être un péché. Mais l'aveuglement excuse le péché car il est dit en saint Jean
(9, 41) : "S'ils étaient aveugles, ils n'auraient pas de péché." L'aveuglement
de l'esprit n'est donc pas un péché.
2. La peine est autre chose que la faute. Mais l'aveuglement
de l'esprit est une peine. On le voit par ce texte d'Isaïe (6, 10) : "Rends
aveugle le coeur de ce peuple." Comme c'est là un mal, il ne viendrait pas
de Dieu, s'il n'était une peine. L'aveuglement de l'esprit n'est donc pas un
péché.
3. "Tout péché est volontaire", dit saint Augustin.
Mais l'aveuglement de l'esprit n'est pas volontaire car, pour saint Augustin,
"connaître la lumière de la vérité, tout le monde aime cela", et pour
l'Ecclésiaste (11, 7)." Douce est la lumière, et c'est plaisir pour les
yeux de voir le soleil." La cécité mentale n'est donc pas un péché.
Cependant :
Saint Grégoire
place l'aveuglement de l'esprit parmi les vices causés par la luxure.
Conclusion :
De même que la
cécité corporelle est la privation de ce qui est le principe de la vision
corporelle, ainsi la cécité mentale est-elle également la privation de ce qui
est le principe de la vision mentale ou intellectuelle. Il y a à cette vision
un triple principe.
L'un est la
lumière de la raison naturelle. Comme cette lumière est un trait spécifique de
l'âme raisonnable, elle n'est jamais enlevée à l'âme. Parfois pourtant elle est
empêchée dans son acte propre à cause des obstacles rencontrés dans les
facultés inférieures dont l'intellect humain a besoin pour faire acte
d'intelligence : cela se voit chez les déments et chez les fous furieux, nous
l'avons dit dans la première Partie.
Un autre principe
de la vision intellectuelle est une lumière habituelle surajoutée à la lumière
naturelle de la raison. Et cette lumière-ci, de temps en temps, est enlevée à
l'âme. Cette privation est une cécité qui est une peine, au sens où la
privation de la lumière de grâce est comptée comme une peine. C'est pourquoi il
est dit de certains (Sg 2, 21) : "Leur malice les aveugle."
Le troisième
principe de la vision intellectuelle est un principe intelligible qui permet à
l'homme d'avoir l'intelligence d'autres choses. A ce principe intelligible
l'esprit de l'homme peut s'appliquer ou ne pas s'appliquer. Et il lui arrive de
ne pas s'y appliquer de deux façons. Parfois cela vient de ce que l'homme a une
volonté qui spontanément se détourne de la pensée d'un tel principe, selon la
parole du Psaume (36, 4) : "Il a refusé l'intelligence du bien." Ou
encore, l'homme a l'esprit occupé à d'autres choses qu'il aime davantage et qui
détournent sa pensée de regarder ce principe-là, selon la parole du Psaume (58,
9 Vg)." Le feu est tombé sur eux", entendez : le feu de la
concupiscence, "et ils n'ont pas vu le soleil". Dans ces deux cas, l'aveuglement
de l'esprit est un péché.
Solutions :
1. L'aveuglement qui excuse du péché est celui qui a lieu par
un manque naturel, qui ne permet pas de voir.
2. L'argument est valable pour la seconde sorte d'aveuglement,
celui qui est une peine.
3. Avoir l'intelligence de la vérité, c'est en soi, pour
chacun, chose aimable. Il peut se faire cependant par accident que ce soit pour
quelqu'un chose haïssable : on veut dire dans la mesure où l'homme est empêché
par là d'atteindre des biens qu'il aime davantage.
Objections :
1. Il semble que l'hébétude du sens ne soit pas autre chose
que l'aveuglement de l'esprit. Car les contraires s'opposent un à un. Or
l'hébétude s'oppose au don d'intelligence, comme le montre saint Grégoire ; et
l'aveuglement de l'esprit s'y oppose aussi, puisque l'intelligence désigne un
principe de la vision de l'esprit. Donc l'hébétude du sens est la même chose
que la cécité de l'esprit.
2. Saint Grégoire parlant de l'hébétude la nomme
"l'hébétude du sens en matière d'intelligence". Mais, avoir le sens
émoussé en matière d'intelligence ne paraît pas être autre chose qu'un manque
d'intelligence, qui ressortit à l'aveuglement de l'esprit. Donc, l'hébétude du
sens et la cécité de l'esprit sont une même chose.
3. S'il y a une différence, c'est surtout, semble-t-il, en ce
que l'aveuglement de l'esprit est volontaire, comme nous l'avons dit, tandis
que l'hébétude du sens est un défaut de nature. Mais un défaut naturel n'est
pas un péché. Donc l'hébétude du sens ne serait pas un péché. Ce qui contredit
saint Grégoire puisqu'il la compte parmi les vices qui viennent de la
gourmandise.
Cependant :
Des causes
diverses ont des effets divers. Or saint Grégoire dit que l'hébétude de
l'esprit vient de la gourmandise, mais que l'aveuglement de l'esprit vient de
la luxure. Or, ce sont là des vices différents. Donc les vices qui en dérivent
sont différents aussi.
Conclusion :
L'hébétude
s'oppose à l'acuité. On dit qu'un instrument est aigu lorsqu'il est pénétrant.
On appelle donc hébété ce qui est émoussé et ne peut pénétrer. Or, on dit par
comparaison que le sens corporel peut pénétrer le milieu en tant qu'il perçoit
son objet à une certaine distance ou en tant qu'il peut, par sa pénétration, percevoir
ce qu'il y a de plus petit ou de plus intérieur dans l'objet. Aussi, dans le
domaine corporel, dit-on que quelqu'un a un sens aigu lorsqu'il peut percevoir
un objet sensible de loin, par la vue, l'ouïe ou l'odorat. Au contraire, on
attribuera un sens hébété, ou émoussé, à celui qui ne perçoit les objets
sensibles que s'ils sont proches et de grande taille.
A la ressemblance
du sens corporel, on parle aussi d'un certain "sens" de
l'intelligence. Pour Aristote il concerne des principes primordiaux et suprêmes,
de même que le sens connaît des données sensibles comme étant principes et
connaissance. Mais le "sens" qui concerne l'intelligence ne perçoit
pas son objet par l'intermédiaire d'une distance spatiale, mais par d'autres
intermédiaires, par exemple lorsqu'il perçoit l'essence d'une chose par sa
propriété, ou la cause par l'effet. On attribue donc un "sens" aigu, dans
le domaine de l'intelligence, à celui qui, dès qu'il a perçu une propriété de
la chose, ou encore son effet, comprend sa nature et parvient à en découvrir
les moindres conditions. Et on appelle hébété, dans le domaine de
l'intelligence, celui qui ne peut parvenir à connaître la vérité qu'après de
nombreuses explications, et même alors ne peut parvenir à envisager
parfaitement tout ce qui appartient à l'essence de la chose.
Donc l'hébétude du
sens, en matière intellectuelle, implique une certaine débilité de l'esprit
dans la considération des biens spirituels. La cécité de l'esprit implique une
totale privation dans la considération de ces biens. L'une et l'autre
s'opposent au don d'intelligence par lequel on connaît les biens spirituels dès
qu'on les appréhende, et l'on pénètre finement dans ce qu'ils ont de plus
intime. L'hébétude comme la cécité spirituelle ont raison de péché en tant
qu'elles sont volontaires. Cela est évident chez celui qui, attaché aux biens
charnels, n'éprouve qu'ennui ou négligence à scruter finement les réalités
spirituelles.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Augustin avait dit dans ses
Soliloques : "Ô Dieu, qui avez voulu que les purs seuls sachent le
vrai." Dans ses Révisions, il s'est corrigé en disant : "On peut
répondre que beaucoup d'hommes impurs savent beaucoup de choses vraies." Or
c'est surtout par les vices charnels que les hommes deviennent impurs. Ce ne
sont donc pas de tels vices qui causent la cécité de l'esprit et l'hébétude du
sens.
2. La cécité de l'esprit et l'hébétude du sens sont des
défauts qui concernent la partie intellectuelle de l'âme, alors que les vices
charnels ressortissent à la corruption de la chair. Mais la chair n'agit pas
sur l'âme, c'est plutôt l'inverse. Les vices charnels ne causent donc pas la
cécité de l'esprit et l'hébétude du sens.
3. On souffre davantage de ce qui est plus proche que de ce
qui est plus éloigné. Mais les vices spirituels sont plus proches de l'esprit
que les vices charnels. Donc la cécité de l'esprit et l'hébétude du sens sont
causés par les vices spirituels plus que par les vices charnels.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme que "l'hébétude du sens en intelligence vient de la gourmandise, la
cécité de l'esprit vient de la luxure".
Conclusion :
La perfection de
l'opération intellectuelle chez l'homme consiste dans une certaine faculté
d'abstraction à l'égard des images sensibles. C'est pourquoi, plus
l'intelligence de l'homme aura gardé de liberté à l'endroit de ces images, plus
elle pourra voir l'intelligible et ordonner tout le sensible ; comme l'a même
dit Anaxagore, il faut que l'intelligence soit bien dégagée pour commander ; et
il faut que l'agent domine la matière pour être capable de la mouvoir, rapporte
Aristote. Par ailleurs il est évident que la délectation applique l'intention
aux choses dans lesquelles on se délecte ; c'est pourquoi le Philosophe
remarque que chacun fait très bien les choses auxquelles il prend plaisir, mais
ne fait pas du tout ou fait mollement les choses contraires. Or les vices
charnels, c'est-à-dire la gourmandise ou la luxure, consistent dans les
plaisirs du toucher, c'est-à-dire de la nourriture et des actes sexuels. Ce
sont les délectations les plus violentes entre toutes celles du corps. C'est
pourquoi, par de tels vices, l'intention de l'homme s'applique au maximum aux
réalités physiques, et par conséquent son activité dans le domaine intelligible
s'affaiblit, mais davantage par la luxure que par la gourmandise, dans la
mesure où les plaisirs sexuels sont plus violents que ceux de la table. C'est
pourquoi la luxure engendre l'aveuglement de l'esprit qui exclut pour ainsi
dire totalement la connaissance des biens spirituels ; mais la gourmandise
engendre l'hébétude du sens qui rend l'homme débile devant de telles réalités
intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, c'est-à-dire l'abstinence et
la chasteté, sont ce qui dispose le mieux à la perfection de l'activité
intellectuelle. D'où cette parole en Daniel (1, 17) : "A ces jeunes gens",
qui étaient abstinents et continents, "Dieu a donné science et instruction
en matière de lettres et de sagesse."
Solutions :
1. Il y a des gens asservis aux vices charnels, qui sont
parfois capables de voir finement certaines choses dans le domaine intelligible,
à cause de la bonne qualité de leur esprit naturel, ou d'un habitus surajouté.
Cependant il est fatal que leur intention soit privée la plupart du temps de
cette finesse de contemplation, par suite des plaisirs corporels. Ainsi les
impurs ont bien la capacité de savoir du vrai, mais leur impureté leur est en
cela un obstacle.
2. La chair n'agit pas sur la fonction intellectuelle au point
de l'altérer, mais elle met obstacle à son opération de la manière qu'on a
dite.
3. Plus les vices charnels sont éloignés de l'esprit, plus ils
détournent l'intention de l'esprit vers des choses éloignées. Aussi
empêchent-ils davantage la contemplation de l'esprit.
- 1. Les préceptes
relatifs à la foi. - 2. Les préceptes relatifs aux dons de science et
d'intelligence.
Objections :
1. Il semble que dans la loi ancienne devaient être donnés
des préceptes pour la foi. Car il y a précepte pour ce qui est obligatoire et
nécessaire. Mais ce qu'il y a de plus nécessaire à l'homme c'est de croire, selon
cette parole (He 11, 6) : "Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu."
Il fallut donc surtout donner des préceptes relatifs à la foi.
2. Le Nouveau Testament est contenu dans l'Ancien nous l'avons
dit, comme une réalité figurée dans sa figure. Mais il y a dans le Nouveau
Testament des Commandements touchant expressément la foi, comme on le voit en
saint Jean (14, 1) : "Croyez en Dieu, croyez aussi en moi." Il semble
donc que quelques préceptes relatifs à la foi aient dû être donnés aussi dans
l'ancienne loi.
3. D'ailleurs, il y a la même raison de prescrire l'acte d'une
vertu et d'interdire les vices opposés. Mais il y a dans l'ancienne loi
beaucoup de préceptes interdisant l'infidélité, comme dans l'Exode (20, 3) :
"Tu n'auras pas devant moi de dieux étrangers" ; et, de nouveau, au
Deutéronome (13, 1) il est commandé de ne pas écouter les paroles du prophète
ou du devin qui voudrait détourner de la foi en Dieu. Donc dans l’ancienne loi
aussi ont dû être donnés des préceptes concernant la foi.
4. La confession est, comme nous l'avons dit, un acte de la
foi. Or des préceptes sont donnés dans l'ancienne loi touchant la confession et
la promulgation de la foi. En effet, dans l’Exode (12, 26) il est prescrit que
les Israélites, à la demande de leurs enfants, définissent bien le sens de
l'observance pascale. Et dans le Deutéronome (13), il est prescrit de mettre à
mort celui qui sème un enseignement contraire à la foi. Donc la loi ancienne a
dû avoir des préceptes concernant la foi.
5. Tous les livres de l'Ancien Testament sont contenus sous la
loi ancienne ; c'est pour cela que le Seigneur déclare (Jn 15, 25) qu'il est
écrit dans la loi : "Ils m'ont pris en haine sans motif", ce qui est
cependant écrit dans le Psaume (35, 19). Or il est dit dans l'Ecclésiastique (2,
8) : "Vous qui craignez le Seigneur, croyez en lui." Donc, dans
l'ancienne loi, des préceptes durent être donnés relativement à la foi.
Cependant :
L'Apôtre appelle
la loi ancienne "la loi des oeuvres" et il l'oppose à la "loi de
la foi" (Rm 3, 27). Il n'y eut donc pas à donner dans la loi ancienne de
préceptes touchant la foi.
Conclusion :
La loi n'est
imposée par un maître qu'à ses sujets. C'est pourquoi les préceptes d'une loi
présupposent la sujétion de tous ceux qui la reçoivent envers celui qui la
donne. Or la première sujétion de l'homme à l'égard de Dieu se fait par la foi,
selon cette parole (He 11, 6) : "Pour s'approcher de Dieu il faut croire
qu'il existe." C'est pourquoi la foi est présupposée aux préceptes de la
loi. A cause de cela, dans l'Exode (20, 2), une vérité de la foi est mise en
tête, avant les préceptes de la loi, lorsqu'il est dit : "Je suis le
Seigneur ton Dieu, c'est moi qui t'ai tiré du pays d'Égypte." Et
pareillement dans le Deutéronome (6, 4) on trouve d'abord : "Écoute Israël,
le Seigneur ton Dieu est l'unique", et aussitôt après viennent les
préceptes. Mais il y a dans le contenu de la foi beaucoup de points qui sont
ordonnés à cette foi par laquelle nous croyons que Dieu existe, ce qui est la
vérité première et principale entre toutes celles à croire, ainsi que nous
l'avons dit. C'est pourquoi cette foi à Dieu étant présupposée, par laquelle
l'esprit humain se soumet à Dieu, des préceptes peuvent être donnés
relativement aux autres points qu'on doit croire. En ce sens saint Augustin
affirme, lorsqu'il expose le passage : "Ceci est mon commandement", que
les commandements relatifs à la foi sont pour nous très nombreux. Mais dans
l'ancienne loi, les secrets de la foi n'avaient pas à être exposés au peuple ;
et c'est pourquoi, la foi au Dieu unique étant supposée, aucun autre précepte
ne fut donné dans l'ancienne loi relativement aux vérités à croire.
Solutions :
1. La foi est nécessaire comme le principe de la vie
spirituelle. Et c'est pourquoi elle est présupposée à la réception de la loi.
2. Même là, le Seigneur présuppose quelque chose relevant de
la foi. Il présuppose la foi au Dieu unique, lorsqu'il dit : "Vous croyez
en Dieu." Et il prescrit quelque chose, la foi à l'Incarnation par
laquelle le même être est Dieu et homme. C'est assurément un développement de
la foi qui relève de la foi du Nouveau Testament. C'est pourquoi le Seigneur
ajoute : "Croyez aussi en moi."
3. Les préceptes d'interdiction visent les péchés qui
détruisent la vertu. Or la vertu est détruite, avons-nous dite, par des
déficiences de détail. C'est pourquoi la foi au Dieu unique étant présupposée
dans l'ancienne loi, il y eut lieu de donner des préceptes d'interdiction pour
qu'il fût bien défendu aux gens de tomber dans ces déficiences de détail qui
pouvaient détruire la foi.
4. La confession ou l'enseignement de la foi présuppose aussi
la soumission de l'homme à Dieu par la foi. Et c'est pourquoi dans l'ancienne
loi des préceptes purent être donnés bien plus pour la confession et
l'enseignement de la foi que pour la foi elle-même.
5. Ce texte présuppose lui aussi la foi par laquelle nous
croyons que Dieu existe. C'est pourquoi on met d'abord : "Vous qui
craignez Dieu", ce qui ne pourrait pas être sans la foi. Mais ce qu'on
ajoute : "Croyez en lui" doit être rapporté à certaines vérités
spéciales qu'il faut croire, et surtout aux biens que Dieu promet à ceux qui
lui obéissent. D'où la suite : "et votre récompense ne sera pas vaine".
Objections :
1. Il semble que dans l'ancienne loi les préceptes relatifs à
la science et à l'intelligence soient mal transmis, car celles-ci se rattachent
à la connaissance. Or la connaissance précède et dirige l'action. Les préceptes
qui sont relatifs à la science et à l'intelligence doivent donc précéder ceux
qui sont relatifs à l'action. Or les premiers préceptes de la loi sont ceux du
décalogue. Il semble donc qu'il aurait fallu enseigner, parmi eux, des
préceptes relatifs à la science et à l'intelligence.
2. La discipline précède la doctrine : l'homme apprend chez
les autres avant d'instruire les autres. Mais des préceptes d'enseigner sont
donnés dans l'ancienne loi ; les uns sont affirmatifs comme cette prescription
de Deutéronome (4, 9) : "Tu apprendras cela à tes enfants et aux enfants
de tes enfants." Il y en a aussi de prohibitifs, comme du Deutéronome (4, 2)
: "Vous n'ajouterez rien à la parole que je vous dis, vous n'en
retrancherez rien." Il semble donc que des préceptes auraient dû être
donnés aussi pour amener l'homme à s'instruire.
3. La science et l'intelligence semblent plus nécessaires au
prêtre qu'au roi. De là cette parole de Malachie (2, 7) : "Les lèvres du
prêtre gardent la science et c'est de sa bouche qu'on attend la loi", et
celle-ci d'Osée (4, 6) : "Parce que tu as rejeté la science, je te
rejetterai de ton sacerdoce." Or il est demandé au roi d'apprendre la
science de la loi, comme on le voit au Deutéronome (17, 18). Donc, à bien plus
forte raison, aurait-on dû prescrire dans la loi que les prêtres s'instruisent
de la loi.
4. La méditation de ce qui se rapporte à la science et à
l'intelligence ne peut pas se faire en dormant. Elle est empêchée aussi par les
occupations étrangères. Il est donc maladroit de prescrire dans le Deutéronome
(6, 7) : "Tu méditeras cela quand tu seras assis dans ta maison, quand tu
iras en voyage, en t'endormant et en te levant." Cette tradition, dans
l'ancienne loi, des préceptes relatifs à la science et à l'intelligence est
donc bien mal présentée.
Cependant :
Il est écrit dans le Deutéronome (4, 6) : "Quand ils
connaîtront ces lois, tous diront : Voici un peuple sage et intelligent."
Conclusion :
Sur la science et
l'intelligence on peut considérer trois points : la façon de les recevoir, la
façon d'en user, la façon de les garder.
Recevoir la
science ou l'intelligence se fait par l'enseignement et par la discipline. L'un
et l'autre sont prescrits dans la loi ; il est dit en effet dans le Deutéronome
(6, 6) : "Ces paroles que je te prescris seront dans ton coeur." Cela
concerne la discipline, car il appartient au disciple d'appliquer son coeur à
ce qui est dit. Mais ce qui est dit ensuite : "Et tu le raconteras à tes
enfants" concerne l'enseignement.
Quant à l'usage de
la science et de l'intelligence, c'est la méditation de ce que chacun sait ou
comprend. Et, à cet égard, il est dit ensuite : "Tu méditeras, assis dans
ta maison, etc."
La conservation
est l'acte de la mémoire. Et à cet égard, il est écrit à la suite : "Tu
les lieras comme un signe sur la main, ils seront et se balanceront entre tes
yeux, et tu les écriras sur le seuil et sur les entrées de ta maison." Par
tout cela le texte signifie une continuelle mémoire des commandements de Dieu.
Car ce qui se retrouve sans cesse sous nos sens, soit au toucher comme ce que
nous avons à la main, soit sous la vue comme ce que nous avons continuellement
devant les yeux ou à des endroits où il nous faut souvent revenir, à l'entrée
de la maison par exemple, cela ne peut s'effacer de notre mémoire. Du reste, le
Deutéronome (4, 9) le dit plus ouvertement. "N'oublie pas les paroles que
tes yeux ont vues, et ne les laisse pas sortir de ton coeur un seul jour de ta
vie." Et ce sont là des commandements que nous lisons encore plus
abondamment dans l'enseignement évangélique et dans l'enseignement apostolique.
Solutions :
1. Il est écrit au Deutéronome (4, 6) : "Ceci est votre
sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples." Ce qui donne à
entendre que la science et l'intelligence des fidèles de Dieu consistent dans
les préceptes de la loi. C'est pourquoi il faut d'abord proposer ces préceptes,
et ensuite amener les gens à en avoir la science ou l'intelligence. Par
conséquent ces préceptes n'ont pas dû être placés parmi les préceptes du
décalogue, qui demeurent premiers.
2. Il y a aussi dans la loi des préceptes relatifs à la
discipline, nous venons de le dire. Cependant l'enseignement est prescrit plus
expressément que la discipline, parce qu'il est l'affaire des grands qui ne
dépendent que d'eux-mêmes, et que c'est à eux, comme étant ceux qui sont
immédiatement sous la loi, que doivent être donnés les préceptes de la loi. Au
contraire, la discipline est l'affaire des petits, auxquels les préceptes de la
loi doivent parvenir par l'intermédiaire des grands.
3. La science de la loi est annexée à l'office du prêtre à un
tel point qu'on doit comprendre que l'injonction de cette science est liée à
celle de leur office. C'est pour cela qu'il n'y a pas eu à donner de préceptes
spéciaux relativement à l'instruction des prêtres. Tandis que l'enseignement de
la loi de Dieu n'est pas annexée à l'office du roi à un tel point, pour la
raison que le roi est établi au-dessus du peuple dans le domaine temporel.
Aussi est-il spécialement prescrit que le roi soit instruit par les prêtres de
ce qui a trait à la loi de Dieu.
4. Le précepte de la loi ne veut pas dire que l'on ait à
méditer pendant que l'on dort, mais quand on va dormir, parce qu'il y a là pour
les gens un moyen de s'assurer, même en dormant, de meilleures imaginations, étant
donné que les impressions passent en eux de l'état de veille à l'état de
sommeil, comme le montre Aristote.
Pareillement, il
est commandé aussi à chacun de méditer la loi dans tous ses actes, ce qui ne
signifie pas qu'on doit toujours y penser d'une manière actuelle, mais qu'on
doit régler d'après elle tout ce qu'on fait.
À la suite de la foi il faut étudier l'espérance :
- 1° La nature de l'espérance (Questions 17-18).
- 2° Le don de crainte (Question 19).
- 3° Les vices opposés à la vertu et au don (Questions 20-21).
- 4° Les préceptes qui concernent la vertu et le don (Question 22).
La première étude s'attache à la nature de l'espérance (Question 17), puis
à celle de son siège.
- 1. Est-elle une vertu ? - 2. Son objet est-il la béatitude éternelle
? - 3. Peut-on espérer la béatitude d'un autre par la vertu d'espérance ? - 4.
Est-il permis de mettre son espérance dans l'homme ? - 5. L'espérance est-elle
une vertu théologale ? - 6. Distinction entre l'espérance et les autres vertus
théologales. - 7. Le rapport de l'espérance avec la foi. - 8. Le rapport de
l'espérance avec la charité.
Objections :
1. Il ne le semble pas car, dit saint Augustin, "Nul ne
peut faire mauvais usage d'une vertu." Or on peut mal user de l'espérance,
car il arrive de trouver, au sujet de la passion d'espérance, un milieu et des
extrêmes, comme au sujet des autres passions. Donc l'espérance n'est pas une
vertu.
2. Aucune vertu ne procède des mérites car "la vertu, Dieu
l'opère en nous sans nous", selon saint Augustin. Or l'espérance a pour
origine la grâce et les mérites, dit le Maître des Sentences. L'espérance n'est
donc pas une vertu.
3. "La vertu est une qualité propre à un être parfait",
d'après Aristote. Mais l'espérance n'appartient qu'à un être imparfait, celui
qui n'a pas ce qu'il espère. L'espérance n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Saint Grégoire
déclare que les trois filles de Job représentent les trois vertus : foi, espérance,
charité. L’espérance est donc une vertu.
Conclusion :
D'après le
Philosophe, "la vertu, chez tout être, est ce qui rend bon le sujet qui la
possède, et qui rend bonne son action". Il faut donc que, partout où l'on
trouve un acte humain qui est bon, cet acte réponde à une vertu humaine. Or, dans
toutes les choses soumises à une règle et à une mesure, le bien se reconnaît à
ce que l'être en question atteint sa règle propre ; c'est ainsi que nous disons
qu'un vêtement est bon s'il n'est ni trop long ni trop court. Or, pour les
actes humains, nous l'avons vu, il y a une double mesure : l'une, immédiate et
homogène : la raison ; l'autre, suprême et transcendante : Dieu. Et par suite
tout acte humain qui atteint la raison, ou Dieu lui-même, est bon. Or l'acte de
l'espérance qui nous occupe présentement atteint Dieu. Comme nous l'avons dit
précédemment en étudiant la passion d'espérance, son objet est un bien, futur, difficile,
mais qu'on peut obtenir. Or une chose nous est possible de deux façons : par
nous-mêmes, ou par autrui, selon Aristote. Donc, en tant que nous espérons une
réalité envisagée comme possible pour nous grâce au secours divin, notre
espérance atteint Dieu lui-même, sur le secours de qui elle s'appuie. Et c'est
pourquoi, manifestement, l'espérance est une vertu, puisqu'elle rend bonne
l'action humaine et atteint la règle requise.
Solutions :
1. Dans les passions, le milieu de la vertu se prend de ce
qu'on atteint la droite raison ; c'est même cela qui définit la vertu. Aussi, même
dans l'espérance, on entend le bien de la vertu selon que l'homme atteint, lorsqu'il
espère, la règle requise, qui est Dieu. Et c'est pourquoi, de l'espérance qui
rejoint Dieu, nul ne peut se servir mal, pas plus que de la vertu morale qui
rejoint la raison, parce que le bon usage de la vertu consiste à atteindre
cette règle. Encore que l'espérance dont nous parlons présentement ne soit pas
une passion, mais un habitus de l'âme, comme nous le montrerons bientôt.
2. On dit que l'espérance provient des mérites, quand on parle
de la réalité même qu'on attend, en ce sens qu'on espère obtenir la béatitude
par la grâce et les mérites. Ou bien encore quand on traite de l'acte de
l'espérance formée par la charité. Quant à l'habitus même de l'espérance par
laquelle on attend la béatitude, il n'a pas pour cause les mérites, mais
exclusivement la grâce.
3. Celui qui espère est imparfait si l'on considère le bien
qu'il espère obtenir et qu'il n'a pas encore ; mais il est parfait en ce que
déjà il atteint sa règle propre : Dieu même, sur le secours de qui il s'appuie.
Objections :
1. Il ne le semble pas, car l'homme n'espère pas ce qui
dépasse tout mouvement de son âme, puisque l'acte de l'espérance est un certain
mouvement de l'âme. Or la béatitude éternelle dépasse tout mouvement de l'âme ;
l’apôtre dit en effet (1 Co 2, 9) : "Elle n'est pas montée au coeur de
l'homme." La béatitude n’est donc pas l'objet propre de l'espérance.
2. La demande est l'interprète de l'espérance ; on trouve en
effet dans le Psaume (37, 5) : ton chemin vers le Seigneur, fais-lui confiance
et il agira." Or l'homme demande licitement de Dieu non seulement la
béatitude éternelle, mais encore les biens de la vie présente, tant spirituels
que temporels, et aussi la délivrance des maux, qui n'existeront plus dans la
béatitude éternelle : témoin l'oraison dominicale. La béatitude éternelle n'est
donc pas l'objet propre de l'espérance.
3. L'objet de l'espérance est d'une conquête difficile. Or, par
rapport à l'homme, il y a beaucoup d'autres biens difficiles que la béatitude
éternelle. Elle n'est donc pas l'objet propre de l'espérance.
Cependant :
L’Apôtre nous dit
(He 6, 19) : "Nous avons une espérance qui pénètre", c'est-à-dire qui
nous fait pénétrer, "à l'intérieur du voile", c'est-à-dire dans la
béatitude céleste selon le commentaire de la Glose. L'objet de l'espérance est
donc bien la béatitude éternelle.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, l'espérance dont nous nous occupons atteint Dieu en s'appuyant sur
son secours pour parvenir au bien espéré. Mais un effet doit être proportionné
à sa cause. Et c'est pourquoi le bien qu'à titre propre et principal nous
devons espérer de Dieu est un bien infini, proportionné à la puissance de Dieu
qui nous aide ; car c'est le propre d'une puissance infinie de conduire à un
bien infini. Or ce bien est la vie éternelle, qui consiste dans la jouissance
de Dieu même ; on ne peut en effet espérer de Dieu un bien qui soit moindre que
lui, puisque sa bonté, par laquelle il communique ses biens à la créature, n'est
pas moindre que son essence. C'est pourquoi l'objet propre et principal de
l'espérance est la béatitude éternelle.
Solutions :
1. Sans doute, la béatitude éternelle ne monte pas d'une
façon parfaite au coeur de l'homme de telle manière que l'homme voyageur puisse
en connaître la nature et la qualité ; mais selon sa raison commune, celle du
bien parfait, l'homme peut en avoir une certaine connaissance ; et c'est sous
cet aspect que le mouvement d'espérance s'élève vers elle. Aussi l'Apôtre
dit-il expressément (He 6, 19) : "L'espérance pénètre par-delà le voile",
parce que l'objet de notre espérance nous est encore voilé pour l'instant.
2. Quels que soient les autres biens, nous ne devons les
demander à Dieu qu'en les ordonnant à la béatitude éternelle. Par suite, l'espérance
a pour objet principal la béatitude éternelle ; quant aux autres biens demandés
à Dieu, elle les envisage secondairement, en référence à la béatitude
éternelle. De même que pour la foi, qui regarde principalement Dieu, et secondairement
les vérités qui sont ordonnées à Dieu, nous l'avons dit précédemment.
3. L'homme qui s'épuise pour une grande cause trouve que ce
qui est moins difficile est peu de chose. Et c'est pourquoi, à l'homme qui
espère la béatitude éternelle, et par rapport à cette espérance, rien d'autre
ne semble difficile. Mais, compte tenu des possibilités de celui qui espère, certaines
autres oeuvres peuvent lui paraître ardues. Et c'est ce qui fait qu'on peut
espérer ces biens, ordonnés à l'objet principal.
Objections :
1. Il le semble, car l'Apôtre écrit aux Philippiens (1, 6) :
"J'en suis bien sûr, celui qui a commencé en vous cette oeuvre excellente
la portera à sa perfection jusqu'au jour du Christ Jésus." Mais la
perfection de ce jour sera la béatitude éternelle. On peut donc espérer pour
autrui la béatitude éternelle.
2. Les biens que nous demandons à Dieu, nous espérons les
obtenir de lui. Or nous demandons à Dieu qu'il conduise les autres à la vie
éternelle, selon saint Jacques (5, 16) : "Priez les uns pour les autres
afin que vous soyez sauvés." Nous pouvons donc espérer pour les autres la
béatitude éternelle.
3. L'espoir et le désespoir ont le même objet. Or on peut
désespérer de la béatitude éternelle d'autrui. Autrement saint Augustin dirait
en vain : "On ne doit désespérer d'aucun homme, tant qu'il est vivant."
Donc on peut aussi espérer pour autrui la vie éternelle.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Il n'y a d'espérance que pour les réalités dépendant de Dieu, lequel
est considéré comme prenant en charge ceux qui ont l'espérance."
Conclusion :
On peut espérer
quelque chose de deux façons. D'une part de façon absolue, et alors il ne peut
s'agir que d'un bien difficile se rapportant à celui qui espère. D'autre part, en
présupposant autre chose, et alors l'espérance peut viser des biens se
rapportant à autrui.
Pour en être
persuadé, il faut savoir que l'amour et l'espérance diffèrent en ce que l'amour
implique une certaine union de l'aimant à l'aimé, tandis que l'espérance
implique un mouvement ou une tendance de l'appétit vers un bien difficile. Or, l'union
suppose des réalités distinctes, et c'est pourquoi l'amour peut directement
concerner un autre qu'on unit à soi par l'amour, en considérant cet autre comme
soi-même. Mais un mouvement vise toujours un terme propre proportionné au
mobile ; et c'est pourquoi l'espérance regarde directement le bien propre du
sujet, et non celui qui concerne autrui.
Mais si l'on
présuppose une union d'amour avec autrui, alors on peut désirer et espérer un
bien pour autrui comme pour soi-même. En ce sens, on peut espérer pour autrui
la béatitude éternelle, en tant qu'on lui est uni par l'amour. Et de même que
c'est l'unique vertu de charité qui nous fait aimer Dieu, nous-mêmes et le
prochain, de même aussi c'est par une seule vertu d'espérance qu'on espère pour
soi-même et pour autrui.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que ce soit permis, car l'objet de l'espérance
est la béatitude éternelle. Or, dans la recherche de la béatitude éternelle
nous sommes aidés par le patronage des saints : Saint Grégoire dit en effet que
"la prédestination est aidée par les prières des saints." On peut
donc mettre son espérance dans l'homme.
2. Si l'on ne pouvait pas mettre son espérance dans l'homme, on
ne pourrait pas reprocher à quelqu'un comme un vice de ne pouvoir pas espérer
en lui. Or c'est cependant ce qu'on reproche à certains comme un vice ; ainsi
dans Jérémie (9, 3) : "Que chacun se mette en garde contre son ami et
qu’il n’ait confiance en aucun de ses frères." Il est donc permis
d'espérer en l'homme.
3. La demande est l'interprète de l'espérance, a-t-on dit. Or
il est permis de demander quelque chose à un homme. Il est donc permis de
mettre son espérance en lui.
Cependant :
On lit dans
Jérémie (17, 5) : "Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme."
Conclusion :
L'espérance, avons-nous
dit, a deux objets : le bien que l'on veut obtenir et le secours qui permet
d'obtenir ce bien. Or le bien qu'on espère obtenir a raison de cause finale, et
le secours par lequel on espère obtenir ce bien a raison de cause efficiente.
Mais dans chaque genre de ces deux causes on trouve du principal et du
secondaire. La fin principale est la fin ultime ; la fin secondaire est un bien
ordonné à la fin. Pareillement, la cause efficiente principale est l'agent
premier, et la cause efficiente secondaire est l'agent second instrumental. Or
l'espérance regarde la béatitude comme sa fin ultime, et le secours divin comme
la cause première qui conduit à la béatitude. Donc, de même qu'il n'est pas
permis d'espérer un bien quelconque, hors la béatitude, comme fin ultime, mais
seulement comme moyen ordonné à la fin qu'est la béatitude, de même il n'est
pas permis de mettre son espérance dans un homme ou une autre créature, comme
dans une cause première qui mène à la béatitude ; mais il est permis de mettre
son espérance en un homme ou une créature, comme en l'agent secondaire et
instrumental qui aide dans la recherche de tous les biens ordonnés à la
béatitude. Et c'est de cette façon que nous nous tournons vers les saints, que
nous demandons certaines choses aux hommes, et que l'on blâme ceux en qui l'on
ne peut se confier pour recevoir du secours.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux Objections.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la vertu théologale a Dieu pour
objet. Or l'espérance n'a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi d'autres
biens que nous espérons obtenir de Dieu. Donc l'espérance n'est pas une vertu
théologale.
2. La vertu théologale ne consiste pas en un milieu entre deux
vices, a-t-on remarqués. Or l'espérance consiste en un juste milieu entre la
présomption et le désespoir. Donc l'espérance n'est pas une vertu théologale.
3. L'attente se rattache à la longanimité, qui est une espèce
de la vertu de force. Puisque l'espérance est une attente, elle ne semble pas
être une vertu théologale, mais une vertu morale.
4. L'objet de l'espérance est un bien difficile. Or tendre à
un bien difficile relève de la magnanimité, qui est une vertu morale, et non
une vertu théologale.
Cependant :
L’Apôtre énumère
l'espérance avec la foi et la charité, qui sont des vertus théologales (1 Co 13,
15).
Conclusion :
Les différences
spécifiques apportent au genre une division essentielle ; il faut donc regarder
attentivement d'où l'espérance a raison de vertu, pour savoir dans quelle
espèce de vertu elle prend place. Or nous avons dits que l'espérance a raison
de vertu du fait qu'elle atteint la règle suprême des actes humains, et comme
cause première efficiente, en tant qu'elle s'appuie sur le secours divin, et
comme cause ultime finale, parce que c'est dans la jouissance de Dieu qu'elle
attend la béatitude. Et ainsi est-il évident que l'objet principal de l'espérance
en tant qu'elle est une vertu, est Dieu. Puisque l'essence même de la vertu
théologale consiste à avoir Dieu pour objet, comme nous l'avons dit
antérieurement. Il est évident que l'espérance est une vertu théologale.
Solutions :
1. Quels que soient les autres biens dont l'espérance attend
la possession, elle les espère à titre de moyens ordonnés à Dieu comme à une
fin ultime et comme à une première cause efficiente.
2. Le juste milieu se prend, dans les choses réglées et
mesurées, du fait même qu'on atteint la règle ou la mesure : aller au-delà de
la règle est du superflu ; rester en deçà est insuffisant. Mais dans la règle
ou dans la mesure elle-même, on ne peut pas établir un milieu et des extrêmes.
Or ce sont les matières soumises à la règle de la raison que la vertu morale
regarde comme son objet propre ; et c'est pourquoi il lui convient
essentiellement d'être dans un juste milieu vis-à-vis de son objet propre. Mais
c'est la règle première elle-même, non réglée par une autre règle, que la vertu
théologale envisage comme son objet propre. Et c'est pourquoi, essentiellement
et selon son objet propre, il ne convient pas à la vertu théologale d'être dans
un juste milieu.
Cependant le juste
milieu peut la concerner accidentellement, par les réalités ordonnées à l'objet
principal. Ainsi, dans la foi, il ne peut y avoir de milieu ni d'extrêmes dans
le fait qu'on s'appuie sur la vérité première, sur laquelle on ne saurait trop
s'appuyer. Mais, du côté des vérités que l'on croit, il peut y avoir un milieu
et des extrêmes, comme une vérité tient le milieu entre deux erreurs.
Pareillement l'espérance ne comporte pas de milieu et d'extrêmes dans son objet
principal, car on ne saurait trop se confier au secours divin ; mais pour les
biens que l'on a confiance d'obtenir, il peut y avoir milieu et extrêmes, en
tant que l'on présume des biens disproportionnés, ou que l'on désespère de
biens proportionnés.
3. L'attente qui entre dans la définition de l'espérance ne
comporte pas de retard comme celle qui se rattache à la longanimité ; mais elle
dit relation à l'aide divine, que le bien espéré soit différé ou non.
4. La magnanimité tend à un objet difficile, en l'espérant
comme proportionné à sa puissance ; aussi, à proprement parler, vise-t-elle la
réalisation de grandes choses. Mais l'espérance, vertu théologale, vise un bien
difficile à obtenir par le secours d'autrui, nous l'avons dit.
Objections :
1. L'espérance ne semble pas être une vertu distincte des
autres vertus théologales. En effet, les habitus se distinguent d'après leurs
objets, nous l'avons dit. Or l'espérance et les autres vertus théologales ont
le même objet. Donc l'espérance ne se distingue pas des autres vertus théologales.
2. Le symbole par lequel nous professons notre foi nous fait
dire : "J'attends la résurrection des morts et la vie du siècle à venir."
Or l'attente de la béatitude future relève de l'espérance, nous l'avons dit.
Celle-ci ne se distingue donc pas de la foi.
3. Par l'espérance, l'homme tend à Dieu. Mais c'est là le rôle
propre de la charité. Donc l'espérance ne se distingue pas de la charité.
Cependant :
Là où il n'y a pas
de distinction, il n'y a pas de nombre. Or on énumère l'espérance avec les autres
vertus théologales : Saint Grégoire dit en effet qu'il y a "trois vertus, la
foi, l'espérance et la charité". L'espérance est donc une vertu distincte
des autres vertus théologales.
Conclusion :
Une vertu est
appelée théologale du fait qu'elle a Dieu comme l'objet auquel elle s'attache.
Mais on peut s'attacher à un être de deux façons : pour lui-même, et parce que
par lui on parvient à autre chose. La charité fait que l'homme s'attache à Dieu
à cause de Dieu même, en unissant l'esprit de l'homme à Dieu par un sentiment
d'amour. Mais l'espérance et la foi font que l'homme s'attache à Dieu comme à
un principe d'où nous viennent certains biens. Or, ce qui nous vient de Dieu, c'est
la connaissance de la vérité et l'acquisition du bien parfait. La foi fait que
l'homme s'attache à Dieu, principe de la connaissance du vrai ; nous croyons en
effet que les propositions sont vraies, lorsqu'elles nous sont dites par Dieu.
L'espérance fait que l'homme s'attache à Dieu, principe de bonté parfaite ; par
l'espérance, en effet, nous nous appuyons au secours divin pour obtenir la
béatitude.
Solutions :
1. Dieu est objet des vertus théologales sous des raisons
différentes, nous venons de le dire. Or, pour la distinction des habitus, il
suffit d'un aspect différent de l'objet, nous l'avons dit précédemment.
2. L’attente prend place dans le symbole de la foi, non parce
qu’elle est l’objet propre de la foi, mais parce que l’espérance présuppose la
foi, comme le dira l’article suivant ; et ainsi l’acte de foi se manifeste par
l’acte d’espérance.
3. L’espérance fait tendre à Dieu comme à un bien final à
obtenir et comme à un secours efficace. Mais la charité à proprement parler, fait
tendre à Dieu en lui unissant le sentiment de l’homme, de sorte que l’homme ne
vive plus pour lui-même, mais pour Dieu.
Objections :
1. Il semble bien que l’espérance précède la foi. En effet, à
propose de la parole du psaume (37, 3) : "Espère en Dieu et agis bien",
la Glose dit que "l’espérance est l’entrée de la foi, le commencement du
salut". Or le salut se fait par la foi, qui nous justifie. L’espérance
précède donc la foi.
2. Ce qu’on met dans la définition d’une réalité, doit être
antérieur à cette réalité, et mieux connu. Or on met l’espérance dans la
définition de la foi selon l'épître aux Hébreux (11, 1) : "La foi est la
garantie des biens qu'on espère." L'espérance est donc antérieure à la
foi.
3. L'espérance précède l'acte méritoire. L'Apôtre dit en effet
(1 Co 9, 10) : "Celui qui laboure doit travailler avec l'espoir de
récolter des fruits." Or l'acte de foi est méritoire. Donc l'espérance
précède la foi.
Cependant :
L’évangile de
saint Matthieu (1, 2) nous dit : "Abraham engendra Isaac", c'est-à-dire
: "la foi engendra l'espérance", selon le commentaire de la Glose.
Conclusion :
La foi, d'une
façon absolue, précède l'espérance. L'objet de l'espérance, en effet, est un
bien futur, difficile, et qu'il est cependant possible d'atteindre. Pour que
quelqu'un puisse espérer, il est donc requis que l'objet de l'espérance lui
soit proposé comme possible. Or l'objet de l'espérance est, d'une façon, la
béatitude éternelle, et, d'une autre façon, le secours divin, nous l'avons
montré. Ces deux objets nous sont proposés par la foi, car celle-ci nous
apprend que nous pouvons parvenir à la vie éternelle et qu'à cette fin un
secours divin nous a été préparé, selon l'épître aux Hébreux (11, 6) : "Celui
qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il assure la récompense à
ceux qui le cherchent." Ainsi est-il évident que la foi précède
l'espérance.
Solutions :
1. La Glose ajoute, au même passage, qu'on dit de l'espérance
qu’elle est l'entrée de la foi, c'est-à-dire de la réalité à laquelle on croit,
parce que c'est l'espérance qui introduit dans la vision de ce qu'on croit. Ou
bien encore on peut l'appeler l'entrée de la foi parce que l'espérance apporte
à l'homme plus de stabilité et de perfection dans la foi.
2. Dans la définition de la foi, on met "les réalités
qu'on espère" parce que l'objet propre de la foi est une réalité qui par
essence n'est pas apparente. Par suite il fut nécessaire de le désigner au
moyen d'une circonlocution, par la réalité qui vient à la suite de la foi.
3. Tout acte méritoire n'est pas précédé de l'espérance, mais
il lui suffit d'avoir une espérance qui l'accompagne ou qui le suive.
Objections :
1. Il semble que la charité soit antérieure à l'espérance. En
effet, saint Ambroise, commentant le texte de saint Luc (17, 6) : "Si vous
aviez la foi gros comme un grain de sénevé, etc.", nous dit que "de
la foi sort la charité, et de la charité l'espérance". Mais la foi est
antérieure à la charité. Donc la charité est antérieure à l'espérance.
2. Saint Augustin déclare que "les bons mouvements et les
bons sentiments viennent de l'amour et d'une sainte charité". Or espérer, en
tant qu'acte de l'espérance, est un bon mouvement de l'âme. L'espérance dérive
donc de la charité.
3. Le Maître des Sentences affirme que "l'espérance vient
des mérites qui précèdent non seulement la réalité espérée, mais aussi
l'espérance, que la charité précède par nature". La charité est donc
antérieure à l'espérance.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Tm
1, 5) : "La fin du précepte est la charité, qui procède d'un coeur pur et
d'une bonne conscience", "c'est-à-dire de l'espérance", commente
la Glose. L'espérance est donc antérieure à la charité.
Conclusion :
Il y a deux sortes
d'ordre. D'une part, il y a l'ordre de la génération et de la nature, selon
lequel l'imparfait est antérieur au parfait. D'autre part, l'ordre de la perfection
et de la forme, selon lequel ce qui est parfait est antérieur par nature à ce
qui est imparfait. Donc, selon le premier ordre, l'espérance est antérieure à
la charité.
En effet, l'espérance,
comme tout mouvement de l'esprit, dérive de l'amour, nous l'avons montré en
traitant des passions. Or il y a un amour parfait et un amour imparfait.
L'amour parfait est celui par lequel une personne est aimée pour elle-même, comme
quelqu'un à qui nous voulons du bien ; ainsi l'amour de l'homme pour son ami.
L'amour imparfait est celui par lequel nous aimons une réalité, non pas en
elle-même, mais afin que le bien qu'elle constitue nous parvienne ; ainsi
l’homme qui aime une chose qu'il convoite. L'amour pour Dieu, au premier sens, se
rattache à la charité qui adhère à Dieu pour lui-même, mais l'espérance relève
du second amour, car celui qui espère a l'intention d'obtenir quelque chose
pour lui. Et c'est pourquoi, dans l'ordre de génération, l'espérance est
antérieure à la charité. De même en effet que l'homme est amené à aimer Dieu
parce que la crainte du châtiment divin lui fait abandonner son péché, dit
saint Augustin, de même aussi l'espérance introduit à la charité, en tant que
l'espoir d'être récompensé par Dieu excite l'homme à l'aimer et à garder ses
commandements. Mais selon l'ordre de la perfection, la charité est première par
nature. Et c'est pourquoi, quand apparaît la charité, l'espérance devient plus
parfaite, car c'est dans nos amis que nous mettons le plus d'espoir. Et c'est
de cette façon que saint Ambroise affirme : "L'espérance sort de la
charité."
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. L'espérance, comme tout mouvement de l'appétit, provient
d'un certain amour, celui du bien qu'on attend. Cependant toute espérance ne
vient pas de la charité, mais seulement le mouvement de l'espérance formée par
la charité, qui nous fait espérer un bien de la part de Dieu comme d'un ami.
3. Le Maître des Sentences parle ici de l'espérance formée qui,
par nature, est précédée par la charité et les mérites causés par celle-ci.
- 1. La vertu
d'espérance siège-t-elle dans la volonté ? - 2. Existe-t-elle chez les
bienheureux ? - 3. Existe-t-elle chez les damnés ? - 4. L'espérance des hommes
voyageurs est-elle certaine ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, l'objet de l'espérance est un
bien difficile, nous l'avons vu. Or ce qui est difficile n'est pas l'objet de
la volonté, mais de l'irascible. L'espérance n'est donc pas dans la volonté, mais
dans l'irascible.
2. Là où une seule chose suffit, il est superflu d'en ajouter
une autre. Or, pour rendre parfaite la puissance volontaire, il suffit de la
charité qui est la plus parfaite des vertus. L'espérance n'est donc pas dans la
volonté.
3. Une seule puissance ne peut se porter à la fois sur deux
actes ; ainsi l'intelligence ne peut pas en même temps comprendre plusieurs
idées. Or, l'acte d'espérance peut exister concurremment avec l'acte de charité
; et comme l'acte de charité relève manifestement de la volonté, l'acte
d'espérance ne s'y rattache pas. L'espérance n'est donc pas dans la volonté.
Cependant :
L’âme n'est
capable de posséder Dieu que dans l'esprit, qui comporte mémoire, intelligence
et volonté, comme le montre saint Augustin. Or l'espérance est une vertu
théologale qui a Dieu pour objet. Puisqu'elle n'est ni dans la mémoire, ni dans
l'intelligence, qui dépendent de la faculté de connaissance, il reste donc
qu'elle ait la volonté pour siège.
Conclusion :
Les habitus sont connus
par les actes, nous l'avons montré précédemment. Or l'acte d'espérance est un
mouvement de la puissance appétitive, puisque son objet est le bien. Mais il y
a un double appétit dans l'homme ; l'appétit sensible, qui se divise en
irascible et concupiscible, et l'appétit intellectuel, qu'on appelle volonté, nous
avons vu cela dans la première Partie ; d'autre part, les mouvements qu'on
trouve dans l'appétit inférieur, liés à des passions, sont sans aucune passion
dans le désir supérieur, nous l'avons déjà montrée. Or l'acte de la vertu
d'espérance ne peut relever de l'appétit sensible, car le bien qui forme
l'objet principal de cette vertu n'est pas un bien sensible, mais le bien
divin. Et c'est pourquoi l'espérance a pour sujet l'appétit supérieur, appelé
volonté, et non l'appétit inférieur, auquel se rattache l'irascible.
Solutions :
1. L'objet de l'irascible est un bien ardu sensible mais
l'objet de l'espérance est un bien ardu d'ordre intelligible, ou plutôt un bien
ardu transcendant l'intelligence.
2. La charité perfectionne suffisamment la volonté pour le
seul acte d'aimer. Mais il faut une autre vertu pour la perfectionner en vue
d'un autre acte, qui est d'espérer.
3. Le mouvement de l'espérance et le mouvement de la charité
sont ordonnés l'un à l'autre, nous venons de le montrer. Rien n'empêche donc
que ces deux mouvements appartiennent en même temps à une seule puissance. De
même pour l'intelligence : elle aussi peut en même temps comprendre plusieurs
idées ordonnées l'une à l'autre, comme on l'a établi dans la première Partie.
Objections :
1. Il semble bien qu'il y ait l'espérance chez les
bienheureux, car le Christ, dès le premier instant de sa conception, a eu la
parfaite compréhension de Dieu. Or lui-même avait l'espérance, puisque c'est en
sa personne, comme le déclare la Glose, que le Psaume (31, 1) dit : "En
toi, Seigneur, j'ai espéré." Les bienheureux peuvent donc avoir
l'espérance.
2. L'acquisition de la béatitude représente un bien ardu, et
de même sa continuation. Or les hommes, avant de posséder la béatitude, ont
l'espoir de l'atteindre. Donc, après avoir acquis la béatitude, ils peuvent en
espérer la continuation.
3. La vertu d'espérance donne à l'homme la possibilité
d'espérer la béatitude, non seulement pour lui-même mais aussi pour les autres,
on l'a vu plus haut. Or, les bienheureux, dans la patrie, espèrent la béatitude
pour d'autres ; sans quoi ils ne prieraient pas pour eux. Les bienheureux
peuvent donc avoir l'espérance.
4. A la béatitude des saints revient non seulement la gloire
de l'âme, mais aussi la gloire du corps. Or les âmes des saints, dans la patrie,
attendent encore la gloire du corps, comme le montrent l'Apocalypse (6, 9) et
saint Augustin. L'espérance peut donc exister chez les bienheureux.
Cependant :
L'Apôtre dit (Rm 8,
24) : "Ce que l'on voit, peut-on l'espérer encore ?" Mais les
bienheureux jouissent de la vision de Dieu. Donc l'espérance n'a pas sa place
chez eux.
Conclusion :
Enlevez ce qui
donne l'espèce à une chose, l'espèce disparaît, et la chose ne peut demeurer la
même ; ainsi, lorsque la forme d'un corps naturel a disparu, il ne demeure pas
spécifiquement le même. Or l'espérance reçoit son espèce de son objet principal,
comme aussi les autres vertus, nous l'avons montré plus haut. Mais son objet
principal est la béatitude éternelle selon qu'il est possible de l'acquérir par
le secours divin, nous venons de le dire. Parce que le bien ardu et possible ne
devient objet formel de l'espérance que s'il est futur, il s'ensuit, lorsque la
béatitude n'est plus future mais présente, qu'il ne peut y avoir au ciel la
vertu d'espérance. Et c'est pourquoi l'espérance comme aussi la foi, s'évanouit
dans la patrie, et ni l'une ni l'autre ne peut exister chez les bienheureux.
Solutions :
1. Le Christ, même s'il avait la parfaite compréhension, et
par conséquent était bienheureux quant à la jouissance de Dieu, était cependant
aussi un voyageur quant à la possibilité de la nature humaine qu'il possédait
encore. Et c'est pourquoi il pouvait espérer la gloire de l'impassibilité et de
l'immortalité. Ce n'était pas assez cependant pour qu'il eût la vertu
d'espérance, car celle-ci n'a pas pour objet principal la gloire du corps, mais
plutôt la jouissance de Dieu.
2. La béatitude des saints est appelée vie éternelle parce que,
du fait qu'ils jouissent de Dieu, ils deviennent en quelque manière
participants de l'éternité divine qui transcende toute durée. Et ainsi la
continuation de la béatitude n'est pas diversifiée par le passé, le présent et
le futur. C'est pourquoi les bienheureux n'ont pas l'espérance pour la
continuation de la béatitude, mais ils en possèdent la réalité même ; et il n'y
a là rien de futur.
3. Tant que dure la vertu d'espérance, c'est par une même
espérance qu'on espère la béatitude pour soi et pour les autres. Mais quand
s'est évanouie chez les bienheureux l'espérance qui leur faisait espérer la
béatitude pour eux-mêmes, ils espèrent bien le ciel pour les autres, mais ce
n'est pas par la vertu d'espérance ; c'est plutôt par l'amour de charité. Ainsi
encore celui qui a la charité pour Dieu peut aimer son prochain par cette même
charité ; et cependant on peut aimer le prochain sans avoir encore la vertu de
charité, par quelque autre amour.
4. Puisque l'espérance est une vertu théologale qui a Dieu
pour objet, son objet principal est la gloire de l'âme, gloire qui consiste
dans la jouissance de Dieu, et non la gloire du corps. De plus, la gloire du
corps, même si elle représente un bien ardu à obtenir pour la nature humaine, n'apparaît
pas comme difficile à atteindre pour celui qui possède la gloire de l'âme.
D'abord parce que la gloire du corps est peu de chose en comparaison de la
gloire de l'âme. Et aussi parce que celui qui a la gloire de l'âme possède déjà
la cause suffisante de la gloire du corps.
Objections :
1. Il semble que oui, car le diable est à la fois damné et
prince des damnés, comme on le voit en saint Matthieu (25, 41) : "Allez, maudits,
au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges." Or le
diable a l'espérance, selon Job (40, 28 Vg) : "Voici que son espérance le
trompera." Il semble donc que les damnés aient l'espérance.
2. L'espérance, comme la foi, peut être formée ou informe. Or
la foi informe peut exister chez les démons d'après saint Jacques (2, 19) :
"Les démons croient, et ils tremblent." Il semble donc qu'il puisse
aussi y avoir chez les damnés une espérance informe.
3. Chez aucun homme ne grandissent, après la mort, le mérite
ou le démérite qu'il n'a pas eus dans sa vie ; l'Ecclésiaste dit en effet (11, 3)
: "Que l'arbre tombe au midi ou au nord, il reste là où il est tombé."
Or beaucoup seront damnés qui, dans cette vie, ont eu l'espérance, sans jamais
désespérer. Ils auront donc aussi l'espérance dans la vie future.
Cependant :
L’espérance cause
la joie, selon saint Paul (Rm 12, 12) : "Ayez la joie que donne
l'espérance." Or les damnés ne sont pas dans la joie, mais dans la douleur
et les larmes, ainsi que le dit Isaïe (65, 14) : "Mes serviteurs chanteront
dans la joie de leur coeur, et vous, vous crierez dans l'angoisse de votre
coeur, et, dans le déchirement de votre esprit, vous hurlerez." Donc il
n'y a pas d'espérance chez les damnés.
Conclusion :
Il est de
l'essence de la béatitude que la volonté trouve en elle son repos ; de même il
est essentiel à la peine que le châtiment infligé comme peine contrarie la
volonté. Or, la volonté ne peut trouver son repos ni subir la contradiction de
la part de ce qu'elle ignore. Et C'est Pourquoi saint Augustin dit que les
anges n'ont pas pu connaître la parfaite béatitude dans leur premier état, avant
leur confirmation dans la grâce, ni la complète misère avant leur chute, parce
qu'ils ne prévoyaient pas comment cela arriverait ; il est en effet requis à la
vraie et parfaite béatitude qu'on soit certain de la perpétuité de son bonheur,
sans quoi la volonté ne pourrait pas demeurer en repos, Pareillement, puisque
la perpétuité de la damnation fait partie du châtiment des damnés, la damnation
n'aurait pas vraiment raison de peine si elle ne contrariait pas la volonté, ce
qui ne pourrait pas être si les damnés ignoraient la perpétuité de leur
damnation. Et c'est pourquoi il appartient à leur condition misérable de savoir
qu'ils ne pourront d'aucune manière échapper à la damnation et parvenir à la
béatitude, selon la parole du livre de Job (15, 22) : "Il ne croit pas
qu'il puisse revenir des ténèbres à la lumière." Aussi est-il évident que
les damnés ne peuvent concevoir la béatitude comme un bien possible, pas plus
que les bienheureux comme un bien futur. Et c'est pourquoi ni chez les
bienheureux ni chez les damnés on ne trouve d'espérance. Mais chez les
voyageurs, qu'ils soient en cette vie ou au purgatoire, il peut y avoir
espérance, parce qu’ici et là ils conçoivent la béatitude comme un bien futur
et possible.
Solutions :
1. Saint Grégoire déclare que cette parole est dite des
membres du diable, dont l'espérance sera anéantie. Ou bien, si on l'entend du
diable lui-même, elle peut se référer à l'espérance qu'il a d'obtenir la
victoire sur les âmes saintes, selon une citation précédente de Job (40, 18 Vg)
: "Il a confiance que le Jourdain lui entrera dans la bouche." Mais
ce n'est pas là l'espérance dont nous parlons.
2. Saint Augustin affirme "La foi porte sur des réalités
bonnes et mauvaises, passées, présentera et futures, pour soi et pour autrui ;
mais l'espérance se limite à des réalités bonnes, futures, et qui vous
appartiennent." Et c'est pourquoi la foi informe convient davantage aux
damnés que l'espérance, parce que les biens divins ne sont pas pour eux futurs
et possibles, mais absents.
3. Le manque d'espérance chez les damnés ne change pas leur
démérite, pas plus que la disparition de l'espérance chez les bienheureux
n'augmente leur mérite. C’est le changement d'état qui provoque l'une et
l'autre.
Objections :
1. Il semble que non, car l'espérance a la volonté pour
sujet. Or la certitude ne se rattache pas à la volonté mais à l'intelligence.
L'espérance ne possède donc pas la certitude.
2. "L'espérance vient de la grâce et des mérites", nous
l'avons dit plus haut. Or, en cette vie, nous ne pouvons pas savoir avec
certitude que nous avons la grâce, avons-nous dit. L'espérance des voyageurs
n'est donc pas certaine.
3. Il n'y a pas de certitude là où l'on peut faillir. Or
beaucoup de voyageurs ayant l'espérance manquent leur but : la possession de la
vie éternelle. Donc l'espérance des voyageurs n'est pas certaine.
Cependant :
"L'espérance
est l'attente certaine de la béatitude future", dit le Maître des
Sentences. Définition qu'on peut tirer de la parole de saint Paul (2 Tm 1, 12) :
"je sais en qui j'ai mis ma foi, et j'ai la certitude qu'il est capable de
garder mon dépôt."
Conclusion :
La certitude se
trouve chez quelqu'un de deux manières : d'une manière essentielle, et d'une
manière participée. D'une manière essentielle on la trouve dans la faculté de
connaissance ; d'une manière participée, en tout ce que la puissance de
connaissance meut infailliblement à sa fin ; sous ce dernier mode, on dit que
la nature agit avec certitude, en tant qu'elle est mue par l'intelligence
divine qui entraîne avec certitude chaque être à sa fin. C'est sous ce mode
aussi qu'on dit des vertus morales qu'elles agissent avec plus de certitude que
l'art, en tant que la raison les pousse à leurs actes comme ferait une nature.
Et c'est encore ainsi que l'espérance tend à sa fin avec certitude, comme
participant de la certitude de la foi, laquelle se trouve dans la faculté de
connaissance.
Solutions :
1. Cela résout la première objection.
2. L'espérance ne s'appuie pas principalement sur la grâce
déjà possédée, mais sur la toute puissance et la miséricorde de Dieu, par quoi
même celui qui n'a pas la grâce peut l'acquérir, et parvenir ainsi à la vie
éternelle. Or quiconque a la foi est certain de la toute-puissance et de la
miséricorde de Dieu.
3. Le fait que certains qui ont l'espérance n'arrivent pas à
la possession de la béatitude vient de la défaillance du libre arbitre qui
produit l'obstacle du péché, et non d'une défaillance de la toute-puissance de
Dieu ou de sa miséricorde, sur quoi s'appuie l'espérance. Cette constatation
n'apporte donc aucun préjudice à la certitude de l'espérance.
- 1. Dieu doit-il
être craint ? - 2. La division de la crainte en crainte filiale, crainte
initiale, crainte servile et crainte mondaine. - 3. La crainte mondaine
est-elle toujours mauvaise ? - 4. La crainte servile est-elle bonne ? - 5. La
crainte servile est-elle substantiellement identique à la crainte filiale ? -
6. La venue de la charité exclut-elle la crainte servile ? - 7. La crainte
est-elle le commencement de la sagesse ? - 8. La crainte initiale est-elle
substantiellement identique à la crainte filiale ? - 9. La crainte est-elle un
don du Saint-Esprit ? - 10. La crainte grandit-elle quand la charité grandit ?
- 11. La crainte demeure-t-elle dans la patrie ? - 12. Parmi les béatitudes et
les fruits, quels sont ceux qui correspondent au don de crainte ?
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse pas craindre Dieu, car l'objet
de la crainte est un mal futur, nous l'avons établi en son temps, mais Dieu est
exempt de tout mal, puisqu'il est la bonté même. Il ne peut donc être craint.
2. La crainte s'oppose à l'espérance. Or nous mettons notre
espérance en Dieu. Donc nous ne pouvons pas le craindre en même temps.
3. D'après Aristote : "nous craignons ce qui est pour
nous source de maux". Or les maux ne nous viennent pas de Dieu, mais de
nous-mêmes, selon cette parole d'Osée (13, 9 Vg) : "Ta perdition vient de
toi, Israël ; c'est de moi que te vient le secours." Donc Dieu ne doit pas
être craint.
Cependant :
Il est dit dans Jérémie (10, 7) : "Qui ne te craindra, Roi
des nations ?" Et dans Malachie (1, 6) : "Si je suis Seigneur, où est
la crainte qui m'est due ?"
Conclusion :
L'espérance a un
double objet : l'un, le bien futur dont nous attendons l'obtention ; l'autre, le
secours de la personne qui doit, d'après notre attente, nous procurer ce que
nous espérons. De même, la crainte peut avoir un double objet ; l'un est le mal
que l'homme fuit ; l'autre est la réalité d'où peut venir ce mal. Sous le
premier aspect, Dieu, qui est la bonté même, ne peut pas être objet de crainte.
Mais sous le second aspect, il peut être objet de crainte, du fait que quelque
mal venant de lui, ou en relation avec lui, peut nous menacer,
Venant de Dieu, le
mal qui nous menace et le mal de peine. Celui-ci, absolument parlant, n’est pas
un mal ; il l'est par rapport à nous ; en lui-même il est absolument un bien.
En effet, puisque le bien se définit par son ordre à une fin, le mal se définit
par la privation de cet ordre ; ce qui détruit l'orientation vers la fin ultime
est donc un mal en soi : c'est le mal de faute. Quant au mal de peine, c'est un
mal en ce qu'il prive d'un bien particulier ; mais c'est un bien en lui-même, en
tant qu'il relève de l'ordre de la fin ultime. Par rapport à Dieu, c'est le mal
de faute qui peut nous advenir, si nous nous séparons de lui ; et, sous cet
aspect, Dieu peut et doit être craint.
Solutions :
1. La première objection est valable en ce sens que l'objet
de la crainte est le mal que l'homme fuit.
2. Il faut considérer en Dieu, et la justice, selon laquelle
il châtie les pécheurs, et la miséricorde par laquelle il nous délivre. Quand
nous regardons sa justice, nous sentons surgir en nous la crainte ; mais la
considération de sa miséricorde fait surgir en nous l'espérance. Et ainsi, pour
des raisons diverses, Dieu est objet d'espérance et de crainte.
3. Le mal de faute n'a pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes, en
tant que nous nous éloignons de lui. En revanche, le mal de peine a Dieu pour
auteur, en tant que ce mal a raison de bien, parce que ce mal est juste ; c'est
justice qu'une peine nous soit infligée. Cependant à l'origine, la peine arrive
comme sanction de notre péché. C'est en ce sens qu'il est dit dans la Sagesse
(1, 13-16) : "Dieu n'a pas fait la mort, mais les impies l'appellent du
geste et de la voix."
Objections :
1. Il semble que cette division de la crainte soit inadéquate,
car le Damascène cite six espèces de crainte : l'indolence, la confusion, etc.
dont nous avons parlé jadis. Et qu'on ne retrouve pas dans cette division. Il
semble donc que cette division soit mauvaise.
2. Chacune de ces craintes est ou bonne ou mauvaise. Or il y a
une crainte, la crainte naturelle, qui n'est pas bonne moralement, puisqu'elle
existe chez les démons, selon saint Jacques (2, 19) : "Les démons croient,
et ils tremblent." Mais elle n'est pas non plus mauvaise, puisque le
Christ l'a subie ; Saint Marc écrit (14, 33). "Jésus commença de subir
crainte et abattement." La division proposée est donc insuffisante.
3. Les rapports de fils à père, d'époux à épouse, de serviteur
à maître, sont différents. Or la crainte filiale, qui est celle du fils envers
son père, se distingue de la crainte servile qui est celle du serviteur envers
son maître. Il nous faut donc aussi distinguer de toutes ces craintes la
crainte chaste, qui semble être celle de l'épouse envers son mari.
4. De même que la crainte servile, la crainte initiale et la
crainte du monde portent sur la peine. Il n'y avait donc pas de raison pour les
distinguer l'une de l'autre.
5. Comme la convoitise a pour objet un bien, la crainte a pour
objet un mal. Mais autre est la convoitise des yeux, qui convoite les biens du
monde, autre la convoitise de la chair, qui pousse à rechercher son propre
plaisir. De même aussi, autre est la crainte mondaine, qui nous fait
appréhender la perte des biens extérieurs, autre la crainte humaine par
laquelle nous redoutons une diminution de notre propre personne.
Cependant :
L’autorité du Maître
des Sentences garantit cette division.
Conclusion :
Nous traitons en
ce moment de la crainte selon que, de quelque façon, elle nous tourne vers Dieu,
ou nous détourne de lui. En effet, puisque l'objet de la crainte est un mal, parfois
l'homme s'éloigne de Dieu à cause des maux qu'il craint, et c'est la crainte
humaine ou la crainte mondaine.
Parfois au
contraire l'homme, en raison du mal qu'il redoute, se tourne vers Dieu et
s'attache à lui. Ce dernier mal est double : mal de peine, et mal de faute. Si
l'on se tourne vers Dieu et que l'on s'attache à lui par crainte de la peine, il
y aura crainte servile. Si c'est par crainte de la faute, il y aura crainte
filiale, car ce sont les fils qui craignent d'offenser leur père. Si l'on
craint en même temps la faute et la peine, c'est la crainte initiale, qui tient
le milieu entre la crainte filiale et la crainte servile. Que le mal de faute
puisse être craint, nous l'avons dit précédemment, en étudiant la passion de
crainte.
Solutions :
1. Le Damascène divise la crainte selon qu'elle est une
passion de l'âme. La division présente est prise de l'ordre à Dieu, on vient de
le dire.
2. Le bien moral consiste principalement dans une conversion
vers Dieu, et le mal moral dans une aversion de Dieu. C'est pourquoi toutes les
craintes en question comportent ou un bien moral, ou un mal moral. Mais la
crainte naturelle est présupposée au bien ou au mal moral ; aussi ne l'a-t-on
pas comptée dans l'énumération des craintes.
3. Les rapports de serviteur à maître se fondent sur la
puissance du maître s'assujettissant son serviteur ; les rapports de fils à
père, ou d'époux à épouse, reposent au contraire sur l'affection du fils se
soumettant à son père, ou de la femme s'unissant à son mari par une union
d'amour. Aussi la crainte filiale et la crainte chaste concernent-elles une
même réalité ; car, par l'amour de charité, Dieu se fait notre Père, d'après
saint Paul (Rm 8, 15) : "Vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, dans
lequel nous crions : Abba, Père" ; et, selon la même charité, Dieu se dit
notre époux, toujours d'après saint Paul (2 Co 11, 2) : "je vous ai
fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure."
La crainte servile relève d'un autre principe, carrelle n'inclut pas la charité
dans sa définition.
4. La crainte servile, la crainte initiale et la crainte
mondaine ont toutes trois la peine pour objet, mais envisagée sous divers
aspects. La crainte mondaine ou humaine se réfère à la peine qui détourne de
Dieu, celle que parfois les ennemis de Dieu nous infligent ou dont ils nous
menacent. Mais la crainte servile et la crainte initiale visent la peine qui
fait que les hommes sont attirés vers Dieu, celle qui est infligée, ou dont
nous sommes menacés, par Dieu. Cette peine, la crainte servile l'a pour objet
principal, la crainte initiale pour objet secondaire.
5. C'est pour un même motif que l'homme se détourne de Dieu
par crainte de perdre les biens du monde, et par crainte de perdre l'intégrité
de son corps, car les biens extérieurs sont destinés au corps. C'est pourquoi
ces deux craintes sont comptées ici pour une seule, quoique les maux redoutés
soient divers, comme le sont aussi les biens, objets de la convoitise. Cette
diversité provoque une diversité spécifique des péchés, alors qu'il leur est
cependant commun de détourner de Dieu.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, il semble que la crainte des
hommes se rattache à notre révérence envers eux. Or on blâme certains de ne pas
révérer autrui ; témoin, dans saint Luc (18, 2), le blâme porté sur ce mauvais
juge "qui ne craignait pas Dieu et n'avait de considération pour aucun
homme". Il semble donc que la crainte du monde ne soit pas toujours un
mal.
2. A la crainte du monde paraissent se rattacher les peines
infligées par les pouvoirs séculiers. Or ce sont de telles peines qui nous
provoquent à bien agir ; saint Paul le dit (Rm 13, 3) : "Veux-tu ne pas
avoir à craindre l'autorité ? Fais le bien, et tu obtiendras son approbation."
La crainte du monde n'est donc pas toujours mauvaise.
3. Ce qui existe en nous par nature ne semble pas mauvais, car
les éléments de notre nature vous viennent de Dieu. Mais c'est par nature que
l'homme craint d'être lésé dans son corps et de perdre les biens temporels qui
soutiennent la vie présente. Il semble donc que la crainte du monde ne soit pas
toujours mauvaise.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Mt 10, 28) : "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps" ; et par là
il interdit la crainte du monde. Or rien n'est interdit par Dieu, sinon le mal.
Donc la crainte mondaine est mauvaise.
Conclusion :
Les actes moraux
et les habitus reçoivent de leurs objets leur nom et leur espèce, nous l'avons
montré. Or l'objet propre d'un mouvement d'appétit est le bien qui a valeur de
fin. C'est pourquoi tout mouvement appétitif est spécifié et nommé à partir de
sa fin propre. En effet, appeler cupidité l'amour du travail, du fait que les
hommes travaillent par cupidité, ne serait pas une appellation exacte, car les
hommes cupides ne recherchent pas le travail comme une fin mais comme un moyen,
tandis qu'ils se portent comme à une fin vers la possession des richesses ;
aussi appelle-t-on à bon droit cupidité le désir ou l'amour des richesses, ce
qui est un mal. Pareillement, on nomme à proprement parler amour du monde, l'amour
par lequel on s'attache au monde comme à une fin. Et ainsi l'amour du monde est
toujours mauvais. Mais la crainte naît de l'amour, car on craint de perdre ce
qu'on aime, comme le montre saint Augustin ; aussi la crainte mondaine est-elle
celle qui procède de l'amour du monde comme d'une racine mauvaise. Et, par
suite, la crainte du monde elle-même est toujours mauvaise.
Solutions :
1. On peut révérer les hommes à un double titre. D'une part, pour
ce qu'ils ont en eux de divin, par exemple le bien de la grâce ou de la vertu, ou
au moins l'image naturelle de Dieu ; et c'est à ce titre que l'on blâme ceux
qui n'ont pas de respect pour les hommes. D'autre part, on peut révérer les
hommes pour leur opposition à Dieu ; alors on doit louer ceux qui n'ont pas ce respect
des hommes, selon la parole de l'Ecclésiastique (48, 12) au sujet d'Élie ou
d'Élisée "Pendant sa vie il ne redouta aucun chef."
2. Les pouvoirs séculiers, en portant des peines pour
détourner du péché, sont en cela ministres de Dieu ; saint Paul le dit (Rm 13, 4)
: "L'autorité est ministre de Dieu, préposée au châtiment de celui qui
fait le mal." Et ainsi craindre le pouvoir séculier ne relève pas de la
crainte du monde, mais de la crainte servile ou initiale.
3. Il est naturel à l'homme de fuir ce qui est préjudiciable à
ce corps, ou même dommageable à ses biens temporels. Mais il est contraire à la
raison naturelles d'abandonner la justice pour de tels biens. Aussi Aristote
déclare-t-il qu'il y a certaines choses (les actes des péchés), auxquelles
nulle crainte ne doit nous obliger, parce qu'il est pire de commettre des
péchés de cette sorte que de souffrir n'importe quelles peines.
Objections :
1. Il semble que non. Car ce dont l'exercice est mauvais est
soi-même un mal. Or l'activité qui vient de la crainte servile est un mal, car,
selon le commentaire de la Glose sur l'épître aux Romains (8, 15) : "Qui
agit par crainte, même s'il fait quelque chose de bon, il ne le fait pas bien."
La crainte servile n'est donc pas bonne.
2. Ce qui naît de la racine du péché n'est pas bon. Or la
crainte servile sort de la racine du péché. Dans son commentaire sur Job (3, 11)
: "Que ne suis-je mort dans le ventre de ma mère ?" Saint Grégoire
écrit : "Lorsque l'on redoute la peine venue du péché, sans aimer la face
de Dieu qu'on a perdue, la crainte vient de l'orgueil et non de l'humilité."
La crainte servile est donc un mal.
3. A l'amour de charité s'oppose l'amour mercenaire ; de même
à la crainte chaste semble s'opposer la crainte servile. Or l'amour mercenaire
est toujours mauvais ; donc la crainte servile l'est aussi.
Cependant :
Rien de mauvais ne
vient du Saint-Esprit. Or la crainte servile vient du Saint-Esprit car, à
propos de la parole de saint Paul (Rm 8, 15) : "Vous n'avez pas reçu un
esprit de servitude, etc.", la Glose commente : "C'est un seul esprit
qui produit les deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste." La
crainte servile n'est donc pas mauvaise.
Conclusion :
C'est à son côté
de servilité que la crainte servile doit d'être mauvaise. Car la servitude
s'oppose à la liberté. Et puisque "celui-là est libre, qui est maître de
soi", selon Aristote, celui-là est esclave qui n'agit pas de son propre
chef, mais comme mû du dehors. Or agir par amour est pour tout homme agir comme
par soi-même, car c'est sa propre inclination qui le porte à l'action. Et c'est
pourquoi il va contre la raison de servilité qu'on agisse par amour. Ainsi donc
la crainte servile, en tant que servile, est contraire à la charité. Donc, si
la servilité était de l'essence de la crainte servile, la crainte servile
devrait être radicalement mauvaise ; ainsi l'adultère est absolument mauvais
parce que son opposition à la charité appartient à la définition de son espèce.
Mais cette
servilité n'est pas spécifique de la crainte servile, pas plus que l'absence
d'information par la charité n'est spécifique de la foi informe. En effet, l'espèce
d'un habitus moral se prend de son objet ; de même pour un acte moral. Or
l'objet de la crainte servile est la peine ; à cette peine, il est accidentel
que le bien auquel elle est contraire soit aimé comme fin ultime, et donc que
la peine soit redoutée comme mal principal, ainsi qu'il arrive pour celui qui
n'a pas la charité, ou que ce bien soit ordonné à Dieu comme à une fin, et donc
que la peine ne soit pas redoutée comme le mal principal, ainsi qu'il en est
chez celui qui vit dans la charité. En effet, un habitus ne change pas d'espèce
parce que l'on ordonne son objet ou sa fin à une fin ultérieure. Et c'est
pourquoi la crainte servile est bonne en sa substance, mais sa servilité est
mauvaise.
Solutions :
1. La citation de saint Augustin est à entendre de celui qui
agit par crainte servile, en tant que servile, sans aimer la justice, mais
uniquement par crainte de la peine.
2. La crainte servile, en son essence, ne tire pas son origine
de l'orgueil. Mais c'est sa servilité qui naît de l'orgueil, l'homme ne voulant
pas soumettre son coeur au joug de la justice, par amour.
3. On appelle amour mercenaire celui qui aime Dieu à cause des
biens temporels. Cela est, de soi, contraire à la charité ; aussi l'amour
mercenaire est-il toujours mauvais. Mais la crainte servile, dans sa substance,
implique seulement la crainte de la peine, qu'on la redoute ou non comme le mal
principal.
Objections :
1. Il semble que oui. Car la crainte filiale a le même
rapport avec la crainte servile que la foi formée avec la foi informe ; la
seconde peut coexister avec le péché mortel, non la première. Mais la foi
informée est en substance identique à la foi informe. Donc la crainte servile
est aussi identique en substance à la crainte filiale.
2. Les habitus se diversifient selon leurs objets. Or la
crainte servile et la crainte filiale ont le même objet, car toutes deux
craignent Dieu. Donc crainte servile et crainte filiale sont substantiellement
une même crainte.
3. L'homme espère posséder Dieu et aussi obtenir de lui des
bienfaits ; de même, il craint d'être séparé de Dieu et de souffrir ses
châtiments. Or c'est une même espérance qui nous fait attendre la jouissance de
Dieu et qui nous permet d'espérer recevoir de lui des bienfaits, nous l'avons
dit. Donc la crainte filiale par laquelle nous craignons d'être séparés de Dieu
est identique à la crainte servile qui nous fait redouter d'être punis par lui.
Cependant :
Saint Augustin dit
qu'il y a deux craintes : la crainte servile, et la crainte filiale ou crainte
chaste.
Conclusion :
L'objet de la
crainte est un mal. Et parce que les actes et les habitus se distinguent
d'après leurs objets, comme nous l'avons montré, nécessairement la diversité
des maux entraîne la diversité spécifique des craintes. Or c'est spécifiquement
que diffèrent le mal de peine, que fuit la crainte servile, et le mal de faute
que fuit crainte filiale, nous l'avons montré. Manifestement la crainte servile
et la crainte filiale ne sont pas une même crainte en substance, mais sont
spécifiquement distinctes.
Solutions :
1. La foi formée et la foi informe diffèrent pas par leurs
objets : l'une et l’autre croient Dieu et croient à Dieu ; elles diffèrent
seulement par une particularité extrinsèque, la présence ou l'absence de la
charité : c'est pourquoi elles ne sont pas substantiellement différentes. Mais
la crainte servile et la crainte filiale diffèrent par leurs objets. Donc la
comparaison ne vaut pas.
2. La crainte servile et la crainte filiale n’ont pas le même
rapport avec Dieu, la crainte servile le voit comme le principe qui inflige des
peines ; et la crainte filiale le regarde, non comme le principe actif de la
faute, mais plutôt comme le terme dont on redoute de se séparer par la faute.
Et c'est pourquoi, de cet unique objet qu'est Dieu, ne découle pas une identité
spécifique. Même les mouvements naturels se diversifient spécifiquement d'après
leurs relations diverses à un même terme : ce n'est pas un mouvement identique,
de venir du blanc et d'aller vers le blanc.
3. L'espérance voit en Dieu le principe tant de la jouissance
divine, que de tout autre bienfait. Mais il n'en est pas ainsi de la crainte.
C'est pourquoi la comparaison n'est pas valable.
Objections :
1. Il semble que la crainte servile ne demeure pas avec la
charité. En effet, saint Augustin déclare : "Dès que la charité habite
dans l'âme, elle chasse la crainte, qui lui a préparé la place."
2. "L'amour de Dieu s'est répandu dans nos coeurs grâce
à l'Esprit Saint qui nous a été donné", est-il dit dans l'épître aux
Romains (5, 5). Mais "là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté",
dit ailleurs saint Paul (1 Co 3, 17). Puisque la liberté exclut la servitude, il
semble bien que la crainte servile soit chassée quand survient la charité.
3. La crainte servile a pour cause l'amour de soi en tant que
la peine diminue notre bien propre. Or l'amour de Dieu chasse l'amour de soi, car
il produit le mépris de soi-même, selon saint Augustin : "L'amour de Dieu
poussé jusqu'au mépris de soi fonde la Cité de Dieu." Il semble donc bien
qu'à l'arrivée de la charité la crainte servile soit enlevée.
Cependant :
La crainte servile
est un don du Saint-Esprit, nous l'avons dit récemment. Or les dons du Saint-Esprit
ne sont pas supprimés quand survient la charité par laquelle le Saint-Esprit habite
en nous. Il semble donc qu'à la venue de la charité la crainte servile n'est
pas enlevée.
Conclusion :
La crainte servile
a pour cause l'amour de soi parce qu'elle est une crainte de la peine qui
porterait atteinte à notre bien propre. Ainsi entendue, la crainte de la peine
peut coexister avec la charité, tout comme l'amour de soi ; c'est en effet sous
une même raison que l'homme désire son bien et qu'il craint d'en être privé.
Or l'amour de soi
peut se référer à la charité de trois manières : 1° Il est contraire à la
charité lorsque l'on met sa fin dans l'amour de son bien propre. 2° Il est
inclus dans la charité lorsque l'homme s'aime lui-même pour Dieu et en Dieu. 3°
Il se distingue de la charité sans s'y opposer lorsque l'on s'aime soi-même, en
vérité, pour son bien propre, mais sans mettre sa fin dans ce bien propre. De
même on peut aussi aimer son prochain d'un amour spécial, distinct de l'amour
de charité fondé en Dieu : amour de consanguinité ou de quelque communauté de
vie, mais un tel amour peut se référer à la charité.
Pareillement, la
crainte de la peine peut se référer d'une triple façon à la charité. 1° Elle
est incluse dans la charité, car être séparé de Dieu est une peine, celle que
la charité redoute le plus. Aussi cela appartient-il à la crainte chaste. 2°
Elle est contraire à la charité lorsque l'on fuit la peine opposée à son bien
naturel, laquelle est considérée comme le mal principal qui contrarie ce bien, aimé
comme fin dernière. Ainsi entendue, la crainte de la peine ne peut pas
coexister avec la charité. 3° Enfin la crainte de la peine se distingue
substantiellement de la crainte chaste lorsque nous craignons le mal de peine, non
point parce qu'il nous sépare de Dieu, mais à cause du tort qu'il fait à notre
bien propre, sans cependant que nous voulions constituer dans ce bien notre fin,
et, par suite, sans que ce mal soit redouté comme le mal principal. Et une
telle crainte peut coexister avec la charité. Mais cette crainte n'est appelée
servile que si la peine est redoutée comme le mal principal, nous l'avons
montré. C'est pourquoi la crainte, en tant que servile, ne demeure pas avec la
charité ; mais la substance de la crainte servile peut demeurer avec la charité,
tout comme l'amour de soi.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de la crainte en tant qu'elle est
servile.
2. 3. Et c'est le même argument que développent les deux autres objections.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, le commencement d'une chose
fait partie de cette chose. Or la crainte ne fait pas partie de la sagesse, car
la crainte se trouve dans la puissance appétitive, et la sagesse dans la
faculté de connaissance. Il semble donc que la crainte ne soit pas le
commencement de la sagesse.
2. Aucune réalité n'est principe d'elle-même. Or "la
crainte de Dieu, voilà la sagesse", lit-on dans Job (28, 28). Il semble
donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.
3. Rien ne précède le commencement. Or il y a quelque chose
d'antérieur à la crainte, car la foi la précède. Il semble donc que la crainte
de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.
Cependant :
Le Psaume (111, 10)
nous dit : "Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur."
Conclusion :
Par
"commencement de la sagesse", on peut vouloir dire deux choses, selon
qu'on envisage la sagesse dans son essence, ou dans son effet. Ainsi, le
commencement d'un art, envisagé dans son essence, ce sont les principes dont
procède cet art ; et le commencement d'un art, considéré dans son effet, c'est
le point de départ de la réalisation du travail artistique ; ainsi dirions-nous
que le commencement de l'art du bâtiment, ce sont les fondations, car c'est par
elles que le maçon commence son oeuvre.
Puisque la sagesse
est la connaissance des réalités divines, comme nous le dirons, autre la façon
dont nous-mêmes la concevons, autre la façon dont les philosophes la
conçoivent. En effet, puisque notre vie est ordonnée à la jouissance de Dieu, et
qu'elle est dirigée par la grâce, qui est une participation à la nature divine,
aussi la sagesse, pour nous théologiens, n'est pas considérée seulement comme
nous faisant connaître Dieu, ainsi que chez les philosophes, mais aussi comme
dirigeant notre vie d'homme ; car la vie humaine reçoit sa direction non
seulement des raisons humaines, mais aussi des raisons divines, comme le montre
saint Augustin.
Ainsi donc, le
commencement de la sagesse, vue dans son essence, ce sont les premiers
principes de la sagesse, les articles de la foi. En ce sens, on dit que la foi
est le commencement de la sagesse. Mais par rapport aux effets, le commencement
de la sagesse est le premier sentiment qu'elle fait naître en nous. C'est ainsi
que la crainte est le commencement de la sagesse, de façon différente cependant
dans la crainte servile et dans la crainte filiale. La crainte servile est
commencement en ce sens qu’elle dispose de l'extérieur à la sagesse chrétienne
: craignant la peine, le pécheur s'éloigne du péché, et ainsi se dispose à
recevoir l'effet de la sagesse, selon l'Ecclésiastique (1, 17 Vg) : "La
crainte du Seigneur bannit le péché." Mais la crainte chaste ou filiale
est le commencement de la sagesse en ce sens qu'elle est son premier effet.
Puisqu'il appartient à la sagesse de régler la vie humaine selon les raisons
divines, c'est de ce principe qu'il faut partir : que l'homme doit révérer Dieu
et se soumettre à lui ; c'est ainsi que, par voie de conséquence, il sera réglé
en toutes choses selon Dieu.
Solutions :
1. Cet argument montre que la crainte n'est pas le
commencement de la sagesse considérée dans son essence.
2. La crainte de Dieu joue, par rapport à toute la vie humaine
réglée par la sagesse de Dieu, le rôle de la racine vis-à-vis de l'arbre ;
aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (1, 25 Vg) : "La racine de la sagesse
est la crainte du Seigneur et ses rameaux sont une longue vie." Et c'est
pourquoi, de même qu'on dit de la racine qu'elle est virtuellement tout l'arbre,
de même dit-on de la crainte de Dieu qu'elle est la sagesse.
3. Comme nous venons de le dire, la foi est principe de la
sagesse en un certain sens, et la crainte, en un autre sens. Ce qui fait dire à
l'Ecclésiastique (25, 16 Vg) : "La crainte de Dieu est le commencement de
son amour, et la foi est le commencement de l'attachement à Dieu."
Objections :
1. La crainte initiale semble différer en substance de la
crainte filiale, car la crainte filiale naît de l'amour. Mais la crainte
initiale est au principe de l'amour, selon cette parole de l'Ecclésiastique (25,
16 Vg) : "La crainte du Seigneur est le commencement de l'amour." La
crainte initiale est donc différente de la crainte filiale.
2. La crainte initiale craint la peine, objet de la crainte
servile ; ainsi apparaît-il que la crainte initiale est identique à la crainte
servile. Or la crainte servile est différente de la crainte filiale. Donc aussi
la crainte initiale diffère en substance de la crainte filiale.
3. Le milieu diffère, au même titre, de ses deux extrêmes. Or
la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte
filiale. Elle diffère donc et de l'une et de l'autre.
Cependant :
Perfection et
imperfection ne diversifient pas la substance d'une chose. Or la crainte
initiale et la crainte filiale diffèrent selon la perfection ou l'imperfection
de la charité, comme le montre saint Augustin. La crainte initiale ne diffère
donc pas en substance de la crainte filiale.
Conclusion :
La crainte
initiale tire son nom de ce qu'elle est un commencement. Or, comme la crainte
filiale et la crainte servile sont d'une certaine manière le commencement de la
sagesse, l'une et l'autre peuvent, d'une certaine manière, être appelées
crainte initiale. Mais ce n'est pas dans cette acception qu'est pris le mot
"initiale" quand on distingue cette crainte de la crainte servile et
de la crainte filiale. On l'entend comme celle qui convient à l'état des
débutants : en eux prend naissance une certaine crainte filiale grâce à un
commencement de charité, mais ils ne possèdent cependant pas parfaitement cette
crainte filiale, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la
charité. Et c'est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que
la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or charité parfaite et charité
imparfaite ne diffèrent pas selon leur essence, mais seulement selon leur état.
Et c'est pourquoi il faut dire que même la crainte initiale, au sens où nous
l'entendons ici, ne diffère pas, selon son essence, de la crainte filiale.
Solutions :
1. La crainte qui est le commencement de l'amour est la
crainte servile, "qui introduit la charité comme l'aiguille introduit le
fil", selon l'expression de saint Augustin. Ou bien, si l'on rapporte le
texte de l'Écriture à la crainte initiale, la crainte est dite commencement de
l'amour, non pas absolument, mais par rapport à l'état de charité parfaite.
2. La crainte initiale ne redoute pas la peine comme son objet
propre, mais en tant qu'il lui reste quelque chose de la crainte servile.
Celle-ci demeure en substance lorsque la charité intervient, bien que la
servilité soit alors écartée. L'acte de cette crainte demeure en même temps que
la charité imparfaite, chez celui qui est poussé à bien faire non seulement par
amour de la justice 10, mais aussi par crainte de la peine ; pourtant cet acte
cesse chez celui qui possède la charité parfaite, car celle-ci "bannit la
crainte qui implique un châtiment" (1 Jn 4, 18).
3. La crainte initiale tient le milieu entre la crainte
filiale et la crainte servile, non pas comme entre des réalités d'un même genre
mais comme l'être imparfait entre l'être parfait et le non-être, selon
Aristote. Cet être imparfait est substantiellement identique à l'être parfait, et
diffère totalement du non-être.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, aucun don du Saint-Esprit n'est
opposé à une vertu, qui vient, elle aussi, de l'Esprit Saint : autrement le Saint-Esprit
serait en contradiction avec lui-même. Or la crainte s'oppose à l'espérance, qui
est une vertu. La crainte n'est donc pas un don du Saint-Esprit.
2. C'est le propre de la vertu théologale d’avoir Dieu pour
objet. Or la crainte a Dieu pour objet, puisque c'est Dieu qu'on redoute. La
crainte n'est donc pas un don, mais une vertu théologale.
3. La crainte fait suite à l'amour. Or on fait de l'amour une
vertu théologale. Donc aussi la crainte est vertu théologale, comme se
rapportant pour ainsi dire au même objet.
4. Saint Grégoire déclare que la crainte nous est donnée pour
combattre l'orgueil. Mais à l'orgueil s'oppose la vertu d'humilité. Donc la
crainte aussi est comprise sous cette vertu.
5. Les dons sont plus parfaits que les vertus, car ils sont
accordés pour aider les vertus d'après saint Grégoire. Mais l'espérance est
plus parfaite que la crainte, car l'espérance a pour objet un bien et la
crainte un mal. Puisque l'espérance est une vertu, on ne doit pas dire que la
crainte est un don.
Cependant :
Isaïe (11, 3)
énumère la crainte parmi les sept dons du Saint-Esprit.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, il y a plusieurs sortes de craintes. La crainte des hommes, dit saint Augustin,
n'est pas un don de Dieu, celle qui poussa Saint Pierre à renier le Christ, mais
bien celle dont il a été dit (Mt 10, 28) : "Craignez celui qui peut
envoyer l'âme et le corps dans la géhenne." La crainte servile ne doit pas
non plus être énumérée parmi les sept dons du Saint-Esprit, bien qu'elle vienne
de lui, car, selon saint Augustin, on peut la posséder avec la volonté de
pécher. Mais aucun des dons du Saint-Esprit n'est compatible avec le vouloir du
péché, car ils n'existent pas, nous l'avons dit, sans la charité.
Il reste que la
crainte de Dieu, comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit, c'est la crainte
filiale ou chaste. Ces dons du Saint-Esprit sont des perfections habituelles
des puissances de l'âme, qui rendent celles-ci capables de recevoir la motion
de l'Esprit Saint, de même que, par les vertus morales, les puissances de l'âme
deviennent capables de bien répondre à la motion de la raison. Or, pour qu'un
être soit dans un bon état de mobilité par rapport à un moteur, la première
condition est qu'il lui soit soumis, et sans résistance, car c'est cette
résistance du mobile au moteur qui empêche le mouvement. Cette soumission sans
résistance, c'est la crainte filiale ou chaste qui la produit, en nous faisant
révérer Dieu, et en nous faisant redouter de le quitter. C'est pourquoi la
crainte filiale tient, parmi les dons du Saint-Esprit, le premier degré dans l'ordre
ascendant, et le dernier dans l'ordre descendant selon saint Augustin.
Solutions :
1. La crainte filiale ne s'oppose pas à la vertu d'espérance.
Par la crainte filiale en effet, nous ne craignons pas de manquer ce que nous
espérons obtenir grâce au secours divin, mais nous craignons de nous soustraire
nous-mêmes à ce secours. Et c'est pourquoi la crainte filiale et l'espérance
forment un tout et se perfectionnent mutuellement.
2. L'objet propre et principal de la crainte est un mal qu'on
fuit. Dieu, sous cet aspect, ne peut pas être l'objet de la crainte, nous
l'avons dit, tandis qu'il est l'objet propre et principal de l'espérance et des
autres vertus théologales. Car, par la vertu d'espérance, nous nous appuyons
sur le secours divin, non seulement pour obtenir tous les autres biens, quels
qu'ils soient, mais principalement pour posséder Dieu lui-même, comme le bien
premier. Et cela est clair pour les autres vertus théologales.
3. Du fait que l'amour est le principe de la crainte, il ne
s'ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit pas un habitus distinct de la
charité qui est l'amour de Dieu, car l'amour est le principe de tous les
sentiments, et cependant c'est dans des habitus différents que nous nous
perfectionnons dans nos diverses affections. C'est pourquoi l'amour possède la
raison de vertu plus que la crainte, car l'amour se rapporte au bien, et c'est
au bien que la vertu est principalement ordonnée selon sa raison propre, nous
l'avons montré. Pour le même motif, l'espérance est comptée comme vertu. Tandis
que la crainte considère principalement le mal, dont elle implique la fuite.
Aussi constitue-t-elle quelque chose de moindre qu'une vertu théologale.
4. "L'orgueil commence quand l'homme se sépare de Dieu",
dit l'Ecclésiastique (10, 14), c'est-à-dire quand l'homme ne veut pas se
soumettre à Dieu, ce qui s'oppose à la crainte filiale, qui fait révérer Dieu.
Ainsi la crainte détruit le principe de l'orgueil et c'est pour cela qu'elle
est donnée contre l'orgueil. Il ne s'ensuit pas cependant qu'elle s'identifie
avec la vertu d'humilité, mais qu'elle est son principe. Les dons du Saint-Esprit,
en effet, sont principes des vertus intellectuelles et morales, nous l'avons
dit. Mais les vertus théologales sont principes de dons, nous l'avons dit aussi.
5. Cela donne la réponse à la cinquième objection.
Objections :
1. Il semble que, la charité grandissant, la crainte diminue.
En effet saint Augustin déclare : "Dans la mesure où la charité grandit, la
crainte diminue."
2. Quand l'espérance grandit, la crainte diminue. Or
l'espérance grandit avec la charité, Donc, quand la charité grandit, la crainte
diminue.
3. L'amour implique l'union ; la crainte, la séparation. Mais,
quand l'union se resserre, la séparation diminue. Donc, l'amour augmentant, la
crainte diminue.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "La crainte de Dieu non seulement commence, mais aussi
perfectionne la sagesse, celle qui aime Dieu souverainement et le prochain
comme soi-même."
Conclusion :
Il y a deux
craintes de Dieu, nous l'avons dit : la crainte filiale, qui fait craindre
d'offenser le père ou d'être séparé de lui ; la crainte servile qui nous fait
redouter la peine. Pour la crainte filiale, il est nécessaire qu'elle grandisse
quand la charité grandit, comme un effet se développe en même temps que sa
cause ; en effet, plus on aime quelqu'un, plus on craint de l'offenser et
d'être séparé de lui. Quant à la crainte servile, sa servilité est totalement
supprimée par l'apparition de la charité, tandis que la crainte de la peine
demeure en substance nous l'avons dit. Cette crainte elle-même diminue, surtout
dans son acte, quand la charité grandit, car on craint d'autant moins la peine
qu'on aime Dieu davantage. D'abord parce qu'on prête moins d'attention à son
propre bien, que la peine contrarie, ensuite parce que celui qui adhère plus
fortement à Dieu espère la récompense avec plus de confiance, et, par suite, redoute
moins la peine.
Solutions :
1. Dans le texte cité, saint Augustin parle de la crainte de
la peine.
2. C'est la crainte de la peine qui diminue lorsque grandit
l'espérance. Mais lorsque cette vertu s'accroît, alors la crainte filiale
grandit, car plus on attend avec certitude l'acquisition de quelque bien par le
secours d'un autre, plus on redoute de l'offenser et d'être séparé de lui.
3. La crainte filiale n'implique pas la séparation, mais bien
plutôt la soumission : elle redoute ce qui la séparerait de cette sujétion à
Dieu. Elle implique d'une certaine façon cependant une séparation, en ce que
l'homme n'a pas la présomption de s'égaler à Dieu, mais il se soumet à lui.
Cette séparation se trouve aussi dans la charité, du fait que l'on aime Dieu
plus que soi-même et par-dessus toutes choses. Il faut donc conclure que
l'amour de charité, lorsqu'il grandit, ne diminue pas la révérence de la
crainte, mais la fortifie.
Objections :
1. Il semble que la crainte ne demeure pas dans la patrie, car
on lit dans les Proverbes (1, 33). "Il vivra tranquille, toute crainte du
mal ayant disparu" ; ce qu'il faut entendre de l'homme qui jouit
maintenant de la sagesse dans la béatitude éternelle. Or toute crainte concerne
un mal, car c'est le mal qui est objet de crainte, nous l'avons dit. Il n'y
aura donc aucune crainte dans la patrie.
2. Dans la patrie les hommes seront transformés à la ressemblance
de Dieu, selon cette parole (1 Jn 3, 2) : "Quand il se manifestera, nous
serons semblables à lui." Or Dieu ne redoute rien. Donc les hommes, dans
la patrie, n'éprouveront aucune crainte.
3. L'espérance est plus parfaite que la crainte, car l'espérance
regarde le bien, et la crainte le mal. Or il n'y aura pas d'espérance dans la
patrie ; donc il n'y aura pas non plus de crainte.
Cependant :
Le Psaume (19, 10)
dit : "La crainte du Seigneur est pure ; elle demeure à jamais."
Conclusion :
La crainte servile,
ou crainte de la peine, n'existera d'aucune façon dans la patrie, une telle
crainte étant exclue par la sécurité qui est de l'essence de la béatitude
elle-même.
Quant à la crainte
filiale, de même qu'elle grandit avec la charité, de même elle sera parfaite
quand la charité sera devenue parfaite. Aussi n'aura-t-elle aucunement dans la
patrie le même acte que présentement.
Pour le bien
saisir, il faut savoir que l'objet propre de la crainte est un mal possible, comme
l'objet propre de l'espérance est un bien possible. Et puisque le mouvement de
la crainte est semblable à une fuite, la crainte implique la fuite d'un mal
difficile à supporter mais possible à éviter (les maux de peu d'importance ne
donnent pas de crainte). Par ailleurs, de même que le bien de toute chose est
de demeurer dans son ordre, de même son mal est d'abandonner son ordre. Or
l'ordre de la créature raisonnable est d'être soumise à Dieu et de dominer les
autres créatures. Aussi, de même que le mal de la créature raisonnable est de
se soumettre par amour à la créature inférieure, de même c'est encore son mal
que de ne pas se soumettre à Dieu, mais au contraire de l'attaquer ou de le
mépriser présomptueusement. Or, à considérer la créature raisonnable dans sa
nature, ce mal peut lui arriver, par suite de l'indétermination de son libre
arbitre ; mais chez les bienheureux la perfection de la gloire rend ce mal
impossible. Donc, dans la patrie, la fuite de ce mal, qui est de ne pas être
soumis à Dieu, demeurera, comme la fuite d'un mal possible à la nature, mais
impossible à la béatitude. Tandis que, pour les voyageurs, cette fuite est
celle d'un mal tout à fait possible.
C'est pourquoi, commentant
la parole de Job (26, 11) : "Les colonnes du ciel s'ébranlent et
s'épouvantent à sa menace", saint Grégoire déclare : "Les puissances
mêmes des cieux, qui regardent Dieu sans cesse, tremblent dans cette
contemplation même. Mais ce tremblement, loin d'être pour elles une peine, n'est
pas un tremblement de crainte, mais d'admiration." C'est-à-dire qu'elles
admirent Dieu en tant qu'il existe bien au-dessus d'eux et qu'il leur est
incompréhensible. Saint Augustin admet cette sorte de crainte dans la patrie, bien
qu'il laisse la question ouverte : "La crainte chaste, celle qui demeure
aux siècles des siècles, si elle doit encore exister dans le siècle futur, ne
sera plus la crainte qui s'épouvante d'un mal qui peut arriver, mais celle qui
se fixe dans le bien qu’elle ne peut plus perdre. Là en effet où l'amour du
bien acquis est immuable, il est certain que la crainte du mal dont il faut se
garder est, si l'on peut ainsi dire, absolument sûre. Or, sous ce nom de
crainte chaste, on désigne cette volonté par laquelle ce sera une nécessité
pour nous de ne pas vouloir pécher, et cela, non par le souci, provenant de
notre faiblesse, de ne pas pécher, mais dans la tranquillité de la charité qui
se garde du péché. Ou bien, si aucune crainte d'aucun genre ne peut exister
là-haut, peut-être a-t-on parlé d'une crainte qui demeure à jamais pour dire
qu’elle subsistera jusqu'où la crainte peut aller."
Solutions :
1. Le texte des Proverbes exclut des bienheureux la crainte
inquiète et précautionneuse contre le mal, mais non la crainte établie dans la
sécurité, comme le dit saint Augustin.
2. Comme le déclare Denys : "les mêmes choses sont à la
fois semblables à Dieu et en sont dissemblables : semblables, selon leur
imitation de l'inimitable", c'est-à-dire du fait qu’elles imitent à leur
mesure Dieu, qui n'est pas parfaitement imitable ; "dissemblables, selon
que les choses créées restent en deçà de leur cause, déficientes vis-à-vis de
ses mesures infinies et incomparables". De ce que la crainte ne convient
pas à Dieu, qui n'a pas de supérieur à qui il soit soumis, il ne suit pas
qu’elle ne convienne pas aux bienheureux, dont la béatitude consiste en une
parfaite soumission à Dieu.
3. L'espérance implique un défaut, l'état futur de la
béatitude, ce que la présence de celle-ci fera disparaître. Mais la crainte
implique un défaut qui tient à la nature créée, du fait de son infinie distance
de Dieu, défaut qui demeurera dans la patrie. Et c'est pourquoi la crainte ne
serge pas complètement évacuée.
Objections :
1. La pauvreté d'esprit ne semble pas être la béatitude qui
répond au don de crainte. En effet, nous l'avons montré. La crainte est le
commencement de la vie spirituelle. Or la pauvreté se rattache à la perfection
de la vie spirituelle selon saint Matthieu (19, 21) : "Si tu veux être
parfait, va et vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres." La
pauvreté d'esprit ne correspond donc pas au don de crainte.
2. Le Psaume (119, 120) dit à Dieu : "Pénètre ma chair de
ta crainte", ce qui montre que c'est à la crainte que revient le rôle de
réprimer la chair. Mais à la répression de la chair semble surtout se rattacher
la béatitude des larmes. Donc la béatitude des larmes répond mieux au don de
crainte que la béatitude de la pauvreté.
3. Le don de crainte correspond à la vertu d'espérance, nous
l'avons dit. Mais à l'espérance semble surtout correspondre la dernière
béatitude : "Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils
de Dieu", d'après l'épître aux Romains (5, 2) : "Nous nous glorifions
dans l'espérance de la gloire des fils de Dieu." Cette béatitude
correspond donc mieux au don de crainte que la pauvreté d'esprit.
4. Aux béatitudes correspondent des fruits. Mais on ne trouve
rien dans les fruits qui corresponde au don de crainte. Il n'y a donc pas non
plus dans les béatitudes quelque chose qui lui corresponde.
Cependant :
Saint Augustin dit :
"La crainte de Dieu convient aux humbles dont il a été dit : Bienheureux
les pauvres en esprit."
Conclusion :
A la crainte
correspond proprement la pauvreté d'esprit. En effet, puisqu'il revient à la
crainte filiale de témoigner de la révérence à Dieu, et de lui être soumis, la
conséquence d'une pareille sujétion se rattache au don de crainte. Mais du fait
de sa soumission à Dieu, l'homme cesse de chercher à se manifester en lui-même
ou en un autre que Dieu, car un tel sentiment s'opposerait à une sujétion
parfaite à Dieu. C'est pour cela qu'il est dit dans le Psaume (20, 8) : "Ceux-ci
se confient dans les chars et ceux-là dans les chevaux, mais nous, nous
invoquons le nom de notre Dieu." Et c'est pourquoi, du fait qu'il craint
parfaitement Dieu, l'homme ne cherche ni à s'exalter en lui-même par l'orgueil,
ni à se glorifier dans les biens extérieurs, honneurs et richesses ; ces deux
dispositions relèvent de la pauvreté d'esprit, si l'on entend par là soit un
anéantissement de l'enflure et de l'orgueil de l'esprit, selon le commentaire de
saint Augustin, soit encore le mépris des biens temporels qui se fait par
l'esprit c'est-à-dire par la volonté de l'homme sous l'impulsion du Saint-Esprit,
selon les commentaires de saint Ambroise et saint Jérôme.
Solutions :
1. La béatitude est un acte de la vertu parfaite, et c'est
pourquoi toutes les béatitudes intéressent la perfection de la vie spirituelle.
Mais le commencement de cette perfection semble se réaliser quand, tendant à la
parfaite participation aux biens spirituels, on méprise les biens terrestres ;
de même que la crainte est le premier degré parmi les dons. La perfection ne
consiste pas dans l'abandon des biens temporels ; c'est là seulement le chemin
vers la perfection. Toutefois la crainte filiale, à laquelle correspond la
béatitude de la pauvreté, demeure même avec la perfection de la sagesse.
2. Ce qui est le plus directement opposé à la sujétion envers
Dieu qui réalise la crainte filiale, c'est l'exaltation indue de l'homme - soit
en lui-même soit dans les autres biens - plutôt que les plaisirs cherchés
au-dehors. Ceux-ci s'opposent à la crainte par leurs conséquences, car celui
qui révère Dieu et lui est soumis ne met pas son plaisir en autre chose que
Dieu. Mais le plaisir ne comporte pas l'aspect de difficulté, que considère la
crainte, aussi bien que l'exaltation de soi. Et c'est pourquoi la béatitude de
la pauvreté correspond directement au don de crainte ; la béatitude des larmes
en relève aussi, mais par voie de conséquence.
3. L'espérance implique un mouvement et une tendance vers le
terme qui est son but, tandis que la crainte comporte un mouvement de retrait
par rapport à son point de départ. Et c'est pourquoi la béatitude ultime, qui
est le terme de la perfection spirituelle, correspond parfaitement à
l'espérance, par mode d'objet ultime ; mais la première béatitude, qui se
réalise quand on se retire des biens extérieurs dont la possession empêche la
soumission à Dieu, correspond parfaitement à la crainte.
4. Parmi les fruits, ceux qui sont relatifs à l'usage modéré
ou à la totale abstention des biens temporels semblent convenir au don de
crainte, ainsi la modestie, la continence et la chasteté.
LES VICES OPPOSÉS A L'ESPÉRANCE
Étudions
maintenant les vices opposés à la vertu d'espérance et au don de crainte :
- 1° Le désespoir
(Question 20) ;
- 2° Ensuite la
présomption (Question 21).
- 1. Le désespoir
est-il un péché ? - 2. Peut-il exister sans l'infidélité ? - 3. Est-il le plus
grave des péchés ? - 4. Naît-il de l'acédie ?
Objections :
1. Il semble que non. Car tout péché, d'après saint Augustin,
comporte une conversion à un bien périssable, avec une aversion loin du bien
immuable. Or le désespoir ne comporte pas de conversion à un bien périssable.
Il n'est donc pas un péché.
2. Ce qui sort d'une bonne racine ne paraît pas être un péché,
car "un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits" (Mt 7, 18).
Or le désespoir semble venir d'une bonne racine : la crainte de Dieu ou
l'horreur de la gravité des péchés personnels. Le désespoir n'est donc pas un
péché.
3. Si le désespoir était un péché, désespérer serait, chez les
damnés, un péché. Or ce désespoir ne leur est pas imputé à faute, mais plutôt à
damnation. Il n'est donc pas non plus imputé à faute chez ceux qui sont encore
sur terre. Et ainsi le désespoir n'est pas un péché.
Cependant :
Ce qui induit les
hommes à pécher semble être, non seulement un péché, mais un principe de
péchés. Or tel est le désespoir. L'Apôtre parle en effet (Ep 4, 15) de certains
"qui, de désespoir, se sont livrés à la débauche au point de s'adonner
sans retenue à toutes sortes d'impuretés". Le désespoir n'est donc pas
seulement un péché, mais le principe d’autres péchés.
Conclusion :
Selon Aristote :
"ce qui dans l’intelligence est affirmation ou négation, dans l’appétit se
traduit en recherche et en fruits" ; et ce qui dans la connaissance est
vrai ou faux devient dans l'appétit bon ou mauvais. C'est pourquoi tout
mouvement de l'appétit en conformité avec une intelligence vraie est de soi bon
; mais tout mouvement d'appétit en conformité avec une intelligence fausse, est
de soi mal et péché. Or, envers Dieu l'intelligence droite constate que le
salut des hommes vient de lui, et que par lui le pardon est donné aux pécheurs,
selon Ézéchiel (18, 23) : "Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il
se convertisse et qu'il vive." Au contraire, c'est une opinion fausse de
penser que Dieu refuse le pardon au pécheur repentant, ou qu'il ne convertisse
pas à lui les pécheurs par la grâce qui les justifie. Et c'est pourquoi de même
que le mouvement d’espérance conforme à un jugement vrai est louable et
vertueux, de même le mouvement opposé de désespoir conforme à une estimation
fausse sur Dieu, est vice et péché.
Solutions :
1. Dans tout péché mortel, il y a aversion loin du bien
immuable et conversion à un bien périssable, mais de façons différentes. En
effet, c'est principalement en une aversion loin du bien immuable que
consistent les péchés opposés aux vertus théologales, comme la haine de Dieu, le
désespoir et l'infidélité, parce que les vertus théologales ont Dieu pour objet
; c'est par voie de conséquence qu'ils impliquent une conversion à un bien
périssable, en tant que l'âme qui délaisse Dieu se tourne nécessairement vers
d'autres réalités. Les autres péchés, en revanche, consistent principalement en
une conversion à un bien périssable, et par voie de conséquence, en une
aversion loin du bien immuable : celui qui commet la fornication n'a pas en
effet l'intention de s'éloigner de Dieu, mais de jouir d'un plaisir de la chair,
et la conséquence est qu'il s'éloigne de Dieu.
2. De la racine d'une vertu un effet peut sortir de deux
façons. Directement, du côté de la vertu elle-même, comme un acte sort d'un
habitus ; de cette façon aucun péché ne peut sortir d'une racine vertueuse ; et
c'est en ce sens que saint Augustin déclare que "nul n'emploie mal la
vertu". Mais aussi un effet peut venir d'une vertu indirectement ou
occasionnellement. Et de cette façon, rien n'empêche qu'un péché émane d'une
vertu, c'est ainsi que parfois certains s'enorgueillissent de leurs vertus, selon
la parole de saint Augustin : "L'orgueil s'insinue dans les bonnes oeuvres,
pour les détruire." De cette manière il peut arriver que la crainte de
Dieu ou l'horreur des péchés personnels engendre le désespoir, quand on use mal
de cette crainte et de cette horreur et qu'on y prend une occasion de
désespérer.
3. Les damnés ne sont pas en état d'espérer parce qu'il leur
est impossible de revenir à la béatitude. Et c'est pourquoi le fait de ne pas
espérer ne leur est pas imputé à faute, mais fait partie de leur damnation. De
même aussi, sur terre, quelqu'un qui désespérerait d'atteindre ce qu'il n'est
pas par nature appelé à posséder ou ce qui ne lui est pas dû, ne commettrait
pas un péché, par exemple un médecin qui désespérerait de la guérison d'un
malade, ou un homme qui désespérerait de posséder un jour des richesses.
Objections :
1. Il semble qu'il ne puisse y avoir désespoir sans
infidélité. En effet, la certitude de l'espérance dérive de la foi. Or, tant
qu'une cause demeure, son effet ne disparaît pas. Donc on ne peut perdre la
certitude de l'espérance en désespérant que si la foi a disparu.
2. Accorder plus d'importance à une faute personnelle qu'à la
bonté ou à la miséricorde divine, c’est nier l’infinité de cette miséricorde ou
de cette bonté, ce qui est de l'infidélité. Or, celui qui désespère accorde
plus de force à sa faute qu'à la miséricorde ou à la bonté de Dieu, selon cette
parole de la Genèse (4, 13) : "Mon crime est trop grand pour que je puisse
en obtenir le pardon." Donc quiconque désespère est infidèle.
3. Quiconque tombe dans une hérésie condamnée est infidèle. Or
celui qui désespère semble bien verser dans une hérésie condamnée par l'Église,
celle des novations qui prétendent que les péchés ne sont pas remis après le
baptême. Quiconque désespère semble donc bien être infidèle.
Cependant :
La disparition
d'une réalité postérieure à une autre n'enlève pas la première. Or l'espérance
est postérieure à la foi, nous l'avons dit. Donc, quand l'espérance a disparu, la
foi peut demeurer, et tout désespéré n'est pas infidèle.
Conclusion :
L'infidélité
relève de l'intelligence, et le désespoir concerne la puissance appétitive.
Mais l'intelligence porte sur l'universel, et la puissance appétitive sur les
singuliers ; le mouvement de l'appétit va en effet de l'âme aux choses qui, en
elles-mêmes, sont des réalités particulières. Or on trouve des hommes qui ont
un jugement droit dans l'universel, et qui n'agissent pas comme il faut quand
il s'agit du mouvement appétitif, parce que leur jugement, dans le particulier,
est dévié ; parce qu'il est nécessaire que, du jugement dans l'universel, ils
passent au désir d'une réalité particulière par l'intermédiaire d'un jugement
particulier, de même que d'une proposition universelle on n'infère pas une
conclusion particulière sans recourir à l'intermédiaire d'une proposition
particulières C'est pourquoi il arrive qu'un homme, possédant la vraie foi dans
l'universel, tombe en défaut dans son acte de vouloir vis-à-vis d'un objet
particulier, par suite d'une déviation de son jugement particulier, déviation
apportée par un habitus vicieux ou par une passion. Ainsi celui qui commet la
fornication, en choisissant celle-ci comme la chose bonne pour lui sur le
moment, a une appréciation pervertie dans ce jugement particulier. Et pourtant
il garde, dans l'universel, un jugement vrai selon la foi, à savoir que la
fornication est un péché mortel. Semblablement un homme, tout en gardant, dans
1'universel,, ce jugement vrai selon la foi qu'il y a dans l'Église la
rémission des péchés, peut cependant éprouver ce mouvement de désespoir que
pour lui, dans son état actuel, il n'y a pas à espérer le pardon, cela par
suite d'une perversion de jugement dans ce cas particulier. De cette façon le
désespoir peut exister sans infidélité, comme les autres péchés mortels.
Solutions :
1. La disparition d'un effet ne dépend pas seulement de la
disparition de la cause première, mais aussi de celle de la cause seconde. Par
suite, le mouvement de l'espérance peut être supprimé, non seulement par
suppression du jugement universel de foi, qui est comme la cause première de la
certitude de l'espérance, mais aussi par disparition du jugement particulier, qui
en est comme la cause seconde.
2. Celui, qui, dans l'universel, jugerait que la miséricorde
de Dieu n'est pas infinie, serait infidèle. Or ce n'est pas cela que pense le
désespéré ; pour lui simplement, dans l'état où il se trouve à cause de telle
disposition particulière, il n'y a pas à espérer en la miséricorde divine.
3. Les novatiens niaient, dans l'universel qu'il y eût dans
l'Église rémission des péchés.
Objections :
1. Il semble que non, car il peut y avoir désespoir sans
infidélité, nous l'avons vu. Or l'infidélité est le plus grand des péchés, puisqu'elle
détruit le fondement de l'édifice spirituel. Le désespoir n'est donc pas le
plus grand des péchés.
2. A un plus grand bien s'oppose un plus grand mal, enseigne
Aristote. Or la charité est meilleure que l'espérance, d'après saint Paul. Donc
la haine est un péché plus grave que le désespoir.
3. Dans le péché de désespoir, il y a seulement une aversion
désordonnée loin de Dieu. Dans les autres péchés il y a non seulement une
aversion désordonnée loin de Dieu, mais aussi une conversion désordonnée. Le
péché de désespoir ne comporte donc pas une gravité plus grande, mais au
contraire, moins grande que les autres péchés.
Cependant :
Le péché incurable
paraît être le plus grave, d'après Jérémie (30, 12) : "Ta blessure est
incurable, ta plaie est inguérissable." Or le péché de désespoir est
inguérissable, selon cette autre parole de Jérémie (15, 18) : "Ma plaie
est désespérément rebelle à la guérison." Le désespoir est donc le plus
grave des péchés.
Conclusion :
Les péchés qui
s'opposent aux vertus théologales sont, par leur genre même, plus graves que
les autres péchés. Puisque les vertus théologales ont Dieu pour objet, les
péchés qui leur sont opposés impliquent directement et principalement une
aversion loin de Dieu ; en effet, si l'on pouvait opérer une conversion au bien
périssable sans aversion loin de Dieu, encore que cette conversion serait
désordonnée, elle ne serait cependant pas péché mortel. C'est pourquoi le péché
qui, en premier lieu et de soi, implique une aversion loin de Dieu est ce qu'il
y a de plus grave parmi les péchés mortels.
Or, aux vertus
théologales s'opposent l'infidélité, le désespoir et la haine de Dieu. La haine
et l'infidélité, comparées au désespoir, se manifesteront plus graves, si on
les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire d'après ce qui constitue leur espèce
propre. L'infidélité en effet vient de ce que l'homme ne croit pas à la vérité
même de Dieu, la haine de Dieu est provoquée par le fait que la volonté de
l'homme s'oppose à la bonté divine elle-même ; le désespoir vient de ce que
l'homme n'espère pas participer lui-même à la bonté de Dieu. Cela montre que
l'infidélité et la haine de Dieu s'opposent à Dieu dans son être même, mais que
le désespoir s'oppose à Dieu dans la participation que nous prenons à sa bonté.
Aussi y a-t-il plus grand péché, si l'on parle des péchés pris en eux-mêmes, à
ne pas croire à la vérité de Dieu, ou à haïr Dieu, qu'à ne pas espérer obtenir
de lui la gloire.
Mais si l'on
compare le désespoir aux deux autres péchés par rapport à nous, alors le
désespoir est plus périlleux, car c'est par l'espérance que nous nous
détournons du mal et que nous commençons à rechercher le bien. C'est pourquoi, lorsque
l'espérance a disparu, les hommes, sans aucun frein, se laissent aller aux
vices et abandonnent tout effort vertueux. D'où, sur le texte des Proverbes (24,
10) : "Si, tombé, tu désespères au jour de ta détresse, ta force s'en
trouvera diminuée", la Glose commente "Il n'y a rien de plus
exécrable que le désespoir ; celui qui désespère n'a plus aucune constance dans
les travaux de cette vie, et, ce qui est pire, dans le combat de la foi." Et
saint Isidore déclare : "Commettre un crime c'est la mort de l'âme ; mais
désespérer, c'est descendre en enfer."
Solutions :
Cela répond aux objections.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, une même réalité ne vient pas
de causes diverses. Or "le désespoir de la vie future procède de la
luxure" dit saint Grégoire. Il ne procède donc pas de l'acédie.
2. De même que le désespoir s'oppose à l'espérance, de même
l'acédie s'oppose à la joie spirituelle. Or, la joie spirituelle procède de
l'espérance d'après l'épître aux Romains (12, 12) : "Avec la joie de
l'espérance." L'acédie procède donc du désespoir, et non le contraire.
3. Les contraires ont des causes contraires. Or l'espérance à
laquelle s'oppose le désespoir, semble procéder de la considération des
bienfaits de Dieu, et surtout de l'Incarnation. Saint Augustin dit en effet :
"Il n'y avait rien d'aussi nécessaire pour relever notre espérance que de
nous manifester combien Dieu nous aime. Or, quelle preuve plus manifeste
avons-nous de cet amour que de voir le Fils de Dieu daigner entrer en
communauté avec notre nature ?" Le désespoir procède donc davantage de la
négligence d'une pareille contemplation que de l'acédie.
Cependant :
Saint Grégoire
range le désespoir parmi les vices qui naissent de l'acédie.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, l'objet de l'espérance est un bien difficile à obtenir, mais qu'il est
possible d'atteindre ou par soi ou par autrui. C'est donc d'une double façon
que peut défaillir chez quelqu'un l'espérance d'obtenir la béatitude : soit
parce qu'il ne tient pas celle-ci pour un bien ardu, soit qu'il ne l'envisage
pas comme susceptible d'être atteinte, par lui-même ou par autrui. Que nous ne
goûtions pas les réalités spirituelles comme des biens, ou qu'elles ne nous
paraissent pas de grands biens, cela vient surtout de ce que notre affectivité
est infectée par l'amour des plaisirs corporels et surtout des plaisirs sexuels
; car l'amour de ces plaisirs fait que l'homme prend en dégoût les biens
spirituels, et ne les espère pas comme des biens difficiles. Sous cet aspect, le
désespoir est causé par la luxure.
Qu'un homme
n'estime pas qu'il lui soit possible, par lui-même ou par autrui, d'atteindre
un bien ardu, cela vient d'un abattement excessif ; quand celui-ci domine
l'affectivité de l'homme, il lui fait croire qu'il ne pourra jamais se
redresser pour atteindre aucun bien. Et parce que l'acédie est une tristesse
qui déprime l'âme, sous cet aspect le désespoir est engendré par l'acédie. Or, c'est
là le caractère propre de l'objet de l'espérance : qu'il puisse être atteint ;
car les autres caractères - que l'objet soit bon et ardu - relèvent aussi
d'autres passions. C'est donc plus spécialement de l'acédie que naît le
désespoir, encore qu'il puisse naître de la luxure, pour la raison que nous
avons dit.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Selon Aristote, de même que l'espérance produit la
délectation, de même aussi les hommes qui vivent dans la joie voient leur
espérance se fortifier. De la même façon, ceux qui vivent dans la tristesse
tombent plus facilement dans le désespoir, selon saint Paul (2 Co 2, 7) :
"Encouragez-le, de peur que cet homme-là ne vienne à sombrer dans une
tristesse excessive." Cependant l'objet de l'espérance est le bien, auquel
l'appétit tend par nature, tandis que ce n'est pas par nature qu'il s'en
éloigne, mais seulement à cause d'un empêchement qui survient. C'est pourquoi
la joie naît plus directement de l'espérance, et inversement le désespoir naît
plus directement de l'acédie.
3. Que nous négligions de considérer les bienfaits de Dieu, cela
même vient de l'acédie. En effet, l'homme dominé par une passion pense avant
tout à ce qui concerne cette passion. C’est pourquoi l'homme établi dans la
tristesse n’a pas facilement des pensées fortes et joyeuses, mais seulement des
pensées tristes, à moins que par un grand effort il ne s'en détourne.
- 1. Sur quel
objet se fonde la présomption ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quoi
s'oppose-t-elle ? - 4. Quel vice lui donne naissance ?
Objections :
1. Il semble que, dans la présomption, péché contre le Saint-Esprit,
l'homme ne s'appuie pas sur Dieu, mais sur sa vertu propre. En effet, moins une
vertu est solide, plus grave est le péché de celui qui s'y appuie à l'excès. Or
la vertu de l'homme est moindre que la vertu de Dieu. Celui qui présume des
forces humaines pèche donc plus gravement que celui qui présume de la puissance
divine. Or le péché contre le Saint-Esprit est le plus grave qui soit. Dans la
présomption, qu'on donne comme une espèce de péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie
donc sur la force de l'homme plus que sur celle de Dieu.
2. Le péché contre le Saint-Esprit engendre d'autres péchés, car
on appelle péché contre l'Esprit Saint la malice qui fait pécher. Or les autres
péchés paraissent davantage naître le la présomption de l'homme envers lui-même
que de sa présomption envers Dieu. Puisque l'amour de soi est le principe du
péché, comme l'a montré Saint Augustin. Il semble donc que dans la présomption,
péché contre le Saint-Esprit, on s'appuie avant tout sur les forces de l'homme,
3. Le péché provient d'une conversion désordonnée au bien
périssable. Or la présomption est un péché. Elle provient donc d'une conversion
aux forces humaines, qui sont un bien périssable, plus que d'une conversion à
la puissance divine, qui est le bien immuable.
Cependant :
De même que le
désespoir fait mépriser la miséricorde divine sur laquelle s'appuie l'espérance,
de même la présomption fait mépriser la justice divine, qui punit les pécheurs.
Mais, comme la miséricorde, la justice aussi est en Dieu. De même donc que le
désespoir consiste à se détourner de Dieu, de même la présomption consiste à se
tourner vers Dieu d'une façon désordonnée.
Conclusion :
La présomption
semble impliquer un certain excès dans l'espérance. Or l'objet de l'espérance
est un bien ardu et possible. Mais une chose peut être possible à l'homme d'une
double façon : par sa vertu propre, et par la seule vertu divine. Vis-à-vis de
l'une et l'autre espérance il peut y avoir présomption par excès. S'il s'agit
de l'espérance par laquelle on se confie en sa propre vertu, la présomption
tient à ce que l'homme vise, comme proportionné à ses forces, un bien qui
dépasse sa puissance, selon ce texte du livre de Judith (6, 15 Vg) : "Tu
abaisses ceux qui présument d'eux-mêmes." Une telle présomption s'oppose à
la vertu de magnanimité qui établit le juste milieu dans l'espoir humain.
Quant à
l'espérance qui adhère à la puissance de Dieu, il peut y avoir présomption par
manque de modération, quand l'homme tend à un bien qu'il estime possible par
référence à la puissance et à la miséricorde divine, et qui, de fait, n'est pas
possible : ainsi, pour le pécheur, espérer obtenir son pardon sans pénitence, ou
la gloire sans mérites. Cette présomption est à proprement parler une espèce du
péché contre le Saint-Esprit, car elle fait qu'on rejette ou qu'on méprise
l'aide du Saint-Esprit, aide par laquelle l'homme est retiré du péché.
Solutions :
1. Comme on l'a dit plus haut, le péché contre Dieu est, par
son genre même, plus grave que les autres péchés. Aussi la présomption qui fait
que l'homme s'appuie d'une manière désordonnée sur Dieu est un péché plus grave
que la présomption qui le fait se confier à sa valeur personnelle. En effet, s'appuyer
sur la puissance divine pour rechercher ce qui ne convient pas à Dieu, c'est
amoindrir la puissance divine. Or, à l'évidence, celui-là pèche plus gravement,
qui diminue la puissance divine, que celui qui surfait sa valeur personnelle.
2. Cette présomption, qui nous fait présumer de Dieu d'une
manière désordonnée, inclut bien, elle aussi, un amour de soi, par lequel on
désire son bien propre en dehors de l'ordre divin. En effet ce que nous
désirons beaucoup, nous estimons que les autres peuvent facilement nous le
procurer, même s'ils ne le peuvent pas.
3. La présomption de la miséricorde divine comporte et une
conversion au bien périssable, en tant qu’elle procède d'un désir déraisonnable
du bien propre, et une aversion loin du bien immuable, en ce qu'elle attribue à
la puissance divine ce qui ne lui convient pas ; par là, en effet, l'homme se
détourne de la vérité divine.
Objections :
1. Il semble que la présomption ne soit pas un péché. En
effet, aucun péché ne peut fournir un motif d'être exaucé par Dieu. Or c'est à
la présomption que certains doivent d'être exaucés par Dieu ; on lit en effet
dans Judith (9, 17) : "Exauce-moi, malheureuse qui te supplie et qui
présume de ta miséricorde." Présumer de la miséricorde divine n'est donc
pas un péché
2. La présomption implique un excès d'espérance. Or, dans
l'espérance qu'on a de Dieu, il ne peut y avoir d'excès, parce que la puissance
et la miséricorde divines sont infinies. La présomption ne semble donc pas être
un péché.
3. Ce qui est péché n'excuse pas du péché. Or la présomption
excuse du péché : le Maître des Sentences dit en effet qu'Adam a péché moins
gravement parce qu'il a péché en espérant le pardon, ce qui semble être de la
présomption. La présomption n'est donc pas un péché.
Cependant :
On classe la
présomption comme une espèce du péché contre le Saint-Esprit.
Conclusion :
Ainsi que nous
l'avons dit pour le désespoir, tout mouvement de l'appétit qui se conforme à
une connaissance erronée, est de soi mal et péché. Or la présomption est un
mouvement appétitif, car elle implique une espérance désordonnée. Par ailleurs,
elle se conforme à une connaissance fausse, ainsi que le désespoir : de même, en
effet, qu'il est faux que Dieu ne pardonne pas à ceux qui se repentent, ou
qu'il ne convertisse pas les pécheurs à la pénitence, de même est-il faux qu'il
accorde son pardon à ceux qui persévèrent dans le péché, et qu'il dispense sa
gloire à ceux qui cessent de faire le bien ; et c'est à cette opinion que se
conforme la présomption. C'est pourquoi la présomption est un péché. Moins
grave cependant que le désespoir, et cela dans la mesure même où c'est
davantage le propre de Dieu d'être miséricordieux et de pardonner que de punir,
à cause de son infinie bonté. Être miséricordieux convient à Dieu par sa nature
même ; être justicier lui convient à cause de nos péchés.
Solutions :
1. "Présumer" est quelquefois mis pour
"espérer" parce que la véritable espérance que nous avons en Dieu
semble elle-même une présomption si on la mesure à la condition de l'homme. Mais
elle n'est pas présomption, si l'on prend garde à l'immensité de la bonté
divine.
2. La présomption n'implique pas un excès d'espérance du fait
qu'on espère trop de Dieu, mais du fait qu'on attend de Dieu ce qui ne convient
pas à Dieu. Et c'est là aussi trop peu espérer de lui, car c'est dans une
certaine mesure amoindrir sa puissance, nous l'avons dit.
3. Pécher avec le propos de persévérer dans sa faute à cause
de l'espérance du pardon, appartient à la présomption. Et cette circonstance ne
diminue pas, mais au contraire augmente le péché. Mais pécher tout en gardant
l'espérance de recevoir un jour son pardon, en se proposant d'abandonner le
péché et d'en faire pénitence, ce n'est pas de la présomption, et une telle
circonstance diminue le péché ; car c'est manifester qu'on a une volonté moins
décidée à pécher.
Objections :
1. Il semble bien que la présomption s'oppose à la crainte
plus qu'à l'espérance. En effet, la crainte désordonnée s'oppose à la juste
crainte. Or la présomption semble en rapport avec un désordre de la crainte ;
la Sagesse déclare en effet (17, 11 Vg) : "La crainte favorise la
présomption", parce qu'une "conscience qui n'est pas tranquille
présume toujours le pire" (17, 10 Vg). La présomption s'oppose donc à la
crainte plus qu'à l'espérance.
2. On appelle contraires les réalités qui se trouvent
éloignées au maximum. Or la présomption est plus éloignée de la crainte que de
l'espérance, parce que la présomption implique un mouvement vers son objet, comme
l'espérance, tandis que la crainte s'éloigne de son objet. La présomption est
donc contraire à la crainte plus qu'à l'espérance.
3. La présomption supprime totalement la crainte ; ce n'est
pas totalement qu'elle exclut l'espérance, mais seulement sa certitude. Puisque
les réalités qui se détruisent l'une l'autre sont opposées, il semble que la
présomption s'oppose à la crainte plus qu'à l'espérance.
Cependant :
Deux vices opposés
l'un à l'autre sont contraires à une même vertu ; ainsi la timidité et l'audace
sont contraires à la force. Mais le péché de présomption est contraire au péché
de désespoir, qui s'oppose directement à l'espérance. Il semble donc que la
présomption, elle aussi, s'oppose plus directement à l'espérance.
Conclusion :
Selon saint Augustin
: "toutes les vertus ont en face d'elles, non seulement les vices qui s'y
opposent par une différence manifeste, comme la témérité et la prudence, mais
aussi ceux qui, sous quelque aspect, leur sont voisins et leur ressemblent, non
pas véritablement mais sous une trompeuse apparence, comme l'astuce et la
prudence". Et Aristote dit aussi qu'une vertu semble avoir avec l'un des
vices qui lui sont opposés, une parenté plus étroite qu'avec l'autre : ainsi la
tempérance avec l'insensibilité, et la force avec l'audace. La présomption
semble donc comporter une évidente opposition à la crainte, surtout à la
crainte servile qui vise le châtiment voulu par la justice de Dieu, et dont la
présomption espère le pardon. Cependant malgré une fausse ressemblance, elle
s'oppose davantage à l'espérance, car elle implique une espérance désordonnée
en Dieu. Et parce que les réalités qui sont d'un même genre s'opposent plus
directement que celles appartenant à des genres divers (car les contraires sont
dans un même genre), la présomption s'oppose à l'espérance plus directement
qu'à la crainte ; car toutes deux regardent le même objet pour s'y appuyer ;
mais l'espérance dans l'ordre, et la présomption de façon désordonnée.
Solutions :
1. C'est d'une manière abusive qu'on parle d'espérance à
propos d'un mal, car à proprement parler il n'y a d'espérance que du bien ; de
même pour la présomption. Et c'est de cette façon qu'on appelle présomption le
désordre de la crainte.
2. On appelle contraires les réalités éloignées au maximum, mais
dans le même genre. Or la présomption et l'espérance comportent un mouvement
d'un même genre, et qui peut être ou dans l'ordre ou dans le désordre. Et c'est
pourquoi la présomption est contraire à l'espérance plus directement qu'à la
crainte ; car elle s'oppose à l'espérance en raison d'une différence propre, comme
ce qui est désordonné à ce qui est ordonné ; mais elle s'oppose à la crainte à
cause de la différence de son genre, qui est un mouvement d'espérance.
3. Parce que la présomption s'oppose à la crainte par
contrariété de genre, et à la vertu d'espérance par contrariété de différence, la
présomption supprime totalement la crainte, même quant au genre ; mais elle ne
supprime l'espérance que dans sa différence spécifique, par exclusion de
l'ordre qu'implique l'espérance.
Objections :
1. Il semble que la présomption n'ait pas pour cause la vaine
gloire, car la présomption paraît s'appuyer à l'extrême sur la miséricorde
divine. Or la miséricorde regarde la misère, qui s'oppose à la gloire. Donc la
présomption n'a pas pour origine la vaine gloire.
2. La présomption s'oppose au désespoir. Or le désespoir naît
de la tristesse, nous l'avons dit. Puisque des réalités opposées ont des causes
opposées, il semble que la présomption naisse de la délectation. Et ainsi il
paraît qu'elle naît des vices de la chair, dont les délectations sont les plus
violentes.
3. Le vice de présomption consiste en ce que l'homme tend, comme
s'il le pouvait vraiment, à un bien qu'il ne peut pas atteindre. Or estimer
possible ce qui est impossible, cela vient de l'ignorance. La présomption a
donc pour cause l'ignorance plus que la vaine gloire.
Cependant :
Saint Grégoire
déclare que "la présomption des nouveautés" est fille de la vaine
gloire.
Conclusion :
Nous avons signalé
deux sortes de présomptions. L'une prend appui sur la valeur personnelle du
sujet et poursuit un objet qu'elle croit possible d'atteindre, alors qu'il
dépasse les forces propres de ce sujet. Une telle présomption vient
manifestement de la vaine gloire : désirant beaucoup de gloire, il s'ensuit
qu'on s'attaque à une gloire au-dessus de ses forces. Et au premier rang de ces
gloires, il y a les nouveautés qui attirent la plus grande admiration. C'est
pourquoi saint Grégoire a mis à bon droit la présomption des nouveautés comme
fille de la vaine gloire.
Il y a une autre
présomption, qui s'appuie d'une façon désordonnée sur la miséricorde et la
puissance divines ; ce qui lui donne l'espérance d'obtenir la gloire sans
mérites et le pardon sans pénitence. Pareille présomption paraît bien naître en
ligne directe de l'orgueil : l'homme a de lui-même une telle estime qu'il
arrive à penser que, même alors qu'il pèche, Dieu ne peut pas le punir ni
l'exclure de sa gloire.
Solutions :
Cela donne la réponse
aux objections.
- 1. Les préceptes
concernant l'espérance. - 2. Les préceptes concernant la crainte.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait à donner aucun précepte concernant
la vertu d'espérance, car ce qu'un seul principe peut réaliser n'a pas besoin
de l'appui d'un autre principe. Or l'homme est suffisamment porté à espérer le
bien par l'inclination même de sa nature. Il n'a donc pas à y être poussé par
un précepte de la loi.
2. Puisque les préceptes sont donnés en vue des actes des
vertus, les principaux préceptes doivent être promulgués pour les actes des
principales vertus. Mais, parmi toutes les vertus, les principales sont les
trois vertus théologales : foi, espérance, et charité. Puisque les principaux
préceptes sont ceux du décalogue, auxquels se ramènent tous les autres comme on
l'a dit, il semble que, si l'on donnait un précepte relatif à l'espérance, il
devrait se trouver dans les préceptes du décalogue. Or il ne s'y trouve pas. Il
semble donc qu'il n'y ait à donner aucun précepte légal concernant l'acte
d'espérance.
3. Commander l'acte d'une vertu et interdire l'acte du vice
opposé relèvent d'un même motif. Or on ne trouve pas de précepte qui interdise
le désespoir, opposé à l'espérance. Il semble donc qu'il ne convienne pas
davantage de donner un précepte relatif à l'espérance.
Cependant :
Sur le texte de
saint Jean (15, 12) : "Mon précepte est que vous vous aimiez les uns les
autres", saint Augustin déclare : "Combien nombreux sont pour nous
les commandements concernant la foi. Combien nombreux sont ceux qui concernent
l'espérance !" Au sujet de l'espérance il convient donc de donner des
préceptes.
Conclusion :
Parmi les
préceptes qu'on trouve dans la Sainte Écriture, certains portent sur la
substance de la loi, d'autres sur des préambules à la loi.
Les préambules de
la loi sont ceux dont la non-existence ne laisserait aucune place à la loi Tels
sont les préceptes relatifs à l'acte de foi et à l'acte d'espérance ; car c'est
par l'acte de foi que l'esprit de l'homme est incliné à reconnaître que
l'auteur de la loi est tel qu'on doit se soumettre à lui ; c'est par
l'espérance de la récompense que l'homme est porté à l'observance des préceptes
Les préceptes touchant la substance de la loi sont ceux qui sont imposés à
l'homme déjà soumis et prêt à obéir, et dont le rôle est d'assurer la rectitude
de la vie. C'est pourquoi ces préceptes sont dans la promulgation de la loi, proposés
aussitôt par mode de commandements.
Mais il n'y avait
pas à proposer les préceptes de l'espérance et de la foi sous ce mode impératif
car, si l'homme ne croyait pas et n'espérait pas déjà, c'est inutilement que la
loi les lui proposerait. Mais, de même que le précepte de la foi a dû être
proposé par mode de déclaration ou de rappel, de même aussi a-t-il fallu, dans
la première promulgation de la loi, proposer le précepte de l'espérance sous
forme de promesse ; en effet, celui qui promet des récompenses à ceux qui
obéissent, incite de ce fait à l'espérance. Aussi toutes les promesses
contenues dans la loi ont-elles pour but de promouvoir l'espérance.
Toutefois, quand
la loi est déjà établie, il appartient aux sages, non seulement d'amener les
hommes à l'observation des préceptes, mais aussi et bien davantage de les
amener à garder les fondements de la loi ; c'est pourquoi après le premier
établissement de la loi, la Sainte Écriture pousse les hommes à l'espérance de
multiples façons, même par mode d'admonition ou de précepte, et non plus
seulement par mode de promesse, comme dans la loi. On le voit dans le Psaume
(62, 9) : "Espérez en lui, toute l'assemblée du peuple", et dans bien
d'autres endroits de l'Écriture.
Solutions :
1. La nature donne l'inclination suffisante pour espérer le
bien proportionné à la nature humaine. Mais, pour que l'homme espère le bien
surnaturel il a fallu qu'il y soit amené par l'autorité de la loi divine, soit
avec des promesses, soit avec des admonitions et des préceptes. Et cependant, même
pour des réalités auxquelles la raison naturelle incline, comme les actes des
vertus morales, il a été nécessaire de donner les préceptes de la loi divine, pour
affermir davantage cette raison, et surtout parce que celle-ci était obscurcie
par les convoitises du péché.
2. Les préceptes du décalogue se rattachent au premier
établissement de la loi. Et c'est pourquoi, dans ces préceptes, il n'y avait
pas à donner de commandement relatif à l'espérance, mais il a suffi d'engager à
l'espérance en mettant quelques promesses, comme on le voit dans le premier et
dans le quatrième précepte.
3. Pour les choses dont l'observation est exigée à titre de
devoir, il suffit de donner un précepte affirmatif au sujet de ce qu'on doit
faire : et par là même sont comprises les interdictions des actes à éviter.
C'est ainsi qu'il y a le précepte d'honorer ses parents ; mais il n'est
interdit d'insulter ses parents que par l'adjonction dans la loi d'un châtiment
pour les enfants irrespectueux. Et parce que c'est un devoir nécessaire au
salut de l'homme que d'espérer en Dieu, l'homme y a été engagé par un des
moyens que nous venons de dire, d'une façon affirmative, ce qui sous-entend que
le contraire lui est interdit.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas eu lieu de donner, dans la loi,
un précepte relatif à la crainte. En effet, la crainte de Dieu porte sur des
choses qui sont des préambules à la loi, puisqu'elle est le commencement de la
sagesse. Or les préambules à la loi ne tombent pas sous le précepte de la loi.
Il n'y a donc pas à donner de précepte légal concernant la crainte.
2. La cause étant posée, l'effet l'est aussi. Or l'amour est
cause de la crainte, car toute crainte procède d'un amour, selon saint Augustin.
Donc, le précepte de l'amour étant posé, il aurait été superflu de prescrire la
crainte.
3. A la crainte s'oppose, d'une certaine manière, la
présomption. Or on ne trouve dans la loi aucune prohibition concernant la
présomption. Il semble donc qu'il n'y ait pas eu non plus à donner de précepte
relatif à la crainte.
Cependant :
Le Deutéronome
déclare (10, 12) : "Maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton
Dieu, sinon de craindre le Seigneur ton Dieu ?" Or Dieu réclame de nous ce
qu'il nous commande d'observer. Donc la crainte de Dieu tombe sous le précepte.
Conclusion :
Il y a une double
crainte, servile et filiale. De même que l'homme est engagé à observer les
préceptes de la loi par l'espoir des récompenses, de même aussi est-il engagé à
observer la loi par la crainte des châtiments, qui est la crainte servile.
Or nous venons de
le montrer, il n'y avait pas lieu, en donnant la loi, de porter un précepte sur
l'acte d'espérance ; mais les hommes devaient y être engagés par des promesses.
De même, il n'y avait pas lieu de porter un précepte concernant la crainte du
châtiment, parce que les hommes y seraient engagés par la menace des
châtiments. Ce qui fut fait, et dans les préceptes mêmes du décalogue, et
ensuite par voie de conséquence dans les préceptes secondaires de la loi. Mais,
de même que par la suite, les sages et les prophètes en vue de fixer les hommes
dans l'observance de la loi, donnèrent des enseignements relatifs à l'espérance,
par mode d'admonition et de précepte, de même firent-ils aussi pour la crainte.
Quant à la crainte
filiale, qui témoigne révérence à Dieu, elle est comme un genre relativement à
l'amour de Dieu, et un principe de toutes les observances accomplies par
révérence envers Dieu. Et c'est pourquoi, pour la crainte filiale, la loi a
donné des préceptes, comme aussi pour la charité, parce que l'une et l'autre
sont un préambule aux actes extérieurs prescrits dans la loi, et que visent les
préceptes du décalogue. Et c'est pourquoi l'autorité scripturaire invoquée ici
réclame de l'homme la crainte : et pour qu'il marche dans la voie de Dieu en
lui rendant un culte, et pour qu'il l'aime.
Solutions :
1. La crainte filiale est un préambule à la loi, non pas
comme quelque chose d'externe, mais comme le principe de la loi, de même que la
dilection. C'est pourquoi furent donnés sujet de l'une et de l'autre, des
préceptes qui sont d'une certaine façon comme des principes communs de toute
loi.
2. De l'amour découle la crainte filiale, comme aussi toutes
les autres bonnes actions faites par charité. Et c'est pourquoi, de même
qu'après le précepte de la charité sont donnés les préceptes relatifs aux
autres vertus, de même aussi sont donnés en même temps les commandements
concernant la crainte et l'amour de charité. Comme dans les sciences
démonstratives où il ne suffit pas de poser les principes premiers, si l’on ne
donne aussi les conclusions qui en découlent, soit d'une façon immédiate, soit
d’une façon éloignée.
3. Amener à la crainte suffit pour empêcher la présomption, comme
aussi amener à l'espérance suffit pour exclure le désespoir, nous l'avons dit.
Après l'espérance,
il faut étudier maintenant la charité : d'abord la charité elle-même, puis le
don de sagesse qui lui correspond. Sur le premier point, cinq considérations :
1° la charité elle-même ; 2° son objet ; 3° ses actes ; 4° les vices qui lui
sont opposés ; 5° les préceptes qui s'y rapportent.
La première
considération, à son tour, se divisera en deux : 1° la charité en elle-même ;
2° la charité par rapport à son sujet.
- 1. La charité
est-elle une amitié ? - 2. Est-elle quelque chose de créé dans l'âme ? - 3.
Est-elle une vertu ? - 4. Est-elle une vertu spéciale ? - 5. Est-elle une seule
vertu ? - 6. Est-elle la plus excellente des vertus ? - 7. Sans elle, peut-il y
avoir quelque vertu véritable ? - 8. Est-elle la forme des vertus ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. En effet, dit Aristote : "Rien
n'est plus propre à l'amitié que le fait pour des amis de vivre ensemble."
Or la charité, dans l'homme, vise Dieu et les anges, lesquels "n'ont point
de commerce avec les hommes", dit le livre de Daniel (2, 11 Vg). La
charité n'est donc pas une amitié.
2. Il ne peut y avoir d'amitié sans réciprocité, selon
Aristote. Or, la charité doit exister même à l'égard des ennemis, selon cette
parole (Mt 5, 44) : "Aimez vos ennemis." Donc la charité n'est pas
une amitié.
3. Aristote distingue "trois espèces d'amitié de ce qui
est délectable, de ce qui est utile et de ce qui est honnête". Or la
charité n'est pas une amitié de ce qui est utile ou délectable, car saint Jérôme
dit : "La véritable affection, celle qui se cimente dans l'union au Christ,
n'est pas l'affection qu'inspirent les avantages de la vie en commun, la
présence seulement corporelle, la flatterie trompeuse et caressante, mais celle
que nous enseignent la crainte de Dieu et la méditation des divines Écritures."
De même, la charité n'est pas une amitié qui vise l'honnête, puisqu'elle nous
fait aimer même les pécheurs. Or l'amitié de ce qui est honnête, dit Aristote,
ne s'adresse qu'aux hommes vertueux. La charité n'est donc pas une amitié.
Cependant :
On lit en saint Jean
(15, 15) : "je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis." Or
cela n'était dit aux disciples qu'au titre de la charité. Celle-ci est donc
bien une amitié.
Conclusion :
D'après Aristote
ce n'est pas un amour quelconque qui a raison d'amitié, mais seulement l'amour
qui s'accompagne de bienveillance, celui qui implique que nous voulons du bien
à ceux que nous aimons. Si, au lieu de vouloir le bien des réalités aimées nous
recherchons pour nous ce qu'elles ont de bon, quand nous disons par exemple
aimer le vin, ou le cheval, etc., ce n'est plus un amour d'amitié, mais un
amour de convoitise ; il serait en effet ridicule de dire de quelqu'un qu'il a
de l'amitié pour du vin ou pour un cheval.
Cependant, la
bienveillance ne suffit pas pour constituer l'amitié ; il faut de plus qu'il y
ait réciprocité d'amour, car un ami est l'ami de celui qui est lui-même son
ami. Or, une telle bienveillance mutuelle est fondée sur une certaine
communication.
Donc, puisqu'il y
a une certaine communication de l'homme avec Dieu du fait que celui-ci nous
rend participants de sa béatitude, il faut qu'une certaine amitié se fonde sur
cette communication. C'est au sujet de celle-ci que saint Paul dit (1 Co 1, 9) :
"Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de
son Fils." Il est donc évident que la charité est une amitié de l'homme
pour Dieu.
Solutions :
1. Dans l'homme il y a deux sortes de vie : l'une extérieure,
selon la nature sensible et corporelle ; de ce côté nous n'avons pas de
communication ou de commerce avec Dieu ni avec les anges. L'autre est celle de
l’homme spirituel, qui convient à son âme ; sous ce rapport, nous sommes en
relation avec Dieu et les Anges. Dans notre condition présente, ce
commerce est encore imparfait, ce qui fait dire à l'Apôtre (Ph 3, 20) : "Notre
cité est dans les cieux." Mais il atteindra sa perfection dans la patrie, lorsque
"les serviteurs de Dieu lui rendront hommage et verront sa face", selon
l'Apocalypse (22, 3). Et c'est pourquoi notre charité n'est pas parfaite
ici-bas, mais le deviendra au ciel.
2. On a de l'amitié pour quelqu'un de deux façons. Ou bien on
l'aime pour lui-même, et alors l'amitié ne peut s'adresser qu'à l'ami. Ou bien
on aime quelqu'un à cause d'une autre personne. Ainsi, lorsque l'on a de
l'amitié pour quelqu’un, on aimera encore à cause de lui tous ceux qui sont en
rapport avec lui, ses fils, ses serviteurs, ou n'importe lequel de ses proches.
Et l'amitié que nous avons pour un ami peut être si grande qu'à cause de lui
nous aimions ceux qui lui sont liés, même s'ils nous offensent ou nous
haïssent. C'est de cette manière que notre amitié de charité s'étend même à nos
ennemis : nous les aimons de charité, en référence à Dieu auquel va principalement
notre amitié de charité.
3. L'amitié de ce qui est "honnête" ne s'adresse
qu'à l'homme vertueux, comme à la personne principalement aimée ; mais à cause
de lui, on se prend à aimer ceux qui lui sont unis, même s'ils ne sont pas
vertueux. De cette façon, la charité qui est par excellence une amitié de ce
qui est honnête, s'étend jusqu'aux pécheurs que nous aimons de charité à cause
de Dieu.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Augustin dit en effet : "Du
moment qu'on aime le prochain, on doit aimer l'amour lui-même. Or Dieu est
Amour. Il s'ensuit que Dieu est le premier objet de notre amour." Et au
même traité, il ajoute : "Il est dit que Dieu est charité, comme il est dit
que Dieu est esprit." La charité est donc Dieu lui-même, et non pas
quelque chose de créé dans l'âme.
2. Dieu est spirituellement la vie de l'âme, comme l'âme est
la vie du corps : "Lui-même est ta vie", est-il décrit au Deutéronome
(9, 20). Mais l'âme vivifie le corps par elle-même ; c'est donc par lui-même
que Dieu vivifie l'âme. Or c'est par la charité qu'il la vivifie, selon la
parole de saint Jean (1 Jn 3, 14) : "Nous reconnaissons à l'amour que nous
sommes passés de la mort à la vie." Donc Dieu est cette charité elle-même.
3. Rien de ce qui est créé ne possède une vertu infinie ; bien
au contraire toute créature n'est que vanité. Or la charité, loin d'être vanité,
s'oppose plutôt à tout ce qui est vain ; et elle a une vertu infinie, puisqu'elle
conduit l'âme humaine au bien infini. Elle n'est donc pas quelque chose de créé
dans l'âme.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "J'appelle charité un mouvement de notre coeur qui nous
porte à jouir de Dieu pour lui-même." Or un mouvement de notre coeur est quelque
chose de créé dans l'âme ; donc aussi la charité.
Conclusion :
Le Maître des
Sentences étudie cette question et il affirme que la charité n'est pas quelque
chose de créé dans l'âme, mais le Saint-Esprit lui-même habitant notre âme. Il
n'entendait pas dire que le mouvement d'amour par lequel nous aimons Dieu est le
Saint-Esprit lui-même, mais qu'il procède du Saint-Esprit sans l'intermédiaire
d'aucun habitus, alors que d'autres actes vertueux en procèdent par la
médiation des habitus d'autres vertus : d'espérance, de foi, etc. Et il parlait
ainsi à cause de l'excellence de la charité.
Mais, à y bien
regarder, une telle opinion tourne plutôt au détriment de la charité. En effet,
le mouvement de la charité ne procède pas du Saint-Esprit agissant sur l'esprit
humain de telle façon que celui-ci serait seulement mû sans être aucunement
principe de ce mouvement, comme un corps est mû par un principe qui lui est
extérieur. Car c'est contraire à la nature du volontaire, dont le principe doit
être intérieur, nous l'avons dit. Dans ce cas, l'acte d'aimer ne serait pas
volontaire, ce qui implique contradiction, puisque l'amour est essentiellement
un acte de la volonté. De même on ne peut pas dire que le Saint-Esprit meut la
volonté à l'acte d'aimer comme on meut un instrument, car un instrument, s'il
est principe de l'acte, n'a pas en soi le pouvoir de se déterminer à agir ou à
ne pas agir. Car ainsi serait aboli tout volontaire et exclu tout motif de
mérite, alors que, nous l'avons reconnu plus haut, la dilection de la charité
est la racine du mérite. Il faut donc que la volonté soit mue à aimer par le Saint-Esprit
de telle manière qu'elle aussi soit cause efficiente de l'acte.
Or, aucun acte
n'est produit de façon parfaite par une puissance active s'il n'est pas rendu
connaturel à cette puissance par une certaine forme qui soit principe d'action.
Ainsi Dieu, qui meut tous les êtres vers les fins qui leur sont dues, a-t-il
donné à chacun de ces êtres des formes qui les inclinent vers les fins qu'il
leur a assignées ; et en cela, comme le dit la Sagesse (8, 1 Vg), "il a
disposé toutes choses avec douceur". Or il est évident que l'acte de
charité dépasse ce que notre puissance volontaire peut par sa seule nature.
Donc, si une forme ne lui était surajoutée pour l'incliner à cet acte de
dilection, il s'ensuivrait que cet acte serait plus imparfait que les actes
naturels et que les actes des autres vertus ; il ne serait ni aisé, ni
délectable. Or, c'est manifestement faux ; car aucune vertu n'a, autant que la
charité, d'inclination à son acte, et de joie à le produire. Il est donc
souverainement nécessaire pour l'acte de charité qu'une forme habituelle soit
surajoutée à notre puissance naturelle, qui l'incline à cet acte, et lui donne
ainsi d'agir avec promptitude et joie.
Solutions :
1. L'essence divine est charité, comme elle est sagesse et
bonté. De même donc qu'on nous dit bons par la bonté divine, sages par la
sagesse divine, du fait que la bonté qui est en nous est une participation de
la bonté divine, et la sagesse qui est en nous, une participation de la sagesse
divine ; de même, la charité par laquelle nous aimons le prochain est une
participation de la charité divine. Cette manière de parler est coutumière chez
les platoniciens ; et saint Augustin était imbu de leurs doctrines. Aussi les
formules qu'il emploie occasionnent-elles des erreurs chez ceux qui n'y
prennent pas garde.
2. C'est par mode d'efficience que Dieu est la vie de l'âme ;
mais c'est formellement que la charité est la vie de l'âme, comme l'âme est la
vie du corps. Aussi peut-on en conclure que la charité est unie immédiatement à
l'âme, comme l'âme est unie immédiatement au corps.
3. La charité agit comme une forme. Or l'efficacité d'une
forme dépend de la puissance de l'agent qui introduit cette forme. C'est
pourquoi il est évident que la charité n'est pas quelque chose de vain. Parce
qu'elle produit un effet infini, en unissant notre âme à Dieu et en la
justifiant, elle prouve l'infinité de la puissance de Dieu, qui est son auteur.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car la charité est une amitié. Or les
philosophes n'enseignent pas que l'amitié soit une vertu ; c'est clair chez
Aristote car on ne la trouve énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les
vertus intellectuelles. Elle n'est donc pas une vertu.
2. Pour Aristote, "la vertu est l'achèvement d'une
puissance". Or ce n'est pas la charité qui est un achèvement, mais plutôt
la joie et la paix. Celles-ci donc sont des vertus, bien plutôt que la charité.
3. Toute vertu est un habitus du genre accident. Mais la
charité ne peut être un habitus accidentel puisqu'elle est plus noble que l'âme
elle-même, et qu'aucun accident ne peut être plus noble que son sujet. Donc la
charité n'est pas une vertu.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "La charité est une vertu qui, lorsque notre affection est parfaitement
droite, nous unit à Dieu et nous le fait aimer."
Conclusion :
Les actes humains
sont bons selon qu'ils sont conformes à la règle et à la mesure requises. Et
c'est pourquoi la vertu humaine, qui est le principe de tous les actes bons de
l'homme, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or cette règle est
double, nous l'avons dit plus haut. C'est la raison humaine, et Dieu lui-même :
ainsi, de même que la vertu morale se définit par le fait d'être "selon la
raison droite", dit Aristote, de même atteindre Dieu prend raison de vertu,
comme nous l'avons déjà montré pour la foi et l'espérance. Donc, puisque la
charité atteint Dieu en nous unissant à lui, ainsi que l'affirme saint Augustin
dans le texte cité (en sens contraire), il s'ensuit que la charité est
une vertu.
Solutions :
1. Aristote ne nie pas absolument que l'amitié soit une vertu,
mais il dit "qu’elle est vertu, ou qu'elle va avec la vertu". Il est
en effet possible de soutenir qu'elle est une vertu morale, ayant pour matière
nos actions à l'égard d’autrui, bien qu'elle les envisage sous un autre aspect
que la justice. La justice, en effet, concerne les actions envers autrui du
point de vue de ce qui est dû légalement, tandis que l'amitié les envisage au
titre d'une certaine dette amicale ou morale, ou mieux encore de bienfait
gratuit, comme le montre Aristote. Cependant on peut dire aussi que l'amitié
n'est pas une vertu distincte par elle-même des autres vertus. On ne saurait en
effet lui trouver le caractère louable et honnête sinon d’après son objet, c'est-à-dire
selon qu'elle se trouve fondée sur l'honnêteté des vertus ; cela se voit dans
le fait que toute amitié n'est pas louable ni honnête ; ainsi l'amitié qui vise
le plaisir et l'utilité. L’amitié vertueuse est donc une conséquence de la
vertu plutôt qu'elle n'est elle-même une vertu. Il n'en est pas de même de la
charité, qui n’est pas fondée principalement sur la vertu humaine, mais sur la
bonté divine.
2. Aimer quelqu'un et éprouver de la joie à son propos relève
de la même vertu, puisque la joie suit l'amour comme nous l'avons montré au
traité des passions. On appellera donc vertu l’amour, mais on ne le dira pas de
la joie, qui est l’effet de l'amour. Quant à déclarer que la vertu est
l'achèvement (de la puissance), cela ne signifie pas qu'elle soit un effet de
la puissance, mais la surpasse comme cent livres sont davantage que quarante.
3. Tout accident considéré dans son être est inférieur à une
substance, car la substance est un être qui existe par soi, tandis que
l'accident n'existe que dans un autre. Mais, si l'on se place au point de vue
de l'espèce de l'accident, il faut dire ceci : l'accident qui est causé par les
principes du sujet est inférieur au sujet, comme un effet est inférieur à sa
cause ; tandis que celui qui provient de la participation d'une nature
supérieure est supérieur à son sujet, du fait qu'il porte la ressemblance de la
nature supérieure. Ainsi la lumière est-elle de nature plus élevée que le
milieu diaphane qui la reçoit. De cette manière, en tant qu'elle est une
certaine participation du Saint Esprit, la charité a plus de dignité que l'âme.
Objections :
1. Il semble bien que non. Saint Jérôme dit en effet : "Pour
résumer brièvement la définition de toutes les vertus, je dirai : la vertu est
la charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain." Et saint Augustin
écrit : "La vertu est l'ordre de l'amour." Or une vertu spéciale ne
peut entrer dans la définition de la vertu en général. Donc la charité n'est
pas une vertu spéciale.
2. Ce qui s'étend aux oeuvres de toutes les vertus ne peut
être une vertu spéciale. Or la charité s'étend aux oeuvres de toutes les vertus,
selon saint Paul (1 Co 13, 4) : "La charité est patiente, elle est pleine
de bonté, etc." Elle s'étend même à toutes les actions humaines, comme il
est dit dans la même épître (16, 14) : "Que toutes vos oeuvres
s'accomplissent dans la charité." La charité n'est donc pas une vertu
spéciale.
3. Les préceptes de la loi correspondent aux actes des vertus.
Or saint Augustin affirme : "Le commandement général est : "Tu
aimeras" ; et la défense générale : "Tu ne convoiteras pas." La
charité est donc bien une vertu générale."
Cependant :
On n'énumère pas
ce qui est général avec ce qui est spécial ; or la charité se trouve énumérée
avec des vertus spéciales, la foi et l'espérance (1 Co 13, 13) : "Présentement,
demeurent ces trois choses : la foi, l'espérance et la charité." Donc la
charité est une vertu spéciale.
Conclusion :
Les actes et les
habitus sont spécifiés par leurs objets, nous l'avons montré plus haut. On sait
aussi, par ce qui précède, que l'objet propre de l'amour est le bien. Par
conséquent, là où se trouvera une raison spéciale de bien, il y aura une raison
spéciale d'amour. Or le bien divin, en tant qu'il est l'objet de la béatitude, présente
par cela même une raison spéciale de bien. C'est pourquoi l'amour de charité, qui
est l'amour de ce bien, est un amour spécial. Donc la charité est aussi une
vertu spéciale.
Solutions :
1. La charité rentre dans la définition de toute vertu, non
point parce qu'elle serait essentiellement toute vertu, mais parce que, d'une
certaine façon, toutes les vertus dépendent d'elle, comme on le montrera plus
loin. De même également, la prudence rentre dans la définition des vertus
morales, dit Aristote, parce que les vertus morales dépendent de la prudence.
2. La vertu ou l'art qui se rapporte à la fin ultime commande
les vertus ou les arts qui se rapportent à des fins secondaires ; ainsi l'art
militaire a-t-il autorité sur l'art équestre, selon Aristote. C'est pourquoi, parce
que la charité a pour objet la fin ultime de la vie humaine, c'est-à-dire la
béatitude, elle s'étend à tous les actes de cette vie, non point en produisant
elle-même de façon immédiate tous les actes des vertus, mais en les impérant.
3. Le précepte d'aimer est appelé un commandement général
parce que tous les autres préceptes se rapportent à lui comme à leur fin, suivant
cette parole de l'Apôtre (1 Tm 1, 5) : "La fin du précepte c'est la
charité."
Objections :
1. Non semble-t-il, car les habitus se distinguent d'après
leurs objets. Or il y a deux objets de la charité : Dieu et le prochain ; et
ces deux objets sont distants à l'infini. La charité n'est donc pas une seule
vertu.
2. Le même objet restant réellement identique peut présenter
des points de vue différents et motiver ainsi divers habitus. Or nous avons de
multiples raisons d'aimer Dieu, parce que chacun de ses bienfaits nous rend
débiteurs de son amour. La charité n'est donc pas une vertu unique.
3. La charité inclut l'amitié pour le prochain. Mais Aristote
distingue plusieurs espèces d'amitié. La charité n'est donc pas une vertu
unique mais elle se diversifie en plusieurs espèces.
Cependant :
Dieu est l'objet
de la charité de la même manière qu'il est l'objet de la foi. Mais la foi est
une vertu une, à cause de l'unité de la vérité divine, selon l'expression de
l'épître aux Éphésiens (4, 5) : "une seule foi". Donc la charité, elle
aussi, est une seule vertu, à cause de l'unité de la bonté divine.
Conclusion :
La charité nous
l'avons dit, est une amitié de l'homme pour Dieu. Or il peut y avoir
différentes espèces d'amitié. Ou bien d'après la diversité de leur fin, et de
ce point de vue nous en avons trois espèces : l'amitié de l'utile, du
délectable et de l'honnête. Ou bien, d'après la diversité des genres de
communication qui les fondent ; autre est ainsi l'amitié des consanguins, l'amitié
des concitoyens ou celle des compagnons de voyage ; la première est fondée sur
la parenté naturelle, les deux autres sur des relations d'ordre social ou de
voyage, d'après Aristote. Or, à aucun de ces deux points de vue la charité
n'est susceptible de se diviser en plusieurs espèces, car, d’une part, sa fin
est une : la bonté divine ; et d'autre part il n'y a qu'une seule communication,
celle de la béatitude éternelle, - qui fonde cette amitié. Il reste donc que la
charité est absolument une seule vertu, et qu'elle ne se distingue pas en
plusieurs espèces.
Solutions :
1. Cet argument serait concluant si Dieu et le prochain
étaient à égalité objets de la charité. Mais ce n'est pas vrai, car Dieu est objet
principal de la charité ; quant au prochain, il est aimé de charité à cause de
Dieu.
2. Par la charité Dieu est aimé pour lui-même. Une seule
raison d'aimer se trouve donc visée, à titre principal, par la charité ; la
bonté divine qui est la substance même de Dieu, selon la parole du Psaume (106,
1) : "Rendez grâce au Seigneur, car il est bon." Quant aux autres
motifs qui nous inclinent à l'aimer, ou qui nous font un savoir de l'aimer, ils
viennent en second et dérivent du premier.
3. Les amitiés humaines dont parle Aristote ont des finalités
différentes et reposent sur des genres de communication également différents, ce
qui n'a pas lieu dans la charité, comme nous venons de le dire. C'est pourquoi
la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Non, semble-t-il. La vertu qui se trouve dans une
puissance supérieure est elle-même supérieure, de même que l'opération de cette
puissance. Or l'intelligence est supérieure à la volonté, puisqu'elle la
dirige. Donc la foi, qui est dans l'intelligence, est supérieure à la charité, qui
est dans la volonté.
2. L'être par lequel un autre être agit paraît inférieur à
celui-ci ; ainsi le serviteur que le maître emploie à ses travaux est inférieur
à lui. Or saint Paul dit (Ga 5, 6) que "la foi est agissante par la
charité". La foi est donc plus excellente que la charité.
3. Ce qui existe par addition d'une réalité à une autre semble
plus parfait que celle-ci. Mais l'espérance existe par addition à la charité ;
car l'objet de la charité est le bien, et celui de l'espérance est le bien
difficile à conquérir. L'espérance est donc plus excellente que la charité.
Cependant :
saint Paul dit (1
Co 13, 13) : "La plus grande est la charité."
Conclusion :
Puisque les actes
humains sont bons pour autant qu'ils sont conformes à la règle requise, il est
nécessaire que la vertu humaine, principe des actes bons, consiste à atteindre
la règle des actes humains. Or nous, l'avons dit plus haut : il y a une double
règle pour les actes humains : la raison humaine et Dieu. Mais Dieu est la
règle première sur laquelle la raison humaine doit être réglée. C'est pourquoi
les vertus théologales, qui consistent à atteindre cette règle première, puisque
leur objet est Dieu, sont plus excellentes que les vertus morales ou
intellectuelles, qui consistent à atteindre la raison humaine. C'est pourquoi
il faut aussi que, parmi les vertus théologales, celle-là soit la plus
excellente, qui atteint Dieu davantage.
Toujours, ce qui
existe par soi est supérieur à ce qui existe par un autre. La foi et
l'espérance atteignent Dieu sans doute, selon que de lui nous proviennent ou la
connaissance de la vérité, ou la possession du bien ; mais la charité atteint
Dieu en tant qu'il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons
quelque chose de lui.
C'est pourquoi la
charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que
toutes les autres vertus. De même, la prudence, qui atteint la raison en
elle-même, est aussi plus excellente que les autres vertus morales, qui
atteignent la raison en tant qu'elle établit le juste milieu dans les
opérations ou les passions humaines.
Solutions :
1. L'opération de l'intelligence trouve son achèvement en
ceci que ce qui est connu existe en celui qui connaît ; et c'est pourquoi la
dignité de cette opération s'apprécie à la mesure de l'intelligence.
L'opération de la volonté au contraire, ainsi que l'opération de
toute-puissance appétitive, se parfait dans l'inclination vers la réalité
objective, comme vers son terme, de celui qui s'y porte. C'est pourquoi la
dignité de l'activité appétitive se mesure à la réalité qui en est l'objet. Or
les réalités inférieures à l'âme existent en celle-ci selon un mode d'être
supérieur à celui qu'elles ont en elles-mêmes, car, ainsi qu'il est montré au
livre Des Causes, un être existe dans un autre selon le mode même de
celui où il existe. Au contraire, les réalités supérieures à l'âme existent
d'une manière plus excellente en elles-mêmes que dans l'âme. Et c'est pourquoi
connaître les réalités inférieures à nous est meilleur que les aimer : ce qui
explique qu'Aristote fasse passer les vertus intellectuelles avant les vertus
morales. Mais l'amour des réalités qui nous sont supérieures, et celui de Dieu
principalement, est préférable à la connaissance que nous en avons. Et c'est
ainsi que la charité est plus excellente que la foi.
2. La foi n'opère pas par la charité comme par un instrument, comme
le maître par son serviteur, mais comme par une forme propre. L'argument n'est
donc pas concluant.
3. C'est le même bien qui est objet de charité et d'espérance
; mais la charité implique une union avec ce bien, tandis que l'espérance
suppose qu'on en est distant. Il s'ensuit qu'à la différence de l'espérance, la
charité ne regarde pas ce bien comme un bien difficile, car ce qui nous est
déjà uni n'est plus difficile à atteindre. Cela montre que la charité est plus
parfaite que- l'espérance.
Objections :
1. Il semble que ce soit possible. Le propre de la vertu est
en effet d'accomplir des actes bons. Mais ceux qui n'ont pas la charité
accomplissent certains actes bons, comme vêtir ceux qui sont nus, nourrir les
affamés, etc. Il peut donc y avoir une vraie vertu sans la charité.
2. La charité ne peut exister sans la foi, car, selon l'Apôtre
(1 Tm 1, 5), elle procède "d'une foi sans détours". Mais chez les
infidèles peut exister une vraie chasteté, du moment qu'ils domptent leurs
convoitises, et une vraie justice, s'ils jugent bien. Donc une vertu véritable
peut exister sans la charité.
3. La science et l'art sont des vertus d'après Aristote. Mais
on les trouve chez des pécheurs qui n'ont pas la charité. Donc une vraie vertu
peut exister sans la charité.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Co
13, 3) : "Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, quand
je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert
de rien." Or la vraie vertu, d'après la Sagesse (8, 7) est grandement
profitable : "Elle enseigne la tempérance et la justice, la prudence et le
courage, et il n'y a rien dans la vie de plus utile aux hommes." C'est
donc que sans la charité il ne peut y avoir de vraie vertu.
Conclusion :
La vertu est
ordonnée au bien, nous l'avons vu antérieurement. Or le bien c'est, à titre
principal, la fin, car les moyens ne sont appelés bons qu'en raison de leur
ordre à la fin. Donc, de même qu'il y a deux sortes de fins : l'une ultime, l'autre
prochaine, de même y a-t-il deux sortes de biens : l'un ultime et universel, et
l'autre prochain et particulier. Mais le bien ultime et principal de l'homme
est de jouir de Dieu, selon la parole du Psaume (73, 28) : "Pour moi, adhérer
à Dieu est mon bien." Et c'est à cela que l'homme est ordonné par la
charité.
Quant au bien
secondaire et pour ainsi dire particulier de l'homme, il peut être double :
l'un qui est un véritable bien, du fait qu'il a en lui-même de quoi être ordonné
au bien principal, qui est la fin ultime ; l'autre qui n'est qu'un bien
apparent et non véritable, car il s'éloigne du bien final.
Ainsi donc, il est
clair que la vertu absolument véritable est celle qui ordonne au bien principal
de l'homme ; ainsi Aristote définit-il la vertu comme "la disposition de
ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux." En ce sens, il ne peut y
avoir de vertu véritable sans la charité.
Mais, si l'on
envisage la vertu par rapport à une fin particulière, on peut dire alors qu'il
y a une certaine vertu sans charité, en tant qu’une telle vertu est ordonnée à
un bien particulier.
Toutefois si ce
bien particulier n'est pas un vrai bien, mais un bien apparent, la vertu qui
s’y ordonne ne sera pas une vertu véritable, mais un faux-semblant de vertu.
Ainsi, dit saint Augustin : "On ne tiendra pas pour vraie vertu la
prudence des avares combinant leurs petits profits ; la justice des avares qui
leur fait dédaigner le bien par crainte de plus graves pertes ; la tempérance
des avares qui leur fait réprimer leur appétit, parce qu'il leur coûte trop
cher ; la force des avares qui, selon la parole d'Horace, les fait passer, pour
fuir la pauvreté, à travers la mer, les rochers et les flammes."
Mais si ce bien
particulier est un bien véritable, comme la défense de la Cité ou quelque
oeuvre de ce genre, il y aura vertu véritable, mais imparfaite, à moins qu'elle
ne soit référée au bien final et parfait. De la sorte, une vertu véritable ne
peut absolument pas exister sans la charité.
Solutions :
1. Celui qui n'a pas la charité peut agir de deux façons. Ou
bien il agit en raison de son défaut même de charité, par exemple quand il fait
quelque chose qui se rapporte à ce qui exclut en lui la charité. Un tel acte
est toujours mauvais. Comme le dit saint Augustin, l'acte d'un infidèle
agissant comme tel est toujours un péché, vêtirait-il un pauvre, ou
accomplirait-il quelque chose de semblable, s'il le fait en ayant son
infidélité pour fin. Ou bien celui qui n'a pas la charité agit, non en raison
de ce qu'il n'a pas la charité, mais en vertu de quelque autre don de Dieu, qu'il
possède : foi, espérance, ou même le bien de nature qui n’est pas totalement
détruit par le péché, nous l’avons dit précédemment. Dans ce cas, sans la
charité, il peut y avoir un acte qui, par son genre, est bon ; non pas
cependant parfaitement bon, car il lui manque l'ordination requise à la fin
ultime.
2. La fin est, dans l'action, ce qu'est le principe dans la
connaissance spéculative : ainsi, de même qu'il ne peut y avoir science
véritable sans une exacte intelligence du principe premier et indémontrable, de
même il ne peut y avoir véritable justice et véritable chasteté s'il manque
l'ordination requise à la fin, qui se réalise par la charité, quand bien même, pour
tout le reste, on se comporterait avec rectitude.
3. La science et l'art visent par définition un bien
particulier, et non pas la fin ultime de la vie humaine, comme c'est le cas
pour les vertus morales qui rendent l'homme purement et simplement bon, comme
nous l'avons dit antérieurement. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car la forme d'une chose est ou
exemplaire ou essentielle. Mais la charité n'est pas forme exemplaire des
autres vertus, car alors il faudrait que toutes les autres vertus fussent de la
même espèce que la charité. De même, la charité n'est pas forme essentielle des
autres vertus, parce qu'elle ne se distinguerait plus de celles-ci. Donc la
charité n'est en aucune façon la forme des vertus.
2. La charité est comparée aux autres vertus comme leur racine
et leur fondement, selon la parole de saint Paul (Ep 3, 17) : "Enracinés
et fondés dans la charité." Or ce qui est racine ou fondement n'a pas
raison de forme, mais plutôt de matière, car c'est là ce qui vient en premier
dans la génération. La charité n'est donc pas la forme des vertus.
3. La forme, la fin et la cause efficiente ne peuvent pas se
rencontrer dans un même sujet, comme le montre Aristote. Or on dit de la
charité qu'elle est la fin et la mère des vertus. Elle ne doit donc pas être
appelée la forme des vertus.
Cependant :
Saint Ambroise
affirme que la charité est la forme des vertus.
Conclusion :
En morale, la
forme d'un acte se prend principalement de la fin ; la raison en est que le
principe des actes moraux est la volonté, dont l'objet, et pour ainsi dire la
forme, est la fin. Or, la forme d'un acte suit toujours la forme de l'agent qui
produit cet acte. Il faut donc qu'en une telle matière ce qui donne à un acte
son ordre à la fin lui donne aussi sa forme.
Or il est évident,
d'après ce qui a été dit précédemment, que la charité ordonne les actes de
toutes les autres vertus à la fin ultime. Ainsi, elle donne aussi à ces actes
leur forme. Et c'est pour cela qu'elle est dite forme des vertus, car les
vertus elles-mêmes ne sont telles que par rapport aux actes formés.
Solutions :
1. La charité n'est pas appelée forme des autres vertus de
façon exemplaire ou essentielle, mais plutôt par mode d'efficience, en tant
qu'elle impose sa forme à toutes, de la manière qu'on vient d'expliquer.
2. On compare la charité au fondement et à la racine pour
signifier que par elle sont soutenues et nommées toutes les autres vertus, mais
non pas en donnant à ces mots la signification de cause matérielle.
3. On doit dire que la charité est la fin des autres vertus, parce
qu'elle les ordonne toutes à sa fin propre. Et, parce qu'une mère est celle qui
conçoit en elle-même par un autre, on peut dire que la charité est la mère des
autres vertus parce que, à partir de l'appétit de la fin ultime, elle conçoit
les actes des autres vertus, en les impérant.
- 1. La charité
siège-t-elle dans la volonté ? - 2. Est-elle causée dans l'homme par les actes
le qui la précèdent ou par infusion divine ? - 3. Est-elle infusée en nous en
proportion de nos capacités naturelles ? - 4. S'accroît-elle chez celui qui la possède
? - 5. S'accroît-elle par addition ? - 6. S'accroît-elle par chacun de ses
actes ? - 7. S'accroît-elle à l'infini ? - 8. La charité peut-elle être
parfaite ? - 9. Les différents degrés de la charité. - 10. La charité peut-elle
diminuer ? - 11. Peut-on la perdre une fois qu'on la possède ? - 12. La perd-on
par un seul acte de péché mortel ?
Objections :
1. Non, semble-t-il, car la charité est un certain amour, mais
pour Aristote l'amour siège dans le concupiscible, non dans la volonté.
2. La charité est la plus fondamentale des vertus, nous
l'avons dit précédemment. Mais le siège de la vertu est la raison. Il semble
donc que la charité siège dans la raison, non dans la volonté.
3. La charité s'étend à toutes les actions humaines, selon
l'Apôtre (1 Co 16, 14) : "Que toutes vos oeuvres soient faites dans la
charité." Or le principe des actes humains est le libre arbitre. Il paraît
donc que la charité siège surtout dans le libre arbitre, non dans la volonté.
Cependant :
L’objet de la
charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité siège
dans la volonté.
Conclusion :
Nous avons vu dans
la première Partie qu'il y a deux appétits : l'appétit sensible, et l’appétit
intellectuel nommé volonté ; l'un et l’autre ont pour objet le bien, mais de
façon différente. Car l'objet de l'appétit sensible est le bien appréhendé par
les sens, tandis que l’objet de l'appétit intellectuel ou volonté est le bien
sous la raison commune de bien, tel que l'intellect peut le saisir. Or la
charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule
l'intelligence peut connaître. Et c'est pourquoi le siège de la charité n'est
pas l'appétit sensible, mais l'appétit intellectuel, c'est-à-dire la volonté.
Solutions :
Le concupiscible
fait partie de l'appétit sensible et non de l'appétit intellectuel, comme nous
l'avons montré dans la première Partie. Aussi l'amour qui est dans le
concupiscible est-il l'amour d'un bien sensible. Mais le concupiscible ne peut
s'étendre au bien divin, qui est d'ordre intelligible ; seule la volonté le
peut, C'est pourquoi le concupiscible ne peut être le siège de la charité.
2. Avec Aristote, on peut dire que la volonté est, elle aussi,
dans la raison. Et c'est pourquoi la charité, puisqu'elle est dans la volonté, n'est
pas étrangère à la raison. Toutefois, la raison n'est pas la règle de la
charité comme elle l'est des vertus humaines ; elle est réglée par la sagesse
de Dieu, et elle dépasse la norme de la raison humaine, selon la parole de
saint Paul (Ep 3, 19) : "Vous connaîtrez la charité du Christ, qui
surpasse toute science." Ainsi la charité n'est pas dans la raison
celle-ci n'est pas son siège comme elle l'est de la prudence, ni son principe
régulateur comme elle l'est pour la justice et la tempérance ; on note
seulement une certaine affinité de la volonté avec la raison.
3. Le libre arbitre n'est pas une puissance distincte de la
volonté, nous l'avons dit dans la première Partie. Et cependant la charité
n'est pas dans la volonté, en tant que faculté du libre arbitre, dont l'acte
propre consiste à choisir. En effet, selon Aristote : "le choix concerne
les moyens, tandis que la volonté comme telle porte sur la fin". C'est
pourquoi l'on doit dire que la charité, qui a pour objet la fin ultime, est
dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'elle soit causée en nous par infusion.
Car ce qui est commun à tous les êtres créés doit, par nature, appartenir à
l'homme. Mais, selon Denys "le bien divin est digne de dilection et
aimable pour tous", ce qui est l'objet de la charité. Donc la charité
existe en nous par nature, et non par infusion.
2. Plus un être est aimable, plus il est facile de l'aimer. Or
Dieu est souverainement aimable, puisqu'il est souverainement bon. Il est donc
plus facile de l'aimer que d'aimer les autres êtres. Mais pour aimer ceux-ci
nous n'avons pas besoin d'un habitus infus. Il n'en fait donc pas non plus pour
aimer Dieu.
3. "La fin du précepte, écrit saint Paul (1 Tm 1, 5), est
la charité qui procède d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans
détours." Or ces trois dispositions concernent les actes humains. Donc la
charité est causée en nous par des actes antérieurs et non par infusion.
Cependant :
L’Apôtre dit (Rm 5,
5) : "La charité de Dieu a été diffusée dans nos coeurs par l'Esprit Saint
qui nous a été donné."
Conclusion :
La charité, on l'a
vu plus haut, est une amitié de l'homme pour Dieu, fondée sur la communication
de la béatitude éternelle. Or cette communication n'est pas de l'ordre des
biens naturels, mais des dons gratuits, puisque selon la parole de saint Paul
(Rm 6, 23), "le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle". Aussi
la charité elle-même excède-t-elle le pouvoir de la nature. Mais ce qui dépasse
le pouvoir de la nature ne peut ni exister naturellement, ni être acquis par
des puissances naturelles, car un effet naturel ne dépasse pas sa cause.
C'est pourquoi la
charité ne peut venir en nous naturellement, ni être acquise par nos forces
naturelles. Elle ne peut venir que d'une infusion de l'Esprit Saint, qui est
l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité
elle-même, produite de la façon que nous avons dit plus haut.
Solutions :
1. Denys parle ici de l'amour de Dieu qui est fondé sur la
communication des biens naturels, et qui, de ce fait, existe par nature en
toutes choses. Mais la charité est fondée sur une communication surnaturelle.
Aussi la comparaison ne vaut-elle pas.
2. Dieu est éminemment connaissable en lui-même, mais non
point pour nous, à cause de la déficience de notre connaissance, qui dépend des
réalités sensibles ; de même, Dieu est en lui-même souverainement aimable en
tant qu'il est l'objet de la béatitude, mais sous cet aspect, il ne se présente
pas à nous comme ce qu'il faut aimer le plus, car l'inclination de notre coeur
nous porte à aimer les biens visibles. Il faut donc, pour que nous aimions
ainsi Dieu par-dessus tout, que la charité soit infusée dans nos coeurs.
3. Quand il est dit que la charité procède en nous "d'un
coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans détours", cela doit
s'entendre de l'acte de la charité, lorsqu'il est avivé par de telles
dispositions. Ou bien l'on pourrait encore dire que des attitudes de ce genre
disposent l'homme à recevoir l'infusion de la charité. C'est également le sens
qu'il faut donner à ces paroles de saint Augustin : "La crainte introduit
en nous la charité", et à ces paroles de la Glose sur saint Matthieu (1, 2)
: "La foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité."
Objections :
1. Oui, semble-t-il, car il est dit en saint Matthieu (25, 15)
: "Il a donné à chacun selon ses capacités." Mais dans l'homme il n'y
a pas de vertu autre que la vertu naturelle qui puisse précéder la charité, puisque,
avons-nous dit précédemment, sans la charité il n'y a aucune vertu. Dieu infuse
donc la charité en l'homme selon l'importance de sa vertu naturelle.
2. Dans toute série de réalités ordonnées entre elles, la
seconde est proportionnée à la première ; ainsi, dans les choses matérielles, la
forme est proportionnée à la matière, et, dans les dons gratuits, la gloire est
proportionnée à la grâce. Mais la charité, étant une perfection de la nature, peut
être envisagée comme venant en second par rapport aux capacités naturelles. Il
semble donc qu'elle soit infusée en proportion des capacités naturelles.
3. Les hommes et les anges participent de la charité pour le
même motif : parce que le motif de la béatitude est le même chez les uns et
chez les autres, comme on le voit en saint Matthieu (22, 30) et en saint Luc
(20, 36). Or, la charité et les dons gratuits sont accordés aux anges en proportion
de la capacité de leur nature, ainsi que l'enseigne le Maître des Sentences. Il
semble donc qu'il en soit de même chez les hommes.
Cependant :
Saint Jean nous
dit (3, 8) : "L'esprit souffle où il veut", et saint Paul (1 Co 12, 11)
: "Le même et unique Esprit opère tout cela en distribuant à chacun ses
dons comme il veut." La charité n'est donc pas donnée en proportion des
capacités naturelles, mais selon la volonté de l'Esprit, qui distribue ses
dons.
Conclusion :
La quantité de
chaque chose pend de sa cause propre, car une cause plus universelle produit un
effet plus grand. Or la charité est hors de proportion avec la nature humaine, on
vient de le dire ; elle ne peut donc provenir d'une cause naturelle, mais
seulement de la grâce du Saint-Esprit, qui l'infuse en nous. Et c'est pourquoi
la mesure de la charité ne dépend pas des conditions de la nature, ni de la
capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté du Saint-Esprit distribuant
ses dons comme il veut. D'où cette parole de l'Apôtre (Ep 4, 7) : "A
chacun de nous la grâce est accordée selon la mesure du don du Christ."
Solutions :
1. La vertu en proportion de laquelle Dieu octroie ses dons à
chacun est une disposition et une préparation antécédente, ou comme un élan de
celui qui reçoit la grâce. Mais cette disposition ou élan est prévenue par le Saint-Esprit,
qui meut plus ou moins l'esprit de l'homme, selon qu’il le veut. C'est pourquoi
l'Apôtre dit (Col 1, 12) : "Il nous a rendus capables de partager le sort
des saints dans la lumière."
2. La forme n'est pas hors de proportion avec la matière, mais
elles sont du même genre. Semblablement, la grâce et la gloire se réfèrent au
même genre, parce que la grâce n'est pas autre chose qu'un commencement de la
gloire en nous. Mais la charité et la nature n'appartiennent pas au même genre.
Le cas est donc différent.
3. L'ange est une nature intellectuelle et, par sa condition
même, il lui appartient, lorsqu’il se porte vers quelque chose, de s'y porter
tout entier, comme on l'a vu dans la première Partie. C’est pourquoi, chez les
anges supérieurs, l’élan de l'esprit fut plus grand : vers le bien chez ceux
qui persévérèrent, et vers le mal chez ceux qui tombèrent ; aussi les premiers
devinrent-ils meilleurs que les autres anges, et les seconds pires. Mais
l'homme est une créature raisonnable, à laquelle il convient d'être tantôt en
puissance et tantôt en acte. C'est pourquoi lorsqu'il se porte vers quelque
chose, il ne s'y porte pas forcément de façon totale ; il peut ainsi n'y avoir,
chez celui qui est naturellement mieux doué, qu'un élan plus faible, et
inversement. La raison alléguée pour l'ange ne vaut donc pas pour l'homme.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car seul peut augmenter ce qui est de
l'ordre de la quantité. Or il y a deux sortes de quantité : la quantité
dimensive, et la quantité virtuelle. La première ne saurait convenir à la
charité, puisque celle-ci est une perfection spirituelle. La quantité virtuelle,
pour sa part, est appréciée par rapport aux objets. Mais la charité ne peut
s'accroître de cette manière, puisqu'en son degré le plus minime elle aime déjà
tout ce qui doit être aimé de charité. Donc la charité ne s'accroît pas.
2. Ce qui est au terme n'augmente plus. Or, la charité est au
terme, puisqu'elle est la plus grande des vertus, et l'amour souverain du bien
le meilleur. Donc la charité ne peut s'accroître.
3. L'accroissement est un mouvement. Par conséquent ce qui
s'accroît se meut, et ce qui s'accroît essentiellement se meut essentiellement.
Mais seul l'être qui est engendré ou corrompu se meut essentiellement. Donc la
charité ne peut augmenter essentiellement, à moins qu'elle ne soit engendrée de
nouveau, ou corrompue, ce qui n'est pas ce que l'on veut dire.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "La charité mérite d'augmenter, afin que, une fois augmentée, elle
mérite de devenir parfaite."
Conclusion :
La charité de la
route (via) peut être augmentée. En effet, si nous sommes appelés
voyageurs (viatores), c'est parce que nous sommes en marche vers Dieu, qui
est le terme final de notre béatitude. Sur ce chemin nous progressons d'autant
plus que nous nous rapprochons davantage de Dieu, dont on ne s'approche pas par
une marche du corps mais par les affections de l'âme. Or c'est la charité qui
produit ce rapprochement, du fait que par elle notre âme est unie à Dieu. Et
c'est pourquoi il est de la nature de la charité du voyage de pouvoir
s'accroître, car, s'il n'en était pas ainsi, le cheminement lui-même prendrait
fin. Aussi l'Apôtre appelle-t-il la charité une "voie" lorsqu'il dit
d'elle (1 Co 12, 31) : "je vais encore vous montrer une voie qui les
dépasse toutes."
Solutions :
1. La quantité dimensive ne saurait convenir à la charité, mais
seulement la quantité virtuelle. Celle-ci ne s'apprécie pas seulement d'après
le nombre des objets, c'est-à-dire selon que l'on aime plus ou moins de choses,
mais aussi d'après l'intensité de l'acte, selon qu'un objet est plus ou moins
aimé. Et c'est de cette manière que s'accroît la quantité virtuelle de la
charité.
2. La charité est au maximum quant à son objet, en tant que
son objet est le souverain bien, ce qui fait qu'elle est elle-même la plus
excellente des vertus. Mais, du point de vue de l'intensité de l'acte, toute
charité n'est pas à son maximum.
3. Certains ont prétendu que la charité n'augmente pas selon
son essence, mais seulement selon son enracinement dans le sujet, ou encore
selon son degré de ferveur. C'est ignorer le sens des mots. En effet, puisque la
charité est un accident, son être consiste précisément à exister dans un sujet
; par conséquent, s'accroître selon son essence n'est autre chose pour elle
qu'exister davantage dans son sujet, ce qui revient à s'y enraciner davantage.
De même également, la charité est une vertu essentiellement ordonnée à l'acte ;
ainsi, dire qu'elle s'accroît selon son essence, ou dire qu'elle a le pouvoir
de produire un acte plus fervent de dilection, revient au même. Il faut donc
conclure que la charité s'accroît essentiellement non en ce sens qu'elle
commence d'exister ou qu'elle cesse d'exister dans un sujet, comme le voulait
l'objection, mais en ce sens qu'elle se met à y exister de plus en plus.
Objections :
1. Il semble bien qu'il en soit ainsi, car l'accroissement
dans la quantité virtuelle a lieu de la même manière que dans la quantité
corporelle. Or, dans la quantité corporelle, l'accroissement se fait par
addition. Aristote dit en effet : "L'accroissement résulte d'une addition
à une grandeur préexistante." L'accroissement de la charité, qui relève de
la quantité virtuelle, se fera donc par addition.
2. La charité est dans l'âme une certaine lumière spirituelle,
selon cette parole (1 Jn 2, 10) : "Celui qui aime son frère demeure dans
la lumière." Mais la lumière augmente dans l'air par addition ; ainsi
augmente-t-elle dans une maison si l'on y allume un autre flambeau. Donc la
charité, elle aussi, s'accroît dans l'âme par addition.
3. Il appartient à Dieu d'augmenter la charité comme il lui
appartient de la produire initialement selon saint Paul (2 Co 9, 10) : "Il
fera croître les fruits de votre justice." Mais Dieu, en infusant pour la
première fois la charité dans l'âme, y produit quelque chose qui n'y était pas
auparavant. De même, en augmentant la charité, il produit dans l'âme quelque
chose qui n'y était pas encore. La charité s'accroît donc par addition.
Cependant :
La charité est une
forme simple ; or ce qui est simple s'ajoutant à ce qui est simple ne produit
pas un être plus grand, comme le prouve Aristote. Par conséquent, la charité ne
s'accroît pas par addition.
Conclusion :
Dans toute
addition, une chose est ajoutée à une autre. C'est pourquoi, avant toute
addition, les choses à additionner devront au moins être saisies par la pensée
comme distinctes. Donc, si de la charité est ajoutée à de la charité, il faut
que l'on ait reconnu que la charité ajoutée est distincte de celle à laquelle
elle est adjointe ; distincte non pas nécessairement dans la réalité, mais au
moins pour la pensée. Dieu pourrait en effet augmenter une quantité corporelle
en lui ajoutant une grandeur qui n'aurait pas existé auparavant, mais qu'il
créerait alors ; cette grandeur, bien qu'elle n'ait pas existé dans la nature, a
du moins en elle-même de quoi être saisie comme distincte de la quantité à
laquelle elle est ajoutée. Donc, si de la charité est ajoutée à la charité, il
est nécessaire de présupposer, au moins en pensée, que ces deux charités sont
distinctes de l'autre.
Or, dans les
formes, il y a deux sortes de distinctions : la distinction spécifique et la
distinction numérique. La distinction spécifique, dans le cas des habitus, se
prend de la diversité des objets, et la distinction numérique de la diversité
des sujets. Il peut donc arriver qu'un habitus s'accroisse par addition, du
fait qu'il vient à s'étendre à des objets qu'il n'atteignait pas jusqu'alors ;
ainsi s'accroît la science de la géométrie chez celui qui découvre des
conclusions dont il n'avait pas encore connaissance. Mais on ne peut pas dire
cela de la charité, puisque la moindre charité s'étend déjà à tout ce qui doit
être aimé de charité. On ne peut donc pas concevoir, dans l'accroissement de la
charité, qu'il y ait une addition de ce genre, où serait présupposée une
distinction spécifique de la charité ajoutée à celle qui reçoit cette addition.
Il reste donc, si
de la charité s'additionne à de la charité, que cela se fasse en supposant une
distinction numérique, laquelle tient à la diversité des sujets ; ainsi la
blancheur augmente parce que du blanc s'ajoute à côté du blanc, quoique, par
cette augmentation, une chose ne devienne pas plus blanche. Mais on ne peut pas
le dire dans le cas présent ; car la charité n'a pour sujet que l'âme
raisonnable, de sorte qu'un accroissement de ce genre, pour la charité, ne
pourrait avoir lieu que si une âme raisonnable était ajoutée à une autre âme
raisonnable, ce qui est impossible. D'ailleurs, même si c'était possible, un
tel accroissement agrandirait l'être aimant, mais ne ferait pas qu'il aime
davantage. Il reste donc que d'aucune façon l'accroissement de la charité ne
peut se faire par addition de charité à charité, comme certains le prétendent.
La charité ne
s'accroît donc que parce que son sujet en est de plus en plus participant, c'est-à-dire
qu'il est davantage actué par elle, et lui est plus soumis.
C'est là, en effet,
le mode d'accroissement propre à toute forme dont l'intensité grandit, car
l'être d'une forme de ce genre consiste totalement à inhérer au sujet qui la
reçoit. C'est pourquoi, puisque la grandeur d'une chose correspond à son être, devenir
plus grand, pour une forme", c'est inhérer davantage à son sujet ; et non
pas qu'une autre forme survienne. C'est ce qui se passerait si une forme avait
une certaine quantité par elle-même, et non par rapport à son sujet. Ainsi donc
la charité s'accroît du fait qu'elle s'intensifie dans son sujet ; et en cela
elle s'accroît essentiellement ; mais cela n'a pas lieu par addition de charité
à charité.
Solutions :
1. La quantité corporelle a certaines propriétés en tant
qu'elle est quantité, et certaines autres en tant qu'elle est une forme
accidentelle.
En tant qu'elle
est quantité, elle est susceptible d'être distinguée, soit selon la dimension, soit
selon le nombre ; sous cet aspect, l'augmentation de grandeur est à prendre par
addition, comme on le voit à propos des animaux.
En tant que forme
accidentelle, la quantité corporelle n'est susceptible d'être distinguée que
par rapport à son sujet. De ce point de vue, elle a un accroissement propre, comme
les autres formes accidentelles, par mode d'intensification dans son sujet, comme
on le voit dans les corps qui se raréfient, Aristote le montre. Semblablement, la
science aussi a une quantité en tant qu'elle est un habitus, du côté des objets,
et, sous ce rapport, elle s'accroît par addition du fait que l'on connaît
davantage de choses. Et elle a également une quantité, en tant qu'elle est une
forme accidentelle, du fait qu'elle inhère à un sujet. De ce point de vue, la
science s'accroît chez celui qui acquiert une certitude plus grande de ce qu'il
connaissait déjà. De même la charité a aussi une double quantité ; mais, ainsi
qu'on vient de le dire, elle ne s'accroît pas selon la quantité qui est
relative aux objets. Il reste donc qu'elle augmente seulement par intensité.
2. Une addition de lumière à lumière peut se comprendre dans
l'air, à cause de la diversité des luminaires. Mais une telle distinction ne
s'applique pas dans notre cas, parce qu'il n'y a qu'un seul luminaire à
répandre la lumière de la charité.
3. L'infusion de la charité implique une mutation dans la
possession et la non-possession de celle-ci ; il faut que quelque chose
survienne dans le sujet qui n'y était pas auparavant. Mais l'accroissement de
la charité implique une mutation dans l'ordre d'une possession plus ou moins
grande. Il n'est pas nécessaire alors que quelque chose se mette à exister dans
le sujet, qui antérieurement n'y existait pas, mais qu'y existe davantage ce
qu'auparavant y existait moins. Et voilà ce que Dieu fait lorsqu'il augmente la
charité : quelle existe davantage en celui qui la possède, et que la
ressemblance de l'Esprit Saint soit participée plus parfaitement dans l'âme.
Objections :
1. Il semble bien que la charité s'accroît par chaque acte de
charité. Qui peut le plus peut le moins. Or chaque acte de la charité peut
mériter la vie éternelle, ce qui est davantage qu’un simple accroissement de la
charité, parce que la vie éternelle inclut la perfection de la charité. Donc, à
plus forte raison, chaque acte de la charité accroît-il cette vertu.
2. De même que les habitus des vertus acquises sont engendrés
par leurs actes, de même aussi l'accroissement de la charité est produit par
les actes de la charité. Or, chaque acte vertueux contribue à engendrer la
vertu. Donc, chaque acte de charité contribue à engendrer la charité.
3. "S'arrêter sur le chemin qui conduit à Dieu, dit
saint Grégoire, c'est reculer." Mais aucun de ceux qui sont mus par un
acte de charité ne recule. Donc, tout homme qui est mû par un tel acte
progresse dans la voie de Dieu. Donc tout acte de charité contribue à
l'accroissement de la charité.
Cependant :
L’effet ne dépasse
pas la puissance de sa cause. Or il arrive qu'un acte de charité soit fait avec
tiédeur ou relâchement ; il ne saurait donc aboutir à une charité plus
excellente, et il dispose plutôt à une charité moindre.
Conclusion :
L'accroissement
spirituel de la charité est semblable d'une certaine façon à la croissance
corporelle. Or, la croissance corporelle, chez les animaux et les plantes, n'est
pas un mouvement continu, c'est-à-dire un mouvement tel que si une chose
s'accroît de telle quantité dans un temps donné, il est nécessaire que, dans
chaque partie de ce temps, elle s'accroisse proportionnellement, comme c'est le
cas dans le mouvement local. Mais dans la croissance corporelle, pendant
un certain temps, la nature travaille à préparer l'accroissement, sans
toutefois en produire aucune de façon actuelle ; ensuite, elle réalise
effectivement ce qu’elle avait préparé, faisant ainsi grandir en acte l'animal
ou la plante. De même aussi, la charité ne s'accroît pas de façon actuelle par
n'importe quel acte de charité ; mais chaque acte dispose à l'accroissement de
la charité en tant que, par un acte de charité, un homme est rendu plus prompt
à agir de nouveau selon la charité ; puis la facilité de produire cet acte
venant à s'accentuer, l'homme s'élance vers un acte d'amour plus fervent, qui
marque son effort vers le progrès de la charité. C'est alors que celle-ci est
effectivement accrue en lui.
Solutions :
1. Tout acte de charité mérite la vie éternelle, pour que
celle-ci soit donnée non aussitôt, mais en son temps. Semblablement aussi, tout
acte de charité mérite Il l'accroissement de la charité, non que cet
accroissement ait lieu aussitôt, mais seulement si l'on a fait effort pour cet
accroissement.
2. Dans la génération d'une vertu acquise, chaque acte
n'aboutit pas au complet achèvement de cette vertu, mais il y contribue en le
préparant. Vient enfin le dernier acte, plus parfait, qui, agissant en vertu
des actes précédents, réalise l'achèvement de la vertu ; ainsi en est-il de la
multitude des gouttes d'eau qui creusent une pierre.
3. On progresse dans les voies de Dieu non seulement quand la
charité s'accroît effectivement, mais encore lorsqu'on se dispose à son
accroissement.
Objections :
1. Il ne semble pas, car tout mouvement, dit Aristote, tend à
une fin et à un terme. Or la croissance de la charité est assimilable à un
mouvement. Donc elle tend à une fin et à un terme. Par conséquent, la charité
ne s’accroît pas indéfiniment.
2. Aucune forme n'excède la capacité de son sujet. Or la
créature raisonnable, qui est le sujet de la charité, n'a qu'une capacité
finie. La charité ne peut donc croître indéfiniment.
3. Toute réalité finie peut, par accroissement continu, atteindre
à la quantité d'une autre réalité finie, quelle que soit la grandeur dont
celle-ci la surpasse, à moins que ce qui s'ajoute par addition soit toujours de
moins en moins grand. C’est ainsi, remarque Aristote, que si à une ligne donnée
on ajoute par additions infinies ce que l'on retranche à une autre ligne qu'on
divise à l'infini, jamais on ne parviendra à cette quantité déterminée qui est
composée des deux lignes : celle que l'on divise, et celle à laquelle on ajoute
ce qui est pris à l’autre.
Mais cela n'a pas
lieu dans notre cas, car il n’est pas nécessaire que le second accroissement de
la charité soit moindre que celui qui le précède ; il est plus probable qu'il
est égal ou plus grand. Ainsi donc, comme la charité de la patrie représente
quelque chose de fini, il s'ensuivrait, si la charité du voyage pouvait croître
à l'infini, que cette charité du voyage pourrait devenir égale à la charité de
la patrie ; ce qui est contradictoire. La charité de la terre ne peut donc pas
croître indéfiniment.
Cependant :
L’Apôtre dit (Ph 3,
12) : "Ce n'est pas que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait : mais
je poursuis ma course pour tâcher de saisir." Et à ce propos la Glose dit :
"Aucun fidèle, même après avoir beaucoup progressé, ne peut dire : cela me
suffit ; celui qui parle ainsi sort de la route avant la fin." La charité
peut donc, sur le chemin du ciel, s'accroître de plus en plus.
Conclusion :
L'accroissement
d'une forme peut avoir une limite pour trois raisons : soit à cause de la forme
elle-même, car une forme a une mesure limitée ; une fois cette mesure atteinte,
on ne saurait aller au-delà sans passer à une autre forme ; ainsi en est-il
d'une couleur grise : une altération continue fait passer de la blancheur à la
noirceur. Soit à cause de l'agent, si sa vertu active n'est pas suffisante pour
accroître davantage la forme dans le sujet ; soit en raison du sujet, s'il
n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
Or, pour aucun de
ces motifs, on ne peut assigner de terme à l'accroissement de la charité
ici-bas. En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n'a
rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité
infinie qui est l'Esprit Saint. De même, la cause qui accroît la charité est
d'une vertu infinie, puisque c'est Dieu. Enfin, du côté du sujet, on ne saurait
non plus fixer de terme à l'accroissement de la charité ; car, toujours, la
charité augmentant, l'aptitude à augmenter encore s'accroît d'autant plus ; il
reste donc qu'ici-bas l'on ne peut assigner aucune limite à l'accroissement de
la charité.
Solutions :
1. Sans doute, l'accroissement de la charité tend vers une
fin ; mais cette fin n'est pas dans la vie présente ; elle est dans la vie future.
2. La capacité de la créature spirituelle est augmentée par la
charité, car celle-ci dilate notre coeur, selon la parole de saint Paul (2 Co 6,
11) : "Notre coeur s'est grand ouvert." C'est pourquoi, après chaque
accroissement, demeure toujours l'aptitude à un plus grand.
3. Cet argument vaut pour des choses qui ont une quantité de
même nature, et non pour celles dont les quantités sont de nature différente ;
ainsi une ligne aura beau croître, elle n'atteindra jamais les dimensions d'une
surface. Or la charité d'ici-bas, qui suit la connaissance de foi, et la
charité du ciel, qui suit la vision face à face, n'ont pas des quantités de
même nature. L'argument n'est donc pas valable.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car c'est surtout chez les Apôtres que
cette perfection aurait dû se rencontrer. Or elle n'a pas existé chez eux, puisque
saint Paul (Ph 3, 12) écrit : "Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu
parfait." Donc la charité ne peut pas être parfaite en cette vie.
2. "Ce qui nourrit la charité, affirme saint Augustin, diminue
la convoitise ; là où se trouve la perfection, il n'y a aucune convoitise."
Or cela n'est pas possible en cette vie, où nous ne pouvons être exempts de
péché, selon la parole de saint Jean (1 Jn 1, 8) : "Si nous disons que
nous n'avons pas de péché, nous nous abusons." Or tout péché procède d'une
convoitise désordonnée. Par conséquent la charité ne peut pas être parfaite en
cette vie.
3. Ce qui est déjà parfait ne peut croître ultérieurement. Or
la charité, en cette vie, peut toujours croître, on vient de le dire.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La charité, en se renforçant, se perfectionne ; quand elle
atteint la perfection, elle dit : je désire mourir et être avec le Christ."
Or cela est possible en cette vie, puisqu'il en fut ainsi chez
saint Paul (Ph 1, 23). La charité peut donc être parfaite en cette vie.
Conclusion :
La perfection de
la charité peut être envisagée à deux points de vue : 1° par rapport à l'objet
aimé ; 2° par rapport à celui qui aime. Par rapport à l'objet aimé, la charité
est parfaite quand une chose est aimée autant qu'elle est aimable. Or Dieu est
aussi aimable qu'il est bon ; et comme sa bonté est infinie, il est infiniment
aimable. Mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque toute
vertu créée est limitée. Par conséquent, de ce point de vue, la charité ne peut
être parfaite en aucune créature, mais seulement la charité par laquelle Dieu
s'aime lui-même.
Du côté de celui
qui aime, on dit que la charité est parfaite quand on aime autant qu'il est
possible d'aimer. Et cela arrive de trois manières. D'abord parce que tout le
coeur de l'homme se porte de façon actuelle et continue vers Dieu, et telle est
la perfection de la charité du ciel ; elle n'est pas possible en cette vie où, en
raison de la faiblesse humaine, on ne peut être continuellement en acte de
penser à Dieu et de se porter affectueusement vers lui. En deuxième lieu, parce
que l'homme s'applique tout entier à vaquer à Dieu et aux choses divines en
laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie
présente. Telle est la perfection de la charité qui est possible ici-bas ; elle
n'est toutefois pas le partage de tous ceux qui possèdent la charité. Enfin
lorsqu'on donne habituellement tout son coeur à Dieu, au point de ne rien
penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l'amour de Dieu. Et telle est la
perfection qui est commune à tous ceux qui ont la charité.
Solutions :
1. L'Apôtre ici ne reconnaît pas en lui la charité de la
patrie : "Il était parfait voyageur, dit la Glose, mais il n'avait pas
encore atteint le terme du voyage."
2. L'affirmation de saint Jean concerne les péchés véniels, qui
sont contraires non à l'habitus de la charité, mais à son acte ; aussi ne
s'opposent-ils pas à la perfection du voyage, mais à la perfection de la
patrie.
3. La perfection de la charité, telle qu'elle peut être
réalisée en cette vie, n'est pas une perfection absolue ; elle est donc
toujours capable de croître.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la distinction entre
trois degrés de charité : commençante, progressante, et parfaite. Car, entre le
commencement de la charité et son ultime perfection, il y a de multiples
degrés. Ce n'est donc pas un seul degré intermédiaire qu'il faudrait poser.
2. Dès que la charité commence à exister, elle commence aussi
à progresser. On ne doit donc pas distinguer la charité qui progresse de la
charité commençante.
3. Quelque parfaite charité que l'on puisse avoir en ce monde,
cette charité, nous l'avons vu, pourra toujours augmenter. Or, pour la charité,
s'accroître c'est progresser, et ainsi n'y a-t-il pas lieu de distinguer la
charité parfaite de la charité progressante. En fin de compte, il ne convient
donc pas d'assigner trois degrés à la charité.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Quand la charité est née, elle est nourrie", ce qui a trait aux
commençants ; "quand elle a été nourrie, elle se fortifie", ce qui se
rapporte aux progressants ; "quand elle a été fortifiée, elle est rendue
parfaite", ce qui s'applique aux parfaits. Il y a donc trois degrés de
charité.
Conclusion :
Sous certains
rapports, l'accroissement spirituel de la charité peut être comparé à la
croissance corporelle de l'homme. Or, bien que l'on puisse distinguer en
celle-ci un grand nombre d'étapes différentes, elle offre cependant certaines
divisions bien déterminées, caractérisées par les activités ou les
préoccupations auxquelles l'homme est amené au long de sa croissance. Ainsi
appelle-t-on enfance l'âge de la vie qui précède l'usage de la raison. On
distingue ensuite un autre état de l'homme, qui correspond au moment où il
commence à parler et à user de la raison. Un troisième état est celui de la
puberté, quand l'homme devient capable d'engendrer. Et ainsi de suite, jusqu'à
ce qu'il ait atteint son développement parfait.
De même, on
distingue divers degrés de charité, d'après les soucis divers auxquels l'homme
est amené par le progrès de sa charité. D'abord son souci premier doit être de
s'écarter du péché et de résister aux convoitises qui le poussent en sens
contraire de la charité. Et cela concerne les débutants, chez qui la charité
doit être nourrie et entretenue de peur qu'elle ne se perde. Un deuxième souci
vient ensuite, celui de tendre principalement à avancer dans le bien ; un tel
souci est celui des progressants, qui visent surtout à ce que leur charité, par
sa croissance, se fortifie. Enfin le troisième souci est que l'homme cherche
principalement à s'unir à Dieu et à jouir de lui ; et cela s'applique aux
parfaits qui "désirent mourir et être avec le Christ". Ainsi, dans le
mouvement corporel, distinguons-nous pareillement ces trois moments :
l'éloignement du point de départ, le rapprochement du terme, enfin le repos en
celui-ci.
Solutions :
1. Toutes les distinctions intermédiaires dans
l'accroissement de la charité sont comprises dans les trois distinctions dont
nous venons de parler, comme toutes les divisions des réalités continues sont
comprises, selon Aristote, sous ces trois chefs : le commencement le milieu et
la fin.
2. Ceux qui débutent dans la charité, bien qu'ils y
progressent, ont pour principal souci de résister aux péchés dont les assauts
les tourmentent. Dans la suite, ils ressentent moins ces assauts et déjà ils
travaillent d'une certaine façon avec plus de sécurité à leur avancement ;
cependant "tout en construisant d'une main, ils gardent l'épée dans
l'autre", comme Esdras le dit de ceux qui reconstruisaient Jérusalem (Ne 4,
17).
3. Les parfaits eux aussi progressent dans la charité, mais ce
n'est pas là pour eux la recherche fondamentale ; ce qui les préoccupe
par-dessus tout, c'est de s'unir à Dieu. Et bien que les commençants et les
progressants le recherchent également, ils sont pris davantage par d'autres
soucis : celui d'éviter les péchés, chez les commençants, et celui d'avancer
dans la vertu, chez les progressants.
Objections :
1. Oui, semble-t-il, car les contraires doivent naturellement
se produire à propos d'une même réalité ; or la diminution et l'accroissement
sont des contraires. Donc, puisque la charité s'accroît, comme on vient de le
voir, il semble qu'elle puisse aussi diminuer.
2. Saint Augustin dit, en s'adressant à Dieu : "Il t'aime
moins, celui qui aime quelque chose avec toi." Et il dit encore : "Ce
qui nourrit la charité diminue la convoitise." D’où il apparaît qu'à
l'inverse l'accroissement de la convoitise entraîne une diminution de la
charité. Or la convoitise, par laquelle on aime quelque chose d'autre que Dieu,
peut croître chez l'homme. Donc la charité peut diminuer.
3. "Dieu, dit saint Augustin n'opère pas, en justifiant
l'homme, de telle façon que son oeuvre demeure en celui-ci, s'il vient à
s'éloigner." On peut en conclure que Dieu, en conservant la charité dans
l'homme, opère de la même manière que lorsqu'il l'infuse en lui pour la
première fois. Or, lorsque Dieu infuse la charité pour la première fois, il
l'infuse moins grande chez celui qui s'y dispose moins. De même, lorsqu'il la
conserve, devra-t-il la conserver moins grande chez celui dont les dispositions
sont moins bonnes. Donc la charité peut diminuer.
Cependant :
Dans le Cantique
des cantiques (8, 6), la charité est comparée au feu : "Ses traits",
c'est-à-dire ceux de la charité, "sont des traits de feu, une flamme du
Seigneur". Or le feu, tant qu'il dure, monte toujours. Donc la charité, tant
qu'elle subsiste, peut monter ; mais elle ne peut pas descendre, c'est-à-dire
diminuer.
Conclusion :
La quantité de la
charité qui est relative à son objet propre ne peut pas diminuer, pas plus
qu'elle ne peut s'accroître, on l'a vu plus haut.
Mais, puisque la
charité s'accroît selon la quantité qu'elle possède par rapport à son sujet, on
peut se demander si, de ce point de vue, elle peut aussi diminuer. Si elle
diminue, il faut qu'elle diminue par un acte, ou seulement par cessation
d'acte. Par cessation d'acte sont diminuées les vertus acquises par des actes ;
parfois même elles sont détruites, comme on l'a vu antérieurement. C'est
pourquoi Aristote dit à propos de l’amitié : "Bien des amitiés sont
détruites parce que l'ami n'est plus appelé", c'est-à-dire du fait qu'on
ne l'appelle plus, ou qu'on ne lui parle plus. Et il en est ainsi parce que la
conservation d'une chose dépend de sa cause ; or la cause d'une vertu acquise, c'est
l'acte humain ; donc, si les actes humains cessent, cette vertu acquise
s'affaiblit et finit par disparaître totalement. Mais cela n'a pas lieu pour la
charité, qui est produite par Dieu seul et non par des actes humains, comme on
l'a dit précédemment. Il s'ensuit que, même si son acte vient à cesser, la
charité n'est pas pour autant diminuée ni détruite, si du moins le péché n'est
pour rien dans cette cessation.
De ce qui précède
on doit conclure que la diminution de la charité ne peut avoir d'autre cause
que Dieu ou quelque péché. Mais aucune déficience ne nous est infligée par Dieu,
sinon par mode de châtiment, en ceci qu'il nous retire sa grâce en châtiment du
péché. Il ne lui convient donc pas de diminuer en nous la charité sinon par
mode de châtiment, celui-ci étant dû au péché. Il reste donc, si la charité
diminue, que le péché seul en est la cause, soit que le péché produise cette
diminution soit qu'il la mérite. Or, ni d'une façon ni de l'autre, le péché
mortel ne diminue la charité, car il la détruit totalement ; et par cause
effective parce que tout péché mortel est contraire à la charité, nous le
verrons plus loin ; et par démérite, car celui qui en péchant mortellement
agit contre la charité est digne que Dieu la lui retire.
Pareillement, même
par le péché véniel la charité ne peut être diminuée, pas plus par mode
d'efficience que par démérite. Par efficience, car le péché véniel n'atteint
pas la charité elle-même. Celle-ci, en effet, porte sur la fin dernière, tandis
que le péché véniel est un désordre relatif aux moyens. Or l'amour d'une fin ne
se trouve pas diminué du fait que l'on tombe dans quelque dérèglement à l'égard
des moyens. Ainsi arrive-t-il à certains malades, qui tiennent beaucoup à leur
santé, de faire certains accrocs à leur régime. De même, dans les sciences
spéculatives, les opinions fausses qui concernent les conclusions ne diminuent
pas la certitude des principes.
Pareillement, le
péché véniel ne mérite pas que la charité soit diminuée. Si quelqu'un, en effet,
est fautif en de petites choses, il ne mérite pas de subir un détriment dans un
domaine plus important. Dieu ne se détourne pas davantage de l'homme que
celui-ci ne se détourne de lui. Par conséquent, celui dont le dérèglement ne
porte que sur les moyens ne mérite pas de subir un détriment dans sa charité, par
laquelle il est ordonné à sa fin ultime.
La conséquence de
tout cela est que la charité ne peut d'aucune manière subir de diminution, si
l'on prend ce mot dans sa signification directe. Cependant on peut
indirectement appeler diminution de la charité ce qui est disposition à sa
perte, disposition qui vient des péchés véniels, ou même du fait que la charité
n'exerce plus ses actes.
Solutions :
1. Les contraires se produisent à l'égard d'une même réalité
quand le sujet de ces contraires se rapporte de la même manière à tous deux. Or,
la charité ne se prête pas de la même manière à l'augmentation et à la
diminution ; elle peut avoir une cause qui l'accroît, mais elle ne peut avoir
de cause qui la diminue. Aussi l'objection ne porte pas,
2. Il y a deux convoitises. La première met sa fin dans la
créature, et elle tue totalement la charité, étant, selon le mot de saint Augustin,
"son poison". Elle aboutit à ce que Dieu soit moins aimé qu’il ne
doit l'être lorsqu'il est aimé de charité, non en diminuant celle-ci, mais en
la détruisant totalement ; et c'est ainsi qu'il faut comprendre la parole citée
par l'objection "Il t'aime moins, celui qui aime quelque chose avec toi."
Saint Augustin précise en effet : "Quelque chose qu'il n'aime pas pour toi."
Cela n'arrive pas dans le péché véniel, mais seulement dans le péché mortel ;
car ce que l’on aime dans le péché véniel, on l'aime encore pour Dieu, en vertu
de l'habitus, quoique ce ne soit plus en acte. La seconde sorte de convoitise
est celle du péché véniel, qui est toujours diminuée par la charité ; mais elle
ne peut diminuer la charité, pour la raison qu'on vient de donner.
3. Un mouvement du libre arbitre est nécessaire pour
l'infusion de la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi ce qui diminue
l'intensité du libre arbitre contribue, comme disposition, à ce qu'une charité
moindre soit infusée. Mais, pour conserver la charité, il n'est pas besoin d'un
mouvement du libre arbitre ; autrement, la charité ne demeurerait pas chez ceux
qui dorment. Par conséquent, le défaut d'intensité du mouvement du libre
arbitre ne diminue pas la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car si l'on perd la charité, ce ne peut
être que par le péché. Or, celui qui a la charité ne peut pécher. Saint Jean
dit en effet (1 Jn 3, 9) : "Quiconque est né de Dieu ne commet pas le
péché, parce que le germe divin demeure en lui, et il ne peut pécher, puisqu'il
est né de Dieu." Or, il n'y a que les fils de Dieu qui possèdent la
charité, car selon saint Augustin : "c'est elle qui distingue entre les
fils du Royaume et les fils de perdition". Donc celui qui possède la
charité ne peut la perdre.
2. Saint Augustin dit : "La dilection qui n'est pas vraie
ne mérite pas son nom." Or, comme il le dit encore : "La charité qui
peut défaillir n'a jamais été vraie." Donc, il n'y avait pas de charité.
Donc, quand on possède la charité, on ne peut plus la perdre.
3. Saint Grégoire dit : "L'amour de Dieu, quand il existe,
opère de grandes choses ; s'il cesse d'agir, la charité n'existe plus." Mais
nul, en accomplissant de grandes choses, ne perd la charité. Donc, quand la
charité existe, elle ne peut être perdue.
4. Le libre arbitre ne peut être incliné au péché que par un
motif qui l'entraîne. Mais la charité exclut tous les entraînements au péché :
amour de soi, convoitise, etc. La charité ne peut donc être perdue.
Cependant :
Il est dit dans l'Apocalypse (2, 4) : "J'ai contre toi
que tu as perdu ton amour d'antan."
Conclusion :
Par la charité, l'Esprit
Saint habite en nous, comme nous l'avons montré". Donc nous pouvons
considérer la charité de trois façons. Tout d'abord du côté de l'Esprit Saint
mouvant l'âme à aimer Dieu. De ce côté, la charité ne peut pas pécher à cause
de la vertu de l'Esprit Saint qui opère infailliblement tout ce qu'il veut.
C'est pourquoi il ne saurait être vrai simultanément que le Saint-Esprit veuille
mouvoir quelqu'un à faire un acte de charité, et que cet homme perde la charité
en péchant : le don de persévérance doit être compté parmi les "bienfaits
de Dieu grâce auxquels ceux qui sont délivrés le sont très certainement", selon
saint Augustin.
On peut, en
deuxième lieu, envisager la charité selon sa raison propre. Et, sous ce rapport,
la charité ne peut faire que ce qui convient à la raison même de charité. C'est
pourquoi elle ne peut en aucune façon pécher "pas plus que la chaleur ne
peut refroidir, ni l'injustice produire quelque chose de bon", dit saint Augustin.
On peut enfin
considérer la charité par rapport au sujet, lequel est changeant au gré du
libre arbitre. Mais ce rapport de la charité au sujet peut lui-même être
envisagé de deux façons : soit du point de vue général des relations de la
forme avec la matière, soit du point de vue particulier des relations de
l'habitus avec la puissance.
Il appartient à
une forme d'exister dans un sujet de façon telle qu'elle puisse se perdre lorsqu'elle
ne comble pas toute la potentialité de la matière, comme on le voit pour les
formes des êtres soumis à la génération et à la corruption. Cela vient de ce
que la matière de ces êtres reçoit une forme de manière à rester encore en
puissance à une autre forme, comme si la potentialité de la matière n'était pas
totalement remplie par une seule forme ; c'est pourquoi une forme peut se
perdre par réception d'une autre forme. Au contraire, la forme d'un corps
céleste demeure en lui de façon permanente, parce qu’elle comble si bien toute
la potentialité de la matière qu'il ne reste plus en celle-ci de puissance à
une autre forme. Ainsi en est-il de la charité : celle de la patrie est
permanente parce qu'elle emplit toute la potentialité de l'esprit, en ce sens
que tout mouvement actuel de celui-ci se porte vers Dieu ; la charité du voyage
ne comble pas ainsi toute la potentialité de son sujet, parce qu'elle ne se
porte pas toujours en acte vers Dieu. Aussi, quand elle ne s'y porte pas, quelque
chose peut survenir qui fasse perdre la charité.
Quant à l'habitus,
il lui est propre d'incliner la puissance à agir selon ce qui convient à
l'habitus, en tant qu'il fait juger bon ce qui lui convient, et mauvais ce qui
lui est contraire. En effet, de même que le goût apprécie les saveurs selon sa
disposition propre, de même l'esprit humain juge de ce qu'il doit faire d'après
sa disposition créée par les habitus, ce qui fait dire à Aristote : "La
fin apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même." A ce point de vue
donc, la charité ne peut se perdre là où ce qui convient à la charité ne peut
paraître autrement que bon. Ce sera le cas de la patrie, où Dieu sera vu par
son essence, qui est l'essence même de la bonté. Et c'est pourquoi la charité
de la patrie ne peut se perdre. Mais la charité du voyage en l'état de laquelle
on ne voit pas l'essence même de Dieu, qui est l'essence de la bonté, peut se
perdre.
Solutions :
1. Saint Jean, dans le texte cité, veut parler de la
puissance de l'Esprit Saint qui, par sa protection, rend exempts du péché ceux
qu'il meut autant qu'il le veut.
2. La charité qui comprendrait dans sa raison même la
possibilité de tomber ne serait pas une vraie charité. Car si son amour
impliquait de n'aimer que pour un temps, et ensuite de cesser d'aimer, ce ne
serait pas de la dilection véritable. Mais si la charité vient à se perdre du
fait de la mutabilité du sujet, contre l'intention même de la charité qui est
incluse en son acte, cela n'est pas contraire à la vérité de la charité.
3. L'amour de Dieu se propose toujours d'accomplir de grandes
choses, car cela ressortit à la raison de charité. Cependant en acte, il
n'accomplit pas toujours de grandes choses à cause de la condition du sujet.
4. La charité, par la nature même de son acte, exclut tout
motif de pécher. Mais il arrive que la charité n'agit pas actuellement. C'est
alors que peut se produire un motif poussant à pécher ; si l'on y consent, on
perd la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Origène dit en effet : "Que le
dégoût vienne à envahir quelqu'un de ceux qui sont établis au plus haut degré
de perfection, je ne pense pas qu'il abandonne ou qu'il tombe d'un seul coup, mais
il est nécessaire que sa chute ait lieu peu à peu et par degrés." Or
l'homme tombe lorsqu'il perd la charité. Donc celle-ci ne se perd pas par un
seul acte de péché mortel.
2. Le pape saint Léon, dans un sermon sur la Passion, interpelle
ainsi saint Pierre : "Le Seigneur a vu en toi, non pas une foi défaillante,
ni un amour infidèle, mais une constance ébranlée. Les larmes abondèrent là où
n'avait pas défailli l'affection, et les eaux de la charité lavèrent les
paroles échappées à la peur." Et saint Bernard dit à partir de ces paroles
: "En saint Pierre, la charité n'était pas éteinte, mais endormie." Or,
en reniant le Christ, Pierre a péché mortellement. Donc, la charité n'est point
perdue par un seul acte de péché mortel.
3. La charité est plus forte qu'une vertu acquise. Mais
l'habitus d'une vertu acquise n'est pas supprimé par un acte de péché mortel. A
plus forte raison la charité ne se perd-elle point par un seul acte contraire
de péché mortel.
4. La charité comprend l'amour de Dieu et l'amour du prochain.
Mais il peut se faire, semble-t-il, que quelqu'un commette certains péchés
mortels tout en conservant ces deux amours. Car l'amour déréglé des moyens
n’enlève pas l'amour de la fin, nous l'avons dit. La charité pour Dieu peut
donc subsister malgré l'existence d'un péché mortel provenant d'un attachement
désordonné à quelque bien temporel.
5. Les vertus théologales ont pour objet la fin ultime. Mais
les vertus théologales autres que la charité, c'est-à-dire la foi et
l'espérance, ne se perdent point par un seul acte de péché mortel, mais
subsistent à l'état informe. Donc la charité, elle aussi, peut demeurer à
l'état informe même lorsqu'on a commis un péché mortel.
Cependant :
Par le péché
l'homme devient digne de la mort éternelle, selon la parole de l'Apôtre (Rm 6, 23)
: "Le salaire du péché, c'est la mort." Mais quiconque a la charité
possède le mérite de la vie éternelle ; il est dit, en effet, en saint Jean (14,
21) : "Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me
manifesterai à lui." Et la vie éternelle consiste précisément dans cette
manifestation, selon cette autre parole du même évangile (17, 3) : "La vie
éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu
as envoyé, Jésus Christ." Mais personne ne peut être digne en même temps
de la vie éternelle et de la mort éternelle. Il est donc impossible que
quelqu'un ait la charité avec le péché mortel. Donc la charité est enlevée par
un seul acte de péché mortel.
Conclusion :
Un contraire est
exclu quand survient un autre contraire. Or tout acte de péché mortel est
contraire à la raison propre de la charité, qui consiste pour l'homme à aimer
Dieu par-dessus tout, et à se soumettre à lui totalement, et lui rapportant
tout ce que l'on a. Il appartient donc à la raison de la charité d'aimer Dieu de
telle sorte qu'on veuille se soumettre à lui en toute chose, et qu'en toute
chose on suive la règle de ses commandements. Car tout ce qui est contraire aux
préceptes divins est manifestement contraire à la charité et peut donc par
soi-même l'exclure.
Sans doute, si la
charité était un habitus acquis dépendant de l'activité du sujet, sa perte ne
résulterait pas nécessairement d'un seul acte contraire. Car un acte n'est pas
directement contraire à l'habitus, mais à l'acte de celui-ci ; or il ne
s'impose pas, pour la continuation d'un habitue dans un sujet, qu'il y ait une
continuité d'actes ; par conséquent, s'il survient un acte contraire, l'habitus
acquis n'est pas aussitôt supprimé.
Mais la charité, parce
qu'elle est un habitus infus, dépend de l'action de Dieu. Celui-ci la
communique à l'âme, et agit dans l'infusion et la conservation de la charité à
la manière du soleil dans l'illumination de l'air, comme nous l'avons dit
récemment. C'est pourquoi, de même que la lumière cesserait aussitôt dans l'air
si l'on faisait obstacle au rayonnement du soleil, de même la charité cesse
d'exister dans l'âme, dès que l'on fait obstacle à son infusion par Dieu dans
l'âme. Or, manifestement, tout péché mortel, allant à l'encontre des préceptes
divins, fait obstacle à cette infusion ; du fait que, par choix, l'homme
préfère le péché à cette amitié avec Dieu qui exige l'accomplissement de sa
volonté, il s'ensuit qu'aussitôt, par un seul acte de péché mortel, l'habitus
de charité est perdu. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Dieu lui étant
présent, l'homme est illuminé ; mais Dieu étant absent, il tombe aussitôt dans
les ténèbres ; il s'éloigne de lui non par la distance des lieux mais par
l'aversion de sa volonté."
Solutions :
1. Les paroles d'Origène peuvent s'entendre d'abord en ce
sens : l'homme parvenu à la perfection ne tombe pas tout d'un coup dans le
péché mortel, mais il y est disposé par quelque négligence antérieure. Nous
l'avons vu plus haut en effet, les péchés véniels sont considérés comme une
disposition au péché mortel. Cependant celui qui commet un seul péché mortel
tombe, ayant perdu la charité.
Mais comme Origène
ajoute : "Si quelqu'un, après une chute de courte durée, se repent
aussitôt, il ne paraît pas être tombé tout à fait", on peut dire aussi que,
dans la pensée de cet auteur, la ruine et la chute complètes sont celles de
l'homme qui pèche par malice. Et il est certain que celui qui est parfait n'en
vient pas là instantanément et d'emblée.
2. La charité se perd de deux manières directement, par mépris
actuel, et ce n'est pas ainsi que Pierre la perdit. Indirectement, quand on
commet un acte contraire à la charité, sous l'influence d'une passion de
convoitise ou de crainte ; c'est en agissant ainsi contre la charité, que
Pierre la perdit ; mais il la recouvra bientôt.
3. Notre Conclusion
a résolu cette objection.
4. Le péché mortel n'est pas constitué par n'importe quel
dérèglement de l'affectivité à l'égard des moyens, c'est-à-d/ire des biens
créés, mais seulement par un dérèglement tel qu'il s'oppose à la volonté divine
; et c'est cela même qui est directement contraire à la charité, nous venons de
le dire dans la réponse.
5. La charité implique une certaine union à Dieu que ne
supposent ni la foi ni l'espérance. Or, on l'a vu, tout péché mortel consiste à
se détourner de Dieu, et s'oppose ainsi à la charité. Mais tout péché mortel
n'est pas contraire à la foi et à l'espérance, sauf certains péchés déterminés,
par lesquels les habitue de foi et d'espérance sont détruits, comme l'habitus
de charité l'est par tout péché mortel. D'où il suit évidemment que la charité
ne peut rester à l'état informe, puisque, du fait qu'elle se rapporte à Dieu
comme à la fin dernière, elle est la forme ultime des vertus, nous l'avons dit.
L'OBJET DE LA CHARITÉ
A ce sujet nous
nous demanderons :
- I. Ce que l'on
doit aimer de charité (Question 25).
- II. Dans quel
ordre il convient de le faire (Question 26).
- 1. Dieu seul
doit-il être aimé de charité, ou aussi le prochain ? - 2. La charité doit-elle
être aimée de charité ? - 3. Les créatures sans raison doivent-elles être
aimées de charité ? - 4. Peut-on s'aimer soi-même de charité ? - 5. Doit-on
aimer de charité son propre corps ? - 6. Les pécheurs doivent-ils être aimés de
charité ? - 7. Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ? - 8. Doit-on aimer de
charité ses ennemis ? - 9. Faut-il leur donner des marques d'amitié ? - 10. Les
anges doivent-ils être aimés de charité ? - 11. Et les démons ? - 12.
Énumération de ce qu'il faut aimer de charité.
Objections :
1. Il semble que la dilection de la charité
s'arrête à Dieu et ne s'étend pas au prochain. En effet, de même que nous
devons à Dieu notre amour, de même devons-nous le craindre selon le Deutéronome
(10, 12) : "Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur, ton Dieu, sinon
de le craindre et de l'aimer ?" Or la crainte qu'inspire un homme, appelée
crainte humaine, diffère de la crainte de Dieu qui est servile ou filiale, nous
l'avons montré. Donc l'amour de charité dont on aime Dieu est différent de
l'amour dont nous aimons notre prochain.
2. "Aimer, c'est honorer", dit Aristote. Mais
l'honneur de latrie, qui est dû à Dieu, est différent de l'honneur de dulie qui
est dû à la créature. L'amour que l'on a pour Dieu est donc également différent
de l'amour que l'on porte au prochain.
3. "L'espérance d'après la Glose, engendre la charité."
Mais l'espérance que l'on met en Dieu doit être exclusive, de telle sorte que
ceux qui espèrent en l'homme méritent d'être blâmés, selon la parole de Jérémie
(17, 5) : "Malheur à l'homme qui se confie en l'homme." Pareillement,
la charité qui est due à Dieu ne doit pas s'étendre au prochain.
Cependant :
Saint Jean nous
dit (1 Jn 4, 21) : "Voici le commandement que Dieu nous donne celui qui
aime Dieu, qu'il aime aussi son frère."
Conclusion :
Les habitus, avons-nous
dit ne se diversifient que par ce qui change l'espèce de leurs actes, car tous
les actes d'une même espèce relèvent d'un même habitus. Puisque l'espèce d'un
acte est déterminée par son objet selon la raison formelle de celui-ci, il faut
nécessairement que l'acte qui vise la raison formelle d'un objet soit de même
espèce que celui qui vise l'objet sous cette même raison ; ainsi sont de même
espèce la vision de la lumière, et la vision de la couleur considérée sous la
raison de lumière. Or, la raison d'aimer le prochain, c'est Dieu ; car ce que
nous devons aimer dans le prochain, c'est qu'il soit en Dieu. Il est donc
manifeste que l'acte par lequel Dieu est aimé, et celui par lequel est aimé le
prochain sont de même espèce. Par conséquent l'habitus de la charité ne s'étend
pas seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain.
Solutions :
1. On peut craindre le prochain, et aussi l'aimer, de deux
manières. Premièrement, pour ce qui lui appartient en propre : ainsi on redoute
un tyran à cause de sa cruauté, ou bien on l'aime parce qu'on désire acquérir
de lui quelque faveur. En ce sens, la crainte de l'homme se distingue de la crainte
de Dieu et de même l'amour. Deuxièmement on craint et on aime un homme pour ce
qu'il y a de Dieu en lui : ainsi l'on redoute la puissance séculière parce
qu'elle a reçu de Dieu la mission de punir les malfaiteurs, et on l'aime parce
qu'elle rend la justice. Ici, la crainte et l'amour de l'homme ne se
distinguent pas de la crainte et de l'amour de Dieu.
2. L'amour se rapporte au bien en général, tandis que
l'honneur se rapporte au bien propre de celui qui est honoré ; en effet, on
rend honneur à quelqu'un en témoignage de sa vertu personnelle. C'est pourquoi
l'amour ne connaît pas différentes espèces du fait que la bonté de ceux qu'il
vise est plus ou moins grande, du moment que cette bonté se réfère à un même
bien commun ; mais l'honneur, lui, se diversifie selon les mérites particuliers
de chacun. C'est pourquoi nous aimons tous nos proches d'un même amour de
charité, en tant qu'ils se réfèrent à ce bien commun à tous qui est Dieu, mais
nous leur rendons des honneurs différents suivant la vertu propre de chacun. Et
de même, nous rendons à Dieu l'honneur singulier de latrie, à cause de sa vertu
sans pareille.
3. On blâme ceux qui mettent leur espoir dans l'homme comme
dans l'auteur principal de leur salut ; non ceux qui espèrent en l'homme comme
dans un aide au service de Dieu. De même, on serait répréhensible d'aimer son
prochain comme sa fin principale, mais non pas de l'aimer à cause de Dieu, ce
qui est le propre de la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Tout ce que nous devons aimer de charité
est renfermé dans les deux préceptes de la charité, comme on le voit en saint Matthieu
(22, 37). Or ni l'un ni l'autre ne comprend la charité, puisque la charité
n'est ni Dieu, ni le prochain. Donc on ne doit pas aimer de charité la charité
elle-même.
2. La charité, nous l'avons vu, est fondée sur la
communication de la béatitude. Or la charité ne peut pas participer de la
béatitude. Elle ne doit donc pas être aimée de charité.
3. La charité, on l'a dit plus haut, est une amitié. Or, on ne
peut éprouver d'amitié à l'égard de la charité ; pas plus qu'à l'égard de ce
qui est accident, parce que la réciprocité d'amour est de l'essence de l'amitié,
et que les choses de cette nature n'en sont pas capables. Donc la charité ne
doit pas être aimée de charité.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Celui qui aime son prochain, par cela seul aime la dilection elle-même."
Mais on aime son prochain de charité. Il est donc logique que la charité aussi
soit aimée de charité.
Conclusion :
La charité est un
amour. Or l'amour, par la nature de la puissance dont il est l'acte, a le
pouvoir de faire retour sur lui-même. En effet, parce que la volonté a pour
objet le bien universel, tout ce qui a raison de bien peut être objet de
volonté. Et comme le vouloir lui-même est quelque chose de bon, on peut vouloir
vouloir. De même l'intelligence, qui a le vrai pour objet, comprend qu'elle
comprend, parce que cela aussi c'est quelque chose de vrai. Mais, de plus, l'amour
a aussi ce pouvoir de retour sur lui-même en raison de sa nature spécifique :
parce qu'il est mouvement spontané de celui qui aime vers l'être aimé. Donc, du
fait même que l'on aime quelqu'un, on aime aimer.
Mais la charité, nous
l'avons dit, n'est pas seulement un amour, elle a raison d'amitié. Or
on
aime une chose par amitié de deux manières : comme on aime celui pour qui l'on
a de l'amitié et à qui l'on veut du bien ; ou comme on aime le bien que l'on
veut à son ami. C'est en ce deuxième sens seulement que la charité est aimée
par charité, parce que la charité est ce bien que nous souhaitons à tous ceux
que nous aimons de charité. Et il en est de même pour la béatitude et pour les
autres vertus.
Solutions :
1. Dieu et le prochain sont ceux à qui nous portons amitié.
Mais dans notre amour est contenu l'amour de la charité elle-même ; en effet, nous
aimons le prochain et Dieu, en tant que nous aimons que nous et le prochain
aimions Dieu, ce qui est aimer la charité.
2. La charité est cette communication même de la vie
spirituelle qui fait parvenir à la béatitude ; on l'aime donc comme le bien que
l'on désire pour tous ceux que l'on aime de charité.
3. Cet argument est valable selon que l'amitié nous fait aimer
ceux à qui nous portons de l'amitié.
Objections :
1. Il semble qu'il faille aussi les aimer. C'est en effet
surtout par la charité que nous nous conformons à Dieu. Or Dieu aime de charité
les créatures non raisonnables : "Il aime tout ce qui existe", dit la
Sagesse (11, 24), et tout ce qu'il aime, il l'aime pour lui-même, lui qui est
charité. Donc, nous aussi, nous devons aimer de charité les créatures sans
raison.
2. C'est vers Dieu, par principe, que se porte la charité, et
elle s'étend aux autres êtres en tant qu'ils se réfèrent à Dieu. Or, de même
que la créature raisonnable se réfère à Dieu, parce qu'elle a la ressemblance
de l'image, de même la créature sans raison, parce qu'elle est à la
ressemblance du vestige. La charité s'étend donc aussi aux créatures sans
raison.
3. Dieu est l'objet de la charité comme il est l'objet de la
foi. Or la foi s'étend aux créatures sans raison, car nous croyons que le ciel
et la terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les oiseaux ont été
produits à partir de l'eau, et les animaux qui marchent ainsi que les plantes à
partir de la terre. La charité s'étend donc aussi aux créatures sans raison.
Cependant :
L’amour de charité
ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain, on ne peut
comprendre la créature sans raison parce qu'elle n'a pas en commun avec l'homme
la vie raisonnable. Donc la charité ne s'étend pas jusqu'à elle.
Conclusion :
La charité nous
l'avons vu, est une amitié. Or, par l'amitié, on aime tout d'abord l’ami pour
lequel on a de l'amitié ; et en second lieu les biens que l'on souhaite à cet
ami. Dans le premier sens, il est impossible d'aimer de charité une créature
sans raison. Et cela pour trois motifs, dont deux regardent communément
l'amitié, qu’on ne peut avoir pour ces créatures.
1° Notre amitié se
porte vers celui à qui nous voulons du bien ; or, à proprement parler, je ne
puis vouloir du bien à une créature dépourvue de raison, car il ne lui
appartient pas de posséder à proprement parler du bien ; c'est réservé à la
créature raisonnable, qui peut seule, par son libre arbitre, user du bien qu’elle
possède. Aussi Aristote déclare-t-il que si nous disons,
en parlant des créatures sans raison, qu'il leur arrive du bien ou du mal, c'est
seulement par analogie.
2° Toute amitié se
fonde sur une communication de vie ; "Rien en effet, remarque Aristote
n'est plus propre à l'amitié que de vivre ensemble." Mais les créatures
sans raison ne peuvent communier à la vie humaine, qui est la vie selon la
raison. Il ne peut donc pas y avoir d'amitié à leur égard, sinon dans un sens
métaphorique.
3° La dernière
raison est propre à la charité ; celle-ci est fondée en effet sur la
communication de la béatitude éternelle, dont la créature dépourvue de raison
n'est pas capable. C'est pourquoi l'amitié de charité ne peut exister à son
endroit. Cependant nous pouvons aimer de charité les êtres dépourvus de raison,
comme des biens, que nous désirons pour les autres, en tant que, par la charité,
nous voulons la conservation de ces êtres pour la gloire de Dieu et l'utilité
des hommes. Et de cette façon Dieu aime aussi de charité.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. La ressemblance de vestige ne rend pas apte à la béatitude,
comme la ressemblance de l'image. Donc la comparaison ne vaut pas.
3. La foi peut s'étendre à tout ce qui est vrai de quelque
manière. Au contraire, l'amitié de charité ne concerne que les êtres qui sont
destinés à posséder le bien de la vie éternelle. Ce n'est donc paie pareil.
Objections :
1. Il semble que l'homme ne s'aime pas d'un tel amour, car, dit
saint Grégoire, "pour qu'il y ait charité, il faut au moins être deux".
Donc il n'y a pas de charité à l'égard de soi-même.
2. L'amitié, par définition, implique réciprocité et égalité, dit
Aristote ; ce qu'on ne peut pratiquer envers soi-même. Or, nous l'avons vu, la
charité est une amitié. Donc, on ne peut avoir de la charité envers soi-même.
3. Ce qui appartient à la charité ne peut être blâmable. "La
charité ne fait pas le mal" (1 Co 13, 4). Or, s'aimer soi-même est chose
blâmable, car il est dit (2 Tm 3, 1) : "Dans les derniers jours
surviendront des moments difficiles, et les hommes seront remplis de l'amour
d'eux-mêmes." L'homme ne peut donc pas s'aimer soi-même d'un amour de
charité.
Cependant :
Au Lévitique (19, 18)
il est dit : "Tu aimeras ton ami comme toi-même." Or nous aimons un
ami d'un amour de charité. Nous devons donc aussi nous aimer nous-même d'un
amour de charité.
Conclusion :
Puisque la charité
est une amitié, nous pouvons en parler de deux manières. Tout d'abord sous la
raison commune d'amitié ; et en ce sens on doit dire qu'il n'y a pas à
proprement parler d'amitié à l'égard de soi-même, mais quelque chose de supérieur
à l'amitié, puisque l'amitié implique une certaine union ; Denys dit en effet que
"l'amour est une force qui unit" ; or, en chacun, par rapport à
soi-même, il y a unité, ce qui est plus que l'union avec autrui. Aussi, de même
que l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que l'on éprouve pour
soi-même est la forme et la racine de l'amitié ; en effet, nous avons de
l'amitié pour d'autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers
nous-même. Car, dit Aristote, "les sentiments d'amitié envers autrui
viennent de ceux que l'on a envers soi-même". De même encore n'a-t-on pas
de science concernant les principes, mais quelque chose de supérieur : leur
intelligence immédiate.
En second lieu, nous
pouvons parler de la charité selon sa nature propre, en tant qu'elle est
principalement une amitié de l'homme pour Dieu et, par voie de conséquence, pour
toutes les créatures qui appartiennent à Dieu. Or, parmi celles-ci, il y a le
sujet lui-même, qui a la charité. Ainsi, parmi tout ce qu'il aime de charité
comme ressortissant à Dieu, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité.
Solutions :
1. Saint Grégoire parle ici de la charité selon la raison
commune d'amitié.
2. La deuxième objection se place au même point de vue.
3. On blâme ceux qui s'aiment eux-mêmes, quand ils s'aiment
selon leur nature sensible à laquelle ils se soumettent. Mais ce n'est pas là
s'aimer vraiment selon sa nature raisonnable, de façon à vouloir pour soi les
biens qui relèvent de la perfection de la raison. S'aimer de cette façon relève
tout à fait de la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car nous n'aimons pas quelqu'un avec qui
nous ne voulons pas vivre. Or, ceux qui possèdent la charité ne veulent pas vivre
avec leur corps, selon saint Paul (Rm 7, 24) : "Qui me délivrera de ce
corps de mort", et aussi (1, 23) : "Je désire être dégagé des liens
du corps, et être avec le Christ." Donc notre corps ne doit pas être aimé
de charité.
2. L'amitié de charité est fondée sur la communication de la
jouissance de Dieu. Mais le corps ne peut pas participer à cette jouissance.
Donc, on ne doit pas l'aimer de charité.
3. La charité, puisqu'elle est une amitié, ne peut se porter
que sur des êtres capables d'une réciprocité d'amour. Or notre corps ne peut
pas nous aimer de charité. Donc il ne doit pas être aimé de cette façon.
Cependant :
Saint Augustin
indique quatre choses que nous devons aimer par charité, et parmi elles notre
propre corps.
Conclusion :
Notre corps peut
être considéré sous deux aspects : 1° dans sa nature, 2° dans la corruption née
du péché et de son châtiment.
Or la nature de
notre corps ne vient pas d'un principe mauvais, comme les manichéens
l'imaginent, mais elle a été créée par Dieu. C'est pourquoi nous pouvons user
du corps pour servir Dieu, comme le prescrit saint Paul (Rm 6, 13) : "Faites
de vos membres des armes de justice au service de Dieu." C'est pourquoi de
l'amour de charité dont nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps.
Mais nous ne
devons pas aimer dans notre corps la souillure du péché, ni la déchéance du
châtiment. Nous devons plutôt désirer par la charité qu'il en soit délivré.
Solutions :
1. L'Apôtre ne repoussait pas l'union avec le corps quant à
sa nature ; au contraire, sous ce rapport, il ne voulait pas en être dépouillé,
comme il le déclare (2 Co 5, 4) : "Nous ne voudrions pas nous dévêtir, mais
revêtir ce second vêtement par-dessus l'autre." Ce qu'il voulait, c'est
être délivré de l'imprégnation de la convoitise qui demeure dans le corps, et
de sa déchéance qui "appesantit l'âme", de telle sorte qu'il ne voit
plus Dieu. C'est ce qu'il exprime clairement en l'appelant : "ce corps de
mort". "
2. Quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le
connaissant et en l'aimant, c'est par les oeuvres que nous accomplissons au
moyen du corps que nous pouvons parvenir à la parfaite jouissance de Dieu.
C'est pourquoi, de la jouissance de l'âme rejaillit jusque dans le corps une
certaine béatitude, "une force de santé et d'incorruption", dit saint
Augustin. C'est pourquoi, parce que le corps participe d'une certaine manière à
la béatitude, il peut être aimé d'un amour de charité.
3. La réciprocité d'amour a sa place dans l'amitié que l'on a
pour un autre, mais pas dans celle que l'on a pour soi-même, soit par rapport à
l'âme, soit par rapport au corps.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car il est dit dans le Psaume (119, 113)
: "J'ai détesté les impies." Mais David avait la charité. Par
conséquent la charité doit plutôt faire détester les pécheurs que les faire
aimer.
2. "La preuve de l'amour, dit saint Grégoire, ce sont
les oeuvres que l'on accomplit." Or, à l’égard des pécheurs, les justes, loin
d'accomplir des oeuvres d'amour, produisent plutôt celles que la haine inspire
: ainsi, dit le Psaume (101, 8) : "Dès le matin je mettais à mort tous les
pécheurs du pays" ; de même, dans l'Exode (22, 17), le Seigneur prescrit :
"Tu ne laisseras pas en vie les magiciens." Donc les pécheurs ne
doivent pas être aimés de charité.
3. Il appartient à l'amitié de vouloir et de souhaiter du bien
aux amis. Or, par charité, les saints souhaitent du mal aux pécheurs, selon
cette parole du Psaume (9, 18) : "Que les pécheurs aillent en enfer."
Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
4. C'est le propre des amis d'avoir les mêmes joies et le même
vouloir. Or la charité ne fait pas vouloir ce que veulent les pécheurs, ni se
réjouir de ce dont ils se réjouissent ; c'est plutôt le contraire qu'elle
produit. Donc les pécheurs ne doivent pas être aimés de charité.
5. "C'est le propre des amis de vivre ensemble", selon
Aristote. Or on ne doit pas vivre avec des pécheurs : "Sortez
donc du milieu de ces gens-là", dit saint Paul (2 Co 6, 17). On ne doit
donc pas aimer les pécheurs de charité.
Cependant :
Saint Augustin, remarque
que, lorsqu'il est prescrit : "Tu aimeras ton prochain", le mot
prochain "désigne manifestement tous les hommes". Mais les pécheurs
ne cessent pas d'être des hommes, car le péché ne détruit pas la nature. Donc
les pécheurs doivent être aimés de charité.
Conclusion :
Dans les pécheurs
on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature, qu'ils
tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de
laquelle est fondée la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, selon leur
nature, il faut les aimer de charité. Mais leur faute est contraire à Dieu, et
elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon leur faute qui les oppose à
Dieu, ils méritent d'être haïs, quels qu'ils soient, fussent-ils père, mère ou
proches, comme on le voit en saint Luc (14, 26). Car nous devons haïr les
pécheurs en tant qu'ils sont tels, et les aimer en tant qu'ils sont des hommes
capables de la béatitude. C'est là véritablement les aimer de charité, à cause
de Dieu.
Solutions :
1. Le prophète haïssait les impies, en tant qu'impies, en
détestant leur iniquité, qui est leur mal. C'est la haine parfaite dont il dit
(Ps 139, 22) : "je les haïssais d'une haine parfaite." Or, détester
le mal d'un être et aimer son bien ont une même motivation. Aussi cette haine
parfaite relève-t-elle aussi de la charité.
2. Quand des amis tombent dans le péché remarque Aristote, il
ne faut pas leur retirer les bienfaits de l'amitié, aussi longtemps qu'on peut
espérer leur guérison. Il faut les aider à recouvrer la vertu, plus qu'on ne
les aiderait à recouvrer une somme d'argent qu'ils auraient perdue ; d'autant
plus que la vertu a plus d'affinité avec l'amitié que n'en a l'argent. Mais, lorsqu'ils
tombent dans une extrême malice et deviennent inguérissables, alors il n'y a
plus à les traiter familièrement comme des amis. C'est pourquoi de tels
pécheurs, dont on s'attend qu'ils nuisent aux autres plutôt que de s'amender, la
loi divine comme la loi humaine prescrivent leur mort. Cependant ce châtiment, le
juge ne le porte point par haine, mais par l'amour de charité, qui fait passer
le bien commun avant la vie d'une personne. Et pourtant, la mort infligée par
le juge sert au pécheur, s'il se convertit, à l'expiation de sa faute, et s'il
ne se convertit pas, elle met un terme à sa faute, en lui ôtant la possibilité
de pécher davantage.
3. Ces sortes d'imprécations contenues dans l'Écriture peuvent
s'interpréter de trois manières. 1° comme des prédictions, et non comme des
souhaits ; ainsi : "Que les pécheurs aillent en enfer" (Ps 9, 18), signifie
: "Ils iront" en enfer. 2° comme des souhaits ; mais alors le désir
de celui qui souhaite ne se rapporte pas à la peine des hommes, mais à la
justice de celui qui punit, selon cette parole du Psaume (58, 11) : "Le
juste se réjouira en voyant la vengeance" ; car Dieu lui-même, en
punissant, "ne se réjouit pas de la perdition des impies", dit la
Sagesse (1, 33), mais de sa propre justice, selon la parole du Psaume (11, 7) :
"Le Seigneur est juste et aime la justice." 3° comme un désir
d'éloigner le péché et non comme un désir du châtiment lui-même, ainsi
souhaite-t-on que les péchés soient détruits, et que les hommes vivent.
4. Par la charité nous aimons les pécheurs, non pour vouloir
ce qu'ils veulent, et pour nous réjouir de ce qui les réjouit, mais pour les
amener à vouloir ce que nous voulons, et à se réjouir des choses dont nous nous
réjouissons. De là cette parole de Jérémie (15, 19) : "Eux reviendront
vers toi, et toi tu n'auras pas à revenir vers eux."
5. Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs, à
cause du danger qu'ils courent d'être pervertis par eux. Au contraire, il faut
louer les parfaits, dont il n'y a point à redouter la perversion, d'entretenir
des relations avec les pécheurs afin de les convertir.
C'est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec les pécheurs, comme on le
voit en saint Matthieu (9, 10). Cependant tous doivent éviter de fréquenter les
pécheurs en s'associant à leurs péchés ; c'est ainsi qu'il est dit (2 Co 6, 17)
: "Sortez du milieu de ces gens-là, et ne touchez rien d'impur" en
consentant au péché.
Objections :
1. Oui, semble-t-il, car ce qui est le principe du péché se
trouve surtout chez les pécheurs. Or l'amour de soi est le principe du péché ;
c'est lui, nous dit saint Augustin, "qui construit la Cité de Babylone".
Donc les pécheurs s'aiment extrêmement eux-mêmes.
2. Le péché ne détruit pas la nature. Or, il est de la nature
de tout être de s'aimer soi-même ; c'est ainsi que même les créatures sans
raison désirent naturellement leur bien propre, comme la conservation de leur
être ou autres choses de ce genre. Les pécheurs s'aiment donc eux-mêmes.
3. "Le bien, dit Denys, est aimable à tous." Or
beaucoup de pécheurs se croient bons. Donc beaucoup de pécheurs s'aiment
eux-mêmes.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (11, 6) : "Celui qui aime
l'iniquité hait son âme."
Conclusion :
S'aimer soi-même
est, en un sens, commun à tous ; en un autre sens, c'est le propre des bons ;
dans un troisième sens, c'est le propre des méchants. Il est en effet commun à
tous d'aimer ce qu'ils regardent comme leur être propre. Or l'homme est dit
être quelque chose de deux manières. D'abord selon sa substance et sa nature.
C'est ainsi que tous estiment comme un bien qui leur est commun d'être ce
qu'ils sont, c'est-à-dire composés d'âme et de corps. En ce sens, tous les
hommes, bons et mauvais, s'aiment eux-mêmes, en ce qu'ils aiment leur propre
conservation.
En second lieu, l'homme
est dit être quelque chose par ce qu'il a de principal en lui ; c'est ainsi
qu'on dit du chef d'une cité qu'il est la Cité elle-même : d'où vient que ce
que font les chefs, la Cité est censée le faire. Or, de cette manière, tous les
hommes ne pensent pas être ce qu'ils sont. En effet, ce qui est principal dans
l'homme, c'est l'intelligence raisonnable ; ce qui est secondaire, c'est la
nature sensible et corporelle : la première étant appelée par l'Apôtre "l'homme
intérieur", et la seconde "l'homme extérieur" (2 Co 4, 6). Or
les bons estiment que le principal en eux est la nature raisonnable ou l'homme
intérieur, et, par là, ils s'estiment tels qu'ils sont. Mais les méchants
croient que le principal en eux est la nature sensible et corporelle ou l'homme
extérieur. C'est pourquoi, ne se connaissant pas eux-mêmes de façon juste, ils
ne s'aiment pas vraiment, mais ils aiment seulement ce qu'ils prennent pour
eux-mêmes. Au contraire les bons, qui ont d'eux-mêmes une connaissance vraie, s'aiment
vraiment eux-mêmes.
Aristote le
démontre par les cinq conditions propres à l'amitié. Chacun des amis, en effet
: 1° veut l'existence de son ami, et qu'il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3°
il lui fait du bien ; 4° il vit avec son ami dans la joie ; 5° il n'a qu'un
coeur avec lui, partageant ses joies et ses tristesses. Or, c'est ainsi que les
bons s'aiment eux-mêmes quant à l'homme intérieur : ils veulent sa conservation
dans son intégrité ; ils désirent pour lui son bien, qui est le bien spirituel
; ils s'emploient à le lui procurer ; ils rentrent avec joie dans leur propre
coeur, y trouvant les bonnes pensées du présent, le souvenir des biens passés
et l'espoir des biens futurs, toutes choses qui les remplissent de joie ; de
même il n'y a pas entre eux de discorde dans leur volonté, car leur âme est
entièrement unifiée dans ses tendances.
Au contraire, les
méchants ne veulent pas conserver l'intégrité de l'homme intérieur, ils
n'aspirent pas pour lui aux biens spirituels, et ils ne travaillent pas en ce
sens ; il ne leur est pas agréable de vivre avec eux-mêmes en faisant retour à
leur coeur, car ils y trouvent le mal, tant présent que passé et futur, et ils
ne peuvent que le détester ; ils n'ont pas non plus la paix avec eux-mêmes, puisque
leur conscience est remplie de remords, selon ce que Dieu leur dit dans le
Psaume (50, 21) : "je t'accuserai, et je me tiendrai en face de toi."
On peut aussi prouver de la même manière que les méchants s'aiment eux-mêmes
selon la corruption de l'homme extérieur ; mais ce n'est pas ainsi que les bons
s'aiment eux-mêmes.
Solutions :
1. L'amour de soi qui est le principe du péché est celui qui
est propre aux méchants, et qui va "jusqu'au mépris de Dieu", dit
saint Augustin au même endroit ; car les méchants désirent les biens extérieurs
au point de mépriser les biens spirituels.
2. L'amour naturel, s'il n'est pas totalement détruit chez les
méchants, s'y trouve cependant perverti de la manière qui vient d'être dite.
3. Pour autant qu'ils se croient bons, les méchants
participent en quelque chose de l'amour de soi. Mais il n'y a pas là un
véritable amour de soi, c'est seulement un amour apparent, lequel n'est même
plus possible chez ceux qui sont foncièrement mauvais.
Objections :
1. Il semble que la charité n'impose pas d'aimer ses ennemis.
Saint Augustin dit en effet : "Ce bien éminent", c'est-à-dire l'amour
des ennemis, "ne se rencontre pas en tous ceux que nous croyons exaucés, lorsqu'ils
disent dans la prière : "Pardonnez-nous nos offenses."" Mais les
péchés ne sont pardonnés à personne sans la charité, car il est écrit aux
Proverbes (10, 12) : "La charité couvre tous les péchés." Il n'est
donc pas nécessaire à la charité qu'on aime ses ennemis.
2. La charité ne détruit pas la nature. Or toute chose, même
l'être dépourvu de raison, hait naturellement son contraire : ainsi la brebis
hait le loup, et l'eau hait le feu. La charité ne fait donc pas que nous
aimions nos ennemis.
3. "La charité ne fait rien de mal" (1 Co 13, 4).
Or il est aussi mal, semble-t-il, d'aimer ses ennemis que de haïr ses amis.
D'où ce reproche adressé par Joab à David (2 S 19, 7) : "Tu aimes ceux qui
te haïssent, et tu hais ceux qui t'aiment." Donc la charité ne fait pas
que l'on aime ses ennemis.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Mt 5, 44) : "Aimez vos ennemis."
Conclusion :
Aimer ses ennemis
peut s'entendre de trois manières différentes. D'abord dans le sens qu'on les
aime en tant qu'ils sont ennemis. Cela est pervers et contraire à la charité, car
c'est aimer le mal d'autrui.
En deuxième lieu, on
peut envisager l'amour des ennemis en tenant compte de leur nature, donc d'une
façon universelle. De ce point de vue l'amour des ennemis est nécessaire à la
charité, en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain ne doit pas exclure
ses ennemis de son amour universel.
Enfin, l'amour des
ennemis peut être envisagé en particulier, c'est-à-dire en ce qu'on est mû de
façon particulière à aimer son ennemi. Cela n'est pas nécessaire à la charité
de façon absolue, parce qu'il n'est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons
une dilection spéciale à l'égard de chacun de nos semblables, quels qu'ils
soient, parce que ce serait impossible. Toutefois, cette dilection spéciale, à
l'état de disposition dans l'âme, est nécessaire à la charité en ce sens que
l'on doit être prêt à aimer un ennemi en particulier, si c'était nécessaire.
Mais en dehors du
cas de nécessité, que l'on témoigne effectivement de l'amour pour son ennemi, cela
appartient à la perfection de la charité. En effet, puisque la charité fait
aimer le prochain pour Dieu, plus on aime Dieu, plus on témoigne d'amour envers
le prochain, sans être arrêté par son inimitié. Ainsi en est-il lorsqu'on a un
grand amour pour un homme en particulier ; à cause de cet amour, on se prend à
aimer ses enfants, même s'ils sont nos ennemis. Et c'est d'un tel amour que
saint Augustin a voulu parler dans la première objection.
Solutions :
1. Cela répond donc à cette objection.
2. Tout être hait naturellement son contraire en tant que tel.
Or nos ennemis nous sont contraires en tant qu'ennemis. Nous devons donc les
haïr comme tels ; qu'ils soient nos ennemis ne peut que nous déplaire. Mais ils
ne nous sont pas contraires comme hommes, et comme capables de la béatitude, et
à ce point de vue nous devons les aimer.
3. Aimer ses ennemis, en tant qu'ennemi est chose blâmable ;
mais ce n'est pas là ce que fait la charité, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble nécessaire à la charité que l'on donne des
marques et des preuves d'amitié à son ennemi, car il est dit en saint Jean (1
Jn 3, 18) : "N'aimons pas avec des paroles et des discours, mais par des
actes et en vérité." Or aimer par des actes, c'est donner des signes et
des preuves de son amour. Il est donc nécessaire à la charité que l'on témoigne
ainsi son amour à ses ennemis.
2. Le Seigneur dit à la fois (Mt 5, 44) : "Aimez vos ennemis",
et "Faites du bien à ceux qui vous haïssent." Or il est nécessaire à
la charité d'aimer ses ennemis. Il faut donc aussi leur faire du bien.
3. Par la charité nous aimons non seulement Dieu, mais encore
le prochain. Or, dit saint Grégoire : "L'amour de Dieu ne peut demeurer
oisif ; s'il existe, il opère de grandes choses ; s'il n'agit plus, ce n'est
pas de l'amour." Donc la charité envers le prochain ne peut exister sans
une action effective. Et comme la charité exige nécessairement que nous aimions
tout prochain, même un ennemi, il est également nécessaire à la charité que
nous étendions même à ceux-ci ces marques extérieures et effectives d'amour.
Cependant :
À propos de cette
parole du Seigneur en saint Matthieu : "Faites du bien à ceux qui vous
haïssent", la Glose dit : "Faire du bien à ses ennemis est le comble
de la perfection." Mais ce qui relève de la perfection de la charité n'est
pas nécessaire à cette vertu. Donc la charité n'exige pas nécessairement que
l'on témoigne à ses ennemis par des signes et par des actes l'amour que l'on a
pour eux.
Conclusion :
Les effets et les
marques de la charité procèdent de l'amour intérieur et lui sont proportionnés.
Or l'amour intérieur envers les ennemis en général est exigé absolument par le
précepte ; tandis que l'amour pour un ennemi en particulier ne l'est pas
absolument, mais seulement comme disposition de l'âme, on vient de le dire. Il
faut donc en dire autant des actes ou des témoignages d'affection manifestés à
l'extérieur. Car il y a des bienfaits et des marques d'amour que l'on doit
donner à son prochain en général ; par exemple en priant pour tous les fidèles
ou pour tout le peuple, ou bien encore en procurant quelque bienfait à toute la
communauté. Être ainsi bienfaisant ou témoigner ainsi de l'amour à des ennemis,
est exigé par le précepte ; si l'on s'y refusait, ce serait agir par vengeance,
à l'encontre de ces paroles du Lévitique (19, 18) : "Tu ne te vengeras pas,
et tu ne garderas pas rancune aux enfants de ton peuple."
Mais il y a d'autres
bienfaits ou d'autres témoignages d'affection que l'on n'accorde qu'à certaines
personnes en particulier. Se comporter ainsi à l'égard de ses ennemis n'est pas
nécessaire au salut, sinon quant à la préparation de l'âme, de telle sorte que
l'on soit disposé à leur venir en aide en cas de nécessité, selon cette parole
des Proverbes (25, 21) : "Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il
a soif, donne-lui à boire." Mais qu'en dehors du cas de nécessité
quelqu'un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la
perfection de la charité, qui, non contente "de ne pas se laisser vaincre
par le mal", ce qui est de nécessité, veut encore "vaincre le mal par
le bien" (Rm 12, 21), ce qui relève de la perfection : non seulement alors
on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d'une injure que l'on a
reçue, mais encore on s'efforce, en faisant du bien à son ennemi, de se faire
aimer de lui.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Non, semble-t-il. "La charité, dit en effet saint Augustin,
comporte un double amour, celui de Dieu et celui du prochain." Or, l'amour
des anges n'est pas compris dans l'amour de Dieu, puisqu'ils sont des
substances créées. Il semble qu'il n'est pas non plus compris dans l'amour du
prochain, puisqu'ils ne sont pas de la même espèce que nous. Donc les anges ne
doivent pas être aimés de charité.
2. Les animaux sans raison sont plus proches de nous que les
anges, car nous sommes dans le même genre prochain que les animaux. Or, on l’a
vu nous n'aimons pas les animaux de charité. Donc nous ne devons pas non plus
aimer les anges de cette manière.
3. "Vivre ensemble, dit Aristote, est ce qui convient le
plus proprement à des amis." Or les anges ne vivent pas avec nous, et nous
ne pouvons pas même les voir. Nous sommes donc incapables d'avoir pour eux une
amitié de charité.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "S'il faut entendre par le prochain celui envers qui nous avons
des devoirs de miséricorde, ou bien encore celui qui remplit envers nous ces
devoirs de miséricorde, il est évident que le précepte d'aimer notre prochain
s'applique aussi aux anges, dont nous recevons tant de bons offices."
Conclusion :
L'amitié de la
charité, on l'a vu, est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, dont
les hommes participent avec les anges selon cette parole en saint Matthieu (22,
30) : "A la résurrection, les hommes seront comme des anges dans le ciel."
Il est donc évident que l'amitié de charité s'étend aussi aux anges.
Solutions :
1. La dénomination de "prochain" ne repose pas
seulement sur la communauté d'espèce, mais encore sur celle des bienfaits qui
se rapportent à la vie éternelle ; et c'est sur cette communauté qu'est fondée
l'amitié de charité.
2. Les animaux sans raison appartiennent au même genre
prochain que nous, par la nature sensible ; or ce n'est pas selon cette nature
que nous participons de la béatitude éternelle, mais par l'âme raisonnable, qui
nous fait communiquer avec les anges.
3. Les anges n'entretiennent pas avec nous ces rapports
extérieurs qui résultent de la nature sensible. Cependant nous communiquons
avec eux par l'esprit ; imparfaitement en cette vie, mais de manière parfaite
dans la patrie, nous l'avons dit plus haut.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Les anges en effet sont notre prochain, puisque
nous avons en commun avec eux l'esprit. Or nous avons cela en commun avec les
démons, car chez eux les dons naturels, à savoir l'être, la vie, l'intelligence
demeurent dans leur intégrité, selon Denys. Nous devons donc
aimer les démons de charité.
2. Les démons diffèrent des anges bienheureux par le péché, de
la même façon que les hommes pécheurs diffèrent des hommes justes. Or les
hommes justes aiment les pécheurs de charité. Ils doivent donc aussi aimer les
démons de charité.
3. Nous devons aimer de charité, à titre de prochain, ceux
dont nous recevons certains bienfaits, comme le montre le texte de saint Augustin
cité tout à l'heure. Or les démons nous sont utiles en bien des choses. "En
nous tentant ils nous tressent des couronnes", dit encore saint Augustin.
Par conséquent, nous devons les aimer de charité.
Cependant :
Isaïe dit (28, 18)
: "Elle sera rompue, votre alliance avec la mort ; votre pacte avec
l'enfer ne tiendra pas." Or, c'est par charité que se réalise la
perfection de la paix et de l'alliance. Donc, nous ne devons pas avoir de
charité pour les démons qui sont les habitants de l'enfer et les pourvoyeurs de
la mort.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, nous devons, en vertu de la charité, aimer dans les pécheurs leur
nature, mais haïr leur péché. Or le mot démons désigne une nature déformée par
le péché. Et c'est pourquoi les démons ne doivent pas être aimés de charité.
Mais si, cessant
d'argumenter à partir de ce mot, on se demande si ces esprits, que l'on appelle
démons, doivent être aimés de charité, il faut répondre en distinguant, selon
ce qui a été établi précédemment, une double manière d'aimer de charité.
1° On peut aimer
un être comme un objet d'amitié. Dans ce sens, nous ne pouvons pas aimer ces
esprits d'une amitié de charité, puisqu'il est de l'essence de l'amitié de
vouloir le bien de ses amis. Or le bien éternel, objet de la charité, nous ne pouvons
pas le vouloir à des esprits que Dieu a damnés pour l'éternité ; cela irait
contre l'amour envers Dieu, qui nous fait approuver sa justice.
2° On peut aimer
un être en ce sens que l'on veut le voir subsister pour le bien d'un autre ;
nous aimons en vertu de la charité les créatures sans raison, en tant que nous
voulons les voir demeurer pour la gloire de Dieu et pour l'utilité des hommes, on
l'a vu plus haut. De cette manière nous pouvons aussi aimer de charité la
nature des démons, en tant que nous voulons que ces esprits soient conservés
dans leurs biens de nature pour la gloire de Dieu.
Solutions :
1. L'esprit des anges n'est pas, comme celui des démons, dans
l'impossibilité de posséder la vie éternelle ; et c'est pourquoi l'amitié de
charité qui est fondée sur la communauté de vie éternelle, plutôt que sur la
communauté de nature, s'exerce à l'égard des anges, et non pas à l'égard des
démons.
2. Les hommes pécheurs ont en cette vie la possibilité de
parvenir à la béatitude éternelle ; mais cette possibilité, les damnés de
l'enfer ne l'ont plus ; aussi doit-on raisonner à leur sujet comme au sujet des
démons.
3. Les avantages qui nous viennent des démons ne sont pas dus
à leur intention, mais à l'ordonnance de la providence divine. Et c'est pourquoi
nous ne sommes pas engagés de ce fait à avoir de l'amitié pour eux, mais à être
les amis de Dieu, qui tourne à notre profit leur intention perverse.
Objections :
1. Il semble que l'énumération de quatre objets à aimer de
charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-même, soit maladroite. Car
selon saint Augustin : "Celui qui n'aime pas Dieu ne s'aime pas lui-même."
L'amour de Dieu inclut donc l'amour de soi, et il n'y a pas lieu de distinguer
ces deux amours.
2. La partie ne doit pas être divisée par rapport au tout. Or
notre corps est une partie de nous-même. On ne doit donc pas le mettre à part
comme un objet à aimer séparément de nous-même.
3. Si nous avons un corps, notre prochain en a un aussi. Donc,
puisque l'amour dont nous aimons le prochain se distingue de l'amour dont nous
nous aimons nous-même, pareillement l'amour du corps du prochain doit se
distinguer de l'amour de notre propre corps. Il ne convient donc pas de
distinguer quatre objets de la charité.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Il y a quatre choses à aimer : une qui est au-dessus de nous",
c'est-à-dire Dieu ; "une autre qui est nous-même ; une troisième qui est
près de nous", c'est-à-dire notre prochain ; "une quatrième qui est
au-dessous de nous", c'est-à-dire notre propre corps.
Conclusion :
Comme il a été dit
plus haut, l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude.
Or, dans cette communication, il y a une réalité que l'on doit regarder comme
le principe d'où émane la béatitude, c'est Dieu ; il y a une autre réalité qui
participe directement de cette béatitude, c'est l'homme et l'ange ; il y en a
enfin une troisième en qui la béatitude dérive par une sorte de rejaillissement,
c'est le corps humain. L'être qui communique la béatitude est digne d'être aimé
parce qu'il est la cause de la béatitude. Quant à celui qui participe de la
béatitude, il peut être aimé pour deux raisons : soit parce qu'il ne fait qu'un
avec nous, soit parce qu'il nous est associé dans la participation de la
béatitude. A ce titre deux êtres doivent être aimés de charité, selon que
l'homme s'aime lui-même et qu'il aime son prochain.
Solutions :
1. Les objets d'amour se diversifient selon que le sujet
aimant se rapporte diversement aux objets à aimer. En ce sens, parce que
l'homme qui aime a une relation différente avec Dieu et avec lui-même, il faut
reconnaître là deux objets d'amour distincts. Et comme l'amour de l'un est
cause de l'amour de l'autre, il suit que si le premier est détruit, l'autre
l'est également.
2. Le siège de la charité est l'âme raisonnable, celle-ci
étant capable de la béatitude. À cette béatitude le corps n'atteint pas
directement, il la reçoit seulement par un certain rejaillissement. Et c'est
pourquoi l'homme, en s'aimant selon son âme raisonnable, partie principale de
son être, aime différemment, selon la charité, lui-même et son propre corps.
3. L'homme aime son prochain et dans son âme et dans son corps,
parce que ceux-ci seront associés en quelque manière dans la béatitude. C'est
pourquoi, du côté du prochain, il n’y a qu'une seule raison d'amour. Le
corps du prochain ne doit donc pas être regardé comme un objet qu'il faudrait
aimer de façon spéciale.
- 1. Y a-t-il un
ordre dans la charité ? - 2. Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ? - 3.
Plus que soi-même ? - 4. Doit-on s'aimer soi-même plus que le prochain ? - 5.
Aimer le prochain plus que son propre corps ? - 6. Aimer tel prochain plus
qu'un autre ? - 7. Doit-on aimer davantage celui qui est le meilleur, ou celui
qui nous est le plus uni ? - 8. Celui qui nous est uni par le sang ? - 9.
Doit-on aimer de charité son fils plus que son père ? - 10. Sa mère plus que
son père ? - 11. Son épouse plus que son père ou sa mère ? - 12. Son
bienfaiteur plus que son obligé ? - 13. L'ordre de la charité subsiste-t-il
dans la patrie ?
Objections :
1. Non, semble-t-il, car la charité est une vertu ; or on
n'assigne pas d'ordre dans les autres vertus ; il n'y a donc pas à en assigner
non plus dans la charité.
2. De même que l'objet de la foi est la vérité première, de
même l'objet de la charité est le souverain bien. Or on n'assigne pas d'ordre
dans la foi, car on croit également tout ce qu'elle propose ; donc, on ne doit
pas en assigner non plus dans la charité.
3. La charité est dans la volonté ; or ce n'est pas à la
volonté, mais à la raison qu'il appartient d'ordonner ; il n'y a donc pas lieu
d'assigner un ordre à la charité.
Cependant :
On lit dans le
Cantique des cantiques (2, 4 Vg) : "Le roi m'a fait entrer dans le cellier,
et il a ordonné en moi la charité."
Conclusion :
Comme dit Aristote,
antérieur et postérieur se disent par rapport à un principe. Or, l'ordre
implique de soi un certain mode d'antériorité et de postériorité. Par
conséquent, partout où il y a un principe, il y a aussi un ordre. Mais il a été
dit plus haut que l'amour de charité tend vers Dieu comme vers le principe de
la béatitude, dont la communication fonde l'amitié de charité. Il s'ensuit que,
dans les choses qui sont aimées de l'amour de charité, il y a un certain ordre,
selon leur relation au premier principe de cet amour, qui est Dieu.
Solutions :
1. La charité tend vers la fin ultime considérée comme telle,
ce qui ne convient à aucune autre vertu, nous l'avons dit. Or, la fin a raison
de principe, dans l'ordre de l'appétition comme dans celui de l'action, on l'a
montré plus haut. De là vient que la charité a éminemment rapport au premier
principe. En conséquence c'est en elle surtout que l'on rencontre un ordre
relativement au premier principe.
2. La foi appartient à la faculté de connaître, dont
l'opération comporte que l'objet connu se trouve exister dans le sujet
connaissant. La charité, en revanche, se situe dans la puissance affective, dont
l'opération consiste en ce que l'âme tend vers les réalités elles-mêmes. Or, l'ordre
réside principalement dans les réalités elles-mêmes, d'où il dérive jusqu'à
notre connaissance. Et c'est pourquoi l'on attribue un ordre à la charité
plutôt qu'à la foi, quoique, d'une certaine manière, il y en ait un chez
celle-ci, en ce sens qu'elle a Dieu pour objet principal, et les autres choses
qui se rapportent à Dieu pour objet secondaires.
3. L'ordre appartient à la raison comme à la faculté qui
ordonne, mais il appartient à la faculté appétitive comme à la faculté
ordonnée. Et c'est de cette manière qu'un ordre est établi dans la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il car, nous dit saint Jean (1 Jn 4, 20),
"celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu
qu'il ne voit pas ?" D'où il apparaît que ce qui est le plus visible est
aussi le plus aimable, car la vision est le principe de l'amour, dit Aristote.
Or Dieu est moins visible que le prochain. Il est donc aussi moins facile à
aimer de charité.
2. La ressemblance est cause de l'amour, selon cette parole de
l'Ecclésiastique (13, 15) : "Tout être vivant aime son semblable." Or
il y a plus de ressemblance entre l'homme et son prochain qu'entre l'homme et
Dieu. Donc l'homme aime de charité son prochain plus que Dieu.
3. Selon saint Augustin, c'est Dieu que la charité aime dans
le prochain. Or Dieu n'est pas plus grand en lui-même que dans le prochain. Il
ne doit donc pas être aimé en lui-même plus que dans le prochain. Donc, Dieu ne
doit pas être aimé plus que le prochain.
Cependant :
On doit aimer
davantage ce qui nous oblige à haïr certaines choses. Or, à cause de Dieu, nous
devons haïr notre prochain, s'il nous détourne de Dieu, selon la parole de
saint Luc (14, 26) : "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère,
sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, il ne peut être mon disciple."
Nous devons donc aimer de charité Dieu plus que le prochain.
Conclusion :
Toute amitié
regarde principalement l'objet où se trouve principalement le bien sur la
communication duquel elle est fondée ; c'est ainsi que l'amitié politique a
surtout égard au chef de l’État, dont dépend tout le bien commun de la Cité ;
et c'est donc à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or,
l'amitié de charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui réside
essentiellement en Dieu comme dans son premier principe, d'où elle dérive en
tous les êtres qui sont aptes à la posséder. C'est donc Dieu qui doit être aimé
de charité à titre principal et par-dessus tout ; il est aimé en effet comme la
cause de la béatitude, tandis que le prochain est aimé comme participant en
même temps que nous de la béatitude.
Solutions :
1. Un être est cause d'amour de deux manières. Tout d'abord, comme
étant ce qui motive l'amour ; et c'est de cette façon que le bien est cause de
l'amour, puisque chaque être est aimé pour autant qu'il est bon. En second lieu,
une chose est cause d'amour, comme le moyen qui le fait acquérir. Et c'est
ainsi que la vision est cause de l'amour, non pas qu'une chose soit aimable en
raison de sa visibilité, mais parce que la vision nous conduit à l'aimer. Il ne
s'ensuit donc pas que ce qui est plus visible est plus aimable, mais seulement
qu'il se présente le premier à nous pour être aimé. C'est en ce sens que
raisonne saint Jean. Parce qu'il est plus visible pour nous, notre prochain
s'offre par priorité à notre amour." Par ce qu'elle connaît l'âme apprend
à aimer ce qu'elle ne connaît pas", dit en effet saint Grégoire. Donc, si
quelqu'un n'aime pas son prochain, on pourra en déduire qu'il n'aime pas Dieu, non
parce que le prochain est plus aimable que Dieu, mais parce qu'il s'offre le
premier à notre amour. Au demeurant, Dieu est le plus aimable, en raison de sa
plus grande bonté.
2. La ressemblance que nous avons avec Dieu précède et cause
la ressemblance que nous avons avec le prochain. C'est en effet parce que nous
recevons de Dieu ce que notre prochain en reçoit lui aussi, que nous sommes
semblables à lui. Et c'est pourquoi, au titre de la ressemblance, nous devons
aimer Dieu plus que le prochain.
3. Dieu, considéré en sa substance, est égal à lui-même, où
qu'il soit, parce qu'il ne saurait s'amoindrir en existant dans une créature. Cependant
le prochain ne possède pas la bonté de Dieu, comme Dieu la possède, car Dieu la
possède essentiellement, tandis que le prochain ne la possède qu'en
participation.
Objections :
1. Il semble que l'homme ne doit pas, en vertu de la charité,
aimer Dieu plus que soi-même. Aristote dit en effet : "Les sentiments
d'amitié qu'on a pour autrui viennent des sentiments d'amitié qu'on a pour
soi-même." Or la cause l'emporte sur l'effet. L'homme a donc plus d'amitié
pour soi-même que pour tout autre. Il en résulte qu'il doit s'aimer plus que
Dieu.
2. On aime une chose, quelle qu'elle soit, en tant qu'elle est
notre bien propre. Or, ce qui est une raison d'aimer est plus aimé que cela
même qui est aimé pour cette raison, comme les principes, qui sont la raison de
connaître, sont aussi ce qui est le plus connu. L'homme s'aime donc soi-même
plus que n'importe quel autre bien qu'il aime. Donc, il n'aime pas Dieu plus
que soi-même.
3. Autant on aime Dieu, autant on aime jouir de lui. Mais, autant
on aime jouir de Dieu, autant on s'aime soi-même, parce que c'est là le plus
grand bien que l'on puisse vouloir à soi-même. Donc l'homme ne doit pas aimer
Dieu de charité plus que soi-même.
Cependant :
Saint Augustin écrit
: "Si tu dois t'aimer toi-même, non pour toi-même, mais pour celui en qui
se trouve la fin la plus légitime de ton amour, que nul autre homme ne s'irrite
si tu l'aimes lui aussi pour Dieu." Or, en toute chose, ce pourquoi on
agit est ce qu'il y a de plus fort. L'homme est donc tenu d'aimer Dieu plus que
soi-même.
Conclusion :
Nous pouvons
recevoir de Dieu deux sortes de biens : le bien de la nature et celui de la
grâce.
Sur la
communication des biens naturels que Dieu nous a faite, se fonde l'amour
naturel. En vertu de cet amour, non seulement l'homme dans l'intégrité de sa
nature aime Dieu plus que toute chose et plus que soi-même, mais encore toute
créature aime Dieu à sa manière, c'est-à-dire : ou d'un amour intellectuel (les
anges), ou raisonnable (les hommes), ou animal (les animaux), ou à tout le
moins naturel, comme les pierres et les autres êtres privés de connaissance. La
raison en est que, dans un tout, chaque partie aime naturellement le bien
commun de ce tout plus que son bien propre et particulier. Et cela se manifeste
dans l'activité des êtres : chaque partie en effet a une inclination
primordiale à l'action commune qui se propose l'utilité du tout. Cela apparaît
aussi dans les vertus politiques qui font que les citoyens souffrent dommage
dans leurs biens et parfois dans leur personne, en vue du bien commun.
A bien plus forte
raison le vérifie-t-on dans l'amitié de charité, qui est fondée sur la
communication des dons de grâce. Aussi l'homme est-il tenu par la charité
d'aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que lui-même ; en effet, la
béatitude réside en Dieu comme dans la source et le principe communs de tous
ceux qui peuvent en participer.
Solutions :
1. Aristote parle ici des sentiments d'amitié que l'on a pour
ceux des autres en qui le bien, objet de l'amitié, ne se trouve que
particularisé, et non pas des sentiments d'amitié qui vont à celui en qui ce bien
existe dans sa totalité.
2. La partie aime le bien du tout parce que cela lui convient
; elle ne l'aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le bien du
tout, mais plutôt de telle façon qu'elle se rapporte elle-même au bien du tout.
3. Désirer jouir de Dieu, c'est aimer Dieu d'un amour de
convoitise. Or, nous aimons Dieu par amour d'amitié plus que par amour de
convoitise, car le bien divin est plus grand en soi que le bien qui peut
résulter pour nous de sa jouissance. C'est pourquoi, absolument parlant, l'homme
aime Dieu, de charité, plus que soi-même.
Objections :
1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer de charité
soi-même plus que son prochain. Car l'objet principal de la charité, c'est Dieu,
nous venons de le voire. Or il peut se faire que, parmi le prochain, telle
personne soit plus unie à Dieu qu'on ne l'est soi-même. On doit alors aimer
cette personne plus que soi-même.
2. C'est celui que nous aimons le plus que nous voulons aussi
le plus préserver de tout dommage. Or, par la charité, l'homme consent à subir
lui-même du dommage pour le prochain, selon la parole des Proverbes (12, 26 Vg)
: "Celui-là est juste qui, pour un ami, ne prend pas garde au dommage."
L'homme est donc tenu, en charité, d'aimer autrui plus que soi-même.
3. La charité, dit saint Paul (1 Co 13, 5), "ne cherche
pas son intérêt". Or, celui dont nous recherchons davantage le bien, est
celui que nous aimons davantage. Donc, par charité, on ne s'aime pas soi-même
plus que le prochain.
Cependant :
Il est dit dans le Lévitique (19, 18) et en saint Matthieu
(22, 39) : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." On voit par là
que l'amour de l'homme pour soi-même est comme le modèle de l'amour qu'il doit
avoir pour le prochain. Or le modèle l'emporte sur la copie. L'homme doit donc
s'aimer soi-même de charité plus que le prochain.
Conclusion :
Il y a deux
éléments dans l'homme sa nature spirituelle et sa nature corporelle. On dit que
l'homme s'aime soi-même lorsqu'il s'aime selon sa nature spirituelle comme nous
l'avons dit précédemment. Sous ce rapport l'homme est tenu de s'aimer, après
Dieu, plus que quiconque. Et cela découle clairement de la raison pour laquelle
on aime. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, Dieu est aimé comme le
principe du bien sur lequel est fondé l'amour de charité ; l'homme s'aime
soi-même de charité parce qu'il participe de ce bien ; quant au prochain, il
est aimé parce qu'il lui est associé dans cette participation. Or cette
association est un motif d'amour, en tant qu'elle implique une certaine union
ordonnée à Dieu. Par conséquence, de même que l'unité l'emporte sur l'union, de
même participer soi-même du bien divin est un motif d'aimer supérieur à celui
qui vient de ce qu'un autre nous est associé dans cette participation. C'est
pourquoi l'homme doit s'aimer soi-même de charité plus que son prochain. Le
signe en est que l'homme ne doit pas, pour préserver son prochain du péché, encourir
soi-même le mal du péché, qui contrarierait sa participation à la béatitude.
Solutions :
1. L'amour de charité ne se mesure pas seulement sur l'objet
qui est Dieu, mais aussi sur le sujet qui aime, l'homme qui possède la charité
; comme d'ailleurs la mesure de toute action dépend en quelque façon du sujet
qui agit. C'est pourquoi, bien qu'un prochain meilleur soit plus proche de Dieu,
cependant, parce qu'il n'est pas aussi proche de celui qui possède la charité
que ce dernier l'est de lui-même, on ne peut pas en conclure que l'homme doive
aimer son prochain plus que soi-même.
2. L'homme doit accepter pour un ami des dommages corporels ;
et, ce faisant, il s'aime davantage selon la partie spirituelle de soi-même, car
cela relève de la perfection de la vertu, qui est le bien de l'âme. Mais, quant
à encourir un dommage spirituel en péchant lui-même pour préserver le prochain du
péché, on ne doit pas le faire, comme nous venons de le dire.
3. "La charité ne cherche pas son intérêt, signifie selon
saint Augustin, que la charité préfère le bien commun au bien propre." Or,
pour tout être, le bien commun est plus aimable que son bien propre ; c'est
ainsi que, pour la partie, le bien du tout est plus aimable que le bien partiel
qui est le sien, comme on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, quand on parle du prochain, on
entend le corps de celui-ci. Donc si l'homme est tenu d'aimer son prochain plus
que son propre corps, il est aussi tenu d'aimer le corps de son prochain plus
que son propre corps.
2. L'homme est tenu d'aimer son âme plus que son prochain, nous
venons de le dire. Or notre propre corps est plus proche de notre âme que ne
l'est notre prochain. Nous devons donc aimer notre corps plus que notre
prochain.
3. Chacun expose ce qu'il aime moins, pour sauver ce qu'il
aime davantage. Mais tout homme n'est pas tenu d'exposer son propre corps pour
le salut de son prochain ; c'est là seulement le propre des parfaits, selon
cette parole en saint Jean (15, 13) : "Il n'y a pas d'amour plus grand que
de donner sa vie pour ses amis." L'homme n'est donc pas tenu par la
charité d'aimer son prochain plus que son propre corps.
Cependant :
Saint Augustin
affirme "Nous devons aimer notre prochain plus que notre propre corps."
Conclusion :
Ce qu'on doit
aimer le plus par charité, c'est ce qui possède la raison la plus pleine
d'amabilité en vertu de la charité, on vient de le dire. Or le motif de l'amour
que nous devons avoir pour le prochain, qui est d'être associé à nous dans la
possession plénière de la béatitude, est un motif plus fort que la
participation à la béatitude par rejaillissement, en quoi réside le motif
d'aimer notre propre corps. Et c'est pourquoi, en ce qui intéresse le salut de
notre âme, nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.
Solutions :
1. Selon Aristote : "Chaque chose paraît consister en ce
qu'il y a de plus important en elle." Aussi, lorsqu'on dit que le prochain
doit être aimé plus que notre propre corps, faut-il entendre qu'il s'agit de
son âme, qui est la partie la plus importante de son être.
2. Notre corps est plus proche de notre âme que ne l'est notre
prochain, si l'on considère la constitution de notre propre nature. Mais, pour
la participation de la béatitude, il y a une relation plus étroite entre l'âme
du prochain et la nôtre qu'entre celle-ci et notre propre corps.
3. Tout homme est chargé du soin de son propre corps ; mais
tout homme n'est pas tenu de veiller au salut du prochain, si ce n'est en cas
de nécessité. C'est pourquoi la charité n'exige pas nécessairement qu'on expose
son corps pour le salut du prochain, hormis le cas où l'on est tenu de pourvoir
à son salut. Si en dehors de ce cas, quelqu'un s'offre spontanément pour cela.
Cela appartient à la perfection de la charité.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Augustin dit en effet : "Tous
les hommes doivent être aimés également. Mais comme il ne t'est pas possible
d'être utile à tous, tu dois t'intéresser de préférence à ceux qui en raison
des circonstances de lieu, de temps, ou pour d'autres motifs, ont en partage de
se trouver plus proches de toi." Tel prochain n'a donc pas à être aimé
davantage qu'un autre.
2. S'il n'y a qu'une seule et même raison d'aimer diverses
personnes, on ne doit pas les aimer de façon inégale. Or il n'y a qu'une seule
raison d'aimer tous ceux qui sont notre prochain, et c'est Dieu, dit saint Augustin.
Nous devons donc aimer également tous ceux qui sont notre prochain.
3. "Aimer, dit Aristote, c'est vouloir du bien à
quelqu'un." Or c'est un bien égal, la vie éternelle, que nous voulons à
tous ceux qui sont notre prochain. Donc nous devons les aimer tous également.
Cependant :
On doit d'autant
plus aimer quelqu'un que l'on pèche plus gravement en agissant contre cet
amour. Or, c'est un péché plus grave d'agir contrairement à l'amour de
certaines personnes que d'agir contrairement à l'amour de certaines autres. De
là ce précepte du Lévitique (20, 9) : "Quiconque maudira son père ou sa
mère sera puni de mort", ce qui n'est pas prescrit pour ceux qui
maudissent d'autres personnes. Donc il y a des personnes, parmi notre prochain,
que nous devons aimer plus que les autres.
Conclusion :
Il y a deux
opinions à ce sujet. Certains en effet ont dit que tous ceux qui sont notre
prochain doivent être aimés également quant aux sentiments d'affection, mais
non quant aux effets extérieurs. Ils estiment que l'ordre de la charité doit
s'entendre des bienfaits extérieurs, que nous devons procurer à nos proches
plutôt qu'aux étrangers, et non de l'affection intérieure, que nous devons
accorder également à tous, même à nos ennemis.
Mais cette opinion
n'est pas raisonnable. En effet, l'affection de la charité, qui est une
inclination de la grâce, n'est pas moins bien ordonnée que l'appétit naturel, qui
est une inclination de la nature ; car l'une et l'autre de ces inclinations
procèdent de la sagesse divine. Or nous voyons que, dans les réalités
naturelles, l'inclination de la nature est proportionnée à l'acte ou au mouvement
qui convient à la nature de chaque être ; ainsi la terre a-t-elle une plus
forte attirance de pesanteur que l'eau, puisqu'il lui revient d'être au-dessous
de l'eau. Il faut donc que l'inclination de la grâce, qui est l'affection de la
charité, soit proportionnée aux actes qui doivent être produits à l'extérieur, de
telle sorte que nous ayons des sentiments de charité plus intenses pour ceux à
l'égard desquels il convient que nous soyons davantage bienfaisants.
Ainsi donc, il
faut conclure que, même sous le rapport de l'affection, il faut que notre amour
du prochain soit plus grand pour celui-ci que pour un autre. Et en voici la
raison : puisque Dieu et celui qui aime sont les principes de l'amour, il est
nécessaire qu'il y ait un plus grand sentiment de dilection, selon que celui
qui en est l'objet est plus rapproché de l'un de ces deux principes. Partout en
effet où il y a un principe, l'ordre se mesure par rapport à ce principe, nous
l'avons dit.
Solutions :
1. Dans l'amour, il peut y avoir inégalité de deux manières.
D'abord, du côté du bien que nous souhaitons à un ami. A ce point de vue, nous
aimons tous les hommes également par la charité, puisqu'à tous nous souhaitons
un même genre de bien : la béatitude éternelle. En second lieu, on peut parier de
dilection plus grande en raison de l'intensité plus grande de l'acte d'amour.
Et en ce sens il ne faut pas aimer également tous les hommes.
Une autre réponse
consiste à dire que, dans notre amour à l'égard de plusieurs personnelle il
peut y avoir deux sortes d'inégalités. La première consiste à aimer les uns et
à ne pas aimer les autres. Cette inégalité doit s'observer dans la bienfaisance,
car il nous est impossible de faire du bien à tous ; mais elle ne doit pas
exister dans la bienveillance de l'amour. La seconde inégalité consiste à aimer
les uns plus que les autres. Saint Augustin, dans le texte cité, n'entend pas
exclure celle-ci, mais seulement la première ; cela ressort avec évidence de ce
qu'il dit à propos de la bienveillance.
2. Tous ceux qui sont notre prochain ne sont pas dans le même
rapport avec Dieu, mais certains sont plus proches de lui, parce qu'ils sont
meilleurs. Ceux-là, on doit les aimer de charité plus que d'autres qui sont
moins proches de Dieu.
3. Cette objection est prise de la mesure de l'amour relative
au bien que nous souhaitons à nos amis.
Objections :
1. Nous devons aimer plutôt les meilleurs. Car on doit aimer
ce qui ne peut être haï sous aucun rapport, plutôt que ce qui doit être haï
sous un certain rapport, tout comme est plus blanc ce qui est moins mélangé de
noir. Or, les personnes qui nous tiennent de plus près doivent être sous
quelque rapport l'objet de notre haine, puisqu'il est écrit en saint Luc (14, 26)
: "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, etc.", tandis
que l'on ne doit haïr à aucun titre ceux qui sont bons. Donc, il semble que
ceux qui sont meilleurs doivent être aimés plus que ceux qui nous sont
davantage unis.
2. C'est par la charité que l'homme devient le plus semblable
à Dieu. Mais Dieu aime davantage celui qui est meilleur. Donc l'homme aussi
doit par la charité aimer celui qui est meilleur, de préférence à ses proches.
3. En toute amitié, ce que l'on doit aimer davantage, c'est ce
qui tient de plus près au fondement même de cette amitié ; par l'amitié
naturelle, en effet, nous aimons davantage ceux qui nous sont le plus unis
selon la nature, comme les parents et les enfants. Or l'amitié de charité est
fondée sur la communication de la béatitude à laquelle les meilleurs se
rattachent davantage que nos plus proches. Donc, en vertu de la charité, nous
devons aimer ceux qui sont les meilleurs, plus que ceux qui nous tiennent de
plus près.
Cependant :
saint Paul dit (1
Tm 5, 8) : "Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui
vivent avec lui, il a renié sa foi : il est pire qu'un infidèle." Or
l'affection intérieure de la charité doit correspondre à son effet extérieur.
Donc, nous devons aimer nos proches de charité, plus que les meilleurs.
Conclusion :
Tout acte doit
être proportionné à son objet et à l'agent qui le produit : de son objet il
tire son espèce ; de la force de l'agent, son degré d'intensité. C'est ainsi
qu'un mouvement est spécifié par le terme vers lequel il tend, et qu'il doit la
rapidité de son allure à l'aptitude du mobile et à la force du moteur. Ainsi
donc, un amour est spécifié par son objet, et son intensité vient de celui qui
aime.
Or l'objet de
l'amour de charité c'est Dieu, et celui qui aime c'est l'homme. D'où il suit
que, du point de vue de la spécification de l'acte, la différence à mettre dans
l'amour de charité à l'égard du prochain doit se prendre par rapport à Dieu ;
ce qui signifie qu'à celui qui est plus rapproché de Dieu nous voulons par la
charité un plus grand bien. Et en effet, si le bien que la charité veut à tous,
et qui est la béatitude éternelle, est un même bien en soi, ce bien a cependant
divers degrés selon les diverses participations de la béatitude ; et il
convient à la charité de vouloir que la justice de Dieu, pour laquelle les
meilleurs participent de la béatitude d'une manière plus parfaite, soit
observée. Cela concerne l'espèce de l'amour, car nos amours sont spécifiquement
distincts selon les biens différents que nous souhaitons à ceux que nous
aimons.
Mais l'intensité
de l'amour doit se prendre du côté de l'homme qui aime. De ce point de vue
l'homme aime ceux qui lui sont le plus proches, relativement au bien pour
lequel il les aime, d'un amour plus intense que celui dont il aime les
meilleurs, relativement à un bien plus grand.
On peut ici
remarquer encore une autre différence. Parmi ceux qui nous tiennent de près, il
en est qui nous sont plus proches par leur naissance, qu'ils ne peuvent renier
puisqu'ils tiennent d'elle ce qu'ils sont. Au contraire, la bonté de la vertu, par
laquelle certains s'approchent de Dieu, peut s'acquérir et disparaître, augmenter
et diminuer, comme le montre ce qui précède. Et c'est pourquoi je puis, par
charité, désirer que celui qui m'est plus proche soit meilleur qu'un autre, et
qu'ainsi il puisse parvenir à un degré plus grand de béatitude.
Il est encore une
autre façon d'aimer davantage de charité ceux qui nous touchent de plus près, parce
que nous les aimons de plusieurs manières. Ceux qui ne nous tiennent par aucun
lien, nous ne les aimons que par l'amitié de charité. Ceux au contraire oui
nous sont proches, nous avons vis-à-vis d'eux d'autres affections d'amitié
correspondant à la nature du lien qui les rattache à nous. Et puisque le bien
sur lequel se fonde toute autre amitié honnête s'ordonne, comme à sa fin, au
bien sur lequel se fonde la charité, il s'ensuit que la charité commande aux
actes de toutes les autres amitiés ; comme l'art qui a pour objet la fin
commande aux arts qui ont pour objet tout ce qui est ordonné à la fin. De la
sorte, le fait d'aimer quelqu'un parce qu'il est notre parent, notre proche, ou
notre concitoyen, ou pour tout autre motif valable et pouvant être ordonné au
but de la charité, peut être commandé par la charité. C'est ainsi que la
charité, tant en son activité propre que dans les actes qu'elle commande, nous
fait aimer de plusieurs manières ceux qui nous tiennent de plus près.
Solutions :
1. Il ne nous est pas commandé de haïr nos proches parce
qu'ils sont nos proches, mais seulement parce qu'ils nous empêchent d'être à
Dieu ; car en cela ils ne sont plus nos proches, mais nos ennemis, selon cette
parole en saint Matthieu (10, 36) : "Chacun a pour ennemis les gens de sa
maison."
2. La charité fait que l'homme se rend conforme à Dieu proportionnellement,
en ce sens que l'homme se comporte à l'égard de ce qui lui revient, comme Dieu
se comporte à l'égard de ce qui lui revient. Il y a en effet des choses que
nous pouvons vouloir, en vertu de la charité, parce qu'elles nous conviennent ;
Dieu, cependant ne les veut pas, parce qu'il ne lui convient pas de les vouloir,
comme il a été dit antérieurement, lorsqu'il s'est agi de la bonté de la
volonté.
3. La charité ne produit pas seulement son acte à la mesure de
son objet, mais aussi à la mesure du sujet qui aime, nous l'avons dit ; d'où il
arrive qu'un plus proche soit aimé davantage.
Objections :
1. Il semble qu'on ne doit pas aimer davantage celui qui nous
est uni par le sang. En effet, il est écrit dans les Proverbes (18, 24) :
"Il y a des amis qui sont plus chers qu'un frère." Et Valère Maxime
dit : "Le lien de l'amitié est très puissant, et il ne le cède en rien au
lien du sang. Il est même plus sûr et plus éprouvé que celui-ci, qui ne résulte
que du hasard de la naissance, tandis qu'il est l'effet d'un jugement réfléchi
et d'une volonté libre." Donc, ceux qui nous sont liés par le sang n'ont
pas à être aimés plus que les autres.
2. Saint Ambroise dit : "Je ne vous aime pas moins, vous
que j'ai engendrés dans l'Évangile, que si je vous avais mis au monde dans le
mariage ; car la nature n'aime pas plus fortement que la grâce. Et ceux que
nous pensons devoir être éternellement avec nous, nous devons certainement les
aimer plus que ceux qui sont avec nous en ce monde seulement." Par
conséquent nous ne devons pas aimer ceux qui nous sont unis par le sang plus
que ceux qui nous sont unis par d'autres liens.
3. "La preuve de l'amour, ce sont les oeuvres que fait
l'amour", dit saint Grégoire. Or nous sommes plus tenus d'agir, par amour,
à l'égard de certaines personnes, qu'à l'égard même de nos consanguins ; c'est
ainsi qu'à l'armée on doit obéir à son chef plus qu'à son père. Donc ceux qui
nous sont unis par le sang ne sont pas ceux que nous devons aimer le plus.
Cependant :
Dans les préceptes
du décalogue il est spécialement commandé d’aimer ses parents, ainsi qu'il
apparaît dans l’Exode (20, 12). Nous devons donc plus spécialement aimer ceux
qui nous sont plus unis par le sang.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire : "Ceux qui nous sont le plus proches sont davantage aimés de
charité, tant parce qu'ils sont aimés plus intensément que parce qu'ils sont
aimés pour plusieurs raisons. Or l'intensité de l'amour dépend de l'union de
l'être aimé avec l'être aimant. C’est pourquoi l'amour qui se rapporte à
diverses personnes doit se mesurer aux différentes raisons d'être uni à elles, de
telle sorte que l'on aime telle personne plus qu'une autre selon le type de
relation en laquelle nous l'aimons. D'autre part, un amour ne peut être comparé
à un autre qu’en comparant le genre de relation qui fonde l’un à celui qui
fonde l'autre.
Ainsi donc faut-il
dire que l'amitié de ceux qui sont du même sang est fondée sur la communauté de
l'origine naturelle, celle qui unit des concitoyens sur la communauté civile, celle
qui unit des soldats sur la communauté guerrière. C'est pourquoi, en ce qui
concerne la nature, nous devons aimer davantage nos parents ; en ce qui touche
aux relations de la vie civile, nos concitoyens ; et enfin, en ce qui concerne
la guerre, nos compagnons d'armes. Ce qui fait dire à Aristote : "A chacun
il faut rendre ce qui lui revient en propre et répond à sa qualité. Et c'est ce
qui se pratique généralement : c’est la famille que l'on invite aux noces ; de
même, envers ses parents, le premier devoir apparaîtra d'assurer leur
subsistance, ainsi que l'honneur qui leur revient." Et ainsi en est-il
dans les autres amitiés.
Maintenant, si
l'on compare une union à une autre, il est manifeste que l'union fondée sur
l'origine naturelle a la priorité et est aussi la plus stable parce qu'elle
tient à la substance de notre être, tandis que les autres liens sont surajoutés
et peuvent disparaître. C'est pourquoi l'amitié de ceux qui sont d'un même sang
est la plus stable. Toutefois, les autres amitiés peuvent prévaloir sur
celle-ci, en ce qui est propre à chacune d'elles.
Solutions :
1. L'amitié de compagnonnage se contracte par une élection
personnelle, dans le domaine de ce qui est soumis à notre choix, par exemple
dans celui de l'action ; une telle amitié l'emporte sur celle qui est fondée
sur les liens du sang en ce sens que, pour l'action, nous nous accordons plutôt
avec nos compagnons de travail qu'avec nos parents. Cependant l'amitié à
l'égard de nos parents est plus stable, parce qu'elle existe plus naturellement
; et elle l'emporte dans les choses qui concernent la nature. Aussi sommes-nous
tenus davantage à pourvoir aux nécessités de nos parents.
2. Saint Ambroise parle de l'amour qui vise les bienfaits
ayant trait à la communication de la grâce, c'est-à-dire à l'éducation morale.
Dans cet ordre, en effet, l'homme doit plutôt subvenir aux fils spirituels
engendrés par lui spirituellement, qu'à ses fils selon la chair ; encore qu'il
doive se soucier davantage de ceux-ci pour les secours corporels.
3. Le fait d'obéir dans le combat au chef de l'armée plutôt
qu'à son père ne prouve pas que le père soit moins aimé absolument parlant ;
cela prouve seulement qu'il est moins aimé à un point de vue particulier, c'est-à-dire
dans l'ordre de l'amour fondé sur la communauté des armes.
Objections :
1. Il semble qu'on doit aimer davantage son fils. En effet, nous
devons aimer davantage celui à qui nous devons faire le plus de bien. Or nous
devons faire plus de bien à nos enfants qu'à nos parents, selon cette parole de
l'Apôtre (2 Co 12, 14) : "Ce n'est pas aux enfants à thésauriser pour les
parents, mais aux parents pour les enfants." On doit donc aimer davantage
ses enfants.
2. La grâce perfectionne la nature. Or naturellement, les
parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux, comme le remarque
Aristote. Donc, nous devons aimer nos enfants plus que nos parents.
3. Par la charité, les affections de l'homme se conforment à
celles de Dieu. Or, Dieu aime ses enfants plus qu'il n'est aimé d'eux. Donc
nous aussi, devons aimer nos enfants plus que nos parents.
Cependant :
Saint Ambroise dit
: "D'abord, c'est Dieu qui doit être aimé, ensuite les parents, puis les
enfants, enfin les familiers."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, le degré de l'amour peut s'apprécier de deux manières.
1° Par rapport à
l'objet : et, à ce point de vue, on doit aimer davantage ce qui représente un
bien plus excellent et ce qui a le plus de ressemblance avec Dieu. De la sorte,
le père doit être aimé plus que le fils, parce que nous aimons notre père au
titre de principe, et que le principe représente un bien plus éminent et plus
semblable à Dieu.
2° Les degrés de
l'amour se prennent du côté de celui qui aime, et, sous ce rapport, on aime
davantage celui auquel on est plus uni. A ce point de vue, le fils doit être
plus aimé que le père, dit Aristote pour quatre motifs : 1) Parce que les
parents aiment leurs enfants comme étant quelque chose d'eux-mêmes, alors que
le père n'est pas quelque chose du fils, ce qui fait que l'amour du père pour
son fils se rapproche davantage de l'amour qu'il a pour lui-même. 2) Parce que
les parents savent mieux quels sont leurs enfants que l'inverse. 3) Parce que
le fils est plus proche de son géniteur, dont il est en quelque sorte une
partie, que le père lui-même ne l'est de son fils, pour qui il est un principe.
4) Parce que les parents ont aimé depuis plus longtemps, car le père commence
tout de suite à aimer son fils, tandis que le fils ne commence à aimer son père
qu'après un certain temps. Or l'amour est d'autant plus fort qu'il est plus
ancien, selon cette parole de l'Ecclésiastique (9, 10) : "N'abandonne pas
un vieil ami, le nouveau ne le vaudra pas."
Solutions :
1. Au principe est due soumission, respect et honneur ; à
l'effet revient proportionnellement, de la part du principe, influence et
assistance. Et c'est pourquoi les enfants doivent surtout honorer leurs parents
; tandis que les parents doivent surtout assister leurs enfants.
2. Le père aime naturellement plus son enfant, en tant que
celui-ci lui est uni. Mais l'enfant aime naturellement plus son père, en tant
que celui-ci représente un principe supérieur.
3. Comme dit saint Augustin : "Dieu nous aime pour notre
avantage et pour sa gloire." Voilà pourquoi le père étant pour nous un
principe, comme Dieu lui-même, il revient proprement au père d'être honoré par
ses enfants, et au fils d'être assisté matériellement par ses parents.
Toutefois, en cas de nécessité, le fils est obligé, en raison des bienfaits
reçus, d'assister ses parents avec générosité.
Objections :
1. Il semble que l'on doit aimer davantage sa mère : "Dans
la génération, dit en effet Aristote, la femme donne le corps." Or l'homme
ne doit pas l'âme à son père, mais à Dieu qui la crée, comme nous l'avons dit
dans la première Partie. L'homme reçoit donc plus de sa mère que de son père.
Il doit donc aimer sa mère plus que son père.
2. On doit aimer davantage celui qui vous chérit davantage. Or
la mère chérit son enfant plus que ne fait le père : "Ce sont les mères, dit
Aristote, qui aiment le plus leurs enfants." Elles souffrent davantage
dans la génération, et elles savent mieux que les pères que leurs enfants sont
issus d'elles. La mère doit donc être plus aimée que le père.
3. Nous devons avoir une plus grande affection pour celui qui
s'est donné plus de peine pour nous, selon cette parole de saint Paul (Rm 16, 6)
: "Saluez Marie, qui s'est bien fatiguée pour nous." Or la mère se
donne plus de mal que le père, tant pour engendrer les enfants que pour les
éduquer ; c'est pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique (7, 27) : "N'oublie
jamais ce qu'a souffert ta mère." L'homme doit donc aimer sa mère plus que
son père.
Cependant :
Saint Jérôme nous
dit : "Après Dieu qui est le père de tous, il faut aimer son père", et
ensuite seulement il fait mention de la mère.
Conclusion :
En ces sortes de
comparaisons, ce qui est affirmé doit être compris essentiellement. Il s'agit
de savoir si le père, considéré en tant que père, doit être plus aimé que la
mère, considérée comme telle. Dans les cas de ce genre, en effet, il peut y avoir
une si grande différence de vertu et de malice chez ceux que l'on doit aimer
que l'amitié en soit détruite ou du moins affaiblie, dit Aristote. Et c'est
pour cela qu'au dire de saint Ambroise "les bons serviteurs doivent être
préférés aux mauvais fils". Mais, à parler essentiellement, le père doit
être plus aimé que la mère. En effet, le père et la mère sont aimés comme étant
les principes de notre naissance naturelle. Or, le père est plus excellemment
principe que la mère, car il l'est au titre d’agent, tandis que la mère est
plutôt un principe passif, ou matériel. Voilà pourquoi à parler essentiellement,
il faut aimer davantage le père.
Solutions :
1. Dans la génération humaine, la mère fournit la matière, encore
informe, du corps. Or cette matière est informée par la vertu formatrice qui se
trouve dans la semence paternelle. Et quoique cette vertu ne puisse pas créer
l'âme raisonnable, elle dispose la matière corporelle à la réception de cette
forme.
2. Ce qui est dit dans l'objection se réfère à une autre
raison d'amour. Car l'amitié que nous avons pour quelqu'un qui nous aime est
d'une autre espèce que l'amitié par laquelle nous aimons celui qui nous
engendre. Or présentement, il s'agit de l'amitié que nous devons à notre père
et à notre mère considérés comme principes de notre génération.
3. La réponse est évidente.
Objections :
1. Il semble que l'homme doive aimer davantage son épouse.
Nul, en effet, n'abandonne une chose si ce n'est pour une autre qu'il préfère.
Or, il est dit dans la Genèse (2, 24) que, pour son épouse, "l'homme
quittera son père et sa mère". L'homme doit donc aimer son épouse plus que
son père et sa mère.
2. "Les maris, dit saint Paul, doivent aimer leur femme
comme ils s'aiment eux-mêmes", (Ep 5, 28-33). Or l'homme doit s'aimer lui-même
plus que ses parents. Donc, il doit aimer son épouse plus que ses parents.
3. Là où il y a plus de motifs d'aimer il doit y avoir aussi
plus d'amour. Mais, dans l'amitié pour une épouse, il y a plusieurs motifs
d'amour. Aristote dit en effet : "Dans cette amitié semblent se trouver
l'utilité, le plaisir et aussi la vertu, si les époux sont vertueux." Par
conséquent on doit avoir plus d'amour pour son épouse que pour ses parents.
Cependant :
4. Saint Paul dit (Ep 5, 28) : "Les maris doivent aimer
leur femme comme leur propre corps." Mais l'homme doit aimer son corps
moins que le prochain, nous l'avons dit. Or, parmi nos proches, ce sont nos
parents que nous devons aimer le plus. Donc, l'amour des parents doit
l'emporter sur celui de l'épouse.
Conclusion :
Nous l'avons dit, le
degré de l'amour se prend et de la nature du bien, et de l'union à celui qui
aime. Selon la nature du bien, objet de l'amour, les parents doivent être aimés
plus que l'épouse, parce qu'on les aime en tant que principes, et comme
représentant un bien supérieur. Mais sous le rapport de l'union, c'est l'épouse
qui doit être aimée davantage, parce qu'elle est conjointe à son mari comme
existant avec lui dans une seule chair, selon cette parole en saint Matthieu
(19, 6) : "Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair." Et
c'est pourquoi l'épouse est aimée plus ardemment ; mais aux parents on doit
témoigner plus de respect.
Solutions :
1. Ce n'est pas en toutes choses que l'homme délaissera son
père et sa mère pour son épouse ; car il est des circonstances où l'homme doit
venir en aide à ses parents plus qu'à son épouse. Mais c'est en ce qui concerne
l'union conjugale et la cohabitation que l'homme abandonne tous ses parents
pour s'attacher à sa femme.
2. Dans ces paroles de saint Paul il ne faut pas entendre que
l'homme doive aimer son épouse à l'égal de lui-même. Elles signifient que
l'amour qu'il a pour lui-même est le motif de celui qu'il a pour son épouse.
3. Même dans l'amitié pour les parents on trouve de multiples
raisons d'aimer. Et, pour une part, sous le rapport du bien que l'on aime, ces
raisons l'emportent sur celles que l'on a d'aimer sa femme. En revanche, du
point de vue de l'union qu'il faut réaliser avec elle, ce sont ces dernières
qui l'emportent.
4. Dans le texte cité de saint Paul, la conjonction "comme"
ne doit pas s'entendre comme exprimant une égalité, mais le motif de l'amour.
C'est en effet, principalement en raison de l'union charnelle que l'homme aime
son épouse.
Objections :
1. Il semble que l'on doit aimer son bienfaiteur plus que
celui à qui l'on fait du bien. Saint Augustin dit en effet : "Rien ne
provoque davantage à devoir être aimé que d'aimer le premier. Il est bien dur
en effet le coeur de celui qui ne voulant pas aimer le premier refuse d'aimer
en retour." Or, nos bienfaiteurs sont les premiers à nous témoigner leur
amour par le bienfait de leur charité. Donc, c'est eux que nous devons aimer
davantage.
2. On doit d'autant plus aimer quelqu'un qu'on pèche plus
gravement en cessant de l'aimer, ou en agissant contre lui. Or, on pèche plus
gravement en cessant d'aimer un bienfaiteur ou en agissant contre lui, qu'en
cessant d'aimer celui à qui on a fait du bien jusqu'alors. Donc il faut aimer
ceux qui nous font du bien, plus que ceux à qui nous en faisons nous-mêmes.
3. Entre tout ce que nous devons aimer, c'est Dieu que nous
devons aimer le plus ; et, après lui, notre père, dit saint Jérôme. Or, ce sont
là nos deux plus grands bienfaiteurs. Donc, c'est le bienfaiteur qu'on doit
aimer davantage.
Cependant :
Aristote remarque :
"Les bienfaiteurs paraissent aimer leurs obligés plus que ceux-ci leurs
bienfaiteurs."
Conclusion :
Nous l'avons dit
précédemment, on aime davantage un être pour deux raisons : ou parce qu'il
représente une plus excellente raison de bien, ou à cause d'une union plus
étroite. Du premier point de vue, c'est le bienfaiteur qui doit être aimé
davantage, parce qu'étant principe de bien pour celui qui reçoit le bienfait, il
a en lui-même la raison d'un bien plus excellent, comme nous l'avons dit au
sujet du père.
Du second point de
vue, c'est au contraire ceux à qui nous faisons du bien que nous aimons
davantage, comme Aristote le prouve par quatre raisons. 1° Parce que celui qui
reçoit le bienfait est comme l'oeuvre du bienfaiteur ; ainsi a-t-on coutume de
dire de quelqu'un : "C'est la créature d'un tel." Or il est naturel à
chacun d'aimer son oeuvre comme nous le voyons chez les poètes qui aiment leurs
poèmes ; et cela parce que tout être aime son être et sa vie, laquelle se
manifeste surtout par son action.
2° Parce que
chacun aime naturellement ce en quoi il voit son propre bien. Il est vrai que
le bienfaiteur et l'obligé trouvent l'un dans l'autre réciproquement un certain
bien ; mais le bienfaiteur voit dans l'obligé son bien honnête ; l'obligé dans
le bienfaiteur voit son "bien utile". Or la considération du bien
honnête apporte plus de joie que celle du bien utile ; soit parce que ce bien
est plus durable, car l'utilité passe vite et le seul souvenir d'un bien passé
n'égale pas la joie d'un bien présent ; soit parce que nous pensons avec plus
de joie aux bonnes actions que nous avons faites qu'aux bons services que nous
avons reçus des autres.
3° Parce qu'il appartient
d'agir à celui qui aime ; il veut en effet le bien de celui qu'il aime, et il
le fait ; celui-ci au contraire reçoit. Et c'est pourquoi il appartient au plus
excellent d'aimer. D'où il résulte que c'est au bienfaiteur d'aimer davantage.
4° Parce qu'il en
coûte plus de faire du bien que d'en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui
nous a coûté davantage, alors que nous dédaignons en quelque sorte ce qui nous
arrive sans effort.
Solutions :
1. C'est le bienfaiteur qui incite son obligé à l'aimer, tandis
qu'il se porte lui-même à aimer son obligé, d'un élan spontané sans être
provoqué par lui. Or, ce qu'on fait par soi-même l'emporte sur ce qui vient
d'un autre.
2. L'amour de l'obligé envers son bienfaiteur a davantage
raison de dette, et c'est pourquoi son contraire donne lieu à un péché plus
grand. Mais l'amour du bienfaiteur pour l'obligé est plus spontané, et par cela
même plus prompt.
3. Dieu aussi nous aime plus que nous ne l'aimons ; et les
parents aiment leurs enfants plus qu'ils ne sont aimés d'eux. Toutefois, il ne
s'impose pas que nous aimions n'importe quels obligés plus que n'importe quels
bienfaiteurs. C’est ainsi que nous préférons ceux dont nous avons reçu les plus
grands bienfaits, c'est-à-dire Dieu et nos parents, à ceux qui ont reçu de nous
des bienfaits moindres.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Augustin dit : "La charité
parfaite consiste à aimer plus les biens meilleurs, et moins les biens moindres."
Or dans la patrie régnera la charité parfaite. On y aimera donc les meilleurs
plus que soi-même ou que ceux qui nous ont unis.
2. On aime davantage celui à qui on veut le plus grand bien.
Or, ceux qui sont dans la patrie veulent un bien plus grand à celui qui a plus
de bien, sans quoi leur volonté ne serait pas en toute chose conforme à la
volonté divine. Mais là, celui qui possède plus de bien est précisément celui
qui est le meilleur. Donc, dans la patrie, chacun aimera davantage celui qui
est meilleur. Donc il aimera un autre plus que soi-même, et un étranger plus
qu'un proche.
3. Dans le ciel, Dieu sera la raison totale de l'amour, car
alors s'accomplira cette parole de saint Paul (1 Co 15, 28) : "Que Dieu
soit tout en tous." Celui-là donc sera le plus aimé qui sera le plus
proche de Dieu. Donc on y aimera celui qui est meilleur plus qu'on ne s'aimera
soi-même, et un étranger plus qu'un proche.
Cependant :
La nature n'est
pas détruite par la gloire. Or, l'ordre de la charité qui vient d'être exposé
procède de la nature elle-même. D'autre part, tous les êtres s'aiment
naturellement eux-mêmes plus qu'ils n'aiment les autres. Donc cet ordre de la
charité subsistera au ciel.
Conclusion :
L'ordre de la
charité subsistera nécessairement dans la patrie en cela d'abord que Dieu doit
être aimé par-dessus tout. Il en sera ainsi absolument quand l'homme jouira
parfaitement de Dieu.
Quant à l'ordre
entre soi-même et les autres, il semble qu'il faille distinguer. Car, nous
l'avons dit, l'ordre de l'amour peut être diversement appréhendé soit d'après
la différence du bien que l'on souhaite à un autre, soit d'après l'intensité de
l'amour.
Du premier point
de vue, on aimera plus que soi-même ceux qui sont meilleurs que soi, et l'on
aimera moins ceux qui sont moins bons. Tout bienheureux en effet voudra que
chacun ait ce qui lui est dû selon la justice divine, à cause de la parfaite
conformité de la volonté humaine à la volonté divine. Alors il ne sera plus
temps de progresser par le mérite vers une plus grande récompense, comme il
arrive dans la condition présente, où l'homme peut aspirer à une vertu et à une
récompense meilleures : au ciel la volonté de chacun s'arrêtera à ce qui a été
déterminé par Dieu.
Du second point de
vue, au contraire, chacun s'aimera soi-même plus qu'il n'aimera le prochain, même
si celui-ci est meilleur ; parce que l'intensité de l'acte d'amour provient du
sujet qui aime, nous l'avons vue. D'ailleurs, le don de la charité est accordé
à chacun par Dieu afin que, d'abord, il ordonne son âme à Dieu, ce qui se
rapporte à l'amour de soi ; et, en seconde ligne, afin qu'il veuille que les
autres s'y ordonnent, ou encore afin qu'il y contribue à sa mesure.
Quant à l'ordre à
établir entre ceux qui constituent le prochain, c'est de façon absolue qu'on
aimera mieux par la charité celui qui sera meilleur. Car toute la vie
bienheureuse consiste dans l'ordination de l'âme à Dieu. Aussi tout l'ordre de
la dilection chez les bienheureux sera-t-il fixé par rapport à Dieu ; de telle
sorte que celui qui est plus proche de Dieu sera celui que l'on aimera
davantage et que chacun regardera comme plus proche de soi. Car il n'y aura
plus alors, comme dans la vie présente, cette nécessité de pourvoir aux besoins,
qui oblige chacun à préférer en toutes circonstances, dans l'aide qu'il donne, celui
qui lui tient de plus près à celui qui lui est étranger ; ce qui fait qu'en
cette vie l'homme aime davantage, par l'inclination même de la charité, celui
qui lui est le plus uni, auquel il doit plus se dévouer effectivement.
Toutefois, dans la
patrie, il arrivera que chacun aimera celui qui lui tient de près pour
plusieurs autres motifs ; car, dans l'âme du bienheureux, demeureront toutes
les causes de l'amour honnête. Cependant à toutes ces raisons d'aimer, sera
incomparablement préférée celle qui résulte de la proximité avec Dieu.
Solutions :
1. Il faut admettre cet argument en ce qui concerne ceux qui
nous sont unis. Mais, pour ce qui est de soi-même, il faut que chacun s'aime
plus que les autres, et cela d'autant plus que la charité est plus parfaite ;
car la perfection de la charité ordonne l'homme à Dieu d'une manière parfaite, ce
qui se rattache à l'amour de soi-même.
2. Cet argument est valable pour l'ordre de l'amour conforme
au degré de bien que l'on veut à l'être aimé.
3. Dieu sera pour chacun la raison totale de l'amour, du fait
que Dieu est le bien total de l'homme. Si, par impossible, Dieu n'était pas le
bien de l'homme, il ne serait pas pour lui la raison d'aimer. C'est pourquoi, dans
l'ordre de l'amour, il faut qu'après Dieu l'homme s'aime soi-même suprêmement.
Nous avons
maintenant à étudier l'acte de la vertu de charité. D'abord l'acte principal, qui
est la dilection (Question 27) ; puis les autres actes ou effets qui en
découlent (Questions 28-33).
- 1. Le propre de
la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer ? - 2. L'amour, en tant qu'il
est un acte de la charité, est-il identique à la bienveillance ? - 3. Dieu
doit-il être aimé de dilection pour lui-même ? - 4. Peut-il être aimé en cette
vie sans intermédiaire ? - 5. Peut-il être aimé totalement ? - 6. Notre
dilection de Dieu a-t-elle une mesure ? - 7. Lequel vaut mieux : aimer son ami,
ou son ennemi ? - 8. Lequel vaut mieux : aimer Dieu, ou le prochain ?
Objections :
1. Il semble que ce soit plutôt d'être aimé. On trouve en
effet une charité meilleure chez ceux qui sont les meilleurs. Or les meilleurs
doivent être plus aimés. Donc il convient davantage à la charité que l'on soit
aimé plutôt que l'on aime.
2. Ce qui se rencontre dans le plus grand nombre semble plus
conforme à la nature et par conséquent meilleur. Or, comme le remarque Aristote,
"beaucoup aiment mieux être aimés qu'aimer. C'est pourquoi ceux qui aiment
la flatterie sont nombreux". Il est donc meilleur d'être aimé que d'aimer,
et par conséquent cela convient mieux à la charité.
3. Ce qui fait que quelque chose est tel l'est lui-même encore
davantage. Or c'est parce qu'on est aimé qu'on aime : "Rien ne provoque
plus à aimer, dit en effet saint Augustin, que de commencer par être aimé."
Donc la charité consiste davantage à être aimé qu'à aimer.
Cependant :
Aristote affirme que
"l'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé". Donc la charité elle
aussi, puisqu'elle est une espèce d'amitié.
Conclusion :
Aimer convient à
la charité en tant qu'elle est charité. En effet, puisqu'elle est une vertu, elle
a dans sa nature une inclination à son acte propre. Or ce n'est pas être aimé
qui est l'acte de la charité de celui qui est aimé ; l'acte de charité est
l'acte de celui qui aime ; être aimé ne lui convient qu'au titre commun de bien,
c'est-à-dire pour autant qu'un autre est porté vers son bien par un acte de
charité. Il est donc évident qu'il convient davantage à la charité d'aimer que
d'être aimé, car ce qui convient à une chose par elle-même et par ce qu'elle
est, lui convient plus que ce qui lui convient par un autre.
Deux faits
significatifs viennent ici en confirmation. On loue les amis parce qu'ils
aiment plutôt que parce qu'ils sont aimés ; bien plus, s'ils sont aimés et
n'aiment pas, on les blâme. Et les mères, chez qui se rencontre le plus grand
amour, cherchent plus à aimer qu'à être aimées "Il y en a, remarque
Aristote, qui, bien que confiant leurs enfants à une nourrice, très
certainement les aiment, mais ne s'inquiètent pas de la réciprocité, si elle
n'a pas lieu."
Solutions :
1. Les meilleurs, du fait même qu'ils sont meilleurs, sont
plus dignes d'être aimés ; mais, possédant une charité plus parfaite, ils
aiment aussi davantage, en proportion toutefois de celui qu'ils aiment. En
effet, celui qui est meilleur n'aime pas son inférieur moins qu'il n'est digne
d'être aimé ; mais celui qui est moins bon ne parvient pas à aimer celui qui
est meilleur autant qu'il est aimable.
2. Comme Aristote le dit au même endroit, les hommes désirent
être aimés parce qu'ils désirent être honorés. De même en effet qu'un honneur
rendu à quelqu'un témoigne d'un bien qui est en lui, ainsi, lorsqu'on aime
quelqu'un, on manifeste qu'il y a en lui un certain bien, car le bien seul est
aimable. Être aimé et être honoré sont donc recherchés pour autre chose, qui
est la manifestation d'un bien existant chez celui qui est aimé. Au contraire, ceux
qui ont la charité veulent aimer pour aimer, comme si c'était le seul bien de
la charité, de même que tout acte d'une vertu est le bien de cette vertu. Il
appartient donc davantage à la charité de vouloir aimer que de vouloir être
aimé.
3. Que certains aiment parce qu'ils sont aimés ne veut pas
dire qu'être aimé soit la fin qu'on poursuit en aimant, mais que ce peut être
une voie qui conduit à aimer.
Objections :
1. Il semble bien que ce ne soit pas autre chose. Aristote
dit en effet : "Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un." Mais la
bienveillance, c'est cela. L'acte de la charité se confond donc avec la
bienveillance.
2. L'acte appartient à la même puissance que l'habitus
correspondant. Or l'habitus de charité réside dans la volonté, ainsi que nous
l'avons dit précédemment. Donc l'acte de charité est aussi un acte de la
volonté. Mais il n'y a pas d'acte de volonté qui ne soit tendance au bien, ce
qui est bienveillance. Par conséquent l'acte de la charité n'est rien d'autre
que la bienveillance.
3. Aristote mentionne cinq propriétés de l'amitié : "vouloir
le bien de son ami, désirer qu'il existe et vive, vouloir vivre avec lui, avoir
les mêmes préférences, partager ses joies et ses peines". Or les deux
premières propriétés appartiennent à la bienveillance ; celle-ci est donc bien
le premier acte de la charité.
Cependant :
Aristote affirme
au même livre que la bienveillance n'est ni l'amitié ni l'amour, mais "le
principe de l'amitié". Or la charité est une amitié, nous l'avons dit plus
haut. Donc la bienveillance n'est pas la même chose que la dilection, acte de
la charité.
Conclusion :
Au sens propre, on
appelle bienveillance un acte de la volonté qui consiste à vouloir du bien à un
autre. Cet acte se distingue de l'acte d'aimer, qu'il soit dans l'appétit
sensible ou dans l'appétit intellectuel ou volonté.
Le premier, en
effet, est une passion. Or toute passion incline vers son objet avec un certain
emportement. Mais la passion de l'amour a ceci de particulier qu'elle ne
jaillit pas soudainement, mais à la suite d'une considération assidue de son
objet. C'est pourquoi Aristote voulant montrer la différence entre la
bienveillance et l'amour passion, dit que la première n'a "ni tension, ni
appétit", c'est-à-dire inclination impétueuse, mais qu'elle veut du bien à
quelqu'un par le seul jugement de la raison. D'autre part, l'amour passion se
forme par accoutumance, tandis que la bienveillance peut jaillir soudainement ;
ainsi nous arrive-t-il, en voyant des lutteurs, de souhaiter la victoire de
l'un d'eux.
L'amour qui est
dans l'appétit intellectuel se distingue lui aussi de la bienveillance. Il
comporte en effet une certaine union affective entre celui qui aime et celui
qui est aimé, selon que le premier considère le second comme étant un avec lui,
ou comme une partie de lui-même, et c'est ainsi qu'il se porte vers lui. La
bienveillance au contraire est un acte simple de la volonté par lequel nous
voulons du bien à quelqu'un, même sans union affective préalable. - Ainsi donc,
la dilection considérée comme l'acte de la charité, englobe la bienveillance, mais
la dilection, ou bien l'amour, y ajoute une union affective. Et c'est pourquoi
Aristote dit au même endroit que la bienveillance est le principe de l'amitié.
Solutions :
1. Aristote ne donne pas ici la définition complète de
l'amour, mais indique celui de ses éléments qui manifeste le plus clairement
l'acte d'aimer.
2. La dilection est un acte de la volonté qui tend vers le
bien, mais avec une certaine union à celui que l'on aime, qui n'est pas
impliquée dans la simple bienveillance.
3. Les propriétés de l'amitié dont parle Aristote conviennent
à celle-ci dans la mesure où elles procèdent de l'amour que l'on a pour
soi-même, comme il est dit au même endroit ; de sorte qu'on se comporte ainsi à
l'égard d'un ami comme vis-à-vis de soi-même ; et cela tient à l'union
affective dont nous venons de parler.
Objections :
1. Il semble que par la charité on n'aime pas Dieu de
dilection pour lui-même, mais pour autre chose. Saint Grégoire dit en effet :
"A partir des choses qu'il connaît, le coeur apprend à aimer ce qu'il ne
connaît pas." "Ce qu'il ne connaît pas" désigne les choses
intelligibles et divines, et "ce qu'il connaît", les choses
sensibles. Donc Dieu doit être aimé de dilection pour autre chose que pour
lui-même.
2. L'amour suit la connaissance. Or Dieu est connu par autre
chose que lui-même : "Ses perfections invisibles, sont rendues
perceptibles à l'intelligence par le moyen de ses oeuvres" (Rm 1, 20). On
l'aime donc encore pour autre chose que pour lui-même.
3. "L'espérance engendre la charité", affirme la
Glose ; et "la crainte, selon saint Augustin, l'introduit aussi". Or
l'espérance attend quelque chose que Dieu peut donner, et la crainte redoute
quelque chose qu'il peut infliger. C'est donc, semble-t-il, pour un bien à
espérer ou pour un mal à craindre que l'on doit aimer Dieu. Par conséquent non
pour lui-même.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que "jouir, c'est s'attacher par amour à quelqu'un pour lui-même".
Or, dit-il encore, nous devons jouir de Dieu ; nous devons donc l'aimer pour
lui-même.
Conclusion :
Le mot "pour"
(propter) implique un certain rapport de cause. Or, nous savons qu'il y
a quatre causes : finale, formelle, efficiente, matérielle, et qu'à cette
dernière, se ramène la disposition matérielle qui n'est que relativement, et
non de façon absolue. C'est selon ces quatre genres de cause qu’une chose peut
être dite aimée pour une autre. Selon la cause finale : nous aimons un remède
pour la santé dont il est le moyen. Selon la cause formelle : nous aimons
quelqu'un pour sa vertu, celle-ci le rendant formellement bon et par suite
digne d'être aimé. Selon la cause efficiente : nous aimons certains en tant
qu'ils sont les fils de tel père. Selon la disposition se ramenant à la cause
matérielle : nous disons que nous aimons quelque chose à cause de ce qui nous
dispose à l'aimer, par exemple pour quelques bienfaits reçus. Toutefois, en ce
cas, une fois que nous avons commencé à aimer, nous n'aimerons plus notre ami
pour ses bienfaits mais pour sa vertu propre.
Selon les trois
premiers genres de cause, Dieu ne saurait être aimé pour rien d'autre que
lui-même. En effet, il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin, puisqu'il
est lui-même la fin ultime de tous les êtres. Il n'a pas non plus à être
informé par un autre être pour être bon, puisque sa substance est la bonté même,
par laquelle toutes choses sont bonnes, comme par leur modèle. Pas davantage on
ne peut dire que sa bonté vient d'un autre, puisque tous les autres tiennent de
lui la leur. Mais, selon le quatrième genre de cause, Dieu peut être aimé en
raison d'autre chose que lui-même : en ce sens que certaines choses qui ne sont
pas lui nous disposent à l'aimer davantage, par exemple, les bienfaits que nous
avons reçus de lui, les récompenses que nous attendons de lui, ou encore les
châtiments que nous cherchons à éviter grâce à lui.
Solutions :
1. Saint Grégoire ne veut pas dire que les choses que nous
connaissons soient pour nous la raison d'aimer celles que nous ne connaissons
pas, par mode de cause formelle, finale ou efficiente, mais seulement qu'elles
nous disposent à les aimer.
2. La connaissance de Dieu s'acquiert bien au moyen des autres
êtres, mais cette connaissance une fois acquise, ce n'est plus par d'autres
qu'il est connu, mais par lui-même, selon cette parole en saint Jean (4, 42) :
"Maintenant, ce n'est plus par tes paroles que nous croyons, car nous
l'avons entendu nous-mêmes, et nous savons qu'il est vraiment le Sauveur du
monde."
3. L'espérance et
la crainte acheminent à la charité, par manière de disposition, comme le montre
ce qu'on vient de dire.
Objections :
1. Non, semble-t-il. "Impossible d'aimer ce qu'on ne
connaît pas", dit saint Augustin. Or, en cette vie, nous ne voyons pas Dieu
sans intermédiaire, mais selon l'expression de saint Paul (1 Co 13, 12), "dans
un miroir, d'une manière confuse". Donc nous ne l'aimons pas non plus
immédiatement.
2. Qui ne peut pas le moins ne peut pas le plus. Or, aimer
Dieu est plus que le connaître. "Celui qui s'unit à Dieu" par l'amour,
"n'est qu'un seul esprit avec lui" (1 Co 6, 17). Or l'homme ne peut
connaître Dieu immédiatement. Donc, bien moins encore l'aimer ainsi.
3. Le péché éloigne l'homme de Dieu, selon la parole d'Isaïe
(39, 2) : "Vos péchés ont mis une séparation entre vous et votre Dieu."
Mais le péché réside plutôt dans la volonté que dans l'intelligence. Donc il
est encore moins possible à l'homme d'aimer Dieu sans intermédiaire que de le
connaître ainsi.
Cependant :
C’est parce qu'elle
est médiate que notre connaissance de Dieu est dite confuse et doit disparaître
dans la patrie, selon saint Paul (1 Co 13, 9). Mais on lit aussi dans la même
épître (13, 8) que "la charité ne passe pas". Donc dès ici-bas elle
s'attache à Dieu sans intermédiaire.
Conclusion :
Nous l'avons dit, l'acte
d'une puissance cognitive est accompli du fait que l'objet connu est dans le
sujet connaissant, tandis que l'acte d'une puissance appétitive consiste dans
la tendance de l'appétit vers la réalité elle-même. Par une conséquence
nécessaire, le mouvement de l'appétit se porte vers la réalité, selon la
condition même de celle-ci, tandis que l'acte de la puissance cognitive se
conforme à la condition du sujet.
Or, tel est, absolument
parlant, l'ordre des choses - Dieu est par lui-même connaissable et digne
d'être aimé, puisqu'il est dans son essence la vérité et la bonté mêmes, par
quoi les autres choses sont connues et aimées ; mais par rapport à nous, parce
que notre connaissance a son origine dans les sens, ce qui est le plus
rapproché d'eux est le plus connaissable, tandis que ce qui est le plus éloigné
n'est connu qu'en dernier.
Il faut en
conclure que la dilection, acte de la puissance appétitive, tend d'abord vers
Dieu, même en cette vie, et que de lui elle descend vers les autres êtres ; et
ainsi la charité aime Dieu de façon immédiate, et les autres êtres à partir de
lui. Mais, dans la connaissance, c'est le contraire qui a lieu ; nous
connaissons Dieu par les autres êtres, comme la cause par l'effet, ou par voie
d'éminence ou de négation, comme le montre Denys.
Solutions :
1. S'il est vrai qu'on ne puisse aimer ce qu'on ne connaît
pas, il ne s'ensuit pas que l'ordre de la connaissance soit identique à celui
de la dilection. Car celle-ci est le terme de la connaissance. Aussi, là même
où s'arrête la connaissance, c'est-à-dire à cette réalité qui est connue par
une autre, là aussitôt, la dilection peut commencer.
2. La dilection de Dieu étant quelque chose de plus grand que
la connaissance de Dieu, surtout en cette vie, la présuppose donc. Mais la
connaissance ne s'arrête pas aux réalités créées ; par leur intermédiaire, elle
tend vers un autre objet, où la dilection prend naissance, et d'où elle
redescend vers les autres êtres, par une sorte de mouvement circulaire : la
connaissance part des créatures pour aller vers Dieu, et la dilection prend son
point de départ en Dieu, comme dans la fin ultime, pour descendre aux
créatures.
3. Ce n'est pas la seule connaissance, c'est la charité qui
supprime l'éloignement de Dieu causé par le péché. C'est donc bien la charité
qui, par l'acte de dilection, rattache l'âme immédiatement à Dieu, par le lien
d'une union spirituelle.
Objections :
1. Cela paraît impossible, car l'amour fait suite à la
connaissance. Mais connaître Dieu totalement est impossible, car ce serait le
"comprendre". Nous ne pouvons donc pas aimer Dieu totalement.
2. L'amour est une certaine union, comme le montre Denys. Or
le coeur de l'homme ne peut être uni à Dieu totalement, puisqu'au témoignage de
saint Jean (1 Jn 3, 20) : "Dieu est plus grand que notre coeur." Donc
Dieu ne peut pas être aimé totalement.
3. Dieu s'aime totalement. Donc, s'il est aimé totalement par
un autre, cet autre l'aime autant que Dieu s'aime lui-même. Mais cela est
absurde. Dieu ne peut donc être aimé totalement par une créature.
Cependant :
Il est dit au Deutéronome (6, 15) : "Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton coeur."
Conclusion :
Puisque la
dilection est comprise comme une sorte de milieu entre le sujet aimant et
l'objet aimé, la question de savoir si Dieu peut être aimé totalement peut
avoir trois sens. Selon le premier, le mode de totalité se rapporte à l'objet
aimé. Ainsi Dieu doit être aimé totalement parce que tout ce qui appartient à
Dieu, l'homme doit l'aimer. Selon le deuxième sens, la totalité concerne le
sujet qui aime. Ainsi encore Dieu doit être aimé totalement, puisque l'homme
est tenu d'aimer Dieu de tout son pouvoir, et de rapporter à l'amour de Dieu
tout ce qu'il a, comme le prescrit le Deutéronome : "Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton coeur." Selon le troisième sens, il s'agit
d'une proportion entre celui qui aime et l'objet aimé, telle que la mesure de
l'amour dans le premier soit égale à la mesure de l'amabilité dans le second.
Et cela est impossible En effet, une chose est aimable dans la mesure où elle
est bonne ; Dieu, dont la bonté est infinie, est donc infiniment aimable ; mais
aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque tout le pouvoir de la
créature, aussi bien naturel qu'infus, est fini.
Solutions :
La réponse aux objections
est évidente : les trois premières difficultés s'appuient sur le troisième sens,
l'argument en sens contraire sur le deuxième.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Selon saint Augustin, trois éléments
sont constitutifs du bien : "le mode, l'espèce et l'ordre". Or la
dilection de Dieu est en l'homme ce qu'il y a de meilleur : "Par-dessus
tout ayez la charité", dit en effet saint Paul (Col 3, 14). Donc l'amour
de Dieu doit avoir une certaine modération.
2. Saint Augustin dit encore : "Dis-moi, je t'en prie, quel
est le mode de l'amour. Je crains d'être enflammé plus ou moins qu'il ne faut
par le désir et par l'amour de mon Seigneur." Question qui ne se poserait
pas s'il n'y avait un certain mode de l'amour de Dieu.
3. "Le mode, précise saint Augustin, est dans chaque
chose ce qui est déterminé par sa propre mesure." Or c'est la raison qui
est la mesure de l'acte intérieur de la volonté de l'homme, aussi bien que de
son action extérieure. Donc, tout comme il doit y avoir dans l'effet extérieur
de la charité un mode déterminé par la raison, selon la parole de saint Paul
(Rm 12, 1) : "Que votre culte soit raisonnable" ; de même, il doit y
en avoir un dans l'acte intérieur de dilection de Dieu.
Cependant :
Saint Bernard
affirme : "Le motif d'aimer Dieu, c'est Dieu ; la mesure à y apporter, c'est
d'aimer sans mesure."
Conclusion :
Le "mode",
comme le montre le texte allégué de saint Augustin, implique une certaine
détermination de mesure. Or cette détermination se trouve à la fois dans ce qui
mesure et dans ce qui est mesuré, mais différemment. Dans ce qui mesure on la
trouve essentiellement, puisque le propre de la mesure est de déterminer et de
modifier les autres. Dans ce qui est mesuré, la détermination n'existe que par
rapport à autre chose, c'est-à-dire selon que ce qui est mesuré atteint la
mesure. Il est donc impossible qu'il y ait dans la mesure quelque chose qui
soit hors de la mesure ; tandis que dans ce qui est mesuré cela peut se
produire si, par défaut ou par excès, une telle chose n'atteint pas la mesure.
Or, dans le
domaine de l'appétit et de l'action, c'est la fin qui est la mesure, car c'est
elle qui donne leur raison propre à l'objet de nos désirs et de nos actes
d'après le Philosophe. La fin a donc un "mode" par elle-même tandis
que les moyens en ont un du fait qu'ils sont proportionnés à la fin. C'est
pourquoi, selon la remarque d'Aristote : "dans tous les arts, l'appétit de
la fin n'a ni terme ni limite, mais il n'en va pas de même pour les moyens".
En effet, le médecin ne met pas de limite au rétablissement de la santé, et, autant
qu'il le peut, il vise à y réussir parfaitement ; mais, pour le remède, il use
de mesure : il n'en donne pas autant qu'il peut, mais autant qu'il faut pour
rétablir la santé ; aller au-delà ou rester en deçà serait manquer de mesure.
Or, la fin de
toutes les actions et de tous les sentiments de l'homme c'est d'aimer Dieu :
c'est par la dilection de Dieu que nous atteignons tout à fait notre fin ultime,
nous l'avons dit plus haut. Ainsi donc ne faut-il pas regarder le "mode"
dans la dilection de Dieu, comme dans une chose mesurée, susceptible de trop ou
de trop peu, mais dans la réalité qui mesure en laquelle aucun excès n'est
possible, et où la perfection est d'autant plus grande que l'on s'approche
davantage de la règle. En un mot, plus Dieu est aimé, meilleure est la
dilection.
Solutions :
1. Ce qui est par soi est meilleur que ce qui est par un
autre. Ainsi la bonté de la mesure, qui a un "mode" ou une
détermination par elle-même, est supérieure à la bonté de la chose mesurée, qui
tient son mode d'un autre. Et ainsi encore la charité, qui a un mode à titre de
mesure, est supérieure aux autres vertus, dont le mode est celui des choses
mesurées.
2. Saint Augustin ajoute au même endroit que le
"mode" qui convient à l'amour de Dieu est de l'aimer de tout son
coeur, donc de l'aimer autant qu’il est possible de l'aimer, ce qui est le mode
qui convient à la mesure.
3. Le sentiment dont l'objet est soumis au jugement de la
raison doit être mesuré par elle. Mais l'objet de la dilection, qui est Dieu, dépasse
le jugement de la raison ; il n'est donc pas mesuré par elle, mais la dépasse.
- Et il n'y a pas non plus de similitude entre l'acte intérieur et les actes
extérieurs de la charité. L'acte intérieur a caractère de fin, puisque le bien
suprême pour l'homme consiste dans l'union de son âme avec Dieu. "Pour moi,
dit le Psaume (73, 28), être uni à Dieu est mon bien." Les actes
extérieurs sont de l'ordre des moyens. Ils doivent donc être mesurés, et selon
la charité et selon la raison.
Objections :
1. Il parait méritoire d'aimer son ennemi. "Si vous
aimez ceux qui vous aiment, est-il dit en saint Matthieu (5, 46), quelle
récompense méritez-vous ?" On ne mérite donc aucune récompense en aimant
son ami. Par contre on en mérite une en aimant son ennemi, comme il est montré
au même endroit. Il est donc plus méritoire d'aimer ses ennemis que ses amis.
2. Une chose est d'autant plus méritoire qu'elle procède d'une
charité plus grande. Or, déclare saint Augustin, aimer un ennemi est le fait
"des parfaits enfants de Dieu", alors qu'aimer un ami peut venir
aussi d'une charité imparfaite. Donc il est plus méritoire d'aimer un ennemi
que d'aimer un ami.
3. A un plus grand effort vers le bien paraît correspondre un
plus grand mérite, parce que, dit saint Paul (1 Co 3, 8) : "Chacun recevra
son propre salaire à la mesure de son propre labeur." Or aimer un ennemi
exige un plus grand effort que d'aimer un ami, parce que c'est plus difficile.
Il semble donc plus méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un ami.
Cependant :
Ce qui est
meilleur est plus méritoire. Or il est meilleur d'aimer un ami, parce qu'il est
meilleur d'aimer celui qui est meilleur, et que l'ami, qui aime, est meilleur
que l'ennemi, qui hait. Donc il est plus méritoire d'aimer son ami que son ennemi.
Conclusion :
Nous l'avons dit, le
motif d'aimer son prochain de charité, c'est Dieu. Donc, puisqu'on se demande
s'il est meilleur ou plus méritoire d'aimer un ami ou un ennemi, on peut, pour
répondre à cette question, se placer à un double point de vue : celui de
l'objet, c'est-à-dire du prochain qui est aimé, et celui du motif pour lequel
il est aimé.
Au premier point
de vue, l'amour de l'ami l'emporte, car un ami, étant meilleur et nous étant
plus uni, présente une matière plus favorable à la dilection ; c'est pourquoi
l'acte de dilection s'appliquant à une telle matière est meilleur. C'est
pourquoi le contraire est plus détestable, car haïr un ami est pire qu'haïr un
ennemi.
Au second point de
vue, l'amour de l'ennemi l'emporte, et cela pour deux raisons. La première est
que l'amour des amis peut avoir un autre motif que Dieu, tandis que l'amour des
ennemis a Dieu pour unique motif. La seconde est celle-ci : supposé que les uns
et les autres soient aimés pour Dieu, l'amour de Dieu se révèle avec plus de
force lorsqu'il dilate le coeur de l'homme vers des objets plus éloignés, c'est-à-dire
jusqu'à l'amour des ennemis ; comme la vertu du feu fait preuve d'une force
d'autant plus grande qu'elle rayonne plus loin sa chaleur. De même la dilection
de Dieu s'avère d'autant plus grande qu'elle fait accomplir des choses plus
difficiles, tout comme la puissance du feu se manifeste d'autant plus grande
qu'elle peut brûler des matières moins combustibles. Cependant comme un même
feu agit avec plus d'intensité sur ce qui est proche que sur ce qui est éloigné,
la charité nous fait aimer plus ardemment ceux qui nous sont unis que ceux qui
sont éloignés. A ce point de vue, la dilection les amis, absolument considérée,
est plus ardent et meilleure que celle des ennemis.
Solutions :
1. Cette parole du Seigneur doit s'entendre de façon absolue.
En effet, on ne mérite aucune récompense quand on aime ses amis uniquement
parce qu'ils sont nos amis, et cela semble bien être le cas de ceux qui, tout
en aimant leurs amis, n'aiment pas leurs ennemis. Cependant l'amour des amis
est méritoire si on les aime pour Dieu, et non uniquement parce qu'ils sont nos
amis.
2. 3. Les autres réponses ressortent clairement de ce qui vient
d'être dit : les arguments des objections procèdent du motif de l'amour, tandis
que l'argument en sens contraire considérait son objet.
Objections :
1. Il semble plus méritoire d'aimer le prochain. Ce que saint
Paul a préféré paraît en effet être le meilleur. Or saint Paul a donné sa
préférence à cet amour du prochain : "je souhaiterais, a-t-il dit (Rm 9, 3)
être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères." Il est donc
plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
2. Nous venons de dire que sous un certain rapport il est
moins méritoire d'aimer ses amis. Mais Dieu qui, selon la parole de saint Jean
(1 Jn 4, 10) : "nous a aimés le premier", est éminemment notre ami.
Il semble donc moins méritoire de l'aimer.
3. Il y a, semble-t-il, plus de vertu et de mérite dans ce qui
est plus difficile, puisque, dit Aristote : "La vertu concerne ce qui est
difficile et bon." Or il est plus facile d'aimer Dieu - soit parce que
tous les êtres l'aiment naturellement, soit parce qu'il n'y a rien en lui qui
ne soit aimable -, que d'aimer le prochain chez qui il n'y a rien de pareil. Il
est donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
Cependant :
Ce qui fait qu'une
chose est telle l'est lui-même encore davantage ; mais l'amour du prochain
n'est méritoire que parce qu'on l'aime pour Dieu ; il est donc plus méritoire
d'aimer Dieu que d'aimer le prochain.
Conclusion :
Cette comparaison
peut s'entendre de deux manières. La première consiste à considérer à part
chacun de ces deux amours. Nul doute alors que l'amour de Dieu soit plus
méritoire : il a droit par lui-même à la récompense, car la récompense suprême,
c'est de jouir de Dieu vers qui justement se porte le mouvement de la dilection
divine. D'ailleurs la promesse lui en est faite : "Celui qui m'aime sera
aimé de mon Père, et je me manifesterai à lui" (Jn 14, 21).
La seconde manière
consiste à comparer la dilection de Dieu comprise en ce sens qu'il est aimé
tout seul, avec, d'autre part, la dilection du prochain comprise en ce sens qu'il
est aimé pour Dieu. Dans cette hypothèse, la dilection du prochain inclut la
dilection de Dieu, mais la dilection de Dieu, elle, n'inclut pas la dilection
du prochain. Ce qui revient en réalité à comparer une parfaite dilection de
Dieu, s'étendant aussi au prochain, à une dilection de Dieu incomplète et
imparfaite ; car, nous dit saint Jean (1 Jn 4, 21) : "Voici le
commandement que nous avons reçu de Dieu : que celui qui aime Dieu aime aussi
son frère." En ce sens l'amour du prochain l'emporte.
Solutions :
1. Selon une explication de la Glose, saint Paul ne
souhaitait pas être séparé du Christ pour ses frères quand il était en état de
grâce ; c'est lorsqu'il était encore infidèle qu'il parlait ainsi. Rien
n'oblige donc à l'imiter ici.
Ou bien l'on peut dire
avec Saint Jean Chrysostome que ces paroles ne prouvent pas que saint Paul
aimait son prochain plus que Dieu, mais qu'il aimait Dieu plus que lui-même.
Car il consentait à être privé pour un temps de la jouissance de Dieu, qui se
rapporte à l'amour de soi, afin de procurer l'honneur de Dieu dans le prochain,
ce qui se rattache à l'amour de Dieu.
2. S'il arrive qu'il y ait moins de mérite à aimer un ami, c'est
pour autant qu'on l'aime pour lui-même, écartant ainsi le vrai motif de
l'amitié de charité, qui est Dieu. Aimer Dieu pour lui-même ne diminue donc pas
le mérite : cela constitue la raison totale du mérite.
3. Ce qui fait le mérite et la vertu, c'est le bien, plus
encore que ce qui est difficile. Il ne faut donc pas dire : tout ce qui est
plus difficile est plus méritoire, mais ce qui est plus difficile au point
d'être aussi meilleurs.
Il faut maintenant étudier les effets qui découlent de l'acte principal
de la charité, qui est la dilection :
- I. d'abord les effets intérieurs, qui sont la joie (Question 28), la
paix (Question 29) et la miséricorde (Question 30) ;
- II. Ensuite les effets extérieurs (Questions 31-33).
- 1. La joie est-elle un effet de la charité ? - 2. Cette joie est-elle
compatible avec la tristesse ? - 3. Peut-elle être plénière ? - 4. Est-elle une
vertu ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car l'absence ce qu'on aime produit de
la tristesse plutôt que de la joie. Mais Dieu, que nous aimons par la charité, est
loin de nous, tant que nous sommes cette vie. Comme dit saint Paul (2 Co 5, 6) :
"Aussi longtemps que nous sommes dans notre corps, nous sommes loin du
Seigneur." Donc la charité produit en nous de la tristesse plutôt que de
la joie.
2. C'est surtout par la charité que nous méritons la
béatitude. Mais parmi ce qui nous obtient ce résultat, on doit compter les
larmes, selon cette parole en saint Matthieu (5, 5) : "Bienheureux ceux
qui pleurent, car ils seront consolés." Or les larmes expriment la
tristesse. Celle-ci est donc plus que la joie un effet de la charité.
3. La charité, on l'a montré, est une vertu distincte de
l'espérance. Or c'est de cette vertu que procède la joie selon saint Paul (Rm
12, 12) : "Soyez joyeux dans l'espérance." La joie n'est donc pas un
effet de la charité.
Cependant :
Pour saint Paul
(Rm 5, 5), "l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit
Saint qui nous a été donné". Or la joie est produite en nous par cet
Esprit, selon une autre parole de l'Apôtre (Rm 14, 17) : "Le règne de Dieu
n'est pas affaire de nourriture et de boisson, il est justice, paix et joie
dans l'Esprit." Par conséquent la charité aussi est cause de joie.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit en traitant des passions, et la joie et la tristesse procèdent de l'amour, mais
pour des motifs opposés. La joie est causée par l'amour, ou bien parce que
celui que nous aimons est présent, ou bien encore parce que lui-même est en
possession de son bien propre, et le conserve. Ce second motif concerne surtout
l'amour de bienveillance qui nous rend joyeux du bien-être de notre ami, même
en son absence. - A l'opposé, l'amour engendre la tristesse, soit parce que
celui qu'on aime est absent, soit encore parce que celui à qui nous voulons du
bien est privé de son bien ou accablé de quelque mal.
Or, par la charité,
c'est Dieu qu'on aime, Dieu dont le bien est immuable, puisqu'il est en
personne son propre bien. Et du seul fait qu’il est aimé, il est dans celui
qu'il aime par le plus noble de ses effets, selon la parole de saint Jean (1 Jn
4, 16) : "Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu
demeure en lui." C'est pourquoi la joie spirituelle qui vient de Dieu est
causée par la charité.
Solutions :
1. Aussi longtemps que nous habitons ce corps, on dit que
nous sommes loin du Seigneur, si l'on nous compare à ceux qui sont en sa
présence et jouissent ainsi de sa vision ; car, déclare également saint Paul au
même endroit, "nous cheminons dans la foi et non dans la claire vision".
Mais Dieu, même en cette vie, est présent à ceux qui l'aiment, par la grâce qui
le fait habiter en eux.
2. Les larmes qui méritent la béatitude viennent de ce qui
s'oppose à celle-ci. C'est donc pour la même raison que ces larmes et la joie
spirituelle de Dieu proviennent de la charité ; car c'est pour une même raison
qu'on se réjouit d'un bien, et qu'on s'attriste de ce qui s'y oppose.
3. La joie spirituelle qui a Dieu pour objet peut avoir deux
formes, suivant qu'on se réjouit du bien divin en lui-même, ou de ce même bien
pour autant qu'on y participe. La première de ces joies est la meilleure et a
sa source primordiale dans la charité ; mais une seconde joie provient aussi de
l'espérance, par laquelle nous attendons de jouir du bien divin. Toutefois, même
cette jouissance parfaite ou imparfaite ne sera obtenue qu'à proportion de
notre charité.
Objections :
1. Il semble bien qu'elle le soit. La charité demande en
effet qu'on se réjouisse du bien du prochain selon saint Paul (1 Co 13, 6) :
"Elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la
vérité." Mais cette joie n'est pas sans mélange, car l'Apôtre dit encore
(Rm 12, 15) : "Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez
avec ceux qui pleurent" - La joie spirituelle de la charité est donc mêlée
de tristesse.
2. La pénitence, affirme saint Grégoire, consiste à
"pleurer le mal que l'on a fait, et à ne plus commettre ce que l'on doit
pleurer." Or il n'y a pas de vraie pénitence sans la charité. Donc la joie
de la charité est mêlée de tristesse.
3. La charité peut inspirer le désir d'être avec le Christ, suivant
cette parole de saint Paul (Ph 1, 23) : "J'ai le désir de m'en aller et
d'être avec le Christ." Mais pareil désir, chez nous, ne va pas sans
tristesse, car, dit le Psaume (120, 15) : "Malheureux que je suis, de voir
prolonger mon exil." Par conséquent la joie de la charité est mêlée de
tristesse.
Cependant :
La joie de la
charité est la joie de la sagesse divine. Or une telle joie n'est pas mêlée de
tristesse, car, selon l'Écriture (Sg 8, 19) : "Le commerce de la sagesse
ne cause pas d'amertume." Par conséquent la joie de la charité ne supporte
pas d'être mêlée de tristesse.
Conclusion :
La charité, nous
venons de le dire, produit en nous deux sortes de joie ayant Dieu pour objet. La
première, qui est la principale, et qui est propre à la charité, a pour objet
le bien divin considéré en lui-même. Cette joie ne peut être mêlée de tristesse,
pas plus que le bien sur lequel elle porte ne peut être mêlé d'un mal
quelconque. C'est en ce sens que saint Paul disait (Ph 4, 4) : "Réjouissez-vous
sans cesse dans le Seigneur."
La seconde a pour
objet le bien divin considéré comme étant notre partage. Or cette participation
peut rencontrer quelque obstacle. Il en résulte que par là même de la tristesse
peut se mêler à la joie, selon que nous nous attristons de ce qui, en
nous-mêmes, empêche de participer au bien divin.
Solutions :
1. Les larmes de notre prochain ne peuvent être causées que
par du mal. Or le mal comporte toujours un défaut de participation bien
souverain. Donc la charité fait compatir à douleur du prochain, pour autant
qu'il y a en lui un empêchement à participer à ce bien.
2. "Nos péchés, selon Isaïe (59, 2), ont creusé un abîme
entre nous et Dieu." C'est pourquoi nous avons motif de pleurer nos péchés
passés, ou même ceux du prochain, en tant qu'ils nous empêchent de participer
au bien divin.
3. Sans doute, en cet exil, le bien divin devient quelque peu
nôtre par la connaissance et par l'amour ; il reste cependant que la misérable
condition d'ici-bas nous empêche d'y participer aussi pleinement que dans la
patrie. C'est pourquoi cette tristesse de voir retarder notre gloire s'explique
par notre empêchement de participer au bien divin.
Objections :
1. Cela semble bien impossible. En effet, plus cette joie est
grande, plus elle acquiert en nous de plénitude. Mais il est impossible de se
réjouir de Dieu autant qu'il en est digne, parce que sa bonté, qui est infinie,
dépassera toujours la joie d'une créature, qui est limitée. Donc la joie
d'aimer Dieu ne pourra jamais être pleine et entière.
2. Ce qui est complet ne peut être plus grand. Mais la joie
même des bienheureux peut être plus grande, car elle est plus grande chez l'un
que chez l'autre. Donc la joie spirituelle ne peut être complète dans les
créatures.
3. Le terme de "compréhension" semble ne rien
signifier d'autre que la plénitude de la connaissance. Or dans la créature la
puissance appétitive est limitée, comme la puissance cognitive. Donc, puisque
"comprendre Dieu" est impossible à une créature, il semble qu'il ne
puisse y avoir non plus en elle de joie de Dieu pleine et entière.
Cependant :
Le Seigneur a dit
à ses disciples (Jn 15, 11) : "Que ma joie soit en vous, et que votre joie
soit parfaite."
Conclusion :
On peut considérer
la plénitude de la joie sous un double rapport. D'abord par rapport à la
réalité dont on se réjouit, de sorte qu'on se réjouit d'elle autant qu'elle en
est digne. En ce sens, il est clair que Dieu seul peut avoir de lui-même une
joie plénière, car sa joie est infinie, correspondant ainsi à sa bonté infinie,
tandis qu'en toute créature la joie est nécessairement finie.
Ensuite, par
rapport à celui qui éprouve la joie, celle-ci est au désir ce que le repos est
au mouvement, comme on l'a montré en traitant des passions. Or le repos est
plénier quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est plénière
quand il ne reste plus rien à désirer. Tant que nous sommes en ce monde, le
mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous est toujours
possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l'avons
montré. Mais quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera
plus rien à désirer, parce qu'on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle
nous obtiendrons aussi tout ce qui aura pu être l'objet de nos désirs pour les
autres biens, suivant la parole du Psaume (103, 5) : "Il comble de biens
tous nos désirs." Ainsi, ce ne sera pas seulement le désir que nous avons
de Dieu qui trouvera son repos, mais également tous nos autres désirs. La joie
des bienheureux est donc absolument plénière, et même plus que plénière, puisqu'ils
obtiendront plus qu’ils n’auront pu désirer, car dit l’Apôtre (1 Co 2, 9) :
"Le cœur de l'homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il
aime." Et c’est ce qu'on lit en saint Luc (6, 38) : "C’est une bonne
mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans le pli de votre
vêtement." Toutefois, puisque nulle créature n'est capable d'une joie de
Dieu qui soit digne de lui, il faut dire que cette joie absolument parfaite
n'est pas contenue dans l'homme, mais que c'est plutôt lui qui y pénètre, selon
cette parole en saint Matthieu (25, 21) : "Entre dans la joie de ton
maître."
Solutions :
1. Il s'agit dans cet argument de la plénitude de joie
relative à l'objet.
2. Quand nous parviendrons à la béatitude, chacun de nous
atteindra le terme que la prédestination divine lui a fixé, et il ne sera plus
possible de tendre au-delà, quoique dans ce terme l'un se trouvera plus
rapproché de Dieu, et l'autre moins. Aussi la joie de chacun sera-t-elle
plénière de son côté, puisque les désirs de tous seront comblés. Mais la joie
de l'un surpassera celle de l'autre, à cause d'une participation plus plénière
à la béatitude divine.
3. La "compréhension" implique plénitude de la
connaissance, du côté de l'objet connu, en sorte que cet objet soit connu
autant qu'il peut l'être. Mais il y a aussi une plénitude de connaissance par
rapport au sujet qui connaît, comme nous venons de le voir également pour la
joie. C'est en ce sens que l'Apôtre dit (Col 1, 9) : "Que Dieu vous fasse
parvenir à la pleine connaissance de sa volonté en toute sagesse et
intelligence spirituelle."
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car le vice est contraire à la vertu ;
or la tristesse est un vice, comme on le voit pour l'acédie et pour l'envie.
Donc la joie aussi doit être comptée au nombre des vertus.
2. Comme l'amour et l'espérance, la joie est une passion qui a
le bien pour objet. Or l'amour et l'espérance sont rangés parmi les vertus ; on
doit donc y mettre aussi la joie.
3. Les préceptes de la loi portent sur les actes des vertus ;
or il nous est commandé de nous réjouir en Dieu, selon la parole de l'Apôtre
(Ph 4, 4) : "Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur." Donc la
joie est une vertu.
Cependant :
La joie n'est
énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus théologales, ni parmi
les vertus intellectuelles, comme on l'a montré au traité de la vertu.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la vertu est un habitus, c'est-à-dire que, par sa nature propre, elle se
trouve inclinée à un certain acte. Or il arrive que d'un même habitus procèdent
plusieurs actes, ordonnés hiérarchiquement, de même nature, dont l'un découle
de l'autre. Et parce que les actes suivants ne procèdent de l'habitus de vertu
que par l'intermédiaire du premier acte, c'est de celui-ci que la vertu reçoit
sa définition et son nom, quoique les autres actes en viennent aussi. D'après
ce que nous avons dit en traitant des passions, il est clair que l'amour est le
premier mouvement de la puissance appétitive, duquel résultent le désir et la
joie. C'est donc bien le même habitus vertueux qui incline à aimer, à désirer
le bien que l'on aime, et à s'en réjouir. Cependant, parce que la dilection est
le premier de ces actes, ce n'est ni la joie, ni le désir, mais la dilection
qui donne son nom à la vertu, et on l'appelle charité. La joie n'est donc pas
une vertu distincte de celle-ci, mais elle en est un acte ou un effet. Et c'est
pourquoi saint Paul, dans l'épître aux Galates (5, 22), l'a comptée parmi les
fruits du Saint-Esprit.
Solutions :
1. La tristesse qui est un vice a sa source dans l'amour
désordonné de soi, qui n'est pas un vice spécial, mais qui est comme la racine
commune des autres vices, nous l'avons dit. Il a donc bien fallu faire de
certaines tristesses spéciales autant de vices particuliers, parce qu'elles
dérivent d'un vice général et non spécial. Au contraire, l'amour de Dieu est
une vertu spéciale, qui est la charité, vertu à laquelle se ramène la joie, comme
son acte propre, on vient de le dire.
2. Comme la joie, l'espérance vient de l'amour, mais elle
comporte en plus, du côté de son objet, un caractère spécial : la difficulté
jointe à la possibilité de l'atteindre ; c'est pourquoi on en fait une vertu
spéciale. Rien de pareil pour la joie, qui n'ajoute à l'amour aucun caractère
objectif particulier qui puisse en faire une vertu spéciale.
3. En tant qu'elle est un acte de la charité, la joie est
l'objet d'un précepte de la loi ; et cependant elle n'en est pas l'acte
premier.
- 1. La paix
est-elle identique à la concorde ? - 2. Toutes choses désirent-elles la paix ?
- 3. La paix est-elle l'effet de la charité ? - 4. Est-elle une vertu ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il, car saint Augustin affirme que "la
paix entre les hommes est la concorde dans l'ordre". Or, ici, nous ne
parlons que de la paix qui concerne les hommes. La paix est donc identique à la
concorde.
2. La concorde consiste dans une certaine union des volontés.
Mais la notion de paix consiste en une telle union, puisque, selon Denys "elle
unit tous les êtres, et opère les accords de tous". Donc, la paix est
identique à la concorde.
3. Lorsque deux choses s'opposent à la même réalité, elles-mêmes
sont identiques. Mais la concorde et la paix s'opposent à la même réalité, qui
est la dissension, selon saint Paul (1 Co 14, 33) : "Dieu n'est pas le
Dieu de la dissension, mais de la paix." Donc la paix est identique à la
concorde.
Cependant :
On voit des
méchants s'accorder pour faire le mal ; or, selon Isaïe (48, 22), "il n'y
a pas de paix pour les méchants". Donc la paix n'est pas identique à la
concorde.
Conclusion :
La paix inclut la
concorde et y ajoute quelque chose. Donc, partout où règne la paix, règne aussi
la concorde, mais la réciproque n'est pas vraie, si du moins on prend le mot de
paix au sens propre. En effet, la concorde proprement dite implique une
relation à autrui, de telle sorte que les volontés de plusieurs personnes
s'unissent dans un même consentement.
Mais il arrive que
chez le même homme le coeur ait des tendances diverses, et cela de deux façons
: soit selon les diverses puissances appétitives ainsi l'appétit sensitif
va-t-il le plus souvent en sens contraire de l'appétit rationnel, selon saint Paul
(Ga 5, 17) : "La chair convoite contre l'esprit." Ou bien la même
puissance appétitive tend vers des objets différents qu'elle ne peut atteindre
à la fois. Il est alors inévitable que ces mouvements de l'appétit se
contrarient. Or, l'union de ces mouvements est de l'essence de la paix ; car le
coeur de l'homme n'a pas la paix, même si certains de ses désirs sont
satisfaits, du moment qu'il désire autre chose qu'il ne peut avoir en même
temps. Mais cette union intérieure n'est pas de l'essence de la concorde. Ainsi
donc, la concorde implique l'union des tendances affectives de plusieurs
personnes, tandis que la paix suppose en outre l'union des appétits dans la
même personne.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de la paix d'un homme avec un
autre, et il dit qu’elle est une concorde, mais pas n'importe laquelle : c'est
une concorde qui est "dans l'ordre", c'est-à-dire où l'un s'accorde
avec l'autre selon ce qui convient à tous deux. Si l'un, en effet, en
s'accordant avec l'autre, ne le fait pas librement, mais comme poussé par la
crainte d'un péril qui le menace, pareille concorde n'est pas une paix
véritable, parce que l'ordre n'a pas été observé entre les contractants, mais
troublé par celui qui a provoqué la crainte. C'est pourquoi saint Augustin
avait dit auparavant : "La paix est la tranquillité de l'ordre" ; et
celle-ci consiste en ce qu'en chaque homme tous les mouvements de l'appétit
soient en repos.
2. De ce qu'un individu est en parfait accord avec un autre, il
ne s'ensuit pas qu'il le soit aussi avec lui-même, à moins que tous ses
mouvements intérieurs ne s'accordent entre eux.
3. A la paix s'opposent deux sortes de dissensions : celle
d'un homme avec lui-même, et celle d'un homme avec un autre. Cette dernière
seule est opposée à la concorde.
Objections :
1. Il ne semble pas, car, pour Denys, "la paix fait
l'union des consentements" ; or une telle union ne peut se produire chez
les êtres dépourvus de connaissance ; ceux-ci donc ne peuvent désirer la paix.
2. L'appétit ne se porte pas simultanément vers des objets
contraires. Mais beaucoup sont enragés de guerres et de dissensions. Donc tous
ne désirent pas la paix.
3. Le bien seul est désirable ; mais il y a une paix qui est
mauvaise, autrement le Seigneur n'aurait pas dit : "je ne suis pas venu
apporter la paix" (Mt 10, 34). Toutes choses ne désirent donc pas la paix.
4. Ce que toutes choses désirent paraît être le souverain bien,
qui est la fin ultime. Mais la paix n'est pas un bien de ce genre, puisqu'on
peut l'avoir dès ici-bas ; autrement, le Seigneur aurait vainement recommandé
(Mc 9, 49) : "Ayez la paix entre vous." Donc toutes choses ne
désirent pas la paix.
Cependant :
Saint Augustin et
Denys affirment que toutes choses désirent la paix.
Conclusion :
Le fait de désirer
quelque chose implique le désir d'entrer en sa possession et donc de voir
disparaître tout ce qui pourrait y mettre obstacle. Or l'obtention du bien
désiré peut être empêchée par un désir contraire venant soit de celui qui
désire soit d'un autre ; or, comme on vient de le dire, la paix le fait
disparaître dans les deux cas. Il en résulte que quiconque a un désir, désire
par le fait même la paix, en tant qu'il désire obtenir tranquillement et sans
empêchement l'objet qu'il convoite ; c'est en cela que consiste justement la
paix, que saint Augustin définit : "la tranquillité de l'ordre".
Solutions :
1. La paix comporte l'union non seulement de l'appétit
intellectuel ou rationnel et de l'appétit sensitif, où il peut y avoir
consentement, mais aussi de l'appétit naturel. C'est pourquoi Denys précise :
"La paix produit le consentement et la connaturalité." Dans le
consentement est impliquée l'union des appétits résultant de la connaissance.
Par la connaturalité est impliquée l'union des appétits naturels.
2. Même ceux qui cherchent les guerres et les dissensions ne
désirent en réalité que la paix, qu'ils estiment ne pas posséder. Comme nous
venons de le dire, une entente que l'on conclut contre ses préférences
personnelles n'est pas la paix. Aussi les hommes cherchent à rompre, en faisant
la guerre, de telles ententes, qui ne sont que des paix défectueuses, pour
parvenir à une paix où rien ne sera plus contraire à leur volonté. Voilà
pourquoi tous ceux qui font la guerre n'ont d'autre but que d'arriver à une
paix plus parfaite que celle qu'ils avaient auparavant.
3. La paix consiste dans le repos et l'unité de l'appétit.
Mais, de même que l'appétit peut tendre à un bien véritable ou à un bien
apparent, de même la paix peut être réelle ou seulement apparente. Mais la
vraie paix n'est compatible qu'avec le désir d'un bien véritable, car le mal, même
s'il a quelque apparence de bien, et s'il est capable de satisfaire pour une
part l'appétit, comporte pourtant beaucoup de défauts, à cause desquels
l'appétit demeure inquiet et troublé. La vraie paix ne peut donc exister que
chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non
véritable. La Sagesse le déclare (Sg 14, 22) : "Ils vivent, sans en avoir
conscience, dans un état de lutte violente et donnent à de tels maux le nom de
paix."
4. La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on
peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de
même il y a deux sortes de paix véritable. L'une, parfaite, qui consiste dans
la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là
est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147,
14) : "Il a établi la paix à tes frontières." L'autre, imparfaite, est
celle que l'on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l'âme
trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent
troubler cette paix.
Objections :
1. Il ne semble pas. On ne peut en effet avoir la charité si
l'on n'a pas la grâce sanctifiante. Or il y a des hommes qui ont la paix sans
cette grâce, ainsi qu'on le voit chez les païens eux-mêmes. La paix n'est donc
pas l'effet de la charité.
2. Ce dont le contraire peut exister avec la charité n'est pas
l'effet de la charité. Or il peut y avoir, conjointement avec la charité, des
dissensions qui sont contraires à la paix ; nous voyons en effet de saints
docteurs comme saint Augustin et saint Jérôme diverger d'opinions sur certains
points ; nous lisons même que saint Paul et saint Barnabé ont eu des désaccords
(Ac 15, 37). La paix ne semble donc pas être l'effet de la charité.
3. Une même chose ne peut pas être l'effet propre de causes
diverses. Or la paix est l'effet de la justice, selon Isaïe (32, 17) : "La
paix sera l'oeuvre de la justice." Elle n'est donc pas l'effet de la
charité.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (119, 165) : "Grande paix pour
ceux qui aiment la loi."
Conclusion :
La paix, nous
venons de le dire, implique une double union ; l'une qui résulte de
l'ordination de nos appétits propres à un seul but ; l'autre qui se réalise par
l'accord de notre appétit propre avec celui d'autrui. Ces deux unions sont
produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre
coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés.
La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons
l'accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C'est pourquoi Aristote a
mis l'identité du choix parmi les éléments de l'amitié, et que Cicéron affirme :
"Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir."
Solutions :
1. Nul n'est privé de la grâce sanctifiante qu'en raison du
péché ; par celui-ci l'homme se trouve détourné de sa vraie fin et choisit une
fin interdite ; son désir, de ce fait, ne s'attache pas principalement au vrai
bien ultime, mais à son apparence. Et c'est pourquoi, sans la grâce
sanctifiante, il ne peut y avoir de paix véritable, mais seulement une paix
apparente.
2. L'amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l'accord en
matière d'opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des
plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour
rien. C'est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions
différentes, ce qui d'ailleurs ne s'oppose pas à la paix, puisque les opinions
sont affaire d'intelligence et que celle-ci vient avant l'appétit, qui par la
paix fait l’unité. De même, pourvu que l'on soit d'accord sur les biens
fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité.
Il provient en effet d'une diversité d'opinions ; l'un pense que ce qui est en
question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d'accord, et l'autre ne
le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de
simples opinions, n'est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui
suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut
coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas
3. La justice produit la paix indirectement, en écartant ce
qui lui ferait obstacle. Mais la charité la produit directement, parce qu'elle
la cause en raison de sa nature propre. L'amour est en effet, selon la parole
de Denys, "une force unifiante", et la paix est l'union des
inclinations appétitives.
Objections :
1. Il semble qu'elle en soit une, car il n'y a de préceptes
que pour les actes des vertus. Or il y a des préceptes qui nous commandent la
paix, comme le montre cette parole en saint Marc (9, 49) : "Ayez la paix
entre vous." Donc la paix est une vertu.
2. Il n'y a de méritoires que les actes des vertus ; or, c'est
une chose méritoire que de procurer la paix, selon Matthieu (5, 9) : "Bienheureux
les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu." Donc la paix
est une vertu.
3. Les vices sont opposés aux vertus. Or les dissensions qui
sont opposées à la paix, sont comptées parmi les vices, comme on le voit dans
l'épître aux Galates (5, 20). Donc la paix est une vertu.
Cependant :
La vertu n'est pas
la fin ultime mais la voie qui y conduit ; or, pour saint Augustin, la paix est
d'une certaine manière la fin ultime ; elle n'est donc pas une vertu.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, lorsqu'il se produit une succession d'actes, procédant selon une même
raison d'un même agent, tous proviennent d'une seule et unique vertu, et non
pas chacun d'une vertu particulière. C'est ce qu'on voit dans la nature : le
feu en chauffant, liquéfie et dilate à la fois, non qu'il y ait en lui une
vertu liquéfiante et une vertu dilatante qui seraient distinctes, mais c'est
par sa seule vertu chauffante qu'il produit ces effets. Donc, puisque la paix
est produite par la charité, selon la raison même de l'amour de Dieu et du
prochain, comme on l'a montré, il n'y a pas d'autre vertu dont elle soit l'acte
propre que la charité ; comme on vient de le voir également pour la joie.
Solutions :
1. La paix est de précepte, parce qu'elle est un acte de
charité. Et c'est aussi ce qui la rend méritoire. Et enfin c'est ce qui lui
donne une place parmi les béatitudes, qui sont les actes d'une vertu parfaite, nous
l'avons dit précédemment. Elle est également nommée parmi les fruits, en tant
qu'elle est comme un bien final, rempli de douceur spirituelle.
2. La réponse vient d'être donnée.
3. Plusieurs vices s'opposent à une seule vertu selon ses
actes différents. Sont ainsi contraires à la charité, non seulement la haine
qui s'oppose à elle du point de vue où elle est dilection, mais l'acédie et
l'envie qui s'opposent à elle du point de vue où elle est joie, et la
dissension, du point de vue où elle est paix.
- 1. La
miséricorde a-t-elle pour cause en nous le mal d'autrui ? - 2. A qui
convient-il d'exercer la miséricorde ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Est-elle
la plus grande des vertus ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car la faute, avons-nous dit, est un mal
plus grand que la peine. Or la faute, loin de susciter la miséricorde, provoque
plutôt l'indignation. Donc le mal n'est pas ce qui motive la miséricorde.
2. Ce qui est affreux ou qui remplit d'effroi se présente
comme comportant un excès de mal. Or, remarque Aristote, "ce qui cause
l'effroi est étranger à la compassion, et exclut la miséricorde". Donc le
mal, comme tel, n'est pas le motif qui excite la miséricorde.
3. Le rappel du mal n'est pas un mal véritable. Or Aristote
dit que de tels signes inclinent à la miséricorde. Le mal n'est donc pas le
motif propre de la miséricorde.
Cependant :
Saint Jean
Damascène fait de la miséricorde une espèce de tristesse ; or c'est le mal qui
provoque la tristesse ; c'est donc lui aussi qui détermine la miséricorde.
Conclusion :
"La
miséricorde, dit saint Augustin, est la compassion que notre coeur éprouve en
face de la misère d'autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si
nous le pouvons." Le mot miséricorde signifie en effet un coeur rendu
misérable par la misère d'autrui. Or la misère est l'opposé du bonheur ; et la
béatitude ou le bonheur consiste à posséder ce que l’on veut (conformément à la
justice). "Celui-là est bienheureux, dit saint Augustin, qui a tout ce
qu’il veut, et ne veut rien pour un motif mauvais." La misère, au
contraire, consiste à subir ce que l’on ne veut pas. Or il y a trois manières
de vouloir quelque chose. 1° Par appétit naturel : ainsi tous veulent exister
et vivre. 2° On veut quelque chose par choix délibéré. 3° On veut une chose non
pour elle-même mais dans sa cause ; ainsi lorsque quelqu'un veut manger ce qui
lui fait mal, nous disons que, d'une certaine façon, il veut se rendre malade.
Ainsi donc le
motif de la miséricorde se prend du côté de la misère. Il peut consister tout
d'abord en ce qui contrarie l'appétit naturel de celui qui veut, c'est-à-dire
les maux destructeurs et accablants dont nous recherchons naturellement le
contraire : "La miséricorde, dit en ce sens Aristote, est la tristesse
causée à la vue d'un mal destructeur et accablant." - En deuxième lieu, les
maux dont on vient de parler suscitent davantage encore la miséricorde s'ils
s'opposent à un choix volontaire libre ; de là cette remarque d'Aristote au
même endroit : sont dignes de compassion "les maux qui ont pour cause la
malchance" par exemple "s'il nous arrive du mal là où nous espérions
du bien". - Enfin, sont encore plus dignes de compassion les maux qui vont
à l'encontre de la volonté tout entière, comme c'est le cas de celui qui a
toujours cherché le bien et à qui il n'arrive que du mal ; ce qui fait dire à
Aristote : "On s'apitoie surtout du malheur de celui qui souffre sans
l'avoir mérité."
Solutions :
1. Il appartient à la notion de faute d'être volontaire. Et à
ce titre elle n'est pas objet de miséricorde, mais plutôt de punition.
Toutefois, parce que la faute peut être une certaine peine, en ce sens que des
maux contraires à la volonté de celui qui pèche peuvent l'accompagner, elle est
apte sous ce rapport à inspirer la miséricorde. C'est ainsi que nous avons des
sentiments de pitié et de compassion pour les pécheurs : "La vraie justice,
dit saint Grégoire, n'a pas pour eux du dédain, mais de la compassion." Et
nous voyons en saint Matthieu (9, 36) que Jésus "à la vue des foules, eut
pitié d'elles, car ces gens étaient las et prostrés, comme des brebis qui n'ont
pas de berger".
2. Parce qu'elle est la compassion que l'on ressent pour la
misère d'autrui, la miséricorde, au sens propre du mot, a rapport à un autre ;
si l'on dit que l'on a de la miséricorde pour soi-même, ce n'est que par
comparaison, comme à propos de la justice, et pour autant que l'on considère
dans l'homme des parties différentes. C'est dans ce sens qu'il est écrit dans
l'Ecclésiastique (30, 24 Vg) : "Aie pitié de ton âme et rends-toi agréable
à Dieu." Donc, de même qu'il n'y a pas à proprement parler de miséricorde
à l'égard de nous-même, mais de la douleur, par exemple si un mal cruel nous
atteint, de même à l'égard des maux de ceux qui, tels nos enfants ou nos
parents, nous sont unis au point d'être en quelque sorte quelque chose de
nous-même, ce n'est pas de la miséricorde, mais de la douleur que nous
éprouvons comme pour nos propres blessures. C'est en ce sens qu'il faut
comprendre la parole d'Aristote : "Ce qui est effrayant exclut la
miséricorde."
3. Comme l'attente et le souvenir des biens produisent en nous
la joie, de même l'attente et le souvenir des maux nous rendent tristes ; mais
non pas autant que si nous les ressentions présents. Voilà pourquoi les signes
des maux, du fait qu'ils nous font voir comme présentes des misères dignes de
pitié, excitent en nous la miséricorde.
Objections :
1. Il semble que le défaut ne soit pas de la part du
miséricordieux le motif d'exercer la miséricorde. En effet, le propre de Dieu
est d'exercer la miséricorde, selon la parole du Psaume (145, 9) : "Sa
miséricorde s'étend sur toutes ses oeuvres." Or il n'y a en Dieu aucun
défaut. Il est donc impossible qu'un défaut soit le motif de la miséricorde.
2. S'il en était ainsi, ceux qui sont le plus dénués de tout
devraient être aussi les plus miséricordieux ; or, il n'en est rien : Aristote
dit en effet : "Ceux qui sont ruinés de fond en comble n'ont pas de pitié."
Donc la miséricorde ne s'explique pas par une déficience chez celui qui la
ressent.
3. Subir un outrage accuse un défaut. Or, au même endroit, Aristote
affirme que "ceux qui sont disposés à l'outrage ne font pas miséricorde".
Ce n'est donc pas un défaut qui motive, chez celui qui fait miséricorde, l'acte
qu'il accomplit.
Cependant :
La miséricorde est
une certaine tristesse. Or le défaut est la raison de la tristesse ; de là
vient que les faibles sont plus enclins à la tristesse, on l'a remarqué plus
haut. Donc c'est bien un défaut qui motive la miséricorde en celui qui la
ressent.
Conclusion :
Être
miséricordieux, avons-nous dit, c'est compatir à la misère d'autrui ; nous
éprouverons donc de la miséricorde en raison de ce qui nous fait souffrir de
cette misère. Et comme ce qui nous attriste et nous fait souffrir, c'est le mal
qui nous atteint nous-même, nous nous attristerons et nous souffrirons de la
misère d'autrui dans la mesure où nous la regarderons comme la nôtre. Ce qui
peut arriver de deux manières.
D'abord en raison
d'une union affective, qui est produite par l'amour. C'est en effet parce que
celui qui aime regarde son ami comme un autre lui-même, qu'il considère son mal
comme le sien propre, et qu'il en souffre comme s'il en était frappé. D'où
vient qu'Aristote a rangé parmi les sentiments d'amitié le fait de
"partager les peines d'un ami", et que saint Paul a dit (Rm 12, 15) :
"Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui
pleurent."
Ensuite, nous
souffrons de la misère d'autrui en raison d'une union réelle, qui résulte de ce
que le mal qui atteint les autres est proche et va nous atteindre. Les hommes, remarque
en effet Aristote, éprouvent de la pitié pour ceux qui leur sont unis et
semblables, car cela les porte à croire qu'ils pourraient être frappés de la
même manière ; c'est ainsi que les vieillards et les sages, qui songent aux
maux qui peuvent leur arriver, et aussi les faibles et les craintifs, sont plus
miséricordieux. Au contraire, ceux qui s'estiment heureux, et assez forts pour
échapper à tous les maux, le sont beaucoup moins. - Ainsi donc, un défaut est
toujours la raison d'être miséricordieux : soit que l'on considère le défaut
d'un autre comme le sien, à cause de l'union de l'amour, soit parce qu'on a des
raisons de le redouter pour soi-même.
Solutions :
1. Dieu n'est miséricordieux que par amour, en tant qu'il
nous aime comme étant quelque chose de lui-même.
2. Ceux qui sont déjà atteints de maux extrêmes ne craignent
plus de souffrir davantage et, de ce fait, ne connaissent pas la miséricorde. -
De même ceux qui sont en proie à une crainte excessive : leur anxiété les
absorbe au point qu'ils ne prennent pas garde à la misère des autres.
3. Ceux qui sont disposés à l'outrage, soit qu'on les ait
outragés, soit qu'ils veuillent d'eux-mêmes passer à l'injure, sont portés à la
colère et à l'audace, passions viriles qui exaltent le courage en face des
difficultés. On ne pense plus alors que le malheur puisse vous atteindre à
l'avenir, et l'on n'est pas enclin à la miséricorde selon les Proverbes (27, 4)
: "La colère est sans pitié ainsi que la fureur qui éclate." - Il en
va de même des orgueilleux, qui méprisent les autres, qui les jugent mauvais et
donc dignes des maux dont ils sont frappés : "La fausse justice (celle des
orgueilleux), dit saint Grégoire, ignore la compassion, et n'a que du dédain."
Objections :
1. Il semble que non. La vertu a en effet pour élément
principal le choix, comme le montre Aristote. Or cet acte, dit-il, est "un
désir de ce qui a été l'objet d'une délibération". Donc ce qui empêche cette
délibération ne saurait être regardé comme une vertu. Or la miséricorde empêche
le conseil car, dit Salluste "ceux qui tiennent conseil dans les affaires
douteuses ne doivent être influencés ni par la colère ni par la pitié, car
l'esprit discerne difficilement le vrai là où ces passions interviennent".
La miséricorde n'est donc pas une vertu.
2. Rien de ce qui est contraire à une vertu n'est digne d'être
loué ; or l'indignation est contraire à la miséricorde, dit Aristote ; d'autre
part il affirme qu'elle est une passion louable ; donc la miséricorde n'est pas
une vertu.
3. Ni la joie ni la paix ne sont des vertus spéciales, puisqu'elles
procèdent de la charité, comme nous l'avons dit ; mais la miséricorde en vient
aussi car c'est également par la charité que "nous pleurons avec ceux qui
pleurent", et que "nous nous réjouissons avec ceux qui sont dans la
joie" ; donc la miséricorde n'est pas une vertu.
4. La miséricorde n'est pas une vertu intellectuelle, puisqu'elle
appartient à la puissance appétitive, ni une vertu théologale, puisqu'elle n'a
pas Dieu pour objet. Elle n'est pas davantage une vertu morale, car elle n'a
trait ni aux actions humaines, qui sont l'affaire de la justice, ni aux
passions, car elle ne peut être ramenée à aucun des douze "milieux de
vertus" dénombrés par Aristote. La miséricorde n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Combien meilleurs, plus humains et plus conformes à
l'appréciation des bons, les sentiments exprimés par Cicéron dans son éloge de
César : De toutes les vertus, dit-il, il n'y en a pas de plus admirable, de
plus aimable que la miséricorde." Celle-ci est donc une vertu.
Conclusion :
La miséricorde
implique une douleur provoquée par la misère d'autrui. Cette douleur peut être
un mouvement de l'appétit sensitif ; la miséricorde alors n'est pas une vertu, mais
une passion. Mais elle peut être aussi un mouvement de l'appétit intellectuel
ou volonté. Or, ce dernier mouvement peut être réglé par la raison, et, par son
intermédiaire, le mouvement de l'appétit sensitif peut l'être à son tour. D'où
cette remarque de saint Augustin : "Ce mouvement de l'âme", la
miséricorde, "obéit à la raison, lorsque l'on fait miséricorde, la justice
étant sauve ; soit qu'on secoure l'indigent, soit qu'on pardonne à celui qui se
repent". Et parce que la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de
l'âme est réglé par la raison, comme nous l'avons montré précédemment a, on
doit dire que la miséricorde est une vertu.
Solutions :
1. Cette remarque de Salluste concerne la miséricorde
considérée comme une passion que la raison ne règle pas ; elle entrave alors la
délibération en faisant manquer à la justice.
2. Aristote parle également ici de la miséricorde et de
l'indignation considérées comme des passions. Comme telles, elles s'opposent en
effet l'une à l'autre par le jugement qu'elles portent sur le mal d'autrui : le
miséricordieux s'en afflige, parce qu'il pense qu'un tel n'a pas mérité son
sort malheureux ; l'homme indigné, au contraire, s'en réjouit, parce qu'il y voit
une souffrance méritée, et il s'attriste quand ceux qui réussissent n'en sont
pas dignes." Ces sentiments sont tous deux louables, remarque Aristote, et
procèdent de la même disposition morale." Mais, à proprement parler, c'est
l'envie qui est le contraire de la miséricorde, nous le verrons plus loin.
3. La joie et la paix n'ajoutent rien à la raison de bien qui
est l'objet de la charité, et c'est pourquoi elles ne requièrent pas d'autres
vertus que la charité. La miséricorde, au contraire, envisage un aspect spécial
de l'objet, à savoir la misère de celui dont elle a compassions.
4. La miséricorde considérée comme vertu, est une vertu morale
relative aux passions, et elle se ramène au même juste milieu que l'indignation,
parce que "elles viennent toutes deux de la même disposition morale",
dit encore Aristote. Pour lui ces milieux ne sont pas des vertus, mais des
passions ; et même à ce titre ils sont louables. Cependant rien n'empêche
qu'ils aient pour principe un habitus capable de choix, et ils revêtent ainsi
la raison de vertu.
Objections :
1. Il semble bien, car le sommet de la vertu, c'est le culte
divin ; cependant la miséricorde est encore meilleure, selon la parole d'Osée (6,
6) reprise en saint Matthieu (12, 7) : "je veux la miséricorde et non le
sacrifice." La miséricorde est donc la plus grande des vertus.
2. Sur cette parole de saint Paul (1 Tm 4, 8) : "La
piété est utile à tout", la Glose dit : "La doctrine chrétienne tout
entière tient en ces deux mots : miséricorde et piété." Mais la doctrine
chrétienne embrasse toute vertu. Donc le sommet de toute la vertu consiste en
la miséricorde.
3. "La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède."
Donc, l'homme étant d'autant meilleur qu'il est plus semblable à Dieu, une
vertu est d'autant plus grande qu’elle produit davantage cette ressemblance. Et
c'est ce que fait excellemment la miséricorde, car il est dit de Dieu dans le
Psaume (145, 9) : "Ses miséricordes s'étendent sur toutes ses oeuvres."
D'où vient la parole du Seigneur rapportée par saint Luc (6, 36) : "Soyez
miséricordieux comme votre Père est miséricordieux." Par conséquent, la
miséricorde est la plus grande des vertus.
Cependant :
Après ces paroles :
"Revêtez-vous comme les bien-aimés de Dieu de tendre miséricorde", l'Apôtre
ajoute (Col 3, 12) : "Mais par-dessus tout, ayez la charité." Donc la
miséricorde n'est pas la plus grande des vertus.
Conclusion :
Une vertu peut
être dite la plus grande à deux points de vue : en elle-même, ou par rapport à
celui qui la possède. En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus,
car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de soulager leur
indigence ; ce qui est éminemment le fait d'un être supérieur. Aussi se montrer
miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c'est par là surtout
que se manifeste sa toute-puissance.
Mais par rapport
au sujet qui la possède, la miséricorde n'est pas la plus grande des vertus, à
moins que son sujet ne soit lui-même le plus grand, n'ayant personne au-dessus
de lui, et tous lui étant subordonnés. Car pour quiconque a un supérieur, il
est plus grand et meilleur de s'unir à lui, que de suppléer au défaut d'un
inférieur. Voilà pourquoi, chez l'homme, qui a Dieu au-dessus de lui, la
charité qui l'unit à Dieu vaut mieux que la miséricorde, qui lui fait secourir
le prochain. Mais parmi les vertus relatives au prochain, la miséricorde est la
plus excellente, comme son acte est aussi le meilleur ; car celui qui supplée au
défaut d'un autre est, sous ce rapport, supérieur et meilleur.
Solutions :
1. Les sacrifices et les offrandes qui font partie du culte
divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais pour nous et nos proches. Lui-même
n'en a nul besoin, et s'il les veut, c'est pour exercer notre dévotion et pour
aider le prochain. C'est pourquoi la miséricorde qui subvient aux besoins des
autres lui agrée davantage, étant plus immédiatement utile au prochain, selon
ces paroles de l'épître aux Hébreux (13, 16) : "Quant à la bienfaisance et
à la mise en commun des ressources, ne les oubliez pas, car c'est à de tels
sacrifices que Dieu prend plaisir."
2. Toute la vie chrétienne se résume en la miséricorde, quant
aux oeuvres extérieures. Mais le sentiment intérieur de charité qui nous unit à
Dieu l'emporte sur l'amour et la miséricorde envers le prochain.
3. La charité nous rend semblables à Dieu en tant que nous
unissant à lui par affection. Elle est donc préférable à la miséricorde, qui
nous rend semblables à lui seulement par la similitude des oeuvres.
Il faut étudier
maintenant les actes ou effets extérieurs de la charité :
- I. D'abord la
bienfaisance (Question 31) ;
- II. Puis
l'aumône qui est une partie de la bienfaisance (Question 32) ;
- III. Enfin la
correction fraternelle qui est une certaine aumône (Question 33).
- 1. La
bienfaisance est-elle un acte de la charité ? - 2. Faut-il la pratiquer envers
tous ? - 3. Faut-il la pratiquer davantage envers ceux qui nous sont le plus
unis ? - 4. La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?
Objections :
1. Non semble-t-il, car la charité a surtout Dieu pour objet
; or nous ne pouvons nous montrer bienfaisants envers Dieu, comme l'indique la
parole du livre de Job (35, 7) : "Que lui donnes-tu ? Que reçoit-il de ta
main ?" La bienfaisance n'est donc pas un acte de la charité.
2. Être bienfaisant, c'est surtout donner ; mais c'est là le
fait de la libéralité ; la bienfaisance n'est donc pas un acte de la charité
mais de la libéralité.
3. Tout de ce que l'on donne, ou bien était dû, ou bien ne
l'était pas. S'il s'agit d'une dette, le bienfait est un acte de justice ; si
ce n'est pas une dette, le don est gratuit, et on fait alors un acte de
miséricorde. Donc toute bienfaisance est ou un acte de justice, ou un acte de
miséricorde ; ce n'est donc pas un acte de la vertu de charité.
Cependant :
La charité, on l'a
vu plus haut, est une amitié. Or Aristote déclare que l'un des actes de
l'amitié consiste à "faire du bien à ses amis", c'est-à-dire à être
bienfaisant pour eux. La bienfaisance est donc un acte de charité.
Conclusion :
La bienfaisance
consiste essentiellement à faire du bien à quelqu'un. Mais ce bien peut être
envisagé de deux manières.
D'abord sous la
raison générale de bien, et cela concerne la raison générale de bienfaisance.
C'est alors un acte d'amitié et par conséquent de charité.
En effet, l'acte
de dilection inclut la bienveillance, par laquelle on veut du bien à celui
qu'on aime, nous l'avons dit. Or, la volonté est réalisatrice de ce
qu'elle veut, si du moins elle en a la possibilité. Il s'ensuit que faire du
bien à un ami est une conséquence de l'acte de dilection. Par conséquent, la
bienfaisance considérée sous cette raison générale est un acte de l'amitié ou
de la charité.
Mais si l'on
envisage le bien fait au prochain sous une raison spéciale de bien, la
bienfaisance, elle aussi, se spécialisera, et il faudra la rattacher à une
vertu particulière.
Solutions :
1. Selon Denys "l'amour meut les choses ordonnées
suivant une réciprocité de relations ; il meut ainsi les êtres inférieurs vers
les supérieurs pour qu'ils soient perfectionnés par ceux-ci, et les êtres
supérieurs vers les inférieurs pour leur bénéfice". C'est de cette seconde
manière que la bienfaisance est un effet de l'amour. Nous n'avons donc pas à
faire du bien à Dieu, mais à l'honorer en nous soumettant à lui ; il lui
revient alors de nous faire du bien en vertu de son amour.
2. Dans les dons que l'on fait, deux points sont à considérer.
D'une part le bien extérieur qui est donné ; d'autre part la passion intérieure
de celui qui s'attache aux richesses, en lesquelles il se délecte. C'est à la
libéralité qu'il appartient de modérer la passion intérieure, en sorte que l'on
n'excède pas dans la convoitise ou l'amour des richesses ; ainsi deviendra-t-on
prompt à répandre ses dons. Aussi un don considérable, mais fait avec le désir
de le retenir ne sera-t-il pas libéral. - Mais, à regarder la chose extérieure
qui est donnée, la communication du bienfait se rapporte en général à l'amitié
ou à la charité. Aussi n'est-ce pas déroger à l'amitié que de donner par amour
une chose que l'on désirerait garder pour soi-même ; c'est au contraire faire
preuve d'une amitié parfaite.
3. Dans ce qui est donné, l'amitié ou charité envisage la
raison générale de bien ; la justice, la raison de dette ; la miséricorde, elle,
y voit la raison d'un secours capable de soulager la misère ou l'indigence.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, dit saint Augustin : "Nous ne
pouvons venir en aide à tous." Mais la vertu ne nous incline pas à
l'impossible. Donc on n'est pas tenu de faire du bien à tous.
2. Il est dit dans l'Ecclésiastique (12, 5) : "Fais le
bien à celui qui est juste et ne donne pas au pécheur." Or beaucoup
d'hommes sont des pécheurs. Donc il ne faut pas être bienfaisant envers tous.
3. "La charité n'agit pas inconsidérément", dit
saint Paul (1 Co 13, 4). Or faire du bien à certains hommes paraît bien être
une action inconsidérée : par exemple se montrer bienfaisant pour les ennemis
de l'État, ou pour un excommunié, ce qui est une manière de communiquer avec
lui. Donc la bienfaisance, qui est un acte de charité, ne doit pas être
pratiquée envers tous.
Cependant :
L’Apôtre dit (Ga 6,
10) : "Pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, la bienfaisance est un effet de l'amour, en tant que celui-ci incline
les êtres supérieurs à venir en aide aux inférieurs. Mais il n'y a pas chez les
hommes une hiérarchie immuable, comme chez les anges, car les déficiences des
hommes peuvent être multiples ; tel qui est supérieur sur un point peut être
inférieur sur un autre. C'est ainsi, puisque l'amour de charité est universel, que
la bienfaisance doit s'étendre également à tous ; compte tenu cependant du
temps et du lieu, car tout acte vertueux doit toujours rester dans les limites
exigées par les circonstances.
Solutions :
1. A parler absolument, nous ne pouvons pas faire du bien à
chaque homme en particulier ; il n'en est cependant aucun à qui il ne puisse
arriver qu'il faille lui faire du bien, même en particulier. C'est pourquoi la
charité exige que, même si effectivement on ne fait du bien à personne en
particulier, on soit disposé intérieurement à en faire à quiconque, si les
circonstances le demandaient. Il est néanmoins certains bienfaits que nous
pouvons accorder à tous, sinon en particulier, du moins en général, comme de
prier pour tous, fidèles et infidèles.
2. Chez le pécheur, il y a deux choses - la faute et la
nature. Il faut venir en aide au pécheur pour soutenir sa nature, mais non pour
favoriser sa faute ; ce ne serait pas faire du bien mais plutôt faire le mal.
3. On doit refuser ses bienfaits aux excommuniés et aux
ennemis de l'État, en tant qu'on les empêche ainsi de pécher. Cependant en cas
de nécessité, et pour soutenir leur nature, il faudrait les secourir, mais de
la manière requise : par exemple, les empêcher de mourir de faim et de soif, ou
de subir un dommage de ce genre, à moins que la justice ne les ait condamnés.
Objections :
1. Le Seigneur, d'après saint Luc (14, 12) semble dire le
contraire : "Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes
amis, ni tes frères, ni tes parents." Or, ce sont bien ceux-là qui nous
sont le plus unis. Donc, ce n'est pas à ceux-là qu'il nous faut faire le plus
de bien, mais plutôt aux étrangers dans l'indigence, car, poursuit le texte,
"quand tu donnes un festin, invite au contraire des pauvres, des estropiés,
etc."
2. Porter secours à quelqu'un pendant la guerre est un très
grand bienfait. Or, dans une telle circonstance, un soldat doit aider un
étranger qui est son compagnon d'armes, plutôt qu'un parent qui est son ennemi.
Donc, ce n'est pas à ceux qui nous sont le plus unis que nous devons faire le
plus de bien.
3. Avant de se répandre en dons gratuits, il faut payer ses
dettes. Or faire du bien à qui nous en a fait est une chose due. Par conséquent
il faut faire du bien à ses bienfaiteurs plutôt qu'à ses proches.
4. On doit aimer ses parents plus que ses enfants, on l'a dit
plus haut. Mais on doit davantage être bienfaisant à l'égard de ses enfants :
"Ce n'est pas aux enfants à amasser pour les parents", dit saint Paul
(2 Co 12, 14). Donc ce n'est pas à ceux qui nous sont le plus unis que nous
devons faire le plus de bien.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Ne pouvant être utile à tous, il faut s'occuper principalement de
ceux que des circonstances de temps, de lieu ou d'autres encore, nous ont plus
étroitement liés, comme par un choix du sort."
Conclusion :
La grâce et la
vertu imitent l'ordre de la nature, qui est lui-même établi par la sagesse de
Dieu. Or, il est dans cet ordre que tout agent naturel exerce avant tout son
action sur les êtres les plus rapprochés de lui.
C'est ainsi, par
exemple, que le feu réchauffe davantage les corps les plus proches. Dieu
lui-même répand les dons de sa bonté d'abord et en plus grande abondance sur
les êtres les plus proches de lui, comme le montre Denys. Or, être bienfaisant,
c'est agir par charité envers les autres. Il faut donc faire plus de bien à
ceux qui nous touchent de plus près.
Mais la proximité
entre les hommes peut être considérée elle-même à divers points de vue, suivant
leurs divers genres de relations ; ainsi les consanguins communiquent par un
lien naturel ; les concitoyens, dans les relations civiles ; les fidèles, dans
les biens spirituels, et ainsi de suite. Selon ces diverses liaisons, notre
bienfaisance doit aussi diversement s'exercer ; car à chacun il faut plutôt
accorder les bienfaits correspondant à l'ordre de choses où il nous est le plus
uni, à parler dans l'absolu. Cependant cela peut se diversifier selon la
diversité des lieux, des temps et des affaires ; il est tel cas, celui
d'extrême nécessité par exemple, où nous devons venir en aide à un étranger
plutôt même qu'à un père dont le besoin serait moins urgent.
Solutions :
1. Le Seigneur n'interdit pas absolument d'inviter à sa table
ses amis ou ses parents, mais de le faire avec l'intention "d'être invité
en retour". Ce ne serait plus de la charité, mais de la cupidité. Le cas
peut cependant se présenter où il faudrait plutôt inviter des étrangers, si
leur indigence était plus grande. Il reste que, toutes choses étant égales, les
plus proches ont un droit de priorité. Mais si l'on a affaire à deux hommes
dont l'un est plus proche, et l'autre plus indigent, il n'est pas possible
alors de déterminer par une règle générale à qui il faut plutôt venir en aide, car
il y a des degrés divers d'indigence et de proximité ; c'est à la prudence de
décider.
2. Le bien commun de la multitude est plus divin que le bien
d'un seul. Aussi est-il vertueux d'aller jusqu'à risquer sa vie pour le bien
commun de la Cité, temporelle ou spirituelle. C'est pourquoi, puisque la
solidarité dans les combats a pour fin le salut de la Cité, le soldat qui porte
secours à son compagnon d'armes ne le fait pas comme à un homme privé, mais
pour venir en aide à la Cité tout entière. Il ne faut pas s'étonner si, en ce
cas, un étranger est préféré à un parent selon la chair.
3. Il y a deux sortes de dettes. Dans la première, ce qui est
dû n'est pas la propriété du débiteur, mais plutôt du créancier. Par exemple, quand
on détient une somme d'argent ou autre chose appartenant à un autre, que ce
soit par suite de vol, de prêt, de dépôt, etc. On doit alors rendre la chose
due, plutôt que de l'utiliser pour faire du bien à ses proches ; à moins que
ceux-ci ne se trouvent dans une nécessité telle qu'il soit permis même de
prendre le bien d'autrui pour leur porter secours. A moins que le créancier
soit dans un égal besoin ; car, alors, il faudrait apprécier avec soin la
situation de chacun, en tenant compte des autres circonstances, par un jugement
de prudence, car, en pareille matière, la diversité des cas ne permet pas de
donner une règle générale, selon Aristote.
Dans un second cas,
ce qui est dû appartient bien au débiteur, et non au créancier ; par exemple
s'il ne s'agit pas de justice stricte, mais d'une sorte d'équité morale, comme
cela a lieu pour les bienfaits reçus gratuitement. En cela, les bienfaits
d'aucun bienfaiteur ne peuvent être comparés à ceux des parents, de sorte que, lorsqu'il
s'agit de rendre les bienfaits, les parents doivent passer avant tous les
autres ; à moins, toujours, qu'il n'y ait d'autre part une nécessité
prépondérante ou quelque autre motif, comme le bien général de l’Église ou de la
Cité. Dans les autres cas, il faut juger en tenant compte, et du caractère de
l'union, et du bienfait reçu ; mais ici non plus il ne peut y avoir de règle
générale.
4. Les parents sont comme des supérieurs ; leur amour les
porte donc à faire du bien, tandis que celui des enfants les incline à honorer
leurs parents. Cependant dans un cas d'extrême nécessité, il serait plutôt
permis d'abandonner ses enfants que ses parents ; ceux-ci ne doivent jamais
être abandonnés, à cause de l'obligation résultant des bienfaits que nous avons
reçus, comme le montre Aristote.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car les préceptes sont ordonnés aux
vertus, puisque "les législateurs s'efforcent de rendre les hommes
vertueux", selon Aristote. Or les préceptes qui concernent la
bienfaisance et la dilection sont donnés séparément, comme il est dit en saint Matthieu
(5, 44) : "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent."
Donc la bienfaisance est une vertu distincte de la charité.
2. Les vices sont opposés aux vertus. Or certains vices
spéciaux, par lesquels nous nuisons au prochain : rapine, vol, etc., sont
opposés à la bienfaisance. La bienfaisance est donc une vertu spéciale.
3. La charité ne se divise pas en plusieurs espèces ; la
bienfaisance, au contraire, paraît en compter plusieurs, selon la diversité des
bienfaits. Donc elle est distincte de la charité.
Cependant :
L’acte intérieur
et l'acte extérieur ne requièrent pas de vertus différentes. Or la bienfaisance
et la bienveillance ne se distinguent que comme l'acte extérieur et l'acte
intérieur, parce que la première est l'exécution de la seconde. Donc, comme la
bienveillance n'est pas une vertu distincte de la charité, de même la
bienfaisance.
Conclusion :
Les vertus se
distinguent entre elles selon les diverses raisons de leurs objets. Or la
charité et la bienfaisance ont une même raison formelle pour leur objet, l'une
et l'autre étant relatives au bien en général, comme nous l'avons montré. La
bienfaisance n'est donc pas une vertu distincte de la charité ; elle en désigne
seulement un acte particulier.
Solutions :
1. Les préceptes ne visent pas les habitus, mais les actes
des vertus. C'est pourquoi la diversité des préceptes ne signale pas une
diversité de vertus, mais une diversité d'actes.
2. De même que tous les bienfaits accordés au prochain, si on
les envisage sous la raison générale de bien, se ramènent à l'amour, de même
tous les torts qu'on peut lui faire, si on les regarde sous la raison générale
de mal, se ramènent à la haine. Mais si l'on distingue dans les uns et les
autres des raisons spéciales de bien et de mal, ils se ramènent à des vertus ou
à des vices particuliers. A ce titre il y a également diverses espèces de
bienfaits.
3. Cela donne la réponse à la troisième objection.
- 1. Faire
l'aumône est-il un acte de la charité ? - 2. Comment les aumônes se
distinguent-elles ? - 3. Quelles sont les aumônes les meilleures : les aumônes
spirituelles ou les aumônes corporelles ? - 4. Les aumônes corporelles
ont-elles un effet spirituel ? - 5. Y a-t-il un précepte de faire l'aumône ? -
6. Doit-on faire l'aumône en donnant de son nécessaire ? - 7. Peut-on la faire avec
un bien injustement acquis ? - 8. Qui doit faire l'aumône ? - 9. A qui faut-il
la faire ? - 10. De quelle manière ?
Objections :
1. Il ne semble pas, puisqu'un acte de charité ne peut
exister sans la vertu elle-même de charité. Or, on peut distribuer des aumônes
sans avoir cette vertu, selon saint Paul (1 Co 13, 3) : "Quand je
distribuerais tous mes biens en aumônes... si je n'ai pas la charité..." Donc
faire l'aumône n'est pas un acte de la charité.
2. L'aumône est comptée au nombre des oeuvres satisfactoires, selon
cette parole de Daniel (4, 24) : "Rachète tes péchés par des aumônes."
Or la satisfaction est un acte de la justice. Faire l'aumône est donc un acte
de cette dernière vertu, et non de la charité.
3. De même, offrir un sacrifice à Dieu est un acte de latrie.
Or donner une aumône, c'est offrir un sacrifice à Dieu, comme on le voit dans
l'épître aux Hébreux (13, 16) : "Quant à la bienfaisance et à la mise en
commun des ressources, ne les oubliez pas, car c'est à de tels sacrifices que
Dieu prend plaisir." Faire l'aumône n'est donc pas un acte de charité, mais
plutôt de latrie.
4. Aristote a dit que donner quelque chose pour faire le bien
est un acte de libéralité. Mais c'est surtout en pratiquant l'aumône que l'on
agit ainsi. L'aumône n'est donc pas un acte de charité.
Cependant :
Il est dit dans la 1ère épître de saint Jean (3, 17)
: "Si quelqu'un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la
nécessité sans se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il
demeurer en lui ?"
Conclusion :
Les actes
extérieurs se rapportent à la même vertu que le motif qui pousse à les
accomplir. Or le motif pour donner l'aumône est de secourir celui qui est dans
le besoin ; de là vient que certains définissent l'aumône : "L'acte de
donner à l'indigent, par compassion et pour l'amour de Dieu." Or ce motif
appartient à la miséricorde, comme on l'a dit plus haut. Aussi est-il évident
que faire l'aumône est proprement un acte de miséricorde. Son nom d'ailleurs
l'indique : en grec, en effet, il est dérivé d'un mot qui signifie
"miséricorde", comme en latin miseratio (compassion). Et parce
que la miséricorde est un effet de la charité, comme nous l'avons montré, on
doit conclure que faire l'aumône est un acte de la charité, par l'intermédiaire
de la miséricorde.
Solutions :
1. Un acte peut être rapporté à une vertu de deux manières.
Et tout d'abord de façon matérielle. En ce sens, l'acte de justice consiste à
faire des choses justes. Un tel acte peut exister sans la vertu elle-même.
Beaucoup, en effet, qui n'ont pas la vertu de justice, accomplissent cependant
des oeuvres justes, par raison naturelle, par crainte, ou par espoir du gain.
En second lieu, un acte peut appartenir à une vertu de façon formelle ; sous ce
rapport l'acte de la vertu de justice consiste à accomplir une action juste, comme
l'homme juste lui-même l'accomplit, c’est-à-dire avec promptitude et plaisir.
De cette façon l'acte de vertu n'existe pas sans la vertu. On peut donc, sans
avoir la vertu de charité, donner l'aumône matériellement ; mais la donner
formellement, à savoir pour Dieu, avec plaisir, promptitude et tout ce qui est
requis, ne peut se faire sans la charité.
2. Rien n'empêche qu'un acte appartenant en propre à une vertu
parce qu'il en émane, soit attribué à une autre vertu parce qu'elle le commande
et l'ordonne à sa fin. C'est ainsi que donner l'aumône est une des oeuvres
satisfactoires, en tant que la pitié témoignée à la misère se trouve ordonnée à
satisfaire pour le péché. - Ce même acte offert à Dieu pour l'apaiser a raison
de sacrifice, et, comme tel, est commandé par la vertu de latrie.
3. Cela répond à la troisième objection.
4. Faire l'aumône se rattache à la libéralité en tant que
celle-ci supprime l'obstacle que cet acte peut rencontrer, obstacle qui peut
venir d'un trop grand amour des richesses, rendant leur possesseur trop avide
de les garder.
Objections :
1. Il ne convient pas, semble-t-il de distinguer des genres
d'aumônes. Or, on compte sept aumônes corporelles : nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui sont nus,
accueillir les étrangers, visiter les malades, racheter les captifs, ensevelir
les morts. Ce qui se résume en ce vers : "je visite, abreuve, nourris,
rachète, vêts, accueille, ensevelis." On distingue également sept aumônes
spirituelles : instruire les ignorants, conseiller
ceux qui hésitent, consoler les affligés, corriger les pécheurs, pardonner à
l'offenseur, supporter les gens difficiles et pénibles, prier pour tous. Ces
oeuvres sont aussi comprises dans un vers : "Éclaire, corrige, console, pardonne,
supporte, prie." Le premier mot englobe à la fois le conseil et
l'enseignement. Or, il apparaît que ces distinctions ne sont pas justes.
L'aumône en effet, a pour but de venir en aide au prochain. Mais, ensevelir les
morts ne leur est utile d'aucune manière, autrement la parole du Seigneur
rapportée par saint Matthieu (25, 35) ne serait pas vraie : "Ne craignez
pas ceux qui tuent le corps, et, après cela, ne peuvent plus rien faire." C'est
pourquoi, lorsqu'il rappelle les oeuvres de miséricorde, Jésus ne fait pas
mention d'ensevelir les morts. Il ne convient donc pas, semble-t-il, de
distinguer ainsi les aumônes.
2. L'aumône, a-t-on dit, est faite pour subvenir aux
nécessités du prochain ; mais la vie humaine est sujette à bien d'autres nécessités
encore : ainsi l'aveugle a besoin d'un guide, le boiteux d'un soutien, le
pauvre de ressources. La précédente énumération ne convient donc pas.
3. Faire l'aumône est un acte de miséricorde ; mais corriger
le pécheur paraît plutôt ressortir à la sévérité ; on ne doit donc pas compter
cet acte parmi les aumônes spirituelles.
4. L'aumône est ordonnée à soulager une déficience ; or il
n'est personne qui ne souffre d'ignorance ; chacun aurait donc le devoir
d'instruire les autres, quels qu'ils soient, s'ils ignoraient ce qu'il sait
lui-même.
Cependant :
Saint Grégoire dit
dans une de ses homélies : "Celui qui sait doit bien prendre garde de ne
pas se taire ; celui qui est riche, de ne pas s'engourdir dans ses largesses
miséricordieuses ; l'homme possédant un art utile à la direction de la vie doit
s'efforcer d'en partager l'usage et le bienfait avec son prochain ; celui qui a
l'oreille du riche doit craindre d'être puni, s'il enfouit son talent, en
n'intercédant pas pour les pauvres lorsqu'il le peut." Donc la distinction
entre ces diverses aumônes est fondée à juste titre sur les biens que les uns
possèdent abondamment et dont les autres sont dépourvus.
Conclusion :
La distinction des
genres d'aumônes, dont on vient de parler, est fondée avec raison sur la
diversité des déficiences du prochain. Certaines d'entre elles sont relatives à
son âme, et les aumônes spirituelles leur sont ordonnées. Les autres sont
relatives à son corps, et les aumônes corporelles leur sont ordonnées.
Les déficiences
corporelles peuvent se produire soit pendant la vie, soit après la vie. Si
c'est pendant la vie, ou bien c'est un défaut commun relatif aux biens dont
tout homme a besoin, ou bien c'est un défaut particulier dont l'origine est
accidentelle. Dans le premier cas, ce défaut est ou intérieur ou extérieur.
Intérieur, il revêt deux formes, selon qu'on y subvient par un aliment solide, et
c'est la faim, pour laquelle il est dit : "nourrir les affamés" ; ou
par un aliment liquide, et c'est la soif, à laquelle correspond cette parole :
"désaltérer les assoiffés". - Le défaut commun relatif à un secours
extérieur est double : selon qu'il s'agit du manque de vêtements, pour lequel
il est prescrit de "vêtir ceux qui sont nus" ou du manque de domicile
auquel correspond le précepte "d'accueillir les étrangers". - De même
les défauts particuliers peuvent résulter soit d'une cause intérieure, de la
maladie par exemple, pour laquelle il est dit : "visiter les malades"
; soit d'une cause extérieure, à quoi correspond "racheter les captifs".
Enfin, après la vie, on donne aux morts la sépulture.
Pareillement, on
subvient aux déficiences spirituelles par des actes spirituels de deux façons.
D'abord en implorant le secours de Dieu, à quoi correspond la prière ; en
second lieu, par l'octroi d'un secours humain qui, lui-même, peut viser trois
choses : un défaut de l'intelligence, auquel on remédie par l'enseignement s'il
s'agit d'un défaut de l'intellect spéculatif, et par le conseil quand le défaut
concerne l'intellect pratique ; - un défaut affectant la puissance appétitive :
le plus grand est ici la tristesse, à laquelle on porte remède par la
consolation : - un défaut tenant à un acte déréglé, lequel peut lui-même être
considéré au triple point de vue : 1° de celui qui pèche, pour autant que
l'acte procède de sa volonté déréglée ; le remède approprié est alors la
correction ; 2° de celui contre qui on pèche ; s'il s'agit de nous, nous y
portons remède en pardonnant l'offense ; mais s'il s'agit de Dieu et du
prochain, "il ne nous appartient pas de pardonner", dit saint Jérôme
dans son Commentaire sur saint Matthieu ; 3° des conséquences de l'acte déréglé,
qui, même sans que les pécheurs l'aient voulu, affectent péniblement ceux qui
vivent avec eux ; le remède consiste alors dans le support de celui qui pèche
par faiblesse, selon cette parole de saint Paul (Rm 15, 1) : "Nous devons,
nous qui sommes forts, porter les faiblesses des autres." Et il faut le
faire, non seulement selon qu'ils sont faibles, ou difficiles à cause de leurs
actes déréglés, mais encore pour tout ce qu'il peut y avoir chez eux de pénible
à supporter, selon cette autre parole de l'Apôtre (Ga 6, 2) : "Portez les
fardeaux les uns des autres."
Solutions :
1. La sépulture n'apporte évidemment rien au mort, quant à ce
que son corps pourrait ressentir. Et c'est en ce sens que le Seigneur dit que
ceux qui tuent le corps ne peuvent rien au-delà. C'est pour cela aussi qu'il ne
mentionne pas la sépulture parmi les oeuvres de miséricorde ; il énumère alors
seulement celles dont la nécessité est plus évidente. Mais ce que l'on fait
pour son corps concerne le défunt : à la fois parce qu'il vit encore dans la
mémoire des hommes, et que son honneur serait flétri s'il demeurait sans
sépulture, et aussi en raison de l'affection qu'il eut, de son vivant, pour son
propre corps, et que les coeurs miséricordieux doivent partager. Voilà pourquoi
certains sont loués d'avoir enseveli les morts, comme Tobie et ceux qui mirent
Jésus au tombeau, ainsi que saint Augustin le montre dans son livre sur les
devoirs envers les morts.
2. Tous les autres besoins se ramènent à ceux-là. La cécité et
la claudication sont des infirmités : aussi guider l'aveugle et soutenir le
boiteux sont des oeuvres qui se ramènent à la visite des malades. Pareillement,
venir en aide à celui qui est sous le coup d'une contrainte extérieure
quelconque se rattache au rachat des captifs. La richesse enfin, remède de la
pauvreté, n'est recherchée que pour soulager toutes les indigences énumérées ;
il n'y avait donc pas à faire une mention spéciale de cette indigence.
3. La correction des pécheurs, considérée dans son exécution, paraît
comporter la sévérité de la justice ; mais par l'intention de celui qui la
pratique en voulant arracher le coupable à son péché, elle relève de la miséricorde
et d'un sentiment d'amour, selon la parole des Proverbes (27, 6) : "Les
coups de celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui
hait."
4. Toute ignorance n'est pas un défaut, mais seulement celle
qui porte sur ce que l'on devrait savoir. Y remédier par l'enseignement se
rattache à l'aumône. Il faut toutefois tenir compte ici des circonstances de
personnes, de lieu et de temps, comme pour les autres actes des vertus.
Objections :
1. On pourrait croire que ce sont les aumônes corporelles.
Car l'aumône mérite d'être louée parce qu'elle soulage l'indigent. Mais le
corps, objet des aumônes corporelles, est d'une nature plus indigente que l'âme,
que soulagent les aumônes spirituelles. Les aumônes corporelles sont donc les
meilleures.
2. Le bénéfice que l'on peut retirer d'une aumône en diminue
la valeur et le mérite ; c'est ce qui faisait dire au Seigneur (Le 14, 2) :
"Quand tu donnes à déjeuner ou à dîner, n'invite pas... des voisins riches,
de peur qu'eux aussi le t'invitent à leur tour." Mais les aumônes
spirituelles ne vont jamais sans profit en retour ; ainsi, la prière que l'on
fait pour autrui est toujours utile à soi-même, suivant la parole du Psaume (35,
13) : "Ma prière reviendra dans mon sein." De même, celui qui en
instruit un autre progresse lui-même en savoir. Or cela ne se produit pas dans
les aumônes corporelles. Donc celles-ci sont supérieures aux autres.
3. On fait l'éloge de l'aumône parce que le pauvre à qui elle
est faite en reçoit consolation, selon la parole de Job (31, 20) : "Ai-je
vu un miséreux sans vêtements, un pauvre sans couverture, sans qu'ils m'aient
béni du fond du coeur" ; et celle de saint Paul à Philémon (7) : "Frère,
tu as soulagé le coeur des saints !" Or il arrive que l'aumône corporelle
soit plus agréable à l'indigent que l'aumône spirituelle. Donc celle-là
l'emporte sur celle-ci.
Cependant :
À propos de cette
parole en saint Matthieu (5, 42) : "Donne à qui te demande", saint Augustin
dit : "Il faut donner ce
qui ne peut nuire ni à toi ni à un autre ; et quand tu refuseras ce qu'on te
demande, explique pourquoi, afin de ne pas renvoyer sans rien le quémandeur. Et
il pourra se faire que tu donnes quelque chose de meilleur en corrigeant celui
qui fait une demande injuste." Or la correction est une aumône
spirituelle. Donc les aumônes spirituelles l'emportent sur les aumônes
corporelles.
Conclusion :
Il y a deux manières
de comparer ces aumônes. D'abord en les considérant de façon absolue. Sous ce
rapport, les aumônes spirituelles l'emportent pour trois raisons 1° Parce que
ce qui est donné a plus de valeur un don spirituel est en effet supérieur à un
don corporel, selon la parole des Proverbes (4, 2) : "C'est un don
excellent que je vous ferai : n'abandonnez pas ma loi." - 2° En raison de
ce à quoi on porte secours : l'esprit, qui est plus noble que le corps. Aussi, de
même que l'homme doit avoir soin de son âme plus que de son corps, ainsi
doit-il faire pour son prochain, qu'il a le devoir d'aimer comme lui-même. - 3°
En raison des actes par lesquels on vient en aide au prochain ; les actes
spirituels, en effet, sont plus nobles que les actes corporels, toujours
marqués d'un certain caractère servile.
On peut comparer
d'une autre façon les deux sortes d'aumônes et en tel cas particulier, montrer
que l'aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut
nourrir qu'instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote :
"L'indigent a davantage besoin de s'enrichir que de philosopher", bien
que, absolument parlant, philosopher soit meilleur.
Solutions :
1. Toutes choses égales d'ailleurs, mieux vaut en effet
secourir le plus indigent. Mais si le moins indigent est meilleur et a besoin
d'une aumône meilleure, lui donner est meilleur aussi ; et ainsi en va-t-il
dans notre propos.
2. Le profit ne rend pas l'aumône moins méritoire et moins
digne d'éloge, s'il n'a pas été voulu pour lui-même, pas plus que, dans les
mêmes conditions, la gloire ne diminue la vertu ; c'est pourquoi, parlant de
Caton, Salluste disait : "Plus il fuyait la gloire, plus elle le
poursuivait." C'est ce qui arrive pour l'aumône spirituelle. - Encore faut-il
ajouter que la recherche des biens spirituels ne diminue pas le mérite comme
celle des biens corporels.
3. Le mérite de celui qui fait l'aumône s'évalue d'après ce
qui raisonnablement doit satisfaire la volonté de celui qui reçoit, et non pas
d'après ce que celui-ci peut vouloir d'une façon désordonnée.
Objections :
1. Il semble qu'elles n'en ont pas, car un effet n'est pas
supérieur à sa cause ; or les biens spirituels l'emportent sur les biens
corporels ; les aumônes corporelles n'ont donc pas d'effet spirituel.
2. Donner des biens corporels pour avoir des biens spirituels,
c'est de la simonie ; mais ce vice doit être évité à tout prix ; par conséquent
il ne faut pas faire d'aumônes en vue d'obtenir un effet spirituel.
3. En augmentant la cause, on augmente nécessairement l'effet.
Donc, si l'aumône corporelle produisait un effet spirituel, il s'ensuivrait
qu'une aumône plus grande produirait un effet spirituel plus grand ; mais ceci
va contre ce que nous lisons dans l'évangile de saint Luc (21, 2), au sujet de
la veuve qui avait mis deux piécettes dans le trésor du Temple, puisqu'au
jugement du Seigneur "elle avait mis plus que tous les autres".
L'aumône corporelle n'a donc pas d'effet spirituel.
Cependant :
On lit dans
l'Ecclésiastique (17, 22) : "L'aumône de l'homme..., le Seigneur la
conservera comme la prunelle de l'oeil."
Conclusion :
L'aumône
corporelle peut être considérée à un triple point de vue : 1° Dans sa substance
; sous ce rapport elle n'a qu'un effet corporel, à savoir le soulagement des
déficiences corporelles du prochain. 2° Par rapport à sa cause, selon que
l'aumône corporelle est faite pour l'amour de Dieu et du prochain. Une telle
aumône produit un fruit spirituel selon l'Ecclésiastique (29, 13-14) : "Sacrifie
ton argent pour ton frère, use de tes richesses selon le précepte du Très-Haut,
cela te sera plus utile que l'or." 3° Par rapport à son effet. Ici encore
l'aumône corporelle a un fruit spirituel, car celui qui en a bénéficié est
porté à prier pour son bienfaiteur. C'est pourquoi, au même texte, il est
ajouté - "Cache ton aumône dans le sein du pauvre, et elle-même priera
pour toi."
Solutions :
1. Cette objection est valable pour l'aumône corporelle
considérée dans sa substance.
2. Celui qui fait une aumône corporelle n'entend pas acheter
un bien spirituel au moyen d'un bien corporel, parce qu'il sait que les biens
spirituels l'emportent infiniment sur les corporels, mais c'est par le
sentiment de charité qui l'anime qu'il espère obtenir un fruit spirituel.
3. La veuve de l'Évangile, qui a donné moins en quantité, a
donné davantage en proportion de ce qu'elle pouvait ; on estime donc qu'il y
avait en elle un plus grand amour de charité, d'où l'aumône corporelle tire son
efficacité spirituelle.
Objections :
1. Il semble bien que non. En effet, les conseils sont distincts
des préceptes. Or faire l'aumône est affaire de conseil, selon la parole de
Daniel (4, 24) : "Ô roi, agrée mon conseil : rachète tes péchés par tes
aumônes." Donc faire l'aumône n'est pas de précepte.
2. Chacun est libre d'user de son bien et de le garder ; mais
si on le garde, on ne fera pas l'aumône ; il est donc permis de ne pas la faire
donc elle n'est pas de précepte.
3. Tout ce qui tombe sous un précepte oblige à un certain
moment sous peine de péché mortel, car les préceptes affirmatifs obligent pour
un temps déterminé. Donc, si la pratique de l'aumône tombait sous un précepte, on
pourrait déterminer un temps où ne pas la faire serait un péché mortel. Or il
ne paraît pas qu'il en soit ainsi, parce qu'on peut toujours estimer probable
qu'un indigent pourra être secouru d'une autre manière, et que l'argent de ces
aumônes nous sera nécessaire maintenant ou plus tard. Faire l'aumône ne paraît
donc pas être de précepte.
4. Tous les préceptes se ramènent à ceux du décalogue ; or, parmi
eux rien ne concerne l'aumône ; celle-ci n'est donc pas de précepte.
Cependant :
Personne n'est
condamné au châtiment éternel pour avoir omis ce qui n'est pas de précepte. Or
certains devront subir cette peine parce qu'ils n'auront pas fait l'aumône, comme
on le voit en saint Matthieu (25, 41). Faire l'aumône est donc de précepte.
Conclusion :
Puisque l'amour du
prochain est de précepte, il est nécessaire que tout ce qui est indispensable
pour le garder soit aussi de précepte. Or, en vertu de cet amour, non seulement
nous devons vouloir du bien à notre prochain mais encore lui en faire : "N'aimons
ni en paroles ni en discours, mais en acte et en vérité", dit saint Jean
(1 Jn 3, 18). Mais on ne saurait vouloir du bien à son prochain, si on ne le
secourt pas dans la nécessité, c'est-à-dire si on ne lui fait pas l'aumône.
Celle-ci est donc de précepte.
Mais parce que les
préceptes portent sur les actes des vertus, faire l'aumône sera obligatoire
dans la mesure où cet acte sera nécessaire à la vertu, c'est-à-dire selon que
la droite raison l'exige. Or cela entraîne deux ordres de considérations, relatifs
l'un à celui qui fait l'aumône, l'autre à celui qui doit la recevoir.
- Du côté du
donateur, il est à remarquer que les aumônes doivent être faites de son
superflu. Comme il est prescrit en saint Luc (11, 41 Vg) : "Faites
l'aumône avec le surplus." Par là il faut entendre non seulement ce qui
dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la
charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d'abord à ses besoins propres et aux
besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est
nécessaire à la "personne", ce mot impliquant la responsabilité.)
Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera. C'est
ainsi que la nature se procure d'abord la nourriture nécessaire à soutenir le
corps ; ensuite, par la génération, elle émet ce qui est superflu pour
engendrer un être nouveau.
- Du côté du
bénéficiaire, il est requis qu'il soit dans le besoin ; sans cela l'aumône
n'aurait pas de raison d'être. Mais comme il est impossible à chacun de
secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n'oblige pas à faire
l'aumône dans tous les cas de nécessité ; seule oblige sous le précepte la
nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement. Alors s'applique la
parole de saint Ambroise : "Nourris celui qui meurt de faim. Si tu ne le
fais pas, tu es cause de sa mort." En conclusion, voici ce qui est de
précepte : faire l'aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une
extrême nécessité. En dehors de ces conditions, faire l'aumône est de conseil, comme
n'importe quel bien meilleur.
Solutions :
1. Daniel s'adressait à un roi qui n'était pas soumis à la
loi de Dieu. C'est pourquoi ce qui était prescrit par cette loi, qu'il ne
reconnaissait pas, ne devait lui être proposé que sous forme de conseil. - On
peut dire encore qu'il s'agissait de cas où l'aumône n'est pas de précepte.
2. Les biens temporels que l'homme a reçus de Dieu sont à lui
quant à la propriété, mais quant à l'usage, ils ne sont pas à lui seul, mais
également aux autres, qui peuvent être secourus par ce qu'il a de superflu.
Comme dit saint Basile : "Si tu confesses avoir reçu de Dieu ces biens
(c'est-à-dire les biens temporels), Dieu doit-il être accusé d'injustice pour
les avoir inégalement répartis ? Tu es dans l'abondance, celui-ci est réduit à
mendier ; pourquoi cela, sinon pour que toi tu acquières le mérite d'une bonne
dispensation, et lui, la récompense de la patience ? C'est le pain de l'affamé
que tu retiens, le vêtement de celui qui est nu que tu gardes sous clef, la
chaussure de celui qui n'en a pas qui se détériore chez toi, l'argent de celui
qui en manque que tu tiens enfoui. En conséquence, tes injustices sont aussi
nombreuses que les dons que tu pourrais faire." Saint Ambroise parle de
même.
3. On peut déterminer un temps où faire l'aumône oblige sous
peine de péché mortel ; du côté du bénéficiaire, l'aumône doit lui être faite
lorsqu'elle apparaît d'une évidente et urgente nécessité, et que nul autre ne
se présente à ce moment pour le secourir ; du côté du donateur, il doit donner
lorsqu'il possède un superflu qui, selon toutes probabilités, ne lui est pas
présentement nécessaire. Et il n'y a pas ici à s'arrêter à tout ce qui pourrait
arriver dans l'avenir : ce serait "avoir souci du lendemain", ce que
le Seigneur interdit (Mt 6, 34). Ainsi, le superflu et le nécessaire doivent
être appréciés d'après les circonstances probables et communes.
4. Tout secours donné au prochain se ramène au commandement
d'honorer son père et sa mère. C'est ainsi que l'entend l'Apôtre (1 Tm 4, 8) :
"La piété est utile à tout ; car elle a la promesse de la vie, de la vie
présente comme de la vie future." Il parle ainsi parce qu'au précepte
d'honorer ses parents s'ajoute cette promesse : "afin d'avoir une longue
vie sur terre" (Ex 20, 12). Or, dans la piété sont incluses toutes les
espèces d'aumônes.
Objections :
1. Il ne semble pas, car l'ordre de la charité ne vaut pas
moins pour les bienfaits extérieurs que pour les sentiments intérieurs. Or, on
pèche lorsqu'on agit au rebours de l'ordre de la charité, parce que cet ordre
est de précepte. Donc, puisqu'en vertu de l'ordre de la charité on doit s'aimer
soi-même plus que le prochain, il apparaît que c'est péché de prendre sur son
nécessaire pour faire l'aumône.
2. Donner de son nécessaire, c'est gaspiller son bien, ce qui
est de la prodigalité, comme le montre Aristote ; mais aucun acte vicieux n'est
permis ; donc on ne doit pas faire l'aumône avec le nécessaire.
3. Comme dit saint Paul (1 Tm 6, 8) : "Si quelqu'un ne
prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa
foi, il est pire qu'un infidèle." Mais celui qui donne en aumônes ce qui
lui est nécessaire, ou ce qui est nécessaire aux siens, paraît bien manquer à
son devoir envers lui-même et les siens. Il semble donc qu'en faisant l'aumône
avec son nécessaire, on pèche toujours gravement.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Mt 19, 21) : "Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes
et donne-le aux pauvres." Mais celui qui donne aux pauvres tout ce qu'il
possède ne donne pas seulement le superflu, mais le nécessaire. Donc on peut
faire l'aumône de son nécessaire.
Conclusion :
Le nécessaire peut
signifier deux choses. Ou bien il désigne ce sans quoi une chose ne peut
exister. Il ne faut absolument pas faire l'aumône avec ce nécessaire-là ; celui
qui en serait réduit à n'avoir que l'indispensable pour vivre avec ses enfants
et sa famille, ne peut en faire l'aumône ; ce serait s'ôter la vie, à lui-même
et aux siens. Un cas cependant fait exception : celui où l'on se priverait pour
donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l'État
dépendrait ; car s'exposer à la mort soi et les siens pour la libération d'un
tel personnage est digne d'éloge, puisqu'on doit toujours faire passer le bien
commun avant son propre bien.
Le nécessaire peut
encore signifier ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences
normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres
personnes dont on a la charge. La limite d'un tel nécessaire ne constitue pas
un point fixe et indivisible ; on peut y ajouter beaucoup, sans estimer qu'on
dépasse un tel nécessaire ; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder
encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les
exigences de son état. Faire l'aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais
c'est un conseil et non un précepte. Ce serait au contraire un désordre de
prélever pour ses aumônes une part telle de ses biens qu'il serait désormais
impossible de vivre avec ce qui reste de façon conforme à sa condition et aux
affaires qu'on doit traiter ; car personne n'est obligé de vivre d'une façon
qui ne conviendrait pas à son état.
Trois cas
cependant doivent être exceptés :
- Le premier se
présente lorsque quelqu'un change d'état, par exemple en entrant en religion ;
alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait oeuvre de
perfection et s'établit dans un nouvel état.
- Le second, lorsque
les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se
retrouver facilement, de sorte qu'on n'est pas gravement gêné.
- Le troisième, lorsqu'une
extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l'État a de
grands besoins ; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de
sacrifier quelque chose de ce que semblerait exiger sa condition, pour répondre
à des besoins plus importants.
Solutions :
Ce qui précède
donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Oui, semble-t-il, puisqu'il est dit en saint Luc (16, 9) :
"Faites-vous des amis avec le mammon d'iniquité." (Mammona signifie
en effet les richesses.) On peut donc se faire des amis spirituels en faisant
l'aumône avec des biens injustement acquis.
2. On appelle gain honteux tout ce qui paraît être le fruit
d'une acquisition illicite. Or, tel est le gain de la prostitution, si bien
qu'il est interdit d'en faire des offrandes ou des sacrifices à Dieu, selon le
Deutéronome (23, 18) : "Tu n'apporteras pas à la maison de ton Dieu le
salaire d'une prostituée." Un gain honteux est encore celui qui provient
des jeux de hasard, car, selon la remarque d'Aristote, "on gagne au
détriment de ses amis, auxquels il conviendrait de donner". Un gain plus
honteux encore est celui qui est acquis par simonie, puisque c'est faire injure
à l'Esprit Saint. Et cependant on peut faire l'aumône avec de pareils gains, et
donc avec des biens mal acquis.
3. Les plus grands maux doivent être évités avec plus de soin
que les moindres. Or détenir le bien d'autrui est un péché moindre que
l'homicide dont on se rend coupable en ne secourant pas son prochain dans un
cas d'extrême nécessité, selon la parole de saint Ambroise : "Nourris
celui qui meurt de faim ; si tu ne le fais pas, tu es cause de sa mort." Donc
il est des cas où l'on peut faire l'aumône avec des biens mal acquis.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Faites l'aumône du juste fruit de vos travaux. Vous ne pourrez en effet
corrompre le Christ, votre juge, pour éviter qu'il vous confronte avec les
pauvres que vous dépouillez. Cessez donc de faire l'aumône avec le fruit de vos
prêts et de vos usures. C'est aux fidèles que je m'adresse, ceux à qui nous
distribuons le Corps du Christ."
Conclusion :
Il y a trois
espèces de biens mal acquis. Les premiers restent dus à celui de qui on les
tient, sans qu'on puisse les garder ; c'est ce qui arrive dans la rapine, le
vol et l'usure. Puisqu'on est obligé de restituer ces biens, on ne peut pas les
donner en aumônes.
Les deuxièmes ne
peuvent être gardés par l'acquéreur, sans cependant qu'ils soient dus à celui
dont il les a acquis, parce qu'il les a pris contrairement à la justice, et
l'autre les lui a donnés injustement ; c'est le cas de la simonie, où les deux
parties transgressent la loi divine. On ne doit pas restituer, mais donner en
aumônes le bien en cause. Et cela vaut pour les cas semblables, c'est-à-dire
chaque fois que don et acquisition sont contraires à la loi.
Dans le troisième
cas, l'acquisition elle-même n'a pas été illicite, mais ce qui l'a permise
était illicite ; tel est le gain qu'une femme acquiert en se prostituant, ce
qu'on appelle proprement "le gain honteux". Agir ainsi est en effet
honteux et contraire à la loi de Dieu. Mais la femme qui se livre à la
prostitution n'a pas, en recevant de l'argent, commis d'injustice, ni agi
contre la loi. Ce qui a été acquis ainsi peut donc être gardé, et on peut le
donner en aumône.
Solutions :
1. Saint Augustin s'explique ainsi au sujet de cette parole
du Seigneur : "Certains, la comprenant mal, s'emparent du bien d'autrui, en
donnent une part aux pauvres, et croient avoir accompli ce qui est prescrit.
Une telle interprétation doit être redressée." Mais, dit-il à un autre
endroit : "Toutes les richesses méritent d'être appelées richesses
d'iniquité, parce qu'elles ne sont des richesses que pour les hommes iniques
qui mettent en elles leur espoir." - Ou bien on peut dire avec Saint Ambroise
que le Seigneur "a appelé les richesses iniques parce que par leurs
attraits divers elles font tomber nos coeurs en tentation". - Ou bien
encore, avec Saint Basile, "parce que, parmi tous ceux qui ont possédé
tous ces biens avant toi, et dont tu es l'héritier, il peut s'en trouver un qui
les a acquis injustement, sans que tu le saches". - Enfin, on peut parler
de "richesses d'iniquité", à cause de leur inégale répartition qui
fait que l'un est dans l'indigence, tandis que l'autre surabonde saint
2. Comment le bien acquis par la prostitution peut être donné
en aumônes, nous venons de l'expliquer, mais il ne peut servir pour les
sacrifices et pour les offrandes faites à l'autel, soit en raison du scandale
soit à cause du respect dû aux choses saintes. - On peut également faire l'aumône
avec ce qui a été acquis par simonie ; celui qui l'a donné n'y a plus droit et
mérite d'en être privé. - Quant à l'argent gagné aux jeux de hasard, il peut, semble-t-il,
y avoir là quelque chose d'illicite en vertu même du droit divin : ce serait le
cas par exemple de ceux qui feraient des gains sur ceux qui ne peuvent aliéner
leurs biens, comme les mineurs, les fous, etc. ; ou si l'on a entraîné un autre
au jeu par désir de gagner ; ou si l'on a gagné en trichant. Dans tous ces cas
on est tenu à restitution ; on ne peut donc pas utiliser le bien en cause pour
faire l'aumône. - Il semble en outre qu'il y ait dans de telles pratiques
quelque chose d'illicite au regard du droit civil positif, qui interdit en
général cette manière de s'enrichir. Mais comme le droit civil ne s'étend pas à
tous, et oblige seulement ceux qui sont soumis à ces lois ; comme en outre il
peut tomber en désuétude et se trouver alors abrogé, il s'ensuit que ceux qui
sont soumis à de telles lois sont tenus universellement à restituer ce qu'ils
auraient gagné, à moins qu'une coutume contraire ne prévale, ou que celui qui a
gagné l'ait fait aux dépens de celui qui l'a entraîné au jeu. En ce cas on
n'est pas tenu à restitution, car celui qui a perdu ne mérite pas qu'on lui
rende son bien ; d'un autre côté, le gagnant ne peut licitement retenir ce bien,
aussi longtemps que le droit civil considéré reste en vigueur. Il faut donc le
donner en aumônes.
3. Dans le cas d'extrême nécessité tous les biens sont
communs. Il est donc permis à celui qui se trouve dans une telle nécessité de
prendre à autrui ce dont il a besoin pour sa subsistance, s'il ne trouve
personne qui veuille le lui donner. Pour la même raison, il est permis de
détenir quelque chose du bien d'autrui et d'en faire l'aumône, et même de le
prendre, s'il n'y a pas d'autre moyen de secourir celui qui est dans le besoin.
Cependant quand on peut le faire sans péril, on doit venir en aide à celui qui
est dans une nécessité extrême après avoir recherché le consentement du
propriétaire.
Objections :
1. Il semble que l'homme soumis au pouvoir d'un autre peut
faire l'aumône. En effet, les religieux sont sous le pouvoir de leurs
supérieurs, auxquels ils ont fait voeu d'obéir. Mais, s'il ne leur était pas
permis de faire l'aumône, ils subiraient, du fait même de leur état, un
véritable préjudice, puisque, selon la remarque de saint Ambroise, "c'est
dans la piété que se résume la religion chrétienne" ; et la piété se
recommande surtout par l'exercice de l'aumône. Donc ceux qui sont au pouvoir
d'autrui ont le droit de faire l'aumône.
2. L'épouse, est-il dit dans la Genèse (3, 16), est "sous
le pouvoir de son mari". Cependant, ayant été associée à lui, elle peut
faire l'aumône ; ainsi est-il rapporté de sainte Lucie qu’elle faisait des
aumônes à l'insu de son mari. Le fait qu'on soit placé sous le pouvoir d'un
autre n'empêche donc pas de faire l'aumône.
3. Les enfants sont naturellement soumis à leurs parents, ce
qui fait dire à l'Apôtre (Ep 6, 1) : "Enfants, obéissez à vos parents, dans
le Seigneur." Mais les enfants peuvent, semble-t-il, faire l'aumône avec
les biens paternels, parce que, étant héritiers, ces biens sont en quelque
façon à eux ; et parce que, d'autre part, pouvant en user pour leur corps, ils
semblent à plus forte raison avoir le droit de s'en servir dans l'intérêt de
leur âme. Ceux qui sont en état de sujétion peuvent donc faire l'aumône.
4. Les esclaves sont sous le pouvoir de leurs maîtres, selon
cette parole de saint Paul (Tt 2, 9) : "Que les esclaves soient soumis en
tout à leurs maîtres." Or il leur est bien permis de faire quelque chose
dans l'intérêt de leur maître, ce qu'ils font très bien en donnant l'aumône en
son nom. Donc l'aumône est permise à ceux qui sont au pouvoir d'autrui.
Cependant :
Comme saint Augustin
l'a déclaré, il ne faut pas faire l'aumône avec le bien d'autrui, "mais
avec le juste fruit de son propre labeur". Mais si ceux qui sont sous la
dépendance d'un autre faisaient l'aumône, ce serait avec le bien d'autrui ;
donc ils n'ont pas ce droit.
Conclusion :
Celui qui est sous
le pouvoir d'un autre doit toujours, comme tel, se laisser diriger par son
supérieur ; c'est en effet l'ordre de la nature que les êtres inférieurs soient
réglés par les supérieurs. Dans le domaine où il est soumis à son supérieur, l'inférieur
ne peut distribuer les biens de celui-ci que selon ses ordres. Ainsi ne peut-il
faire l'aumône des biens qui dépendent de son supérieur que dans la mesure où
cela lui aura été permis. Mais s'il possède quelque chose en propre, dans un
domaine où il est indépendant, il ne peut plus être considéré sous ce rapport
comme relevant de la puissance d'un autre ; il est alors son maître, et il est
libre de faire l'aumône avec ce bien.
Solutions :
1. Le moine qui a reçu de son supérieur la charge de la
dépense peut faire l'aumône avec les biens du monastère, selon ce que sa charge
lui permet. S'il n'a pas cette charge, comme il ne possède rien en propre, il
ne peut faire l'aumône qu'avec la permission expresse ou raisonnablement
présumée de son abbé, sauf le cas d'extrême nécessité, où il lui serait permis
de voler pour faire l'aumône. Mais il n'est pas réduit à une condition moins
bonne du fait qu'il ne donne rien en aumône, car, ainsi qu'il est écrit au
livre des Dogmes Ecclésiastiques, "il
est bon de faire l'aumône aux pauvres, quand on en a la charge, mais il est
meilleur, dans l'intention de suivre le Seigneur, de donner tout à la fois, et
ainsi, libre de tout souci, d'être pauvre avec le Christ".
2. Si, en dehors de sa dot, qui est destinée à subvenir aux
charges familiales, une femme possède quelques biens provenant de son gain
personnel, ou de toute autre source légitime, elle peut en faire l'aumône sans
demander le consentement de son mari, mais avec modération pour que le mari ne
soit pas appauvri par l'excès des aumônes. En dehors de ces conditions, elle ne
peut faire l'aumône sans le consentement exprès ou présumé de son mari, sauf le
cas d'extrême nécessité, comme nous venons de le voir pour le moine. Car si
elle est l'égale de l'homme dans l’acte du mariage, pour le gouvernement de la
maison "l'homme est le chef de la femme", selon saint Paul (1 Co 11, 3).
Quant à sainte Lucie, elle avait un époux légal, mais non un vrai conjoint
puisqu'elle refusait le mariage et demeurait vierge. Aussi pouvait-elle faire
l'aumône avec le consentement de sa mère.
3. Les biens du fils appartiennent au père. C'est pourquoi le
fils ne peut pas les donner en aumônes, sauf peut-être s'il s'agit de très
petites aumônes dont il peut présumer qu'elle plaira au père, et mis à part le
cas où le père lui aurait confié l'administration d'un certain secteur. On doit
dire la même chose des serviteurs.
4. Cela donne la solution de la quatrième objection.
Objections :
1. Il ne faut pas, semble-t-il, faire davantage l'aumône à ceux
qui nous sont le plus proches. Car il est dit dans l'Ecclésiastique (12, 4-5) :
"Donne à l'homme pieux et ne viens pas en aide au pécheur. Fais-le bien à
qui est humble et ne donne pas à l'impie." Or il arrive quelquefois que
nos proches sont des pécheurs et des impies. Donc on ne doit pas leur faire
davantage l'aumône.
2. Les aumônes doivent être faites en vue de la récompense
éternelle, selon cette parole de saint Matthieu (6, 18) : "Ton Père qui
voit dans le secret te le rendra." Mais cette récompense s'acquiert
surtout par les aumônes faites aux saints, comme le montre ce qui est dit en
saint Luc (16, 9) : "Faites-vous des amis avec le mammon d'iniquité, afin
qu'au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous reçoivent dans les tentes
éternelles." Ce que saint Augustin commente ainsi : "Qui sont ceux
qui possèdent les tentes éternelles, sinon les saints de Dieu ? Et qui sont
ceux qu'ils y recevront, sinon ceux qui auront secouru leur indigence ?" Donc,
c'est aux plus saints et non aux plus proches qu'il faut de préférence faire
l'aumône.
3. Le plus proche de l'homme, c'est lui-même. Or personne ne
peut se faire l'aumône à soi-même. Il semble donc que ce n'est pas à celui qui
nous est le plus uni que nous devons de préférence faire l'aumône.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Tm
5, 8) : "Si quelqu'un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui
vivent avec lui, il a renié sa foi, il est pire qu'un incroyant."
Conclusion :
"Ceux qui
nous sont le plus étroitement unis, dit saint Augustin, nous sont en quelque
sorte désignés par le sort pour que nous les secourions de préférence." Il
y a cependant ici à user de discernement, en tenant compte des divers degrés de
parenté, de sainteté et d'utilité. Car il faut faire l'aumône de préférence, à
celui qui étant plus saint souffre d'une plus grande indigence, et à celui qui
est plus utile au bien général, plutôt qu'à un plus proche, surtout si celui-ci
ne nous est pas très étroitement uni et n'est pas spécialement à notre charge, et
s'il ne se trouve pas dans une grande nécessité.
Solutions :
1. Il ne faut pas secourir le pécheur comme tel, de sorte
qu'il soit encouragé à pécher, mais comme homme, pour soutenir sa nature.
2. L'aumône est valable pour la récompense éternelle à un
double titre. D'abord, en raison de la charité qui est à sa racine. A ce point
de vue elle est méritoire selon qu'on y observe l'ordre de la charité qui nous
oblige, toutes choses égales d'ailleurs, à secourir davantage ceux qui nous
sont plus proches. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise : "Il faut
approuver cette libéralité qui ne te laisse pas négliger tes proches, si tu les
sais dans l'indigence ; il vaut mieux que tu secoures toi-même les tiens, car
ils pourraient avoir honte de demander à d'autres." - L'aumône, d'autre
part, est valable pour la récompense éternelle par le mérite de celui qui est
secouru et qui prie pour son bienfaiteur. C'est en ce sens que parle ici saint Augustin.
3. Puisque l'aumône est une oeuvre de miséricorde, et qu'il
n'y a pas à proprement parler de miséricorde envers soi-même, sinon par une
sorte de comparaison, nous l'avons dit ; de même on ne fait pas, au sens propre,
l'aumône à soi-même, sinon peut-être comme représentant d'une autre personne ;
par exemple, si l'on a la charge de distribuer des aumônes, on peut aussi, en
cas de besoin, s'en donner à soi-même, au titre même où l'on en donne aux
autres.
Objections :
1. Il semble qu'on ne doive pas faire l'aumône avec
abondance. En effet, nous devons la faire surtout à ceux qui nous sont le plus
proches. Or, observe saint Ambroise, il faut prendre garde de ne pas leur
donner, par nos générosités, "le désir de devenir plus riches". Donc,
aux autres non plus il ne convient pas de donner avec abondance.
2. Au même endroit saint Ambroise dit encore "Il ne faut
pas donner à la fois et à profusion toutes ses richesses, mais les répartir
avec sagesse." Mais faire d'abondantes aumônes, c'est donner à profusion.
Donc, on ne doit pas faire l'aumône avec abondance.
3. Saint Paul dit (2 Co 8, 13) : "Il ne s'agit point, pour
soulager les autres", en sorte qu'ils vivent paresseusement de nos biens,
"de nous réduire à la gêne", c'est-à-dire à la pauvreté. Or, c'est ce
qui arriverait si l'on faisait d'abondantes aumônes..
Cependant :
Il est écrit au livre de Tobie (4, 8) : "Si tu as de
grands biens, donne avec abondance."
Conclusion :
L'abondance de
l'aumône peut être considérée par rapport à celui qui donne, et par rapport à
celui qui reçoit. Au premier point de vue, l'aumône est abondante quand on
donne beaucoup en proportion de ce qu'on possède. Il est alors louable de
donner largement ; ainsi le Seigneur loua-t-il la veuve qui, "de son
indigence même, donna tout ce qu'elle avait pour vivre" (Lc 21, 3). Mais
il faut tenir compte de ce qui a été dit plus haut de l'aumône faite avec le
nécessaire.
Par rapport à
celui qui reçoit, l'aumône peut être abondante de deux manières : suffisante
pour suppléer à ce qui manque, et en ce cas l'abondance est louable ;
surabondante jusqu'au superflu : une telle aumône n'est pas à approuver, car il
vaudrait mieux la répartir entre un plus grand nombre d'indigents. De là, sur
cette parole de saint Paul (1 Co 13, 3) : "Quand je distribuerais tous mes
biens pour nourrir les pauvres...", la remarque de la Glose : "Par là
il nous enseigne à faire l'aumône avec discernement, c'est-à-dire, non pas à un
seul, mais à beaucoup, afin qu'elle profite à un plus grand nombre."
Solutions :
1. Cette objection vaut pour les aumônes faites avec une
abondance dépassant les besoins des bénéficiaires.
2. Il est question ici de l'abondance de l'aumône par rapport
à celui qui la fait. Mais il faut comprendre que Dieu ne veut pas que l'on
donne tous ses biens à la fois, excepté quand on change d'état de vie. C'est
pourquoi saint Ambroise ajoute : "A moins qu'on ne fasse comme Élisée qui
tua ses boeufs, et nourrit les pauvres de ce qu'il en reçut, afin d'être libéré
de tout souci domestique."
3. En disant : "Il ne s'agit point, pour soulager les
pauvres..." saint Paul veut parler de l'aumône dont l'abondance dépasse
les besoins de celui la reçoit, alors qu'il ne faut pas la lui donner pour
qu'il vive dans le luxe, mais pour assurer sa subsistance. Encore faut-il agir
ici avec discrétion, en tenant compte de la diversité des conditions, car il en
est qui, ayant été nourris avec recherche, ont par là même besoin d'aliments et
d'habits plus délicats. D'où ces réflexions de saint Ambroise : "Quand on
fait l'aumône, il faut tenir compte de l'âge et de la faiblesse ; parfois aussi
de la pudeur qui révèle une noble origine ; il faut voir également si l'on a
affaire à quelqu’un qui est tombé de la richesse dans la pauvreté sans qu'il y
ait eu de sa faute." - Dans les mots qui suivent : "de vous réduire à
la gêne..", saint Paul parle de l'abondance de l'aumône par rapport à
celui qui donne. Mais, comme la Glose en fait la remarque, "s'il parle
ainsi, ce n'est pas que faire d'abondantes aumônes ne soit pas mieux ; mais il
craint pour les faibles, auxquels il conseille de donner sans se réduire à
l'indigence".
- 1. La correction
fraternelle est-elle un acte de la charité ? - 2. Est-elle de précepte ? - 3.
Ce précepte s'impose-t-il à tous, ou seulement aux supérieurs ? - 4. Les
inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte, de corriger leurs
supérieurs ? - 5. Un pécheur peut-il corriger ? - 6. Doit-on corriger celui qui
en deviendra pire ? - 7. Une correction secrète doit-elle précéder la
dénonciation publique ? - 8. L'appel à des témoins doit-il précéder la
dénonciation publique ?
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, sur ces paroles de l'évangile
selon saint Matthieu (18, 15) : "Si ton frère a péché contre toi..." la
Glose dit qu'on doit le reprendre "par amour de la justice". Mais la
justice est une vertu différente de la charité. Donc la correction fraternelle
n'est pas un acte de la charité, mais de la justice.
2. La correction fraternelle se fait par une admonition
secrète. Or l'admonition est une sorte de conseil, ce qui ressortit à la
prudence, car "au prudent il appartient d'être de bon conseil", dit
Aristote. La correction fraternelle n'est donc pas un acte de la
charité, mais de la prudence.
3. Des actes contraires n'appartiennent pas à la même vertu.
Mais supporter le pécheur est un acte de la charité, selon l'épître aux Galates
(6, 2) : "Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez
ainsi la loi du Christ." Corriger celui qui pèche, ce qui est le contraire
de le supporter, ne peut donc être un acte de la charité.
Cependant :
Reprendre un
fautif, c'est lui faire une espèce d'aumône spirituelle. Et l'aumône, avons-nous
dit, est un acte de la charité. Donc la correction fraternelle est aussi un
acte de la charité.
Conclusion :
La correction du
fautif est un remède que l'on doit employer contre le péché du prochain. Or un
péché peut être envisagé sous deux aspects : comme un acte nuisible à celui qui
le commet ; et comme un préjudice porté aux autres, qu'il lèse ou scandalise, et
même au bien commun dont le bon ordre s'en trouve troublé. Il y a, en
conséquence, deux sortes de corrections du fautif.
- La première
remédie au péché en tant qu'il est un mal pour le pécheur, et c'est précisément
la correction fraternelle, qui a pour but d'améliorer le fautif Or, enlever un
mal à quelqu'un est un acte de même valeur que lui procurer un bien. Et cela
est un acte de la charité, qui nous pousse à vouloir et à faire du bien à notre
ami. C'en est donc un aussi de corriger son frère, car par là nous lui ôtons
son mal, c'est-à-dire son péché. Et cette délivrance importe plus à la charité
que la délivrance d'un dommage extérieur ou même d'un préjudice corporel, dans
la mesure même où le bien opposé, celui de la vertu, a plus d'affinité avec la
charité que le bien du corps ou les biens extérieurs. C'est ainsi que la
correction fraternelle est un acte de la charité, plus que le soin des malades
ou le soulagement des pauvres.
- La seconde
espèce de correction remédie au péché en tant qu'il porte préjudice aux autres,
et surtout au bien commun. Une telle correction est un acte de la justice, qui
a pour objet de régler équitablement les rapports entre les hommes.
Solutions :
1. La Glose parle de la seconde espèce de correction, qui est
un acte de la justice. Ou, si l'on veut parler aussi de la première, il faut
prendre la justice comme vertu générale, on le dira plus loin, dans le sens où,
selon la parole de saint jean (1 Jn 3, 4) : "tout péché est une iniquité",
comme s'opposant à la justice.
2. "La prudence, dit Aristote, établit la rectitude dans
l'ordre des moyens", auxquels se rapportent la délibération et le choix. Cependant
lorsque par la prudence nous ordonnons correctement notre action à la fin d'une
vertu morale, comme la tempérance ou la force, l'action considérée appartient
de façon principale à la vertu dont la fin a été recherchée. Donc, parce que la
remontrance que comporte la correction fraternelle est ordonnée à ôter le péché
de notre frère, ce qui ressortit à la charité, il est clair qu'elle est de façon
principale un acte de la charité, comme de la vertu qui commande l'acte, et
secondairement un acte de la prudence qui exécute et dirige l'acte.
3. La correction fraternelle n'est pas opposée au support des
faibles, dont elle est plutôt la conséquence. On supporte en effet d'autant
mieux un pécheur qu'on ne s'irrite pas contre lui et qu'on reste bienveillant à
son égard. C'est en raison de cette bienveillance que l'on s'efforce de
l'amender.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car rien d'impossible ne tombe sous un
précepte, selon cette parole de saint Jérôme : "Maudit celui qui dit que
Dieu commande l'impossible." Or il est écrit dans l'Ecclésiaste (7, 13) :
"Regarde les oeuvres de Dieu : nul ne saurait corriger celui qu'il aura
abandonné." Donc la correction fraternelle n'est pas de précepte.
2. Tous les préceptes de la loi divine se ramènent à ceux du
décalogue ; or la correction fraternelle ne rentre dans aucun de ceux-ci. Elle
n'est pas de précepte.
3. L'omission d'un précepte divin est un péché mortel, qui ne
se rencontre pas chez les saints. Or c'est un fait que des saints et des hommes
spirituels omettent la correction fraternelle ; Saint Augustin remarque en
effet que "ce ne sont pas seulement les inférieurs, mais des gens placés à
un degré de vie plus élevé, qui s'abstiennent de reprendre les autres : et cela
en raison de leur désir égoïste, et non de leur fonction de charité". Donc
la correction fraternelle n'est pas de précepte.
4. Ce qui est de précepte a raison de dette. Donc, si la
correction fraternelle était de précepte, nous aurions le devoir envers nos
frères de les corriger lorsqu'ils pèchent. Or celui qui doit à quelqu'un un
bien d'ordre matériel, comme de l'argent, ne doit pas se contenter d'attendre
que son créancier vienne à lui ; il doit aller le trouver pour lui rendre son
dû. Il faudrait, par conséquent, qu'on se mît aussi à la recherche de ceux qui
ont besoin d'être corrigés pour leur rendre ce devoir. Conséquence inadmissible,
tant en raison de la multitude des pécheurs, qu'un seul homme ne parviendrait
jamais à corriger, qu'à cause de l'obligation où se verraient les religieux de
sortir de leurs cloîtres pour corriger les pécheurs, ce qui serait choquant. La
correction fraternelle n'est donc pas de précepte.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Si tu négliges de corriger le pécheur, tu deviens par là pire que lui."
Ce qui n'arriverait pas si, par une telle négligence, on n'avait pas omis un
précepte. La correction fraternelle tombe donc sous un précepte.
Conclusion :
La correction
fraternelle est de précepte. Mais il faut bien considérer ceci : de même que
les préceptes négatifs de la loi interdisent les actes peccamineux, les
préceptes affirmatifs, eux, engagent aux actes vertueux. Or les actes des
péchés sont mauvais en eux-mêmes, et d'aucune manière, en aucun temps et en
aucun lieu, ils ne peuvent devenir bons, parce que, en eux-mêmes, ils sont liés
à une fin mauvaise, dit Aristote. C'est pourquoi les préceptes négatifs
obligent toujours et à tout instant. Au contraire, les actes des vertus ne
doivent pas être faits n'importe comment, mais en observant toutes les
circonstances requises pour que l'acte soit vraiment vertueux : qu'il soit fait
où il faut, quand il faut, et comme il faut. Et parce que la disposition de ces
moyens est commandée par la fin, il faut, dans ces circonstances, tenir compte
de la fin, qui est le bien même de la vertu. Donc, si l'on omet dans un acte
vertueux une circonstance telle que le bien de la vertu soit entièrement
compromis, on va contre le précepte. Si, en revanche, on omet une circonstance
sans que cela supprime totalement la vertu, quoique l'acte n'atteigne pas
parfaitement au bien de la vertu, on ne va pas contre le précepte. Ainsi, dit
Aristote, s'écarter un peu du milieu vertueux ne va pas contre la vertu, mais
s'en écarter beaucoup c'est détruire la vertu par son acte. Or, la correction
fraternelle est ordonnée à l'amendement d'un frère. C'est pourquoi, dans la
mesure où elle est nécessaire à cette fin, elle tombe sous le précepte ; ce qui
ne veut pas dire qu'il faille reprendre le fautif n'importe où et n'importe
quand.
Solutions :
1. Toutes les fois qu'il s'agit d'un bien à faire, l'activité
humaine n'est efficace qu'avec le secours divin ; cependant l'homme doit faire
ce qui dépend de lui. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Ne sachant qui
est du nombre des prédestinés et qui n'en est pas, nos sentiments de charité
doivent être tels que nous voulions le salut de tous." Donc nous devons
aussi rendre à tous le service de la correction fraternelle, en espérant l'aide
de Dieu.
2. Comme nous l'avons déjà dit, tous les préceptes qui ont
pour objet un certain bien à procurer au prochain se ramènent à celui d'honorer
ses père et mère.
3. On peut omettre la correction fraternelle de trois façons.
- La première est
méritoire : c'est celle qui provient de la charité. En effet, selon saint Augustin,
"on s'abstient de reprendre et de corriger ceux qui font le mal, soit
parce qu'on attend le moment propice, soit parce qu'on craint qu'ils n'en
deviennent pires, ou encore qu'ils ne détournent d'instruire les faibles de la
vertu et de la piété, et que faisant pression sur eux ils ne les éloignent de
la foi. Ce n'est plus là, semble-t-il, occasion de cupidité, mais inspiration
de charité".
- La deuxième
omission est un péché mortel : c'est celle qui est provoquée, dit saint Augustin
au même endroit, "par la crainte de l'opinion publique, des tourments
corporels et de la mort", si du moins cette crainte va jusqu'à arrêter la
charité fraternelle. Le cas semble se présenter lorsque, malgré un espoir fondé
de retirer quelqu'un de son péché, on se laisse arrêter par la crainte ou la
cupidité.
- La troisième
omission est un péché véniel, lorsque la crainte ou la cupidité retardent un
peu trop celui qui devrait faire la correction fraternelle ; mais elles ne la
lui feraient pas omettre s'il était sûr de pouvoir détourner son frère du péché,
le sentiment qui prédomine en lui étant bien la charité fraternelle. C'est de
cette façon que de saints personnages négligent parfois de corriger les
fautifs.
4. S'il s'agit d'une dette envers une personne déterminée, qu'il
s'agisse d'un bien corporel ou spirituel, nous devons l'acquitter, sans
attendre que cette personne vienne à nous, et en allant nous-même à sa
recherche avec toute la sollicitude voulue. Ainsi, de même que le débiteur doit
au moment voulu aller au-devant de son créancier pour lui rendre son dû, celui
qui a la charge spirituelle de quelqu'un doit également partir à sa recherche, pour
le corriger de son péché. Mais s'il s'agit de biens - matériels ou spirituels -
que l'on devrait, non plus à une personne déterminée, mais au prochain en
général, on n'est plus obligé d'aller chercher à qui payer cette dette ; il
suffit de la payer à ceux qui se présentent, et qu'on peut tenir, selon
l'expression de saint Augustin, comme "désignés par un choix du sort".
Et c'est pourquoi saint Augustin dit encore : "Le Seigneur nous avertit
d'être attentifs aux fautes les uns des autres, non en cherchant à faire des
reproches, mais en voyant ce qu'il faut corriger." Autrement nous agirions
en espions de la conduite des autres, ce qui va contre cette parole des
Proverbes (24, 15) : "Ne cherche pas le mal dans la maison du juste, et ne
trouble pas son repos." On voit ainsi que les religieux n'ont pas à
quitter leur cloître pour aller corriger les pécheurs.
Objections :
1. Il semble que la correction fraternelle appartient seulement
aux supérieurs. Car, dit saint Jérôme : "Que les prêtres aient soin
d'accomplir ce précepte de l'Évangile : Si
ton frère a péché contre toi, etc." Or, par le nom de "prêtre",
on entendait alors désigner les supérieurs, qui ont la charge d'autrui. Il
semble donc que la correction fraternelle n'appartienne qu'aux supérieurs.
2. La correction fraternelle est une sorte d'aumône
spirituelle. Or, le devoir de faire l'aumône corporelle appartient à ceux qui
ont la supériorité dans l'ordre des biens temporels, c'est-à-dire aux riches.
Donc également la correction fraternelle ne regarde que ceux qui sont
supérieurs dans l'ordre spirituel, c'est-à-dire les clercs.
3. Celui qui en corrige un autre le meut par son admonition
vers un état meilleur. Mais, la nature, les êtres supérieurs meuvent les
inférieurs. Donc également dans l'ordre de la vertu, qui suit l'ordre de la
nature, il appartient aux seuls supérieurs de corriger les inférieurs.
Cependant :
Il est dit dans le Décret : "Aussi bien les
prêtres que les autres fidèles doivent avoir le plus grand souci de ceux qui se
perdent, de telle sorte que, par leurs reproches, ceux-ci soient, ou bien
corrigés de leurs fautes, ou s'ils se montrent incorrigibles, retranchés de
l’Église."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, il y a deux sortes de correction. La première est un acte de charité, qui
tend spécialement à l'amendement d'un frère tombé dans quelque faute, et dont
le moyen est une simple admonition. Cette correction appartient à tout homme
ayant la charité, qu'il soit supérieur ou inférieur.
La seconde sorte
de correction est un acte de justice, qui vise le bien commun, et qui le
procure, non seulement en admonestant le coupable, mais parfois aussi en le
punissant, afin que par crainte les autres se détournent du péché. Cette
correction appartient aux supérieurs seuls, à qui il ne revient pas seulement
d'admonester, mais encore de corriger en punissant.
Solutions :
1. Même dans la correction fraternelle qui appartient à tous,
les supérieurs ont une responsabilité plus grande, comme le remarque saint Augustin.
De
même en effet qu'on doit distribuer les biens temporels d'abord à ceux dont on
a matériellement la charge, de même on doit procurer en priorité les biens
spirituels, correction, instruction, etc., à ceux dont on est chargé
spirituellement. Saint Jérôme ne veut donc pas dire que le précepte de la
correction fraternelle appartient seulement aux prêtres, mais qu'il les
concerne spécialement.
2. De même que celui qui a de quoi faire des aumônes
matérielles est riche sous ce rapport, de même celui qui est doué d'un jugement
sain, le rendant capable de corriger la faute d'autrui, est à ce point de vue
son supérieur.
3. Même dans l'ordre naturel, il y a des êtres qui agissent
mutuellement l'un sur l'autre, chacun étant supérieur à l'autre sous quelque
rapport, selon que tous deux sont à la fois en puissance et en acte par rapport
à l'autre. Pareillement ici, celui qui juge sainement sur un point où l'autre
est défaillant, peut le corriger, quoiqu'il ne soit pas purement et simplement
son supérieur.
Objections :
1. Il semble bien qu'on n'y est pas tenu. Il est dit en effet
dans l'Exode (19, 13) : "Quiconque touchera la montagne devra être mis à
mort." Et il est raconté (2 S 2, 7) qu'Uzza fut frappé par Dieu pour avoir
touché l'arche. Or, par la montagne et par l'arche, il faut entendre ici les
supérieurs. Donc ceux-ci ne doivent pas être corrigés par leurs subordonnés.
2. Sur cette parole de Paul (Ga 2, 11) : "je lui résistai
en face" (à Pierre), la Glose précise : "Comme son égal." Donc, n'étant
pas l'égal de son supérieur, un inférieur ne doit pas le corriger.
3. Saint Grégoire dit : "Que personne n'ose corriger la
conduite des saints, s'il ne se sent pas meilleur qu'eux." Mais nul ne
doit avoir une meilleure opinion de soi-même que de son supérieur. Donc les
supérieurs ne doivent pas être corrigés.
Cependant :
Saint Augustin dit
dans sa "Règle" : "N'ayez pas pitié seulement de vous-mêmes, mais
encore de votre supérieur, qui court un péril d'autant plus grand qu'il occupe
parmi vous un rang plus élevé." Or, reprendre fraternellement, c'est
exercer la miséricorde : on doit donc le faire, même à l'égard des supérieurs.
Conclusion :
La correction qui
est un acte de justice usant de punition n'appartient pas aux inférieurs
vis-à-vis de leur supérieur. Mais celle qui est un acte de charité appartient à
chacun à l'égard de tous ceux qu'il doit aimer, et chez lesquels il voit
quelque chose à corriger. En effet, l'acte issu d'un habitus ou d'une puissance
s'étend à ce qui est contenu dans l'objet de l'un ou de l'autre ; comme la
vision embrasse tout ce qui est contenu dans l'objet de la vue.
Mais comme un acte
de vertu doit être réglé en tenant compte des circonstances requises, l'acte
par lequel un inférieur reprend son supérieur doit également respecter
certaines convenances, en sorte que la correction ne soit ni insolente, ni dure,
mais douce et respectueuse. C'est ce qui fait dire à saint Paul (1 Tm 5, 1) :
"Ne reprends pas un vieillard avec rudesse, mais avertis-le comme un père."
Et c'est pourquoi Denys reproche au moine Démophile d'avoir corrigé un prêtre
sans respect, en le frappant et en le chassant de l'église.
Solutions :
1. On peut dire qu'un supérieur est traité indignement quand
il est blâmé sans respect, ou lorsqu'il est abaissé. C'est ce qui est signifié
ici par l'interdiction divine de toucher la montagne et l'arche.
2. "Résister en face", c'est-à-dire devant tout le
monde, dépasse la mesure de la correction fraternelle ; et Paul n'aurait pas
ainsi repris Pierre s'il n'avait été son égal en quelque manière pour la
défense de la foi. Mais avertir en secret et avec respect peut être fait même
par celui qui n'est pas un égal. Voilà pourquoi saint Paul, écrivant aux
Colossiens (4, 17), leur demande de reprendre leur supérieur : "Dites à
Archippe : Prends garde au ministère que tu as reçu du Seigneur, et tâche de
bien l'accomplir."
Remarquons
toutefois que, s'il y avait danger pour la foi, les supérieurs devraient être
repris par les inférieurs, même en public. Aussi Paul, qui était soumis à
Pierre, l'a-t-il repris pour cette raison. Et à ce sujet la Glose d'Augustin
explique : "Pierre lui-même montre par son exemple à ceux qui ont la
prééminence, s'il leur est arrivé de s'écarter du droit chemin, de ne point
refuser d'être corrigés, même par leurs inférieurs."
3. Se croire en tout point meilleur que son supérieur semble
bien venir d'un orgueil présomptueux. Mais penser qu'on l'emporte sur un point
n'a rien de présomptueux, parce qu'en cette vie personne n'est sans défauts. -
Et il faut bien remarquer aussi que celui qui avertit charitablement son
supérieur ne s'estime pas pour autant meilleur que lui ; mais il rend service à
celui qui "court un péril d'autant plus grand qu'il occupe un rang plus
élevé", comme le dit saint Augustin dans sa "Règle".
Objections :
1. Oui, semble-t-il, car nul, parce qu'il est tombé dans le
péché, n'est dispensé d'observer un précepte. Mais la charité fraternelle est
de précepte, on vient de le voir. Il ne paraît donc pas que, pour avoir commis
une faute, on doive négliger cette correction.
2. L'aumône spirituelle est supérieure à l'aumône matérielle.
Mais celui qui est en état de péché ne doit pas se dispenser pour cela de faire
une telle aumône. Donc, il doit encore moins s'abstenir de corriger le fautif, parce
que lui-même a précédemment péché.
3. "Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous
trompons nous-mêmes", est-il dit dans la 1ère épître de saint Jean (1, 8).
Donc, si le péché est un obstacle à la correction fraternelle, personne ne
pourra l'exercer, ce qui est inadmissible. Donc le motif de s'abstenir est
également inadmissible.
Cependant :
Saint Isidore dit :
"Celui qui est esclave du vice ne doit pas corriger les péchés des autres."
Et saint Paul (Rm 2, 1) : "En jugeant autrui, tu juges contre toi-même, puisque
tu agis de même, toi qui juges."
Conclusion :
D'après ce que
nous avons dit, le droit de corriger les fautifs appartient à celui qui a un
jugement droit. Or, le péché, comme nous l'avons montré plus haut, ne détruit
pas les biens d'ordre naturel au point qu'il ne laisse rien subsister de ce
jugement droit chez le pécheur. C'est pourquoi il peut lui incomber de reprendre
la faute d'autrui.
Toutefois, le
péché antécédent est un obstacle à cette correction ; et cela pour trois
raisons.
1° Parce qu'il
rend celui qui l'a corrigé indigne d'en corriger un autre ; surtout s’il a
commis un péché plus grave, il n'est pas digne de corriger autrui d'un péché
moindre. C'est pourquoi, expliquant la parole de saint Matthieu (7, 3) : "Qui
es-tu pour regarder la paille, etc.", saint Jérôme dit : "Ces paroles
s'adressent à ceux qui, coupables de péchés mortels, ne peuvent tolérer chez
leurs frères des péchés plus légers."
2° La correction
est viciée, en raison du scandale qu'elle peut causer, si le péché de celui qui
corrige est connu ; il semble alors qu'il agit moins par charité que par
ostentation. C'est ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome, expliquant cette
parole de saint Matthieu (7, 4) : "Comment peux-tu dire à ton frère, laisse-moi
ôter la paille...". "Pourquoi dis-tu cela ? Par charité pour sauver
ton prochain. Non, car tu te sauverais d'abord toi-même. Ce que tu veux, ce
n'est pas sauver les autres, mais par tes bonnes paroles cacher tes mauvaises
actions, et rechercher la louange des hommes pour ton savoir."
3° La correction
est faussée par l'orgueil lorsque le pécheur, minimisant ses propres fautes, se
préfère dans son coeur au prochain, dont il juge les péchés avec une sévérité
rigoureuse, comme si lui-même était juste." Accuser les vices est l'office
de ceux qui sont bons ; si ceux qui sont mauvais le font, c'est usurpation de
leur part". Ainsi s'exprime saint Augustin qui ajoute : "Lorsque nous
sommes obligés de reprendre quelqu'un, demandons-nous si nous n'avons jamais eu
le même défaut ; et pensons qu'étant homme nous aurions pu l'avoir. Ou
peut-être nous l'avons eu et nous ne l'avons plus ; et alors souvenons-nous de
notre commune fragilité, afin que la correction ne procède pas de la haine, mais
de la miséricorde. Si nous avons conscience d'être plongés dans le même vice, ne
faisons pas de reproches, mais gémissons ensemble, et invitons-nous à faire
pénitence tous deux."
Cela montre qu'un
pécheur, s'il corrige avec humilité, ne pèche pas, et ne s'attire pas une
nouvelle condamnation ; bien que par là il reconnaisse être condamnable par son
péché passé, au regard de son frère, ou tout au moins au sien propre.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble qu'on ne doive pas renoncer à corriger autrui par
crainte qu'il ne devienne pire. Le péché, en effet, est une certaine maladie de
l'âme, selon la parole du Psaume (6, 3) : "Pitié pour moi, Seigneur, car
je suis malade." Mais celui qui a la charge d'un malade
ne doit se laisser arrêter ni par son refus ni par son mépris, car c'est alors
que le danger devient plus menaçant, comme on le voit dans les cas de folie
furieuse. Donc à plus forte raison faut-il corriger le pécheur, quand bien même
il le supporterait mal.
2. "On ne doit pas abandonner la vérité de la vie par
peur du scandale", dit saint Jérôme. Mais les préceptes divins
ressortissent à cette vérité de la vie. Donc la correction fraternelle, qui est
de précepte comme on l'a montré, ne doit pas être abandonnée à cause du
scandale causé chez celui que l'on corrige.
3. Saint Paul (Rm 3, 8) : "Il ne faut pas faire le mal
afin qu'il en résulte du bien." Pour la même raison il ne faut pas omettre
le bien de peur qu'il en résulte du mal. Mais la correction fraternelle est un
bien. Il ne faut donc pas l'omettre par la crainte que celui qui en est l'objet
en soit rendu pire.
Cependant :
Il est dit dans les Proverbes (9, 8) : "Ne reprends pas
le railleur : il te haïrait." Ce que la Glose commente ainsi : "Il ne
faut pas craindre que le railleur t'insulte, si tu le reprends ; mais il faut
plutôt veiller à ce que, poussé par la haine, il ne devienne pire." Donc
il faut s'abstenir de la correction fraternelle lorsque l'on craint que le
pécheur n'en devienne pire.
Conclusion :
Il y a, nous
l'avons dit, deux sortes de correction. La première, réservée aux supérieurs, est
ordonnée au bien commun, et a un pouvoir coercitif. Elle ne doit pas être omise
par crainte de troubler celui qui en est l'objet. Car s'il ne veut pas
s'amender de son plein gré, il faut le contraindre, en le punissant, à quitter
ses péchés, et, s'il est incorrigible, on pourvoit encore par là au bien commun,
en observant l'ordre de la justice, et en inspirant aux autres une crainte
salutaire par cet exemple. Ainsi un juge n'omet pas de porter une sentence de
condamnation contre un coupable, par crainte de troubler celui-ci, ou même ses
amis.
La seconde
correction a pour but l'amendement du pécheur ; elle n'use pas de contrainte et
procède par simple admonition. C'est pourquoi, lorsqu'on estime avec raison que
le pécheur repoussera l'admonition et tombera par là même dans un état pire, mieux
vaut s'abstenir, car l'usage des moyens doit être réglé d'après les exigences
mêmes de la fin poursuivie.
Solutions :
1. Le médecin use d'une certaine contrainte à l'égard du
furieux qui repousse ses soins. Ainsi fait la correction du supérieur qui a
puissance coercitive, mais non la simple correction fraternelle.
2. La correction fraternelle est de précepte selon qu'elle est
un acte de vertu, c'est-à-dire qu'elle est proportionnée à la fin recherchée.
Ainsi, quand elle y met obstacle, en rendant par exemple le coupable pire qu'il
n'était, elle n'appartient plus à la "vérité de la vie", et ne tombe
plus sous le précepte.
3. Les moyens ont raison de bien en tant qu'ordonnés à la fin.
C'est pourquoi la correction fraternelle, lorsqu'elle met obstacle à
l'amendement de notre frère, qui est ici la fin poursuivie, n'a plus raison de
bien. Aussi, abandonner cette correction n'est pas abandonner un bien par
crainte de provoquer un mal.
Objections :
1. Il ne semble pas, car dans les oeuvres de charité nous devons
avant tout imiter Dieu, selon l'Apôtre (Ep 5, 1) : "Soyez des imitateurs
de Dieu, comme des enfants bien-aimés, et marchez dans la charité." Or nous
voyons Dieu punir parfois un pécheur publiquement, sans qu'auparavant il l'ait
secrètement admonesté. Il ne paraît donc pas nécessaire de faire précéder la
dénonciation publique d'une admonition secrète.
2. "Les actions des saints, dit saint Augustin nous
montrent de quelle manière il faut entendre les préceptes de l'Écriture." Or
nous voyons que les saints ont parfois dénoncé publiquement des péchés secrets
sans admonition préalable : on lit ainsi dans la Genèse (37, 2 Vg) que "Joseph
accusa ses frères d'un crime abominable auprès de leur père" ; de même il
est dit dans les Actes (5, 3), que Pierre dénonça publiquement, et sans avoir
fait au préalable d'admonition secrète, Ananie et Saphire qui avaient menti
tacitement sur le prix de leur champ ; on ne voit pas non plus que Jésus ait
averti judas en secret avant de le dénoncer. Il n'est donc pas obligatoire par
précepte qu'une admonition secrète précède la dénonciation publique.
3. L'accusation est plus grave que la dénonciation. Or
il
est permis de procéder à une accusation publique sans la faire précéder d'une
admonition secrète ; dans les Décrétales il est en effet prescrit "qu'une
inscription doit précéder l'accusation". On ne voit donc pas qu'un
précepte oblige de faire précéder la dénonciation publique d'une admonition
secrète.
4. Il ne semble pas probable que ce qui est une coutume
générale chez les religieux aille contre les préceptes du Christ. Or il est
d'usage, chez les religieux, que l'on soit proclamé pour ses coulpes, au
chapitre, sans aucune admonition secrète préalable. Il ne paraît donc pas que
celle-ci soit obligatoire par précepte.
5. Les religieux sont tenus d'obéir à leurs supérieurs. Or il
arrive que des supérieurs commandent, ou bien à tous en général, ou bien à
quelqu'un en particulier, de leur signaler ce que l'on sait avoir besoin de
correction. Il semble donc qu'on soit tenu de le dire même avant une admonition
secrète. Il n'y a donc pas de précepte obligeant de faire une admonition
secrète avant la dénonciation publique.
Cependant :
Expliquant cette
parole (Mt 18, 15) : "Reprends-le seul à seul...", saint Augustin dit
: "Applique-toi à le corriger en évitant de l'humilier ; peut-être, en
effet, par honte commencera-t-il par justifier son péché ; ainsi rendrais-tu
pire celui que tu voulais rendre meilleur." Mais la charité nous oblige à
évite cette aggravation. L'ordre de priorité de la correction fraternelle tombe
donc sous le précepte.
Conclusion :
Sur la
dénonciation publique de péchés il faut distinguer. Les péchés sont en effet ou
publics ou secrets.
- S'ils sont
publics, il n'y a pas seulement à procurer un remède à celui qui a péché, pour
le rendre meilleur, mais aussi à tous ceux qui en ont eu connaissance, afin
d'éviter qu'ils ne soient scandalisés. De tels péchés méritent donc des
reproches publics, selon cette parole de saint Paul (1 Tm 5, 20) : "Le
coupable, reprends-les devant tout le monde, afin que les autres en éprouvent
de la crainte." Ce qu'il faut entendre des péchés publics, comme saint Augustin
en fait la remarque.
- Aux péchés
secrets paraît au contraire s'appliquer la parole du Seigneur (Mt 18, 15) :
"Si ton frère a péché contre toi..." En effet, s'il t’avait offensé
publiquement devant d'autres, il aurait également péché contre eux, en les
troublant. Mais parce que même des péchés secrets peuvent blesser le prochain, il
faut encore distinguer.
Il y a en effet
des péchés secrets qui sont nuisibles au prochain, corporellement ou spirituellement
; quand par exemple quelqu’un traite secrètement pour livrer la ville aux
ennemis ; ou lorsque, en privé, un hérétique détourne de la foi. Parce que
celui qui pèche ainsi en secret ne s'en prend pas seulement à toi, mais
également aux autres, il faut immédiatement procéder à une dénonciation, pour
empêcher le mal ; à moins qu'on ait de bonnes raisons de croire qu'on pourra
atteindre aussitôt ce résultat par une admonition secrète.
Mais il y a des
péchés secrets qui ne font de mal qu'à celui qui les commet, et à toi contre
qui il a péché, soit que tu sois directement lésé, soit seulement que tu aies
eu connaissance de ce mal. L'unique souci doit être alors de secourir notre
frère tombé dans le péché. Et de même que le médecin du corps s'efforce de
rendre la santé en évitant, s'il le peut, d'amputer un membre, et, s'il ne peut
faire autrement, en retranchant le membre le moins nécessaire, en sorte que la
vie de tout le corps soit conservée ; de même celui qui cherche l'amendement de
son frère doit, s'il le peut, guérir sa conscience, en sauvegardant sa
réputation. Car celle-ci est utile, d'abord au pécheur lui-même, non seulement
en ce qui concerne les biens temporels, où l'homme subit un détriment en
beaucoup de choses lorsqu'il perd sa réputation, mais encore dans l'ordre
spirituel, où la crainte du déshonneur en éloigne beaucoup du péché, car
lorsqu'ils s'estiment perdus de réputation, ils pèchent sans retenue. D'où
cette parole de saint Jérôme dans son Commentaire sur saint Matthieu : "Il
faut prendre ton frère à part pour le réprimander, de peur que, si jamais il
avait perdu le sentiment de la pudeur ou de la honte, il ne demeure dans le
péché."
- Une autre raison
de sauver la réputation d'un frère tombé dans le péché, est celle-ci : le
déshonneur rejaillit sur les autres. Comme saint Augustin en fait la remarque :
"Lorsque certains de ceux qui font profession d'une vie sainte sont, à
tort ou à raison, accusés ou convaincus de quelque crime, ils insistent, ils se
remuent, ils intriguent pour le faire croire au sujet de tous." De plus, le
péché de l'un étant rendu public, les autres sont incités à pécher à leur tour.
- Mais comme la
conscience doit passer avant la réputation, Dieu a voulu que, même au détriment
de celle-ci, on délivre du péché la conscience d'un frère par une dénonciation
publique.
On voit ainsi
qu'il est obligatoire que l'admonition secrète précède la dénonciation
publique.
Solutions :
1. Tout ce qui est caché, Dieu le connaît ; ainsi les péchés
secrets sont à ses yeux ce que sont les péchés publics aux yeux des hommes. Cependant
la plupart du temps, Dieu use pour ainsi dire de l’admonition secrète à l'égard
des pécheurs, par les aspirations intimes qu'il leur communique pendant la
veille ou le sommeil, selon Job (33, 15) : "Par des songes, par des
visions nocturnes, quand le sommeil s'appesantit sur les hommes... alors il
ouvre leurs oreilles, et en les instruisant il les forme à la discipline, pour
les détourner du mal qu'ils font."
2. Pour Jésus, en tant qu'il était Dieu, le péché de Judas
était comme public ; il pouvait donc le dénoncer aussitôt. Il ne le fit
pourtant pas, et se contenta de l'avertir en termes voilés. Pierre, lui, fit
connaître le péché d'Ananie et de Saphire au nom et de la part de Dieu qui le
lui avait révélé. On peut croire enfin, bien que l'Écriture ne le dise pas, que
joseph avait averti ses frères ; on peut dire aussi que leur péché était public
entre eux, ce qui explique qu'il soit dit au pluriel : "Il accusa ses
frères."
3. Quand il y a un péril imminent pour un grand nombre, la
parole du Seigneur : "Corrige-le seul à seul" ne s'applique pas, car
alors ton frère, par sa faute, ne pèche pas contre toi seul.
4. Les proclamations faites aux chapitres des religieux ne
concernent que des manquements légers qui ne nuisent pas à la réputation. Il
faut y voir des sortes de rappels de coulpes oubliées, plutôt que de véritables
accusations ou dénonciations. S'il s'agissait de fautes qui puissent nuire à la
réputation, on irait contre le précepte du Seigneur en rendant public de cette
façon le péché d'un frère.
5. On ne doit pas obéir à un supérieur contre un précepte
divin, selon cette parole des Actes (5, 29) : "Il faut obéir à Dieu plutôt
qu'aux hommes." Aussi, quand un supérieur ordonne qu'on lui révèle ce
qu'on sait avoir besoin de correction, son ordre doit être entendu sainement, en
respectant l'ordre à suivre dans la correction fraternelle ; que le précepte
soit fait en général à tous, ou à quelqu'un en particulier. Car si un clerc
portait un précepte allant contre cet ordre qui a été établi par Dieu, lui-même
qui a commandé, comme celui qui obéirait, pécheraient comme agissant contre le
précepte du Seigneur : dans ce cas, il ne faudrait pas obéir à ce clerc. Un
supérieur, en effet, n'est pas juge de ce qui est secret, mais Dieu seul. Aussi
le supérieur n'a-t-il le droit de faire des préceptes sur ce qui est secret que
dans la mesure où cela est manifesté par des indices, comme une mauvaise
réputation ou des soupçons. Dans ce cas le supérieur peut porter des préceptes,
tout comme un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger le serment de dire la
vérité.
Objections :
1. Il ne paraît pas, car les péchés secrets ne doivent pas
être manifestés aux autres ; en le faisant, on serait plutôt un "révélateur"
du crime qu'un "correcteur" de son frère, dit saint Augustin. Or
celui qui fait appel à des témoins manifeste à d'autres le péché de son frère.
Par conséquent, pour des péchés secrets, cet appel aux témoins ne doit pas
précéder la dénonciation publique.
2. Il faut aimer son prochain comme soi-même mais nul
n'appelle des témoins pour son péché caché ; on ne doit donc pas le faire pour
les péchés cachés d'un frère.
3. On appelle des témoins pour garantir quelque chose. Mais, dans
ce qui est secret, on ne peut rien garantir par témoins ; c'est donc en vain
qu'on les appelle dans ce cas.
4. Saint Augustin dit dans sa "Règle" : "Le
fait doit être montré au supérieur avant de le dire devant témoins." Or, montrer
quelque chose à un supérieur revient à le dire à l’Église. Donc l'appel de
témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Mt 18, 15) : "Si ton frère ne t'écoute pas, prends encore avec toi un ou
deux autres, etc."
Conclusion :
Pour aller d'un
extrême à l'autre, il est normal que l'on passe par le milieu. Or, dans la
correction fraternelle, le Seigneur a voulu que le point de départ fût secret :
c'est la réprimande faite par un frère à son frère, seul à seul ; il a voulu
également que le point d'arrivée fût public : c'est la dénonciation à l’Église.
Entre les deux se place logiquement la convocation de témoins : le péché de
notre frère n'est d'abord révélé qu'à un petit nombre d'hommes, qui pourront
servir et non pas nuire, en permettant d'amender le coupable sans le déshonorer
devant tous.
Solutions :
1. Certains ont ainsi compris l'ordre à suivre dans la
correction fraternelle - reprendre d'abord son frère en secret ; s'il consent à
écouter, tout est bien. S'il ne veut rien entendre, et que le péché soit tout à
fait occulte, s'en tenir là. Dans le cas où certains indices commenceraient à
révéler ce péché à quelques personnes, il faudrait aller plus loin, selon que
le Seigneur le prescrit. Cette interprétation va contre ce que saint Augustin
dit dans sa "Règle" : que le péché de notre frère ne doit pas être
dissimulé, "de peur qu'il n'engendre la putréfaction dans son coeur".
Il faut donc
parler autrement : après l'admonition secrète faite une ou plusieurs fois, il
faut y persévérer aussi longtemps qu'on peut espérer voir le pécheur se
corriger. Quand nous pouvons juger avec de sérieux motifs que l'admonition
secrète est inutile, il faut aller plus loin et, quel que soit le caractère
occulte du péché, appeler des témoins. Mais non pas si l'on estimait pour de
sérieux motifs que cela ne procurerait pas l'amendement de notre frère, mais
aggraverait son mal. Il faudrait alors arrêter totalement le processus de
correction, nous l'avons dit plus haut.
2. On n'a pas besoin de témoins pour se corriger soi-même de
son péché ; mais cela peut être nécessaire pour amender le péché de notre
frère. Ce n'est donc pas pareil.
3. On peut faire venir des témoins à trois fins.
Pour prouver que
quelqu'un a bien commis le péché dont il est accusé ; ainsi parle saint Jérôme.
En second lieu, pour
convaincre le coupable, si l'acte vient à se renouveler, comme saint Augustin
le dit dans sa "Règle".
Enfin pour
témoigner que "le frère chargé de l'admonition a fait ce qu'il a pu",
selon l'explication de saint Jean Chrysostome.
4. Saint Augustin, lorsqu'il dit qu'avant tout autre témoin il
faut avertir le supérieur, parle de celui-ci comme étant une personne privée, plus
capable que tout autre d'être utile ; mais non comme représentant de l'Église, c'est-à-dire
comme investi du pouvoir judiciaire.
LES VICES OPPOSÉS A LA CHARITÉ
- I. La haine, qui
s'oppose à la charité elle-même (Question 34)
- II. L'acédie
(Question 35) et l'envie (Question 36) qui s'opposent à la joie de la charité.
- III. La discorde
(Question 37) et le schisme, (Question 39) qui s'opposent à la paix.
- IV. L'inimitié
(Questions 40-42) et le scandale (Question 43), qui s'opposent à la
bienfaisance et à la correction fraternelle.
- 1. Est-il
possible d'avoir de la haine contre Dieu ? - 2. La haine de Dieu est-elle le
plus grand des péchés ? - 3. La haine du prochain est-elle toujours un péché ?
- 4. Est-elle le péché le plus grand parmi ceux qui se commettent contre le
prochain ? - 5. Est-elle un vice capital ? - 6. De quel vice capital
tire-t-elle son origine ?
Objections :
1. Il semble que non. Denys a dit en effet que "ce qui
est bon et beau en soi-même est aimé et apprécié par tous". Or Dieu est la
bonté et la beauté mêmes. On ne peut donc pas le haïr.
2. Il est dit au livre apocryphe d'Esdras que "toute
chose aspire à la vérité et se réjouit dans ses oeuvres". Or, Dieu est la
vérité même, selon saint Jean (13, 6). Donc Dieu est aimé de tous et personne
ne peut avoir de haine contre lui.
3. La haine est une aversion. Or, selon Denys, Dieu "tourne
toutes choses vers lui". Personne ne peut donc le haïr.
Cependant :
On lit dans le
Psaume (74, 23) : "L'orgueil de ceux qui te haïssent ne cesse de croître",
et en saint Jean (15, 24) : "Maintenant ils ont vu, et ils me haïssent, moi
et mon Père."
Conclusion :
Il résulte de ce
que nous avons dit précédemment que la haine est un mouvement de la puissance
appétitive, laquelle a besoin pour se mouvoir d'une appréhension préalable.
Mais Dieu peut être saisi par l'homme de deux façons. Ou bien il est saisi en
lui-même par la vision de son essence, ou bien il est saisi dans ses effets, lorsque
"ses oeuvres rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles"
(Rm 1, 20). Dieu est par essence la bonté même. On ne peut haïr la bonté même, car,
par définition, le bien est ce qu'on aime. C'est pourquoi il est impossible à
celui qui voit Dieu dans son essence d'avoir pour lui de la haine.
Mais pour ses
effets, certains ne peuvent en aucune façon contrarier la volonté humaine.
Ainsi l'existence, la vie, l'intelligence sont désirées et aimées de tous. On
ne peut haïr Dieu lorsqu'on le considère comme l'auteur de ces biens.
En revanche, il y
a des oeuvres de Dieu qui contrarient une volonté mal ordonnée, par exemple
lorsqu'il inflige une peine, ou encore lorsque la loi divine interdit de
pécher. Cela répugne à une volonté dépravée par le péché. En considération de
tels effets, il se peut que Dieu soit haï par certains lorsqu'on le considère
comme celui qui prohibe les péchés et qui inflige des peines.
Solutions :
1. L'argument est valable lorsqu'il s'agit de ceux qui voient
l'essence de Dieu, c'est-à-dire l'essence même de la bonté.
2. L'argument est valable lorsque l'on considère Dieu comme
l'auteur de ces effets qui sont aimés naturellement des hommes, effets parmi
lesquels se situent les oeuvres que la vérité offre à leur connaissance.
3. Dieu tourne toutes choses vers lui-même en tant qu'il est
le principe de l'être ; toutes choses, en effet, en tant qu'elles existent, tendent
à une similitude avec Dieu, qui est l'être même.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car le plus grave est le péché contre l'Esprit
Saint, qui est un péché irrémissible, comme il est écrit en saint Matthieu (12,
32). Mais la haine de Dieu n'est pas comptée parmi les espèces de péché contre
l'Esprit Saint, on a pu le voir précédemment.
2. Le péché consiste à s'éloigner de Dieu. Mais l'infidèle qui
n'a pas la connaissance de Dieu semble plus éloigné de Dieu que le fidèle, qui,
tout en éprouvant de la haine contre Dieu, le connaît néanmoins. Le péché
d'infidélité semble donc plus grave que la haine contre Dieu.
3. On ne peut haïr Dieu qu'en raison de ses oeuvres parmi
lesquelles il faut principalement citer la punition. Mais haïr la punition
n'est pas le plus grand des péchés.
Cependant :
Au meilleur
s'oppose le pire, dit le Philosophe. Or la haine de Dieu s'oppose à l'amour de
Dieu, en quoi consiste le meilleur de l'homme. La haine de Dieu est donc le
pire des péchés de l'homme.
Conclusion :
La déficience
propre au péché consiste dans le fait qu'il détourne de Dieu, nous l'avons dit
précédemment. Cette aversion ne serait pas coupable si elle n'était pas
volontaire. C'est pourquoi la faute consiste dans le fait de se détourner de
Dieu volontairement.
Cette aversion
volontaire de Dieu est directement impliquée dans la haine de Dieu, alors que
les autres péchés ne la réalisent que par participation et indirectement. En
effet, de même que la volonté s'attache par soi à ce qu'elle aime, de même par
soi, elle fuit ce qu'elle hait. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un hait Dieu, sa
volonté essentiellement se détourne de lui. Dans les autres péchés au contraire,
la fornication par exemple, on ne se détourne pas directement de Dieu, mais
sous un certain rapport, dans la mesure où l'appétit se porte vers un plaisir
désordonné, avec cette conséquence qu'on se détourne de Dieu. Toujours, en
effet, ce qui est essentiel a plus d'importance que ce qui est accidentel.
C'est pourquoi, parmi tous les péchés, la haine de Dieu est le plus grave.
Solutions :
1. Comme dit saint Grégoire : "c'est une chose de ne pas
faire le bien, c'en est une autre de haïr l'auteur du bien ; tout comme pécher
par précipitation, et pécher de propos délibéré". Ce qui donne à entendre
que la haine de Dieu, dispensateur de tout bien, est un péché délibéré, c'est-à-dire
un péché contre l'Esprit Saint. Il est donc clair que la haine contre Dieu est
par excellence le péché contre l'Esprit Saint, si tant est que celui-ci désigne
un genre particulier de péché. Si cependant on ne la compte pas parmi les
espèces de péché contre l'Esprit Saint, c'est parce qu'on la trouve
généralement dans toutes ces espèces.
2. L'infidélité n'est coupable que dans la mesure où elle est
volontaire. Et c'est pourquoi elle est d'autant plus grave qu'elle est plus
volontaire. Or, son caractère volontaire provient de ce qu'on a de la haine
contre la vérité proposée. Il est donc clair que la raison de péché, dans
l'infidélité, vient de la haine de Dieu, dont la foi reconnaît la vérité. Et
c'est pourquoi, de même qu'une cause est plus importante que son effet, ainsi
la haine de Dieu est un péché plus grand que l'infidélité.
3. Quiconque déteste le châtiment, ne hait pas pour autant
Dieu son auteur. Beaucoup en effet haïssent les châtiments et les supportent
cependant avec patience, par respect pour la justice divine. C'est pourquoi
saint Augustin dit que "Dieu nous ordonne de supporter les maux qui nous
châtient, non de les aimer." Mais quand on fait éclater sa haine contre
Dieu qui punit, c'est la justice elle-même qu'on hait. C'est là un péché très
grave. C'est pourquoi saint Grégoire dit : "De même qu'il est parfois plus
grave d'aimer le péché que de le commettre, de même parfois il est pire de haïr
la justice que d'y manquer."
Objections :
1. Il semble que non. En effet, il n'y a pas de péché dans
les préceptes ou les conseils de la loi divine. Comme disent les Proverbes (8, 8)
: "Toutes les paroles de Dieu sont droites ; en elles rien de mauvais ni
de pervers." Or, il est écrit en saint Luc (14, 26) : "Si quelqu'un
vient à moi sans haïr son père et sa mère, il ne peut être mon disciple." La
haine du prochain n'est donc pas toujours un péché.
2. Il ne peut pas y avoir de péché à imiter Dieu. Or
l'imitation de Dieu nous conduit à avoir de la haine pour certains. On peut
lire en effet dans l'épître aux Romains (1, 30) : "Les médisants haïs de
Dieu." Nous pouvons donc avoir de la haine pour certains sans pécher pour
autant.
3. Rien de ce qui relève de la nature n'est péché, puisque le
péché consiste à "s'écarter de ce qui est conforme à la nature", selon
saint Jean Damascène. Or il est naturel à tout être de haïr ce qui lui est
contraire et ce qui travaille à sa destruction. Il semble donc qu'il n'y a pas
de péché à haïr ses ennemis.
Cependant :
Il est écrit dans la Ière épître de saint Jean (2, 9) :
"Celui qui hait son frère est dans les ténèbres." Or les ténèbres
spirituelles sont les péchés. La haine du prochain ne peut donc exister sans
péché.
Conclusion :
La haine est
opposée à l'amour, nous l'avons vu. C'est pourquoi la haine a raison de mal
dans la mesure où l'amour a raison de bien. Or on doit aimer le prochain en
considération de ce qu'il tient de Dieu, c'est-à-dire en considération de la
nature et de la grâce ; on ne lui doit pas d'amour en considération de ce qu'il
tient de lui-même et du diable, c'est-à-dire en considération du péché et du
manquement à la justice. C'est pourquoi il est permis de haïr chez son frère le
péché et tout ce qui est manquement à la justice divine, mais on ne peut haïr
sans péché la nature et la grâce de son frère. Haïr chez son frère la faute et
ses manquements au bien, relève de l'amour du prochain, car il y a une même
raison pour vouloir du bien à quelqu'un et pour haïr le mal qui est en lui.
Ainsi donc, si l'on considère de façon absolue la haine de son frère, elle
s'accompagne toujours de péché.
Solutions :
1. Selon la nature et les affinités que nous avons avec nos
parents, nous sommes tenus de les honorer. C'est le commandement de Dieu, comme
le montre le livre de l'Exode (20, 12). Mais nous devons les haïr selon qu'ils
sont pour nous un obstacle dans notre montée vers la perfection de la justice
divine.
2. Ce que Dieu hait chez les médisants, c'est leur faute, non
leur nature. Ainsi nous pouvons haïr les médisants sans commettre de faute.
3. Les hommes ne s'opposent pas à nous en raison des biens
qu'ils tiennent de Dieu. C'est pourquoi, sous ce rapport, nous devons les
aimer. Mais ils s'opposent à nous quand ils se font nos ennemis, ce qui est une
faute de leur part. A ce titre, nous devons les haïr. Nous devons haïr en eux
le fait qu'ils sont nos ennemis.
Objections :
1. Il semble bien que oui. On peut lire en effet dans la 1ère
épître de saint Jean (3, 15) : "Celui qui hait son frère est un homicide."
Or l'homicide est le plus grave des péchés que l'on commette contre le
prochain. La haine aussi par conséquent.
2. Ce qu'il y a de pire s'oppose à ce qu'il y a de meilleur.
Or, ce qu'il y a de meilleur parmi ce que nous témoignons au prochain, c'est
l'amour. Tout le reste, en effet, se ramène à l'amour. La haine est donc ce
qu'il y a de pire.
Cependant :
1. Le mal "c'est ce qui nuit", d'après saint Augustin.
Or, il y a des péchés autres que la haine, qui nuisent davantage au prochain :
le vol, par exemple, l'homicide ou l'adultère. La haine n'est donc pas le péché
le plus grave.
2. De même, dans son commentaire de la phrase de saint Matthieu
(5, 19) : "Celui qui violera un seul de ces commandements, même des plus
petits...", saint Jean Chrysostome s'exprime ainsi : "Les
commandements de Moïse : Tu ne tueras pas,
tu ne commettras pas d'adultère, ne sont pas très importants si l'on
considère leur rétribution, mais ils le sont si l'on considère la faute. Les
commandements du Christ : "Tu ne te mettras pas en colère, tu n'auras pas
de mauvais désirs", sont de grande importance si l'on considère leur
rétribution, et de peu d'importance si l'on considère la faute." Or, la
haine est un mouvement intérieur de l'âme, comme la colère et la concupiscence.
La haine du prochain est donc un péché moins grand que l'homicide.
Conclusion :
Le péché que l'on
commet contre le prochain a raison de mal pour deux motifs : d'abord, parce
qu'il manifeste un désordre chez celui qui pèche ; ensuite parce qu'il cause un
dommage à celui contre qui l'on pèche. Sous le premier aspect, la haine est un
péché plus grand que les dommages extérieurs infligés au prochain. La haine, en
effet, manifeste le désordre de la volonté humaine, ce qu'il y a de plus
précieux dans l'homme, ce en quoi le péché trouve sa racine. Aussi, même
lorsqu'il y a désordre dans les actions extérieures, mais sans désordre dans la
volonté, il n'y a pas péché. C'est le cas par exemple de celui qui tue un homme
par ignorance ou par passion de la justice. Et s'il y a quelque culpabilité
dans les fautes extérieures que l'on commet contre le prochain, tout vient de
la haine intérieure. Mais quand on considère le dommage que l'on fait subir au
prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont plus graves que la haine
intérieure.
Solutions :
Cela montre
comment répondre aux objections.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car elle s'oppose directement à la
charité. Mais la charité est la principale et la mère des autres vertus. La
haine est donc éminemment un vice capital, et le principe de tous les autres.
2. Les péchés naissent en nous de l'inclination des passions, d'après
l'épître aux Romains (7, 5) : "Les passions des péchés agissaient en nos
membres et portaient ainsi des fruits de mort." Or, nous l'avons vu
précédemment, dans le domaine des passions de l'âme, c'est de l'amour et de la
haine que toutes les autres semblent découler. La haine est donc à placer parmi
les vices capitaux.
3. Le vice est un mal moral. Or, la haine, dans l'ordre du mal,
a une primauté sur toutes les autres passions. Il semble donc que la haine
doive être considérée comme un vice capital.
Cependant :
Saint Grégoire ne
compte pas la haine parmi les sept vices capitaux.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, le vice capital est celui qui, le plus fréquemment, donne naissance
à d'autres vices. Or, le vice s'oppose à la nature de l'homme en tant que
celui-ci est un animal raisonnable. Et quand on agit contre la nature, ce qui
appartient à la nature se corrompt petit à petit. Ainsi s'éloigne-t-on d'abord
de ce qui appartient à la nature à un moindre titre, et pour terminer, de ce
qui appartient à la nature à titre principal. Ce qui, en effet, vient en
premier au cours de la formation, vient en dernier au cours de la
désagrégation. Or, ce qui est d'abord et avant tout naturel à l'homme, c'est
d'aimer le bien, surtout le bien divin et le bien du prochain. C'est pourquoi
la haine, qui s'oppose à cet amour, ne vient pas en premier au cours de la
destruction de la vertu par les vices, mais en dernier. La haine n'est donc pas
un vice capital.
Solutions :
1. Aristote écrit : "La vertu d'une chose consiste en sa
bonne disposition par rapport à sa nature." C'est pourquoi dans l'ordre
vertueux il faut que soit premier et joue le rôle de principe ce qui est
premier et joue le rôle de principe dans l'ordre naturel. En raison de quoi la
charité est considérée comme la principale des vertus. Pour une raison analogue,
la haine ne peut venir en premier parmi les vices, on vient de le dire.
2. La haine du mal qui s'oppose au bien naturel vient en
premier parmi les passions de l'âme, de même que l'amour du bien naturel. Mais
la haine d'un bien conforme à la nature ne peut venir en premier ; elle vient
en dernier lieu, car une haine de cette sorte témoigne que la nature est déjà
corrompue. Il en est de même de l'amour d'un bien étranger à la nature.
3. Le mal est double. Il y a le mal qui est véritable, celui
qui s'oppose au bien de la nature. A l'égard de ce mal, la haine peut avoir
raison de priorité parmi les passions. Et il y a aussi un autre mal qui n'est
pas véritable mais apparent, celui qui en fait est un véritable bien, un bien
conforme à la nature, mais que l'on considère comme un mal parce que la nature
est corrompue. La haine de ce mal-là ne peut venir qu'en dernier lieu. Cette
haine est vicieuse, mais elle n'est pas première.
Objections :
1. Il semble que la haine ne naît pas de l'envie, car l'envie est
une certaine tristesse que nous inspire le bien d'autrui. Or, la haine ne naît
pas de la tristesse ; c'est plutôt l'inverse. Car nous nous attristons de la
présence de maux que nous haïssons. La haine ne naît donc pas de l'envie.
2. La haine s'oppose à l'amour. Or, l'amour du prochain se
ramène à l'amour de Dieu, comme nous l'avons vu plus haut. Donc la haine du
prochain se ramène à la haine de Dieu. Or, la haine de Dieu n'a pas l'envie
pour cause ; car nous n'envions pas ce qui est à une distance infinie de nous, comme
l'a montré le Philosophe. Ainsi donc, la haine n'est pas causée par l'envie.
3. Un effet unique a une cause unique. Or, la haine a pour
cause la colère. En effet, dit saint Augustin, "une colère qui monte se
transforme en haine". La haine n'a donc pas l'envie pour cause.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme : "La haine naît de l'envie."
Conclusion :
La haine du
prochain, nous venons de le dire, est l'ultime développement du péché, parce
qu'elle est à l'opposé de l'amour, qui est un sentiment naturel à l'égard du
prochain. Si l'on s'éloigne de ce qui est naturel, cela arrive parce qu'on veut
éviter ce qu'il est naturel de fuir. Ainsi, il est naturel pour un animal de
fuir la tristesse et de rechercher le plaisir, comme le montre Aristote. C'est
pourquoi, de même que l'amour a pour cause le plaisir, la haine a pour cause la
tristesse. De même, en effet que nous sommes poussés à aimer les choses qui
nous font plaisir, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la
raison de bien, de même nous sommes poussés à détester les choses qui nous
attristent, pour la raison qu'elles nous apparaissent alors sous la raison de
mal. Aussi, puisque l'envie est une tristesse provoquée par le bien du prochain,
elle a pour résultat de nous rendre haïssable le bien du prochain. De là vient
que la haine naît de l'envie.
Solutions :
1. Parce que la puissance d'appétit, comme la puissance
d'appréhension, fait retour sur ses actes, il en résulte, dans les mouvements
de l'appétit comme une espèce de circuit. Suivant le premier processus du
mouvement appétitif, l'amour engendre le désir, et le désir engendre le plaisir,
quand on a obtenu ce que l'on désirait. Et parce que le fait même de se
délecter d'un bien qu'on aime a raison de bien, il s'ensuit que le plaisir
cause l'amour. Pour la même raison, la tristesse cause la haine.
2. Les choses ne se présentent pas de la même façon selon
qu'il s'agit de l'amour ou de la haine. Car l'amour a pour objet le bien, qui
découle de Dieu sur les créatures. C'est pourquoi la dilection concerne d'abord
Dieu, et ensuite le prochain. Tandis que la haine a pour objet le mal, qui n'a
pas de place en Dieu lui-même, mais seulement dans ses oeuvres. Aussi
avons-nous dit précédemment qu'on ne peut avoir de la haine pour Dieu à moins
de le considérer dans ses oeuvres. C'est pourquoi la haine du prochain
existe avant la haine de Dieu. Aussi, puisque l'envie que l'on a pour le
prochain est cause de la haine que l'on a contre lui, elle devient par voie de
conséquence cause de la haine que l'on a contre Dieu.
3. Rien n'empêche qu'une même chose provienne, selon des
raisons diverses, de diverses causes. C'est ainsi que la haine peut naître
et de la colère et de l'envie. Elle naît cependant plus directement de l'envie
qui rend le bien du prochain attristant et par conséquent haïssable. Mais la
haine naît aussi de la colère par une certaine progression. Tout d'abord la
colère nous fait désirer le mal du prochain d'une manière mesurée, selon
qu'elle a raison de vengeance ; ensuite, si la haine persiste, on en arrive à
désirer absolument le mal du prochain, ce qui par définition est de la haine.
Il est donc clair que la haine naît formellement de l'envie à titre objectif, et
de la colère à titre de disposition.
Il faut étudier
maintenant les vices qui s'opposent à la joie de la charité. A la joie que
donne le bien divin s'oppose l'acédie (Question 35) ; à la joie que donne le
bien du prochain s'oppose l'envie (Question 36). C'est pourquoi nous étudierons
d'abord l'acédie, puis l'envie.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Est-elle un vice particulier ? - 3. Est-elle un péché mortel ? -
4. Est-elle un vice capital ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, selon le Philosophe : "nous ne
méritons ni louange ni blâme pour nos passions". Or l'acédie est une
passion, car elle est une espèce de tristesse, comme dit saint Jean Damascène
et nous l'avons vu plus haut. L'acédie n'est donc pas un péché.
2. Il n'y a pas de déficience corporelle se produisant à heure
fixe, que l'on puisse considérer comme un péché. Or il en est ainsi pour
l'acédie. Saint Cassien nous dit : "C'est surtout aux environs de la
sixième heure que l'acédie tourmente le moine, comme une sorte de fièvre qui
monte à l'heure dite, attaquant l'âme malade par les accès les plus ardents de
ses feux à des heures régulières et déterminées." L'acédie n'est donc pas
un péché.
3. Ce qui procède d'une bonne racine ne semble pas être un
péché. Or, l'acédie procède d'une bonne racine, puisque Saint Cassien fait
remarquer que l'acédie vient de ce que quelqu'un se trouve douloureux de ne pas
produire de fruit spirituel ; il fait alors grand cas des monastères qui ne
sont pas les siens. Ce qui semble une marque d'humilité. L'acédie n'est donc
pas un péché.
4. Il faut toujours fuir le péché. "Fuis le péché comme
le serpent", dit l'Ecclésiaste (21, 2). Or, Saint Cassien note que "l'expérience
prouve qu'il ne faut pas fuir les assauts de l'acédie, mais la surmonter en lui
résistant". Donc, l'acédie n'est pas un péché.
Cependant :
Ce que défend la
Sainte Écriture est un péché. Or, il en est ainsi pour l'acédie. Il est écrit
en effet dans l'Ecclésiastique (6, 26) : "Offre-lui tes épaules et
porte-là", il s'agit de la sagesse spirituelle - "et tu n'éprouveras
pas d'acédie en restant dans ses liens". Donc, l'acédie est un péché.
Conclusion :
L'acédie, selon
saint Jean Damascène, est "une tristesse accablante" qui produit dans
l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à
la manière de ces choses qui, étant acides, sont, de surcroît, froides (et
inertes). Et c'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action.
C'est ce que démontre la Glose commentant le Psaume (107, 18) : "Ils
avaient toute nourriture en horreur." Certains la définissent "une
torpeur de l'esprit qui ne peut entreprendre le bien". Une telle tristesse
est toujours mauvaise, parfois en elle-même, parfois en ses effets. Est
mauvaise en elle-même la tristesse qui provient d'un mal apparent et d'un bien
véritable ; à l'inverse, est mauvaise la délectation d'un bien apparent et d'un
mal véritable. Donc, puisque le bien spirituel est un vrai bien, la tristesse
qui provient d'un bien spirituel est mauvaise en elle-même. Quant à la
tristesse qui provient d'un mal véritable, elle est mauvaise dans ses effets
lorsqu'elle accable l'homme au point de l'empêcher totalement de bien agir.
Aussi l'Apôtre (2 Co 2, 7) ne veut-il pas que celui qui fait pénitence
"sombre dans une tristesse excessive" à la vue de son péché. Donc, parce
que l'acédie, comme nous l'envisageons ici, est une tristesse provenant d'un
bien spirituel, elle est doublement mauvaise : en elle-même et dans ses effets.
Et c'est pourquoi l'acédie est un péché, car, nous l'avons montré, ce qui est
mauvais dans les mouvements de l'appétit est un péché.
Solutions :
1. En elles-mêmes les passions ne sont pas des péchés, mais
elles méritent le blâme quand elles s'appliquent à quelque chose de mauvais, de
même qu'elles sont dignes de louange quand elles s'appliquent à quelque chose
de bon. En elle-même la tristesse ne signale ni quelque chose de louable ni
quelque chose de blâmable. La tristesse est louable quand elle provient d'un
mal véritable et qu'elle reste modérée. La tristesse est blâmable quand elle provient
d'un bien, ou qu’elle est immodérée. C'est ainsi que l'acédie est un péché.
2. Les passions de l'appétit sensible peuvent être en
elles-mêmes des péchés véniels, et incliner l'âme au péché mortel. Parce que
l'appétit sensible est lié à un organe corporel, il en résulte qu’à la suite
d'une modification d'ordre corporel, l’homme se trouve plus disposé à quelque
péché. Et c'est pourquoi il peut arriver qu'en raison des changements d'ordre
corporel survenant à des moments précis, certains péchés nous assaillent
davantage. Ainsi, toute déficience corporelle, de soi, dispose à la tristesse, c'est
pourquoi ceux qui jeûnent quand, vers le milieu du jour, ils commencent à
éprouver le manque de nourriture et sont accablés par l'ardeur du soleil, subissent
davantage les assauts de l'acédie.
3. C'est pour l'homme une marque d'humilité de ne pas
s'exalter lui-même, alors qu'il constate ses propres défauts. Mais ce n'est pas
de l'humilité, mais plutôt de l'ingratitude que de mépriser les biens qui lui
viennent de Dieu. C'est ce mépris qui engendre l'acédie. Nous nous attristons
en effet de ce que nous estimons mauvais ou de peu de prix. Il est donc
nécessaire que si quelqu'un apprécie les biens des autres, il ne méprise pas
pour autant les biens que Dieu lui réserve. Car alors ceux-ci deviendraient
attristants.
4. Il faut toujours fuir le péché. Mais il faut vaincre le
péché parfois en le fuyant, parfois et lui résistant. En le fuyant, quand une
rumination continue augmente l'excitation du péché, ce qui est le cas pour la
luxure. C'est pourquoi saint Paul écrit (1 Co 6, 18) : "Fuyez la
fornication." Et il faut vaincre le péché en lui résistant, quand une
réflexion prolongée supprime l'attrait du péché qui provient d'un examen
superficiel. Ce qui est le cas pour l'acédie, car plus nous réfléchissons aux
biens spirituels, plus aussi ils nous deviennent agréables ; ce qui fait cesser
l'acédie.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, ce qui se vérifie pour chaque
vice ne constitue pas une raison particulière de vice. Or, tous les vices font
que l'homme s'attriste du bien spirituel opposé ; car le luxurieux s'attriste
du bien de la continence, le gourmand s'attriste du bien de l'abstinence.
Puisque l'acédie est une tristesse qui provient du bien spirituel, nous venons
de le voir, il semble donc que l'acédie ne soit pas un péché spécial.
2. Puisque l'acédie est une certaine tristesse, elle s'oppose
à la joie. Or la joie n'est pas une vertu spéciale. On ne peut donc pas dire
non plus que l'acédie soit un vice spécial.
3. Puisque le bien spirituel est un objet d'ordre général que
la vertu recherche et que le vice fuit, il ne constitue pas une raison spéciale
de vertu ou de vice, à moins qu'une addition n'en restreigne le sens. Or, si
l'acédie est un vice spécial, il n'y a que le labeur, semble-t-il, pour
apporter cette précision restrictive. C'est en effet parce que les biens
spirituels sont laborieux que certains les fuient, si bien que l'acédie est une
espèce d'ennui. Or, il n'appartient qu'à la paresse de fuir l'effort et de
chercher le repos corporel. L'acédie ne serait donc rien d'autre que la paresse.
Ce qui semble faux, car la paresse s'oppose au zèle, alors que l'acédie
s'oppose à la joie. L'acédie n'est donc pas un vice particulier.
Cependant :
Saint Grégoire
distingue l'acédie des autres vices. Elle est donc un vice spécial.
Conclusion :
Puisque l'acédie
est une tristesse qui provient du bien spirituel, si l'on considère le bien
spirituel dans son acception générale, l'acédie ne pourra signifier un vice
spécial. Tout vice, en effet, comme on l'a dit, fuit le bien de la vertu
opposée. De même, on ne peut pas dire que l'acédie soit un vice spécial dans la
mesure où elle fuit le bien spirituel en tant qu'il est fatigant ou pénible
pour le corps, ou qu'il empêche sa délectation ; car cela ne la distinguerait
pas des vices charnels qui nous font rechercher le repos et le plaisir du
corps.
Et c'est pourquoi
nous devons dire qu'il y a un ordre parmi les biens spirituels ; en effet, tous
les biens spirituels qui se trouvent dans les actes de chaque vertu sont
ordonnés à un bien spirituel unique qui est le bien divin, que concerne une
vertu spéciale, la charité. Il appartient donc à chaque vertu de se réjouir de
son bien spirituel propre, qui se trouve dans son acte propre ; mais cette joie
spirituelle qui se réjouit du bien divin appartient spécialement à la charité.
Et de même, cette tristesse au sujet du bien spirituel qui se trouve dans les
actes de chaque vertu n'appartient pas à un vice spécial, mais à tous les
vices. Au contraire, s'attrister du bien divin, dont se réjouit la charité, cela
appartient à un vice spécial qu'on appelle l'acédie.
Solutions :
On répond ainsi
clairement aux objections.
Objections :
1. L'acédie ne semble pas être un péché mortel. En effet, tout
péché mortel s'oppose à un précepte de la loi divine. Or, l'acédie ne s'oppose
à aucun précepte, semble-t-il, comme on le voit en examinant l'un après l'autre
les préceptes de décalogue.
2. Un péché d'action n'est pas moins grand qu'un péché du
coeur appartenant au même genre. Or, agir en s'écartant d'un bien spirituel
conduisant à Dieu, n'est pas péché mortel ; autrement, quiconque n'observerait
pas les conseils pécherait mortellement. Donc l'acédie n'est pas péché mortel.
3. On ne trouve pas de péché mortel chez les hommes parfaits. Mais
on trouve chez eux de l'acédie, et Saint Cassien a pu dire que l'acédie "est
surtout éprouvée par les solitaires et qu'elle constitue l'ennemi le plus
pernicieux et le plus fréquent pour ceux qui demeurent au désert".
L'acédie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant :
saint Paul nous
dit (2 Co 7, 10) : "La tristesse selon ce monde produit la mort." C'est
le cas de l'acédie. Elle n'est pas en effet une "tristesse selon Dieu",
laquelle se distingue par opposition à la tristesse selon ce monde qui produit
la mort. Donc elle est péché mortel.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit antérieurement, on appelle péché mortel celui qui détruit la vie
spirituelle. Celle-ci vient de la charité selon laquelle Dieu habite en nous.
Aussi un péché est-il mortel en raison de son genre lorsque, de lui-même, selon
sa raison propre, il s'oppose à la charité. Or, c'est le cas pour l'acédie. Car
l'effet propre de la charité, nous l'avons déjà dit, est la joie qui vient de
Dieu ; tandis que l'acédie est la tristesse que nous inspire le bien spirituel
en tant qu'il est le bien divin. Aussi, en raison de son genre, l'acédie
est-elle péché mortel.
Il faut remarquer
cependant que les péchés qui, par leur genre, sont mortels ne le sont que s'ils
atteignent leur perfection. Car l'achèvement du péché est dans le consentement
de la raison. Nous parlons en effet maintenant du péché humain, qui consiste
dans un acte humain dont le principe est la raison. Aussi le péché qui commence
dans la seule sensualité, sans parvenir jusqu'au consentement de la raison, est-il
péché véniel à cause du caractère imparfait de son acte. C'est ainsi qu'en
matière d'adultère le désir qui demeure dans la seule sensualité est péché
véniel, mais s'il parvient jusqu'au consentement de la raison, il est péché mortel.
C'est ainsi encore qu'un mouvement d'acédie existe parfois dans la seule
sensualité, en raison de l'opposition de la chair à l'esprit, et il est alors
péché véniel. Mais parfois le mouvement d'acédie parvient jusqu'à la raison qui
accepte de fuir, de prendre en horreur et de détester le bien divin, la chair
prévalant tout à fait contre l'esprit. Alors, il est évident que l'acédie est
péché mortel.
Solutions :
1. L'acédie est contraire au précepte de sanctification du
sabbat qui prescrit, selon qu'il est un précepte moral, le repos de l'esprit de
Dieu. A cela s'oppose la tristesse spirituelle à l'égard du bien divin.
2. L'acédie n'est pas un éloignement de l'esprit envers un
bien spirituel quelconque, mais envers le bien divin, auquel l'esprit doit d'unir
de toute nécessité. Si quelqu'un s'attriste parce qu'on l'oblige à accomplir
des oeuvres de vertu auxquelles il n'est pas tenu, il ne commet pas le péché
d'acédie. Mais il le commet lorsqu'il s'attriste de ce qu'il doit accomplir
pour Dieu.
3. Chez les saints hommes on trouve des mouvements imparfaits
d'acédie, qui n'atteignent pas cependant jusqu'au consentement de la raison.
Objections :
1. Il semble que non. On appelle en effet vice capital celui
qui pousse à des actes de péchés, nous l'avons dit précédemment. Or, l'acédie
ne pousse pas à agir, mais retient plutôt d'agir. Elle n'est donc pas un vice
capital.
2. Le vice capital a des filles qui lui sont attribuées. Saint
Grégoire attribue à l'acédie six filles qui sont "la malice, la rancune, la
pusillanimité, le désespoir, la torpeur vis-à-vis des commandements, le
vagabondage de l'esprit autour des choses défendues", qu'il ne semble pas
exact de faire naître de l'acédie. La rancune, en effet, semble bien être
identique à la haine, et celle-ci naît de l'envie, nous l'avons vu plus haut.
La malice est un genre qui englobe tous les vices, de même que le vagabondage
de l'esprit autour de choses défendues. La torpeur vis-à-vis des commandements
semble bien identique à l'acédie. Quant à la pusillanimité et au désespoir, ils
peuvent provenir de n'importe quel péché. Il n'est donc pas exact de considérer
l'acédie comme un vice capital.
3. Saint Isidore distingue le vice d'acédie du vice de
tristesse. Il y a tristesse, dit-il, quand on s'écarte d'un devoir onéreux et
pénible auquel on est tenu ; acédie quand on se laisse aller à une inaction
coupable. Et il ajoute que la tristesse produit "la rancune, la
pusillanimité, l'amertume, le désespoir" ; et que l'acédie a sept filles :
l'inaction, l'indolence, l'agitation de l'esprit, la nervosité, l'instabilité, le
bavardage, la curiosité. Il semble bien que l'un ou l'autre, saint Grégoire ou Saint
Isidore, ait tort de ranger l'acédie parmi les vices capitaux chacun avec ses
filles.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme que l'acédie est un vice capital et qu'elle a les filles que l'on a
dites.
Conclusion :
Comme nous l'avons
vu antérieurement, un vice est appelé capital lorsqu'il est prêt à engendrer
d'autres vices selon la raison de cause finale. De même que les hommes se
donnent beaucoup de mal en vue du plaisir, soit afin de l'obtenir, soit parce
que l'entraînement du plaisir les pousse à d'autres activités ; de même ils se
donnent beaucoup de mal en vue de la tristesse, soit afin de l'éviter, soit que
pressés par elle, ils se hâtent de faire autre chose. Aussi, puisque l'acédie
est une tristesse, comme nous l'avons vu, est-il juste d'en faire un vice
capital.
Solutions :
1. Il est vrai que l'acédie, en pesant sur l'esprit, retient
l'homme des activités qui causent la tristesse. Mais elle pousse aussi à
certains actes qui, ou bien sont en accord avec la tristesse, comme de pleurer,
ou bien permettent d'éviter la tristesse.
2. Saint Grégoire a désigné les filles de l'acédie comme il le
fallait. En effet, selon le Philosophe, "personne ne peut rester longtemps
sans plaisir, en compagnie de la tristesse". C'est pourquoi la tristesse a
nécessairement deux résultats ; elle conduit l'homme à s'écarter de ce qui
l'attriste ; et elle le fait passer à d'autres activités où il trouve son
plaisir. De même, ceux qui ne peuvent goûter les joies spirituelles se portent
vers les joies corporelles selon Aristote. Dans ce mouvement de fuite par
rapport à la tristesse, se remarque le processus suivant : d'abord, l'homme
fuit les choses qui l'attristent ; ensuite il combat ce qui lui apporte de la
tristesse. Or, les biens spirituels dont l'acédie s'attriste sont la fin et les
moyens qui regardent la fin. On fuit la fin par le désespoir. On fuit les biens
ordonnés à la fin, s'il s'agit de biens difficiles appartenant à la voie des
conseils, par la pusillanimité ; s'il s'agit de biens qui relèvent de la
justice commune, on les fuit par la torpeur à l'égard des préceptes. Le combat
contre les biens spirituels attristants est parfois mené contre les hommes qui
les proposent, et c'est alors la rancune ; parfois le combat s'étend aux biens
spirituels eux-mêmes, ce qui conduit à les détester, et c'est alors la malice
proprement dite. Enfin, lorsqu'en raison de la tristesse causée par les biens
spirituels, on se porte vers les choses extérieures qui procurent du plaisir, la
fille de l'acédie est alors l'évasion vers les choses défendues.
La réponse aux
objections faites à chacune des filles de l'acédie est donc claire. En effet, la
malice n'est pas prise ici comme le genre commun à tous les vices, mais de la
façon que nous venons de dire. La rancune n'est pas prise ici dans un sens
général qui rejoint la haine, mais comme un ressentiment, nous venons de le
dire. Et il faut en dire autant pour les autres filles de l'acédie.
3. Saint Cassien distingue, lui aussi, la tristesse de
l'acédie ; mais saint Grégoire est plus exact en appelant l'acédie une
tristesse. Car, nous l'avons vu plus haut, la tristesse n'est pas un vice
distinct des autres en tant qu'on se refuse à un travail pénible et fatigant, ou
en tant qu'on s'attriste pour quelque autre motif, mais selon qu'on s'attriste
du bien divin. Cela fait partie de la définition de l'acédie, qui se tourne
vers une inaction coupable en tant qu'elle dédaigne le bien divin.
Mais la
descendance qu'Isidore attribue à la tristesse et à l'acédie se ramène aux
affirmations de saint Grégoire. Car l'amertume qu'Isidore fait venir de la
tristesse est un effet de la rancune. L'inaction et l'indolence se ramènent à
la torpeur en face des commandements ; celui qui est inactif les omet
complètement, celui qui est indolent les accomplit avec négligence. Les cinq
autres vices qu'il fait venir de l'acédie appartiennent tous à l'évasion de
l'esprit vers les choses défendues. Quand cette évasion a son siège au sommet
de l'esprit chez celui qui se dissipe à contretemps dans tous les sens, on
l'appelle l'agitation de l'esprit ; quand elle se rapporte à la puissance de
connaissance, on l'appelle la curiosité ; quand elle se rapporte à la faculté
d'élocution, on l'appelle le bavardage ; quand elle se rapporte au corps, incapable
de demeurer en un même lieu, on l'appelle la nervosité, si l'on veut signaler
le vagabondage de l'esprit que manifestent les membres se répandant en
mouvements désordonnés ; l'instabilité, si l'on veut signaler la diversité des
lieux. L'instabilité peut désigner aussi l'inconstance dans les projets.
- 1. Qu'est-ce que
l'envie ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-elle un péché mortel ? - 4.
Est-elle un vice capital et quelles sont ses filles ?
Objections :
1. Il semble que l'envie ne soit pas une tristesse, car la
tristesse a pour objet le mal, tandis que l'envie a pour objet le bien. Saint Grégoire
a dit en effet en parlant de l'envie : "Elle est une blessure pour
l'esprit qui se ronge, torturé par le bonheur d'autrui." L'envie n'est
donc pas une tristesse.
2. La ressemblance n'est pas une cause de tristesse, mais bien
plutôt de joie. Or la ressemblance est cause de l'envie. Le Philosophe dit en
effet : "Ils connaîtront l'envie, ceux qui ont des gens qui leur
ressemblent selon la race ou la parenté, par la taille, le comportement, ou
l'opinion." Donc l'envie n'est pas une tristesse.
3. La tristesse provient d'une déficience. C'est pourquoi ceux
à qui il manque beaucoup de choses sont enclins à la tristesse, nous l'avons vu
en étudiant les passions. Or ceux "à qui manquent peu de choses, qui
aiment les honneurs, et que l'on considère comme des sages, sont envieux",
d'après Aristote. L'envie n'est donc pas une tristesse.
4. La tristesse s'oppose au plaisir. Or, des contraires ne
peuvent avoir la même cause. C'est pourquoi le souvenir des biens que l'on a
possédés étant une cause de plaisir, on l'a vu, ce souvenir ne sera pas cause
de tristesse. Or, ce souvenir est cause d'envie. Le Philosophe dit en effet que
certains envient "ceux qui possèdent ou ont possédé les biens qui leur
convenaient à eux-mêmes, ou qu'eux-mêmes avaient parfois possédés".
L'envie n'est donc pas une tristesse.
Cependant :
Le Damascène fait
de l'envie une espèce de tristesse et dit que l'envie est "une tristesse
des biens d'autrui".
Conclusion :
La tristesse a pour
objet un mal personnel. Or, il arrive que le bien d'autrui soit considéré comme
un mal personnel. Sous ce rapport le bien d'autrui peut être objet de
tristesse. Et cela de deux façons : ou bien l'on s'attriste du bien d'autrui
parce qu'il nous menace de quelque dommage ; c'est le cas de l'homme qui
s'attriste de l'élévation de son ennemi, car il craint d'avoir à en souffrir.
Une telle tristesse n'est pas de l'envie ; elle est plutôt un effet de la
crainte, selon le Philosophe. Ou encore le bien d'autrui est considéré comme un
mal personnel parce qu'il a pour résultat de diminuer notre gloire et notre
réussite propres. C'est ainsi que l'envie s'attriste du bien d'autrui. Voilà
pourquoi on envie surtout "les biens qui comportent de la gloire, et d'où
les hommes aiment tirer honneur et réputation", dit Aristote.
Solutions :
1. Rien n'empêche que ce qui est bon pour l'un soit considéré
comme mauvais pour l'autre. C'est pourquoi la tristesse peut provenir d'un bien,
on vient de le dire.
2. L'envie vient de la gloire d'autrui en tant que celle-ci
diminue la gloire que l'on désire. En conséquence, on envie seulement ceux que
l'on veut égaler ou surpasser en gloire. Or cela n'est pas possible envers ceux
qui sont très loin de nous ; personne en effet, à moins d'être insensé, ne
cherche à égaler ou à surpasser dans la gloire ceux qui sont de beaucoup
supérieurs ; l'homme du peuple, par exemple, n'envie pas le roi, ni le roi
l'homme du peuple, qu'il dépasse de beaucoup. C'est pourquoi l'homme n'envie
pas ceux qui sont très loin de lui, par le lieu, par le temps, ou par la
situation, mais il envie ceux qui lui sont proches, qu'il s'efforce d'égaler ou
de surpasser. Car lorsque ceux-ci nous dépassent en gloire, cela va contre
notre intérêt, et il en résulte de la tristesse. Pour que la ressemblance soit
cause de joie, il faut qu'elle ait l'accord de la volonté.
3. Personne ne s'efforce d'atteindre à un bien qui le dépasse
de beaucoup. Et donc on ne porte pas envie à celui qui y excellerait. Mais si
l'écart n'est pas grand, il semble qu'on puisse atteindre à ce bien, et alors
on le recherche. Si cette recherche échoue parce que l'autre a trop de gloire, on
s'attriste. Et c'est pourquoi, ceux qui aiment les honneurs sont les plus
envieux. Et de même les pusillanimes sont envieux, parce que, attachant de
l'importance à toute chose, tout ce qui arrive de bon à quelqu'un, ils y voient
une grande défaite pour eux. C'est pourquoi il est dit dans Job (5, 2 Vg) :
"L'envie fait mourir le petit." Et saint Grégoire : "Nous
pouvons envier seulement ceux que nous estimons meilleurs que nous sur quelque
point."
4. Le souvenir des biens passés, en tant qu'on les a possédés,
cause du plaisir ; mais en tant qu'on les a perdus, il cause de la tristesse.
Et en tant qu'ils sont possédés par d'autres, ils causent de l'envie. Car cela
surtout semble porter atteinte à notre gloire personnelle. Aussi, le Philosophe
fait-il remarquer que "les vieillards envient les jeunes, et que ceux qui
ont payé cher leurs acquisitions envient ceux qui les ont faites à peu de frais".
Ils s'affligent en effet de la perte de leurs biens et du fait que d'autres les
ont acquis.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, saint Jérôme écrit à Laeta
sur l'éducation de sa fille : "Qu'elle ait des compagnes d'études qu'elle
puisse envier, dont l'éloge la pique." Mais personne ne doit être incité à
pécher. Donc l'envie n'est pas un péché.
2. L'envie est "la tristesse que donne le bien d'autrui",
selon le Damascène. Or, cette tristesse peut être louable, car il est dit dans
les Proverbes (29, 2) : "Quand les impies dominent, le peuple gémit."
L'envie n'est donc pas un péché.
3. L'envie désigne un certain zèle. Mais un certain zèle est
bon, selon le Psaume (69, 10) : "Le zèle de ta maison me dévore." Donc
l'envie n'est pas toujours un péché.
4. La peine se distingue de la faute. Or, l'envie est une
peine, comme le montre saint Grégoire : "Lorsque, après une défaite, le
coeur est corrompu par l'envie, les signes extérieurs eux-mêmes indiquent la
gravité du délire qui s'empare de la raison : le visage pâlit, les joues se
creusent, l'esprit s'enflamme, les membres se glacent, la pensée est prise de
rage, les dents grincent." Donc l'envie n'est pas un péché.
Cependant :
saint Paul écrit
aux Galates (5, 26) : "Ne cherchons pas la vaine gloire en nous provoquant
les uns les autres, en nous enviant mutuellement."
Conclusion :
L'envie, nous
l'avons vu, est une tristesse provoquée par "le bien d'autrui". Mais
cette tristesse peut naître de quatre façons.
1° On s'afflige du
bien d'autrui parce qu'on en redoute un dommage pour soi-même et pour d'autres
biens. Cette tristesse n'est pas de l'envie, nous l'avons vu, et elle peut
exister sans péché. Aussi saint Grégoire peut-il écrire : "Il arrive
souvent que, sans manquer à la charité, la ruine de l'ennemi nous réjouisse, ou
encore son succès nous attriste, sans qu'il y ait péché d'envie, lorsque nous
estimons que sa chute permettra à certains de se relever, lorsque nous
craignons que son succès ne soit pour beaucoup le signal d'une injuste
oppression."
2° On peut
s'attrister du bien d'autrui, non parce que lui-même possède un bien, mais
parce que ce bien nous manque. Et cela, c'est proprement le zèle, d'après le
Philosophe. Si ce zèle se rapporte à des biens honnêtes il est digne de louange
; saint Paul écrit (1 Co 14, 1) : "Ayez de l'émulation pour les dons
spirituels." S'il se rapporte à des biens temporels, il peut s'accompagner
de péché ou non.
3° On s'attriste
du bien d'autrui lorsque celui à qui le bien échoit en est indigne. Cette
tristesse ne peut naître de biens honnêtes qui améliorent celui qui les reçoit
; mais d'après le Philosophe, elle provient de richesses et de biens de ce
genre, qui peuvent échoir aux dignes comme aux indignes. Cette tristesse, selon
lui, s'appelle la némésis ou l'indignation que cause l'injustice, et
elle est conforme aux bonnes moeurs. Mais il parle ainsi parce qu'il
considérait en eux-mêmes les biens temporels qui peuvent sembler grands à ceux
qui ne prêtent pas attention aux biens éternels. Mais selon la doctrine de la
foi, les biens temporels que reçoivent les indignes leur sont octroyés en vertu
d'une juste ordonnance de Dieu, pour leur amendement ou pour leur condamnation.
Ces biens ne sont pour ainsi dire d'aucune valeur en comparaison des biens
futurs qui sont réservés aux bons. Aussi cette tristesse est-elle interdite par
l'Écriture sainte selon le Psaume (37, 1) : "N'envie pas les pêcheurs, ne
jalouse pas ceux qui commettent l'iniquité." Et dans un autre Psaume (73, 2-3)
: "Encore un peu, je faisais un faux pas, car j'étais jaloux des impies, voyant
la prospérité des pécheurs."
4° On s'attriste
des biens d'autrui lorsque le prochain a plus de biens que nous. Et cela, c'est
proprement l'envie. Elle est toujours mauvaise, selon le Philosophe : "parce
que l'on s'afflige de ce dont il faut se réjouir, à savoir du bien du prochain".
Solutions :
1. L'envie est prise ici pour le zèle qui doit nous faire
progresser en compagnie des meilleurs.
2. Cet argument se fonde sur la tristesse du bien d'autrui
dont nous avons parlé en premier lieu dans la Réponse.
3. L'envie diffère du zèle, nous venons de le dire. Le zèle
peut être bon, alors que l'envie est toujours mauvaise.
4. Rien n'empêche qu'un péché, lorsqu'il s'y ajoute quelque
autre chose, ne prenne un caractère de peine. Nous l'avons vu précédemment en
traitant des péchés.
Objections :
1. Il semble que non. Car, puisque l'envie est une tristesse,
elle est une passion de l'appétit sensible. Or, le péché mortel ne se trouve
pas dans la sensualité, mais seulement dans la raison ; Saint Augustin l'a
montré. L'envie n'est donc pas péché mortel.
2. Il ne peut y avoir de péché mortel chez les enfants. Or, l'envie
peut se trouver chez eux. Saint Augustin dit en effet : "J'ai vu, j'ai
observé un enfant envieux : il ne parlait pas encore et, blême, il jetait un
regard méchant sur son frère de lait." L'envie n'est donc pas un péché
mortel.
3. Tout péché mortel est contraire à une vertu. Or, l'envie
n'est pas contraire à une vertu, mais à l'indignation qui est une passion, selon
le Philosophe. L'envie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant :
Il est écrit dans Job (5, 2 Vg) : "L'envie fait mourir
le petit." Or, il n'y a que le péché mortel pour donner la mort
spirituelle.
Conclusion :
L'envie, par son
genre, est péché mortel. Le genre d'un péché se prend en effet de son objet. Or,
l'envie, en raison de son objet, est contraire à la charité, qui fait vivre
l'âme spirituelle, selon saint Jean (1 Jn 3, 14) : "Nous savons que nous
sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères." En
effet, la charité et l'envie ont toutes deux pour objet le bien du prochain, mais
selon un mouvement contraire : alors que la charité se réjouit du bien du
prochain, l'envie s'en attriste, nous l'avons vu. Il est donc clair que l'envie,
par son genre, est péché mortel.
Il reste, comme
nous l'avons vu plus haut qu'on trouve en chaque genre de péchés mortels des
mouvements imparfaits qui, demeurant dans la sensualité, ne sont que des péchés
véniels ; c'est le cas en matière d'adultère, pour le premier mouvement de
concupiscence ; ou en matière d'homicide, pour le premier mouvement de colère.
De même, dans le genre de l'envie, on trouve, parfois même chez des hommes
parfaits, des premiers mouvements qui sont des péchés véniels.
Solutions :
1. Le mouvement d'envie, en tant qu'il est une passion de la
sensualité, est un acte imparfait dans le genre des actes humains, dont le
principe est la raison. Cette envie-là n'est pas péché mortel. Il en est de
même de l'envie des enfants qui n'ont pas l'usage de la raison.
2. Cela répond aussi à la deuxième objection.
3. L'envie, d'après le Philosophe, s'oppose à l'indignation et
à la miséricorde, mais différemment. Car elle s'oppose directement à la
miséricorde selon leur objet principal : l'envieux, en effet, s'attriste du
bien du prochain, alors que le miséricordieux s'attriste du mal du prochain.
Aussi les envieux ne sont-ils pas miséricordieux, et l'inverse n'est pas vrai
non plus. L'envie et l'indignation ou némésis s'opposent suivant ceux à
qui appartient le bien dont elles s'attristent ; car celui qui s'indigne
s'attriste du bien de ceux qui agissent indignement, comme dit le Psaume (73, 3)
: "J'étais jaloux des impies, voyant la prospérité des pécheurs"
tandis que l'envieux s'attriste du bien de ceux qui en sont dignes. La première
opposition, entre l'envie et la miséricorde, est donc plus directe que la
seconde, entre l'envie et l'indignation. Or la miséricorde est une vertu, elle
est l'effet propre de la charité. L'envie s'oppose donc à la miséricorde et à
la charité.
Objections :
1. Il semble que non, car les vices capitaux se distinguent
des vices qu'ils engendrent. Or, l'envie est fille de la vaine gloire. Le
Philosophe dit en effet que "ceux qui ont l'amour des honneurs et de la
gloire sont les plus envieux". L'envie n'est donc pas un vice capital.
2. Les vices capitaux paraissent moins graves que les vices
qui naissent d'eux. Saint Grégoire dit en effet : "Il y a une apparence de
raison dans les premiers vices qui se présentent à un esprit abusé, mais les
vices qui leur font suite plongent l'esprit dans la folie la plus complète et
l'abrutissement de leur clameur bestiale." Or, l'envie semble être le
péché le plus grave d'après ce que dit saint Grégoire : "Bien que tout
vice verse dans le coeur humain le poison de l'adversaire, c'est l'envie qui
permet au serpent de cracher son venin le plus secret et de vomir la peste de
sa méchanceté, pour la faire partager." L'envie n'est donc pas un vice
capital.
3. D'après saint Grégoire, "de l'envie naissent la haine,
la rumeur malveillante, le dénigrement, la satisfaction de voir les difficultés
du prochain, et la déception de voir sa réussite". Cette désignation des
filles de l'envie paraît inexacte. En effet, la satisfaction de voir les
difficultés du prochain et la déception de voir sa réussite paraissent bien s'identifier
à l'envie d'après tout ce que nous avons dit Il ne faut donc pas les considérer
comme des filles de l'envie.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Grégoire qui donne l'envie comme
un vice capital et qui lui assigne les filles que nous avons dites.
Conclusion :
L'acédie est une
tristesse provoquée par le bien spirituel divin ; de même l'envie est une
tristesse provoquée par le bien du prochain. Or, nous avons vu plus haut que
l'acédie était un vice capital, pour cette raison qu'elle nous pousse à agir
afin de fuir la tristesse ou de lui donner satisfaction. Pour la même raison, l'envie
est donnée comme un vice capital.
Solutions :
1. D'après saint Grégoire, "les vices capitaux sont
tellement bien liés entre eux que chacun vient d'un autre. C'est ainsi que
l'orgueil a comme premier rejeton la vaine gloire ; celle-ci corrompt l'esprit
qu’elle domine, et engendre aussitôt l'envie. C'est qu'en effet désirant la
puissance d'une vaine renommée, il se ronge d'envie en pensant qu'un autre
puisse l'obtenir". Il n'est donc pas contraire à la notion d'un vice
capital qu'il naisse d'un autre vice capital ; ce qui lui est contraire, c'est
qu'il ne joue pas lui-même le rôle d'un principe dans la production de tout un
ensemble d'autres péchés.
Néanmoins c'est peut-être
parce que l'envie provient manifestement de la vaine gloire que saint saint Isidore
et saint Cassien ne l'ont pas placée parmi les vices capitaux.
2. De la citation de saint Grégoire, on ne peut conclure que
l'envie soit le plus grand des péchés, mais simplement que le démon, en
suggérant l'envie, met en nous ce que lui-même a principalement dans le coeur.
À preuve le texte qu'il ajoute ici même (Sg 2, 24) : "C'est par l'envie du
diable que la mort est entrée dans le monde."
Il y a cependant
une envie à placer parmi les péchés les plus graves, c'est celle que suscite la
grâce de nos frères. Dans ce cas, on s'afflige du progrès en eux de la grâce
divine, et non seulement de leur bien. C'est un péché contre l'Esprit Saint, puisqu'en
agissant ainsi, l'envie s'adresse en quelque sorte à l'Esprit Saint glorifié
dans ses oeuvres.
3. On peut dénombrer les filles de l'envie de la façon
suivante. Dans la progression de l'envie, il y a comme un début, un milieu et
un terme. Au début, on s'efforce d'amoindrir la gloire d'autrui, soit qu'on le
fasse secrètement, et c'est alors le chuchotement malveillant ; soit qu'on le
fasse ouvertement, et c'est la diffamation. Le milieu, c'est qu'on cherche
ainsi à diminuer la gloire d'autrui : ou bien on y réussit, et c'est alors la
jubilation de voir ses difficultés, ou bien on échoue, et c'est alors la
déception de voir sa réussite. Enfin, au terme, il y a la haine. De même en
effet que le bien délecte et est cause d'amour, de même la tristesse est cause
de haine, nous l'avons dit plus haut.
Il est vrai qu'en
un certain sens la déception de voir la réussite du prochain s'identifie à
l'envie, en tant que cette réussite procure au prochain une certaine gloire.
Mais en un autre sens elle est une fille de l'envie, dans le cas où cette
prospérité advient au prochain en dépit des efforts de l'envie pour l'empêcher.
De même, la
jubilation de voir ses difficultés ne s'identifie pas directement à l'envie, mais
elle en découle, car c'est la tristesse provoquée par le bien d'autrui, c'est-à-dire
l'envie, qui engendre la jubilation du mal qui lui arrive.
LES
PÉCHÉS QUI S'OPPOSENT À LA PAIX
Venons-en maintenant à l'étude des péchés qui s'opposent à la paix :
- I. La discorde, qui a son siège dans le coeur (Question 37).
- II. La dispute, qui a son siège dans les paroles (Question 38).
- III. Les péchés qui relèvent de l'action, à savoir le schisme
(Question 39), la guerre (Question 40), la querelle (Question 41), et la
sédition (Question 42).
- 1. Est-elle un péché ? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car la discorde est le refus de suivre
la volonté de quelqu'un. Or, cela ne semble pas être un péché ; car ce n'est
pas la volonté du prochain qui est une règle pour notre volonté, mais seulement
la volonté de Dieu. La discorde n'est donc pas un péché.
2. Quiconque pousse un autre à pécher commet lui-même un
péché. Or, jeter la discorde au sein d'une assemblée ne semble pas être un
péché. Il est dit en effet dans les Actes (23, 6) que "Paul, se rendant
compte qu'il y avait deux partis, les sadducéens et les pharisiens, s'écria
dans le Sanhédrin : "Frères, je suis pharisien, fils de pharisiens ; c'est
à cause de notre espérance et de la résurrection des morts que je suis mis en
jugement". A ces mots de Paul la discorde opposa pharisiens et sadducéens."
La discorde n'est donc pas un péché.
3. On ne trouve pas de péché, et surtout pas de péché mortel
chez les saints. Or, on trouve de la discorde entre eux. On peut lire en effet
dans les Actes (15, 39) : "Il y eut un dissentiment entre Paul et Barnabé,
si bien qu'ils se séparèrent." La discorde n'est donc pas un péché, surtout
pas un péché mortel.
Cependant :
Dans l'épître aux
Galates (5, 20) les dissensions, c'est-à-dire les discordes, sont placées parmi
les oeuvres de la chair, et l'épître ajoute : "Ceux qui agissent ainsi
n'obtiendront pas le royaume de Dieu." Or, il n'y a que le péché mortel
pour exclure du royaume de Dieu. Donc la discorde est péché mortel.
Conclusion :
La discorde
s'oppose à la concorde. Or, la concorde, nous l'avons vu plus haut, est causée
par la charité, car c'est le propre de la charité de réunir les coeurs dans l'unité,
unité qui a pour principe le bien divin et en conséquence le bien du prochain.
La discorde est donc un péché en tant qu'elle s'oppose à cette concorde. Disons
cependant que la discorde peut supprimer la concorde de deux façons : par soi
ou bien par accident. On appelle "par soi", dans les actes et les
mouvements humains, ce qui est conforme à l'intention. C'est pourquoi la
discorde avec le prochain se réalise par soi lorsque, sciemment et
intentionnellement, on se sépare du bien divin et du bien du prochain qui
devraient nous mettre d'accord. C'est là un péché mortel par son genre, car il
est contraire à la charité. Il reste cependant que les premiers mouvements vers
cette discorde ne sont, en raison de leur caractère imparfait, que des péchés
véniels.
Mais c'est par
accident que se réalise dans les actes humains ce qui n'est pas intentionnel.
C'est pourquoi, lorsqu'on est plusieurs à vouloir intentionnellement un bien se
rapportant à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain, mais que l'un
l'estime être ici, alors que l'autre a une opinion contraire, la discorde ne
contrarie que par accident le bien divin ou le bien du prochaines Elle n'est
pas un péché, et ne s'oppose pas à la charité, à moins que cette discorde ne
s'accompagne d'une erreur sur les moyens nécessaires au salut, ou ne manifeste
une obstination coupable. Nous avons vu plus haut que la concorde, effet de la
charité, exige l'union des volontés, non celle des opinions.
On voit donc que
la discorde vient parfois du péché d'un seul, lorsque par exemple l'un veut le
bien auquel l'autre résiste sciemment ; et parfois il y a péché des deux côtés
lorsque, par exemple, tous deux s'opposent au bien de l'autre et que chacun est
attaché à son bien propre.
Solutions :
1. La volonté d'un homme, considérée en elle-même, n'est pas
la règle de la volonté d'un autre. Mais en tant que la volonté du prochain
s'unit à la volonté de Dieu, elle devient alors une règle mesurée par la
première. Aussi est-ce un péché de ne pas s'y conformer, car on se met par ce
fait en désaccord avec la volonté divine.
2. Une volonté qui adhère à Dieu est une règle juste, et il y
a péché à se mettre en désaccord avec elle ; de même, une volonté qui s'oppose
à Die est une règle mauvaise, et il est bon de ne pas s'accorder avec elle.
Provoquer une discorde qui supprime la bonne concorde réalisée par la charité
est un péché grave ; c'est pourquoi il est écrit dans les Proverbes (6, 16-19) :
"Il y a six choses que Dieu hait et une septième qu'il abomine", et
cette septième "c'est celui qui sème la discorde entre ses frères".
Mais causer la discorde pour supprimer une concorde mauvaise, fondée sur une
volonté mauvaise, mérite l'éloge. C'est pourquoi saint Paul a eu raison de
jeter la discorde entre ceux qui s'accordaient dans le mal. Le Seigneur a bien
dit en parlant de lui-même (Mt 10, 34) : "je ne suis pas venu apporter la
paix, mais le glaive."
3. La discorde qui opposa Paul et Barnabé eut un caractère
accidentel et non essentiel. Tous les deux en effet voulaient le bien, mais
l'un le voyait ici, et l'autre ailleurs, ce qui relevait d'un défaut humain. La
controverse dans ce cas ne portait pas sur les choses nécessaires au salut.
L'incident lui-même aura pris place dans le plan divin, en vue de l'utilité qui
devait en résulter.
Objections :
1. Il semble que non, car la colère est un vice différent de
la vaine gloire. Mais la discorde paraît être fille de la colère, selon les
Proverbes (15, 18) : "L'homme coléreux provoque les querelles." La
discorde n’est donc pas fille de la vaine gloire.
2. Saint Augustin, commentant la phrase de saint Jean (7, 39)
: "L'Esprit n'avait pas encore été donné", écrit: "La jalousie
sépare, la charité unit." Or, la discorde n'est rien d'autre q ue la division
des volontés. Donc la discorde procède de la jalousie, c'est-à-dire de l'envie,
plutôt que de la vaine gloire.
3. Ce qui est à l'origine de beaucoup de maux paraît être un
vice capital. C'est le cas de la discorde. Commentant la phrase de saint Matthieu
(12, 35) : "Tout royaume divisé contre lui-même devient un désert", saint
Jérôme écrit : "De même que les petites choses progressent dans la
concorde, ainsi les plus grandes se dissolvent dans la discorde." La
discorde doit donc être placée parmi les vices capitaux, plutôt qu'être
considérée comme une fille de la vaine gloire.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Grégoire.
Conclusion :
La discorde
implique une désagrégation des volontés en tant que la volonté de l'un va d'un
côté, et que la volonté de l'autre va de l'autre côté. Or, que notre volonté
s'arrête à son propre choix, cela provient de ce que nous le préférons à celui
des autres. Lorsque cela se fait en dehors de l'ordre, cela tient à l'orgueil
et à la vaine gloire. Et c'est pourquoi la discorde, qui nous fait suivre notre
propre choix et refuser celui de l'autre, est une fille de la vaine gloire.
Solutions :
1. La querelle n'est pas la même chose que la discorde. Par
la querelle, on en vient aux mains. Il est donc assez normal qu'elle ait pour
cause la colère qui pousse à faire du dommage au prochain. Mais la discorde
consiste en la division des volontés que produit l'orgueil ou la vaine gloire, pour
la raison qu'on vient de dire.
2. La discorde a comme point de départ la séparation d'avec la
volonté d'autrui, et de ce fait elle a pour cause l'envie. Et comme point
d'arrivée, elle a le succès de son propre choix, ce qui a pour cause la vaine
gloire. Et comme dans un mouvement le point d'arrivée a plus d'importance que
le point de départ - la fin est en effet plus importante que le principe - la
discorde est davantage fille de la vaine gloire que fille de l'envie ;
quoiqu'elle puisse provenir de l'une et de l'autre, à des titres divers.
3. Les grandes choses progressent avec la concorde et se
dissolvent par la discorde, car la vertu est d'autant plus forte qu'elle est
plus unifiée, et la division l'affaiblit, comme dit le livre Des Causes. Aussi
voit-on que cela ressortit à l'effet propre de la discorde, qui est la division
des volontés ; cela n'implique pas que des vices divers naîtraient de la
discorde, ce qui lui donnerait le titre de vice principal.
- 1. Est-elle un péché mortel ? - 2. Est-elle fille de la vaine gloire
?
Objections :
1. Il semble que non, car le péché mortel ne se trouve pas
chez les spirituels. Or, on trouve chez eux la dispute, d'après saint Luc (22, 24)
: "Il s'éleva une dispute entre les disciples de Jésus : lequel d'entre
eux était le plus grand ?" La dispute n'est donc pas un péché mortel.
2. Quelqu'un de bien disposé ne peut approuver un péché mortel
contre le prochain. Or l'Apôtre écrit aux Philippiens (1, 17) : "Il en est
qui annoncent le Christ par esprit de dispute", et il ajoute : "Et de
cela je me réjouis ; bien plus, je m'en réjouirai encore." La dispute
n'est donc pas un péché mortel.
3. Il arrive que certains, dans les procès ou les disputes, ne
cherchent pas à faire du mal au prochain, mais plutôt à promouvoir le bien ;
par exemple ceux qui disputent contre les hérétiques. C'est ainsi que sur les
mots (1 S 14, 1) : "Il arriva un jour" la Glose ajoute : "Les
catholiques ne suscitent pas de disputes contre les hérétiques avant d'être
provoqués au combat." La dispute n'est donc pas un péché mortel.
4. Job semble entrer en dispute avec Dieu. On lit en effet au
livre de Job (40, 2) : "Celui qui dispute avec Dieu cédera-t-il ?" Job
cependant n'a pas commis de péché mortel, puisque Dieu dit de lui (42, 7) :
"Vous n'avez pas parlé de moi avec droiture, comme l'a fait mon serviteur
Job." La dispute n'est donc pas toujours péché mortel.
Cependant :
La dispute est
contraire au précepte de l'apôtre qui écrit (2 Tm 2, 14) : "Évite les
disputes de mots" ; et dans l'épître aux Galates (5, 20) il met la dispute
au nombre des convoitises de la chair : "Ceux qui s'y livrent, dit-il, n'obtiendront
pas le royaume de Dieu." Or, tout ce qui exclut du royaume de Dieu et qui
est contraire aux commandements est péché mortel. La dispute est donc péché
mortel.
Conclusion :
Disputer (contendere)
c'est se dresser contre (tendere contra) quelqu'un. Aussi, alors que
la discorde implique une opposition de volonté, la dispute implique une
opposition dans les paroles. C'est pourquoi on appelle dispute un discours qui
se développe par oppositions, et Cicéron considère la dispute comme une figure
de rhétorique "Il y a dispute, dit-il, lorsque, dans un discours, on
oppose des choses contraires comme ceci la flatterie a des commencements
agréables, mais, à la fin, elle porte les fruits les plus amers." Or, l'opposition,
dans les discours, peut se présenter de deux façons : ou bien celui qui dispute
a l'intention de contester, ou bien ce n'est qu'un procédé. Dans le premier cas,
il faut encore distinguer : ou bien celui qui apporte la contradiction le fait
contre la vérité, ce qui est blâmable ; ou bien il le fait contre l'erreur, ce
qui est louable. Quand il s'agit d'un simple procédé, ou bien ce mode de
contradiction convient aux personnes et aux affaires, alors c'est louable, et
Cicéron dit que "la dispute est un discours mordant, propre à confirmer et
à réfuter", ou bien ce mode dépasse les limites qui conviennent aux
personnes et aux affaires, et alors la dispute est blâmable.
Donc, si la
dispute manifeste une opposition à la vérité et une démesure dans la forme, elle
est péché mortel. C'est ainsi que saint Ambroise définit la dispute : "La
dispute est un assaut contre la vérité, avec une insolence criarde." Mais
si la dispute combat le mensonge, et reste mesurée dans sa vivacité, elle est
digne de louange. – Si maintenant la dispute implique lutte contre l'erreur, mais
manque de mesure, elle peut être péché véniel ; à moins que par hasard la
démesure ne soit telle qu'elle engendre le scandale chez autrui. C'est pourquoi
l'Apôtre après avoir dit à Timothée : "Évite les disputes de mots", ajoute
: "Elle sont bonnes seulement à perdre ceux qui les écoutent" (2 Tm 2,
14).
Solutions :
1. Les disciples du Christ n'avaient pas l'intention en se
disputant de combattre la vérité ; chacun défendait ce qui lui semblait vrai.
Il y avait cependant dans leur dispute un désordre, car ils disputaient sur un
point qui n'était pas sujet à dispute, à savoir la primauté d'honneur. Ils
n'étaient pas encore des spirituels, comme dit la Glose. C'est pourquoi le
Seigneur les arrêta.
2. Ceux qui prêchaient le Christ dans un esprit de dispute
étaient répréhensibles parce que, s'ils ne combattaient pas la vérité de la foi
(au contraire ils la prêchaient), ils combattaient cependant la vérité du fait
qu'ils s'imaginaient "aggraver l'épreuve" de l'Apôtre qui prêchait la
vérité de la foi. Aussi l'Apôtre ne se réjouit-il pas de leur dispute, mais du
fruit qui en résulte, à savoir "que le Christ est annoncé", car le
bien peut sortir du mal à l'occasion.
3. La raison complète de dispute, en tant qu'elle est péché
mortel, implique que celui qui s'en rend coupable combat, si c'est dans un
jugement, la vérité de la justice, ou, si c'est dans une dispute ordinaire, la
vérité de la doctrine. Ce n'est pas de cette façon que les catholiques
disputent contre les hérétiques, c'est plutôt l'inverse. Quant à la dispute au
sens faible, selon la raison imparfaite où elle implique seulement une certaine
vivacité de parole, elle n'est pas toujours péché mortel.
4. Ici la dispute s'entend au sens courant pour la discussion.
Job avait dit en effet : "Je parlerai au Tout-Puissant, et je désire
discuter avec Dieu." Il n'a jamais cherché à combattre la vérité, mais à
la découvrir ; et dans cette recherche il n'a pas manifesté de démesure dans
ses sentiments ou ses paroles.
Objections :
1. La dispute a des affinités avec la jalousie. C'est
pourquoi l'Apôtre décrit (1 Co 3, 3) : "Puisqu'il y a parmi vous jalousie
et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et votre conduite n'est-elle pas tout
humaine ?" Mais la jalousie appartient à l'envie. La dispute provient donc
de l'envie.
2. La dispute s'accompagne d'éclats de voix. Or, les éclats de
voix, viennent de la colère, comme l'a montré Saint Grégoire. La dispute vient
donc aussi de la colère.
3. Entre autre choses la science paraît bien être matière à
orgueil et à vaine gloire ; selon l'Apôtre (1 Co 8, 1) : "La science nous
gonfle d'orgueil." Or la dispute provient le plus souvent d'un défaut de
science, car celle-ci fait connaître la vérité, elle ne la combat pas. La
dispute n'est donc pas fille de la vaine gloire.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Grégoire.
Conclusion :
La discorde, nous
l'avons vu plus haut est fille de la vaine gloire. Ceux qui sont en désaccord
maintiennent en effet leur propre point de vue, et l'un ne veut pas céder à
l'autre ; or le propre de l'orgueil et de la vaine gloire est de rechercher sa
propre excellence. Et de même que ceux qui sont en désaccord le sont parce
qu'ils tiennent de tout leur coeur à leurs idées personnelles, de même ceux qui
sont en dispute le sont parce qu'ils défendent chacun par la parole ce qu'ils
jugent bon. C'est pourquoi l'on considère que la dispute est, au même titre que
la discorde, fille de la vaine gloire.
Solutions :
1. On s'éloigne de celui avec qui on est en désaccord ou en
dispute. Sous ce rapport la dispute comme la discorde ont une affinité avec
l'envie. Mais, si l'on considère à quoi s'arrête celui qui dispute, on voit que
cela rejoint l'orgueil et la vaine gloire, comme on vient de le dire.
2. Dans la dispute dont nous parlons, les éclats de voix ont
pour fin de combattre la vérité. Aussi n'est-ce pas le principal dans la
dispute. Il n'est donc pas nécessaire que la dispute provienne d'une même
source que les éclats de voix.
3. L'orgueil et la vaine gloire prennent occasion surtout des
choses bonnes, même quand elles leur sont contraires, par exemple quand on
s'enorgueillit de son humilité. Cette dérivation en effet n'est pas essentielle
mais accidentelle, et rien n'empêche que de cette façon un contraire naisse de
son contraire. C'est pourquoi rien n'empêche que les effets essentiels et
directs de l'orgueil et de la vaine gloire soient produits par des sentiments
contraires à ceux qui, occasionnellement, conduisent à l'orgueil.
Nous devons
étudier maintenant les vices qui s'opposent à la paix, et qui relèvent de
l'action : le schisme (Question 39), la rixe (Question 41), la sédition
(Question 42) et la guerre (Question 40).
- 1. Est-il un
péché spécial ? - 2. Est-il plus grave que l'infidélité ? - 3. Le pouvoir des
schismatiques. - 4. Le châtiment des schismatiques.
Objections :
1. Il semble que non. Comme dit le pape Pélage, le schisme
"évoque une déchirure". Mais cela se vérifie pour tout péché. Il est
écrit dans Isaïe (59, 2) : "Vos péchés ont creusé abîme entre vous et
votre Dieu." Donc le schisme n'est pas un péché spécial.
2. On considère comme schismatiques ceux n'obéissent pas à
l'Église. Or, en tous ses péchés, l'homme désobéit aux préceptes de l’Église.
Car le péché, d'après saint Ambroise, est une désobéissance aux commandements
célestes". Tout péché est donc un schisme.
3. L'hérésie nous sépare de l'unité de la foi. Si donc le nom
de schisme implique une division, il semble qu'il ne diffère pas du péché
d'infidélité comme un péché spécial.
Cependant :
Saint Augustin
distingue entre schisme et hérésie, lorsqu'il dit : "Le schismatique a les
mêmes croyances et les mêmes rites que les autres ; il ne se distingue que par
sa complaisance à se séparer de l'assemblée. Tandis que l'hérétique a des
opinions qui s'écartent de ce que croit l’Église catholique." Le schisme
est donc un péché spécial.
Conclusion :
D'après saint Isidore,
le schisme "tire son nom de la scission des coeurs". Or la scission
s'oppose à l'unité. Aussi dit-on que le péché de schisme s'oppose directement
et par soi à l'unité. De même en effet que dans le domaine de la nature ce qui
est accidentel ne constitue pas l'espèce, de même dans le domaine moral ce qui
est intention est essentiel, tandis que ce qui est en dehors l'intention existe
comme par accident. C'est pourquoi le péché de schisme est proprement un péché
spécial du fait qu'on veut se séparer de l'unité que la charité réalise. La
charité unit non seulement une personne à une autre par le lien de l'amour
spirituel, mais encore rassemble l'Église tout entière dans l'unité de
l'Esprit. On appellera donc schismatiques à proprement parler ceux qui
d'eux-mêmes et intentionnellement se séparent de l'unité de l'Église, qui est
l'unité primordiale. Car l'union particulière entre les individus est ordonnée
à l'unité de l’Église, de même que l'organisation des différents membres dans
le corps naturel est ordonnée à l'unité du corps entier.
Or, l'unité de
l'Église est envisagée de deux façons : dans la connexion ou la communication
réciproque des membres de l'Église entre eux ; et en outre, dans l'ordre de
tous les membres de l'Église à une tête unique, selon saint Paul (Col 2, 18) :
"Bouffi d'un vain orgueil par son intelligence charnelle, il ne s'attache
pas à la Tête d’où le corps tout entier, par les ligaments et les jointures, tire
nourriture et cohésion pour réaliser sa croissance en Dieu." Or, cette
tête, c'est le Christ lui-même, dont le souverain pontife tient la place dans
l’Église. C'est pourquoi on appelle schismatiques ceux qui ne veulent pas se
soumettre au souverain pontife, et qui refusent la communion avec les membres
de l’Église qui lui sont soumis.
Solutions :
1. La séparation entre l'homme et Dieu par le péché n'est pas
voulue par le pécheur, mais se produit en dehors de son intention, en raison de
sa conversion désordonnée au bien périssable. Aussi n'est-ce pas un schisme à
proprement parler.
2. La désobéissance aux préceptes par rébellion constitue
essentiellement le schisme. je dis bien par rébellion, c'est-à-dire quand on
méprise obstinément les préceptes de l'Église et qu'on refuse de se soumettre à
son jugement. Tout pécheur ne fait pas cela. Donc tout péché n'est pas un
schisme.
3. L'hérésie et le schisme se distinguent selon les choses
auxquelles tous deux s'opposent par soi et directement. Car l'hérésie s'oppose
essentiellement à la foi ; et le schisme s'oppose essentiellement à 1'unité qui
fait l'Église. C'est pourquoi, de même que la foi et la charité sont des vertus
différentes, bien que celui qui manque de foi manque aussi de charité, le
schisme et l'hérésie sont aussi des vices différents, bien que tout hérétique
soit aussi schismatique, mais non l'inverse. C'est ce que dit saint Jérôme :
"Entre le schisme et l'hérésie, j'estime qu'il y a cette différence :
l'hérésie professe un dogme perverti, tandis que le schisme sépare de l'Église."
Cependant de même
que la perte de la charité conduit à perdre la foi, selon saint Paul (1 Tm 1, 6)
: "Pour s'en être écartés (de la charité et des choses de ce genre), d'aucuns
se sont perdus en de vains bavardages", de même le schisme conduit aussi à
l'hérésie. C'est pourquoi saint Jérôme ajoute que "le schisme, au début, peut
bien, d'une certaine façon, être considéré comme différent de l'hérésie ; mais
il n'est aucun schisme qui ne se façonne quelque hérésie, pour justifier son
éloignement de l'Église".
Objections :
1. C'est ce qui semble, car un péché plus grave est puni
d'une peine plus grave, d'après le Deutéronome (25, 2) : "Le châtiment
sera proportionné au péché." Or, le péché de schisme a été puni plus
gravement que le péché d'infidélité ou d'idolâtrie. Nous lisons en effet dans
l'Exode (32, 27) qu'en raison de leur idolâtrie, certains périrent de la main
des hommes ; quant au péché de schisme, nous lisons dans les Nombres (16, 30) :
"Si le Seigneur fait quelque chose d'inouï, si la terre s'ouvre et les
engloutit, eux et tout ce qui leur appartient, et qu'ils descendent vivants
dans le séjour des morts, vous saurez qu'ils ont blasphémé le Seigneur." Également
les dix tribus, qui firent schisme d'avec le royaume de David, furent très
gravement punies, comme on le voit au 2e livre des Rois (17, 20). Le péché de
schisme est donc plus grave que le péché d'infidélité.
2. "Le bien de la multitude est plus grand et plus divin
que le bien d'un seul", comme le montre Aristote. Or le schisme est
contraire au bien de la multitude, puisqu'il est contraire à l'unité de
l'Église ; tandis que l'infidélité est contraire au bien particulier d'un seul
: la foi d'un individu. Il apparaît donc que le schisme est un péché plus grave
que l'infidélité.
3. À un grand mal s'oppose un plus grand bien, selon le
Philosophe. Or, le schisme s'oppose à la charité, vertu plus grande que la foi,
à laquelle s'oppose l'infidélité, comme nous l'avons montré précédemment. Le
schisme est donc un péché plus grave que l'infidélité.
Cependant :
Ce qui existe par
addition à une autre chose l'emporte sur elle, soit en bien soit en mal. Or, l'hérésie
existe par addition au schisme : elle y ajoute en effet une doctrine pervertie,
comme
le montre l'autorité de saint Jérôme invoquée plus haut. Le schisme est donc un
péché moindre que l'infidélité.
Conclusion :
La gravité d'un
péché peut être envisagée de deux façons : selon son espèce, ou bien selon les
circonstances. Et comme les circonstances sont particulières et peuvent varier
à l'infini, quand on se demande, de façon générale, lequel de deux péchés est
le plus grave, la question doit s'entendre de la gravité qui dépend du genre du
péché. Or le genre ou l'espèce du péché se prend de son objet, nous l'avons
montré antérieurement. C'est pourquoi le péché qui s'oppose à un bien plus
grand est dans son genre un péché plus grand ; ainsi le péché contre Dieu, par
rapport au péché contre le prochain. Or, il est évident que l'infidélité est un
péché contre Dieu lui-même, selon qu'il est en lui-même la vérité première, sur
laquelle s'appuie la foi. Le schisme au contraire s'oppose à l'unité de
l'Église, qui est un bien participé, moindre que ne l'est Dieu lui-même. Il est
donc évident que le péché d'infidélité est par son genre plus grave que le
péché de schisme, quoiqu'il puisse arriver qu'un schismatique pèche plus
gravement qu'un infidèle, soit en raison d'un plus grand mépris, soit parce
qu'il présente un péril plus grand, soit pour une autre raison de ce genre.
Solutions :
1. Le peuple hébreu avait déjà l'évidence, par la loi donnée
par Dieu, qu'il n'y avait qu'un seul Dieu et qu'il ne fallait pas adorer
d'autres dieux ; cela leur avait été confirmé par des prodiges multiples. Il
n'était donc pas nécessaire de punir d'une peine inusitée et insolite, mais
seulement d'une peine commune, ceux qui péchaient contre cette foi par
idolâtrie. Mais ils ne savaient pas aussi certainement que Moïse devait toujours
être leur chef. Voilà pourquoi il fallait que les rebelles à son autorité
fussent punis d'une peine miraculeuse et inusitée.
On peut dire aussi
que le péché de schisme était parfois puni d'une peine plus grave, parce que ce
peuple était porté aux séditions et aux schismes. Nous lisons en effet au livre
d'Esdras (4, 19) : "Cette cité, depuis les temps anciens, se rebelle
contre son roi, et chez elles se produisent des séditions et des guerres."
Or il arrive qu'on punisse d'une plus grande peine un péché plus habituel, nous
l'avons vu précédemment ; car les peines sont des remèdes pour éloigner les
hommes du péché. C'est pourquoi, là où la propension au péché est plus grande, il
faut user de peines plus sévères. Quant aux dix tribus, elles ne furent pas
seulement punies en raison de leur schisme, mais aussi en raison de leur
idolâtrie, comme il est dit au même endroit.
2. Si le bien de la multitude est plus grand que le bien d'un
seul individu membre de cette multitude, ce bien est moindre cependant que le
bien extérieur auquel la multitude est ordonnée, comme le bien constitué par
l'organisation de l'armée est moindre que le bien du chef. Et semblablement le
bien de l'unité de l'Église, auquel s'oppose le schisme, est moindre que le
bien de la vérité divine, auquel s'oppose l'infidélité.
3. La charité a deux objets : l'un qui est principal, à savoir
la bonté de Dieu ; et l'autre qui est secondaire, à savoir le bien du prochain.
Or, le schisme et les autres péchés qui se commettent contre le prochain s'opposent
à la charité quant à son bien secondaire, lequel est moindre que l'objet de la
foi, qui est Dieu lui-même. C'est pourquoi ces péchés sont moindres que
l'infidélité. Mais la haine de Dieu, qui s'oppose à la charité quant à son
objet principal, n'est pas moindre que l'infidélité. Parmi les péchés contre le
prochain, il semble néanmoins que le schisme soit le plus grand, car il va
contre le bien spirituel de la multitude.
Objections :
1. Il semble que les schismatiques gardent un certain
pouvoir. En effet, saint Augustin nous dit : "De même qu'à leur retour
dans l'Église ceux qui étaient baptisés avant de la quitter ne sont pas
baptisés de nouveau, de même ceux qui reviennent et qui avaient été ordonnés
avant de la quitter ne sont pas ordonnés de nouveau." Or l'ordre est un
pouvoir. Les schismatiques conservent donc un certain pouvoir, puisqu'ils
restent ordonnés.
2. Selon saint Augustin : "Celui qui est séparé peut
conférer les sacrements, de même qu'il peut les recevoir." Or, le pouvoir
de conférer les sacrements est le plus grand des pouvoirs. Donc les
schismatiques, qui sont séparés de l'Église, gardent un pouvoir spirituel.
3. Le pape Urbain II a donné la prescription suivante : "Ceux
qui ont été consacrés par des évêques ordonnés selon le rite catholique, mais
séparés de l'Église romaine par le schisme et qui reviennent à l'unité de
l'Église en gardant leurs ordres respectifs, nous ordonnons de les recevoir
avec miséricorde, pourvu qu'ils se recommandent par leur vie et leur loyauté."
Or cela serait impossible s'il ne restait pas un pouvoir spirituel chez les
schismatiques. Les schismatiques ont donc un pouvoir spirituel.
Cependant :
Saint Cyprien
écrit dans une lettre : "Celui qui n'observe ni l'unité de l'esprit ni la
paix de l'union et se sépare du lien de l'Église et du collège sacerdotal, ne
peut avoir ni le pouvoir ni les honneurs de l'épiscopat."
Conclusion :
Il y a deux
pouvoirs spirituels : le pouvoir sacramentel, et le pouvoir juridictionnel. Le
pouvoir sacramentel est celui qui est conféré par une consécration. Toutes les
consécrations de l'Église sont immuables, tant que dure la chose consacrée ; on
le voit même pour les choses inanimées ; ainsi un autel une fois consacré n'est
consacré de nouveau que s'il a été détruit. C'est pourquoi un tel pouvoir, selon
son essence, demeure en celui qui l'a reçu par consécration aussi longtemps que
celui-ci reste en vie, s'égarerait-il dans le schisme ou l'hérésie. Cela est
clair du fait qu'il n'est pas consacré de nouveau s'il revient à l'Église. Mais,
parce qu'un pouvoir inférieur ne doit passer à l'acte que sous la motion d'un
pouvoir supérieur, comme on le voit même dans les choses de la nature, il en
résulte que ces hommes perdent l'usage de leur pouvoir et qu'il ne leur est
plus permis d'en user. S'ils en usent cependant, leur pouvoir obtient son effet
dans le domaine sacramentel, car en celui-ci l'homme n'agit que comme
instrument de Dieu ; aussi les effets sacramentels ne sont-ils pas annulés par
n'importe quelle faute chez celui qui confère le sacrement. Quant au pouvoir de
juridiction, il est conféré par simple investiture humaine. Ce pouvoir ne
demeure pas immuable. Et il ne subsiste pas chez les schismatiques et les
hérétiques. C'est pourquoi ils ne peuvent ni absoudre, ni excommunier, ni
donner des indulgences, ni faire quelque chose de ce genre ; s'ils le font, rien
ne se produit.
Donc, lorsqu'on
dit que ces hommes n'ont pas de pouvoir spirituel, il faut l'entendre du second
pouvoir ; ou si on l'entend du premier, il ne s'agit pas de l'essence même de
ce pouvoir, mais de son usage légitime.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble qu'il ne convienne pas de châtier les
schismatiques en les excommuniant. En effet l'excommunication sépare totalement
de la communion des sacrements. Or, saint Augustin dit que le baptême peut être
reçu d'un schismatique. Il semble donc que l'excommunication ne soit pas la
peine qui convient pour les schismatiques.
2. Il appartient aux fidèles du Christ de ramener ceux qui se
sont dispersés, aussi lisons-nous ce reproche dans Ézéchiel (34, 4) : "Ce
qui était tombé vous ne l'avez pas ramené ; vous n'avez pas cherché la brebis
qui s'était perdue." Or les schismatiques sont ramenés plus normalement
par ceux qui communiquent avec eux. Il ne semble donc pas qu'il faille les
excommunier.
3. Pour un même péché, on n'inflige pas une double peine, d'après
Nahum (1, 9) : "Dieu ne jugera pas deux fois la même chose." Or, pour
le péché de schisme, il en est qui sont punis d'une peine temporelle, d'après
la prescription du Décret :
"Les lois divines et humaines ont décidé que ceux qui se séparent
de l'unité de l'Église et troublent sa paix seront réprimés par le pouvoir
séculier." Il ne faut donc pas les punir par l'excommunication.
Cependant :
Il est écrit au livre des Nombres (16, 26) : "Éloignez-vous
des tentes de ces impies", c'est-à-dire de ceux qui ont fait schisme,
"et ne touchez pas ce qui leur appartient, de peur d'être impliqué dans
leurs péchés".
Conclusion :
Celui qui pèche
doit être puni par où il a péché, d'après la Sagesse (11, 16). Or, le
schismatique, nous l'avons montré, pèche doublement. D'abord en ce qu'il se
sépare de la communion des membres de l'Église, et à cet égard, il convient que
les schismatiques soient punis d'excommunication. Ensuite, en ce qu'ils
refusent de se soumettre au chef de l'Église. Aussi, puisqu'ils ne veulent pas
être contraints par le pouvoir spirituel, il est juste qu'ils le soient par le
pouvoir temporel.
Solutions :
1. Il n'est pas permis de recevoir le baptême de la main d'un
schismatique, sauf dans une extrême nécessité, car il est préférable de quitter
cette vie avec la marque du Christ, quel que soit celui qui la donne, serait-il
juif ou païen, que sans cette marque conférée par le baptême.
2. L'excommunication n'interdit pas cette communication qui, par
des conseils salutaires ramène à l'unité de l'Église ceux qui en étaient
séparés. Au surplus, la séparation elle-même les ramène d'une certaine façon ;
parce que bouleversés d'être ainsi séparés, ils sont amenés parfois à la
pénitence.
3. Les peines de la vie présente sont médicinales. Et c'est
pourquoi, quand une peine ne suffit pas à contraindre un homme, on en ajoute
une autre ; de même, les médecins appliquent des remèdes corporels différents, quand
un seul n'est pas efficace. Et ainsi l'Église, quand il s'agit d'hommes que
l'excommunication ne réprime pas suffisamment, utilise la coercition du bras séculier.
Mais si une seule peine est suffisante, on ne doit pas en utiliser une autre.
- 1. Y a-t-il une
guerre qui soit licite ? - 2. Est-il permis aux clercs de combattre ? - 3.
Est-il permis, à la guerre, d'employer la ruse ? - 4. Est-il permis de
guerroyer les jours de fêtes ?
Objections :
1. Il semble que faire la guerre soit toujours un péché. Car
on n'inflige de châtiment que pour un péché. Or, le Seigneur, en saint Matthieu
(26, 52), notifie un châtiment pour ceux qui font la guerre : "Tous ceux
qui prennent l'épée périront par l'épée." La guerre est donc toujours
illicite.
2. Tout ce qui est contraire à un précepte divin est péché. Or,
faire la guerre est contraire à un précepte divin. Il est dit en saint Matthieu
(5, 39) : "Et moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant", et
dans l'épître aux Romains (12, 19) : "Ne vous faites pas justice
vous-mêmes, mes bien-aimés ; laissez agir la colère de Dieu." C'est donc
toujours un péché de faire la guerre.
3. Il n'y a que le péché qui soit contraire à un acte de
vertu. Or la guerre est contraire à la paix. La guerre est donc toujours un
péché.
4. Tout entraînement en vue d'une activité licite est lui-même
licite ; c'est le cas pour les exercices intellectuels. Mais les exercices
guerriers comme les tournois sont prohibés par l'Église, et ceux qui meurent
dans des exercices de ce genre, privés de la sépulture ecclésiastique. La
guerre semble donc être absolument un péché.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Si la morale chrétienne jugeait que la guerre est toujours
coupable, lorsque dans l'Évangile, des soldats demandent un conseil pour leur
salut, on aurait dû leur répondre de jeter les armes et d'abandonner
complètement l'armée. Or, on leur dit (Lc 3, 14) : "Ne brutalisez personne,
contentez-vous de votre solde." Leur prescrire de se contenter de leur
solde ne leur interdit pas de combattre."
Conclusion :
Pour qu'une guerre
soit juste, trois conditions sont requises :
1° L'autorité du prince, sur l'ordre de
qui on doit faire la guerre. Il n'est pas du ressort d'une personne privée
d'engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son
supérieur ; parce qu'aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour
la guerre, n'appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires
publiques a été confié aux princes, c'est à eux qu'il appartient de veiller au
bien public de la Cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De
même qu'ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du
dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l'Apôtre (Rm
13, 4) : "Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive ; il est ministre de
Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal" ; de même aussi
il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre
les ennemis du dehors. C'est pour cela qu'il est dit aux princes dans le Psaume
(82, 4) : "Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des
pécheurs". Et que saint Augustin écrit : "L'ordre naturel, appliqué à
la paix des mortels, demande que l'autorité et le conseil pour engager la
guerre appartiennent aux princes."
2° Une cause juste : il est requis que
l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute. C'est pour cela que saint Augustin
écrit : "On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des
injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui
a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été
enlevé par violence."
3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se
proposer de promouvoir le bien ou d'éviter le mal. C'est pour cela que saint Augustin
écrit : "Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres mêmes sont
pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans
un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons." En
effet, même si l'autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa
cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait
d'une intention mauvaise. Saint Augustin écrit en effet : "Le désir de
nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l'inflexibilité de l'esprit,
la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables,
voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit."
Solutions :
1. D'après saint Augustin : "Celui-là prend l'épée qui, sans
autorité supérieure ou légitime qui le commande ou le permette, s'arme pour
verser le sang." Mais celui qui, par l'autorité du prince ou du juge s'il
est une personne privée, ou s'il est une personne publique par zèle de la
justice, et comme par l'autorité de Dieu, se sert de l'épée, celui-là ne prend
pas lui-même l'épée, mais se sert de l'épée qu'un autre lui a confiée. Il
n'encourt donc pas de châtiment. Cependant ceux qui se servent de l'épée en
commettant un péché ne tombent pas toujours sous l'épée. Mais ils périssent
toujours par leur propre épée ; car ils sont éternellement punis pour avoir
péché par l'épée, sauf s'ils se repentent.
2. Ces sortes de préceptes, selon saint Augustin, doivent
toujours être observés à titre de disposition intérieure, c'est-à-dire qu'on
doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre alors qu'il
le faudrait. Mais parfois il faut agir autrement, pour le bien commun, et même
pour le bien de ceux que l'on combat. C'est pour cela que saint Augustin écrit :
"Il faut agir fortement même avec ceux qui s'y refusent, afin de les plier
par une certaine dureté bienveillante. Car celui que l'on prive du pouvoir de
mal faire subit une défaite profitable. Rien n'est plus malheureux, en effet, que
l'heureux succès des pécheurs, car l'impunité qui est leur peine s'en trouve
nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s'en trouve
fortifiée".
3. Ceux qui font des guerres justes recherchent la paix. Et
par suite, ils ne s'opposent pas à la paix, sinon à la paix mauvaise que le
Seigneur "n'est pas venu apporter sur la terre", selon saint Matthieu
(10, 34). C'est pour cela que saint Augustin écrit : "On ne cherche pas la
paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois
donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait
de la paix, en remportant sur eux la victoire."
4. Les exercices guerriers ne sont pas universellement
prohibés. Ce qui est défendu, ce sont seulement les exercices désordonnés et
dangereux qui donnent lieu à des meurtres et à des pillages. Chez les anciens, on
pratiquait des exercices ordonnés à la guerre qui n'avaient aucun de ces
dangers. Aussi les appelait-on des "préparations d'armes" ou des
"guerres non sanglantes", comme on le voit par saint Jérôme, dans une
de ses lettres.
Objections :
1. Il semble qu'il soit permis aux clercs et aux évêques de
combattre. En effet les guerres sont licites et justes, nous venons de le voir,
dans la mesure où elles protègent les pauvres et tout l'État contre les
violences des ennemis. Or, cela semble être surtout le rôle des clercs, saint Grégoire
dit en effet dans une homélie : "Le loup se jette sur les brebis, chaque
fois qu'un ravisseur injuste opprime les fidèles et les humbles ; celui qui
semblait être le pasteur et qui ne l'était pas, abandonne les brebis et
s'enfuit ; car, tandis qu'il craint le danger pour lui-même, il n'ose pas
résister à l'injustice." Il est donc permis aux prélats et aux clercs de
combattre.
2. Le pape Léon IV écrit dans le Décret : "Comme
on recevait souvent de mauvaises nouvelles du pays des Sarrasins, certains
disaient que les Sarrasins allaient se glisser furtivement dans le port des
Romains. Aussi avons-nous commandé que notre peuple se rassemble et descende
jusqu'au rivage." Il est donc permis aux évêques d'aller à la guerre.
3. Cela revient au même, que l'homme fasse quelque chose ou
qu'il consente à ce qu'un autre le fasse, selon l'épître aux Romains (1, 32) :
"Ils méritent la mort, non seulement ceux qui agissent ainsi, mais encore
ceux qui les approuvent." Or, on approuve surtout en poussant les autres à
agir, comme il est permis aux évêques et aux clercs de pousser les autres à la
guerre, puisqu'il est dit dans le Décret qu'"à la demande d'Hadrien,
évêque de Rome qui l'y poussait par ses prières, Charlemagne entreprit la
guerre contre les Lombards". Donc il leur est permis aussi de combattre.
4. Ce qui est en soi honnête et méritoire n'est pas défendu
aux prélats et aux clercs. Or, faire la guerre est parfois honnête et méritoire,
comme en témoigne ce texte du Décret : "Si quelqu'un meurt pour la vérité de la foi, le salut
de la patrie et la défense des chrétiens, il recevra de Dieu la récompense
céleste." Il est donc permis aux évêques et aux clercs de faire la guerre.
Cependant :
À Pierre, représentant
les évêques et les clercs, il est dit en saint Matthieu (26, 52) : "Remets
ton épée au fourreau." Il ne leur est donc pas permis de combattre.
Conclusion :
Quantité de choses
sont nécessaires au bien de la société humaine. Or, des fonctions diverses sont
mieux et plus facilement exercées par des individus différents que par un seul,
comme le montre Aristote. Et il est même des fonctions tellement opposées l'une
à l'autre qu'elles ne peuvent être bien exercées simultanément. C'est pour cela
qu'on interdit à ceux qui sont chargés de fonctions supérieures d'exercer des
fonctions inférieures. Ainsi les lois humaines interdisent le commerce aux
militaires, chargés de conduire la guerre. Or, la conduite de la guerre est tout
à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs, pour
deux raisons.
D'abord, pour une
raison d'ordre général. Parce que la conduite de la guerre comporte les plus
grands soucis ; aussi détournent-ils fortement l'esprit de vaquer à la
contemplation des choses divines, à la louange de Dieu et à la prière pour le
peuple, toutes choses qui appartiennent à la fonction des clercs. C'est
pourquoi, de même que le commerce est interdit aux clercs parce qu'il absorbe
trop l'esprit, de même aussi la conduite de la guerre, selon saint Paul (2 Tm 2,
4) : "Celui qui appartient à la milice de Dieu ne s'encombre pas des
affaires du siècle."
Ensuite, pour une
raison plus particulière. Parce que les ordres des clercs sont tous ordonnés au
service de l'autel, dans lequel, sous le signe du sacrement, est représentée la
passion du Christ, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 11, 26) : "Chaque
fois que vous manger ce pain et buvez cette coupe, vous annoncez la mort du
Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne." Il ne convient donc pas aux clercs de
tuer ou de répandre le sang, mais plutôt d'être prêts à verser leur propre sang
pour le Christ, afin d'imiter par leur vie ce qu'ils accomplissent par leur
ministère. C'est pour cela que le droit frappe d'irrégularité ceux qui
répandent le sang, même sans péché de leur part. Or, jamais, à quelqu'un qui
est député à une fonction on ne permet ce qui le rend impropre à cette
fonction. Aussi n'est-il absolument pas permis aux clercs de faire la guerre, qui
conduit à répandre le sang.
Solutions :
1. Les prélats doivent résister, non seulement aux loups qui,
spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui
le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant personnellement
d'armes matérielles, mais d'armes spirituelles selon cette parole de l'Apôtre
(2 Co 10, 4) : "Les armes de notre combat ne sont pas charnelles, mais
spirituelles." Entendons par là les avis salutaires, les prières ferventes
et, contre les obstinés, les sentences d'excommunication.
2. Les prélats et les clercs, sur l'ordre de leurs supérieurs,
peuvent participer à la guerre, non sans doute pour combattre eux-mêmes de
leurs propres mains, mais pour soutenir spirituellement ceux qui combattent
selon le droit, par leurs exhortations, leurs absolutions, et autres secours
spirituels de ce genre, de même que, dans l'ancienne loi, on ordonnait aux
prêtres de sonner des trompettes sacrées pour le combat (Jos 6, 4). C'est
d'abord pour cela que l'on a concédé aux évêques et aux clercs de partir à la
guerre. Mais que certains combattent de leurs propres mains, c'est un abus.
3. Nous avons vu antérieurement que toutes les puissances, arts
ou vertus ordonnés à la fin, sont chargés d'organiser les moyens qui s'y
rapportent. Or, les guerres charnelles, dans le peuple des croyants, doivent
être référées, comme à leur fin, au bien spirituel divin, dont les clercs sont
chargés. C'est pourquoi il appartient aux clercs de préparer et d'encourager
les autres à faire de justes guerres. En effet, il leur est interdit de
combattre non parce que ce serait un péché, mais parce qu'un tel exercice ne
convient pas à leur rôle.
4. Bien qu'il soit méritoire de faire une guerre juste, cela
devient illicite pour les clercs, parce qu'ils sont destinés à des activités
plus méritoires. C'est ainsi que l'acte conjugal peut être méritoire et
cependant il devient condamnable pour ceux qui ont fait voeu de virginité, ce
qui les oblige à un bien plus grand.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas licite, car on lit au
Deutéronome (16, 20) : "Accomplis avec justice ce qui est juste." Or,
les ruses puisque ce sont des tromperies, semblent relever de l'injustice. Il
ne faut donc pas employer la ruse, même dans les guerres justes.
2. Les pièges et les tromperies semblent s'opposer à la
loyauté, comme les mensonges. Parce que nous devons être de bonne foi envers
tous, il ne faut mentir à personne, comme l'a montré Saint Augustin. Puisque
d'après lui, "on doit rester loyal envers son ennemi", il semble
qu'il ne faille pas employer la ruse contre l'adversaire.
3. Il est dit en saint Matthieu (7, 12) : "Ce que vous
voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux", et
cela doit s'observer à l'égard du prochain quel qu'il soit. Or, les ennemis
sont notre prochain. C'est pourquoi, comme personne ne veut qu'on use envers
lui de ruses ou de tromperies, il semble que nul ne doit faire la guerre en
employant la ruse.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Lorsqu'une guerre juste est entreprise, que l'on combatte
ouvertement ou avec ruse, cela n'importe en rien à la justice." Et il le
prouve en invoquant l'autorité du Seigneur qui commande à Josué de dresser une
embuscade contre les habitants de la ville d'Aï (Jos 8, 2).
Conclusion :
Les ruses sont
destinées à tromper l'ennemi. Or, il y a deux manières pour quelqu'un d'être
trompé par les actions ou les paroles d'un autre. Ou bien, parce qu'on lui dit
une chose fausse ou qu'on ne tient pas une promesse. Et cela est toujours
illicite. Personne ne doit tromper l'ennemi de cette façon ; il y a en effet
des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même
entre ennemis, dit saint Ambroise.
Ou bien quelqu'un
peut se tromper sur nos paroles ou nos actes parce que nous ne lui découvrons
pas notre but ou notre pensée. Or, nous ne sommes pas toujours tenus de le
faire car, même dans l'enseignement de la foi, il y a beaucoup de choses qu'il
faut cacher, surtout aux infidèles, de peur qu'ils ne s'en moquent, selon saint
Matthieu (7, 6) : "Ne jetez pas aux chiens les choses saintes." A
plus forte raison devons-nous cacher ce que nous préparons pour combattre les
ennemis. C'est pourquoi, entre autres instructions militaires, celle-ci se
place au premier rang : cacher ses plans, pour qu'ils ne parviennent pas à
l'ennemi, comme on le voit dans le livre Des Stratagèmes, de
Frontin. Cette dissimulation fait partie des ruses dont il est permis d'user
dans les guerres justes. Et les ruses de ce genre ne sont pas appelées à
proprement parler des tromperies ; elles ne s'opposent pas à la justice, ni à
une volonté bien ordonnée. On ferait preuve en effet d'une volonté désordonnée
si l'on voulait que rien ne nous fût caché par les autres.
Solutions :
Et cela répond aux
objections.
Objections :
1. Il semble que non, car les fêtes sont instituées pour que
nous vaquions aux choses divines. C'est pourquoi elles se trouvent comprises
dans l'observance du sabbat, prescrite au livre de l'Exode (20, 8)
("sabbat", en effet, signifie repos). Or, les guerres comportent une
grande agitation. En aucune manière, il ne faut donc combattre les jours de
fête.
2. Au livre d'Isaïe (58, 3), certains sont blâmés parce que, durant
les jours de jeûne, "ils réclament ce qui leur est dû et engagent des
querelles en frappant du poing". A plus forte raison est-il défendu de
faire la guerre les jours de fête.
3. On ne doit jamais faire quelque chose de contraire à
l'ordre pour éviter un dommage temporel. Or, faire la guerre les jours de fête
paraît être de soi quelque chose de contraire à l'ordre. Donc, on ne doit
jamais faire la guerre les jours de fête, serait-ce pour éviter un dommage
temporel inéluctable.
Cependant :
D’après le premier
livre des Maccabées (2, 41), "les Juifs prirent une sage résolution en
disant : Quiconque viendra nous faire la guerre un jour de sabbat, nous
combattrons contre lui."
Conclusion :
L'observance des
fêtes n'empêche pas de faire ce qui est ordonné au salut, même corporel, de
l'homme. C'est pourquoi le Seigneur reprend les juifs en disant en saint Jean
(7, 23) : "Vous vous irritez contre moi parce que j'ai guéri un homme tout
entier le jour du sabbat." De là vient que les médecins ont le droit de
soigner les malades un jour de fête. A bien plus forte raison, plutôt qu'au
salut corporel d'un seul, faut-il veiller au salut public, qui empêche la mort
de beaucoup et des maux innombrables, temporels et spirituels. C'est pourquoi, pour
la défense du bien public des fidèles, il est permis de faire des guerres
justes les jours de fête, pourvu toutefois que la nécessité le demande. Ce
serait en effet tenter Dieu que de vouloir s'abstenir de faire la guerre en
présence d'une telle nécessité. Mais, en l'absence de nécessité, il n'est pas
permis de faire la guerre les jours de fête, pour les raisons qui ont été
données.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Est-elle fille de la colère ?
Objections :
1. Il ne semble pas. La rixe paraît être, en effet, une
certaine dispute. Car saint Isidore a dit que "le mot "rixe"
vient du "rictus" du chien. Car celui qui aime les rixes est toujours
prêt à contredire, il trouve son plaisir dans la querelle, et cherche la
dispute". Or, la dispute n'est pas toujours un péché. La rixe non plus par
conséquent.
2. On peut lire dans la Genèse (26, 21), que les serviteurs
d'Isaac "creusèrent un autre puits, et qu'à son sujet il se produisit des
rixes". Or, on ne peut pas croire que les serviteurs d'Isaac se seraient
livrés à des rixes en public sans qu'il s'y fût opposé, si cela avait été un
péché. La rixe n'est donc pas un péché.
3. La rixe paraît être une espèce de guerre privée. Or, la
guerre n'est pas toujours un péché. La rixe n'est donc pas toujours un péché.
Cependant :
Dans l'épître aux
Galates (5, 20), les rixes sont placées parmi les oeuvres de la chair, et
"ceux qui commettent ces oeuvres n'obtiendront pas le royaume de Dieu".
Donc, les rixes non seulement sont des péchés, mais encore sont des péchés
mortels.
Conclusion :
De même que la
dispute implique une certaine opposition en paroles, de même la rixe implique
une certaine opposition en acte. C'est pourquoi, à propos du texte des Galates,
la Glose dit que les rixes ont lieu "quand, sous l'empire de la colère, on
se frappe mutuellement". Il apparaît donc que la rixe est comme une sorte
de guerre privée, qui a lieu entre personnes privées, non en vertu de quelque
autorité publique, mais plutôt en vertu d'une volonté déréglée. Et c'est
pourquoi la rixe implique toujours un péché. En celui qui attaque un autre
injustement, elle est péché mortel ; car nuire au prochain en portant les mains
sur lui ne va pas sans péché mortel. Mais en celui qui se défend, elle peut
être sans péché, parfois avec péché véniel, et parfois avec péché mortel. Cela
dépend de la diversité des sentiments qui animent celui qui se défend, et de la
manière dont il se défend. Car s’il se défend dans le seul esprit de repousser
l'attaque injuste et avec la modération requise, il n'y a pas de péché, et l'on
ne peut lui attribuer proprement la rixe. Mais s'il se défend dans un esprit de
vengeance ou de haine, ou en dépassant la modération requise, il y a toujours
péché. Péché véniel quand s'y mêle un léger mouvement de haine ou de vengeance,
ou quand il n'y a qu'un léger excès dans la défense ; péché mortel quand il se
précipite sur celui qui l'attaque dans le dessein arrêté de le tuer ou de le
blesser gravement.
Solutions :
1. Par rixe on ne désigne pas seulement la dispute. Il y a
trois choses dans la citation de saint Isidore qui marquent bien le désordre de
la rixe : d'abord la promptitude de l'esprit à contredire, indiquée par ces
mots : "toujours prêt à contredire", quoi que l'autre ait dit ou fait,
en bien ou en mal. Ensuite, le plaisir que l'on trouve à contredire : "il
trouve son plaisir dans la querelle". Enfin, la provocation à ces sortes
d'actes : "il cherche la dispute".
2. Il faut entendre ce passage non en ce sens que les
serviteurs d'Isaac se prirent de querelle, mais en ce sens que les habitants du
pays leur cherchèrent querelle. Ce sont donc ces derniers qui commirent un
péché, non les serviteurs d'Isaac qui étaient faussement accusés.
3. Pour qu'une guerre soit juste, il est requis qu'elle soit
engagée par l'autorité du pouvoir public, nous l'avons vu plus haut. Or, la
rixe se produit par un mouvement privé de colère ou de haine. Si le ministre du
prince ou du juge investi d'un pouvoir public s'attaquent à des gens qui se
défendent, il n'y a pas rixe du côté de ceux qui attaquent, mais du côté de
ceux qui résistent au pouvoir public. Ainsi, ceux qui attaquent ne commettent
pas de rixe et ne pèchent pas, mais ceux qui se défendent contrairement à
l'ordre.
Objections :
1. Apparemment non. Car il est écrit en saint Jacques (4, 1) :
"D'où viennent les guerres et les litiges parmi vous ? N'est-ce pas de vos
passions charnelles qui combattent dans vos membres ?" Or, la colère
n'appartient pas au concupiscible. La rixe n'est donc pas fille de la colère, mais
plutôt de la concupiscence.
2. Il est dit au livre des Proverbes (28, 25 Vg) : "L'homme
vantard et prétentieux excite la querelle." Or, il semble que la rixe soit
la même chose que la querelle. La rixe est donc fille de l'orgueil et de la
vaine gloire, à qui se rattachent la vantardise et la prétention.
3. Encore dans les Proverbes (18, 6) : "Les lèvres du sot
se mêlent aux rixes." Or, la sottise diffère de la colère, car elle ne
s'oppose pas à la douceur, mais plutôt à la sagesse et à la prudence. Donc la
rixe n'est pas fille de la colère.
4. Encore dans les Proverbes (10, 12) : "La haine suscite
les rixes." Or, "la haine naît de l'envie", dit saint Grégoire.
Donc la dispute n'est pas fille de la colère, mais de l'envie.
5. Toujours dans les Proverbes (17, 19) : "Celui qui
médite la discorde provoque des rixes." Mais la discorde est fille de la
vaine gloire, nous l'avons vu plus haut. Donc aussi la rixe.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que "de la colère naît la rixe". De même les Proverbes (15, 18 et 29,
22) : "L'homme coléreux provoque les rixes."
Conclusion :
La rixe, nous
venons de le dire, implique une certaine opposition allant jusqu'aux voies de
fait, puisqu'un homme cherche à en blesser un autre. Mais un homme peut
chercher à blesser de deux façons. Ou bien il cherche purement et simplement le
mal de l'autre. Cela relève de la haine, dont l'intention est de blesser
l'ennemi, ouvertement ou secrètement. Ou bien il cherche à blesser l'autre, celui-ci
le sachant et s'y opposant. C'est là ce qu'implique le mot de rixe. Et cela
appartient proprement à la colère, qui est appétit de vengeance. Il ne suffit
pas en effet à celui qui est en colère de nuire secrètement à celui contre
lequel il s'irrite, il veut encore que celui-ci le sente, et qu'il souffre
contre sa volonté, en représailles de ce qu'il a fait. Tout cela, nous l'avons
vu plus haut lorsqu'il s'est agi de la passion de la colère. C'est pourquoi la
rixe naît proprement de la colère.
Solutions :
1. Toutes les passions de l'irascible naissent des passions
du concupiscible, nous l'avons vu. Par le fait, ce qui naît de la colère d'une
manière prochaine vient aussi de la concupiscence comme d'une première racine.
2. La vantardise et la prétention, manifestations d'orgueil ou
de vaine gloire, ne provoquent pas directement la querelle ou la rixe, mais
occasionnellement, pour autant que la colère en résulte, lorsque quelqu'un
tient pour une injure personnelle qu'un autre se préfère à lui. Ainsi les
querelles et les rixes viennent-elles de la colère.
3. La colère, nous l'avons vu, empêche le jugement de la
raison. De là vient qu'elle a une ressemblance avec la sottise. Il s'ensuit
qu'elles ont un effet commun. Par défaut de la raison il arrive en effet que
quelqu'un cherche à en blesser un autre de façon désordonnée.
4. La rixe, même si elle naît parfois de la haine, n'est
pourtant pas l'effet propre de la haine. Car il n'est pas dans l'intention de
celui qui hait de blesser son ennemi au cours d'une rixe et d'une manière
ouverte. Parfois il cherche à blesser secrètement ; mais, quand il se voit sur
le point d'avoir le dessus, il cherche à le blesser au cours d'une rixe ou
d'une querelle. Par contre, c'est l'effet propre de la
colère de blesser quelqu'un dans une rixe, pour la raison qu'on vient de dire.
5. Les rixes introduisent la haine ou le désaccord dans le coeur
de ceux qui s'y livrent. C'est pourquoi celui qui médite, c'est-à-dire qui se
propose, de semer la discorde chez les autres, s'arrange pour qu'ils en
viennent à se quereller ; c'est ainsi du reste que chaque péché peut commander
l'acte d'un autre péché, en l'ordonnant à sa fin. Mais il ne suit pas de cela
que la rixe soit proprement et directement fille de la vaine gloire.
- 1. Est-elle un
péché spécial ? - 2. Est-elle un péché mortel ?
Objections :
1. Apparemment non. En effet, d'après saint Isidore, "le
séditieux est celui qui jette la dissension parmi les esprits et provoque des
discordes". Or, celui qui fait commettre un péché ne commet pas un péché
différent de celui qu'il suscite. Il semble donc que la sédition ne soit pas un
péché spécial, distinct de la discorde.
2. La sédition implique une division. Or, le mot même de
schisme se prend de la scission, nous l'avons vu plus haut. Le péché de
sédition ne semble donc pas distinct du péché de schisme.
3. Tout péché spécial, distinct des autres, ou bien est un
vice capital, ou bien découle d'un vice capital. Or, la sédition n'est pas
comptée parmi les vices capitaux, ni non plus parmi les vices qui proviennent
des vices capitaux, comme on le voit dans Les Morales de saint Grégoire
où ces deux catégories de vices sont énumérées. Donc la sédition n'est pas un
vice spécial, distinct des autres.
Cependant :
Dans la 2e épître
aux Corinthiens (12, 20), les séditions sont distinguées des autres péchés.
Conclusion :
La sédition est un
péché spécial qui, par un côté coïncide avec la guerre et la rixe, et, par un
autre côté, en diffère. Elle coïncide avec elles en ce qu'elle implique une
certaine contradiction. Mais elle en diffère sur deux points. D'abord, parce
que la guerre et la rixe impliquent une attaque réciproque, en acte. Or, on
peut appeler sédition soit une attaque de ce genre, en acte, soit sa
préparation. C'est pourquoi la Glose, à propos du texte des Corinthiens, dit
que les séditions sont "des soulèvements en vue du combat", ce qui a
lieu quand les hommes se préparent au combat et le recherchent. La seconde
différence, c'est que la guerre se fait à proprement parler contre les ennemis
du dehors, comme une lutte de peuple à peuple. La rixe, elle, se fait d'un
particulier à un autre particulier, ou d'un petit groupe à un autre. La
sédition, au contraire, se produit à proprement parler entre les parties d'un
même peuple qui ne s'entendent plus ; lorsqu'une partie de la Cité, par exemple,
se soulève contre une autre. Voilà pourquoi la sédition, parce qu’elle s'oppose
à un bien spécial, à savoir l'unité et la paix de la multitude, est un péché
spécial.
Solutions :
1. On appelle séditieux celui qui excite la sédition. Et
parce que la sédition implique une certaine discorde, le séditieux est celui
qui cause non pas une discorde quelconque, mais celle qui divise les parties
d'un même peuple. D'autre part, le péché de sédition n'est pas seulement en
celui qui sème la discorde, mais aussi en tous ceux qui, d'une manière
désordonnée, sont divisés entre eux.
2. La sédition diffère du schisme en deux points. D'abord
parce que le schisme s'oppose à l'unité spirituelle de la multitude, qui est
l'unité de l'Église, alors que la sédition s'oppose à l'unité temporelle ou
séculière du peuple, par exemple de la Cité ou du royaume. En outre, parce que
le schisme ne comporte pas de préparation à une lutte corporelle et n'implique
qu'un désaccord spirituel, alors que la sédition implique la préparation à une
lutte corporelle.
3. La sédition, comme le schisme, est contenue dans la
discorde. Tous deux sont une certaine discorde, non des particuliers entre eux,
mais entre une partie du peuple et une autre partie.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la sédition implique "un
soulèvement en vue du combat", comme nous le montrait la Glose citée plus
haut. Or, le combat n'est pas toujours péché mortel. Il est parfois permis et
juste, nous l'avons vu précédemment. A plus forte raison, par conséquent, la
sédition peut-elle exister sans péché mortel.
2. La sédition est une certaine discorde, on l'a vu. Or, la
discorde peut exister sans péché mortel, et parfois même sans aucun péché. Donc
la sédition également.
3. On félicite ceux qui délivrent le peuple d'un pouvoir
tyrannique. Or, cela ne peut guère se faire sans quelque dissension au sein du
peuple, alors qu'une partie s'efforce de garder le tyran, et que l'autre
s'efforce de le renverser. La sédition peut donc exister sans péché.
Cependant :
L’Apôtre (2 Co 12,
20) interdit les séditions ; et les place parmi d'autres péchés mortels. La
sédition est donc un péché mortel.
Conclusion :
Nous venons de le
voir, la sédition s'oppose à l'unité de la multitude, c'est-à-dire à l'unité du
peuple, de la Cité ou du royaume. Or, saint Augustin dit que le peuple, selon
le témoignage des sages, désigne "non point l'ensemble de la multitude, mais
le groupement qui se fait par l'acceptation des mêmes lois et la communion aux
mêmes intérêts". Il est donc manifeste que l'unité à laquelle s'oppose la
sédition est l'unité des lois et des intérêts. La sédition s'oppose ainsi à la
justice et au bien commun. C'est pourquoi elle est, de sa nature, péché mortel,
et d'autant plus grave que le bien commun auquel s'attaque la sédition est plus
grand que le bien privé auquel s'attaquait la rixe.
Toutefois, le
péché de sédition appartient d'abord et à titre de principe à ceux qui excitent
la sédition. Ceux-là pèchent très gravement. Secondairement, à ceux qui les
suivent, et qui troublent le bien commun. Quant à ceux qui défendent le bien
commun en leur résistant, ils ne doivent pas être appelés séditieux ; pas plus
que ceux qui se défendent ne sont coupables de rixes, nous l'avons dit.
Solutions :
1. Le combat qui est permis se fait pour l'utilité commune, nous
l'avons vu plus haut. La sédition, au contraire, se fait contre le bien commun
du peuple. C'est pourquoi elle est toujours un péché mortel.
2. La discorde au sujet de ce qui n'est pas manifestement un
bien peut exister sans péché. Mais la discorde au sujet de ce qui est
manifestement un bien ne le peut pas. La sédition est une discorde de cette
espèce, puisqu'elle s'oppose à l'utilité du peuple, qui est manifestement un
bien.
3. Le régime tyrannique n'est pas juste parce qu'il n'est pas
ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme
le montre Aristote. C'est pourquoi le renversement de ce régime n'est pas une
sédition ; si ce n'est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait
renversé d'une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis
éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s'ensuivrait que du régime
tyrannique. C'est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le
peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus
sûrement. C'est de la tyrannie, puisque c'est ordonné au bien propre du chef, en
nuisant au peuple.
Il nous reste
maintenant à étudier les vices qui s'opposent à la bienfaisance. Parmi eux, il
en est qui regardent la justice : ceux qui causent un tort injuste au prochain
; mais c'est à la charité que le scandale semble s'opposer tout spécialement.
C'est pourquoi nous l'étudions ici.
- 1. Qu'est-ce que
le scandale ? - 2. Est-il un péché ? - 3. Est-il un péché spécial ? - 4. Est-il
un péché mortel ? - 5. Les parfaits peuvent-ils être scandalisés ? - 6.
Peuvent-ils causer du scandale ? - 7. Doit-on renoncer aux biens spirituels
pour éviter le scandale ? - 8. Doit-on renoncer aux biens temporels pour éviter
le scandale ?
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse approuver sa définition comme
"une parole ou un acte peu régulier offrant une occasion de chute".
Car le scandale est un péché, nous le verrons bientôt. Mais d'après saint Augustin,
le péché "est une parole, une action ou un désir contre la loi de Dieu".
La définition précédente paraît donc incomplète, puisqu'elle omet la pensée ou
le désir.
2. Puisque, parmi les actes vertueux ou réguliers, l'un est
plus vertueux ou plus droit qu'un autre, il semble que seul ne sera pas moins
droit ce qui l'est au-dessus de tous. Si donc le scandale est une parole ou une
action moins droite, il s'ensuit que tout acte vertueux à l'exception du plus
excellent serait un scandale.
3. On appelle occasion une cause par accident. Or ce qui est
par accident ne doit pas figurer dans la définition, car cela ne donne pas le
caractère spécifique. On ne doit pas mettre l'occasion dans la définition du
scandale.
4. En tout ce que fait un autre, quelqu'un peut trouver une
occasion de chute, parce que les causes par accident sont indéterminées. Si
donc le scandale est ce qui fournit à autrui une occasion de tomber, n'importe
quelle action ou parole pourra être un scandale. Ce qui paraît inacceptable.
5. On donne à autrui occasion de chute quand on le heurte ou
l'affaiblit. Or, le scandale se distingue de ces deux fautes. L'Apôtre dit en
effet (Rm 14, 21) : "Ce qui est bien, c'est s'abstenir de viande et de vin,
et de tout ce qui pourrait heurter, scandaliser ou affaiblir ton frère." Donc
cette définition du scandale est impropre.
Cependant :
Saint Jérôme
expliquant cette phrase de saint Matthieu (15, 2) : "Sais-tu qu'en
entendant cette parole, les pharisiens...", dit : "Quand nous lisons
: "quiconque aura scandalisé", nous comprenons : celui qui, par ses
paroles ou ses actes, aura fourni une occasion de chute."
Conclusion :
D’après saint Jérôme,
"nous pouvons traduire le grec scandalon par faux pas, chute ou
heurt du pied". Il arrive parfois en effet qu'un obstacle se présente sur
le chemin et qu'en le heurtant on s'expose à tomber. Cet obstacle est appelé
scandale. Pareillement il arrive qu'au cours de l'itinéraire spirituel, les
paroles et les actions d'autrui exposent à la chute spirituelle dans la mesure
où cet autre, par ses conseils, ses suggestions ou son exemple, entraîne au
péché.
C'est proprement
cela qu'on appelle scandale. Or, il n'est rien qui, en raison de sa nature
propre, expose à la chute spirituelle, sinon pour un défaut de rectitude. Ce
qui est parfaitement droit, en effet, préserve de la chute plutôt qu'il n'y
conduit. Voilà pourquoi cette définition du scandale est bonne : "Une
parole ou un acte peu régulier offrant une occasion de chute."
Solutions :
1. La pensée ou la convoitise du mal se cache au fond du
coeur et ne peut par conséquent offrir à autrui un obstacle amenant la chute.
C'est pourquoi cela ne peut entrer dans la définition du scandale.
2. L'expression "peu régulier" ne s'applique pas ici
à ce qui se trouve dépassé en rectitude par un autre. Elle signifie un manque
de rectitude, soit parce que cela est mauvais en soi comme le péché ; soit
parce que cela offre une apparence de mal, comme de "s'attabler dans un
temple d'idoles" (1 Co 8, 10). Ce n'est pas en soi un péché, lorsqu'on le
fait sans mauvaise intention, et cependant, comme il y a là une apparence de
vénération pour les idoles, cela peut fournir à autrui une occasion de chute.
On comprend dès lors la recommandation de l'Apôtre (1 Th 5, 22) : "Gardez-vous
de toute apparence de mal." Il est donc correct de dire "peu régulier",
expression qui permet d'entendre aussi bien ce qui est péché en soi-même, que
ce qui a une apparence de mal.
3. Nous avons vu que rien ne pouvait être pour l'homme une
cause suffisante de péché, donc de chute spirituelle, sinon sa propre volonté.
C'est pourquoi les paroles, les actes ou les désirs d'un autre ne peuvent être
qu'une cause imparfaite de péché, conduisant plus ou moins à la chute. Pour
cette raison, on ne dit pas "qui offre une cause de chute" mais
"qui offre une occasion", ce qui signale une cause imparfaite, et non
pas toujours une cause par accident. Rien n'empêche d'ailleurs de mentionner
dans certaines définitions ce qui est accidentel, car ce qui est accidentel
pour quelqu'un peut convenir essentiellement à un autre. C'est ainsi que dans
la définition du hasard, selon le Philosophe figure la cause par accident.
4. Les paroles et les actions de quelqu'un peuvent être pour
un autre une cause de péché de deux façons : de soi, ou par accident. De soi, lorsque
quelqu'un, par ses paroles ou ses actions mauvaises, vise à entraîner un autre
au péché ; ou bien, même si telle n'est pas son intention, lorsque ce qu'il
fait est cependant de nature à entraîner au péché, lorsque par exemple il
commet ostensiblement un péché ou ce qui ressemble à un péché. Celui qui fait
une action de ce genre fournit proprement une occasion de chute. C'est pourquoi
il s'agit dans ce cas d'un scandale actif.
Mais par accident,
les paroles ou les actions de quelqu'un peuvent être pour un autre cause de
péché, lorsque, même en dehors de l'intention de celui qui agit, et en dehors
des circonstances de son action, elles amènent cet autre à pécher parce qu'il
se trouve dans de mauvaises dispositions, par exemple s'il est envieux des
biens d'autrui. Celui qui agit ainsi, et dont l'action est droite, ne fournit
pas d'occasion de péché autant qu'il dépend lui ; c'est l'autre qui en prend
occasion, comme l'indique l'épître aux Romains (7, 8) : "Ayant pris
occasion, etc." Aussi doit-on parler ici de scandale passif, et non de
scandale actif ; car celui qui agit avec droiture ne donne pas, pour ce qui lui,
occasion à la chute subie par l'autre.
Il arrive donc
parfois qu'il y ait en même temps scandale actif chez l'un et scandale passif chez
l’autre, lorsque par exemple cet autre pèche à l'instigation du premier.
Parfois il y a scandale actif, mais non scandale passif, lorsque par exemple
quelqu'un, par ses paroles et ses actions, pousse un autre à pécher, mais que
celui-ci n'y consent pas. Enfin, il y a parfois scandale passif sans qu'il y
ait scandale actif, on l'a déjà dit.
5. La faiblesse désigne ici la facilité à se scandaliser ; le
heurt désigne l'indignation éprouvée par quelqu'un contre celui qui pèche, laquelle
peut exister parfois sans chute de sa part ; quant au scandale, il implique le
choc qui amène la chute.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, les péchés n'arrivent pas de
façon nécessaire parce que tout péché est volontaire, nous l'avons vu
précédemment. Or nous lisons en saint Matthieu (18, 7) : "Il est
nécessaire que les scandales arrivent." Donc le scandale n'est pas un
péché.
2. Il n'est pas de péché procédant d'un sentiment affectueux, car
"un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits" (Mt 7, 18). Or, le
scandale procède parfois d'un tel sentiment, comme on le voit en saint Matthieu
(16, 23), lorsque le Seigneur dit à Pierre : "Tu es pour moi un scandale."
Pour saint Jérôme en effet, "l'erreur de l'Apôtre procédant d'un
sentiment affectueux, ne provenait nullement d'une inspiration du démon".
Le scandale n'est donc pas toujours un péché.
3. Le scandale implique que l'on reçoive un certain choc. Or, tous
ceux qui trébuchent ainsi ne tombent pas. Le scandale, qui est une chute
d'ordre spirituel, peut donc exister sans le péché.
Cependant :
Le scandale est
"une parole ou un acte peu régulier". Or, tout ce qui manque de
rectitude a raison de péché. Donc le scandale comporte toujours un péché.
Conclusion :
Nous venons de le
dire, il y a deux sortes de scandales : passif en celui qui est scandalisé, actif
en celui qui scandalise et fournit une occasion de chute. Le scandale passif
est toujours un péché en celui qui est scandalisé, car nul n'est scandalisé que
s'il tombe par une certaine chute spirituelle, qui est un péché. Cependant le
scandale passif peut exister sans qu'il y ait péché en celui par qui le
scandale est arrivé ; lorsqu'on se scandalise par exemple de ce qu'un autre a
bien agi.
Pareillement, le
scandale actif est toujours un péché chez celui qui scandalise. Ou bien parce
que l'action même qu'il fait est un péché ; ou encore, si ce qu'il fait a
l'apparence du péché, il doit toujours s'en abstenir par charité envers le
prochain, car la charité impose à chacun de veiller au salut de son prochain ;
ainsi celui qui ne s'abstient pas agit contrairement à la charité.
Cependant :
Le scandale actif
peut exister sans qu'il y ait péché chez celui qui est scandalisé, nous l'avons
vu plus haut.
Solutions :
1. La parole du Seigneur "Il est nécessaire que les
scandales arrivent", ne doit pas s'entendre d'une nécessité absolue, mais
d'une nécessité conditionnelle, en ce sens qu'il est nécessaire que ce qui a
été prévu et annoncé par Dieu arrive, si du moins nous prenons cette phrase en
un sens composé, comme nous l'avons dit dans la première Partie. On peut dire
encore qu'il est nécessaire que les scandales arrivent en considération de la
fin, en ce sens qu'ils sont utiles "pour permettre aux hommes éprouvés de
se manifester" (1 Co 11, 19). Ou bien encore, il est nécessaire que les
scandales arrivent étant donné la condition des hommes, qui ne se gardent pas
des péchés. C'est comme si un médecin, voyant certains hommes suivre un régime
contre-indiqué, disait. il est nécessaire que ces hommes soient malades ; ce
qui doit s'entendre avec cette condition : s'ils ne changent pas de régime. De
même, il est nécessaire que les scandales arrivent si les hommes ne changent
pas leur mauvais genre de vie.
2. Le scandale est pris ici au sens large, pour désigner tout
empêchement. Pierre voulait en effet empêcher la passion du Christ par un
sentiment d'affection pour lui.
3. Nul ne trébuche spirituellement, sans être retardé de
quelque façon dans sa marche vers Dieu. Ce qui suppose au moins un péché
véniel.
Objections :
1. Il semble que non, car le scandale est "une parole ou
un acte peu régulier". Or, c'est le cas de tout péché. Donc le scandale
n'est pas un péché spécial.
2. Tout péché spécial, toute injustice spéciale, se rencontre
séparément des autres, dit Aristote. Or, le scandale ne se rencontre pas
séparément des autres péchés. Il n'est donc pas un péché spécial.
3. Tout péché spécial est constitué par quelque chose qui
spécifie l'acte moral. Or, le scandale se définit par le fait que l'on pèche
devant les autres. Pécher publiquement, même si cela constitue une circonstance
aggravante, ne semble pas constituer une espèce particulière de péché. Donc, le
scandale n'est pas un péché spécial.
Cependant :
Un péché spécial
s'oppose à une vertu spéciale. Or, le scandale s'oppose à une vertu spéciale, qui
est la charité. On lit en effet dans l'épître aux Romains (14, 15) : "Si
pour un aliment tu contristes ton frère, tu ne te conduis plus selon la charité."
Donc, le scandale est un péché spécial.
Conclusion :
Nous avons vu
qu'il y a deux sortes de scandale : actif et passif. Le scandale passif ne peut
être un péché spécial, car c'est dans toute espèce de péché qu'il arrive à
quelqu'un de tomber par suite des paroles ou des actions d'un autre ; et le
fait de trouver dans les paroles ou les actions d'un autre une occasion de
péché ne constitue pas une espèce particulière de péché, parce que ce fait
n'implique pas une difformité spéciale opposée à une vertu spéciale.
Quant au scandale
actif, il peut être entendu de deux façons, selon qu'il s'agit d'un scandale
par soi ou par accident. Le scandale a lieu par accident, quand il arrive en
dehors de l'intention de celui qui agit ; par exemple lorsque celui-ci n'a pas
l'intention, par ses actions ou ses paroles désordonnées, de donner à autrui
une occasion de chute, mais simplement de satisfaire sa volonté. En ce cas, le
scandale actif n'est pas un péché spécial, car l'accident ne constitue pas
l'espèce.
Le scandale actif
est un scandale par soi lorsque, par une parole ou une action désordonnée, on
cherche à entraîner un autre au péché. En ce cas, le fait de rechercher une fin
spéciale donne lieu à une espèce particulière de péché. C'est en effet la fin
qui donne aux actes moraux leur spécificité, nous l'avons dit antérieurement.
Ainsi, de même que le vol ou l'homicide sont des péchés spéciaux, en raison du
dommage spécial qu'on veut infliger au prochain, de même le scandale est un
péché spécial pour la même raison. Le scandale s'oppose directement à la
correction fraternelle, où l'on remarque une manière spéciale d'écarter ce qui
nuit au prochain.
Solutions :
1. Tout péché peut servir de matière au scandale actif. Mais
la raison formelle de péché spécial vient au scandale en raison de la fin
poursuivie, nous venons de le dire.
2. Le scandale actif peut se rencontrer séparément des autres
péchés ; lorsque par exemple on scandalise le prochain en faisant quelque chose
qui de soi n'est pas un péché, mais qui en a l'apparence.
3. Le scandale n'a pas raison de péché spécial du fait de la
circonstance indiquée, mais du fait de la fin poursuivie, on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble bien, car tout péché contraire à la charité est
un péché mortel, on l'a vu plus haut. Or, le scandale est contraire à la
charité, on l'a vu également. Donc, le scandale est un péché mortel.
2. Le péché mortel est le seul péché qui mérite la damnation
éternelle. Or, le scandale est puni de damnation éternelle (Mt 18, 6) :
"Quiconque scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait
pour lui qu'on lui suspende une meule pour âne autour du cou, et qu'on le
précipite au fond de la mer." Car, explique saint Jérôme : "il vaut
beaucoup mieux recevoir pour son péché une courte peine que d'être livré aux
tourments éternels". Donc le scandale est un péché mortel.
3. Tout péché que l'on commet contre Dieu est péché mortel, car
seul le péché mortel détourne l'homme de Dieu. Or, le scandale est un péché
contre Dieu. L'Apôtre dit en effet (1 Co 8, 12) : "En blessant la
conscience de vos frères, qui est faible, c'est contre le Christ que vous péchez."
Donc, le scandale est toujours un péché mortel.
Cependant :
Pousser quelqu'un
à pécher véniellement peut être un péché véniel. Or, cela rentre dans la
définition du scandale. Le scandale peut donc être un péché véniel.
Conclusion :
Nous avons vu plus
haut que le scandale implique un certain choc, disposant à la chute. Pour cette
raison, le scandale passif peut être quelquefois un péché véniel, quand il ne
comporte que le choc, par exemple, lorsque, par suite d'une parole ou d'une
action désordonnée d'autrui, on éprouve un mouvement de péché véniel. Mais
quelquefois le scandale est péché mortel quand, avec le choc, il comporte aussi
une chute, dans le cas par exemple où, par suite d'une parole ou d'une action
désordonnée d'autrui, on va jusqu'au péché mortel.
Quant au scandale
actif, s'il a lieu par accident, il peut être quelquefois péché véniel. Par
exemple, lorsque l'on commet un péché véniel, ou bien un acte qui n'est pas en
soi un péché mais qui a une apparence de mal, et qu'on le fait avec un léger
manque de discrétion. Mais quelquefois il est péché mortel, soit quand l'acte
commis est péché mortel, soit quand on méprise le salut du prochain au point de
ne pas s'abstenir, pour le préserver, de ce qui fait plaisir. Si le scandale
actif a lieu par soi - quand, par exemple, on a l'intention d'entraîner un
autre à pécher, si c'est pour l'entraîner au péché mortel, le scandale est
péché mortel. De même, lorsqu'on cherche à entraîner le prochain au péché
véniel en commettant un acte qui est un péché mortel. Mais si l'on cherche à
pousser le prochain au péché véniel en commettant un péché véniel, le scandale
est péché véniel.
Solutions :
Cela répond
clairement aux objections.
Objections :
1. Il semble bien, car le Christ fut absolument parfait. Or, lui-même
dit à saint Pierre (Mt 16, 23) : "Tu es pour moi un scandale." A plus
forte raison les autres parfaits peuvent-ils subir le scandale.
2. Le scandale implique un certain empêchement qui s'oppose à
la vie spirituelle. Or, les hommes parfaits eux-mêmes peuvent rencontrer des
obstacles dans le progrès de leur vie spirituelle, selon cette parole (1 Th 2, 18)
: "Nous avons voulu nous rendre chez vous, moi Paul en particulier, et non
pas une fois, mais deux ; mais Satan nous en a empêchés." Ainsi donc, les
hommes parfaits eux-mêmes peuvent subir le scandale.
3. Les péchés véniels peuvent se rencontrer même chez les
parfaits, comme le prouve la 1e épître de saint Jean (1, 8) : "Si nous
nous prétendons sans péché, nous nous égarons nous-mêmes." Or, le scandale
passif n'est pas toujours péché mortel, il est parfois péché véniel, nous
venons de le voir. Donc, le scandale passif peut se trouver chez les parfaits.
Cependant :
Saint Jérôme, commentant
le texte de saint Matthieu (18, 6) : "Celui qui scandalisera un de ces
petits", dit "Notez que celui qui est scandalisé est un petit, les
grands, en effet, ne sont pas atteints par le scandale."
Conclusion :
Le scandale passif
implique en celui qui le subit un certain ébranlement de l'âme à l'égard du
bien. Or, nul n'est ébranlé quand il adhère fermement à quelque chose
d'immuable. Et les grands, c'est-à-dire les parfaits, adhèrent à Dieu seul, dont
la bonté est immuable ; car s'ils adhèrent à leurs supérieurs, ils n'adhèrent à
eux que dans la mesure où ceux-ci adhèrent au Christ, selon le mot de Paul (1
Co 4, 16) : "Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ."
C'est pourquoi, s'ils voient les autres céder au désordre dans leurs paroles ou
leurs actes, eux-mêmes ne se détournent pas pour autant de la voie droite, selon
la parole du Psaume (125, 1) : "Ceux qui mettent leur confiance dans le
Seigneur sont comme le mont Sion ; celui qui habite Jérusalem ne sera jamais
ébranlé." Voilà pourquoi, en ceux qui adhèrent parfaitement à Dieu par
l'amour, le scandale ne se trouve pas, selon le mot du Psaume (119, 165) :
"Abondance de paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas en eux de
scandale."
Solutions :
1. Comme nous l'avons vu plus haut, le scandale doit
s'entendre ici au sens large, et signifie toute espèce d'empêchement. C'est
pourquoi le Seigneur dit à Pierre : "Tu es pour moi un scandale", parce
que Pierre voulait l'empêcher de subir la Passion.
2. Dans leurs actions extérieures, les hommes parfaits peuvent
éprouver des empêchements. Mais pour ce qui est de leur volonté intérieure, les
paroles ou les actions d'autrui ne les empêchent pas de tendre vers Dieu, selon
l'épître aux Romains (8, 38) : "Ni la mort ni la vie ne peuvent nous
séparer de l'amour de Dieu."
3. Les hommes parfaits tombent quelquefois et des péchés
véniels par la faiblesse de leur chair ; mais les paroles et les actions des
autres ne les scandalisent pas, selon la vraie notion du scandale. Il peut se
trouver en eux toutefois comme une approche du scandale, selon la parole du
Psaume (73, 2) : "Un peu plus, et nos pieds trébuchaient."
Objections :
1. Il semble que oui, car pâtir est un effet de l'agir. Or, il
y a des gens qui sont passivement scandalisés en raison des paroles ou des
actions des parfaits, selon saint Matthieu (15, 12) : "Sais-tu qu'en
entendant cette parole, les pharisiens ont été scandalisés." On peut donc
trouver le scandale actif chez les hommes parfaits.
2. Après avoir reçu l'Esprit Saint, saint Pierre était dans
l'état des parfaits. Mais dans la suite il scandalisa les païens. On lit en
effet dans l'épître aux Galates (2, 14) : "Quand je vis qu'ils ne
marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas
(c'est-à-dire à Pierre), en face de tous : Si
toi, qui es Juif, tu vis à la païenne et non à la juive, comment peux-tu forcer
les païens à vivre en Juifs ?" Donc le scandale actif peut exister
chez les hommes parfaits.
3. Le scandale actif est quelquefois péché véniel. Or, les
péchés véniels peuvent exister même chez les hommes parfaits.
Cependant :
Le scandale actif
s'oppose à la perfection plus que le scandale passif. Or, le scandale passif ne
peut pas exister chez les hommes parfaits. A plus forte raison le scandale
actif.
Conclusion :
Il y a proprement
scandale actif lorsque quelqu'un dit ou fait quelque chose qui est de nature à
faire tomber autrui ; ce qui n'a lieu que pour des actions ou des paroles
désordonnées. Or, il appartient aux parfaits d'ordonner tout ce qu'ils font
conformément à la règle de la raison, selon saint Paul (1 Co 14, 40) : "Que
tout se passe chez vous dignement et dans l'ordre." Surtout, ils apportent
tout spécialement ce souci dans les choses où non seulement ils pourraient
eux-mêmes trébucher, mais aussi faire trébucher les autres. Si parfois, dans ce
qu'ils disent ou font en public, il se produit quelque chose qui manque à cette
mesure, cela provient de la faiblesse humaine qui les fait déchoir de la
perfection. Ils n'en déchoient pas toutefois au point de s'écarter beaucoup de
l'ordre de la raison ; ils ne le font qu'un peu et de manière légère. Et cela
n'est pas d'une telle importance qu'un autre puisse raisonnablement y trouver
une occasion de pécher.
Solutions :
1. Le scandale passif est toujours causé par un scandale
actif, mais non toujours par le scandale actif d'un autre ; ce peut être par le
scandale actif de celui-là même qui est scandalisé, parce que c'est lui-même
qui se scandalise.
2. Pierre commit une faute, et il fut répréhensible en se
séparant des païens pour éviter le scandale des Juifs : ainsi pensent saint Augustin
et saint Paul lui-même. Pierre commettait en cela une certaine imprudence, scandalisant
ainsi les païens nouvellement convertis à la foi. Cependant l'acte de Pierre
n'était pas un péché si grave que les autres pussent raisonnablement en être
scandalisés. C'est pourquoi ils souffraient un scandale passif, mais chez
Pierre il n'y avait pas de scandale actif.
3. Les péchés véniels des parfaits consistent surtout en des
mouvements soudains, qui lorsqu'ils restent cachés, ne peuvent scandaliser Si, même
extérieurement, dans leurs paroles ou leurs actions, ils commettent des péchés
véniels ces péchés sont choses si légères qu'elles n'ont pas de soi, le pouvoir
de scandaliser.
Objections :
1. Il apparaît que oui. Car saint Augustin enseigne que là où
l'on peut craindre le danger d'un schisme, il faut abandonner la punition des
pécheurs. Or, la punition des pécheurs est pour certain bien spirituel, puisqu'elle
est un acte de justice. Donc il faut abandonner le bien spirituel pour éviter
le scandale.
2. L'enseignement sacré paraît être ce qu'il y a de plus
spirituel. Or, il faut l'abandonner en raison du scandale, d'après saint Matthieu
(7, 6) : "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos
perles devant les pourceaux : ils pourraient bien se retourner contre vous et
vous déchirer." Donc il faut abandonner le bien spirituel pour éviter le
scandale.
3. La correction fraternelle est un bien spirituel, puisqu'elle
est un acte de la charité. Or, il arrive parfois qu'on l'omette par charité
pour éviter le scandale d'autrui, d'après saint Augustin. Il faut donc
abandonner le bien spirituel pour éviter le scandale.
4. Saint Jérôme demande qu'on abandonne, pour éviter le
scandale, tout ce qui peut être délaissé sans toucher à la triple vérité de la
vie, de la justice et de la doctrine. Or, l'accomplissement des conseils et la
distribution des aumônes peuvent souvent être abandonnés sans porter atteinte à
cette triple vérité. Autrement tous ceux qui les omettent pécheraient toujours.
Et pourtant elles sont au premier rang des oeuvres spirituelles. Donc les
oeuvres spirituelles doivent être omises pour éviter le scandale.
5. Éviter n'importe quel péché est un bien spirituel, car tout
péché cause un dommage spirituel à celui qui le commet. Or il semble que, pour
éviter le scandale du prochain, il faille quelquefois pécher véniellement ainsi
par exemple lorsqu'en péchant véniellement on empêche le prochain de pécher
mortellement. Car on doit empêcher la damnation du prochain autant qu'on le
peut, sans détriment pour son propre salut, lequel n'est pas empêché par le
péché véniel. On doit donc omettre certain bien spirituel pour éviter le
scandale.
Cependant :
Saint Grégoire dit
en commentant Ézéchiel : "Si l'on tire scandale de la vérité, il est
préférable de laisser naître le scandale que d'abandonner la vérité." Or
les biens spirituels ressortissent plus que tout à la vérité. Il ne faut donc
pas abandonner les biens spirituels pour éviter le scandale.
Conclusion :
Puisqu'il y a deux
sortes de scandale, actif et passif, cette question ne se pose pas à propos du
scandale actif, car, puisque le scandale actif est une parole ou un acte peu
régulier, il ne faut jamais rien faire avec scandale actif. Mais la question se
pose à propos du scandale passif. Il faut donc examiner ce qu'on doit
abandonner pour qu'un autre ne soit pas scandalisé. Or, parmi les biens
spirituels, il y a lieu de distinguer. Certains parmi ces biens sont
nécessaires au salut et l'on ne peut les omettre sans péché mortel. Il est
manifeste que nul ne doit pécher mortellement pour empêcher le péché d'autrui, car,
selon l'ordre de la charité, on doit aimer davantage son propre salut spirituel
que celui d'autrui. Ce qui est nécessaire au salut ne doit donc pas être omis
pour éviter le scandale.
Quant aux biens
spirituels qui ne sont pas nécessaires au salut, il apparaît qu'il faut
distinguer. C'est qu'en effet le scandale qui en résulte provient quelquefois
de la malice, lorsque certains veulent empêcher ces biens spirituels en
provoquant le scandale. Ce scandale est celui des pharisiens qui se
scandalisent de la doctrine du Seigneur. Celui-ci enseigne en saint Matthieu
(15, 14), que ce scandale doit être méprisé. Mais quelquefois le scandale
provient de la faiblesse ou de l'ignorance, et c'est le scandale des petits.
Pour l'éviter, les oeuvres spirituelles doivent être cachées, parfois même
différées, quand il n'y a pas péril à cela, jusqu'à ce qu'on puisse en rendre
compte et éviter ainsi le scandale. Si, après qu'on en a rendu compte, le
scandale dure encore, il semble bien alors qu'il provient de la malice, et il
n'y a plus lieu d'abandonner ces oeuvres spirituelles à cause de lui.
Solutions :
1. On ne cherche pas à infliger des punitions pour
elles-mêmes, mais comme des remèdes pour réprimer les péchés. C'est pourquoi
elles appartiennent à la justice dans la mesure où elles répriment les péchés.
Mais s'il était évident que l'application des peines engendrerait des péchés
plus nombreux et plus graves, ce ne serait plus une oeuvre de justice. C'est le
cas dont parle saint Augustin, quand une excommunication peut entraîner le
péril d'un schisme. Porter une excommunication n'appartiendrait plus alors à la
vérité de la justice.
2. Au sujet de l'enseignement, il y a deux choses à considérer
: la vérité qu'on enseigne, et l'acte même d'enseigner. De ces deux choses, la
première est nécessaire au salut, c’est-à-dire qu'on ne doit pas enseigner le
contraire de la vérité, mais que l'homme chargé d'enseigner doit proposer la
vérité en s'adaptant au temps et aux personnes. C'est pourquoi quelque scandale
qui semble devoir en résulter, on ne doit jamais délaisser la vérité et
enseigner l'erreur. Quant à l'acte même d'enseigner, il compte parmi les
aumônes spirituelles, comme nous l'avons vu plus haut. C'est pourquoi il faut
traiter de même façon l'enseignement et les autres oeuvres de miséricorde dont
il va être parlé dans un instant.
3. La correction fraternelle, nous l'avons vu, a pour but
l'amendement d'un frère. Elle compte donc parmi les biens spirituels dans la
mesure où elle peut y réussir. Mais elle ne l'atteint pas si notre frère se
trouve scandalisé par cette correction. C'est pourquoi, lorsque l'on abandonne
la correction en raison du scandale, le bien spirituel n'est pas délaissé pour
autant.
4. Dans la vérité de la vie, de la doctrine et de la justice
on englobe non seulement ce qui est nécessaire au salut, mais aussi ce qui
conduit au salut de manière plus parfaite, selon la parole de saint Paul (1 Co
12, 31) : "Aspirez aux dons supérieurs." Aussi, ni les conseils, ni
non plus les oeuvres de miséricorde ne doivent être purement et simplement
délaissés par crainte du scandale, mais il arrive quelquefois qu'ils doivent
être cachés et différés en raison du scandale des petits, comme nous l'avons
dit.
Quelquefois
cependant, l'observation des conseils et l'accomplissement des oeuvres de
miséricorde sont nécessaires au salut. Cela apparaît clairement quand il s'agit
de ceux qui se sont déjà engagés par voeu dans la voie des conseils, ou de ceux
qui ont le devoir de subvenir aux besoins des autres, soit dans le domaine
temporel, par exemple en nourrissant les affamés, soit dans le domaine
spirituel, par exemple en instruisant les ignorants, ou bien encore quand ces
bienfaits deviennent obligatoires en raison de la fonction que l'on exerce, ce
qui est le cas pour les prélats, ou en raison de la nécessité des indigents.
Alors, la raison est la même pour ces devoirs que pour ce qui est nécessaire au
salut.
5. Certains ont dit que l'on devait commettre le péché véniel
pour éviter le scandale. Mais cela implique contradiction. En effet, si une
chose doit être faite, elle n'est déjà plus un mal ni un péché, car le péché ne
peut être objet de choix. Il peut arriver toutefois qu'en telle ou telle
circonstance une chose ne soit plus un péché véniel, qui le serait en dehors de
cette circonstance. C'est ainsi qu'un mot pour rire est un péché véniel s'il
est dit sans utilité, mais il n'est plus une parole oiseuse ni un péché s'il
est dit pour un motif raisonnable. Bien que le péché véniel ne supprime pas la
grâce qui procure le salut de l'homme, cependant, pour autant qu'il dispose au
péché mortel, il devient nuisible au salut.
Objections :
1. Il semble bien, car nous devons aimer le salut spirituel
du prochain, que le scandale empêche plus que n'importe quel bien temporel. Or,
nous laissons ce que nous aimons moins pour ce que nous aimons davantage. Nous
devons donc plutôt laisser les biens temporels pour éviter le scandale du
prochain.
2. D'après la règle énoncée par saint Jérôme, tout ce qu'on
peut omettre, hormis la triple vérité, doit être abandonné pour éviter le
scandale. Or on peut abandonner les biens temporels en sauvegardant cette
triple vérité. Donc il faut les abandonner pour éviter le scandale.
3. Parmi les biens temporels aucun n'est plus nécessaire que
la nourriture. Or la nourriture doit être laissée de côté en raison du scandale,
d'après l'épître aux Romains (14, 15) : "Ne va pas, avec ton aliment, faire
périr celui pour qui le Christ est mort." A plus forte raison il nous faut
donc laisser tous les autres biens temporels pour éviter le scandale.
4. Il n'est pas de moyen plus adapté qu'un procès pour
conserver ou recouvrer les biens temporels. Or, il n'est pas permis de recourir
aux procès, surtout quand ils s'accompagnent de scandale. Il est dit en effet en
saint Matthieu (5, 40) : "A qui veut te citer en justice et prendre ta
tunique, laisse encore ton manteau." Et dans la 1e épître aux Corinthiens
(6, 7) : "C'est déjà pour vous une défaite que d'avoir entre vous des
procès. Pourquoi ne pas souffrir plutôt l'injustice ? Pourquoi ne pas vous
laisser plutôt dépouiller ?" Il semble donc qu'il faille abandonner les
biens temporels pour éviter le scandale.
5. Parmi tous les biens temporels, aucun ne paraît devoir être
moins abandonné que ceux qui sont liés à des biens spirituels. Or, il faut
abandonner ceux-ci en raison du scandale. L'Apôtre en effet, qui prodiguait les
biens spirituels, ne reçut point de salaire temporel, "pour ne pas créer
d'obstacle à l'Évangile du Christ", comme on le voit dans la 1e épître aux
Corinthiens (9, 12). Et pour un motif semblable, l'Église en certains pays
n'exige pas les dîmes, pour éviter le scandale. A plus forte raison faut-il
donc laisser les autres biens temporels pour éviter le scandale.
Cependant :
Le bienheureux
Thomas de Cantorbery réclama les biens de l'Église malgré le scandale du roi.
Conclusion :
Parmi les biens
temporels, il faut distinguer. Ou ces biens nous appartiennent ; ou ils nous
sont confiés afin que nous les conservions pour d'autres. Les biens de l'Église
par exemple sont confiés aux prélats, et les biens publics aux gouvernants. La
conservation de ces biens, comme aussi celle des dépôts, incombe de toute
nécessité à ceux à qui ils sont confiés. C'est pourquoi ils ne doivent pas être
abandonnés en raison du scandale, pas plus que les autres biens qui sont
nécessaires au salut.
Quant aux biens
temporels dont nous sommes les maîtres, les abandonner, en les distribuant si
nous les avons chez nous, ou en ne les réclamant pas s'ils sont chez les autres,
pour éviter le scandale, nous devons parfois le faire, et parfois non. En effet,
si le scandale se produit à ce sujet en raison de l'ignorance ou de la
faiblesse des autres, ce que nous avons appelé plus haut le scandale des petits,
nous devons ou abandonner totalement ces biens temporels, ou faire cesser le
scandale autrement, par quelque avertissement pa exemple. C'est pourquoi saint Augustin
écrit : "Il faut donner ce qui ne fait de mal ni à toi ni autrui, autant
qu'on peut humainement le savoir. Si tu refuses ce qu'on te demande, montre où
est la justice. Tu donneras quelque chose de meilleur en redressant celui qui
te demande injustement." Parfois le scandale provient de la malice. C'est
le scandale des pharisiens. Il ne faut pas abandonner les biens temporels à
cause de ceux qui suscitent de tels scandales, car on nuirait au bien commun en
donnant aux méchants une occasion de s'en emparer et l'on nuirait à ceux qui, en
volant et en retenant le bien d'autrui, demeureraient dans le péché. C'est
pourquoi, dit saint Grégoire : "Parmi ceux qui nous prennent les biens
temporels, il en est qui doivent être seulement tolérés ; et d'autres qui
doivent en être empêchés, l'équité étant sauve. Cela, non par le seul souci que
nos biens ne nous soient pas enlevés, mais pour éviter la perdition de ceux qui
prennent ce qui ne leur appartient pas."
Solutions :
1. Cela donne clairement la solution.
2. Si l'on permettait habituellement aux méchants de prendre
le bien d'autrui, cela tournerait au détriment de la vérité de la vie et de la
justice. C'est pourquoi il ne faut pas abandonner les biens temporels en raison
de n'importe quel scandale.
3. Il n'est pas dans l'intention de l'Apôtre de faire
abandonner toute nourriture en raison du scandale, car prendre de la nourriture
est nécessaire à la santé. C'est telle nourriture déterminée qu'il faut laisser
en raison du scandale, selon la 1e épître aux Corinthiens (8, 13) : "je me
passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas scandaliser mon frère."
4. Selon saint Augustin, ce précepte du Seigneur doit
s'entendre de la disposition intérieure, en ce sens qu'il faut être prêt, si
c'est utile, à subir le dommage et l'injustice plutôt qu'à recourir au
jugement. Mais parfois ce n'est pas utile, nous l'avons vu. Le mot de l'Apôtre
doit s'entendre dans le même sens.
5. Le scandale que l'Apôtre évitait serait provenu de
l'ignorance des païens, chez qui cette coutume n'existait pas. C'est pourquoi
il fallait s'abstenir momentanément, afin de leur enseigner auparavant que
c'est chose due. Pour une raison semblable, 1'Ëglise s'abstient d'exiger les
dîmes dans les pays où la coutume n'est pas de les payer.
- 1. Faut-il
donner des préceptes au sujet de la charité ? - 2. Y a-t-il un seul précepte, ou
bien deux ? - 3. Deux préceptes suffisent-ils ? - 4. Convient-il de prescrire
que Dieu soit aimé de tout notre coeur ? - 5. Convient-il d'ajouter : de toute
notre âme ? - 6. Ce précepte peut-il être accompli en cette vie ? - 7. Le
commandement : "Tu aimeras le prochain comme toi-même." - 8. L'ordre
de la charité tombe-t-il sous le précepte ?
Objections :
1. Il semble que non, car la charité donne le mode aux actes
de toutes les vertus. Elle est en effet la forme des vertus, nous l'avons vu
plus haut. Or, on dit généralement que le mode n’est pas contenu dans le
précepte. Donc, il ne pas donner de préceptes au sujet de la charité.
2. La charité qui "est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit"
(Rm 5, 5) nous rend libres, car "là où est l'Esprit du Seigneur, là est la
liberté" (2 Co 3, 17). Or l'obligation qui naît du précepte s'oppose à la
liberté, puisqu'elle impose nécessité. Il ne faut donc pas donner de préceptes
au sujet de la charité.
3. La charité est la plus importante de toutes les vertus, auxquelles
sont ordonnés les préceptes, ainsi qu'il ressort de ce que nous avons vu plus
haut. Donc, si l'on donnait certains préceptes sur charité, il faudrait qu'ils
fussent compris parmi les préceptes majeurs, qui sont ceux du décalogue. Or, ils
ne s'y trouvent pas. Donc il ne faut donner un précepte sur la charité.
Cependant :
Ce que Dieu
réclame de nous tombe sous le précepte. Or, Dieu demande à l'homme de l'aimer, comme
on le voit dans le Deutéronome (10, 12). Concernant l'amour de charité, qui est
l'amour de Dieu, il faut donc donner des préceptes.
Conclusion :
Nous l'avons dit
antérieurement, le précepte inclut la raison d'obligation. Une chose tombe donc
sous le précepte dans la mesure où elle a raison de dette. Or une chose est due
de deux façons : ou bien par soi ou bien pour autre chose. En toute affaire, ce
qui est dû par soi, c'est la fin, car par soi la fin a raison de bien. Ce qui
est dû pour autre chose, c'est le moyen ordonné à la fin. Ainsi, pour un
médecin, ce qui est dû par soi, c'est la guérison, et ce qui est requis pour
autre chose, c'est le remède destiné à la guérison. Or, la fin de la vie
spirituelle, c'est que l'homme soit uni à Dieu, ce qui se fait par la charité.
A cela s'ordonne, comme à leur fin, tout ce qui appartient à la vie
spirituelle. C'est pourquoi l'Apôtre écrit (1 Tm 1, 5) : "La fin du
précepte, c'est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et
d'une foi sincère." Car toutes les vertus dont les actes sont objet de
préceptes sont ordonnées ou bien à
purifier le coeur du tourbillon des passions, ce qui est le cas des vertus
qui concernent les passions ; ou du moins à
procurer une bonne conscience, ce qui est le cas des vertus qui concernent
l'action ; ou à assurer la rectitude de
la foi, ce qui est le cas des vertus qui concernent le culte divin. Ces
trois conditions sont requises pour aimer Dieu, car le coeur impur est détourné
de l'amour de Dieu par la passion qui l'incline vers les biens terrestres ; une
mauvaise conscience fait prendre en horreur la justice divine par crainte de la
peine ; et une foi imaginaire entraîne le coeur vers la représentation qu'elle
se fait de Dieu, loin de la divinité et de la réalité divine. Or, en tout
domaine, ce qui est par soi l'emporte sur ce qui est pour autre chose ; il
s'ensuit que le plus grand commandement a pour objet la charité, ainsi qu'il
est dit en saint Matthieu (22, 38).
Solutions :
1. Ainsi que nous l'avons vu antérieurement en traitant des
autres préceptes, le mode de la charité ne tombe pas sous les préceptes qui ont
pour objet les autres actes de vertu. Par exemple, sous ce précepte : "Honore
ton père et ta mère", il ne tombe pas que cela se fasse par charité.
Toutefois, l'acte de dilection tombe sous des préceptes spéciaux.
2. L'obligation du précepte ne s'oppose à la liberté qu'en
celui dont l'esprit est détourné de ce qui est prescrit, comme on le voit chez
ceux qui n'observent les préceptes que par crainte. Le précepte de la charité
ne peut être accompli que si on le veut à proprement parler. Aussi ne
s'oppose-t-il pas à la liberté.
3. Tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de
Dieu et du prochain. C'est pourquoi les préceptes de la charité n'avaient pas à
être énumérés parmi les préceptes du décalogue ils se trouvent compris en tous.
Objections :
1. Il semble qu'il ne fallait pas donner deux préceptes sur
la charité. En effet, les préceptes de la loi sont ordonnés à la vertu, nous
venons de le voir. Or, la charité constitue une seule vertu, nous l'avons vu
précédemment. Il ne fallait donc donner qu'un seul précepte sur la
charité.
2. Comme le dit saint Augustin, la charité n'aime que Dieu
dans le prochain. Or, nous sommes suffisamment ordonnés à aimer Dieu par ce
précepte (Dt 6, 5) : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu." Il ne fallait
donc pas ajouter un autre précepte sur la charité envers le prochain.
3. Des péchés différents s'opposent à des préceptes
différents. Or, on ne pèche pas si, en laissant de côté l'amour du prochain, on
ne laisse pas l'amour de Dieu, puisqu'il est même dit en saint Luc (14, 26) :
"Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, il ne peut
pas être mon disciple." Il n'y a donc pas deux préceptes différents, l'un
de l'amour de Dieu et l'autre de l'amour du prochain.
4. L'Apôtre écrit (Rm 13, 8) : "Celui qui aime son
prochain a accompli la loi." Mais on n'accomplit la loi qu'en observant
tous les préceptes. Tous les préceptes sont donc inclus dans l'amour du
prochain, et il ne doit pas y avoir deux commandements de la charité.
Cependant :
Il est dit dans la 1e épître de saint Jean (4, 21) : "Nous
tenons de Dieu ce commandement : celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son
frère."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment en traitant des préceptes, les préceptes tiennent dans la loi
la même place que les propositions dans les sciences spéculatives. Là, les
conclusions se trouvent virtuellement contenues dans les premiers principes.
C'est pourquoi celui qui connaîtrait parfaitement les principes dans toute leur
virtualité n'aurait pas besoin que les conclusions lui soient proposées
séparément. Mais parce que ceux qui connaissent les principes ne les
connaissent pas assez pour considérer tout ce qui s'y trouve contenu
virtuellement, il est nécessaire à cause d'eux que, dans les sciences, les
conclusions soient déduites des principes. Dans le domaine de l'action, où les
préceptes de la loi nous dirigent, la fin a raison de principe, nous l'avons
vu. Or, l'amour de Dieu est la fin à laquelle l'amour du prochain est ordonné.
C'est pourquoi il a fallu donner non seulement le précepte de l'amour de Dieu, mais
aussi celui de l'amour du prochain, à cause de ceux qui, moins capables, n'apercevraient
pas facilement qu'un de ces préceptes est contenu dans l'autre.
Solutions :
1. Si la charité est une seule vertu, elle a cependant deux
actes, dont l'un est ordonné à l'autre comme à sa fin. Or, les préceptes ont
pour objet les actes des vertus. C'est pourquoi il a fallu qu'il y ait
plusieurs préceptes de la charité.
2. Dieu est aimé dans le prochain, comme la fin dans ce qui
est ordonné à la fin. Et cependant, il a fallu qu'il y ait des préceptes
explicites pour l'un et pour l'autre, pour le motif qu'on vient de dire.
3. Ce qui est ordonné à la fin a raison de bien par son ordre
à la fin. De la même façon, et non autrement, s'écarter de la fin a raison de
mal.
4. Dans l'amour du prochain est inclus l'amour de Dieu comme
la fin est incluse dans ce qui lui est ordonné et inversement. Cependant il a
fallu que soient donnés explicitement l'un et l'autre précepte, pour la raison
qu'on vient de dire.
Objections :
1. Il semble que non. Les préceptes, en effet, portent sur
les actes des vertus. Or, les actes se distinguent selon les objets. Comme il
se trouve que l'on doit aimer de charité quatre objets, à savoir Dieu, soi-même,
le prochain et son propre corps, nous l'avons montré précédemment, il semble
qu'il doit y avoir quatre préceptes de la charité. Par suite, deux préceptes ne
suffisent pas.
2. L'acte de charité n'est pas seulement l'amour, mais aussi
la joie, la paix et la bienfaisance. Or il doit y avoir un
précepte pour tout acte vertueux. Deux préceptes pour la charité ne suffisent
donc pas.
3. Comme il appartient à la vertu d'accomplir le bien, il lui
appartient aussi d'éviter le mal. Or, nous sommes amenés à faire le bien par
les préceptes affirmatifs, et à éviter le mal par les préceptes négatifs. Il
eût donc fallu que soient donnés, pour la charité, non seulement des préceptes
affirmatifs, mais aussi des préceptes négatifs. Ainsi, les deux préceptes de la
charité que l'on a cités ne suffisent pas.
Cependant :
Le Seigneur a dit
en saint Matthieu (22, 40) : "Sur ces deux préceptes reposent toute la Loi
et les Prophètes."
Conclusion :
La charité, on l'a
vu plus haut, est une amitié. Or, l'amitié s'adresse à l'autre. C'est pourquoi
saint Grégoire dit, dans une de ses homélies : "La charité ne peut exister
si l'on n'est pas deux." Comment l'on peut s'aimer soi-même de charité, on
l'a vu précédemment. Comme, d'autre part, la dilection et l'amour ont pour
objet le bien, et que le bien n'est autre que la fin ou ce qui est ordonné à la
fin, il convient qu'il n'y ait que deux préceptes pour la charité : l'un nous
conduit à aimer Dieu comme notre fin, et l'autre nous conduit à aimer le
prochain à cause de Dieu, c'est-à-dire à cause de cette fin.
Solutions :
1. Selon saint Augustin, "Sur les quatre choses qu'il
faut aimer de charité, il n'y avait pas à donner de préceptes pour la deuxième
et la quatrième, savoir l'amour de soi et de son propre corps. Car l'homme peut
s'écarter de la charité autant qu'on voudra, il lui restera toujours l'amour de
soi et de son propre corps." C'est la manière d'aimer qui devait être
prescrite à l'homme, afin qu'il s'aime lui-même et aime son propre corps de
façon ordonnée ; cela se réalise du fait qu'il aime Dieu et le prochain.
2. Tous les actes de la charité découlent de l'acte de
dilection, comme l'effet découle de sa cause, on l'a montré précédemment. C’est
pourquoi dans les préceptes concernant la dilection ou l'amour se trouvent
virtuellement contenus les préceptes concernant les autres actes. Pourtant, à
l'intention de ceux qui sont plus lents à comprendre, nous trouvons pour chacun
de ces actes des préceptes explicitement donnés : pour la joie (Ph 4, 4) :
"Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur" ; pour la paix (He 12, 14)
: "Recherchez la paix avec tous" ; pour la bienfaisance (Ga 6, 10) :
"Pendant que nous avons le temps, faisons du bien à tous." Pour
chacune des parties de la bienfaisance, nous trouvons des préceptes qui sont
donnés dans la Sainte Écriture, comme le voient ceux qui la lisent avec
attention.
3. Faire le bien est plus qu'éviter le mal. C'est pourquoi
dans les préceptes affirmatifs sont virtuellement contenus les préceptes
négatifs. On trouve cependant explicitement donnés des préceptes contre les
vices opposés à la charité. Contre la haine, par exemple (Lv 19, 17) : "Tu
ne haïras pas ton frère dans ton coeur" ; contre l'acédie (Si 6, 26) :
"Tu ne prendras point les liens (de la sagesse) en dégoût" ; contre
l'envie (Ga 5, 26) : "Ne cherchons pas la vaine gloire ; pas de
provocations entre nous, entre nous pas de jalousies" ; contre la discorde
(1 Co 1, 10) : "Ayez tous même sentiment ; qu'il n'y ait point parmi vous
de divisions" ; contre le scandale (Rm 14, 13) : "Ne soyez pas pour
votre frère une occasion de chute ou de scandale."
Objections :
1. Il semble que non, car le mode de l'acte de vertu n'est
pas contenu dans le précepte, comme nous l'avons vu précédemment. Or, lorsqu'on
dit : "de tout notre coeur", on exprime le mode de notre amour pour
Dieu. Il ne convient donc pas de le prescrire.
2. "Le tout et le parfait est ce à quoi il ne manque
rien", d'après Aristote. Donc s'il tombe sous le précepte que Dieu soit
aimé de tout coeur, tous ceux qui font ce qui ne relève pas de l'amour de Dieu
agissent contre le précepte, et par conséquent commettent un péché mortel. Mais
le péché véniel ne relève pas de l'amour de Dieu. Le péché véniel sera donc
mortel. Conclusion inadmissible.
3. Aimer Dieu de tout son coeur relève de la perfection, car, selon
le Philosophe, "le tout et le parfait sont identiques". Or, ce qui
relève de la perfection ne tombe pas sous le précepte, mais sous le conseil. Il
ne faut donc pas prescrire d'aimer Dieu de tout son coeur.
Cependant :
Nous lisons dans
le Deutéronome (6, 5) : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur."
Conclusion :
Les préceptes
ayant pour objet les actes des vertus, un acte tombe sous le précepte pour
autant qu'il est acte de vertu. Or, il est demandé à tout acte de vertu, non
seulement de porter sur la matière voulue, mais encore d'être revêtu des
circonstances qui le proportionnent à cette matière. Or, Dieu doit être aimé
comme la fin ultime à laquelle toutes choses doivent être rapportées. Aussi
fallait-il marquer une certaine totalité dans le commandement de l'amour de
Dieu.
Solutions :
1. Sous le précepte qui concerne l'acte d'une vertu ne tombe
pas le mode que cet acte reçoit d'une vertu supérieure. Cependant le mode qui
appartient à l'essence même de la vertu tombe sous le précepte. C'est un tel
mode qui désigne l'expression : "de tout coeur".
2. On peut aimer Dieu de tout son coeur de deux façons. 1° En
acte, c'est-à-dire que le coeur de l'homme se porte tout entier et d'une
manière toujours actuelle vers Dieu. Telle est la perfection de la patrie. 2°
Le coeur de l'homme est porté tout entier vers Dieu en vertu de l'habitus, de
telle sorte qu'il n'accepte rien de contraire à l'amour de Dieu. Telle est la
perfection dans l'état de voyageur. A cela le péché véniel n'est pas contraire,
car il ne supprime pas l'habitus de charité, puisqu'il ne se porte pas vers
l'objet opposé ; il empêche seulement l'exercice de la charité.
3. Cette perfection de la charité à quoi sont ordonnés les
conseils occupe une position médiane entre les deux perfections qu'on vient de
distinguer. Elle signifie que l'homme, autant que c'est possible, se détache
des choses temporelles, même licites, dont le souci entrave le mouvement actuel
du coeur vers Dieu.
Objections :
1. Il semble que le précepte du Deutéronome (6, 5) a tort
d'ajouter "... de toute ton âme et de toute ta force." En effet, le
coeur ne signifie pas ici l'organe corporel, car aimer Dieu n'est pas un acte
du corps. Il faut donc que le coeur soit pris dans un sens spirituel. Or, en ce
sens le coeur désigne ou bien l'âme elle-même, ou quelque chose de l'âme. Il
est donc superflu de mentionner le coeur et l'âme.
2. La force de l'homme dépend surtout du coeur, qu'on
l'entende au sens spirituel ou au sens corporel. Après avoir dit : "Tu
aimeras ton Seigneur de tout ton coeur", il était donc superflu d'ajouter
"et de toute ta force".
3. Le texte de saint Matthieu porte : "Et de tout ton
esprit", ce qui n'est pas exprimé ici. Il semble donc que ce commandement
ne soit pas donné comme il faut dans le Deutéronome.
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Écriture.
Conclusion :
Ce commandement a
été transmis de façon différente en divers endroits. C'est ainsi que dans le
Deutéronome se trouvent les trois expressions : "de tout ton coeur, de
toute ton âme et de toute ta force". En Matthieu (22, 37) se trouvent deux
d'entre elles : "de tout ton coeur et de toute ton âme" ; on omet :
"de toute ta force", mais on ajoute : "de tout ton esprit".
En Marc (12, 30), il y a quatre expressions : "de tout ton coeur, de toute
ton âme, de tout ton esprit, et de toute ta vertu", ce qui équivaut à
"de toute ta force". Ces quatre expressions se retrouvent encore en
saint Luc (10, 27) où toutefois au lieu de force ou vertu il y a de "toutes
tes forces". Il faut donc assigner une raison à ces quatre expressions.
Car si l'une d'entre elles manque ici ou là, c'est parce qu'on la comprend dans
les autres.
Il y a lieu de
considérer que l'amour est un acte de la volonté, désignée ici par le coeur. En
effet, de même que le coeur, organe corporel, est le principe de tous les
mouvements du corps, de même la volonté, surtout dans son orientation vers la
fin ultime, qui est l'objet de la charité, est le principe de tous les
mouvements spirituels. Or, il y a trois principes d'action soumis à la motion
de la volonté : l'intelligence, désignée par "l'esprit" ; la
puissance appétitive inférieure désignée par "l'âme", et la puissance
extérieure d'exécution, désignée par "la force", "la vertu"
ou "les forces". Il nous est donc prescrit que toute notre intention
se porte vers Dieu, ce qu'exprime : "de tout ton coeur" ; que toute
notre intelligence soit soumise à Dieu, ce qu'exprime : "de tout ton
esprit" ; que tout notre appétit soit réglé selon Dieu, ce qu'exprime :
"de toute ton âme" ; et que notre activité extérieure obéisse à Dieu,
ce qu'exprime : aimer Dieu "de toute ta force" ou "de toute ta
vertu" ou "de toutes tes forces".
Chrysostome
pourtant, dans son Commentaire sur saint Matthieu, entend le
coeur et l'âme à l'inverse de ce qui vient d'être dit. Saint Augustin met le
coeur en relation avec les pensées, l'âme avec la vie, l'esprit avec l'intelligence.
Il en est d'autres qui par coeur entendent l'intelligence ; par âme, la volonté
; par esprit, la mémoire. Ou encore, selon saint Grégoire de Nysse le coeur
signifie l'âme végétative ; l'âme, l'âme sensitive ; l'esprit, l'âme
intellectuelle ; car nous devons rapporter à Dieu nutrition, sensation et
intelligence.
1. 2. et 3. Et ceci répond aux trois objections.
Objections :
1. Il semble bien, car saint Jérôme a dit : "Malheur à
celui qui affirme que Dieu a commandé quelque chose d'impossible." Or, c'est
Dieu qui a donné ce précepte, comme on le voit dans le Deutéronome. Ce précepte
peut donc être accompli sur cette terre.
2. Quiconque n'accomplit pas le précepte commet un péché mortel
car, selon saint Ambroise, le péché n'est rien d'autre que "la
transgression de la loi divine et la désobéissance aux commandements du ciel".
Donc, si ce précepte ne peut pas être accompli dans l'état de voyageur, il en
découle que nul ne peut, en cette vie, être sans péché mortel. Ce qui va contre
l'affirmation de l'Apôtre (1 Co 1, 8) : "Il vous gardera fermes jusqu'au
bout, pour que vous soyez irréprochables" ; et aussi (1 Tm 3, 10) : "Qu'on
n'en fasse des diacres que s'ils sont irréprochables."
3. Les préceptes sont donnés en vue de diriger les hommes sur
le chemin du salut, selon le Psaume (19, 9) : "Le commandement du Seigneur
est une lumière qui éclaire les yeux." Or, c'est en vain qu'on dirige
quelqu'un vers l'impossible. Il n'est donc pas impossible d'accomplir ce
commandement en cette vie.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "C'est dans la plénitude de la charité de la patrie que
s'accomplira ce précepte : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc.", car
tant qu'il y a encore quelque convoitise charnelle à refréner, on n'aime pas
tout à fait Dieu avec toute son âme."
Conclusion :
Un précepte peut
être accompli de deux façons : parfaitement ou imparfaitement. Il est accompli
parfaitement quand on parvient à la fin que se propose l'auteur du précepte ;
et il est accompli imparfaitement lorsque, sans atteindre la fin proposée, on
ne s'écarte cependant pas de l'ordre qui mène à cette fin. De même, quand le
chef de l'armée commande aux soldats de combattre, celui-ci accomplit
parfaitement le précepte si, en combattant, il triomphe de l'ennemi, ce qui est
l'intention du chef ; et celui-là l'accomplit aussi, mais imparfaitement, si, sans
obtenir la victoire par le combat, il ne fait rien de contraire à la discipline
militaire. Or Dieu veut, par ce précepte, que l'homme lui soit totalement uni, ce
qui se fera dans la patrie, lorsque "Dieu sera tout en tous" (1 Co 15,
28). Ce précepte se trouvera donc pleinement et parfaitement accompli dans la
patrie. Il s'accomplit aussi dans la condition de voyageur, mais
imparfaitement. Et cependant, sur cette terre, l'un accomplit ce précepte plus
parfaitement qu'un autre dans la mesure où il approche davantage, par quelque
ressemblance, de la perfection de la patrie.
Solutions :
1. Cet argument prouve que le précepte peut être, d'une
certaine façon, accompli dans la condition de voyageur, bien que non
parfaitement.
2. Le soldat qui combat selon les règles, bien que n'obtenant
pas la victoire, n'est pas inculpé et ne mérite pas de châtiment. De même aussi
celui qui, dans la condition de voyageur, accomplit ce précepte sans rien faire
contre l'amour de Dieu, ne commet pas de péché mortel.
3. Comme dit saint Augustin : "Pourquoi cette perfection
ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que personne ne l'obtienne sur cette
terre ? On ne court pas bien si l'on ignore dans quelle direction il faut
courir. Et comment le saurait-on s'il n'y avait pas de préceptes pour le
montrer ?"
Objections :
1. Ce précepte est donné, semble-t-il, d'une façon qui n'est
pas satisfaisante. En effet l'amour de charité s'étend à tous les hommes, même
aux ennemis, comme on le voit en saint Matthieu (5, 44). Or le nom même de
prochain indique une proximité qui ne semble pas exister à l'égard de tous les
hommes. Par conséquent, il semble que ce précepte ne soit pas donné d'une
manière satisfaisante.
2. D'après le Philosophe, "l'amitié que l'on a pour les
autres vient de l'amitié qu'on a pour soi-même". Il semble d'après cela
que l'amour de soi-même soit le principe de l'amour du prochain. Or, le
principe l'emporte sur ce qui en découle. Donc l'homme ne doit pas aimer son
prochain comme soi-même.
3. L'homme s'aime naturellement soi-même, mais non pas le
prochain. Il n'est donc pas normal de commander à l'homme d'aimer son prochain
comme soi-même.
Cependant :
Il est dit en saint Matthieu (22, 30) : "Le second
précepte est semblable au premier tu aimeras ton prochain comme toi-même."
Conclusion :
Ce précepte est
donné comme il faut, car on y voit indiqués à la fois la raison que nous avons
d'aimer, et le mode de l'amour. La raison d'aimer est touchée dans le mot même
de prochain. Ce pourquoi, en effet, nous devons aimer les autres de charité, c'est
qu'ils nous sont proches en raison de l'image naturelle de Dieu et aussi de
leur capacité d'entrer dans la gloire. Il n'importe en rien d'ailleurs qu'on
l'appelle prochain ou frère, comme dans la 1e épître de saint Jean (4, 20), ou
ami comme dans le Lévitique (19, 18), car tous ces mots signalent une même
affinité.
Quant au mode de
l'amour, il est signalé lorsqu'on dit : "comme toi-même", ce qui ne
veut pas dire qu'il faut aimer le prochain autant que soi-même, mais de la même
manière. Et cela de trois façons.
1° A considérer la
fin : on aime le prochain pour Dieu, comme aussi l'on doit s'aimer soi-même
pour Dieu ; et ainsi l'amour du prochain est-il saint.
2° A considérer la
règle de l'amour : on ne s'accorde pas avec le prochain dans le mal, mais
seulement dans le bien, comme aussi on ne doit satisfaire sa propre volonté que
dans le bien ; ainsi l'amour du prochain est-il juste.
3° A considérer la
raison de la dilection : on n'aime pas le prochain pour son avantage ou pour
son plaisir propre mais pour cette raison que l'on veut pour le prochain du bien, de
même que l'on se veut du bien à soi-même ; et ainsi l'amour du prochain est
vrai, car lorsqu'on aime le prochain pour son avantage ou son plaisir propre, ce
n'est pas le prochain que l'on aime vraiment, mais soi-même.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il apparaît que non, car celui qui transgresse un précepte
commet une injustice. Or, si l'on aime quelqu'un autant qu'on le doit et que
cependant l'on aime un autre davantage, on ne commet d'injustice à l'égard de
personne. On ne transgresse donc pas le précepte. Donc l'ordre de la charité ne
tombe pas sous le précepte.
2. Ce qui fait partie du précepte nous est suffisamment
indiqué dans la Sainte Écriture. Or, l'ordre à mettre dans la charité dont il a
été question précédemment ne nous est indiqué nulle part dans la Sainte
Écriture. Donc il ne tombe pas sous le précepte.
3. L'ordre implique toujours quelque distinction. Or, c'est
sans distinction que l'amour du prochain nous est prescrit par cette parole :
"Tu aimeras ton prochain comme toi-même." Donc l'ordre à mettre dans
la charité ne fait pas partie du précepte.
Cependant :
Ce que Dieu fait
en nous par la grâce, il nous l'enseigne par les préceptes, selon cette parole
de Jérémie (31, 33) : "je mettrai ma loi dans leur coeur." Or Dieu
cause en nous l'ordre qu'il faut mettre dans la charité, selon cette parole du
Cantique (2, 4) : "Il a ordonné en moi la charité." Donc, l'ordre de
la charité tombe sous le précepte de la loi.
Conclusion :
On l'a dit, le
mode qui fait essentiellement partie de l'acte vertueux tombe sous le précepte
qui nous commande celui-ci. Or, l'ordre à mettre dans la charité fait
essentiellement partie de la vertu, puisqu'il se prend de la proportion qui
doit exister entre l'amour et ce qu'on doit aimer, nous l'avons montré. Il est
donc manifeste que l'ordre de la charité doit tomber sous le précepte.
Solutions :
1. On accorde davantage à celui qui aime davantage. C'est
pourquoi, si l'on aime moins celui que l'on doit aimer davantage, on accorde
davantage à celui à qui il faudrait donner moins. On commet alors une injustice
envers celui que l'on devrait aimer davantage.
2. L'ordre à mettre dans les quatre objets qu'il faut aimer de
charité est indiqué dans la Sainte Écriture. Quand on nous commande en effet
d'aimer Dieu de tout notre coeur, on nous laisse entendre que nous devons aimer
Dieu par-dessus toute chose. Quand on nous commande d'aimer le prochain comme
nous-même, on fait prévaloir l'amour de soi-même sur l'amour du prochain. De
même encore, quand on nous commande (1 Jn 3, 16) de "donner notre vie pour
nos frères", c'est-à-dire la vie de notre corps, on nous laisse entendre
que nous devons aimer le prochain davantage que notre propre corps.
Enfin, quand on
nous commande (Ga 6, 10) : "de faire plus de bien à nos frères dans la foi",
et quand on blâme (1 Tm 5, 8) : "celui qui ne prend pas soin des siens, surtout
de ses familiers", on nous laisse entendre que nous devons aimer davantage
ceux qui sont meilleurs et ceux qui nous sont plus proches.
3. L'expression : "Tu aimeras ton prochain" laisse
entendre, par voie de conséquence, que ceux qui sont plus proches doivent être
aimés davantage.
Nous allons maintenant considérer le don de sagesse qui correspond à la
charité. D'abord la sagesse elle-même (Question 45), ensuite le vice qui lui
est opposé (Question 46).
- 1. Doit-elle
être comptée parmi les dons du Saint-Esprit ? - 2. Quel est son siège dans
l'homme ? - 3. Est-elle seulement spéculative, ou bien est-elle aussi pratique
? - 4. La sagesse, qui est un don, peut-elle coexister avec le péché mortel ? -
5. Existe-t-elle chez tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ? - 6. Quelle
béatitude lui correspond ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. En effet, les dons sont plus parfaits
que les vertus, nous l'avons dit précédemment. Or la vertu ne se réfère qu'au
bien, ce qui a fait dire à saint Augustin que "personne ne fait un mauvais
usage des vertus". A plus forte raison en est-il ainsi des dons du Saint-Esprit,
qui ne se réfèrent qu'au bien. Mais la sagesse se réfère aussi au mal. Saint Jacques
(3, 15) parle d'une sagesse "terrestre, animale, diabolique". La
sagesse ne doit donc pas être placée parmi les dons du Saint-Esprit.
2. D'après saint Augustin, "la sagesse est la
connaissance des choses divines". Or la connaissance des choses divines
dont l'homme est naturellement capable relève de la sagesse, qui est une vertu
intellectuelle. Quant à la connaissance surnaturelle des choses divines, elle
appartient à la foi qui est une vertu théologale, nous l'avons montré
antérieurement. On devrait donc appeler la sagesse une vertu plutôt qu'un don.
3. Nous lisons au livre de Job (28, 28) : "La crainte du
Seigneur, voilà la sagesse ; s'écarter du mal, voilà l'intelligence." Quant
au texte des Septante utilisé par saint Augustin, il porte : "La piété, voilà
la sagesse." Or, la crainte aussi bien que la piété sont déjà placées
parmi les dons du Saint-Esprit. Il n'y a donc pas lieu de compter la sagesse
comme un don différent des autres.
Cependant :
Nous lisons en
Isaïe (11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit du Seigneur, esprit de sagesse
et d'intelligence, etc."
Conclusion :
Selon le
Philosophe, il revient au sage de considérer la cause la plus élevée par
laquelle on peut juger de tout avec une grande certitude et d'après laquelle il
faut tout ordonner. Or, la cause la plus élevée peut s'entendre d'une double
façon : ou bien d'une manière absolue ou bien dans un certain domaine. Celui
qui connaît la cause la plus élevée dans un domaine, peut grâce à elle juger et
ordonner tout ce qui appartient à cet ordre de choses. Il est sage en ce
domaine, par exemple en médecine ou en architecture." Comme un sage
architecte, j'ai posé les fondations", écrit saint Paul (1 Co 3, 10). Mais
celui qui connaît d'une manière absolue la cause la plus élevée qui est Dieu, on
dit qu'il est sage absolument, en tant qu'il peut juger et ordonner toutes
choses selon les règles divines. Or, c'est le Saint-Esprit qui donne à l'homme
d'avoir un tel jugement. "L'homme spirituel juge toutes choses", selon
saint Paul, car "l'Esprit scrute tout, jusqu'aux profondeurs divines"
(1 Co 2, 15). Il est donc évident que la sagesse est un don du Saint-Esprit.
Solutions :
1. On parle du bien de deux façons. D'une première façon, le
bien est ce qui est vraiment bien et absolument parfait. D'une autre façon, par
similitude, on dira qu'un être est bon lorsqu'il est parfait en malice. Ainsi
on parlera d'un "bon voleur" ou d'un "parfait voleur", comme
le montre Aristote. Et de même qu’il existe une cause suprême dans le domaine
des êtres vraiment bons, et c'est le souverain bien, fin ultime dont la
connaissance rend l'homme vraiment sage ; de même il existe dans le domaine des
êtres mauvais un être auquel les autres réfèrent comme à la fin ultime. L'homme
qui connaît est un sage pour faire le mal. "Ils sont sages pour faire le
mal, mais ils ne savent pas faire le bien", dit Jérémie (4, 22). Quiconque
en effet se détourne de la fin requise se donne nécessairement une fin mauvaise,
parce que tout agent agit en vue de la fin. Quand on met sa fin dans biens
terrestres, la sagesse est "une sagesse terrestre" ; si c'est dans
les biens corporels, la sagesse est "une sagesse animale" ; si c'est
dans quelque supériorité, la sagesse est "une sagesse diabolique", car
on imite l'orgueil du diable qui est (Jb 41, 26) : "le roi de tous les
fils de l'orgueil".
2. La sagesse comptée parmi les dons du Saint-Esprit est
différente de celle qui est comptée comme une vertu intellectuelle acquise. Car
celle-ci s'obtient par l'effort humain, et celle-là, au contraire "descend
d'en-haut", comme dit saint Jacques (3, 15). Elle diffère aussi de la foi,
car la foi donne son assentiment à la vérité divine considérée en elle-même, tandis
que c'est le jugement conforme à la vérité divine qui est le fait du don de
sagesse. Et c'est pourquoi le don de sagesse présuppose la foi, car
"chacun juge bien ce qu'il connaît", dit le Philosophe.
3. La piété qui relève du culte divin, manifeste notre foi en
tant que nous professons cette foi en rendant un culte à Dieu ; c'est de la
même manière que la piété manifeste la sagesse. Voilà pourquoi l'on dit que
"la piété est sagesse". Il en est de même pour la crainte. En effet, l'homme
montre qu'il a un jugement juste en ce qui concerne les choses divines, parce
qu'il craint et honore Dieu.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle réside dans l'intelligence, car
pour saint Augustin : "la sagesse est la charité de Dieu". Mais la
charité a son siège dans la volonté et non pas dans l'intelligence, comme on
l'a vu plus haut. Donc la sagesse n'a pas son siège dans l'intelligence.
2. "La sagesse qui instruit justifie son nom" (Si 6,
22). Or, la sagesse s'appelle ainsi (sapientia) parce qu'elle est une
science savoureuse (sapida scientia), ce qui semble relever du sentiment,
auquel il appartient d'éprouver les joies et douceurs spirituelles. La sagesse
n'a donc pas son siège dans l'intelligence, mais plutôt dans le sentiment.
3. La puissance intellectuelle est pleinement perfectionnée
par le don d'intelligence. Et quand une chose suffit pour en parfaire une autre,
il est inutile d'en supposer plusieurs. La sagesse n'a donc pas son siège dans
l'intelligence.
Cependant :
Selon saint Grégoire,
la sagesse est contraire à la sottise. Mais la sottise est dans l'intelligence.
Donc aussi la sagesse.
Conclusion :
La sagesse, nous
venons de le dire, implique que l'on juge avec une certaine rectitude selon les
raisons divines. Mais cette rectitude de jugement peut exister de deux façons :
ou bien en raison d'un usage parfait de la raison ; ou bien en raison d'une
certaine connaturalité avec les choses sur lesquelles porte le jugement. Ainsi,
en ce qui regarde la chasteté, celui qui apprend la science morale juge-t-il
bien par suite d'une enquête rationnelle ; tandis que celui qui a l'habitus de
chasteté en juge bien par une certaine connaturalité avec elle. Ainsi donc, en
ce qui regarde le divin, avoir un jugement correct, en vertu d'une enquête de
la raison, relève de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Mais bien
juger des choses divines par mode de connaturalité relève de la sagesse en tant
qu'elle est un don du Saint-Esprit. Denys, parlant d'Hiérothée, dit de lui
qu'il est parfait en ce qui concerne le divin "non seulement parce qu'il
l'a appris, mais parce qu'il l'a éprouvé". Cette sympathie ou
connaturalité avec le divin nous est donnée par la charité qui nous unit à Dieu
selon saint Paul (1 Co 6, 17) : "Celui qui s'unit à Dieu est avec lui un
seul esprit." Ainsi donc, la sagesse qui est un don a pour cause la
charité qui réside dans la volonté ; mais elle a son essence dans
l'intelligence, dont l'acte est de bien juger, comme on l'a vu antérieurement.
Solutions :
1. Saint Augustin parle ici de la sagesse quant à sa cause.
C'est de celle-ci qu'elle tient son nom de sagesse, selon qu'elle comporte une
certaine saveur.
2. Cela éclaire la réponse à la deuxième objection, si
cependant c'est bien le sens qu'il faut donner à ce texte. Il ne le semble pas,
parce qu'une telle explication ne convient à la sagesse que selon son nom
latin. En grec, ni peut-être en d'autres langues, cela ne va pas. Aussi
semble-t-il plutôt que le mot sagesse est pris ici pour la réputation qu'elle
possède aux yeux de tous.
3. L'intelligence a deux activités : elle perçoit et elle
juge. A la première de ces activités est ordonné le don d'intelligence ; à la
seconde, selon les valeurs divines, le don de sagesse, et, en ce qui concerne
les valeurs humaines, le don de science.
Objections :
1. Il semble que la sagesse ne soit pas pratique, mais
seulement spéculative. En effet, le don de sagesse dépasse en excellence la
sagesse considérée comme vertu intellectuelle. Or, comme vertu intellectuelle, la
sagesse est uniquement spéculative. Donc, à plus forte raison, le don de
sagesse est-il d'ordre spéculatif et non d'ordre pratique.
2. L'intelligence pratique concerne les actions à faire, qui
sont contingentes. Mais la sagesse concerne le divin, qui est éternel et
nécessaire. Donc la sagesse ne peut pas être pratique.
3. Selon saint Grégoire, "dans la contemplation on
cherche le principe, qui est Dieu ; dans l'action au contraire, on peine sous
le fardeau de la nécessité". Or, la sagesse s'occupe de la vision du divin
qui n'est pas un labeur écrasant ; comme dit le livre de la Sagesse (8, 16) :
"Sa société ne cause pas d'amertume ni son commerce, d'ennui." La
sagesse est donc uniquement contemplative, elle n'est ni pratique ni active.
Cependant :
Il est écrit dans l'épître aux Colossiens (4, 5) : "Conduisez-vous
en toute sagesse à l'égard de ceux du dehors." Cela relève bien de
l’action. Donc la sagesse n’est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Conclusion :
Selon saint Augustin,
la partie supérieure de la raison est consacrée à la sagesse, et sa partie
inférieure à la science. Or la raison supérieure, toujours selon saint Augustin,
porte son attention sur les valeurs suprêmes "pour les considérer et les
consulter". Pour les considérer en ce qu'elle contemple le divin en
lui-même ; pour les consulter en ce qu'à partir du divin elle juge les
activités humaines, qu'elle dirige selon les règles divines. Ainsi donc, la
sagesse comme don n'est pas seulement spéculative, mais aussi pratique.
Solutions :
1. Plus une vertu est élevée, plus son domaine est étendu, d'après
le livre Des Causes. C'est pourquoi, du fait que la sagesse comme don
est plus excellente que la sagesse comme vertu intellectuelle, puisqu'elle
atteint Dieu de beaucoup plus près en raison de l'union qui s'établit entre
l'âme et lui, elle a le pouvoir de diriger non seulement la contemplation, mais
aussi l'action.
2. Le divin en lui-même est nécessaire et éternel. Cependant
il règle les affaires contingentes qui sont la matière des actes humains.
3. Il faut considérer une chose en elle-même avant de la
comparer à une autre. C'est pourquoi la contemplation du divin appartient
d'abord à la sagesse, qui est la vision du principe ; ultérieurement il lui
appartient de diriger les actes humains selon les valeurs divines. Mais la
sagesse n'apporte ni amertume ni labeur aux actes humains qu'elle dirige. A
cause d'elle au contraire, l'amertume se tourne plutôt en douceur, et le labeur
en repos.
Objections :
1. Il semble que oui. En effet, les saints se glorifient
avant tout de ces choses qui ne peuvent coexister avec le péché mortel, selon
saint Paul, qui dit (2 Co 1, 12) : "Notre gloire, c'est le témoignage de
notre conscience." Mais nul ne doit se glorifier de sa sagesse, selon
Jérémie (9, 23) : "Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse." Donc
la sagesse peut exister sans la grâce, en compagnie du péché mortel.
2. La sagesse comporte une connaissance du divin, nous venons
de le voir. Mais on peut avoir une connaissance de la vérité divine, même avec
le péché mortel, si l'on en croit saint Paul (Rm 1, 18) : "Ils
tiennent la vérité divine captive de l'injustice." La sagesse peut donc
coexister avec le péché mortel.
3. Parlant de la charité, saint Augustin écrit : "Il n'y
a rien de plus excellent que ce don de Dieu ; il est le seul à séparer les fils
du royaume éternel et les fils de la perdition éternelle." Or la sagesse
est distincte de la charité ; elle ne sépare donc pas les fils du Royaume et
les fils de la perdition. Donc elle peut coexister avec le péché mortel.
Cependant :
On lit au livre de
la Sagesse (1, 4) : "La sagesse n'entrera pas dans une âme de mauvaise
volonté, et n'habitera pas dans un corps soumis au péché."
Conclusion :
La sagesse, don du
Saint-Esprit, permet de juger correctement le divin, comme on l'a dit, et les
autres choses à partir des règles divines, en vertu d'une certaine
connaturalité ou union avec le divin. Ce qui se réalise par la charité, nous
l'avons dit. C'est pourquoi la sagesse dont nous parlons présuppose la charité.
Or la charité ne peut pas exister en même temps que le péché mortel, comme nous
l'avons montré plus haut. Aussi faut-il conclure que la sagesse dont nous
parlons ne peut coexister avec le péché mortel.
Solutions :
1. Cette parole doit s'entendre de la sagesse qui concerne
les choses du monde, ou les choses divines, mais jugées à partir des raisons
humaines. De cette sagesse les saints ne se glorifient pas, mais ils avouent ne
pas la posséder, selon cette parole des Proverbes (30, 2) : "La sagesse
des hommes n'est pas en moi." Mais ils se glorifient de la sagesse divine,
selon saint Paul (1 Co 1, 30) : "Le Christ est devenu pour nous sagesse de
Dieu."
2. Il s'agit ici de la connaissance du divin que l'on obtient
par une étude et une enquête de la raison. Elle peut coexister avec le péché
mortel. Tel n'est pas le cas de la sagesse dont nous parlons.
3. Si la sagesse diffère de la charité, elle la suppose
cependant. C'est pourquoi elle sépare les fils de la perdition et les fils du
Royaume.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il vaut mieux posséder la sagesse
que l'écouter. Or, il n'appartient qu'aux parfaits d'écouter la sagesse, selon
cette parole de saint Paul (1 Co 2, 6) : "Nous parlons sagesse parmi les
parfaits." Ainsi donc, puisque tous ceux qui sont en état de grâce ne sont
pas parfaits, il semble beaucoup moins vrai encore que tous ceux qui sont en
état de grâce possèdent la sagesse.
2. "Il appartient au sage d'ordonner", d'après
Aristote. Et saint Jacques (3, 17) dit que "la sagesse juge sans
hypocrisie". Mais il n'appartient pas à tous ceux qui ont la grâce de
juger les autres ou de leur donner des ordres, mais seulement aux prélats. Ceux
qui sont en état de grâce ne possèdent donc pas tous la sagesse.
3. "La sagesse nous est donnée contre la sottise", dit
saint Grégoire. Or il y a beaucoup de gens ayant la grâce, qui sont sots par
nature. Le cas est net par exemple pour ceux qui, lors de leur baptême étaient
déjà en état de démence, ou pour ceux qui ensuite, sans commettre de péché, sont
devenus fous. Ainsi donc, la sagesse n'existe pas forcément chez tous ceux qui
sont en état de grâce.
Cependant :
Celui qui est sans
péché mortel est aimé de Dieu, car ayant la charité il aime Dieu, et "Dieu
aime ceux qui l'aiment" (Pr 8, 17). Or, d'après le livre de la Sagesse (7,
28) : "Dieu n'aime que celui qui habite avec la Sagesse." Donc, chez
tous ceux qui sont en état de grâce et qui sont sans péché mortel, il y a la
sagesse.
Conclusion :
La sagesse dont
nous parlons comporte une certaine rectitude de jugement en ce qui concerne le
divin à considérer et à consulter, nous venons de le dire.
A ce double point
de vue, les hommes obtiennent la sagesse à des degrés divers, selon leur union
à Dieu. En effet, certains possèdent, en fait de jugement droit, aussi bien
dans la contemplation du divin que dans l'organisation des affaires humaines
selon les règles divines, uniquement ce qui est nécessaire au salut. Cette
sagesse ne manque à personne qui soit sans péché mortel, par la grâce qui rend
agréable à Dieu ; car, si la nature n'échoue jamais pour ce qui est nécessaire,
la grâce y échoue beaucoup moins encore. C'est pourquoi, dit saint Jean (1 Jn 2,
27) : "L'onction vous enseignera toutes choses."
Mais certains
reçoivent le don de sagesse à un degré plus élevé. D'abord pour la
contemplation des choses divines, dans la mesure où ils pénètrent les mystères
les plus profonds et où ils peuvent les manifester aux autres. Et aussi pour la
direction des choses humaines selon les règles divines, dans la mesure où ils
peuvent non seulement se gouverner eux-mêmes selon ces règles, mais encore
gouverner les autres. Ce degré de sagesse n'est pas commun à tous ceux qui sont
en état de grâce, il est du domaine des grâces gratuites que le Saint-Esprit "distribue
comme il veut", selon saint Paul (1 Co 12, 8) : "A l'un c'est une
parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, etc."
Solutions :
1. L'Apôtre parle ici de la sagesse qui s'étend au mystère
caché des choses divines, comme il l'explique au même endroit (1 Co 2, 7) :
"Ce dont nous parlons, c'est d'une sagesse divine, mystérieuse et demeurée
cachée."
2. Quoiqu'il appartienne aux seuls prélats de donner des
ordres aux autres hommes et de les juger, il appartient cependant à tout homme
d'ordonner ses propres actes et de porter un jugement sur eux, comme le montre
Denys.
3. Ceux qui sont baptisés sans avoir la raison, comme les
enfants, ont cependant l'habitus de sagesse, selon qu'il est un don du Saint-Esprit.
Mais ils n'en possèdent pas encore l'acte, à cause de l'obstacle corporel qui
empêche en eux l'usage de la raison.
Objections :
1. Il semble que la septième béatitude ne corresponde pas au
don de sagesse. Cette béatitude dit : "Heureux les artisans de paix car
ils seront appelés fils de Dieu." Ces deux termes ressortissent
immédiatement à la charité. Car on dit dans le Psaume (119, 165) : "Il y a
une grande paix pour ceux qui aiment ta loi." De son côté saint Paul a
écrit (Rm 5, 5) : "L'amour de Dieu a été diffusé dans nos coeurs par l'Esprit
Saint qui nous a été donné", lui qui est "l'Esprit d'adoption des
fils, lui qui nous fait crier : Abba, Père" (Rm 8, 15). La septième
béatitude doit donc être attribuée à la charité plutôt qu'à la sagesse.
2. Tout être se manifeste davantage par son effet prochain que
par son effet éloigné. Or, l'effet prochain de la sagesse semble bien être la
charité, selon cette parole (Sg 7, 27) sur la Sagesse : "Elle se répand à
travers les nations dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des
prophètes." Quant à la paix et à l'adoption des fils, qui procèdent de la
charité, on l'a dit, ce sont, semble-t-il, des effets éloignés de la sagesse.
La béatitude qui répond à la sagesse devrait donc être déterminée selon l'amour
de charité plutôt que selon la paix.
3. D'après saint Jacques (3, 17) : "La sagesse d'en-haut
est premièrement pure, ensuite pacifique, discrète, compréhensive, conciliante,
pleine de miséricorde et féconde en bonnes oeuvres, sans partialité, sans
hypocrisie." La béatitude qui correspond à la sagesse ne doit donc pas
être comprise selon la paix plutôt que selon les autres effets de la sagesse
divine.
Cependant :
D’après saint Augustin,
"la sagesse convient aux pacifiques en qui l'on ne trouve aucun mouvement
rebelle, mais l'obéissance à la raison".
Conclusion :
La septième
béatitude s'adapte très bien au don de sagesse, quant au mérite et quant à la
récompense. Au mérite se rattache la parole : "Heureux les artisans de
paix." On appelle ainsi ceux qui font la paix, en eux ou chez les autres.
Or, faire la paix, c'est ramener les choses à l'ordre qui convient ; la paix
est en effet "la tranquillité de l'ordre", selon saint Augustin. Et
comme mettre de l'ordre est du ressort de la sagesse, dit Aristote, il en
résulte que la qualité d'artisan de paix est attribuée à la sagesse.
A la récompense se
rattache la suite : "Ils seront appelés fils de Dieu." On appelle
certains "fils de Dieu" en tant qu'ils participent d'une similitude
avec le Fils unique selon la nature divine, comme dit saint Paul (Rm 8, 29) :
"Il les a prédestinés à reproduire l'image de son Fils", qui est la
Sagesse engendrée. Et c'est pourquoi, par la participation du don de sagesse, l'homme
parvient à devenir fils de Dieu.
Solutions :
1. Il appartient à la charité de posséder la paix ; mais il
appartient à la sagesse ordonnatrice de faire la paix. De même l'Esprit Saint
reçoit la dénomination d'Esprit d'adoption en tant qu'il nous donne une
ressemblance avec le Fils selon la nature, qui est la Sagesse engendrée.
2. Cela doit s'entendre de la Sagesse incréée qui s'unit à
nous d'abord par le don de l'amour, et de ce fait nous révèle les mystères, dont
la connaissance constitue la sagesse infuse. C'est pourquoi la sagesse infuse, qui
est un don, n'est pas la cause de la charité, mais plutôt son effet.
3. Comme nous l'avons dit récemment, il appartient à la
sagesse, qui est don, non seulement de contempler le divin, mais aussi de
régler les actes humains. Dans cette régulation se présente d'abord
l'éloignement des maux qui sont contraires à la sagesse. C'est pourquoi l'on
dit que la crainte est "le commencement de la sagesse", parce qu'elle
nous fait fuir les maux. Au terme, par manière de fin, tout est ramené à
l'ordre qui convient, ce qui relève de la paix. C'est pourquoi saint Jacques a
très bien dit que la sagesse d'en haut qui est don de l'Esprit Saint, premièrement
est pure, parce qu'elle évite la corruption du mal ; et qu'elle est ensuite
pacifique, ce qui correspond à son effet dernier. C'est pourquoi on lui
attribue la béatitude. Ce qui suit dans la citation de saint Jacques montre
bien que la sagesse ramène à la paix dans l'ordre qui convient. A celui qui, par
la pureté, s'écarte de la corruption, la sagesse se présente d'abord pour qu'il
garde la mesure en tout, autant qu'il le peut par lui-même ; en cela elle est
dite discrète. Deuxièmement, elle le rend attentif aux conseils des autres, pour
ce qui le dépasse ; en cela elle est dite compréhensive. Deux qualités qui
permettent à l'homme d'établir la paix en lui-même.
Mais ensuite, pour
que l’homme soit en paix avec les autres, il faut d’abord qu’il ne s’oppose pas
au bien des autres ; en cela, la sagesse est dite conciliante. Ensuite, qu’il
compatisse par son affection et subvienne par son action aux déficiences
d'autrui ; en cela la sagesse est dite pleine de miséricorde et féconde en
bonnes oeuvres. Enfin, il est nécessaire qu'il s'efforce de corriger les péchés
avec charité, et en cela la sagesse est dite sans partialité et sans hypocrisie,
car en cherchant la correction, il ne doit pas chercher à apaiser sa haine.
- 1.
S'oppose-t-elle à la sagesse ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quel vice
capital se ramène-t-elle ?
Objections :
1. La sottise ne semble pas s'opposer à la sagesse. A la
sagesse, en effet semble s'opposer directement la déraison. Or la sottise n'est
pas la même chose que la déraison, car la déraison, comme la sagesse, a trait
seulement aux choses divines, tandis que la sottise a trait aux choses divines
et aux choses humaines.
2. De deux opposés, l'un ne peut être la voie pour parvenir à
l'autre. Or la sottise est la voie pour parvenir à la sagesse, comme dit saint Paul
(1 Co 3, 18) : "Si quelqu'un parmi vous se croit un sage à la manière du
monde, qu'il se fasse sot pour devenir sage." La sottise n'est donc pas
opposée à la sagesse.
3. De deux opposés, l'un ne peut être cause de l'autre. Or la
sagesse est cause de la sottise ; en effet, selon Jérémie (10, 14) : "Tout
homme devient sot par sa science." Et la sagesse est une certaine science.
De même Isaïe (47, 10) : "Ta sagesse et ta science, ce sont elles qui
t'ont trompé." Or cette déception se réfère à la sottise. Donc la sottise
ne s'oppose pas à la sagesse.
4. Isidore a dit que "le sot est celui qui n'est pas
attristé par l'ignominie ni ébranlé par l'outrage". Or cela appartient à
la sagesse spirituelle, comme l'affirme saint Grégoire. La sottise ne s'oppose
donc pas à la sagesse.
Cependant :
Pour saint Grégoire,
"le don de sagesse nous est donné contre la sottise".
Conclusion :
Le mot stultitia
(sottise) semble venir de stupor (stupeur). C'est pourquoi Isidore
dit : "Le sot est celui qui, par stupeur, ne bouge pas." La sottise
diffère de la folie, comme il est dit au même endroit, en ce qu'elle comporte
un engourdissement du coeur et obscurcissement des sens, tandis que la folie
implique une totale privation de sens. C'est pourquoi il est juste d'opposer la
sottise à la sagesse." En effet, dit Isidore, "sage" (sapiens)
vient de saveur (sapor) parce que, de même que le goût est capable
de distinguer la saveur des aliments, de même le sage est capable de discerner
les réalités et les causes." Aussi est-il clair que la sottise s'oppose à
la sagesse comme à son contraire, tandis que la folie s'y oppose comme sa pure
négation. Car le fou est dépourvu du sens du jugement ; le sot, lui, a ce sens,
mais hébété, tandis que le sage l'a subtil et pénétrants.
Solutions :
1. Comme dit Isidore au même endroit, l'insensé (insipiens)
est le contraire du sage (sapiens) parce qu'il n'a pas la saveur du
discernement et du sens. Aussi le manque de sens semble-t-il être identique à
la sottise. Mais on dira principalement que quelqu'un est sot lorsqu'il
présentera un manque de jugement à l'égard de la cause suprême ; car s'il
manque de jugement sur un menu détail, on ne le traitera pas de sot pour cela.
2. De même qu'il y a une mauvaise sagesse, on vient de le dire,
celle qui est appelée sagesse du monde, parce qu'elle tient un bien terrestre
pour la cause suprême et pour la fin ultime, de même il y a une bonne sottise, qui
s'oppose à la mauvaise sagesse, celle par laquelle on méprise les choses de la
terre. C'est de cette sottise-là que parle l'Apôtre. La sagesse du monde est
celle qui déçoit et qui rend sot aux yeux de Dieu. Cela ressort des paroles de
l'Apôtre (1 Co 3, 19).
4. Ne pas être ébranlé par les outrages provient parfois de ce
qu'on ne goûte pas les choses de la terre, mais seulement les choses du ciel.
Aussi cela relève de la sottise pour le monde, et de la sagesse selon Dieu, dit
saint Grégoire. Mais parfois aussi cela provient de ce qu'on est simplement
stupide en face de tout. Ce qui est le cas des déments, qui ne saisissent pas
les outrages. Et cela relève de la sottise absolue.
Objections :
1. La sottise ne semble pas être un péché, car il n'y a pas
de péché qui provienne en nous de la nature. Or il y a des gens qui sont sots
par nature. Donc la sottise n'est pas un péché.
2. Tout péché est volontaire, dit saint Augustin. Or la
sottise n'est pas volontaire. Elle n'est donc pas un péché.
3. Tout péché s'oppose à un précepte divin. Mais la sottise ne
s'oppose à aucun précepte. Donc la sottise n'est pas un péché.
Cependant :
On lit dans les
Proverbes (1, 32 Vg) : "La prospérité des sots les perdra." Or
personne ne se perd à moins de pécher. Donc la sottise est un péché.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, la sottise comporte une certaine hébétude dans le jugement, et
surtout en ce qui concerne la cause suprême, qui est la fin ultime et le
souverain bien. Mais on peut souffrir d'hébétude dans le jugement de deux
façons. 1° En vertu d'une mauvaise disposition naturelle, comme il apparaît
chez les déments. Cette sottise-là n'est pas un péché. 2° En tant que l'homme
est tellement plongé par les sens dans les choses terrestres qu'il en devient
inapte à percevoir les choses divines, comme dit saint Paul (1 Co 2, 14) :
"L'homme animal ne perçoit plus ce qui vient de l'Esprit Saint", de
même que pour celui qui a le goût infecté par une humeur mauvaise, les aliments
sucrés ont perdu leur saveur.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Bien que personne ne veuille la sottise, on veut cependant
ce qui conduit à la sottise : se détourner des biens spirituels et se plonger
dans les terrestres. La même chose se produit pour les autres péchés. Car le
luxurieux veut le plaisir sans lequel il n'y a pas de péché, bien qu'il ne
veuille pas le péché : il voudrait en effet obtenir la jouissance sans le
péché.
3. La sottise s'oppose aux préceptes relatifs à la
contemplation de la vérité, préceptes dont on a parlé plus haut quand il s'est
agi de la science et de l'intelligence.
Objections :
1. Il semble que la sottise ne soit pas fille de la luxure, car
saint Grégoire énumère les filles de la luxure, parmi lesquelles on ne trouve
pas la sottise.
2. L'Apôtre dit (1 Co 3, 19) : "La sagesse de ce monde
est sottise devant Dieu." Mais selon saint Grégoire, "c'est une
sagesse du monde que de cacher ses sentiments par des artifices", ce qui
appartient à la duplicité. La sottise est donc davantage fille de la duplicité
que de la luxure.
3. C'est par la colère principalement que certains tournent à
la fureur et à la dérision. La sottise naît donc davantage de la colère que de
la luxure.
Cependant :
On lit dans les
Proverbes (7, 22) : "Aussitôt il suit la courtisane, comme un sot ignorant
les liens vers lesquels elle l'attire."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, la sottise qui est un péché, provient de ce que le sens spirituel est
hébété et n'est plus apte à juger des choses spirituelles. Or le sens de
l'homme est plongé dans les biens terrestres surtout par la luxure, qui
recherche les plaisirs les plus puissants, ceux qui absorbent l'âme au maximum.
C'est pourquoi la sottise qui est un péché, naît surtout de la luxure.
Solutions :
1. Il appartient à la sottise de donner le dégoût de Dieu et
de ses dons. Aussi saint Grégoire nomme-t-il parmi les filles de la luxure deux
péchés qui se rapportent à la sottise ; "la haine de Dieu et le désespoir
du siècle futur", ce qui divise ainsi la sottise en deux parties.
2. Ce mot de l'Apôtre n'est pas à entendre à titre causal mais
à titre essentiel. Car c'est la sagesse du monde elle-même qui est sottise
devant Dieu. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce qui appartient à la
sagesse du monde soit cause de cette sottise.
3. Nous l'avons dit antérieurement, la colère, en raison de
son agressivité, est ce qui modifie le plus la complexion du corps. C'est
pourquoi elle est surtout cause de la sottise qui provient d'un obstacle
corporel. Mais la sottise, qui provient d'un obstacle spirituel, c'est-à-dire
de l'enlisement de l'esprit dans le terrestre, naît surtout de la luxure, on
vient de le dire.
Logiquement, à la
suite des vertus théologales, vient en premier lieu, au sujet des vertus
cardinales, l'étude de la prudence :
- I. La nature de
la prudence (Question 47).
- II. Ses parties
(Questions 48-51).
- III. Le don qui
lui correspond (Question 52).
- IV. Les vices
opposés (Questions 53-55).
- V. Les préceptes
qui s'y rapportent (Question 56).
- 1. La prudence
est-elle dans la volonté ou dans la raison ? - 2. Si elle est dans la raison, est-elle
seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative ? - 3.
A-t-elle connaissance des singuliers ? - 4. Est-elle une vertu ? - 5. Est-elle
une vertu spéciale ? - 6. Fournit-elle leur fin aux vertus morales ? - 7.
Établit-elle leur milieu ? - 8. Commander est-il son acte principal ? - 9. La
sollicitude ou vigilance se rapporte-t-elle à la prudence ? - 10. La prudence
s'étend-elle au gouvernement de la multitude ? - 11. La prudence qui regarde le
bien propre est-elle de même espèce que celle qui s'étend au bien commun ? -
12. La prudence est-elle chez les sujets ou seulement chez les princes ? - 13.
Se trouve-t-elle chez les pécheurs ? - 14. Se trouve-t-elle chez tous les bons
? - 15. Est-elle en nous par nature ? - 16. La perd-on par l'oubli ?
Objections :
1. Il semble que la prudence ne soit pas dans la faculté
cognitive mais dans la faculté appétitive. Saint Augustin dit en effet : "La
prudence est un amour qui choisit avec sagacité ce qui lui est utile en le
discernant de ce qui lui fait obstacle." Or l'amour n'est pas dans la
faculté cognitive mais dans la faculté appétitive. Celle-ci est donc le siège
de la prudence.
2. Comme il ressort de la définition citée, il appartient à la
prudence de "choisir avec sagacité". Mais le choix ou élection est
l'acte de la puissance appétitive, on l'a montré précédemment. Donc la prudence
n'est pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance appétitive.
3. Le Philosophe dit que "si en art celui qui se trompe
volontairement est d'un plus grand mérite, en prudence il est d'un mérite
moindre, comme en matière de vertu". Mais les vertus morales, dont il
parle dans ce texte, sont dans la partie appétitive, tandis que l'art est dans
la raison. Donc la prudence est plutôt dans la partie appétitive que dans la
raison.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La prudence est la connaissance des choses qu'il faut vouloir et
des choses qu'il faut fuir."
Conclusion :
Comme dit Isidore :
"Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin (prudens = porro videns)
; il est perspicace en effet et voit les vicissitudes des choses
incertaines." Or, l'acte de voir n'appartient pas à la puissance
appétitive mais à la puissance cognitive. Il est donc évident que la prudence
concerne directement la faculté cognitive. Non toutefois la faculté sensible :
par celle-ci en effet l'on connaît seulement les choses présentes et proposées
aux sens. Tandis que connaître le futur à partir du présent et du passé, ce qui
est le fait de la prudence, appartient proprement à la raison ; on y procède en
effet par le moyen d'une certaine confrontation. Il reste que la prudence est
proprement dans la raison.
Solutions :
1. Comme il a été dit précédemment, la volonté meut toutes
les puissances à leurs actes. Or, le premier acte de la faculté appétitive est
l'amour, comme on l'a dit. Ainsi donc la prudence est appelée un amour, non pas
essentiellement, mais en tant que l'amour pousse à l'acte de la prudence. Aussi
saint Augustin ajoute-t-il à la suite que "la prudence est un amour
discernant bien ce qui l'aide à tendre vers Dieu de ce qui peut l'en empêcher".
Et l'on dit de l'amour qu'il discerne en tant qu'il pousse la raison à
discerner.
2. Le prudent considère ce qui est loin pour autant qu'une
aide ou un empêchement en provient envers ce qui doit être accompli
présentement. D'où il est clair que ce qui tombe sous la considération du
prudent dit ordre à autre chose comme à sa fin. Or, pour les moyens en vue
d'une fin il y a le conseil dans la raison, et l'élection dans l'appétit. De
ces deux actes, le conseil concerne plus proprement la prudence : le Philosophe
dit en effet que le prudent "délibère bien". Mais parce que
l'élection présuppose le conseil - elle est en effet "l'appétit de ce qui
a été préalablement délibéré", selon Aristote - l'acte même de
choisir peut être attribué de façon logique à la prudence, en ce sens que par
le conseil elle dirige l'élection.
3. La réussite de la prudence ne consiste pas dans la simple
considération, mais dans l'application à l'oeuvre, ce qui est la fin de la
raison pratique. Et c'est pourquoi il serait souverainement contraire à la
prudence de manquer cette application ; car, de même que la fin est ce qu'il y
a de plus important en tout domaine, ainsi manquer la fin est ce qu'il y a de
pire. D'où la remarque complémentaire du Philosophe au même endroit, selon laquelle
la prudence "n'est pas seulement avec la raison", comme l'art ; elle
comporte en effet, comme on l'a dit, l'application à l'oeuvre, ce qui se fait
par la volonté.
Objections :
1. Il semble que la prudence n'ait pas rapport seulement à la
raison pratique mais aussi à la raison spéculative. Il est dit en effet dans
les Proverbes (10, 23) : "La prudence est sagesse pour l'homme." Mais
la sagesse consiste principalement dans la contemplation. Donc aussi la
prudence.
2. Saint Ambroise déclare : "La prudence s'occupe de la
recherche du vrai, et elle inspire le désir d'une science plus complète." Mais
cela relève de la raison spéculative. Donc la prudence consiste aussi dans la
raison spéculative.
3. L'art et la prudence sont situés par le Philosophe dans la
même partie de l'âme. Mais l'art n'est pas seulement pratique, il est aussi
spéculatif, comme on le voit dans les arts libéraux. Donc il y a aussi et une
prudence pratique et une prudence spéculative.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la prudence est la droite règle de l'action". Mais cela ne relève
que de la raison pratique. Donc la prudence n'est nulle part ailleurs que dans
la raison pratique.
Conclusion :
Comme dit le Philosophe
: "il appartient au prudent de pouvoir bien délibérer." Or la
délibération ou conseil porte sur ce que nous avons à faire par rapport à une
fin. Mais la raison relative aux actions en vue d'une fin est la raison pratique.
D'où il est évident que la prudence ne consiste en rien d'autre que la raison
pratique.
Solutions :
1. Comme il a été dit plus haut, la sagesse considère la
cause absolument la plus élevée. Aussi la considération de la cause la plus
élevée en un genre donné prend-elle rang de sagesse en ce genre-là. Or, dans le
genre des actes humains, la cause la plus élevée est la fin commune à la vie
humaine tout entière. Et telle est la fin que vise la prudence. Le Philosophe
dit en effet que celui qui raisonne bien à l'égard d'une fin particulière, par
exemple la victoire, est appelé prudent, non absolument, mais dans ce genre, à
savoir dans l'art de la guerre ; ainsi celui qui raisonne bien à l'égard du
bien vivre tout entier est appelé prudent absolument. D'où il est évident que
la prudence est sagesse en l'ordre des choses humaines, mais non pas sagesse
absolument, car elle ne s'attache pas à la cause la plus élevée absolument ; en
effet la prudence a pour objet le bien humain, et l'homme n'est pas ce qu'il y
a de meilleur entre tous les êtres. Aussi est-il dit expressément que la
prudence est "sagesse pour l'homme", et non pas sagesse absolument.
2. Saint Ambroise et de même Cicéron emploient le mot prudence
au sens large, comme signifiant toute connaissance humaine, tant spéculative
que pratique. On peut dire pourtant que l'acte de la raison spéculative
lui-même, en tant qu'il est volontaire, tombe sous l'élection et le conseil
quant à son exercice, et par conséquent tombe sous l'ordre et l'autorité de la
prudence. Mais quant à son espèce, en tant qu'on le rapporte à son objet qui
est le vrai nécessaire, il ne tombe ni sous le conseil ni sous la prudence.
3. Toute application de la raison droite à une fabrication
relève de l'art. Mais de la prudence relève la seule application de la raison
droite aux objets de la délibération. Et l'on délibère là où les voies
conduisant à la fin ne sont pas déterminées, comme dit Aristote. Donc, puisque
la raison spéculative produit certains effets, comme le syllogisme, la proposition,
etc., où l'on procède selon des voies fixes et déterminées, la raison d'art est
sauve par rapport à cela, mais non pas la raison de prudence. Et c'est pourquoi
l'art est quelquefois spéculatif, tandis que la prudence ne l'est jamais.
Objections :
1. Il semble que non. La prudence est en effet dans la raison,
comme on vient de le dire. Mais la raison a pour objet les universels, dit
Aristote. Donc la prudence n'a connaissance que des universels.
2. Les singuliers sont infinis. Mais la raison ne peut
embrasser ce qui est infini. Donc la prudence, qui est une raison droite, n'a
pas pour objet les singuliers.
3. Ce qui est particulier est connu par le sens. Mais la
prudence n'est pas dans le sens ; beaucoup en effet, qui sont doués de sens
extérieurs perspicaces, ne sont pas prudents. Donc la prudence n'a pas pour
objet les singuliers.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la prudence ne se rapporte pas seulement aux universels, mais doit
connaître aussi les singuliers".
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, il revient à la prudence, non seulement de considérer
selon la raison, mais encore de s'appliquer à l'oeuvre, ce qui est la fin de la
raison pratique. Or, personne ne peut appliquer convenablement une chose à une
autre s'il ne les connaît toutes deux : ce qu'il faut appliquer, et ce à quoi
il faut l'appliquer. Mais les actions ont lieu dans le singulier. Et c'est
pourquoi il est nécessaire que le prudent connaisse et les principes universels
de la raison et les singuliers, objets des opérations.
Solutions :
1. La raison concerne en premier lieu et à titre principal
les universels ; elle peut cependant appliquer les raisons universelles aux
particuliers, et de là vient que les conclusions des syllogismes ne sont pas
seulement universelles mais aussi particulières ; car l'intelligence s'étend à
la matière par le moyen d'une certaine réflexion, selon Aristote.
2. L'infinité des singuliers ne pouvant être embrassée par la
raison humaine, il s'ensuit que "nos providences sont incertaines", comme
dit le livre de la Sagesse (9, 14). Cependant, par l'expérience, l'infinité des
singuliers est réduite au nombre fini des cas les plus fréquents, dont la
connaissance suffit à la prudence humaine.
3. Comme dit le Philosophe, la prudence ne consiste pas dans
le sens extérieur par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais dans
le sens intérieur, perfectionné par la mémoire et l'expérience. Il peut alors
juger promptement des choses particulières qu'on a perçues. Toutefois, la
prudence n'est pas dans le sens intérieur comme comme dans son siège principal
: mais elle est à titre principal dans la raison, et c'est par une certaine
application qu'elle s'étend jusqu'au sens dont on vient de parler.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Augustin dit en effet que la
prudence est "la science des choses à vouloir et à éviter". Mais la
science se divise contre la vertu, comme le montre Aristote. Donc la prudence
n'est pas une vertu.
2. Il n'y a pas de vertu de la vertu. Mais l'art a sa vertu, dit
le Philosophe. Donc l'art n'est pas une vertu. Mais dans l'art est contenue la
prudence : il est dit en effet de Hiram (2 Ch 2, 14) qu'il savait "graver
toute sorte de figures et inventer avec prudence tout ce qui est nécessaire
pour un ouvrage". Donc la prudence n'est pas une vertu.
3. Aucune vertu ne peut être démesurée. Mais la prudence est
démesurée ; sinon il n'y aurait pas de raison de dire dans les Proverbes (23, 4)
: "Mets une mesure à ta prudence." Donc la prudence n'est pas une
vertu.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que "les quatre vertus sont : la prudence, la tempérance, la force et la
justice".
Conclusion :
Comme il a été dit
lorsqu'on traitait des vertus en général, "la vertu rend bon celui qui la
possède, et bonne l'oeuvre qu'il accomplit". Or, le bien peut se dire en
deux sens : matériellement, pour désigner ce qui est bon ; formellement, où il
s'entend selon la raison de bien. Mais le bien, en tant que tel, est objet de
la faculté appétitive. C'est pourquoi, s'il y a des habitus qui rectifient
l'acte rationnel de la connaissance, sans égard à la rectitude de l'appétit, ils
vérifient à un moindre degré la raison de vertu ; ils se rapportent en effet au
bien compris matériellement, c'est-à-dire à quelque chose qui de fait est bon, mais
non pas considéré sous la raison de bien. Tandis que les habitus qui regardent
la rectitude de l'appétit vérifient davantage la raison de vertu, car ils
regardent le bien non seulement matériellement mais encore formellement, c'est-à-dire
qu'ils se rapportent au bien considéré sous la raison de bien. Or, il revient à
la prudence, nous l'avons dit, d'appliquer la raison droite à l'oeuvre, ce qui
ne se fait pas sans un appétit droit. C'est pourquoi la prudence ne vérifie pas
seulement la raison de vertu que possèdent les autres vertus intellectuelles, mais
elle possède en outre la raison de vertu que possèdent les vertus morales, au
nombre desquelles elle figure aussi.
Solutions :
1. Saint Augustin dans ce texte entend la science au sens
large pour signifier tout ce qui est raison droite.
2. Le Philosophe soumet l'art à une vertu parce qu'il n'inclut
pas la rectitude de l'appétit ; aussi, pour qu'on se serve correctement de
l’art, faut-il posséder la vertu qui rend l'appétit droit. Or la prudence n'a
pas sa place dans ce qui relève de l'art ; parce que l'art est ordonné à une
fin particulière, et aussi parce qu'il emploie des moyens déterminés pour
parvenir à sa fin. Si l'on dit cependant de quelqu'un qu'il oeuvre avec
prudence dans le domaine de l'art, c'est par similitude ; dans certains arts en
effet, à cause de l'indétermination des moyens par lesquels on parvient à la
fin, une délibération est nécessaire : ainsi en médecine et en navigation, comme
dit encore Aristote.
3. Cette parole du Sage n'est pas à entendre comme si la
prudence elle-même devait être mesurée ; mais en ce sens qu'il faut imposer à
toutes choses la mesure de la prudence.
Objections :
1. Il semble que non. Aucune vertu spéciale en effet ne
figure dans la définition générale de la vertu. Mais la prudence y figure, puisque,
chez Aristote, la vertu est définie : "Un habitus électif consistant dans
un milieu déterminé par la raison à notre égard, tel que l'homme sage le
déterminera." Or la droite raison s'entend selon la prudence, dit encore
Aristote. Donc la prudence n'est pas une vertu spéciale.
2. Le Philosophe dit : "La vertu morale fait que l'on
agit droit à l'égard de la fin, la prudence à l'égard des moyens ordonnés à la
fin." Mais en toute vertu il y a quelque chose à accomplir en vue de la
fin. Donc la prudence se trouve en toute vertu. Elle n'est donc pas une vertu
spéciale.
3. Une vertu spéciale a un objet spécial. Mais la prudence n'a
pas d'objet spécial : elle est en effet "la droite raison de l'action",
dit Aristote ; or toutes les oeuvres vertueuses relèvent de l'action. Donc la
prudence n'est pas une vertu spéciale.
Cependant :
Elle figure avec
les autres dans la division et l'énumération des vertus. Il est dit en effet de
la Sagesse (8, 7) : "Elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice
et la force."
Conclusion :
L'acte et
l'habitus recevant leur espèce des objets, comme il ressort de ce qu'on a dit, nécessairement,
l'habitus auquel répond un objet spécial distinct des autres doit être un
habitus spécial ; et s'il est bon, c'est une vertu spéciale. Or, l'objet
spécial s'entend non selon qu'on le considère matériellement, mais plutôt selon
sa raison formelle, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut : car une
seule et même réalité tombe sous l'acte de divers habitus et même de diverses
puissances, selon des raisons diverses. Mais pour fonder une diversité de
puissance il est requis une plus grande diversité de l'objet que pour fonder
une diversité d'habitus, étant donné que plusieurs habitus se trouvent dans une
seule puissance, nous l'avons vu. La diversité de la raison objective
diversifiant, la puissance diversifie donc bien davantage l'habitus.
En conséquence, on
dira que la prudence étant dans la raison, nous l'avons dit, elle se distingue
des autres vertus intellectuelles selon la diversité matérielle des objets. Car
la sagesse, la science et l'intelligence concernent les réalités nécessaires ;
l'art et la prudence, les réalités contingentes ; mais l'art a pour objet les
choses fabriquées, c'est-à-dire constituées dans une matière extérieure, comme
une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence concerne les actions, lesquelles
ont leur existence dans l'agent lui-même, nous l'avons montré. Mais par rapport
aux vertus morales, la prudence se distingue selon la raison formelle qui fonde
la distinction des puissances : d'une part la puissance intellectuelle, sujet
de la prudence ; d'autre part la puissance appétitive, sujet de la vertu
morale. D'où il est évident que la prudence est une vertu spéciale, distinguée
de toutes les autres vertus.
Solutions :
1. Cette définition n'est pas celle de la vertu en général, mais
de la vertu morale. Il est convenable de faire figurer dans la définition de
celle-ci la vertu intellectuelle ayant une matière commune avec elle, à savoir
la prudence ; de même en effet que le sujet de la vertu morale participe de la
raison, ainsi la vertu morale a-t-elle raison de vertu en tant qu'elle
participe de la vertu intellectuelle.
2. Il suit de ce raisonnement que la prudence aide toutes les
vertus et opère en toutes. Mais cela ne suffit pas pour montrer qu'elle n'est
pas une vertu spéciale ; car rien n'empêche qu'il y ait dans un genre une
espèce opérant de quelque façon dans toutes les espèces du même genre : comme
le soleil répand son influence de quelque façon sur tous les corps.
3. L'action est matière de la prudence selon qu'elle est objet
de la raison, à savoir sous la raison de vrai. Mais elle est matière des vertus
morales selon qu'elle est objet de la puissance appétitive, à savoir sous la
raison de bien.
Objections :
1. Il semble bien, car, puisque la prudence est dans la
raison, et la vertu morale dans l'appétit, il semble que la prudence soit avec
la vertu morale dans le rapport de la raison avec l'appétit. Mais la raison
assigne sa fin à la puissance appétitive. Donc la prudence assigne leur fin aux
vertus morales.
2. L'homme dépasse les êtres irrationnels par sa raison, mais
pour le reste il leur est semblable. Les autres parties de l'homme sont donc
avec sa raison dans le même rapport que l'homme avec les créatures
irrationnelles. Mais l'homme est la fin des créatures irrationnelles, dit
Aristote. Donc toutes les autres parties de l'homme sont ordonnées à la raison
comme à leur fin. Mais la prudence est la droite raison de l'action comme il a
été dit plus haut. Donc toutes les actions à faire sont ordonnées à la prudence
comme à leur fin. Elle assigne donc leur fin à toutes les vertus morales.
3. Le propre de la vertu, de l'art ou de la puissance à
laquelle appartient la fin, est de commander aux autres vertus ou aux autres
arts auxquels appartient ce qui est ordonné à la fin. Mais la prudence dispose
des autres vertus morales et elle leur commande. Donc elle leur assigne la fin.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la vertu morale rectifie l'intention de la fin, la prudence, les moyens
ordonnés à la fin". Donc il n'appartient pas à la prudence de fournir leur
fin aux vertus morales, mais seulement de disposer de ce qui est ordonné à la
fin.
Conclusion :
La fin des vertus
morales est le bien humain. Or, le bien de l'âme humaine est d'être conformée à
la raison, comme le montre Denys. Aussi est-il nécessaire que les fins des
vertus morales préexistent dans la raison. Mais comme il y a dans la raison
spéculative certaines connaissances naturelles, relevant de l'intelligence et
certaines connaissances obtenues par le moyen de celles-là, à savoir les
conclusions, relevant de la science ; ainsi préexistent dans la raison pratique
certaines connaissances naturelles au titre de principes et telles sont les fins
des vertus morales car la fin dans l'action tient la place du principe dans la
spéculation comme nous l'avons montré ; et certaines connaissances sont dans la
raison pratique comme des conclusions ; et telles sont les connaissances
relatives à ce qui est ordonné a la fin, auxquelles nous parvenons à partir des
fins elles-mêmes. La prudence concerne ces connaissances-là, puisqu'elle
applique les principes universels aux conclusions particulières en matière
d'action. C'est pourquoi il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin
aux vertus morales, mais seulement d'organiser ce qui est en vue de la fin.
Solutions :
1. Les vertus morales reçoivent leur fin de la raison
naturelle appelée syndérèse, comme on l'a vu dans la première Partie, mais non
pas de la prudence, pour la raison qu'on, vient de dire.
2. Cela répond à la deuxième objection.
3. La fin n'appartient pas aux vertus morales comme si
elles-mêmes assignaient la fin, mais parce qu'elles tendent à la fin assignée
par la raison naturelle. Elles y sont aidées par la prudence qui leur prépare
la voie en disposant ce qui est ordonné à la fin. D'où il suit que la prudence
est plus noble que les vertus morales et les met en mouvement. Mais la
syndérèse meut la prudence comme l'intelligence des principes meut la science.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, atteindre le milieu est la
fin des vertus morales. Mais la prudence n'assigne pas leur fin aux vertus
morales, comme on vient de le voir. Donc elle ne trouve pas le milieu qui leur
convient.
2. Ce qui existe par soi ne semble pas avoir de cause mais
être soi-même cause de soi ; car toute chose est dite exister par sa cause.
Mais se situer dans un milieu convient à la vertu morale par soi, cette clause
figurant dans sa définition, comme il ressort de ce qu'on a dit. La prudence ne
cause donc pas le milieu dans les vertus morales.
3. La prudence opère par mode de raison. Mais la vertu morale
tend à son milieu par mode de nature ; comme le dit en effet Cicéron : "la
vertu est un habitus conforme à la raison par mode de nature". Donc la
prudence n'assigne pas leur milieu aux vertus morales.
Cependant :
Il est dit dans la définition de la vertu rapportée plus haut
qu'elle consiste dans un milieu déterminé par la raison, tel que l'homme sage
le déterminera.
Conclusion :
La conformité à la
raison droite est la fin propre de toute vertu morale ; car l'intention de la
tempérance est que l'homme ne s'écarte pas de la raison sous l'effet des
convoitises ; pareillement, celle de la force est qu'il ne s'écarte pas du
droit jugement de la raison sous l'effet de la crainte ou de l'audace. Et cette
fin est assignée à l'homme selon la raison naturelle, car celle-ci dicte à
chacun d'agir selon la raison. Mais comment et par quelles voies l'homme qui
agit peut atteindre le milieu raisonnable, cela appartient à la disposition de
la prudence. En effet, bien qu'atteindre le milieu soit la fin de la vertu
morale, cependant ce milieu n'est trouvé que par la droite disposition de ce
qui est ordonné à la fin.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. L'agent naturel fait que la forme se trouve dans la matière
; cependant il ne fait pas que les propriétés appartenant par soi à la forme
conviennent à celle-ci. De même la prudence, elle aussi, constitue le milieu
dans les passions et opérations ; elle ne fait pas cependant que rechercher le
milieu convenant à la vertu.
3. La vertu morale tend par mode de nature à parvenir à son
milieu. Mais parce que le milieu ne se trouve pas de la même manière dans tous
les cas, l'inclination naturelle, qui agit toujours de la même manière, n'y
suffit pas, et la raison prudente y est requise.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, commander se rapporte au bien
qui est à faire. Mais saint Augustin attribue pour acte
à la prudence de "prévoir et éviter les embûches". Donc commander
n'est pas l'acte principal de la prudence.
2. Le Philosophe dit qu'il appartient au prudent de bien
délibérer. Mais délibérer et commander semblent être deux actes différents, comme
il ressort de ce qu'on a dit précédemment. Donc l'acte principal de la prudence
n'est pas de commander.
3. Commander ou donner un ordre semble appartenir à la volonté
; en effet cette puissance a pour objet la fin et elle met en mouvement les
autres puissances de l'âme. Or la prudence n'est pas dans la volonté mais dans
la raison. Donc l'acte de la prudence n'est pas de commander.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la prudence est impérative".
Conclusion :
La prudence est la
droite règle des actions à faire, on l'a dit plus haut. D'où il faut que l'acte
principal de la prudence soit l'acte principal de la raison préposée à
l'action. Celle-ci émet trois actes. Le premier est le conseil : il se rattache
à l'invention, car délibérer c'est chercher, comme il a été établi
antérieurement. Le deuxième acte est le jugement relatif à ce qu'on a trouvé, ce
que fait la raison spéculative. Mais la raison pratique, ordonnée à l'oeuvre
effective, va plus loin et son troisième acte est de commander ; cet acte-là
consiste en ce qu'on applique à la réalisation le résultat du conseil et du
jugement. Et parce que cet acte est plus proche de la fin de la raison pratique,
il est l'acte principal de la raison pratique et par conséquent de la prudence.
Et le signe en est que la perfection de l'art consiste dans le jugement, non
dans le commandement. C'est pourquoi l'on tient pour meilleur artiste celui qui
volontairement commet une faute en son art, comme ayant le jugement meilleur ;
au contraire on tient pour moindre artiste celui qui commet une faute sans le
faire exprès, ce qui semble provenir d'un jugement défectueux. Mais en prudence
c'est l'inverse, dit Aristote. En effet, celui-là est davantage imprudent, qui
commet une faute volontairement, en ce qu'il manque l'acte principal de la
prudence qui est de commander ; celui-là l'est moins, qui commet une faute
involontairement.
Solutions :
1. L'acte de commander s'étend au bien à accomplir et au mal
à éviter. Et cependant "prévoir et éviter les embûches" n'est pas
attribué par saint Augustin à la prudence au titre d'acte principal de cette
vertu, mais parce que cet acte de la prudence ne demeure pas dans la patrie.
2. La bonne délibération est requise afin que ce qu'on a
dûment trouvé soit appliqué à l'action. Et c'est pourquoi commander appartient
à la prudence, qui est bonne conseillère.
3. Mouvoir, entendu absolument, appartient à la volonté. Mais
commander implique une motion accompagnée d'ordination. Aussi est-ce un acte de
la raison, comme nous l'avons dit antérieurement.
Objections :
1. Il semble que non, car la sollicitude implique une
certaine inquiétude ; Isidore dit en effet qu'on appelle soucieux (sollicitus)
l'homme inquiet. Mais le mouvement appartient surtout à la faculté
appétitive. Donc aussi la sollicitude. Or la prudence n'est pas dans la faculté
appétitive mais dans la raison, on l'a établi plus haut. Donc la sollicitude ne
se rapporte pas à la prudence.
2. A la sollicitude semble s'opposer la certitude de la vérité
d'où la parole de Samuel à Saül (1 S 19, 20) : "Ne sois pas soucieux des
ânesses que tu as perdues avant-hier, car on les a trouvées." Mais la
certitude de la vérité concerne la prudence, puisqu'elle est une vertu
intellectuelle. Donc la sollicitude s'oppose à la prudence, loin de s'y
rattacher.
3. Le Philosophe dit qu'il appartient au magnanime "d'être
tranquille et en repos". Mais la sollicitude s'oppose à la tranquillité.
Donc, puisque la prudence ne s'oppose pas à la magnanimité, le bien n'étant pas
contraire au bien, dit Aristote, il semble que la sollicitude ne se rapporte
pas à la prudence.
Cependant :
Il est dit dans la 1ère épître de saint Pierre (4, 7) :
"Soyez prudents et veillez dans la prière." Mais la vigilance est
identique à la sollicitude. Donc la sollicitude se rapporte à la prudence.
Conclusion :
Comme dit Isidore,
le mot de sollicitude vient de sollers (habile) et de citus
(prompt), en ce que le mot s'applique à un homme habile d'esprit, et prompt de
ce fait à accomplir ce qu'il doit faire. Mais ce trait s'applique à la prudence,
dont l'acte principal est de commander en matière d'action ce qui a été d'abord
délibéré et jugé. Aussi le Philosophe dit-il qu'"il faut
mettre promptement en oeuvre ce qui a été délibéré, mais délibérer lentement".
De là vient que la sollicitude a proprement rapport à la prudence. Et pour
cette raison saint Augustin écrit : "A la prudence il appartient de monter
la garde et de veiller avec le plus grand soin de peur que, par l'effet d'une fausse
persuasion se glissant peu à peu en nous, nous ne soyons induits en erreur."
Solutions :
1. Le mouvement appartient bien à la faculté appétitive comme
au principe du mouvement. Elle meut toutefois selon le précepte et la direction
donnés par la raison, et c'est en cela que consiste essentiellement la
sollicitude.
2. Selon le Philosophe, "la certitude ne doit pas être
cherchée de la même façon en toute chose mais en chaque matière selon son mode
propre". Et puisque la matière de la prudence consiste dans les singuliers
contingents, objet des actions humaines, la certitude de la prudence ne peut
être si grande que toute sollicitude en soit ôtée.
3. Le magnanime est appelé un homme tranquille et en repos, non
parce qu'il ne se soucie de rien, mais parce qu'il ne se soucie pas exagérément
d'un grand nombre de choses ; il a confiance là où il faut avoir confiance et
il n'a pas à ce sujet de soucis superflus. C'est en effet la superfluité de la
crainte et de la défiance qui cause les soucis exagérés, parce que la crainte
inspire aux gens de s'entourer de conseils, comme il a été dit lorsqu'on
étudiait la passion de craintes.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne s'étende pas au gouvernement de la
multitude, mais seulement au gouvernement de soi-même. Le Philosophe dit en
effet que la vertu relative au bien commun est la justice. Mais la prudence
diffère de la justice. Donc la prudence n'a pas rapport au bien commun.
2. Celui-là semble être prudent qui se cherche et se procure
du bien à lui-même. Mais souvent ceux qui cherchent le bien commun négligent
leur bien propre. Donc ils ne sont pas prudents.
3. La prudence partage le genre vertueux avec la tempérance et
la force. Mais la tempérance et la force semblent s'entendre seulement par
rapport au bien propre. Donc aussi la prudence.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Mt 24, 45) : "Quel est, pensez-vous, le serviteur fidèle et prudent, que
le maître a établi sur sa famille ?"
Conclusion :
Comme dit le
Philosophe, certains ont affirmé que la prudence ne s'étend pas au bien commun,
mais seulement au bien propre. Et cela parce qu'ils n'estiment pas que l'homme
doive rechercher autre chose que son bien propre. Mais cette estimation
s'oppose à la charité, laquelle "ne recherche pas son avantage" (1 Co
13, 5). Aussi l'Apôtre dit-il de lui-même (1 Co 10, 33) : "je ne recherche
pas ce qui m'est utile, mais ce qui l'est au grand nombre, afin qu'ils soient
sauvés." Cela s'oppose en outre à la raison droite, laquelle juge que le
bien commun est meilleur que le bien d'un seul. Donc, parce qu'il appartient à
la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies
conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas
seulement le bien privé d'un seul homme, mais encore le bien commun de la
multitude.
Solutions :
1. Le Philosophe à cet endroit parle de la vertu morale. Et
de même que toute vertu morale rapportée au bien commun se nomme justice légale,
ainsi la prudence rapportée au bien commun est appelée prudence politique ; de
sorte que la politique est avec la justice légale dans le même rapport que la
prudence entendue absolument avec la vertu morale.
2. Lorsque l'on cherche le bien commun de la multitude, par
voie de conséquence on cherche en outre son bien propre, pour deux raisons. La
première est que le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la
famille, de la Cité ou du royaume. Aussi Valère Maxime dit-il des anciens
Romains, qu'"ils aimaient mieux être pauvres dans un état riche que riches
dans un état pauvre". La seconde raison est que, l'homme étant partie de
la maison et de la Cité, il doit considérer le bien qui lui convient d'après ce
qui est prudent relativement au bien de la multitude ; en effet, la bonne
disposition des parties se prend de leur rapport au tout. Comme dit saint Augustin
: "Toute partie est laide qui ne s'accorde pas avec son tout."
3. Même la tempérance et la force peuvent être rapportées au
bien commun ; aussi la loi intervient-elle pour commander leurs actes, dit
Aristote. Cependant la prudence et la justice s'y rapportent davantage, comme
appartenant à la partie rationnelle, à laquelle ce qui est commun se rattache
directement, comme ce qui est singulier se rattache à la partie sensible.
Objections :
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet : "Politique
et prudence sont un même habitus, mais leur manière d'être n'est pas la même."
2. Le Philosophe dit que "la vertu de l'homme de
bien est identique à la vertu du bon prince". Mais la politique se trouve
surtout chez le prince, en qui elle a rang architectonique. La prudence étant
donc la vertu de l'homme de bien, il semble que prudence et politique soient un
même habitus.
3. Les objets dont l'un est ordonné à l'autre ne diversifient
pas l'espèce ou la substance de l'habitus. Mais le bien propre, objet de la
prudence entendue absolument, est ordonné au bien commun, objet de la politique.
Donc politique et prudence ne diffèrent ni quant à l'espèce ni quant à la
substance de l'habitus.
Cependant :
Les disciplines
que voici constituent des sciences diverses : politique, ordonnée au bien
commun de la Cité ; domestique, relative à ce qui intéresse le bien commun de
la maison ou de la famille ; individuelle, relative à ce qui intéresse le bien
d'une seule personne. Donc et pour la même raison, il y a aussi des espèces
diverses de prudence, selon cette diversité de la matière.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, les espèces des habitus sont diversifiées selon la diversité de
l'objet, laquelle se prend de sa raison formelle Or la raison formelle de tout
ce qui est en vue de la fin se considère du point de vue de la fin, selon ce
qu'on a dit antérieurement. Et c'est pourquoi la relation à des fins diverses
diversifie nécessairement les espèces de l'habitus. Or, le bien propre d'un
seul, le bien de la famille, le bien de la Cité et du royaume constituent
autant de fins diverses. Aussi est-il nécessaire que les prudences diffèrent
spécifiquement selon la différence de ces fins, c'est-à-dire qu'il y ait une
prudence absolument dite, ordonnée au bien propre ; une autre, la prudence
domestique, ordonnée au bien commun de la maison ou famille ; une troisième, la
prudence politique, ordonnée au bien commun de la Cité ou du royaume.
Solutions :
1. Le Philosophe n'entend pas dire que la politique est
identique selon la substance de l'habitus avec n'importe quelle prudence, mais
avec la prudence ordonnée au bien commun. Celle-ci est appelée prudence selon
la raison commune de prudence, c'est-à-dire en tant qu’elle est une certaine
raison droite relative à l'action, et elle est appelée politique selon l'ordre
quelle a au bien commun.
2. Comme dit le Philosophe au même endroit : "L'homme de
bien doit pouvoir bien commander et bien obéir." C'est pourquoi la vertu
du bon prince est incluse aussi dans la vertu de l'homme de bien. Mais la vertu
du prince et celle du sujet diffèrent spécifiquement, comme aussi la vertu de
l'homme et de la femme, dit-il au même endroit.
3. Même les fins diverses dont l'une est ordonnée à l'autre
diversifient l'espèce de l’habitus : comme l'art équestre, l'art militaire et
l'administration civile diffèrent spécifiquement, bien que la fin de l'un soit
ordonnée à la fin de l'autre. Et pareillement, quoique le bien d'un seul soit
ordonné au bien de la multitude, cela n'empêche pas qu'une diversité de cette
sorte entraîne une diversité spécifique dans les habitus. Mais il s'ensuit que
l'habitus ordonné à la fin suprême est le principal et commande aux autres
habitus.
Objections :
1. Il semble que la prudence ne soit pas chez les sujets mais
seulement chez les princes. Le Philosophe dit en effet : "La prudence
seule est la vertu propre du prince. Les autres vertus sont communes aux sujets
et aux princes. La vertu du sujet n'est pas la prudence mais une opinion vraie."
2. Pour Aristote, "l'esclave ne possède absolument rien
qui le rende apte à délibérer". Mais la prudence rend ceux qui la
possèdent hommes de bon conseil, dit-il ailleurs. Donc la prudence ne convient
pas aux esclaves ou sujets.
3. La prudence est impérative, comme il a été dit plus haut.
Or, commander n'appartient pas aux esclaves ou sujets, mais seulement aux
princes. Donc la prudence n'est pas dans les sujets mais seulement dans les
princes.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que la prudence politique a deux espèces : l'une, qui établit les lois,
regarde les princes ; l'autre, qui retient le nom commun de politique, concerne
les affaires particulières. Mais traiter ce genre d'affaires particulières
regarde aussi les sujets. Donc la prudence n'appartient pas seulement aux
princes mais aussi aux sujets.
Conclusion :
La prudence est
dans la raison. Mais diriger et gouverner appartient en propre à la raison.
C'est pourquoi il convient à chacun de posséder la mesure de raison et de
prudence en rapport avec la part qu'il prend à la direction et au gouvernement.
Or, il est manifeste qu'il n'appartient pas au sujet en tant que sujet, à
l'esclave en tant qu'esclave, de diriger et de gouverner, mais plutôt d'être
dirigé et d'être gouverné. C'est pourquoi la prudence n'est pas une vertu de
l'esclave en tant qu'esclave ni du sujet en tant que sujet. Mais parce que tout
homme, en tant qu'être raisonnable, exerce une part de gouvernement selon
l'arbitrage de sa raison, dans cette mesure il lui convient de posséder la
prudence. Aussi est-il manifeste que la prudence est dans le prince à la façon
d'un art architectonique, comme dit Aristote ; et dans les sujets à la manière
d'un art manuel d'exécution.
Solutions :
1. Le mot du Philosophe doit s'entendre au sens formel : il
veut dire que la vertu de prudence n'est pas la vertu du sujet en tant que tel.
2. L'esclave est démuni de la faculté de délibérer en tant
qu'esclave ; à ce titre en effet il est l'instrument de son maître. Il délibère
néanmoins en tant qu'il est animal raisonnable.
3. Par la prudence l'homme commande non seulement aux autres
mais aussi à lui-même, dans le sens où l'on dit que la raison commande aux
puissances inférieures.
Objections :
1. Il semble que oui. Le Seigneur dit en effet (Lc 16, 8) :
"Les fils de ce siècle sont plus prudents entre eux que les fils de
la lumière." Mais les fils de ce siècle sont les pécheurs. Donc la
prudence peut se trouver chez les pécheurs.
2. La foi est une vertu plus noble que la prudence. Mais la
foi peut se trouver chez les pécheurs. Donc aussi la prudence.
3. "L'acte principalement attribué au prudent est celui
de bien délibérer", dit Aristote. Mais beaucoup de pécheurs sont de bon
conseil. Donc beaucoup de pécheurs possèdent la prudence.
Cependant :
Le Philosophe
déclare : "Impossible d'être prudent si l'on n'est pas bon." Mais
aucun pécheur n'est bon. Donc aucun pécheur n'est prudent.
Conclusion :
La prudence
s'entend selon une triple signification.
1° Il y a en effet
une certaine prudence fausse, à laquelle ce nom est donné selon l'apparence. En
effet, puisque l'homme prudent est celui qui dispose bien les actions à faire
en vue d'une fin bonne, quiconque dispose en vue d'une fin mauvaise ce qui
convient à cette fin possède une fausse prudence, en ce qu'il adopte pour fin
non un bien véritable mais un semblant de bien ; c'est ainsi qu'on parle d'un
bon cambrioleur. De cette manière en effet on peut par similitude appeler
prudent le cambrioleur qui découvre des procédés habiles pour cambrioler. Et
telle est la prudence dont l'Apôtre dit (Rm 8, 6) : "La prudence de la
chair, c'est la mort" ; il parle de la prudence qui met sa fin dernière
dans le plaisir de la chair.
2° La deuxième
prudence est vraie en ce qu'elle trouve les voies conduisant à une fin vraiment
bonne, mais elle est imparfaite pour deux raisons. La première, parce que ce
bien qu'elle prend pour fin n'est pas la fin commune de la vie humaine tout
entière, mais d'un ordre spécial d'activité ; par exemple, celui qui découvre
les moyens appropriés pour commercer ou naviguer est appelé un homme d'affaires
prudent ou un marin prudent. L'autre raison est qu'il manque ici l'acte principal
de la prudence ; tel est le cas de celui qui délibère bien et juge exactement, même
au sujet de ce qui concerne la vie tout entière, mais ne commande pas
efficacement.
3° La troisième
prudence, vraie et parfaite à la fois, est celle qui délibère, juge et commande
comme il faut en vue de la fin bonne de la vie tout entière. Celle-là seule est
appelée prudence absolument. Elle ne peut pas se trouver chez les pécheurs.
Tandis que la première ne se trouve que chez eux. Pour la prudence imparfaite, elle
est commune aux bons et aux méchants, celle surtout qui est imparfaite en
raison de sa fin particulière. Car pour celle qui est imparfaite en raison de
l'omission de l'acte principal, elle ne se trouve aussi que chez les méchants.
Solutions :
1. Cette parole du Seigneur s'entend de la première prudence.
Aussi n'est-il pas dit absolument qu'ils sont prudents, mais qu'ils le sont
"entre eux".
2. La foi en sa notion essentielle ne comporte pas une
conformité des actions droites avec l’appétit, mais elle consiste dans la seule
connaissance. Or, la prudence inclut l'ordre à l'appétit droit. Soit parce que
les principes de la prudence sont les fins pratiques, dont on a la droite
estimation grâce aux habitus des vertus morales, lesquelles rectifient
l'appétit : aussi n'y a-t-il pas prudence sans les vertus morales, comme nous
l'avons montré. Soit encore parce que la prudence commande les actions droites,
ce qui ne va pas sans un appétit droit. Aussi, bien que la foi soit plus noble
que la prudence à cause de son objet, la prudence par sa nature répugne
davantage au péché, qui procède d'un appétit corrompus.
3. Les pécheurs peuvent bien être hommes de bon conseil en
vue d'une fin mauvaise ou d'un bien particulier ; mais par rapport à la fin
bonne de la vie tout entière ils ne sont pas parfaitement hommes de bon conseil,
car ils ne conduisent pas leur conseil jusqu'à l'effet. Aussi n'ont-ils pas la
prudence, qui ne s'intéresse qu'au bien ; mais, dit le Philosophe, on trouve
chez eux ce qu'il appelle la deinotica, c'est-à-dire une habileté
naturelle qui se prête au bien comme au mal ; ou la ruse qui ne se prête qu'au
mal ; nous l'appelions tout à l'heure fausse prudence ou prudence de la chair.
Objections :
1. Il semble que la prudence ne se trouve pas chez tous ceux
qui ont la grâce. La prudence requiert en effet une certaine habileté par
laquelle on sache bien pourvoir aux actions à faire. Mais beaucoup qui ont la
grâce sont dépourvus d'une telle habileté. Donc la prudence ne se trouve pas
chez tous ceux qui ont la grâce.
2. On appelle prudent l'homme de bon conseil, comme il a été
dit. Or beaucoup de ceux qui ont la grâce ne sont pas gens de bon conseil, mais
ont besoin d'être dirigés par le conseil d'autrui. Donc, la prudence ne se
trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
3. Le Philosophe dit : "Les jeunes gens manquent
manifestement de prudence." Mais beaucoup de jeunes gens possèdent la
grâce. Donc la prudence ne se trouve pas chez tous ceux qui ont la grâce.
Cependant :
Personne ne
possède la grâce s'il n'est vertueux. Mais personne ne peut être vertueux s'il
ne possède la prudence. Saint Grégoire dit en effet que les autres vertus
"si elles n'opèrent pas avec prudence ce qu'elles désirent, ne peuvent
être de vraies vertus". Donc tous ceux qui possèdent la grâce possèdent la
prudence.
Conclusion :
Les vertus sont
nécessairement connexes, en sorte que celui qui en possède une les possède
toutes, on l'a montré précédemment. Or, quiconque possède la grâce possède la
charité. Aussi possède-t-il nécessairement toutes les autres vertus. De cette
manière, la prudence étant une vertu comme on l'a montré, il possède
nécessairement la prudence.
Solutions :
1. Il y a deux sortes d'habiletés. L'une est suffisante pour
ce qui est nécessaire au salut. Et cette habileté-là est donnée à tous ceux qui
possèdent la grâce, "puisque l'onction leur enseigne toute chose" (1
Jn 2, 27). Mais il y a une autre habileté plus complète, par laquelle on est
capable de subvenir à soi-même et aux autres, non seulement pour ce qui est
nécessaire au salut, mais encore pour tout ce qui a rapport à la vie humaine.
Et une habileté de cette sorte ne se trouve pas chez tous ceux qui possèdent la
grâce.
2. Ceux qui ont besoin d'être dirigés par le conseil d'autrui
savent au moins se conduire, s'ils ont la grâce, en ce qu'ils recourent aux
conseils d'autrui et qu'ils discernent les bons conseils des mauvais.
3. La prudence acquise a pour cause l'exercice des actes ;
aussi "a-t-elle besoin pour naître, de l'expérience et du temps", dit
Aristote. Aussi ne peut-elle se trouver chez les jeunes gens, ni selon
l'habitus ni selon l'acte. Mais la prudence qui vient de la grâce a pour cause
l'infusion divine. Aussi la prudence se trouve-t-elle selon l'habitus, quoique
non selon l'acte, chez les enfants baptisés qui n'ont pas encore l'usage de la
raison ; et de même chez les fous. Chez ceux qui ont déjà l'usage de la raison
elle existe aussi selon l'acte, pour ce qui est nécessaire au salut ; mais en
s'exerçant elle mérite d'être augmentée jusqu'à la perfection, comme les autres
vertus. Aussi l'Apôtre dit-il : "Elle est pour les parfaits, la nourriture
solide, pour ceux dont les facultés ont été exercées par la pratique à
discerner le bien et le mal" (He 5, 14).
Objections :
1. Il semble bien. Le Philosophe dit en effet que les
qualités ayant rapport à la prudence "semblent être naturelles" - il
s'agit de la synésis, de la gnômè, etc. ; tandis que les qualités
ayant rapport à la sagesse spéculative ne le sont pas. Mais tout ce qui est
d'un même genre relève aussi d'une commune origine. Donc la prudence, elle
aussi, est en nous par nature.
2. C'est par nature qu'on passe d'un âge à l'autre. Mais la
prudence est un effet de l'âge, selon le livre de Job (12, 12) : "Chez les
anciens se trouve la sagesse, et dans l'âge avancé la prudence." Donc la
prudence est naturelle.
3. La prudence convient davantage à la nature humaine qu'à la
nature des animaux sans raison. Mais les animaux sans raison possèdent
certaines prudences naturelles, comme le montre Aristote dans son Histoire
des animaux. Donc la prudence est naturelle.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la vertu intellectuelle naît et grandit principalement grâce à l'enseignement,
c'est pourquoi elle demande de l'expérience et du temps". Mais la prudence
est une vertu intellectuelle, on l'a établi plus haut.
Donc la prudence n'est pas en nous par nature, mais grâce à l'enseignement et à
l'expérience.
Conclusion :
Comme il ressort
de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance des
principes universels et aussi des circonstances singulières relatives à
l'action, l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels. En
ce qui regarde par conséquent la connaissance universelle, il en va de même
pour la prudence et pour la science spéculative. Car l'une et l'autre
connaissent par nature les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit
plus haut ; avec cette différence que les principes communs de la prudence sont
plus connaturels à l'homme ; comme dit en effet le Philosophe : "La vie
spéculative est au-dessus de la nature de l'homme." Mais les principes
universels postérieurs, soit de la raison spéculative soit de la raison
pratique, on ne les possède pas par nature : on les découvre par l'expérience, ou
par l'enseignement.
En ce qui regarde
la connaissance particulière de ce que l'opération concerne, il faut de nouveau
distinguer. Car l'opération a rapport ou à la fin ou à ce qui est en vue de la
fin. Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y
avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins ; ainsi a-t-on dit
précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines
vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature
aussi un jugement droit relatif à ces fins. Mais les moyens de réaliser la fin,
dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminés ; ils sont sujets à
toute sorte de variations selon la diversité des personnes et des affaires.
Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé,
une telle connaissance ne peut être innée par nature chez l'homme ; toutefois, l'un
peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme
il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives. Donc, parce que
la prudence n'a pas pour objet les fins mais les moyens en
vue de la fin, comme on l'a établi plus haut. Elle n'est pas non plus
naturelle à l'homme.
Solutions :
1. Dans ce passage le Philosophe parle des qualités ayant
rapport à la prudence pour autant qu'elles disent ordre aux fins. C'est pourquoi il
avait dit auparavant de ces qualités qu'elles sont "les principes de ce
pourquoi l'on agit", c'est-à-dire de la fin. Et c'est la raison pour
laquelle il ne fait pas mention de l'eubulia, laquelle délibère au sujet
des moyens ordonnés à la fin.
2. La prudence se rencontre davantage chez les vieillards, non
seulement par une disposition naturelle du fait que leurs passions sensibles
sont apaisées, mais aussi par suite d'une expérience prolongée.
3. Chez les animaux sans raison, il y a des voies déterminées
pour parvenir à la fin ; c'est pourquoi nous voyons tous les animaux de la même
espèce agir semblablement. Mais cela ne peut se retrouver chez l'homme, à cause
de sa raison : par là même qu'elle connaît les principes universels, elle à
l'infinité des circonstances singulières.
Objections :
1. Il semble que oui. En effet, la science, qui a pour objet
le nécessaire, est plus certaine que la prudence, qui a pour objet le
contingent des actions humaines. Mais la science se perd par l'oubli. Donc à
plus forte raison la prudence.
2. Comme dit le Philosophe : "La vertu est produite et
détruite par les mêmes causes opérant en sens contraire." Mais la prudence
n’est produite que moyennant l'expérience, laquelle est faite d'un grand nombre
de souvenirs, dit aussi Aristote. Donc, puisque l'oubli s'oppose au souvenir, il
semble que la prudence puisse se perdre par l'oubli.
3. La prudence ne va pas sans la connaissance des principes
universels. Mais la connaissance des principes universels peut se perdre par
l'oubli. Donc aussi la prudence.
Cependant :
Le Philosophe dit
qu'on "oublie l'art, mais non la prudence".
Conclusion :
L'oubli concerne
seulement la connaissance. Aussi peut-on par l'oubli perdre totalement un art, et
semblablement une science, lesquels siègent dans la raison. Or la prudence ne
consiste pas dans la seule raison, mais aussi dans l'appétit : car, nous
l'avons dit, son acte principal est de commander, ce qui revient à appliquer
une connaissance à l'appétit et à l'opération. C'est pourquoi la prudence ne
disparaît pas directement par l'oubli ; elle est plutôt détruite par les
passions. Le Philosophe dit en effet que "le délectable et le triste
corrompent l'estimation de la prudence". Aussi est-il dit dans Daniel (13,
56) : "La beauté t'a séduit et la concupiscence a retourné ton coeur"
; et dans l'Exode (23, 8) : "N'accepte pas de présents ; ils aveuglent
même les prudents." L'oubli toutefois peut empêcher la prudence, en tant
qu'elle passe à l'acte de commander à partir d'une connaissance, laquelle peut
disparaître par l'oubli.
Solutions :
1. La science est dans la raison seule. Il faut donc en juger
autrement, comme on vient de le dire.
2. L'expérience de la prudence ne s'acquiert pas par la seule
mémoire, mais par l'exercice de l'acte de bien commander.
3. La prudence consiste principalement non dans la
connaissance des principes universels mais dans leur application aux actes, on
vient de le dire. Et c'est pourquoi l'oubli de la connaissance universelle ne
détruit pas ce qu'il y a de principal dans la prudence, mais lui porte de
l'empêchement, on vient de le dire.
LES PARTIES DE LA PRUDENCE
À ce sujet, quatre
questions :
- 1. Quelles sont
les parties de la prudence ? (Question 48)
- 2. Les parties
de la prudence qu'on peut appeler intégrantes (Question 49)
- 3. Ses parties
subjectives (Question 50)
- 4. Ses parties
potentielles (Question 51).
Objections :
1. La manière dont sont énumérées les parties de la prudence
ne satisfait pas. Cicéron propose en effet trois parties : "la mémoire, l'intelligence,
la prévoyance". Mais Macrobe de son côté, conformément à Plotin, attribue
à la prudence six parties : "la raison, l'intelligence, la circonspection,
la prévoyance, la docilité, l'attention précautionneuse". Aristote nomme
comme ayant rapport à la prudence, "l'eubulia, la synésis, la gnômè". Il fait en outre
mention en ce qui concerne la prudence, de l'eustochia et de la sagacité,
du sens et de l'intelligence. Un autre philosophe grec dit pour sa part que dix
qualités se rapportent à la prudence : l'eubulia, la sagacité, la
prévoyance, la royale, la militaire, la politique, la domestique, la
dialectique, la rhétorique, la physique. Donc il semble que certaines de ces
répartitions soient surabondantes ou d'autres incomplètes.
2. La prudence s'oppose à la science. Mais la politique, la
domestique, la dialectique, la rhétorique, la physique sont autant de sciences.
Elles ne sont donc pas des parties de la prudence.
3. Les parties ne débordent pas le tout. Mais la mémoire
intellectuelle, ou l'intelligence, la raison, le sens et la docilité, non
seulement concernent la prudence, mais encore tous les habitus de connaissance.
Donc il ne faut pas les donner comme des parties de la prudence.
4. Comme délibérer juger et commander sont des actes de la
raison pratique, ainsi l'usage, comme on l'a établi plus haut. Donc, de même
que sont adjointes à la prudence l'eubulia, qui concerne le conseil, la synésis
et la gnômè, qui concernent le jugement, de même fallait-il aussi
poser une qualité relative à l'usage.
5. La sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit. Il
fallait donc aussi poser la sollicitude parmi les parties de la prudence.
Conclusion :
Il y a trois
sortes de parties : 1° intégrantes, ainsi le mur, le toit, les
fondations comme parties d'une maison ; 2° subjectives,
ainsi le boeuf et le lion comme parties du genre animal ; et 3° potentielles, ainsi la faculté
nutritive et la faculté sensitive comme parties de l'âme. On peut donc
attribuer des parties à une vertu de trois manières.
- Tout d'abord, à la manière des parties intégrantes : en ce cas, on
appellera parties d'une vertu les éléments concourant nécessairement à l'acte
parfait de cette vertu. Et en ce sens on peut retenir, de toutes les qualités
énumérées, huit parties de la prudence : les six énumérées par Macrobe, auxquelles
on ajoutera comme septième la mémoire proposée par Cicéron, plus l'eustochia
ou sagacité proposée par Aristote. Car pour ce qui est du sens de la
prudence, on l'appelle encore intelligence ; aussi le Philosophe dit-il :
"A l'égard de ces objets, il faut poser un sens ; et celui-ci est une
intelligence." De ces huit parties, cinq concernent la prudence en tant qu'elle
est connaissance : la mémoire, la raison, l'intelligence, la docilité, la
sagacité ; les trois autres s'y rapportent en tant qu'elle exerce l'art de
commander, appliquant la connaissance à l'action : la prévoyance, la
circonspection, l'attention précautionneuse. La raison de cette diversité se
prend de ce que trois considérations interviennent à propos de la connaissance.
Premièrement, il
faut considérer la connaissance elle-même. Si elle porte sur le passé, elle est
mémoire ; si elle porte sur le présent, soit contingent, soit nécessaire, elle
s'appelle intellect ou intelligence.
Deuxièmement, il
faut considérer l'acquisition de la connaissance. Elle se fait par
l'enseignement, à quoi se rapporte la docilité ; ou bien par découverte
personnelle et c'est à cela que se rapporte l'eustochia, ou le bonheur
dans la découverte. Une partie de celle-ci est la sagacité, qui consiste à
découvrir rapidement le moyen terme, comme dit encore Aristote.
Troisièmement il
faut considérer l'usage de la connaissance ; car on use de celle-ci lorsque, à
partir de ce que l'on connaît, on passe à des connaissances ou à des jugements
nouveaux. Et cela relève de la raison.
S'il s'agit
maintenant de commander comme il faut, la raison doit avoir trois qualités.
Premièrement, pour ordonner à la fin ce qui y est adapté, et cela relève de la
prévoyance. Deuxièmement, pour considérer les circonstances de l'action
entreprise, ce qui relève de la circonspection. Troisièmement, pour éviter les
obstacles, ce qui relève de l'attention précautionneuse.
- On appelle parties subjectives d'une vertu ses
diverses espèces. Ainsi entendues, les parties de la prudence, à les prendre au
sens propre, sont la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, et la
prudence par laquelle on gouverne la multitude, l'une et l'autre différant
spécifiquement, on l'a dit. À son tour, la prudence qui gouverne la multitude
se divise en espèces diverses selon les diverses espèces de multitudes. Il y a
une multitude rassemblée en vue de s'acquitter d'une fonction spéciale, comme
l'armée organisée pour le combat ; sa règle est la prudence militaire. Il y a
une multitude rassemblée en vue d'assurer le bien de la vie humaine en sa
totalité, comme la multitude composant une maison ou famille, que gouverne la
prudence domestique ; ou encore la multitude composant une cité ou un royaume, que
dirige chez le prince la prudence royale, et chez les sujets la politique, entendue
sans autre détermination.
Si l'on prend
maintenant la prudence au sens large, telle qu'elle inclut même la science
spéculative, comme on l'a dit plus haut, elle a aussi pour parties la
dialectique, la rhétorique et la physique, selon les trois méthodes en usage
dans les sciences. Dans l'une, on procède par démonstration pour obtenir la
science : cela relève de la physique, en comprenant sous ce nom toutes les
sciences démonstratives. Dans l'autre, on procède à partir de probabilités pour
fonder une opinion : cela relève de la dialectique. Dans la troisième, on
procède à partir de certaines conjectures pour créer le soupçon ou pour
persuader : cela relève de la rhétorique. On peut dire néanmoins que ces trois
derniers noms se rapportent aussi à la prudence proprement dite ; car elle
raisonne tantôt à partir du nécessaire, tantôt à partir du probable, tantôt à
partir de conjectures.
- On appelle parties potentielles d'une vertu les
vertus annexes ordonnées à des actes ou matières secondaires, signifiant par ce
nom qu'elles ne possèdent pas toute la puissance de la vertu principale. En
cette acception, sont attribuées comme parties à la prudence : l'eubulia, qui
concerne le conseil, la synésis, qui concerne le jugement relatif aux
circonstances ordinaires, la gnômè, qui concerne le jugement pour les
cas où l'on doit s'écarter de la loi commune. Quant à la prudence, elle
concerne l'acte principal, qui est de commander.
Solutions :
1. Les diverses répartitions répondent aux différents genres
de parties ; ou bien elles s'entendent en ce sens qu'une seule partie dans
l'une contient plusieurs parties distinctement énumérées dans l'autre. C'est
ainsi que Cicéron, sous la prévoyance, comprend l'attention précautionneuse et
la circonspection ; sous l'intelligence, la raison, la docilité et la sagacité.
2. La domestique et la politique ne s'entendent pas ici comme
des sciences mais comme étant de certaines prudences. Pour les trois autres, on
vient de voir comment il faut répondre.
3. Ces qualités sont désignées comme des parties de la
prudence, non selon leur signification générale mais selon le rapport qu'elles
ont aux objets de la prudence.
4. Bien commander et faire bon usage vont toujours ensemble ;
car le précepte de la raison entraîne l'obéissance des puissances inférieures, ce
qui concerne l'usage.
5. La sollicitude est comprise dans la prévoyance.
- 1. La mémoire -
2. L'intellect ou intelligence - 3. La docilité - 4. La sagacité - 5. La raison
- 6. La prévoyance - 7. La circonspection - 8. L'attention précautionneuse.
Objections :
1. Il semble que la mémoire ne soit pas une partie de la
prudence. En effet, la mémoire, comme le prouve le Philosophe, est dans la
partie sensible de l'âme. La prudence au contraire est dans sa partie
rationnelle, comme il le montre ailleurs. Donc la mémoire n'est pas une partie
de la prudence.
2. La prudence s'acquiert et grandit par l'exercice. Mais la
mémoire est en nous par nature. Donc la mémoire n'est pas une partie de la
prudence.
3. La mémoire a pour objet le passé. La prudence au contraire
concerne ce qui est encore à faire, au sujet de quoi l'on délibère, dit
Aristote. Donc la mémoire n'est pas une partie de la prudence.
Cependant :
Cicéron met la
mémoire dans les parties de la prudence.
Conclusion :
La prudence a pour
objet les actions humaines en leur contingence, nous l'avons dit. En ce
domaine,
l'homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon
des règles dont le propre est d'être vraies dans la plupart des cas ; il faut
en effet que les principes soient proportionnés aux conclusions et que, à
partir de ceux-ci, on obtienne des conclusions qui leur soient homogènes, dit
Aristote. Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que
par l'expérience : aussi le Philosophe dit-il que "la vertu intellectuelle
naît et grandit grâce à l'expérience et au temps". "A son tour
l'expérience est le produit d'un grand nombre de souvenirs", dit-il
encore. En conséquence, il est requis à la prudence d'avoir beaucoup de
souvenirs. C'est donc à bon droit que la mémoire est comptée parmi les parties
de la prudence.
Solutions :
1. La prudence, nous l'avons dit, applique la connaissance
universelle aux réalités particulières, objets de la perception sensible. C'est
pourquoi nombre de qualités appartenant aux facultés sensibles sont requises à
la prudence. La mémoire est l'une d'entre elles.
2. De même que la prudence existe par nature à l'état
d'aptitude, mais reçoit son achèvement de l'exercice ou de la grâce ; de même
aussi, dit Cicéron, la mémoire ne tient pas de la nature seule son
accomplissement, mais elle doit beaucoup aussi à l'art et à l'habileté. Quatre
moyens font progresser la mémoire.
- Le premier est que l'on choisisse des similitudes
adaptées à ce que l'on veut se rappeler, à condition toutefois
qu'elles ne soient pas trop banales ; car ce qui est inhabituel nous étonne
davantage, et l'esprit pour cette raison le retient davantage et plus vivement
; de là vient que nous gardons meilleur souvenir de ce que nous avons vu dans
l'enfance. C'est pourquoi il est nécessaire de découvrir ces similitudes ou
images parce que les idées simples et spirituelles disparaissent trop
facilement de l'esprit si elles ne sont pas attachées pour ainsi dire par des
similitudes matérielles ; car la connaissance humaine saisit plus fortement les
objets sensibles. C'est pourquoi la faculté du souvenir appartient à la partie
sensible de l'âme.
- Le deuxième moyen est que l'on s'exerce à disposer dans
un certain ordre ce que l'on veut se rappeler, en sorte que l'on
passe facilement d'un souvenir à l'autre. Aussi le Philosophe dit-il : "Les
réminiscences se font quelquefois à partir du souvenir des lieux, et la cause
en est que l'on passe rapidement (en pensée) de l'un à l'autre."
- Le troisième moyen est que l'on porte de l'attention et
de l'affection à ce qu'on veut se rappeler, parce que plus
une chose a fait impression sur l'esprit, moins on l'oublie. Cicéron dit en ce
sens que "la sollicitude conserve intact le contour des images".
- Le quatrième moyen est de méditer fréquemment ce que l'on
veut se rappeler. D'où le mot du Philosophe : "Les pensées assidues
sauvent la mémoire", car, com forme dans le sujet ; soit en raison du
sujet, s'il n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
3. La mémoire du passé nous sert précisement de base pour
argumenter et discerner le futur. Aussi est-elle nécessaire au conseil de la
prudence.
Objections :
1. "L’intelligence des premiers principes" est
donnée, par le Philosophe, comme une vertu intellectuelle différente de la
vertu de prudence. Comment prétendre que cette "intelligence" soit
recquise pour la prudence ?
2. L’intelligence est un don du Saint Esprit et ce don est un
complément de la vertu de foi. Or la foi n’est-elle pas distincte de la vertu
de prudence ?
3. L’intelligence vise l’universel et l’immatériel. Pourquoi
donc l’exiger pour la vertu de prudence qui est le discernement des actions
individuelles ?
Cependant :
Cicéron et Macrobe
s’accordent à dire que "l’intelligence" fait partie de la prudence.met
la mémoire dans les parties de la prudence.
Conclusion :
Par
"l’intelligence" on n’entend pas ici la faculté vitale de
l’intelligence mais la claire vue d’un premier principe connu par sa propre
évidence et sans démonstration précédente. C’est dans ce sens que nous parlons
de "l’intelligence" des premiers principes. Toute déduction de la
raison procède de propositions acceptées comme premières. Aussi faut-il que
toute démarche de la raison procède d'une intelligence. Donc, parce que la
prudence est la droite règle de l'action, il est nécessaire que son
développement tout entier procède de l'intelligence. C'est pourquoi
l'intelligence est donnée comme l'une des parties de la prudence.
Solutions :
1. Le raisonnement de la prudence atteint son terme dans une
action particulière qui est comme une conclusion, et à laquelle est appliquée
la connaissance universelle, nous l'avons montré. Or, une conclusion
particulière s'obtient par voie de syllogisme à partir d'une proposition
universelle et d'une proposition particulière. Il faut donc que le raisonnement
de la prudence procède d'une double intelligence. L'une a pour objet
l'universel. Et celle-là ressortit à l'intelligence qui figure parmi les vertus
intellectuelles ; car nous connaissons par nature non seulement les principes
universels spéculatifs mais aussi pratiques, tel celui-ci : il ne faut nuire à
personne, comme on l'a montré plus haut. L'autre intelligence est celle qui a
connaissance d'un extrême, dit Aristote, c'est-à-dire de quelque chose de
premier, relatif à une action particulière et contingente - de là se forme la
mineure, laquelle doit être particulière dans le syllogisme de prudence, comme
on vient de le dire. Or, ce principe particulier est une fin particulière, comme
il est dit au même endroit. Aussi l'intelligence qui figure comme partie de la
prudence est-elle la droite estimation d'une fin particulière.
2. L'intelligence entendue comme un don du Saint-Esprit est
une certaine pénétration aiguë des choses divines, nous l'avons montré plus
haut. C'est dans un autre sens que l'intelligence est tenue pour une partie de
la prudence, on vient de le dire.
3. La même estimation droite de la fin particulière est
appelée "intelligence", en tant qu'elle concerne un principe, et
aussi "sens", en tant qu'elle porte sur du particulier. Et c'est ce
que dit le Philosophe : "Il faut que les singuliers aient un sens ; et
celui-ci est une intelligence." Ne l'entendons pas du sens particulier par
lequel nous connaissons les sensibles propres, mais du sens intérieur par
lequel nous jugeons du particulier.
Objections :
1. Il semble que la docilité ne doive pas figurer parmi les
parties de la prudence. En effet, ce qui est requis pour toute vertu
intellectuelle ne doit pas être attribué en propre à l'une d'entre elles. Mais
la docilité est nécessaire pour n'importe quelle vertu intellectuelle. Donc il
ne faut pas en faire une partie de la prudence.
2. Ce qui concerne les vertus humaines est en nous ; car nous
sommes loués ou blâmés selon ce qui est en nous. Mais il n'est pas en notre
pouvoir d'être dociles : cela convient à certains par une disposition de leur
nature. Donc la docilité n'est pas une partie de la prudence.
3. La docilité appartient au disciple. Mais la prudence est
préceptive, et à ce titre elle semble plutôt appartenir aux maîtres, qu'on
appelle aussi précepteurs. Donc la docilité n'est pas une partie de la
prudence.
Cependant :
Macrobe
conformément à Plotin, fait figurer la docilité parmi les parties de la
prudence.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, la prudence concerne les actions particulières. En ce domaine, la
diversité est comme infinie, et il n'est pas possible qu'un seul homme soit
pleinement informé de tout ce qui s'y rapporte, surtout en peu de temps ; il
lui en faut beaucoup, au contraire. C'est pourquoi la prudence est une matière
où l'homme a besoin plus qu'ailleurs d'être formé par autrui ; les vieillards
surtout sont qualifiés pour l'éclairer, eux qui sont parvenus à la saine
intelligence des fins relatives à l'action. D'où ces mots du Philosophe :
"Il faut être attentif aux dires et opinions indémontrables des vieillards
et des hommes prudents, et y croire non moins qu'aux démonstrations ; car par
leur expérience ils voient les principes." Dans le même sens il est dit
aux Proverbes (3, 5) : "Ne prends pas appui sur ta prudence" ; et
dans l'Ecclésiatique (6, 35) : "Tiens-toi au milieu des anciens
(c'est-à-dire des vieillards) prudents, et unis-toi de coeur à leur sagesse."
Or, il appartient à la docilité de bien se laisser instruire. Voilà pourquoi la
docilité est légitimement tenue pour une partie de la prudence.
Solutions :
1. Bien que la docilité soit utile à toute vertu
intellectuelle, elle l'est particulièrement à la prudence pour la raison qu'on
vient de dire.
2. La docilité, comme les autres qualités rattachées à la
prudence, est naturelle comme aptitude ; mais pour qu'elle soit consommée, le
zèle est très important, c'est-à-dire que l'homme applique son esprit avec soin,
assiduité et respect aux enseignements des anciens, évitant de les négliger par
paresse comme de les mépriser par orgueil.
3. Par la prudence l'homme ne commande pas seulement aux
autres mais aussi à soi-même, nous l'avons dit. Aussi se trouve-t-elle même
chez les sujets, comme on l'a dit aussi, et c'est à leur prudence qu'appartient
la docilité. Bien que les supérieurs eux-mêmes doivent être dociles quant à
certaines choses ; car il n'est personne qui se suffise en tout dans les
matières relevant de la prudence, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que la sagacité ne soit pas une partie de la
prudence. En effet, la sagacité a pour effet de découvrir facilement les moyens
termes dans les démonstrations, selon Aristote. Mais le raisonnement de la
prudence n'est pas démonstratif, puisqu'il porte sur du contingent. Donc la
sagacité n'appartient pas à la prudence.
2. Il appartient à la prudence de bien délibérer, dit
Aristote. Mais la sagacité n'a pas sa place dans la délibération : elle est en
effet une eustochia, c'est-à-dire le bonheur dans la découverte, et
celle-ci est rapide, ne s'embarrassant pas de raisonnement. La délibération au
contraire doit être lente, dit encore Aristote. Donc la sagacité ne doit pas
figurer comme partie de la prudence.
3. La sagacité, on vient de le dire, est une heureuse
conjecture. Mais recourir aux conjectures est le propre des rhéteurs. Donc la
sagacité appartient davantage à la rhétorique qu'à la prudence.
Cependant :
Comme dit Isidore,
le mot sollicitus vient de sollers et de citus. Mais la
sollicitude a rapport à la prudence, on l'a dit plus haut. Donc aussi la
sagacité ou sollertia.
Conclusion :
L'homme prudent
est celui qui possède la droite estimation de ce qu'il faut faire. Or la droite
estimation ou opinion, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre spéculatif, s'acquiert
de deux manières, soit qu'on la trouve soi-même, soit qu'on l'apprenne d'un
autre. Et comme la docilité dispose à bien recevoir l'opinion droite provenant
d'un autre, ainsi la sagacité fait-elle qu'on est apte à acquérir par soi-même
la droite estimation. La sagacité prend alors le sens de l'eustochia, dont
elle est une partie. Car l'eustochia inspire l'heureuse conjecture en
toute matière, la sagacité étant pour sa part une facile et prompte conjecture
relative à la découverte du moyen terme, dit Aristote. Toutefois le
philosophe, qui nomme la sagacité comme l'une des parties de la prudence, l'entend
généralement de l'eustochia en toute son extension, puisqu'il dit que
"la sagacité est une disposition par laquelle tout d'un coup l'on découvre
ce qui convient".
Solutions :
1. La sagacité est la découverte du moyen terme non seulement
dans les démonstrations mais aussi dans l'ordre pratique. Si par exemple je
vois que certains individus sont devenus amis, je conjecture qu'ils ont un
ennemi commun, dit le Philosophe au même endroit. C'est en ce sens que la
sagacité a rapport à la prudence.
2. Dans son Éthique le Philosophe indique la vraie
raison pour laquelle l’eubulia, principe de la bonne délibération, n'est
pas la même chose que l'eustochia, grâce à quoi l'on découvre rapidement
ce qu'il faut ; et l'on peut être homme de bon conseil même si l'on délibère
longuement ou lentement. Il ne s'ensuit pas que l'heureuse conjecture soit sans
intérêt pour une bonne délibération. Et il arrive qu’elle soit nécessaire, lorsqu'il
faut prendre une décision à l'improviste. C'est donc à juste titre que la
sagacité est donnée comme une partie de la prudence.
3. La rhétorique raisonne aussi sur l'action. Rien n'empêche
par conséquent qu'une même qualité concerne la rhétorique et la prudence. Et
cependant l'acte de conjecturer que nous signalons ici ne s'entend pas
seulement des conjectures auxquelles se livrent les rhéteurs, mais dans le sens
où l'on parle de conjecturer la vérité, en quelque domaine que ce soit.
Objections :
1. Il semble que la raison ne doive pas figurer parmi les
parties de la prudence. En effet, le sujet d'un accident n'est pas l'une de ses
parties. Mais la prudence est dans la raison comme dans son sujet, dit
Aristote. Donc la raison ne doit pas figurer parmi les parties de la prudence.
2. Ce qui est commun à de nombreuses qualités ne doit pas
figurer comme une partie de l'une d'elles ; ou bien, si l'on en fait une partie,
que ce soit à l'égard de la qualité à laquelle se rapporte très spécialement
cet élément commun. Or, la raison est nécessaire dans toutes les vertus
intellectuelles, et principalement dans la sagesse et la science, qui mettent
en jeu la raison démonstrative. Donc la raison ne doit pas être donnée comme
une partie de la prudence.
3. La raison n'est pas une puissance essentiellement
différente de l'intelligence, nous l'avons établi précédemment. Donc, si
l'intelligence figure comme une partie de la prudence, il a été superflu d'y
ajouter la raison.
Cependant :
Macrobe, conformément
à Plotin, compte la raison dans les parties de la prudence.
Conclusion :
L'oeuvre de la
prudence est de bien délibérer, selon Aristote. Or la délibération est une
recherche où, partant de certaines données, on tend vers des conclusions. Telle
est l'oeuvre de la raison. Il est donc nécessaire à la prudence que l'homme
sache bien raisonner. Et puisque ce qui est exigé pour la perfection de la
prudence prend le nom de parties pour ainsi dire intégrantes de la prudence, il
y a lieu de compter la raison par elles.
Solutions :
1. La raison ne s'entend pas ici de la puissance de ce nom, mais
de son bon usage.
2. La certitude de la raison vient de l'intelligence, mais la
nécessité de la raison vient des limites de l'intelligence. En effet, les êtres
chez qui l'intelligence possède une pleine vigueur n'ont pas besoin de la
raison, mais ils saisissent la vérité par un simple regard, ainsi Dieu et les
anges. Or, les actions dans leurs particularité, dont la prudence assume la
direction, s’éloignent considérablement de la condition des intelligibles, et
d'autant plus, qu'elles sont moins certaines ou moins déterminées. Car les
moyens de l'art, quoique particuliers, sont néanmoins plus déterminés et plus
certains ; et c'est pourquoi dans la plupart des arts il n'y a pas à instituer
de délibération, la certitude étant d'avance acquise, selon Aristote. C'est
pourquoi, bien que la raison soit plus certaine dans d'autres vertus
intellectuelles que la prudence, elle est surtout requise en celle-ci pour que
l'homme sache bien raisonner, en sorte qu'il applique comme il faut les
principes universels aux cas particuliers, lesquels sont variés et incertains.
3. Bien que l'intelligence et la raison ne soient pas des
puissances différentes, elles prennent cependant leur nom d'actes différents.
Car le mot d'intelligence se prend de l'intime pénétration de la vérité ; celui
de raison, de la recherche discursive. C'est pourquoi l'une et l'autre figurent
comme parties de la prudence, on vient de le montrer.
Objections :
1. Il semble que la prévoyance ne doive pas figurer comme
partie de la prudence. Car rien n'est partie de soi-même. Mais prévoyance et
prudence semblent être identiques. Isidore dit en effet : "Le prudent est
ainsi appelé comme voyant loin" (prudens =porro videns). Mais c'est
aussi de là que dérive le nom de prévoyance, dit Boèce. Donc la prévoyance
n'est pas une partie de la prudence.
2. La prudence est uniquement pratique. Mais la prévoyance
peut être aussi spéculative, car la vision, d'où vient le nom de prévoyance, concerne
davantage la spéculation que l'action. Donc la prévoyance n'est pas une partie
de la prudence.
3. L'acte principal de la prudence est de commander, son acte
secondaire, de juger et conseiller. Mais le nom de prévoyance ne semble se
rapporter proprement ni à l'un ni à l'autre. Donc la prévoyance n'est pas une
partie de la prudence.
Cependant :
L’autorité de
Cicéron et de Macrobe fait de la prévoyance une partie de la prudence, on l'a
dit.
Conclusion :
Comme il a été dit
plus haut, la prudence concerne proprement ce qui est en vue de la fin, et son
office propre consiste à ordonner en fonction de la fin requise tout ce
qui est de l'ordre des moyens. Et bien que certaines réalités nécessaires aient
ordre à une fin et soient soumises à la providence divine, seules sont soumises
à la prudence humaine les réalités contingentes relatives aux opérations
accomplies par l'homme en vue d'une fin. Or, celles d'entre ces réalités qui
appartiennent au passé sont devenues de quelque façon nécessaires, parce qu'il
est impossible que ce qui est déjà fait ne soit pas. De même les réalités
présentes, en tant que telles, ont une certaine nécessité, car il est
nécessaire que Socrate soit assis tandis qu'il est assis. Il suit de là que les
contingents futurs relèvent de la prudence, selon qu'ils tombent sous l'action
de l'homme pour être ordonnés à la fin de la vie humaine. Or, le mot de
prévoyance implique l'un et l'autre : il implique en effet que le regard
s'attache à quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être
ordonnées des actions présentes. La prévoyance est donc une partie de la
prudence.
Solutions :
1. Chaque fois qu'un grand nombre d'éléments sont requis pour
une action déterminée, l'un d'eux est nécessairement le principal, et tous les
autres y sont ordonnés. Aussi y a-t-il dans chaque tout une partie formelle et
dominante, d'où le tout reçoit son unité. En ce sens la prévoyance est
principale entre toutes les parties de la prudence - car tous les autres
éléments requis à cette vertu ne sont nécessaires que pour assurer le bon ordre
de l'action à sa fin. Pour cette raison le mot même de prudence dérive de
prévoyance, car ce mot désigne sa partie principale.
2. La spéculation a pour objet l'universel et le nécessaire, réalités
qui, de soi, ne sont pas lointaines, puisqu'elles sont partout et toujours.
Elles ne sont lointaines que par rapport à nous, en tant que nous ne parvenons
pas à les connaître parfaitement. C'est pourquoi il n'y a pas proprement
prévoyance dans la spéculation mais seulement dans l'action.
3. Dans l'acte de bien ordonner à la fin, inclus dans la
raison de prévoyance, est comprise la rectitude du conseil, du jugement et du
précepte, sans lesquels il ne peut y avoir de bon ordre à la fin.
Objections :
1. Il semble que la circonspection ne puisse être une partie
de la prudence. Elle semble consister en effet dans la considération des
circonstances. Mais il y a une infinité de circonstances, et l'infini ne peut
être saisi par la raison, à laquelle appartient la prudence. Donc la
circonspection ne doit pas figurer comme partie de la prudence.
2. Les circonstances semblent concerner les vertus morales
plutôt que la prudence. Mais la circonspection ne semble être rien d'autre que
l'inspection des circonstances. Donc elle semble concerner les vertus morales
plutôt que la prudence.
3. Quiconque peut voir ce qui est loin, à plus forte raison
peut-il voir ce qui est alentours Mais la prévoyance permet à l'homme de
regarder ce qui est loin. Donc elle suffit à la considération des
circonstances. Il n'était donc pas nécessaire, outre la prévoyance, de faire
figurer la circonspection comme partie de la prudence.
Cependant :
Il y a l'autorité de Macrobe, comme on l'a dit.
Conclusion :
Il revient
principalement à la prudence, on l'a dit plus haut, de bien ordonner une action
à sa fin. Cela n'est possible que si la fin est bonne et si les éléments
ordonnés à la fin sont eux-mêmes bons et adaptés à celle-ci. Mais parce que la
prudence, on l'a dit, concerne l'action dans ses particularités où sont
engagées beaucoup de choses, il arrive qu'un élément de l'action, considéré en
lui-même, soit bon et adapté à la fin, mais devienne mauvais ou inopportun par
un concours de circonstances. C'est ainsi que montrer des signes d'amour à
quelqu'un, considéré en soi, semble être un bon moyen d'exciter en lui amour ;
mais s'il s'agit d'une personne orgueilleuse ou qui soupçonne la flatterie, le
moyen cesse d'être adapté à la fin. C'est pourquoi la circonspection est
nécessaire à la prudence, en ce sens qu'il lut juger aussi d'après les
circonstances ce qui est ordonné à la fin.
Solutions :
1. Bien que les circonstances puissent être infinies, en fait,
dans une situation donnée, elles ne le sont pas. Il n'y a que peu d'éléments
amour modifier le jugement de la raison sur ce qu'il faut faire.
2. Les circonstances concernent la prudence en ce qu'elle doit
les déterminer ; elles concernent les vertus morales en ce que celles-ci
trouvent leur perfection grâce à la détermination des circonstances.
3. Comme il appartient à la prévoyance de regarder ce qui de
soi convient à la fin, ainsi appartient-il à la circonspection de considérer si
cette même manière d'agir convient à la fin, compte tenu des circonstances. Or,
l'un et l'autre comporte une difficulté spéciale. Et c'est pourquoi l'un comme
l'autre figure distinctement comme partie de la prudence.
Objections :
1. Il semble que l'attention précautionneuse ne doive pas
figurer comme partie de la prudence. En effet, là où le mal ne peut arriver, les
précautions ne sont pas nécessaires." Personne ne fait un mauvais usage
des vertus", dit saint Augustin. Donc l'attention précautionneuse ne
concerne pas la prudence, directrice des vertus.
2. Il appartient au même principe de prévoir le bien et
d'éviter le mal ; c'est ainsi que le même art cause la santé et guérit la
maladie. Mais prévoir le bien est l'affaire de la prévoyance. Donc aussi éviter
le mal. L'attention précautionneuse ne doit donc pas figurer comme partie de la
prudence distincte de la prévoyance.
3. Aucun homme prudent ne s'efforce à l'impossible. Mais
personne ne peut prendre garde à tous les maux qui peuvent arriver. Donc
l'attention précautionneuse ne concerne pas la prudence.
Cependant :
L’Apôtre dit aux
Éphésiens (5, 15) : "Prenez garde à vous conduire avec précaution."
Conclusion :
La matière de la
prudence, ce sont les réalités contingentes relatives à l'action. De même que
le vrai s'y mêle au faux, ainsi le mal se mêle au bien, à cause de la grande
diversité de ces actions où le bien est souvent empêché par le mal, et où le
mal prend l'apparence du bien. C'est pourquoi l'attention précautionneuse est
nécessaire à la prudence pour que le bien soit accueilli de façon à éviter le
mal.
Solutions :
1. L'attention précautionneuse n'est pas nécessaire en morale
pour qu'on se mette en garde contre les actes vertueux ; mais pour qu'on se
mette en garde contre ce qui peut empêcher ceux-ci.
2. Éviter les maux opposés et poursuivre le bien relève du
même genre d'activité. Mais se soustraire à des empêchements survenant de
l'extérieur, c'est quelque chose de différent. L'attention précautionneuse se
distingue de la prévoyance pour cette raison, bien que l'une et l'autre
concerne la même vertu de prudence.
3. Parmi les maux que l'homme doit éviter, certains arrivent
le plus souvent. Il est possible de s'en faire une idée. C'est contre de tels
maux qu’est dirigée l'attention précautionneuse, pour qu’on y échappe
totalement ou qu'ils causent un moindre dommage. Il est d'autres maux qui
n'arrivent que rarement et par hasard. Puisqu'ils sont infinis ni la raison ne
peut les embrasser ni l'homme s'y soustraire entièrement. Il reste néanmoins
que par l'activité de sa prudence l'homme peut ainsi se préparer à subir tous
les assauts de la fortune pour en limiter les atteintes.
Il faut étudier
maintenant les parties subjectives de la prudence. Et puisqu'on a traité déjà
de la prudence par laquelle chacun se gouverne soi-même, il reste à traiter des
espèces de prudence intéressant le gouvernement de plusieurs.
- 1. L'institution
des lois doit-elle être comptée comme une espèce de la prudence ? - 2. La
politique ? - 3. Le gouvernement domestique ? - 4. L'art militaire ?
Objections :
1. Il semble que la science royale ne doive pas être comptée
comme une espèce de la prudence. En effet cette science est ordonnée au
maintien de la justice car, pour Aristote : "Le prince est le gardien
de la justice". Donc la science royale concerne davantage la justice que
la prudence.
2. Selon le Philosophe, la monarchie est l'une des six formes
de régime politique. Mais on ne trouve aucune espèce de prudence dans les cinq
autres régimes qui sont : l'aristocratie, la timocratie (électorat censitaire),
la tyrannie, l'oligarchie, la démocratie. Donc il ne faut pas non plus trouver
dans la monarchie la prudence royale.
3. Créer des lois n'appartient pas seulement aux rois mais
encore à certaines autres autorités et même au peuple, comme le montre Isidore.
Mais le Philosophe fait de l'institution des lois une partie de la prudence. Il
ne convient donc pas de substituer à celle-ci la prudence royale.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"la prudence est la vertu propre du prince". Donc il doit y avoir une
prudence spéciale : celle du roi.
Conclusion :
D'après ce qu'on a
dit plus haut, il appartient à la prudence de gouverner et de commander. C'est
pourquoi, là où se trouve dans les actes humains un gouvernement et un
commandement d'une nature spéciale, il se trouve aussi une prudence spéciale.
Or, il est clair que l'on trouve une sorte éminente et parfaite de gouvernement
chez celui qui non seulement est chargé de se conduire lui-même, mais
doit
aussi gouverner la société parfaite qu'est une cité ou un royaume ; en effet, un
gouvernement est d'autant plus élevé qu'il est plus universel, c'est-à-dire
qu'il s'étend à un plus grand nombre de biens et qu'il atteint une fin plus
éloignée. Pour cette raison il revient au roi, à qui incombe le gouvernement de
la Cité ou du royaume, de posséder une prudence spéciale et qui soit la plus
parfaite de toutes. Pour cette raison, la prudence royale est comptée comme une
espèce de la prudence.
Solutions :
1. Tout ce qui a rapport aux vertus morales concerne la
prudence comme directrice de ces vertus ; aussi la droite règle de la prudence
figure-t-elle dans la définition de la vertu morale, nous l'avons dit plus
haut. C'est pourquoi même l'exécution de la justice au service du bien commun, telle
quelle appartient à la fonction royale, a besoin de la direction de la
prudence. Aussi ces deux vertus sont-elles souverainement propres au roi, savoir
la prudence et la justice, selon Jérémie (23, 5) : "Le roi régnera et il
sera sage, et il accomplira jugement et justice sur la terre." Toutefois, parce
que diriger appartient davantage au roi et exécuter aux sujets, la prudence
royale s'entend plutôt comme une espèce de la prudence, laquelle est directrice,
que de la justice, laquelle est exécutrice.
2. Entre tous les régimes, la monarchie est le meilleur
d'après Aristote. C'est pourquoi il fallait qu'une espèce de la prudence
reçoive son nom avant tout de la royauté. Sous la prudence royale on comprendra
néanmoins toutes les formes justes de gouvernement, mais non pas les formes
corrompues qui s'opposent à la vertu ; elles sont de ce fait étrangères à la
prudence.
3. Le Philosophe nomme la prudence royale d'après la fonction
principale du roi, qui est d'instituer les lois. Il est vrai que d'autres
exercent la même fonction ; ils ne le font néanmoins qu'au titre où ils ont une
participation au gouvernement du roi.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la prudence royale est une
partie de la prudence politique, on vient de le dire. Mais la partie ne doit
pas être opposée au tout. Donc la politique ne doit pas figurer comme une autre
espèce de la prudence.
2. Les espèces des habitus se distinguent selon les divers
objets. Mais ce que le souverain commande et ce que le sujet exécute c'est la
même chose. Donc la politique, en tant qu'elle concerne les sujets, ne doit pas
figurer comme une espèce de prudence distincte de la prudence royale.
3. Chacun des sujets est une personne singulière. Mais toute
personne singulière peut suffisamment se diriger d'elle-même par la prudence
prise en son sens général. Inutile donc de poser une autre espèce de prudence
appelée politique.
Cependant :
Selon le
Philosophe, il y a deux parties dans la prudence relative à la Cité : l'une est
architectonique et s'identifie à la fonction législatrice ; l'autre a pour
objet les cas particuliers et elle garde le nom général de prudence politique.
Conclusion :
Lorsqu'ils
reçoivent un ordre, l'esclave est mû par son maître et le sujet par son prince.
Mais autrement que ne sont mus les êtres irrationnels et inanimés. Car ceux-ci
sont seulement mus par un autre sans se mettre eux-mêmes en mouvement, parce
qu'ils ne sont pas les maîtres de leurs actes par le libre arbitre. C'est
pourquoi la rectitude du gouvernement qui les dirige n'est pas en eux-mêmes
mais seulement dans leurs moteurs. Mais quand des hommes sont esclaves ou
sujets, ils sont soumis à la motion des autres par voie de commandement, de
telle sorte qu'ils se meuvent cependant eux-mêmes par leur libre arbitre. C'est
pourquoi une certaine rectitude de gouvernement doit se trouver en eux, par
laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l'obéissance qu'ils accordent à
leurs princes. Et c'est en quoi consiste l'espèce de la prudence qui est
appelée politiques.
Solutions :
1. Comme on vient de le dire, la prudence royale est la plus
parfaite espèce de prudence. C'est pourquoi la prudence des sujets, inférieure
à la prudence royale, retient pour soi le nom générique et s'appelle prudence
politique. C'est ainsi qu'en logique, le prédicable qui ne signifie pas
l'essence, retient pour soi le nom générique et s'appelle un propre.
2. C'est la diversité dans la raison d'objet qui diversifie
spécifiquement l'habitus, on l'a montré précédemment. Or, les mêmes actions à
accomplir sont considérées par le roi selon une raison plus universelle que par
le sujet, qui obéit selon une raison moins universelle. En effet, beaucoup
obéissent à un seul et même roi dans leurs fonctions diverses. Et c'est
pourquoi la prudence royale est, par rapport à cette prudence politique dont
nous parlons maintenant, comme un art architectonique par rapport à un art
manuel d'exécution.
3. Par la prudence communément dite un homme se gouverne
lui-même en rapport avec son bien propre ; par la prudence politique dont il
s'agit ici, en rapport avec le bien commun.
Objections :
1. Il semble que non. Le Philosophe dit en effet que la
prudence est ordonnée "au bien vivre en sa totalité". Mais le
gouvernement domestique est ordonné à une fin particulière, c'est-à-dire aux
richesses, comme il dit ailleurs. Donc le gouvernement domestique n'est pas une
espèce de la prudence.
2. Comme on l'a établi plus haut, la prudence ne se trouve que
chez les bons. Mais le gouvernement domestique peut se trouver aussi chez les
mauvais ; nombre de pécheurs en effet pourvoient bien à l'administration de
leur famille. Donc le gouvernement domestique ne doit pas être donné comme une
espèce de la prudence.
3. De même que dans le royaume on trouve prince et sujet, ainsi
dans la maison. Donc, si la prudence domestique est une espèce comparable à la
prudence politique, il devrait y avoir aussi une prudence paternelle, comme il
y a une prudence royale. Mais il n'y en a pas. Donc la prudence domestique ne
doit pas non plus être comptée comme une espèce de la prudence.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"parmi les prudences préposées au gouvernement de plusieurs, l'une est
domestique, l'autre législative, la troisième politique".
Conclusion :
La raison d'objet,
diversifiée selon l'universel et le particulier, ou selon le tout et la partie,
diversifie les arts et les vertus ; du fait de cette diversité, l'une est
principale par rapport à l'autre. Or, il est clair que la maison occupe le
milieu entre une personne individuelle et la Cité ou royaume ; car, de même
qu'une personne individuelle est une partie de la maison, ainsi la maison est
une partie de la Cité ou royaume. C'est pourquoi, comme la prudence en général
qui gouverne une seule personne, se distingue de la prudence politique, ainsi
la prudence domestique doit-elle être distinguée de l'une et de l’autre.
Solutions :
1. Les richesses ne sont pas la fin ultime du gouvernement
domestique, mais elles lui tiennent lieu d'instruments, comme dit Aristote. Or
la fin ultime du gouvernement domestique est le bien-vivre total à l'intérieur
de la société familiale. C'est par manière d'exemple que le Philosophe fait des
richesses la fin du gouvernement domestique, et il se réfère alors à ce qui est
la préoccupation du grand nombre.
2. Certains pécheurs peuvent pourvoir convenablement à des
biens particuliers intéressant la maison, mais non au bien-vivre total de la
société domestique qui requiert avant toute chose la vie vertueuse.
3. Le père, dans la maison, porte quelque ressemblance de la
souveraineté royale, dit Aristote. Toutefois, il ne possède pas la pleine
puissance de gouvernement que détient le roi. C'est pourquoi l'on ne pose pas
une espèce distincte de prudence paternelle, comme il y a une prudence royale.
Objections :
1. Il semble que non. Car la prudence s'oppose à l'art selon
Aristote. Mais ce mot de militaire semble bien signifier l'art de la guerre, comme
il le montre ailleurs. Donc il ne faut pas proposer une espèce militaire de la
prudence.
2. Comme les activités militaires sont contenues sous la
politique, ainsi nombre d'autres activités comme le commerce, les métiers. Mais
aucune des autres activités exercées dans la Cité ne donne lieu à une espèce de
la prudence. Donc les activités militaires non plus.
3. Dans la guerre, le courage des soldats est ce qui compte le
plus. Donc l'art militaire concerne davantage la force que la prudence.
Cependant :
Il est dit dans les Proverbes (24, 6) : "C'est par les
calculs que tu feras la guerre, et le salut sera assuré là où les conseils
abondent." Mais les conseils sont affaire de prudence. Donc dans les
choses de la guerre il y a la plus grande nécessité de posséder cette espèce de
prudence qu'on appelle militaire.
Conclusion :
Les oeuvres de
l'art et de la raison doivent être conformes aux oeuvres de la nature
instituées par la raison divine. Or, la nature vise deux fins : premièrement
gouverner chaque chose en elle-même, deuxièmement résister aux attaques
extérieures et aux causes de destruction. C'est pour cette raison qu'elle a
donné aux animaux non seulement la puissance concupiscible par laquelle ils
sont mus à rechercher ce qui est conforme à leur bien, mais encore la puissance
irascible par laquelle l'animal résiste à ceux qui l'attaquent. Aussi, dans les
oeuvres de la raison, n'est-il pas besoin seulement de la prudence politique
par laquelle soit convenablement disposé ce qui a rapport au bien commun, mais
il faut encore la prudence militaire, par laquelle soient repoussés les assauts
ennemis.
Solutions :
1. "Militaire" peut qualifier cet art qui consiste
à appliquer les règles intéressant le bon usage de certains objets extérieurs, comme
les armes et les chevaux. Mais en tant qu'un tel art est ordonné au bien commun,
il a plutôt raison de prudence.
2. Les autres activités exercées dans la Cité ont pour fin des
utilités particulières. Mais l'activité militaire a pour fin de protéger la
totalité du bien commun.
3. L'exécution du combat appartient bien à la force, mais sa
direction appartient à la prudence, surtout à celle du chef de l'armée.
- 1. L'eubulia (bon conseil) est-elle une vertu
? - 2. Est-elle une vertu spéciale, distincte de la prudence ? - 3. La synésis (bon jugement) est-elle une
vertu spéciale ? - 4. La gnômè (bon
sens) est-elle une vertu spéciale ?
Objections :
1. Il semble que non, car selon saint Augustin, personne ne
fait mauvais usage de la vertu. Mais certains font mauvais usage de l'eubulia,
qui signifie l'aptitude à bien délibérer ; soit qu'ils conçoivent des plans
subtils en vue d'atteindre de mauvaises fins, soit aussi qu'ils combinent des
péchés en vue d'atteindre des fins bonnes, comme celui qui vole pour faire
l'aumône. Donc l'eubulia n'est pas une vertu.
2. La vertu est un certain achèvement. Mais l'eubulia a
pour matière la délibération, et celle-ci comporte doute et recherche, qui sont
des états imparfaits de l'esprit. Donc l'eubulia n'est pas une vertu.
3. Les vertus sont connexes entre elles, nous l'avons établi
antérieurement. Mais l'eubulia n'est pas en connexion avec les
autres vertus ; nombre de pécheurs en effet sont gens de bon conseil, et nombre
de justes n'en finissent pas de délibérer. Donc l'eubulia n'est pas une
vertu.
Cependant :
L’eubulia est
la rectitude de la délibération, dit le Philosophe. Mais c'est la raison droite
qui fait la parfaite vertu. Donc l'eubulia est une vertu.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, il est de l'essence de la vertu humaine qu'elle rende bon l'acte
accompli par l'homme. Or, entre autres actes, l'homme a en propre celui de
délibérer, ce qui implique une recherche conduite par la raison relativement à
l'action en laquelle consiste la vie humaine, car la vie spéculative, elle, est
au-dessus de l'homme, d'après le Philosophe. Or l'eubulia désigne la
bonté de la délibération, car ce mot est formé de eu qui signifie
"bien" et de boule qui signifie "délibération", c'est-à-dire
l'acte de bien délibérer ou plutôt l'aptitude à bien délibérer. Il est donc
clair que l'eubulia est une vertu humaine.
Solutions :
1. La délibération n'est pas bonne, soit qu'elle poursuive
une fin mauvaise, soit qu'elle invente des voies mauvaises pour atteindre une
fin bonne. Semblablement en spéculation, le raisonnement n'est pas bon, qu'il
ait une conclusion fausse ou bien qu'il ait une conclusion vraie à partir de
prémisses fausses, parce qu'il n'emploie pas le moyen terme approprié. C'est
pourquoi chacun des deux cas est contraire à l'eubulia bien comprise, dit
le Philosophe.
2. Bien que la vertu soit essentiellement une certaine
perfection, il n’est pas nécessaire cependant que la matière de la vertu
implique toujours quelque chose de parfait. Tout ce qui est humain en effet
doit être perfectionné par des vertus, non seulement les actes de la raison
parmi lesquels le conseil, mais aussi les passions de l'appétit sensible, qui
sont encore beaucoup plus imparfaites. Ou bien l'on peut répondre que la vie
humaine est une perfection à la mesure de l'homme ; or l'homme ne peut saisir
avec certitude la vérité des choses d'un simple regard, surtout dans l'action, où
l'on a affaire à du contingent.
3. Chez aucun pécheur en tant que tel on ne trouve l'eubulia.
Car tout péché est opposé à la bonne délibération. Il est requis en effet, pour
bien délibérer, non seulement que l’on découvre ou l'on imagine ce qui est
adapté à la fin, mais aussi que l'on observe les autres circonstances : le
temps convenable, en sorte qu'on ne soit ni trop lent ni trop rapide dans les
conseils ; la manière de délibérer, en sorte qu'on soit ferme dans son conseil
; et les autres circonstances obligatoires que le pécheur ne respecte pas
lorsqu'il pèche. Tout homme vertueux d'autre part délibère des choses ordonnées
à la fin de la vertu ; il peut avec cela n'être pas de bon conseil dans un
ordre particulier d'activités, par exemple dans le négoce, la guerre, etc.
Objections :
1. Il semble bien que non, car le Philosophe dit "qu'il
semble appartenir au prudent de bien délibérer". Mais tel est, nous venons
de le dire, l'acte de l'eubulia. L'eubulia ne se distingue donc
pas de la prudence.
2. Les actes humains auxquels sont ordonnées les vertus
humaines reçoivent leur espèce avant tout de la fin, comme on l'a montré
antérieurement. Mais l'eubulia et la prudence sont ordonnées à la même
fin, selon Aristote, non à une fin particulière déterminée, mais à la fin
universelle de la vie tout entière. Donc l'eubulia
n'est pas une vertu distincte de la prudence.
3. En science spéculative, il appartient à la même science de
chercher et de déterminer. Pareillement ces actes appartiennent donc à la même
vertu dans l'ordre pratique. Mais chercher relève de l'eubulia, déterminer
de la prudence. Donc l'eubulia n'est pas une vertu différente de la
prudence.
Cependant :
"La prudence
a pour rôle de prescrire", dit Aristote. Or, cet acte ne convient pas à l'eubulia.
Donc celle-ci est une vertu différente de la prudence.
Conclusion :
Nous venons de le
dire, la vertu au sens propre est ordonnée à l'acte, qu’elle rend bon. C'est
pourquoi, selon la diversité des actes, il doit y avoir aussi des vertus
diverses, et surtout quand la bonté des actes n'est pas de même nature. S'ils
avaient en effet la même sorte de bonté, les actes divers relèveraient de la même
vertu ; c'est ainsi que d'une même cause dépend la bonté de l’amour, du désir, de
la joie, et pour cette raison tous trois relèvent de la même vertu de charité.
Or, les actes de la raison ordonnés à la vie pratique sont divers et ils n'ont
pas la même sorte de bonté. En effet, il dépend d'une autre cause qu'un homme
soit de bon conseil, de bon jugement, ou de bon commandement ; et la preuve en
est que ces qualités sont quelquefois séparées l'une de l'autre. Donc autre
doit être la vertu d'eubulia, par laquelle un homme délibère bien, autre
la prudence par laquelle il commande bien. Et de même que la délibération est
ordonnée au commandement comme à l'acte principal, pareillement l'eubulia est
ordonnée à la prudence comme à la vertu principale, faute de laquelle elle ne
serait pas vertu, tout comme il n'y a pas de vertus morales sans la prudence, ni
aucune vertu sans la charité.
Solutions :
1. Il appartient à la prudence de commander la bonne
délibération, à l'eubulia de
la produire.
2. A l'unique fin ultime, qui est le bien-vivre dans sa
totalité, sont ordonnés des actes divers selon une certaine gradation ; car le
conseil précède, puis vient le jugement et en dernier lieu le commandement ;
celui-ci a rapport immédiat à la fin dernière, tandis que les deux autres actes
n'ont avec elle qu'un rapport éloigné. Ils ont cependant des fins prochaines ;
celle du conseil est de découvrir ce qu'il faut faire, celle du jugement est de
le décider. Il ne suit donc pas de là que l'eubulia et la prudence ne sont pas des vertus diverses,
mais que l'eubulia est ordonnée à la prudence comme une vertu secondaire
à la vertu principale.
3. Même en spéculation, autre est la science rationnelle
nommée dialectique, par laquelle on cherche à découvrir la vérité, autre la
science démonstrative, par laquelle on la détermine.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, les vertus ne nous sont pas
données avec la nature d'après Aristote. Mais il dit aussi que la synésis
est naturelle chez quelques-uns. Donc la synésis n'est pas une vertu.
2. La synésis, dit-il au même livre, se borne à
juger. Mais le jugement seul, sans le commandement, peut se trouver même chez
les mauvais. Puisque la vertu ne se trouve que chez les bons, il semble donc
que la synésis ne soit pas une vertu.
3. Jamais il n'y a défaut dans le commandement s'il n'y a
défaut dans le jugement, du moins relatif à une action particulière, car
quiconque fait le mal s'est trompé en cela. Donc, si l'on fait de la synésis
la vertu du bon jugement, une autre vertu, ordonnée au bon commandement, ne
semble plus nécessaire. En conséquence la prudence sera superflue, ce qui est
inadmissible. La synésis n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Le jugement est
plus parfait que le conseil. Mais l'eubulia, qui inspire le bon conseil,
est une vertu. Donc à bien plus forte raison la synésis qui inspire le
bon jugement.
Conclusion :
La synésis désigne un
jugement droit, non en matière de spéculation, mais en matière d'actions
particulières, qui sont aussi l'objet de la prudence. Aussi, en rapport avec ce
mot, dit-on en grec que certains sont synétoi, c'est-à-dire sensés, ou eusynétoi,
c'est-à-dire hommes de bon sens ; au contraire, on appelle ceux qui sont
privés de cette vertu asynétoi, c'est-à-dire insensés. Or, la diversité
des vertus doit correspondre à la différence des actes qui ne se ramènent pas à
la même cause. Mais il est clair que la bonté du conseil et la bonté du
jugement ne se ramènent pas à la même cause ; beaucoup en effet sont de bon
conseil qui ne sont pas cependant de bon sens, c'est-à-dire doués d'un jugement
droit. En spéculation aussi, certains sont de bons chercheurs, ayant une raison
prompte à se porter de tous côtés, grâce, semble-t-il, à une disposition de
leur imagination, apte à former facilement des représentations diverses ; et
cependant il arrive que ces esprits n'aient pas un bon jugement ; la cause en
est dans un défaut de l'intelligence, lui-même dû surtout à une mauvaise
disposition du sens commun qui juge mal. Outre l'eubulia, il faut donc
une autre vertu par laquelle on juge bien. C'est celle qu'on appelle synésis.
Solutions :
1. Le jugement droit consiste en ce que la faculté de
connaissance saisit une chose comme elle est. L'effet en est dû à la droite
disposition de la faculté de connaissance ; c'est ainsi que dans un miroir bien
conditionné, les formes corporelles s'impriment comme elles sont ; mais s'il
est mal conditionné, les images apparaissent tordues et déformées. Or, si une
faculté de connaissance est bien conditionnée pour recevoir les réalités comme
elles sont, l'aptitude radicale en provient de la nature, mais
l'accomplissement en vient de l'exercice, ou du don de la grâce. Et ceci de
deux manières. Directement, à considérer la faculté de connaissance elle-même -
en ce sens par exemple qu'elle n'est pas imbue de conceptions déformées, mais
vraies et droites, et cette disposition relève de la synésis comme vertu
spéciale. L'autre manière est indirecte et concerne la droite disposition de
l'appétit, par laquelle l'homme juge bien des objets qui se proposent à cette
puissance appétitive. Ainsi le bon jugement vertueux résulte de l'habitus des
vertus morales, mais il s'agit alors du jugement relatif aux fins, tandis que
la synésis regarde plutôt ce qui est en vue de la fin.
2. Chez les mauvais, le jugement peut être droit par rapport à
l'universel. Mais quand il s'agit de l'action particulière à accomplir, leur
jugement est toujours vicié, comme on l'a établi antérieurement.
3. Il arrive que ce qui a été bien jugé soit différé, accompli
négligemment ou de manière désordonnée. C'est pourquoi après la vertu du bon
jugement, la vertu principale du bon commandement, la prudence est encore
nécessaire en dernier lieu.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne soit pas distincte de la synésis. Selon
celle-ci en effet on est homme de bon jugement. Mais nul n'est homme de bon
jugement s'il ne juge bien en toute chose. Donc la synésis s'étend à
juger de tout. Il n'y a donc pas une autre vertu du bon jugement appelée gnômè.
2. Le jugement tient le milieu entre le conseil et le
commandement. Mais il n'y a qu'une vertu du bon conseil, l'eubulia et
une vertu du bon commandement, la prudence. Donc il n'y a qu'une seule vertu du
bon jugement, et c'est la synésis.
3. Les événements rares, pour lesquels il faut s'écarter des
lois communes, sont surtout des effets du hasard. Or on ne rend pas raison du
hasard, dit Aristote. Mais toutes les vertus intellectuelles concernant la
raison droite. Donc, relativement à ces événements, il n'y a pas de vertu
intellectuelle.
Cependant :
Le Philosophe a
précisé que la gnômè est une vertu spéciale.
Conclusion :
Les habitus de la
connaissance se distinguent selon les principes plus ou moins élevés ; par
exemple la sagesse, en spéculation, considère des principes plus élevés que la
science et c'est pourquoi elle en est distincte. Il doit en aller de même aussi
dans l'ordre pratique. Or, il est clair que ce qui échappe à l'ordre d'un
principe ou d'une cause inférieure tombe parfois sous l'ordre d'un principe
plus élevé ; c'est ainsi que l'enfantement d'un monstre, chez les animaux, enfreint
l'ordre de la vertu séminale, mais elle est conforme à l'ordre d'un principe
plus élevé, qui est le corps céleste ou au-delà, la providence divine. C'est
pourquoi celui qui considérerait la vertu séminale ne pourrait porter un
jugement certain sur ces monstres ; on peut en juger cependant du point de vue
de la providence divine. Or, il arrive quelquefois que l'on doive agir sans
observer les règles communes de l'action : par exemple ne pas rendre un dépôt à
l'ennemi de la patrie, et autres cas semblables. C'est pourquoi il faut juger
de ces cas selon des principes plus élevés que les règles communes dont
s'inspire la synésis. Et selon ces principes plus élevés une plus haute
vertu est exigée : on l'appelle gnômè ("bon sens") et elle
implique une certaine perspicacité du jugement,
Solutions :
1. La synésis juge bien de tous les cas tombant sous
les règles communes. Mais d'autres actions doivent être jugées en dehors des
règles communes, nous venons de le dire.
2. Le jugement doit se prendre des principes propres de la
chose, tandis que la recherche a lieu encore selon les voies communes. De là
vient qu'en spéculation aussi la dialectique, qui concerne la recherche, procède
à partir de principes communs, tandis que la science démonstrative, qui juge, procède
de principes propres. Pour cette raison l'eubulia, de laquelle relève la recherche
de la délibération, est unique dans tous les cas, mais non pas la synésis, qui
concerne le jugement. Quant au précepte, il regarde dans tous les cas une
raison de bonté. Et c'est pourquoi la prudence, elle aussi, est unique.
3. Considérer la totalité des choses qui peuvent arriver en
dehors du cours commun appartient à la seule providence divine. Mais parmi les
hommes, celui qui est plus perspicace peut juger par sa raison un plus grand
nombre de ces cas. Et tel est le rôle de la gnômè, qui implique une
certaine perspicacité de jugement.
- 1. Faut-il
placer le conseil parmi les sept dons du Saint-Esprit ? - 2. Le don de conseil
correspond-il à la vertu de prudence ? - 3. Le don de conseil subsiste-t-il
dans la patrie ? - 4. La cinquième béatitude : "Bienheureux les
miséricordieux" correspond-elle au don de conseil ?
Objections :
1. Il semble que non, car les dons du Saint-Esprit sont
donnés pour aider les vertus, comme le montre saint Grégoire. Mais avec la vertu
de prudence ou encore d'eubulia, l'homme possède tout ce qu'il faut pour
délibérer, d'après ce que nous avons dit. Donc le conseil ne doit pas figurer
parmi les dons du Saint-Esprit.
2. La différence entre les sept dons du Saint-Esprit et les
grâces gratuitement données semble consister en ce que celles-ci ne sont pas
données à tous, mais distribuées aux uns ou aux autres, tandis que les dons du Saint-Esprit
sont donnés à tous ceux qui possèdent le Saint-Esprit. Mais le conseil semble
être au nombre de ces faveurs qui sont accordées par le Saint-Esprit à
quelques-uns spécialement, témoin ce texte du 1er livre des
Maccabées (2, 65) : "Voici Siméon votre frère. Lui, il est un homme de
conseil." Donc le conseil doit figurer plutôt parmi les grâces
gratuitement données que parmi les sept dons du Saint-Esprit.
3. Il est dit (Rm 8, 14) : "Ceux-là sont les fils de Dieu
qui sont mus par l'Esprit de Dieu." Mais ceux qui sont mus par un autre
n'ont pas besoin de conseil. Donc, puisque les dons du Saint-Esprit conviennent
surtout aux fils de Dieu "qui ont reçu l'esprit d'adoption des fils"
(Rm 8, 15), il semble que le conseil ne doive pas figurer parmi les dons du Saint-Esprit.
Cependant :
Il est dit dans Isaïe (11, 2) : "L'esprit de conseil et
de force reposera sur lui."
Conclusion :
Les dons du Saint-Esprit,
comme nous l'avons dit, sont certaines dispositions par lesquelles l'âme se
laisse facilement mouvoir par le Saint-Esprit. Or, Dieu meut chaque chose selon
le mode de l'être qui est mû : c'est ainsi qu'il meut la créature corporelle
dans le temps et dans le lieu, la créature spirituelle dans le temps et non
dans le lieu, dit saint Augustin. Mais le propre de la créature douée de raison
est qu'elle est mue à l'action par sa recherche rationnelle, et cette recherche
prend le nom de conseil. C'est pourquoi le Saint-Esprit meut la créature
raisonnable par mode de conseil. Et c'est pourquoi le conseil figure parmi les
dons du Saint-Esprit.
Solutions :
1. La prudence ou eubulia, qu'elle soit acquise ou
infuse, dirige l'homme dans la recherche du conseil selon ce que peut
comprendre la raison ; aussi, par la prudence ou eubulia, est-on de bon
conseil pour soi ou pour les autres. Mais parce que la raison humaine ne peut
comprendre dans leur singularité les événements contingents, il en résulte que
"les pensées des mortels sont timides, et incertaines nos prévoyances",
dit le livre de la Sagesse (9, 14). Pour cette raison, l'homme a besoin dans la
recherche du conseil d'être dirigé par Dieu qui comprend toute chose. Tel est
le rôle du don du conseil, par lequel l'homme est dirigé pour ainsi dire par le
conseil qu'il reçoit de Dieu. Pareillement, dans les affaires humaines, ceux
qui ne trouvent pas par eux-mêmes le conseil voulu requièrent le conseil
d'hommes plus sages.
2. Qu'un homme soit à ce point de bon conseil qu'il puisse
conseiller les autres, cela peut relever d'une grâce gratuitement donnée. Mais
qu'un homme reçoive de Dieu le conseil relatif à une action nécessaire au salut,
cela est commun à tous ceux qui ont la grâce sanctifiante.
3. Les fils de Dieu sont mus par le Saint-Esprit selon leur mode
d'être, c'est-à-dire en gardant leur libre arbitre, qui est faculté de volonté
et de raison. Ainsi, en tant que la raison est instruite par le Saint-Esprit de
ce qu'il faut faire, le don de conseil convient aux enfants de Dieu.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y corresponde pas exactement, car la
réalité inférieure, en ce quelle a de plus élevé, rejoint la réalité supérieure,
comme le montre Denys ; c'est ainsi que l'homme rejoint l'ange par son
intelligence. Mais la vertu cardinale est inférieure au don, nous l'avons dit.
Donc, puisque le conseil est le premier et le moins élevé des actes de la
prudence, tandis que l'acte le plus élevé de cette vertu est le commandement et
que son acte intermédiaire est le jugement, il semble que le don correspondant
à la prudence ne soit pas le conseil, mais plutôt le jugement ou le
commandement.
2. Une seule vertu est pleinement aidée par un seul don ; car
plus un être est élevé, plus il est unifié, comme il est prouvé au livre Des
causes. Mais la prudence est secourue par le don de science, qui n'est pas
seulement spéculatif mais pratique, comme on l'a établi plus haut. Donc le don
de conseil ne correspond pas à la vertu de prudence.
3. Il appartient en propre à la prudence de diriger, comme on
l'a établi plus haut. Mais il relève du don de conseil que l'homme soit dirigé
par Dieu, nous venons de le dire. Donc le don de conseil n'a pas rapport à la
vertu de prudence.
Cependant :
Le don de conseil
concerne les actions à accomplir en vue de la fin. Mais la prudence a le même
objet. Donc ils se correspondent.
Conclusion :
Un principe
inférieur de mouvement est secouru et perfectionné avant tout en étant mû par
un principe moteur plus élevé, comme le corps lorsqu'il est mû par l'esprit. Or,
il est clair que la rectitude de la raison humaine se rapporte à la raison
divine comme un principe inférieur de mouvement se rapporte à un principe plus
élevé ; car la raison éternelle est la règle suprême de toute rectitude
humaine. Et c'est pourquoi la prudence qui implique rectitude de raison est
souverainement perfectionnée et aidée en ce qu'elle est réglée et mue par le Saint-Esprit.
Telle est l'oeuvre du don de conseil, comme on l'a dit. Donc le don de conseil
correspond à la prudence, comme la secourant et la perfectionnant.
Solutions :
1. Juger et commander n'est pas le fait de ce qui est mû, mais
de ce qui meut. Et parce que dans les dons du Saint-Esprit l'âme humaine n'a
pas pour rôle de mouvoir mais plutôt d'être mue, comme nous l'avons dit, il ne
convenait pas que le don correspondant à la prudence fût appelé commandement ou
jugement, mais conseil, car ce mot signifie la motion reçue dans l'esprit
conseillé de la part de celui qui conseille.
2. Le don de science ne correspond pas directement à la
prudence, puisqu'il se trouve dans la partie spéculative, mais vient à son
secours par une certaine extension. Tandis que le don de conseil correspond
directement à la prudence, ayant le même objet.
3. Tout être qui meut en étant mû lui-même, meut du fait qu'il
est mû. Aussi l'âme humaine, du fait qu'elle est dirigée par le Saint-Esprit, devient
capable de se diriger, elle-même et les autres.
Objections :
1. Il semble que non, car le conseil concerne les actions à
accomplir en vue d'une fin. Mais dans la patrie aucune action ne devra être
accomplie en vue d'une fin, puisque les hommes y seront en possession de leur
fin. Donc il n'y a pas de don de conseil dans la patrie.
2. Le conseil suppose un doute, car il est ridicule de
délibérer en matière évidente, comme le montre le Philosophe. Or dans la patrie
tout doute sera supprimé. Donc il n'y a pas de don de conseil dans la patrie.
3. Dans la patrie, les saints seront rendus parfaitement
conformes à Dieu, selon le mot de saint Jean (1 Jn 3, 2) : "Lorsqu'il
apparaîtra, nous lui serons semblables." Mais le conseil ne sied pas à
Dieu, selon saint Paul (Rm 11, 34) : "Qui a été son conseil ?" Donc
le don de conseil ne convient pas non plus aux saints dans la patrie.
Cependant :
Saint Grégoire
déclare : "Lorsque la faute ou la justice de chaque nation est déférée au
conseil de la cour céleste, le chef de cette nation est proclamé vainqueur ou
non dans le combat."
Conclusion :
Nous l'avons dit, les
dons du Saint-Esprit se rapportent à la motion par Dieu de la créature
raisonnable. Or deux choses sont à considérer relativement à cette motion. La
première, c'est que la disposition de ce qui est mû tant que dure le mouvement,
est différente de sa disposition au terme du mouvement. Et tout d'abord, dans
le cas où ce qui meut est seulement principe du mouvement, lorsque cesse le
mouvement, cesse aussi l'action du moteur sur le mobile désormais parvenu au terme
; ainsi la maison, une fois construite, ne continue pas d'être bâtie par le
bâtisseur. Mais quand ce qui meut est cause non seulement du mouvement, mais
aussi de la forme à laquelle le mouvement était ordonné, l'action du moteur ne
cesse pas une fois la forme acquise ; c'est ainsi que le soleil continue
d'éclairer l'air après que celui-ci a reçu la lumière. De la même manière, Dieu
cause en nous la vertu et la connaissance non seulement lorsque nous les
acquérons pour la première fois, mais encore aussi longtemps que nous y
persévérons. Dieu cause ainsi chez les bienheureux la connaissance des actions
à faire, non en leur apprenant ce qu'ils ignoraient, mais en maintenant en eux
la connaissance de ces actions.
Il y a cependant
certaines choses que les bienheureux, anges ou hommes, ne connaissent pas ;
elles n'appartiennent pas à l'essence de la béatitude, mais concernent le
gouvernement providentiel du monde. Et sur ce point intervient la seconde
considération : à savoir que Dieu ne meut pas de la même manière les âmes des
bienheureux et les âmes des voyageurs. Car pour ces dernières, la motion divine
qui dirige leurs actions apaise en elles l'anxiété d'un doute qu'elles avaient
d'abord éprouvée. Chez les bienheureux au contraire il y a simple ignorance de
ce qu'ils ne connaissent pas, et les anges même ont à en être purifiés, selon
Denys. Chez eux il n'y a pas d'abord recherche et incertitude, mais simple
conversion à Dieu. C'est ce qui s'appelle demander conseil à Dieu. Saint Augustin
dit en ce sens que les anges consultent Dieu sur les réalités d'ici-bas. On
nomme donc conseil l'instruction qu'ils reçoivent de Dieu.
De cette façon, le
don de conseil se trouve chez les bienheureux en tant que Dieu leur continue la
connaissance de ce qu'ils savent ; et en tant qu'ils reçoivent de Dieu la
lumière sur ce qu'ils ignorent relativement à leur action.
Solutions :
1. Même chez les bienheureux, il y a des actes qui sont
ordonnés à la fin, soit qu'ils procèdent, pour ainsi dire, de la fin déjà
obtenue, comme la louange qu'ils adressent à Dieu ; soit que ces actes aient
pour effet d'attirer les autres à la fin qu'eux-mêmes possèdent, comme font les
ministères des anges et les prières des saints. A l'égard de tels actes, le don
de conseil a sa place chez eux.
2. Le doute qui se rattache au conseil caractérise l'état de
la vie présente ; il ne se rattache plus au conseil dans la patrie.
Semblablement, les vertus cardinales n'ont pas tout à fait les mêmes actes dans
la patrie et au cours du voyage.
3. Le conseil n'est pas chez Dieu comme en celui qui le reçoit,
mais comme en celui qui le donne. Or les saints dans la patrie sont conformés à
Dieu comme celui qui reçoit est conformé au principe dont il subit l'influence.
Objections :
1. Il ne semble pas, car toutes les béatitudes sont des actes
vertueux déterminés, nous l'avons établi. Mais le conseil nous dirige dans tous
les actes des vertus. Donc la cinquième béatitude ne correspond pas plus qu'une
autre au conseil.
2. Les préceptes prescrivent ce qui est nécessaire au salut, le
conseil ce qui n'est pas nécessaire au salut. Or la miséricorde est nécessaire
au salut, selon ce texte (Jc 2, 13) : "Celui-là subira un jugement sans
miséricorde, qui n'a pas fait miséricorde." La pauvreté au contraire n'est
pas nécessaire au salut mais appartient à la vie parfaite, selon l'Évangile (Mt
19, 21). Donc la béatitude de la pauvreté répond mieux au don de conseil que
celle de la miséricorde.
3. Les fruits font suite aux béatitudes ; ils disent en effet
un certain plaisir spirituel qui suit les actes parfaits des vertus. Mais aucun
fruit ne répond au don de conseil, comme il ressort de la lettre aux Galates (5,
22-23). Donc la béatitude de la miséricorde ne répond pas non plus au don de
conseil.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que "le conseil convient aux miséricordieux ; car le seul remède
qui nous délivre de si grands maux est de remettre aux autres et de pardonner".
Conclusion :
Le conseil
concerne proprement ce qui est utile en vue de la fin. Ce qui a le plus
d'utilité en vue de la fin est donc aussi ce qui correspond le mieux au don de
conseil. Or, telle est la miséricorde, selon cette parole de saint Paul (1 Tm 4,
8) : "La piété est utile à tout." Et c'est pourquoi au don de conseil
correspond spécialement la béatitude de la miséricorde, non comme l'acte que ce
don produit lui-même, mais comme celui qu'il dirige.
Solutions :
1. Bien que le conseil dirige dans tous les actes vertueux, il
dirige spécialement dans les oeuvres de miséricorde, pour la raison qu'on vient
de dire.
2. Le conseil comme don du Saint-Esprit nous dirige en toute
action ordonnée à la fin de la vie éternelle, qu'elle soit nécessaire au salut
ou non. Mais il est vrai que toute oeuvre de miséricorde n'est pas nécessaire
au salut.
3. Le fruit dit quelque chose d'ultime. Dans la vie pratique, l'ultime
n'est pas dans la connaissance mais dans l'opération, qui est la fin
recherchée. C'est pourquoi parmi les fruits, il n'en est aucun qui se rapporte
à la connaissance pratique ; on ne mentionne que ce qui concerne les opérations
à l'égard desquelles la connaissance pratique est directrice. Parmi eux
figurent la bonté et la bénignité, qui correspondent à la miséricorde.
LES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE
Saint Augustin
nous dit : "Pour toutes les vertus il y a non seulement des vices qui
s'opposent a chacune par une différence évidente, comme la témérité s'oppose à
la prudence, mais encore des vices voisins des vertus en quelque manière et
ayant avec elles une ressemblance non point véritable, mais apparente et
trompeuse, comme la ruse avec la prudence elle-même." Il faut donc étudier
:
- I. Les vices qui
s'opposent manifestement à la prudence ; ils proviennent d'un défaut dans la
prudence ou dans les qualités requises à cette vertu (Questions 53-54).
- II. Les vices
qui ont avec elle une fausse ressemblance (Question 55) ;
Ceux-là sont dus
au mauvais usage de ce qui est requis à la prudence. Et puisque la sollicitude
se rattache à la prudence, on traitera de deux vices à propos de la première
catégorie :
- 1. L'imprudence
(Question 53) ;
- 2. La négligence,
qui s'oppose à la sollicitude (Question 54).
- 1. L'imprudence
est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché spécial ? - 3. La précipitation ou
témérité. - 4. L'inapplication. - 5. L'inconstance. - 6. L'origine de ces
vices.
Objections :
1. Il semble que non, car tout péché est volontaire, dit
saint Augustin. Or, l'imprudence n'est pas volontaire, car personne ne veut
être imprudent. Donc l'imprudence n'est pas un péché.
2. Aucun péché ne naît avec l'homme, en dehors du péché
originel. Mais l'imprudence naît avec l'homme : d'où l'imprudence des jeunes
gens. Et elle n'est pas le péché originel, qui s'oppose à la justice
originelle. Donc l'imprudence n'est pas un péché.
3. Tout péché est ôté par la pénitence. Mais l'imprudence
n'est pas ôtée par la pénitence. Donc elle n'est pas un péché.
Cependant :
Le trésor
spirituel de la grâce n'est ôté que par le péché. Or il est ôté par
l'imprudence, selon les Proverbes (21, 20) : "Il y a un trésor précieux et
de l'huile dans la demeure du juste, mais l'homme imprudent les dissipera."
Conclusion :
L'imprudence peut
se prendre en deux sens : comme privant de la prudence, comme s'opposant à la
prudence. Dans le sens négatif, le mot ne s'emploie pas avec propriété car, en
rigueur de termes, il ne signifie pas autre chose que l'absence de prudence, qui
peut être sans péché. On parle d'imprudence au sens privatif lorsqu'un sujet
manque de prudence, alors qu'il peut et doit en avoir. L'imprudence ainsi
comprise est péché en raison de la négligence, parce qu'on ne s'applique pas à
posséder la prudence.
Par mode
d'opposition, il y a imprudence lorsque la raison agit et procède d'une manière
contraire à la prudence. Par exemple, si la droite raison prudente agit par
voie de délibération, l'imprudence dédaigne de délibérer, et ainsi des autres
qualités de l'acte prudent. En ce sens, l'imprudence est péché au titre propre
de la prudence, car on ne peut agir contre la prudence que si l'on s'écarte des
règles garantissant sa rectitude. Donc, si l'on agit ainsi par aversion des
règles divines, il y a péché mortel ; c'est le cas de l'homme qui méprisant et
répudiant les enseignements divins, agit précipitamment. Mais si l'on agit en
dehors des règles divines sans mépris et sans dommage pour ce qui est
nécessaire au salut, le péché est véniel.
Solutions :
1. Personne ne veut la difformité de l'imprudence, mais le
téméraire qui veut agir avec précipitation veut l'acte d'imprudence. Aussi le
Philosophe dit-il : "Celui qui pèche volontairement en matière de prudence
est moins approuvé."
2. Cet argument se réfère à l'imprudence entendue au sens
négatif. Disons toutefois que l'absence de prudence comme de n'importe quelle
vertu est comprise dans l'absence de la justice originelle qui rendait parfaite
l'âme entière. Ainsi compris, tous ces manques de vertus peuvent être ramenés
au péché originel.
3. Par la pénitence, la prudence infuse est restituée, et son
absence prend fin. Mais l'habitus de la prudence acquise n'est pas restitué
pour autant ; ce qui est enlevé, c'est l'acte contraire, en lequel consiste
proprement le péché d'imprudence.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, quiconque pèche agit contre
la raison droite, qui est la prudence. Mais l'imprudence consiste à agir contre
la prudence, on vient de le dire. Donc l'imprudence n'est pas un péché spécial.
2. La prudence a plus d'affinité que la science avec les actes
moraux. Mais l'ignorance, qui s'oppose à la science, est classée parmi les
causes générales du péché. Donc à bien plus forte raison l'imprudence.
3. Les péchés proviennent de ce que les circonstances des
vertus sont désordonnées : d'où le mot de Denys selon lequel "le mal
provient de chacun des défauts affectant la chose mauvaise". Mais nombre
d'éléments sont requis à la prudence : la raison, l'intelligence, la docilité
et les autres dont on a parlé plus haut. Donc l'imprudence donne lieu à
beaucoup d'espèces. Donc elle n'est pas un péché spécial.
Cependant :
L’imprudence est
le contraire de la prudence, comme on l'a dit. Mais la prudence est une vertu
spéciale. Donc l'imprudence est un vice spécial.
Conclusion :
Un vice ou péché
peut être dit général de deux manières : ou bien absolument, parce qu'il est
général à l'égard de tous les péchés ; ou bien, parce qu'il est général à
l'égard de certains vices, ses espèces. Dans le premier sens un vice peut être
dit général doublement. A titre essentiel lorsqu'il s'attribue à tous les
péchés. En ce sens l'imprudence n'est pas un péché général, de même que la
prudence n'est pas en ce sens une vertu générale, car elles concernent des
actes spéciaux, à savoir les actes mêmes de la raison.
Au titre de la
participation ensuite. En ce sens l'imprudence est un péché général. De même
effet que la prudence est de quelque manière participée dans toutes les vertus
en tant qu’elle les dirige ; ainsi l'imprudence, dans tous les vices et péchés
; aucun péché en effet, ne peut être commis s'il n'y a un défaut dans un acte
de la raison dirigeante, ce qui est une imprudence.
Mais, si l'on
entend le péché général non pas absolument mais dans un genre donné, en ce
qu'il contient et comprend plusieurs espèces, l’imprudence est alors un péché
général. Elle contient en effet des espèces diverses de trois manières.
1° Par opposition
aux diverses parties subjectives de la prudence. En effet, comme on distingue
la prudence en prudence privée, qui gouverne une seule personne, et en
prudences préposées au gouvernement de la multitude, qui constituent d'autres
espèces, comme on l'a établi plus haut, de même l'imprudence.
2° En référence
aux parties pour ainsi dire potentielles de la prudence, qui sont les vertus
annexes et se prennent selon les différents actes de la raison. De cette façon,
en ce qui concerne le manque de conseil, objet de l'eubulia, on a comme
espèce d'imprudence la précipitation ou témérité ; en ce qui concerne le manque
de jugement, objet de la synésis et de la gnômè, on a
l'inapplication. En ce qui concerne le commandement lui-même, qui est l'acte
propre de la prudence, on a l'inconstance et la négligence.
3° L'imprudence
peut se diviser par opposition aux qualités requises à la prudence, qui sont
pour ainsi dire les parties intégrantes de cette vertu. Mais parce que toutes
ces qualités ont pour fin de diriger les trois actes de la raison susdits, tous
les défauts contraires se réduisent aux quatre espèces qu'on vient de nommer.
C'est ainsi que l'absence d'attention précautionneuse et de circonspection sont
comprises dans l'inconsidération. Si l'on manque de docilité, de mémoire ou de
raison, il s'agit de précipitation. Mais l'imprévoyance, le défaut
d'intelligence et de sagacité, se réduisent à la négligence et à l'inconstance.
Solutions :
1. L'argument se réfère à la généralité par participation.
2. Parce que la science est plus éloignée de la moralité que
la prudence, selon la signification propre de l'une et de l'autre, l'ignorance
n'a pas en soi raison de péché moral, mais seulement à cause de la négligence
qui la précède ou de l'effet qui suit. On la classe en conséquence parmi les
causes générales du péché. Mais l'imprudence, dans sa raison propre, signifie
un vice moral. C'est pourquoi l'on est plus fondé à en faire un péché spécial.
3. Quand le dérèglement des diverses circonstances procède du
même motif, l'espèce du péché n'en est pas diversifiée ; le péché, par exemple,
est de même espèce si quelqu'un prend le bien d'autrui dans un lieu qui ne
convient pas et dans un temps qui ne convient pas. Mais si les motifs étaient
divers, les espèces le seraient aussi, par exemple si quelqu'un prend le bien
d'autrui là où il ne doit pas, dans l'intention de profaner le lieu saint, ce
qui en ferait une espèce de sacrilège ; un autre, dans le temps où il ne doit
pas, pour la seule satisfaction de son désir démesuré de posséder, ce qui
serait de l'avarice pure et simple. C'est pourquoi le défaut des qualités
requises à la prudence ne donne lieu à des espèces diverses que pour autant
qu'elles disent ordre aux actes divers de la raison, comme on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que la précipitation ne soit pas un péché
compris dans l'imprudence. L'imprudence en effet s'oppose à la vertu de
prudence. Mais la précipitation s'oppose au don de conseil. Car saint Grégoire
affirme : "Le don de conseil est donné contre la précipitation." Donc
la précipitation n'est pas un péché compris dans l'imprudence.
2. La précipitation semble se rattacher à la témérité. Mais la
témérité implique la présomption, qui se rattache à l'orgueil. Donc la
précipitation n'est pas un vice compris dans l'imprudence.
3. La précipitation semble impliquer une hâte désordonnée. Or,
dans l'acte de délibérer il n'y a pas seulement péché du fait que l'on se hâte,
mais aussi si l'on tarde trop, en sorte qu'on laisse passer l'occasion d'agir, et
aussi selon le dérèglement des autres circonstances selon Aristote. Donc il n'y
a pas plus de raison de comprendre dans l'imprudence le péché de précipitation
que la lenteur excessive ou quelque autre désordre relatif à la délibération.
Cependant :
Il est dit aux Proverbes (4, 19) : "Le chemin des impies
est ténébreux, ils ne savent sur quoi ils trébuchent." Mais les ténèbres
du chemin d'impiété se rattachent à l'imprudence. Donc trébucher, ou être
précipité, se rattache à l'imprudence.
Conclusion :
La précipitation
se dit métaphoriquement des actes de l'âme par ressemblance avec le mouvement
corporel. En ce sens, se précipiter désigne ce qui passe de haut en bas par son
propre mouvement ou sous l'effet d'une impulsion reçue, sans observer l'ordre
et les degrés de la descente. Or, le haut de l'âme est la raison : le bas, c'est
l'action exercée par le corps ; les degrés intermédiaires, par lesquels il faut
descendre en bon ordre, sont la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la
sagacité à l'égard des événements futurs, le raisonnement qui compare une chose
avec l'autre, la docilité qui acquiesce aux avis des anciens : par ces degrés
on descend en bon ordre selon le cours d'une délibération bien faite. Tandis
que si l'on se porte à agir par élan de volonté ou de passion en sautant ces
degrés, on tombe dans la précipitation. Donc, puisque le désordre de la
délibération se rattache à l'imprudence, il est clair que le vice de
précipitation est compris dans ce péché.
Solutions :
1. La rectitude du conseil relève du don de conseil et de la
vertu de prudence, quoique de manière différente, nous l'avons dit. C'est
pourquoi la précipitation s'oppose à l'un et à l'autre.
2. On appelle actes téméraires ceux qui ne sont pas gouvernés
par la raison. Ce qui arrive de deux manières. Ou bien sous l'effet de la
volonté ou de la passion, ou bien par mépris de la règle directrice, et c'est
proprement ce qui implique la témérité. Elle semble donc provenir de la racine
d'orgueil, qui refuse de se soumettre à une règle étrangère. Tandis que la
précipitation vérifie les deux manières. La témérité est donc comprise dans la
précipitation, bien que la précipitation concerne plutôt le premier genre
d'actions.
3. Dans la délibération il y a beaucoup de particularités à
considérer. D'où le parole du Philosophe : "Il faut délibérer lentement."
Aussi la précipitation s'oppose-t-elle à la rectitude de la délibération plus
directement que la lenteur exagérée, qui a quelque ressemblance avec la
délibération droite.
Objections :
1. Il semble que l'inapplication ne soit pas un péché spécial
compris dans l'imprudence. La loi divine nous engage en effet à ne commettre
aucun péché, selon le Psaume (19, 8) : "La loi du Seigneur est sans tache."
Or, elle nous engage à ne pas nous appliquer, puisqu'il est dit (Mt 10, 19) :
"Ne réfléchissez pas à la manière dont vous répondrez ou sur ce que vous
direz." Donc l'inapplication n'est pas un péché.
2. Quiconque délibère doit s'appliquer à beaucoup de choses.
Mais lorsque la délibération est insuffisante, on a la précipitation, qui
provient par conséquent de l'inapplication. Donc la précipitation est comprise
dans l'inapplication. Donc celle-ci n'est pas un péché spécial.
3. La prudence consiste dans les actes de la raison pratique, qui
sont : délibérer, juger de ce qu'on a délibéré, commander. Mais s'appliquer est
un acte qui précède tous ceux-là, puisqu'il appartient aussi à l'intellect
spéculatif. Donc l'inapplication n'est pas un péché spécial compris dans
l'imprudence.
Cependant :
Il est dit (Pr 4, 25) : "Que tes yeux voient ce qui est
droit, et que tes regards précèdent tes pas", ce qui relève de la
prudence. Mais l'inapplication fait le contraire. Donc elle est un péché
spécial compris dans l'imprudence.
Conclusion :
La considération
ou l'application implique l'acte de l'intelligence regardant une vérité. Or, de
même que la recherche relève de la raison, ainsi le jugement relève de
l'intelligence ; aussi la science démonstrative en spéculation est-elle appelée
judicative en tant qu'elle vérifie ce qui a été cherché, en résolvant les
conclusions dans les premiers principes intelligibles. C'est pourquoi la
considération concerne avant tout le jugement. Aussi le manque de jugement
droit tombe-t-il sous le vice d'inapplication, dans le cas où l'on manque au jugement
droit du fait que l'on méprise ou que l'on néglige de faire attention aux
règles d'où procède le jugement droit. Il est clair en conséquence que
l'inapplication est un péché.
Solutions :
1. Le Seigneur ne défend pas de considérer ce qu'il faut faire
et dire, lorsqu'on en a l'opportunité. Mais dans les paroles citée il encourage
ses disciples à mettre leur confiance dans le seul conseil divin, pour le cas
où l'opportunité ferait défaut, soit parce qu'ils manquent de savoir, soit
parce qu'ils sont brusquement surpris car "lorsque nous ignorons comment
agir, il nous reste la seule ressource de diriger nos regards vers Dieu" (2
Ch 20, 12). Autrement, si l'homme néglige de faire ce qu'il peut et attend tout
du secours divin, il semble qu'il tente Dieu.
2. Toute la considération de ce qui tombe sous le conseil est
ordonné au droit jugement ; c'est pourquoi la considération s'accomplit dans le
jugement. Aussi est-ce encore l'inapplication qui s'oppose surtout à la
rectitude du jugement.
3. On entend ici l'inapplication relativement à une matière
déterminée, c'est-à-dire aux actions humaines. Pour être bien jugées, celles-ci
demandent qu'on fasse attention à plus de choses que même en matière
spéculative, pour la raison que les actions ont lieu dans le singulier.
Objections :
1. Il semble que l'inconstance ne soit pas un vice compris
dans l'imprudence. Car elle semble consister en ce que l'homme ne persiste pas
dans une entreprise difficile. Mais persister dans les difficultés relève de la
force. Donc l'inconstance s'oppose à la force plus qu'à l'imprudence.
2. On lit en saint Jacques (3, 16) : "Là où il y a
jalousie et dispute, il y a inconstance et toute sorte de désordre." Mais
la jalousie se rattache à l'envie. Donc l'inconstance ne se rattache pas à
l'imprudence, mais plutôt à l'envie.
3. On attribue l'inconstance à celui qui ne persévère pas dans
ce qu'il s'était proposé. Si c'est par plaisir, c'est le fait de l'incontinent
; si c'est par tristesse, c'est le fait d'un homme mou et délicat, selon
Aristote. Donc l'inconstance ne se rattache pas à l'imprudence.
Cependant :
Il appartient à la prudence de préférer un bien plus grand à
un bien moindre. Donc renoncer au meilleur est un acte d'imprudence. Mais c'est
là de l'inconstance. Donc l'inconstance se rattache à l'imprudence.
Conclusion :
L'inconstance
implique l'abandon d'un bon propos déterminé. Un tel abandon a son principe
dans l'appétit ; en effet, on ne s'écarte après coup d'un bon propos que parce
que l'on cède à une complaisance désordonnée. Mais il n'est consommé que par la
défaillance de la raison, qui s'égare en répudiant ce qu'elle avait admis à bon
droit ; et parce qu'elle pouvait résister à la poussée de la passion, elle ne
doit qu'à sa faiblesse de ne pas résister et de ne pas soutenir fermement le
bon propos qu'elle avait conçu. C'est pourquoi l'inconstance, lorsqu'elle est
consommée, signale une défaillance de la raison. Or, de même que toute
rectitude de la raison pratique relève en quelque façon de la prudence, ainsi
toute défaillance de sa part se rattache à l'imprudence. C'est pourquoi la
consommation de l'inconstance est de l'imprudence. Et de même que la
précipitation provient d'un défaut relatif à la délibération, et
l'inapplication d'un défaut relatif au jugement, ainsi l'inconstance provient
d'un défaut relatif au commandement ; car on appelle inconstant celui dont la
raison néglige de commander ce qui a été délibéré et jugé.
Solutions :
1. Le bien de la prudence est participé dans toutes les
vertus morales ; et en ce sens il appartient à toutes les vertus morales de
persister dans le bien. On l'attribue toutefois de préférence à la force, qui
subit une plus grande poussée en sens contraire.
2. L'envie et la colère, qui sont à l'origine de la dispute, produisent
l'inconstance du côté de la puissance appétitive où se trouve le principe de
l'inconstance, comme on vient de le dire.
3. Il semble que la continence et la persévérance ne soient
pas dans l'appétit, mais seulement dans la raison. Le continent en effet subit
des convoitises déréglées et le persévérant de pénibles tristesses, ce qui
dénonce une insuffisance de la puissance appétitive. Mais leur raison tient bon
: celle du continent contre les convoitises, celle du persévérant contre les
tristesses. Si bien, que la continence et la persévérance apparaissent comme
des espèces de la constance, rattachée à la raison ; et c'est à la raison aussi
que se rattache l'inconstance.
Objections :
1. Il semble que tous ces vices ne naissent pas de la luxure.
En effet l'inconstance naît de l'envie comme on vient de le dire. Mais l'envie
est un vice distinct de la luxure. Donc ces vices ne naissent pas de la luxure.
2. Il est écrit (Jc 1, 8) : "L'homme à l'âme partagée est
inconstant dans toutes ses voies." La duplicité ne semble pas se rattacher
à la luxure, mais plutôt au penchant à la tromperie laquelle est fille de
l'avarice, selon saint Grégoire. Donc ces vices ne naissent pas de la luxure.
3. Ces vices signalent un défaut de la raison. Mais les vices
spirituels sont plus proches de la raison que les vices charnels. Donc ces
vices naissent plutôt des vices spirituels que des vices charnels.
Cependant :
Saint Grégoire
donne tous ces vices comme naissant de la luxure.
Conclusion :
Selon le
Philosophe, le plaisir est ce qui trouble au maximum l'estimation de la
prudence, surtout le plaisir charnel, qui absorbe l'âme entière et l'entraîne
au plaisir des sens. Or la perfection de la prudence, comme de toute vertu
intellectuelle, consiste à se détacher du sensible. Par conséquent, les vices
dont on a parlé plus haut et qui signalent un défaut de la prudence et de la
raison pratique, comme on l'a montré que naissent surtout de la luxure.
Solutions :
1. L'envie et la colère causent l'inconstance en détournant
la raison vers un autre objet, mais la luxure cause l'inconstance en éteignant
totalement le jugement de la raison. Aussi le Philosophe dit-il : "Celui
qui ne peut contenir sa colère entend la raison, quoique non parfaitement, mais
celui qui ne peut contenir sa convoitise ne l'entend pas du tout."
2. Même la duplicité de l'âme est une conséquence de la luxure,
tout comme l'inconstance, en ce que la duplicité de l'âme signifie qu'on passe
incessamment d'un objet à l'autre. D'où le mot de Térence : "L'amour cause
la guerre, puis de nouveau la paix et la trêve."
3. Les vices charnels éteignent d'autant plus le jugement de
la raison qu'ils détournent et éloignent davantage de la raison.
- 1. La négligence
est-elle un péché spécial ? - 2. A quelle vertu s'oppose-t-elle ? - 3. Est-elle
un péché mortel ?
Objections :
1. Il ne le semble pas. La négligence s'oppose à la
diligence. Mais la diligence est requise en toute vertu. Donc la négligence
n'est pas un péché spécial.
2. Ce qui se trouve en tout péché n'est pas un péché spécial.
Mais la négligence se trouve en tout péché ; car celui qui pèche, néglige ce
qui le détournerait du péché ; et celui qui persévère dans le péché, néglige de
s'en repentir. Donc la négligence n'est pas un péché spécial.
3. Tout péché spécial a une matière déterminée. Mais la
négligence ne semble pas avoir une matière déterminée ; elle ne concerne en
effet ni les actions mauvaises ni les actions indifférentes, parce qu'on ne
taxe pas de négligence le fait de les omettre ; elle ne concerne pas non plus
le bien, parce que si on l'accomplit négligemment, il cesse d'être le bien. Il
semble donc que la négligence ne soit pas un vice spécial.
Cependant :
On distingue les
péchés commis par négligence des péchés commis par mépris.
Conclusion :
La négligence
implique qu'on manque de la sollicitude requise. Or le manquement à un acte
requis a toujours raison de péché. Il est donc évident que la négligence a raison
de péché ; et de même que la sollicitude est un acte spécial de vertu, la
négligence est nécessairement un péché spécial. Il y a en effet des péchés
spéciaux dont la matière est spéciale : ainsi la luxure, qui a pour matière les
plaisirs sexuels. Mais d'autres vices sont spéciaux en raison de la spécialité
de leur acte qui s'étend à toute matière. Et tous les vices relatifs à un acte
de la raison sont de cette sorte, car tout acte de la raison s'étend à toute
matière morale. C'est pourquoi, puisque la sollicitude est un acte spécial de
la raison comme on l'a établi plus haut, la négligence, qui implique le manque
de sollicitude, est un péché spécial.
Solutions :
1. La diligence (diligentia) semble être identique à
la sollicitude, car nous apportons une sollicitude plus grande à ce que nous
préférons (diligimus). Aussi la diligence, comme la sollicitude, est-elle
requise pour toute vertu, en tant que sont requis en toute vertu les actes de
la raison qui sont nécessaires.
2. En tout péché, il y a nécessairement un manque affectant un
acte de la raison, par exemple la délibération ou un autre acte semblable. En
conséquence, de même que la précipitation est un péché spécial à cause de
l'acte spécial de la raison qui est omis, à savoir la délibération, encore qu'il
puisse y avoir précipitation en tout genre de péché ; de même la négligence est
un péché spécial à cause d'un manque affectant l'acte spécial de la raison
qu'est la sollicitude, bien qu'on la trouve plus ou moins en tout péché.
3. Le bien que l'on doit faire constitue la matière propre de
la négligence ; non que des actions puissent négligemment être bonnes en étant
négligemment accomplies, mais en ce sens que par négligence il leur manque la
bonté qu'elles devraient avoir, soit que par manque de sollicitude on ait
complètement omis d'accomplir l'acte requis, soit qu'on ait négligé l'une des
circonstances de l'acte qui sont requises.
Objections :
1. Il semble que la négligence ne s'oppose pas à la prudence.
En effet, elle semble être identique à la paresse ou torpeur qui se rattache à
l'acédie, comme le montre saint Grégoire. Or l'acédie ne s'oppose pas à la
prudence mais plutôt à la charité, comme on l'a dit plus haut. Donc la
négligence ne s'oppose pas à la prudence.
2. Tout péché d'omission semble relever de la négligence. Mais
le péché d'omission ne s'oppose pas à la prudence, il s'oppose plutôt aux
vertus morales préposées à l'exécution des actes bons. Donc la négligence ne
s'oppose pas à la prudence.
3. L'imprudence concerne un des actes de la raison. Mais la
négligence n'implique pas un manque relatif à la délibération, ce qui est le
défaut de la précipitation, ni relatif au jugement, ce qui est le défaut de
l'inapplication, ni relatif au commandement, ce qui est le défaut de
l'inconstance. Donc la négligence ne se rattache pas à l'imprudence.
4. On lit dans l'Ecclésiaste (7, 19) : "Qui craint Dieu, ne
néglige rien." Mais tout péché est exclu surtout par la vertu contraire.
Donc la négligence s'oppose davantage à la crainte qu'à la prudence.
Cependant :
Il est dit dans l'Ecclésiastique (20, 7) : "Le vantard
et l'imprudent laissent passer le bon moment." Mais cela revient à la
négligence. Donc la négligence s'oppose directement à la prudence.
Conclusion :
La négligence
s'oppose directement à la sollicitude. Or la sollicitude se rattache à la
raison, et la rectitude de la sollicitude se rattache à la prudence. Par
opposition, la négligence se rattache donc à l'imprudence. Le nom même en fait
foi. Selon Isidore, négligent (negligens) équivaut à non élisant (nec
eligens). Or la juste élection des moyens en vue de la fin relève de la prudence.
Donc la négligence se rattache à l'imprudence.
Solutions :
1. La négligence consiste dans le défaut de l'acte intérieur
auquel se rattache aussi l'élection. Tandis que la paresse et la torpeur
concernent plutôt l'exécution ; en ce sens toutefois que la paresse implique le
retard à exécuter tandis que la torpeur implique un relâchement dans
l'exécution même. Il est donc logique que la torpeur naisse de l'acédie, car
l'acédie est une tristesse qui accable l'âme, c'est-à-dire l'empêche d'agir.
2. L'omission concerne l'acte extérieur. Il y a omission en
effet quand on n'accomplit pas un acte requis. Elle s'oppose donc à la justice.
Et elle est un effet de la négligence, comme l'exécution de l'action juste est
l'effet de la raison droite.
3. La négligence concerne l'acte du commandement, auquel se
rattache aussi la sollicitude. Mais le négligent manque à cet acte autrement
que l'inconstant. L'inconstant en effet commande mal par suite d'un empêchement,
le négligent par manque de promptitude dans la volonté.
4. La crainte de Dieu fait éviter tout péché, comme il est dit
dans les Proverbes (15, 27 Vg) : "Par la crainte du Seigneur chacun
s'écarte du mal." Par conséquent la crainte fait éviter la négligence. Non
en ce sens toutefois que la négligence s'oppose directement à la crainte, mais
en tant que la crainte stimule l'homme à accomplir les actes de la raison. On a
établi pareillement au traité des passions que la crainte amène à bien
délibérer.
Objections :
1. Il semble que non, car sur ce texte de Job (9, 28) :
"Je redoutais tout ce que je faisais, etc.", la Glose de saint Grégoire
déclare que "c'est un moindre amour de Dieu qui favorise la négligence".
Mais partout où il y a péché mortel, l'amour de Dieu disparaît totalement. Donc
la négligence n'est pas péché mortel.
2. Sur ce texte de l'Ecclésiastique (7, 34 Vg) : "Purifie-toi
à peu de frais de la négligence", la Glose de Raban Maur déclare : "Bien
que l'offrande soit mince, elle purifie les négligences de nombreux péchés."
Ce ne serait pas vrai si la négligence était péché mortel. Donc la négligence
n'est pas péché mortel.
3. Dans la loi, des sacrifices ont été établis pour les péchés
mortels, comme on le voit au Lévitique (4 et suiv.). Mais aucun sacrifice n'y
est statué pour la négligence. Donc la négligence n'est pas péché mortel.
Cependant :
On lit aux
Proverbes (19, 16) : "Celui qui néglige son chemin trouvera la mort."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, la négligence provient d'un certain relâchement de la volonté, par
l'effet duquel la raison manque de la sollicitude qui lui ferait commander ce
qu'elle doit ou comme elle doit. Donc il peut arriver de deux manières que la
négligence soit péché mortel.
L'une tient à ce
qui est omis par négligence. Si ce qu'on omet, soit acte, soit circonstance, est
nécessaire au salut, la négligence sera péché mortel. L'autre manière tient à
la cause de la négligence. En effet, si la volonté est à ce point relâchée en
ce qui concerne les choses de Dieu qu'elle perde la charité, une telle
négligence est péché mortel. Cela se produit surtout quand la négligence est un
effet du mépris. En revanche, si la négligence consiste à omettre un acte ou
une circonstance qui n'est pas nécessaire au salut et ne résulte pas du mépris
mais d'un manque de ferveur, comme celui que produit parfois un péché véniel, la
négligence n'est pas péché mortel mais véniel.
Solutions :
1. "Un moindre amour de Dieu" peut s'entendre de
deux façons. Ou bien par défaut de ferveur de charité, et cela produit une
négligence qui est péché véniel. Ou bien par défaut de la charité elle-même, comme
on parle de moindre amour de Dieu lorsque Dieu est aimé seulement d'amour
naturel. La négligence qui a une telle cause est péché mortel.
2. "Une modeste offrande, faite d'un coeur humble et
dans un sentiment de pure dilection", comme il est dit au même endroit, purifie
non seulement des péchés véniels, mais encore des mortels.
3. Quand la négligence consiste dans l'omission de ce qui est nécessaire au salut, elle passe au genre de péché plus manifeste, car les péchés qui consistent dans les actes intérieurs restent plus cachés. Et c'est la raison pour laquelle la loi ne prescrivait pas à leur sujet de sacrifices déterminés ; l'offrande des sacrifices était en effet un aveu public de péché, qu'on ne doit pas faire pour un péché occulte.
- 1. La prudence
de la chair est-elle un péché ? - 2. Est-elle péché mortel ? - 3. La ruse
est-elle un péché spécial ? - 4. La tromperie. - 5. La fraude. - 6. Le souci
pour les affaires temporelles. - 7. Le souci de l'avenir. - 8. L'origine de ces
vices.
Objections :
1. Il semble que non, car la prudence est une vertu plus
noble que les autres vertus morales, puisqu'elle les gouverne toutes. Mais
aucune justice ni tempérance n'est péché. Donc aucune prudence non plus n'est
péché.
2. Agir avec prudence en vue d'une fin qu'il est licite
d'aimer n'est pas un péché. Mais il est licite d'aimer la chair : "Personne
n'a jamais haï sa propre chair" (Ep 5, 29). Donc la prudence de la chair
n'est pas un péché.
3. Comme l'homme est tenté par sa chair, il l'est aussi par le
monde, voire par le diable. Mais aucune prudence du monde ni non plus du diable
ne figure parmi les péchés. Donc aucune prudence de la chair ne doit non plus
figurer parmi les péchés.
Cependant :
Nul n'est ennemi
de Dieu si ce n'est à cause de l'iniquité, selon ce passage de la Sagesse (14, 9)
: "L'impie et son impiété pareillement haïs de Dieu." Mais comme il
est dit aux Romains (8, 7) : "La prudence de la chair est révolte contre
Dieu." Donc la prudence de la chair est un péché.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, la prudence a pour objet ce qui s'ordonne à la fin de la vie
entière. C'est pourquoi la prudence de la chair signifie proprement qu'un homme
traite les biens charnels comme la fin ultime de sa vie. Or, il est clair que
cela est péché ; de cette manière en effet il abandonne l'ordre à l'égard de la
fin ultime, qui ne consiste pas dans les biens du corps, ainsi qu'on l'a établi
précédemment. C'est pourquoi la prudence de la chair est péché.
Solutions :
1. La justice et la tempérance impliquent dans leur raison
même ce qui fait louer la vertu, à savoir l'égalité et la modération des
convoitises ; et c'est pourquoi elles ne sont jamais prises en mauvaise part.
Tandis que le mot de prudence dérive de prévoyance, nous l'avons dit plus haut.
Or, celle-ci peut s'étendre même au mal. C'est pourquoi, bien que la prudence
sans autre qualification soit prise en bonne part, elle peut moyennant une
addition recevoir un sens défavorable. C'est ainsi que la prudence de la chair
est le nom d'un péché.
2. La chair est pour l'âme, comme la matière est pour la forme,
et l'instrument pour l'agent principal. Aussi aime-t-on licitement la chair
pour qu'elle soit ordonnée au bien de l'âme comme à sa fin. Mais si l'on va
jusqu'à établir sa fin dernière dans le bien de la chair, l'amour qu'on a pour
elle sera désordonné et illicite. Et c'est de cette manière que la prudence de
la chair s'ordonne à l'amour de la chair.
3. Le diable nous tente non en devenant désirable, mais par
ses suggestions. C'est pourquoi, puisque la prudence implique l'ordre à une fin
désirable, on ne parle pas d'une prudence du diable comme on parle d'une
prudence en rapport avec quelque fin mauvaise, en raison de laquelle le monde
et la chair nous tentent : car on veut dire par là que les biens du monde et de
la chair s'offrent à nos désirs. C'est pourquoi l'on parle d'une prudence de la
chair et aussi d'une prudence du monde, selon ce texte de Luc (16, 8) : "Les
fils de ce siècle sont plus prudents entre eux, etc." saint
Paul, pour son compte, renferme tout dans la prudence de la chair, car même les
biens extérieurs du monde, c'est à cause de la chair que nous les convoitons.
On peut dire
néanmoins ceci : Parce que la prudence est une sorte de sagesse, nous l'avons
reconnu plus haut, on peut entendre une triple prudence conformément aux trois
tentations. Aussi saint Jacques (3, 15) parle-t-il d'une sagesse terrestre, animale,
diabolique comme on l'a exposé plus haut en traitant de la sagesse.
Objections :
1. Il semble que la prudence de la chair soit péché mortel.
En effet, s'insurger contre la loi divine est péché mortel, car de cette
manière on méprise le Seigneur. Mais "la prudence de la chair ne se soumet
pas à la loi de Dieu" (Rm 8, 7). Donc la prudence de la chair est péché
mortel.
2. Tout péché contre le Saint-Esprit est péché mortel. Mais la
prudence de la chair semble être un péché contre le Saint-Esprit : elle ne peut
en effet être "soumise à la loi de Dieu", comme il est écrit au même
endroit, et ainsi semble-t-elle être un péché irrémissible, ce qui est le trait
propre du péché contre le Saint-Esprit. Donc la prudence de la chair est péché
mortel.
3. Au plus grand bien est opposé le plus grand mal, selon
Aristote. Mais la prudence de la chair s'oppose à la prudence, qui est la plus
importante des vertus morales. Donc la prudence de la chair est le plus
important des désordres moraux. Donc elle est péché mortel.
Cependant :
Ce qui diminue le
péché n'a pas de soi raison de péché mortel. Mais prendre soin de la chair avec
précaution, ce qui semble relever de la prudence de la chair, diminue le péché.
Donc la prudence de la chair, de soi, n'implique pas péché mortel.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, un homme est appelé prudent selon deux significations possibles : ou
bien il est prudent absolument, c'est-à-dire par rapport à la fin de la vie
entière ; ou bien il l'est relativement, c'est-à-dire par rapport à une fin
particulière, dans le sens où l'on parle d'un homme prudent en affaires ou
autres choses semblables. Donc, si l'on entendait prudence de la chair au sens
d'une prudence absolue, en sorte que la fin ultime de la vie consisterait dans
le soin de la chair, elle est péché mortel. En effet, une telle fin détourne
l’homme de Dieu, puisqu'il est impossible d'avoir plusieurs fins dernières, nous
l'avons établi antérieurement.
Mais si l'on
entend la prudence de la chair au sens d'une prudence particulière, en ce cas
la prudence de la chair est un péché véniel. Il arrive en effet que l'on soit
porté de façon désordonnée vers un plaisir charnel sans que l'on se détourne de
Dieu par un péché mortel ; ainsi ne met-on pas la fin de sa vie entière dans le
plaisir de la chair. Chercher à se procurer un plaisir de cette sorte est un
péché véniel qui se rattache à la prudence de la chair. Et si l'on ordonne
effectivement le soin de la chair à une fin honnête, comme lorsqu’on tient à
manger pour soutenir son corps, il ne s’agit plus de prudence de la chair. Car
en ce cas l'homme utilise le soin de la chair comme un moyen en vue d'une fin.
Solutions :
1. L'Apôtre parle de la prudence de la chair dans le sens où
l'on met dans les biens charnels la fin de la vie humaine tout entière. Et en
ce sens elle est péché mortel.
2. La prudence de la chair n'implique pas le péché contre le Saint-Esprit.
Lorsqu'il est dit qu'elle ne peut être "soumise à la loi de Dieu", il
ne faut pas l'entendre comme si l'homme, sujet de la prudence de la chair, ne
pouvait se convertir et se soumettre à la loi de Dieu ; mais en ce sens que la
prudence de la chair comme telle ne peut être soumise à la loi de Dieu, de même
que l'injustice ne peut être juste, ni la chaleur froide, bien qu'un corps
chaud puisse être froid.
3. Tout péché s'oppose à la prudence, de même que la prudence
est participée en toute vertu. Il n'en résulte pas que tout péché opposé à la
prudence soit le plus grave ; il ne l'est que lorsqu'il s'oppose à la prudence
dans une matière de la plus grande importance.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, les paroles de la Sainte
Écriture n'engagent personne à pécher. Or, elles engagent à la ruse (Pr 1, 4) :
"Afin qu'aux tout-petits soit donnée la ruse." Donc la ruse n'est pas
un péché.
2. On lit aux Proverbes (13, 16) : "L'homme rusé fait
tout avec conseil." C'est ou bien en vue d'une fin bonne, ou bien en vue
d'une fin mauvaise. S'il agit en vue d'une fin bonne, il ne semble pas y avoir
péché. S'il agit en vue d'une fin mauvaise, son péché semble relever de la
prudence de la chair ou du siècle. Donc la ruse n'est pas un péché spécial
distinct de la prudence de la chair.
3. Sur ce passage de Job (12, 4) : "La simplicité du
juste est tournée en dérision", saint Grégoire déclare : "La sagesse
de ce monde consiste à cacher son coeur sous des machinations, à voiler sa
pensée par ses paroles, à présenter comme vrai ce qui est faux, à montrer comme
faux ce qui est vrai." Il ajoute plus loin : "Cette sorte de prudence,
les jeunes gens la connaissent par la pratique, les enfants paient pour
l'apprendre." Mais la description qu'il en fait semble concerner la ruse.
Donc celle-ci ne se distingue pas de la prudence de la chair ou du monde. Et
par là elle ne semble pas être un péché spécial.
Cependant :
L’Apôtre écrit (2
Co 4, 2) : "Nous repoussons les dissimulations honteuses, nous ne nous
conduisons pas avec ruse, et nous ne falsifions pas la parole de Dieu." Donc
la ruse est un péché.
Conclusion :
La prudence est la
droite règle des actions comme la science est la droite règle de la
connaissance. Or, on pèche de deux façons contre la rectitude de la science
dans l'ordre spéculatif : ou bien lorsque la raison aboutit à une conclusion
fausse qui paraît vraie ; ou bien lorsque la raison procède de prémisses
fausses qui semblent être vraies, soit qu'elle en tire une conclusion vraie, soit
qu'elle en tire une conclusion fausse. De même, un péché peut s'opposer à la
prudence en ayant une certaine ressemblance avec cette vertu, de deux manières.
1° Parce que la raison s'emploie au service d'une fin qui a une bonté non pas
vraie mais apparente, et cela relève de la prudence de la chair. 2° En tant
qu'on se sert, pour atteindre une fin, bonne ou mauvaise, de moyens qui ne sont
pas vrais, mais simulés et apparents, et l'on a le péché de ruse. Celle-ci est
donc un péché opposé à la prudence et distinct de la prudence de la chair.
Solutions :
1. Comme dit saint Augustin, on emploie par extension le mot
de ruse dans un bon sens, comme par extension l'on emploie celui de prudence
dans un mauvais sens. La cause en est dans la ressemblance de l'une avec
l'autre. A proprement parler cependant, la ruse se prend en mauvaise part, comme
dit aussi le Philosophe.
2. La ruse peut délibérer ou bien en vue d'une fin bonne, ou
bien en vue d'une fin mauvaise. Il ne faut pas toutefois atteindre une fin
bonne par des voies fausses et simulées, mais par des voies vraies. Donc la
ruse est un péché, même si elle est ordonnée à une fin bonne.
3. Dans la prudence du monde, saint Grégoire inclut tout ce
qui peut se rattacher à la fausse prudence. Elle comprend donc aussi la ruse.
Objections :
1. Il semble que la tromperie ne soit pas un péché se
rattachant à la ruse. En effet, il n'y a pas de péché, surtout mortel, chez les
hommes parfaits. Or, il y a chez eux de la tromperie, selon ce texte (2 Co 12, 16)
: "je vous ai trompés." Donc la tromperie n'est pas toujours un
péché.
2. La tromperie semble se rapporter surtout à la langue, selon
ce passage du Psaume (5, 11) : "Par leurs langues ils agissaient de façon
trompeuse." Mais la ruse, comme la prudence, est dans l'acte même de la
raison. Donc la tromperie ne se rattache pas à la ruse.
3. Il est dit aux Proverbes (12, 20) : "La tromperie est
dans le coeur de ceux qui méditent le mal." Mais méditer le mal ne se
rapporte pas toujours à la ruse. Donc la tromperie ne semble pas se rapporter à
la ruse.
Cependant :
La ruse a pour but
de circonvenir, selon ce mot de l'Apôtre (Ep 4, 14) : "Par ruse, afin de
circonvenir et d'entraîner dans l'erreur." Mais c'est aussi le but de la
tromperie. Donc la tromperie se rattache à la ruse.
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, il appartient à la ruse d'adopter des voies non pas vraies mais
simulées et apparentes en vue d'atteindre une fin, qu'elle soit bonne ou
mauvaise. Or on adopte de telles voies selon deux degrés. Ou bien on les
conçoit, et cela relève de la ruse, de même que concevoir des voies droites en
vue d'une fin bonne relève de la prudence. Ou bien adopter ces voies consiste
en l'exécution effective des desseins qu'on a médités, et l'on a cette fois la
tromperie. En conséquence, la tromperie consiste à exécuter la ruse. Et en ce
sens elle s'y rattache.
Solutions :
1. De même que la ruse se prend à proprement parler du mal, et
par extension du bien, de même la tromperie qui en est l'exécution.
2. L'exécution de la ruse destinée à tromper les autres a lieu
avant tout et principalement par le moyen des paroles, qui occupent le premier
rang parmi les signes dont les hommes se servent pour communiquer avec leurs
semblables comme le montre saint Augustin. C'est pourquoi la tromperie est
attribuée surtout au langage. Mais il arrive aussi qu'il y ait de la tromperie
dans les actes, selon le Psaume (105, 25) : "Ils ont agi avec tromperie
envers les serviteurs (de Dieu)." Il y a même tromperie dans le coeur, selon
ce passage de l'Ecclésiastique (19, 23 Vg) : "Leur coeur est plein de
tromperie." Mais il s'agit alors de concevoir des tromperies selon le
Psaume (38, 13) : "Tout le jour, ils ruminent des tromperies."
3. Tous ceux qui pensent faire le mal doivent concevoir des
procédés qui leur permettent d'exécuter leur dessein ; et le plus souvent ils
conçoivent des procédés trompeurs grâce auxquels ils obtiennent plus facilement
ce qu'ils veulent. Il arrive néanmoins que certains accomplissent le mal
ouvertement et par violence, sans ruse ni tromperie. Mais parce que c'est plus
difficile, c'est aussi plus rare.
Objections :
1. Il semble que la fraude ne se rattache pas à la ruse. Il
n'est pas louable en effet de se laisser tromper, ce qui est l'objet de la
ruse. Mais il est louable de subir la fraude, selon ce texte (1 Co 6, 7) :
"Pourquoi ne subissez-vous pas plutôt la fraude ?" Donc la fraude ne
se rattache pas à la ruse.
2. La fraude semble se rapporter au fait d'acquérir
illicitement les biens extérieurs. Il est dit en effet dans les Actes des
Apôtres (5, 1-2) : "Un homme du nom d'Ananie, avec Saphire son épouse, vendit
un champ et frauda sur son prix." Mais s'approprier illicitement ou
retenir des biens extérieurs tombe sous l'injustice ou l'illibéralité. Donc la
fraude ne se rattache pas à la ruse, qui s'oppose à la prudence.
3. Personne n'emploie la ruse contre soi-même. Mais les
fraudes de certains sont tournées contre eux-mêmes. Il est dit en effet aux
Proverbes (1, 18) que certains "trament des fraudes contre leurs propres
âmes". Donc la fraude ne se rattache pas à la ruse.
Cependant :
La fraude a pour
but de tromper, selon le texte de Job (13, 9) : "Dieu serait-il trompé
comme un homme par vos procédés frauduleux ?" Or la ruse a le même but.
Donc la fraude se rattache à la ruse.
Conclusion :
De même que la
tromperie consiste en l'exécution de la ruse, pareillement aussi la fraude.
Mais on peut marquer la différence en disant que la tromperie concerne
l'exécution de la ruse universellement, soit par paroles soit par actions, tandis
que la fraude concerne plus proprement l'exécution de la ruse par des actions.
Solutions :
1. L'Apôtre n'engage pas les fidèles à se laisser tromper au
plan de la connaissance. Il les engage à supporter patiemment l'effet de la
tromperie en tenant bon sous les torts qu'on leur a frauduleusement causés.
2. L'exécution de la ruse peut être assurée par un autre vice,
comme celle de la prudence est assurée par les vertus. Et en ce sens rien
n'empêche que l'acte de fraude ne tombe sous l'avarice ou l'illibéralité.
3. Ceux qui commettent des fraudes n'entreprennent rien
intentionnellement contre eux-mêmes ou contre leurs âmes. Mais en vertu du
juste jugement de Dieu il se fait que ce qu'ils ont entrepris contre les autres
se retourne contre eux-mêmes, selon ce mot du Psaume (7, 16) : "Il est
tombé dans la fosse qu'il a creusée."
Objections :
1. Il semble licite d'avoir du souci pour les affaires
temporelles. Car il appartient au supérieur d'avoir de la sollicitude pour ses
sujets, selon ce mot de l'épître aux Romains (12, 8) : "Celui qui préside,
qu'il le fasse avec sollicitude." Mais, en vertu de l'ordination divine, l'homme
règne sur les biens temporels, selon le Psaume (8, 8) : "Tu as mis toutes
choses sous ses pieds, les brebis et les boeufs, etc." Donc l'homme doit
avoir de la sollicitude pour les affaires temporelles.
2. Chacun est en souci de la fin en vue de laquelle il agit.
Mais il est licite à l'homme de travailler en vue des biens temporels qui
soutiennent sa vie. D'où le mot de l'Apôtre (2 Th 3, 10) : "Si quelqu'un
ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas." Donc il est licite de se
mettre en souci des choses temporelles.
3. La sollicitude dans les oeuvres de miséricorde est louable,
selon la deuxième épître à Timothée (1, 17) : "Venu à Rome, Onésiphore me
chercha avec sollicitude." Mais la sollicitude des biens temporels a
rapport quelquefois avec les oeuvres de miséricorde ; ainsi lorsqu'on apporte
de la sollicitude à traiter des affaires des orphelins et des pauvres. Donc la
sollicitude des choses temporelles n'est pas illicite.
Cependant :
Le Seigneur nous
dit (Mt 6, 31) : "Ne soyez pas en souci, disant : Que mangerons-nous ? Que
boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ?"Et cependant ces choses sont
des plus nécessaires.
Conclusion :
La sollicitude
comporte l'application qu'on met à obtenir quelque chose. Or, il est clair
qu'on met plus d'application là où l'on craint de manquer ; et donc la
sollicitude est moindre là où l'on est sûr d'obtenir. Par conséquent la
sollicitude des biens temporels peut être illicite de trois manières.
1° En ce qui
regarde l'objet de la sollicitude, si nous recherchons les biens temporels
comme notre fin. D'où ce mot de saint Augustin : "Quand le Seigneur dit :
"Ne soyez pas en souci, etc.", il le dit afin que les disciples
n'aient pas ces biens en vue, et ne fassent pas à cause d'eux tout ce qu’ils
ont reçu l'ordre de faire en prêchant l'Évangile."
2° La sollicitude
des biens temporels peut être illicite d'une deuxième manière, du fait de
l’application superflue que l’on met à se procurer ces biens, d'où il suit que
l'homme s'éloigne des biens spirituels auxquels il doit s'appliquer
principalement. C'est pourquoi il est dit (Mt 13, 22) : "Le souci du monde
étouffe la parole."
3° Ce souci est
illicite du fait de la crainte superflue, lorsque l'on craint, faisant ce que
l'on doit, que le nécessaire ne vienne à manquer. Le Seigneur exclut ce
sentiment d'une triple façon. Tout d'abord, à cause des bienfaits plus grands
accordés par Dieu à l'homme sans qu'il les sollicite, bienfaits qui sont le
corps et l'âme. Ensuite, à cause de l'aide accordée par Dieu aux animaux et aux
plantes indépendamment de toute oeuvre humaine, à proportion de leur nature.
Enfin, au nom de la providence divine ; c'est parce qu'ils l'ignoraient que les
païens mettaient leur principale sollicitude à rechercher les biens temporels.
Le Seigneur conclut en conséquence que notre principal souci doit être celui
des bienfaits spirituels, dans l'espérance que même les temporels nous seront
fournis selon nos besoins, si nous faisons ce que nous devons.
Solutions :
1. Les biens temporels sont soumis à l'homme pour qu'il en
use à la mesure de ses nécessités, non pour qu'il mette en eux sa fin et
dépense à leur sujet une sollicitude excessive.
2. La sollicitude de l'homme qui gagne son pain par le labeur
de son corps n'est pas excessive si elle est mesurée. C'est pourquoi saint Jérôme
dit : "Il faut travailler, mais sans sollicitude", ce qui veut dire
sans ce souci excessif qui trouble l’esprit.
3. La sollicitude du temporel dans les oeuvres de miséricorde
est ordonnée à la fin de la charité. Elle n'est donc pas illicite, sauf si elle
est excessive.
Objections :
1. Il semble que l'on doive se soucier de l'avenir. On lit en
effet dans les Proverbes (6, 6-8) : "Va voir la fourmi, paresseux, considère
ses moeurs et apprends la sagesse. Elle n'a ni chef ni maître, et cependant
elle prépare dès l'été sa nourriture, et au temps de la moisson elle rassemble
ce qu'elle mangera plus tard." Voilà qui est se soucier de l'avenir. Donc
la sollicitude de l'avenir est louable.
2. La sollicitude se rattache à la prudence. Mais la prudence
a pour objet principalement ce qui est à venir ; en effet, sa partie principale
est la prévoyance du futur, nous l'avons dit plus haut. Donc il est vertueux
d'être en souci de l'avenir.
3. Quiconque met de côté quelque chose et le réserve pour plus
tard est en souci de l'avenir. Mais le Christ en personne, lisons-nous (Jn 12, 6)
avait une bourse pour y garder de l'argent qui était confié à judas. Les
Apôtres eux aussi conservaient le prix des domaines qu'on "venait jeter à
leurs pieds" (Ac 4, 35). Donc il est permis de se soucier de l'avenir.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Mt 6, 34) : "Ne soyez pas en souci du lendemain." Or le lendemain est
mis ici pour l'avenir, explique saint Jérôme.
Conclusion :
Aucune oeuvre ne
peut être vertueuse si elle n'est revêtue des circonstances requises. Le temps
est l'une d'entre elles, selon l'Ecclésiaste (8, 6) : "Il y a un temps et
un moment pour tout." La règle vaut non seulement pour les oeuvres
extérieures, mais encore pour la sollicitude intérieure. A chaque temps, en
effet, convient sa sollicitude propre, comme à l'été le souci de la moisson, à
l'automne le souci de la vendange. Donc si l'on avait déjà en été du souci pour
la vendange, on devancerait inutilement le souci de la saison prochaine. C'est
pourquoi le Seigneur interdit comme superflue une telle sollicitude, disant."
Ne soyez pas en souci du lendemain." Aussi ajoute-t-il : "Demain se
souciera de lui-même", c'est-à-dire : il aura sa propre sollicitude, et
qui suffit à affliger l'âme. C'est ce qu'il dit ensuite : "A chaque jour
suffit sa peine", c'est-à-dire l'affliction du souci.
Solutions :
1. La fourmi a le souci approprié au moment. Et c'est cela
qui est proposé à notre imitation.
2. A la prudence appartient la juste prévoyance de l'avenir.
Or, la prévoyance de l'avenir ou sollicitude serait désordonnée si l'on
recherchait comme des fins les biens temporels pour lesquels on parle de passé et
d'avenir ; ou bien si l'on recherchait le superflu au-delà des besoins de la
vie présente ; ou bien si l'on devançait le temps du souci.
3. Comme dit saint Augustin : "Quand nous voyons un
serviteur de Dieu pourvoir à ce que le nécessaire ne lui manque pas, ne pensons
pas qu'il est en souci du lendemain." Car le Seigneur en personne a daigné
pour l'exemple avoir une bourse ; et il est écrit dans les Actes des Apôtres
(11, 28) que l'on a fait des provisions de vivres en raison d'une famine
imminente. Le Seigneur ne blâme donc pas celui qui prend de telles mesures
conformément à la manière d'agir humaine, mais celui qui servirait Dieu en vue
de cette sorte de biens.
Objections :
1. Il semble que les vices ci-dessus, ne naissent pas de
l'avarice. Car nous l'avons dit, c'est par la luxure surtout que la raison
manque à sa rectitude. Mais les vices dont on vient de parler s'opposent à la
raison droite, c'est-à-dire à la prudence. Donc ces vices naissent
principalement de la luxure, surtout si l'on observe que, selon le Philosophe :
"Vénus est trompeuse et ses liens sont chatoyants" ; il dit encore
que "l'homme qui ne peut maîtriser sa convoitise agit par stratagèmes".
2. Ces vices ont une certaine ressemblance avec la prudence, nous
l'avons dit. Mais puisque la prudence est dans la raison, les vices les plus
spirituels, comme l'orgueil et la vaine gloire, semblent s'en rapprocher
davantage. Donc les vices dont on vient de parler semblent nàltre plutôt de
l'orgueil que de l'avarice.
3. L'homme recourt aux pièges, non seulement pour s'emparer du
bien d'autrui mais encore pour machiner des meurtres ; le premier péché relève
de l'avarice, le second de la colère. Mais recourir aux pièges est le fait de
la ruse, de la tromperie, et de la fraude. Donc ces vices ne naissent pas
seulement de l'avarice mais aussi de la colère.
Cependant :
Saint Grégoire
fait de la fraude la fille de l'avarice.
Conclusion :
Nous l'avons dit, la
prudence de la chair et la ruse, avec la tromperie et la fraude, ressemblent à
la prudence en ce qu'elles font toutes quelque usage de la raison. Or, parmi
les vertus morales, l'usage de la raison droite apparaît principalement dans la
justice, qui se trouve dans l'appétit rationnel. C'est pourquoi aussi l'usage
indu de la raison apparaît surtout dans les vices opposés à la justice. Or, à
la justice s'oppose avant tout l'avarice. C'est pourquoi les vices en question
naissent de l'avarice.
Solutions :
1. La luxure, à cause de la véhémence du plaisir et de la
convoitise, étouffe totalement la raison et l'empêche d'agir. Mais dans les
vices en question on trouve un certain usage de la raison, quoique désordonné.
Donc ces vices ne naissent pas directement de la luxure. Et quand le Philosophe
dit que Vénus est trompeuse, il le dit par similitude ; en effet, l'amour
surprend l'homme soudainement comme on fait lorsqu'on procède par tromperie ;
toutefois elle n'agit pas par ruse, mais plutôt par la violence de la
convoitise et du plaisir. Aussi le Philosophe ajoute-t-il que "Vénus
dérobe l'esprit du plus sage".
2. Agir en dressant des pièges semble être le fait d'une
certaine pusillanimité. En effet, le magnanime veut toujours être à découvert, dit
le Philosophe. Et c'est pourquoi, l'orgueil ayant ou affectant une certaine
ressemblance avec la magnanimité, les vices en question, qui usent de fraude et
de tromperie, ne naissent pas directement de l'orgueil. Ces procédés ont plus
d'affinité avec l'avarice, qui recherche son profit et méprise la supériorité.
3. La colère est soudaine, aussi agit-elle précipitamment et sans délibération ; au contraire les vices dont on a parlé délibèrent, quoique d'une manière désordonnée. Pour ceux qui, ayant dessein d'attenter à la vie des autres, recourent aux pièges, ils sont inspirés plus par la haine que par la colère ; car l'homme en colère veut nuire à découvert, dit le Philosophe.
- 1. Les préceptes
relatifs à la prudence. - 2. Les préceptes concernant les vices opposés.
Objections :
1. Il semble qu'il aurait dû y avoir un précepte relatif à la
prudence parmi les préceptes du décalogue, car les préceptes principaux doivent
être promulgués relativement à la vertu principale. Mais les préceptes
principaux de la loi sont ceux du décalogue. La prudence étant la principale
des vertus morales, il semble donc qu'il aurait dû y avoir un précepte relatif
à la prudence parmi les préceptes du décalogue.
2. La loi est contenue dans l'enseignement évangélique, surtout
en ce qui concerne les préceptes du décalogue. Mais il y a un précepte de la
prudence dans l'enseignement évangélique (Mt 10, 16) : "Soyez prudents
comme les serpents." Donc l'acte de la prudence devait tomber sous les
préceptes du décalogue.
3. Les autres prescriptions de l'Ancien Testament sont
ordonnées aux préceptes du décalogue. Aussi est-il dit dans Malachie (3, 22) :
"Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, que je lui ai prescrite
au mont Horeb." Mais dans les autres prescriptions de l'Ancien Testament
figurent des préceptes relatifs à la prudence. Ainsi dans les Proverbes (3, 5) :
"Ne prends pas appui sur ta prudence" ; et plus loin (4, 25) : "Que
tes regards devancent tes pas." Donc il aurait dû y avoir aussi dans la
loi un précepte relatif à la prudence, et notamment parmi les préceptes du
décalogue.
Cependant :
Il suffit d'énumérer les préceptes du décalogue.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit lorsqu'il était question des préceptes, les préceptes du décalogue, de même
qu'ils ont été donnés au peuple tout entier, sont compris par tous comme
relevant de la raison naturelle. Or, ce qui est dicté avant tout par la raison
naturelle ce sont les fins de la vie humaine, qui sont pour l'action ce que les
principes naturellement connus sont pour la spéculation, comme on l'a montré
ci-dessus. Mais la prudence ne concerne pas la fin, elle concerne ce qui est en
vue de la fin, comme on l'a dit. C'est pourquoi il ne convenait pas de faire
figurer parmi les préceptes du décalogue un précepte se rapportant directement
à la prudence. Tous les préceptes du décalogue s'y rapportent cependant, en
tant qu'elle est directrice de tous les actes
Solutions :
1. Bien que la prudence soit, à parler absolument, la
principale de toutes les autres vertus morales, la justice est cependant
principale du point de vue de l'obligation, laquelle est requise au précepte, comme
nous l'avons dit. Et c'est pourquoi les principaux préceptes de la loi, ceux du
décalogue, devaient se rapporter à la justice plutôt qu'à la prudence.
2. La doctrine évangélique est une doctrine de perfection : il
fallait donc que l'homme fût parfaitement instruit par elle de tout ce qui
concerne la rectitude de la vie, qu'il s'agisse de la fin ou des moyens. Pour
cette raison il fallait que même les préceptes relatifs à la prudence figurent
dans la doctrine évangélique.
3. De même que les autres prescriptions de l'Ancien Testament
sont ordonnées aux préceptes du décalogue comme à leur fin, ainsi convenait-il
que dans les documents postérieurs de l'Ancien Testament les hommes fussent
instruits de l'acte de la prudence, qui porte sur les moyens de parvenir à la
fin.
Objections :
1. Il semble que dans l'ancienne loi les préceptes
prohibitifs concernant les vices opposés à la prudence n'ont pas été bien
présentés. En effet, les vices qui s'opposent directement à la prudence, comme
l'imprudence et ses parties, ne s'opposent pas moins à cette vertu que les
vices qui lui ressemblent, comme la ruse et ce qui s'y rattache. Or, ces
derniers sont défendus dans la loi. Il est dit en effet au Lévitique (19, 13) :
"Tu ne calomnieras pas ton prochain", et au Deutéronome (25, 13) :
"Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids, des grands et des
petits." Il fallait donc que des préceptes prohibitifs soient aussi
promulgués à l'égard des vices directement opposés à la prudence.
2. Il peut y avoir fraude en bien d'autres affaires que
l'achat et la vente. La loi n'est donc pas bien faite, qui n'a interdit la
fraude qu'en matière d'achat et de vente.
3. La même raison inspire de commander l'acte vertueux et
d'interdire l'acte vicieux qui s'y oppose. Mais on ne voit pas que la loi ait
commandé les actes de la prudence. Il ne fallait donc pas non plus interdire
dans la loi certains vices opposés.
Cependant :
Nous trouvons les
préceptes de la loi cités dans la première objection.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, la justice concerne surtout la raison de dette, qui est requise au
précepte ; car la justice est ordonnée à acquitter ce qu'on doit à autrui comme
on le dira ci-dessous. Or la ruse, quant à son exécution, se commet surtout en
matière de justice, on l'a dit. C'est pourquoi il convenait que des préceptes
prohibitifs soient promulgués dans la loi relativement à l'exécution de la ruse,
en tant qu'elle relève de l'injustice : comme lorsque par ruse ou par fraude on
calomnie quelqu'un ou qu'on lui prend ce qu'il possède.
Solutions :
1. Les vices directement opposés à la prudence par une
contrariété manifeste ne tombent pas sous l'injustice au même point que
l'exécution de la ruse. C'est pourquoi ils ne sont pas prohibés par la loi
comme la fraude et la tromperie, qui se rattachent à l'injustice.
2. On peut comprendre comme prohibée au chapitre 19 du
Lévitique, dans l'interdiction de la calomnie, toute tromperie ou fraude
commise contre la justice. Mais la fraude et la tromperie se pratiquent
d'ordinaire en matière d'achat et de vente, selon l'Ecclésiastique (26, 28 Vg) :
"Le cabaretier ne sera pas justifié du péché de ses lèvres." Pour
cette raison, il y a dans la loi un précepte prohibitif spécial relativement à
la fraude commise dans les achats et les ventes.
3. Tous les préceptes de la loi relatifs aux actes de la
justice se rattachent à l'exécution de la prudence, comme les préceptes
prohibitifs concernant le vol, la calomnie, la vente frauduleuse, intéressent
l'exécution de la ruse.
LA JUSTICE AU SENS STRICT
Après la prudence,
il faut étudier la justice. Cette étude aura quatre parties :
- I. La justice
(Questions 57-60).
- II. Ses parties
(Questions 61-120).
- III. Le don qui
s'y rattache (Question 121).
- IV. Les
préceptes qui la concernent (Question 122).
Au sujet de la
justice, on étudiera :
- 1° Le droit
(Question 57) ;
- 2° La justice
elle-même (Question 58) ;
- 3° L'injustice
(Question 59) ;
- 4° Le jugement
(Question 60).
- 1. Le droit
est-il l'objet de la justice ? - 2. Convient-il de le diviser en droit naturel
et droit positif ? - 3. Le droit des gens est-il identique au droit naturel ? -
4. Y a-t-il lieu de distinguer spécialement le droit du maître et celui du père
?
Objections :
1. Le droit n'est pas l'objet de la justice. En effet le
jurisconsulte Celse nous dit que "le droit est l'art du bien et du juste"
; or l'art, étant par lui-même une vertu intellectuelle, n'est pas l'objet de
la justice, donc le droit non plus.
2. La loi, dit Isidore, est "une espèce de droit" ;
or la loi n'est pas l'objet de la justice, mais plutôt de la prudence, d'où le
nom de législative donné par Aristote à une partie de la prudence ; le droit
n'est donc pas l'objet de la justice.
3. La justice a pour fonction principale de soumettre l'homme
à Dieu ; car, selon saint Augustin, "elle est un amour exclusivement
consacré au service de Dieu, et qui, pour cette raison, s'impose justement à
tout ce qui est soumis à l'homme" ; or le droit ne concerne pas les choses
divines, mais seulement les choses humaines : "Le devoir sacré, remarque
Isidore, caractérise la loi divine, et le droit, la loi humaine" ; la
justice n'a donc pas le droit pour objet.
Cependant :
Isidore, au même
endroit nous déclare "que le droit (jus) est ainsi appelé parce qu'il
est juste (justum)";
or le juste est l'objet de la justice : "Tout le monde, dit Aristote
convient de donner le nom de justice à l'habitus dont on se sert pour faire des
actions justes." Le droit est donc bien l'objet de la justice.
Conclusion :
La justice, parmi
les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est
relatif à autrui. En effet, elle implique une certaine égalité, comme son nom
lui-même l'indique : ce qui s'égale "s'ajuste", dit-on communément ;
or l'égalité se définit par rapport à autrui. Les autres vertus au contraire ne
perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement.
Ainsi donc, ce qui
est droit dans les oeuvres de ces vertus, et à quoi tend l'intention vertueuse
comme à son objet propre, ne se définit que par rapport au sujet vertueux, tandis
que le droit, dans les oeuvres de justice, est constitué par son rapport avec
autrui, même abstraction faite du sujet ; en effet, nous appelons juste dans
notre action ce qui correspond à autre chose selon une certain égalité, par
exemple le paiement du salaire qui est dû en raison d'un service.
En conséquence, on
appelle juste, avec tout la rectitude de justice que cela comporte, le terme
auquel aboutit l'acte de la vertu de justice, sans même considérer la façon
dont le sujet l'accomplis alors que, pour les autres vertus, c'est au contraire
la façon dont le sujet agit qui sert à détermine la rectitude de ce qu'il fait.
C'est pourquoi l'objet de la justice, contrairement à des autres vertus, se
détermine en lui-même spécialement, et porte le nom de juste. Et précisément le
droit. Celui-ci est donc bien l'objet de la justice.
Solutions :
1. Il est courant que les mots soient détournés de leur
acception première pour signifier d'autres choses : ainsi le mot médecine employé
d'abord pour signifier le remède destiné à guérir un malade, a été ensuite
appliqué à l'art de guérir. Pareillement le mot droit. Il a été utilisé
d'abord pour signifier la chose juste elle-même, puis il a désigné l'art de
discerner le juste ; ensuite le lieu même où se rend la justice, comme quand on
dit de quelqu'un qu'il a comparu en justice ; et enfin l'arrêt, fût-il inique, rendu
par celui qui est chargé de faire justice.
2. Une oeuvre d'art suppose dans l'esprit de l'artiste une
idée préexistante qui est comme la règle de l'art ; pareillement en matière de
justice : la raison ne détermine une oeuvre juste qu'en vertu d'une notion
préexistant dans l'esprit, et qui est une sorte de règle de prudence. Écrite, on
lui donne le nom de loi ; en effet, selon Isidore la loi est "une
constitution écrite". C'est pourquoi la loi n'est pas à proprement parler
le droit, mais plutôt la règle du droit.
3. Parce que la justice implique l'égalité et que nous ne pouvons rendre à Dieu l'équivalent de ce que nous avons reçu, il s'ensuit que le juste, au sens parfait du mot, ne peut être atteint par nous dans nos rapports avec Dieu. Voilà pourquoi la loi divine ne peut strictement s'appeler droit, mais devoir sacré, parce qu'il suffit à Dieu que nous remplissions à son égard ce que nous pouvons. Toutefois la justice exige que l'homme ; acquitte envers Dieu autant que possible, en lui omettant entièrement son âme.
Objections :
1. Il semble que non, car ce qui est naturel est immuable et
pareil chez tous. Or il n'y a rien de tel dans les choses humaines, où l'on
voit que toutes les règles du droit humain sont insuffisantes pour certains cas
et n'exercent pas partout leur vertu. Il n'y a donc pas de droit nature.
2. On appelle positif ce qui procède de la volonté humaine ;
or ce n'est pas pour cela qu'une chose est juste ; autrement une volonté injuste
ne pourrait exister chez l'homme. Donc, si le juste s'identifie avec le droit, il
semble qu'il n'y ait pas de droit positif.
3. Le droit divin n'est pas naturel, puisqu'il dépasse la
nature humaine ; ni positif, car il ne s'appuie pas sur l'autorité humaine, mais
sur l'autorité divine. Il ne convient donc pas de diviser ainsi le droit en
droit naturel et positif.
Cependant :
Le Philosophe
affirme : "En droit politique l'un est naturel, et l'autre légal",
autrement dit établi par la loi.
Conclusion :
Ainsi que nous
venons de le voir, le droit ou le juste se disent d'une oeuvre quelconque
ajustée à autrui sous un certain mode d'égalité.
Et cela peut se
produire de deux façons : de par la nature même des choses, comme si je donne
tant pour recevoir autant ; alors c'est le droit naturel ; - ou bien par
convention, d'un commun accord, comme lorsque quelqu'un s'estime content de
recevoir tant. Mais ici deux cas peuvent se présenter : le cas d'une convention
privée, ainsi qu'il arrive à la suite d'un pacte entre personnes privées ; et
le cas d'une convention publique, lorsque l'adéquation ou la proportion avec
autrui résulte du consentement populaire, ou de l'ordre du prince qui a la
charge du peuple et tient sa place. Alors c'est le droit positif.
Solutions :
1. Ce qui est naturel à un être doué d'une nature immuable
doit être partout et toujours le même. Mais ce n'est pas le cas de la nature
humaine, qui est soumise au changement ; voilà pourquoi ce qui est naturel à
l'homme peut quelquefois manquer. Par exemple, c'est en vertu d'une égalité
naturelle qu'un dépôt doit être rendu à qui l'a confié ; donc, si la nature
humaine était toujours droite, cette règle ne souffrirait pas d'exception. Mais
parce qu'il arrive parfois que la volonté humaine se déprave, il y a des cas où
il ne faut pas rendre un dépôt confié, pour éviter qu'un homme dont la volonté
est pervertie en use mal, par exemple si un fou furieux ou un ennemi de l’État
réclamait les armes qu'il a déposées.
2. La volonté humaine peut, en vertu d'une convention commune,
faire qu'une chose soit juste parmi celles qui d'elles-mêmes n'impliquent
aucune opposition à la justice naturelle. Et c'est là qu'il y a place pour le
droit positif. D'où cette définition du Philosophe concernant le droit légal :
A savoir qu'"avant d'être posé, il n'importait pas qu'il fût ainsi ou
autrement, mais qu'une fois posé, cela importe". En revanche, une chose
qui de soi répugne au droit naturel ne peut devenir juste par la volonté
humaine, par exemple, si l'on décrète qu'il est permis de voler ou de commettre
l'adultère. C'est pourquoi il est écrit dans Isaïe (10, 1) : "Malheur à
ceux qui font des lois iniques."
3. On appelle droit divin ce qui est promulgué par Dieu, qu'il s'agisse de choses naturellement justes, mais dont la justice est cachée aux hommes, ou de choses qui deviennent justes par institution divine. En sorte que le droit divin, comme le droit humain, se dédouble : d'un côté, dans la loi divine, les choses commandées parce qu'elles sont bonnes, et défendues parce qu'elles sont mauvaises ; d'un autre, celles qui sont bonnes parce que commandées, ou mauvaises parce que défendues.
Objections :
1. Il semble que oui, car il n'y a d'accord possible entre
tous les hommes que sur ce qui leur est naturel ; or cet accord existe pour le
droit des gens, qui, au dire du Jurisconsulte, est utilisé par toutes les
nations humaines.
2. L'esclavage parmi les hommes est naturel : il y a en effet,
dit Aristote, des individus qui sont esclaves naturellement ; or l'esclavage
relève du droit des gens selon Isidore ; il relève donc du droit naturel.
3. Le droit, nous venons de le dire, se divise en droit naturel
et en droit positif ; or le droit des gens n'est pas positif, car jamais toutes
les nations réunies n'ont convenu entre elles d'établir quoi que ce soit d'un
commun accord ; il est donc naturel.
Cependant :
Selon Isidore :
"en fait de droit, il n'y a que le naturel, le civil, et celui des gens"
celui-ci diffère donc du droit naturel.
Conclusion :
Ainsi que nous
venons de le dire, droit (jus) ou juste naturel, c'est ce qui par nature
s'ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières :
soit qu'on envisage la chose absolument et en soi, par exemple l'homme qui, comme
tel, s'adapte à une femme pour avoir des enfants, ou un père à son fils pour
l'élever ; soit qu'on l'envisage, non plus absolument, mais relativement à ses
conséquences ; par exemple, la propriété privée. En effet, à considérer ce
champ absolument et en soi, il n'y a rien en lui qui le fasse appartenir à un
individu plutôt qu’à un autre. Mais si l'on envisage l'intérêt de sa culture ou
de son paisible usage, il vaut mieux qu'il appartienne à l'un et non à l'autre,
remarque Philosophe.
Cependant, le fait
d'envisager une chose absolument ne convient pas seulement à l'homme, mais
encore aux animaux ; c'est pourquoi nous partageons avec eux le droit naturel
première manière, "dont le droit des gens, au dire du jurisconsulte, diffère
en ce qu'il ne s'applique qu'aux rapports des hommes entre eux et non à tous
les animaux, comme le droit naturel" ainsi entendu. Au contraire, le fait
d'envisager une chose en la comparant à ses conséquences n'appartient qu'à la
raison. De là vient que la conduite dictée à l'homme par la raison lui est
naturelle au titre d'être raisonnable. C'est aussi l'opinion du jurisconsulte
Gaïus : "Ce que la raison naturelle établit chez tous les hommes, ce que
toutes les nations observent, on l'appelle le droit des gens."
Solutions :
1. Ainsi se trouve résolue la première objection.
2. Il n'y a pas de raison naturelle pour qu'un individu soit
esclave plutôt qu'un autre, si on le considère en lui-même, mais seulement si
l'on se place au point de vue de l'utilité qui en dérive, par exemple pour cet
individu d'être dirigé par un plus sage, et pour celui-ci d'être aidé par lui, selon
Aristote. Voilà pourquoi l'esclavage qui relève du droit des gens est naturel
au second sens et non au premier.
3. "Parce que la raison naturelle dicte ce qui appartient au droit des gens comme réalisant le plus possible l'égalité, ces choses-là n'ont pas besoin d'une institution spéciale ; c'est la raison naturelle elle-même qui les établit," comme le dit Gaïus.
Objections :
1. Il semble que non car, dit saint Ambroise, c'est le propre
de la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû ; or le droit est l'objet de
la justice, on vient de le dire ; il appartient donc également à chacun, sans
qu'il y ait lieu de distinguer un droit du père et du maître.
2. C'est à la loi que revient la détermination du juste, nous
l'avons dit. Or la loi concerne le bien commun de la Cité et du royaume, comme
nous l'avons établi, non le bien privé d'une personne ou d'une famille, "en
sorte qu'il ne doit pas y avoir de droit spécial du maître ou du père, 1'un et
l'autre faisant partie de la maison," selon Aristote.
3. Il y a entre les hommes beaucoup d'autres différences de
degrés, puisque les uns sont soldats, d’autres prêtres, ou princes ; on serait
donc obligé du déterminer pour chacun d'eux des droits spéciaux.
Cependant :
Le Philosophe
distingue du droit politique ceux du maître et du père, et d'autres du même
genre.
Conclusion :
Le droit ou le
juste, se définit par rapport à autrui. Mais il y a deux façons d'entendre
autrui :
- La première
absolue, où l'autre est absolument autre, et tout à fait distinct, comme le
sont deux hommes individuellement indépendants, quoique soumis tous deux au
même chef de la Cité ; entre ces hommes, au dire du Philosophe, le droit est
absolu ;
- La seconde
relative, où l'autre n'est pas absolument autre, mais fait pour ainsi dire
partie de celui avec qui il est en relations, tel, dans les choses humaines, le
fils à l'égard de son père dont il est en quelque sorte une partie ; et
pareillement l'esclave à l'égard de son maître dont il est l'instrument, selon
Aristote. Ainsi, entre un père et son fils le rapport n'est pas celui d'un être
à quelqu'un d'absolument autre, et par conséquent un droit absolu, mais une
sorte de droit, qui est le droit paternel. De même, entre le maître et
l'esclave, il y a un droit spécial de domination.
L'épouse au
contraire : bien qu'elle soit quelque chose du mari, parce que, selon le mot de
l'Apôtre (Ep 5, 28), elle se rattache à lui comme étant son propre corps, elle
se distingue de lui plus que le fils de son père, ou l'esclave de son maître ;
car elle est engagée avec lui dans une certaine vie de société, celle du
mariage. C'est pourquoi, d'après le Philosophe, la notion de droit se réalise
davantage entre un mari et sa femme qu'entre un père et son fils, ou un maître
et son esclave. Toutefois, parce que l'homme et la femme sont en relation immédiate
avec la communauté domestique, il s'ensuit qu'il n'y a pas entre eux de droit
politique absolu, mais plutôt un droit domestique.
Solutions :
1. Il appartient à la justice de rendre à chacun son dû, mais
en supposant qu'il s'agit d'un autre à qui le rendre ; si quelqu'un en effet se
rend à soi-même son dû, il n'y a pas là de droit à proprement parler. De même
entre un père et son fils, entre un maître et son esclave, il n'y a pas de
justice proprement dite.
2. Le fils, comme tel, est quelque chose du père, ainsi que
l'esclave, comme tel, est quelque chose de son maître. Cela ne les empêche pas
l'un et l'autre, considéré comme tel homme, d'avoir une subsistance propre qui
les distingue des autres, et d'être, sous cet angle, en relation de justice. Et
c'est pour cela aussi qu'on donne certaines lois sur les rapports du père avec
son fils, du maître avec son esclave. Néanmoins, du fait que l'un est quelque
chose de l'autre, la notion parfaite de droit et de juste est ici boiteuse.
3. Toutes les autres différences de personnes qu'on trouve
dans la Cité soutiennent avec la communauté et son chef une relation immédiate.
C'est pourquoi le droit s'applique à elles en toute rigueur de justice, ce qui
d'ailleurs n'empêche pas de distinguer selon les fonctions. Aussi parle-t-on du
droit du soldat, ou des magistrats, ou des prêtres. Cela ne signifie pas qu'il
y ait là une réalisation imparfaite du droit pur et simple comme dans le cas du
droit paternel, ou du droit de domination, mais seulement qu'on doit rendre en
propre à chacun selon sa condition ce qui lui est dû à raison de ses services.
- 1. Qu'est-ce que la justice ? - 2. S'exerce-t-elle toujours envers autrui ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. A-t-elle son siège dans la volonté ? - 5. Est-elle une vertu générale ? - 6. A ce titre, se confond-elle avec les autres vertus ? - 7. Y a-t-il une justice particulière ? - 8. La justice particulière a-t-elle une matière propre ? - 9. Concerne-t-elle les passions, ou seulement les activités ? - 10. Le "milieu" de la justice est-il un caractère objectif ? - 11. L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun son dû ? - 12. La justice est-elle la plus grande des vertus morales ?
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse accepter la définition des juristes : "La justice est une volonté perpétuelle et constante d'accorder à
chacun son droit." En effet, d'après le Philosophe : "La justice
est un habitus qui porte les hommes à faire des choses justes, et qui est cause
qu'on les fait et qu'on les veut." Mais qui dit volonté, dit puissance et
aussi acte. Donc, la justice ne peut pas être appelée une volonté.
2. La rectitude de la volonté n'est pas la volonté ; autrement,
nulle volonté ne pourrait être déviée. Or, selon saint Anselme, "la justice
est une certaine rectitude" ; donc la justice n'est pas une volonté.
3. Seule est perpétuelle la volonté divine ; si la justice
était une volonté perpétuelle, la justice n'existerait qu'en Dieu.
4. Tout ce qui est perpétuel est constant, parce que immuable
; il y a donc pléonasme à poser dans la définition de la justice les deux
épithètes "perpétuelle et constante".
5. Il appartient au chef de rendre à chacun son dû. Donc, si
la justice consistait à rendre à chacun son dû, il s'ensuivrait que la justice
est exclusivement chez les chefs, ce qui est inadmissible.
6. Saint Augustin dit : "La justice est un amour au
service de Dieu seul." Donc elle n'a pas à rendre à chacun son dû.
Conclusion :
Cette définition
de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un
habitus, c'est-à-dire le principe d'actes bons, il faut définir la vertu par
l'acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice
envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra
bientôt. C'est pourquoi l'on considère l'acte de la justice dans sa relation
avec sa matière propre et son objet lorsqu'on dit qu'elle attribue à chacun son
droit car Isidore donne l'étymologie suivante du mot juste : "Celui qui
observe le droit jus)."
Mais pour qu'un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il
s'exerce, soit vertueux, il faut qu'il soit volontaire et qu'il soit stable et
ferme ; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois
conditions :
1° que son auteur
sache ce qu'il fait, 2° qu'il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin
requise, 3° qu'il agisse avec constance. La première condition est incluse dans
la deuxième, parce que "l'action faite par ignorance est involontaire",
dit encore Aristote. C'est pourquoi, dans la définition de la justice que nous
avons donnée, on a d'abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de
justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité,
pour indiquer la fermeté de l'acte. Et cette définition de la justice est ainsi
complète, si ce n'est qu'à la place de l'habitus on a posé l'acte qui le
spécifie, l'habitus se définissant par l'acte. Si l'on voulait mettre cette
définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que "la justice est l'habitus par lequel
on donne, d'une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit".
Et c'est presque la définition que nous trouvons chez Aristote : "La
justice est un habitus qui fait agir quelqu'un conformément au choix qu'il a
fait de ce qui est juste."
Solutions :
1. Le mot volonté signifie ici l’acte et non la puissance.
Les auteurs ont coutume de définir les habitus par l'acte ; c'est ainsi que
saint Augustin nous dit : "La foi consiste à croire ce qu'on ne voit pas."
2. La justice n'est pas non plus essentiellement une rectitude,
elle ne l'est qu'à titre de cause. Elle est en effet, un habitus qui rend
droites l'action et la volonté.
3. Une volonté peut être dite perpétuelle de deux façons : 1°
du côté de l'acte même qui dure perpétuellement, et en ce sens, la volonté de
Dieu seul est perpétuelle ; 2° du côté de l'objet, quand quelqu'un veut faire
quelque chose perpétuellement ; et cette perpétuité est nécessaire à la justice,
dans sa définition même. Il ne suffit pas en effet à la notion de justice que
l'on veuille dans une certaine affaire, à un certain moment, la respecter ; en
effet, on trouverait difficilement quelqu'un qui, de parti pris, voudrait en
toute chose agir injustement ; mais il est nécessaire que l'homme ait toujours
et en toute chose la volonté de garder la justice.
4. Ce mot "perpétuel" ne doit pas être entendu comme
signifiant la durée perpétuelle d'un acte de volonté ; c'est pourquoi le mot "constante"
n'est pas superflu ; en disant "volonté perpétuelle", on a indiqué
qu'il fallait se proposer de garder toujours la justice ; en disant "constante",
on signifie qu'il faut persévérer avec fermeté dans cette résolution.
5. Le juge rend à chacun son dû en donnant des ordres ou des
directions, car "le juge est la justice vivante", et "le prince
est le gardien de la justice", dit Aristote. Mais les sujets rendent à
chacun ce qui lui est dû en exécutant ces décisions.
6. De même que l'amour du prochain est inclus dans l'amour de Dieu, nous l'avons dit, ainsi le service de Dieu implique que l'on rende à chacun ce qu'on lui doit.
Objections :
1. Il semble que non,
car saint Paul écrit (Rm 3, 22) : "La justice de Dieu est donnée par la
foi en Jésus Christ." Mais la foi n'implique pas un rapport d'un homme à
un autre ; donc, la justice non plus.
2. D'après saint Augustin, il appartient à la justice, qui
assujettit toutes choses au service de Dieu, de "bien commander à tout ce
qui est soumis à l'homme". Or, l'appétit sensible est soumis à l'homme.
L'Écriture nous le montre quand elle dit (Gn 4, 7) : "Le désir [du péché]
est en toi, mais tu le domineras." Donc, il appartient à la justice de
dominer son propre désir ; il y a donc une justice qui implique une relation
avec soi-même.
3. La justice de Dieu est éternelle. Mais rien d'autre que
Dieu ne lui est coéternel. Donc, il n'est pas essentiel à la justice d'avoir
rapport à autrui.
4. De même qu'il est nécessaire aux opérations qui impliquent
un rapport avec autrui d'être soumises à une règle, de même celles qui
comportent relation à soi-même. Or, les opérations sont réglées par la justice,
selon les Proverbes (11, 5) : "La justice de l'homme intègre rend droit
son chemin." Donc, la justice ne s'occupe pas seulement de ce qui implique
rapport avec autrui, mais aussi de ce qui n'a rapport qu'avec soi-même.
Cependant :
Cicéron nous dit :
"La justice est la règle qui maintient la société des hommes entre eux, et
leur communauté de vie", ce qui implique rapport à autrui. Donc la justice
s'occupe de ce qui a rapport à autrui.
Conclusion :
Nous l'avons vu :
justice signifie égalité : par définition, la justice implique rapport avec
autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il
appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il
faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents. Les
actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas des parties, des
formes ou des puissances. On ne dit pas, à proprement parler, que la main
frappe, mais que l'homme frappe avec la main, ni que la chaleur chauffe, mais
que le feu chauffe par la chaleur. Cependant on parle ainsi par figure. Donc, la
justice proprement dite exige la diversité des sujets, et il n'y a de justice
que d'un homme par rapport à un autre. Mais on peut, au figuré, considérer dans
un même homme divers principes d'actions comme émanant de sujets distincts :
tels la raison, l'irascible, le concupiscible. Et c'est pourquoi l'on dit
métaphoriquement qu'il y a une justice dans un seul et même homme, en ce sens
que sa raison commande à son irascible et à son concupiscible et que ceux-ci
obéissent à la raison, et en général, selon qu'on attribue à chaque partie de
l'homme ce qui ne convient qu'à lui. Aussi le Philosophe dit-il que cette
justice est appelée ainsi "par métaphore".
Solutions :
1. La justice qui est en nous par la foi et qui justifie
l'impie consiste en la bonne ordonnance réciproque des parties de l'âme, nous
l'avons dit en traitant de la justification des impies. Cela concerne donc la
justice prise au sens métaphorique, qu'on peut trouver même dans la vie d'un
solitaire.
2. Cette réponse résout la deuxième objection.
3. La justice de Dieu est de toute éternité, provenant d'une
volonté et d'une pensée éternelles, et c'est surtout là-dessus que se fonde la
justice. Mais ses effets ne sont pas de toute éternité, car rien n'est
coéternel à Dieu.
4. Les actions de l'homme qui ont lui-même pour objet, sont rectifiées quand ses passions le sont par les autres vertus morales. Mais les actions qui ont trait à autrui ont besoin d'une rectification spéciale, non seulement dans leurs rapports avec leur auteur, mais aussi dans leurs rapports avec celui qu'elles atteignent. C'est pourquoi il doit y avoir une vertu spéciale à leur égard, qui est la justice.
Objections :
1. Non, car il est écrit dans saint Luc (17, 10) : "Lorsque
vous aurez accompli tout ce qui vous a été commandé, dites : Nous sommes des
serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire." Or l'accomplissement
d'une oeuvre vertueuse n'est pas inutile, selon ce mot de saint Ambroise :
"Nous appelons utile, non ce qui procure un bénéfice pécuniaire, mais ce
qui acquiert la piété." Donc, faire ce qu'on doit ne relève pas de la
vertu ; c'est cependant une oeuvre de justice ; celle-ci par conséquent n'est
pas une vertu.
2. Ce qui se fait par nécessité n'est pas méritoire. Or tel
est le cas de la justice, qui consiste à rendre à quelqu'un son dû ; il n'y a
pas là de mérite. Et comme nous méritons par nos actes vertueux, il s'ensuit
que la justice n'est pas une vertu.
3. Toute vertu morale a trait à l'action. Mais ce qui se
produit au-dehors ne relève pas de l'action, mais de la fabrication, selon le
Philosophe. Et puisqu'il appartient à la justice "de faire" au-dehors
une oeuvre juste en soi, elle ne saurait être une vertu morale.
Cependant :
Saint Grégoire
nous assure que "toute la structure de l'oeuvre bonne résulte des quatre
vertus" : tempérance, prudence, force et justice.
Conclusion :
La vertu humaine "consiste
à rendre bons les actes humains, et l'homme lui-même", ce qui convient à
la justice. La bonté d'un acte humain lui vient de sa soumission à la règle de
la raison, d'où les actes humains tirent leur rectitude. Aussi, puisque la
justice rectifie les opérations humaines, il est clair qu'elle les rend bonnes.
Ainsi que le déclare Cicéron : "C'est surtout à cause de la justice que
les hommes sont appelés bons." Aussi, comme il l'ajoute : "C'est en
elle qu'éclate souverainement la splendeur de la vertu."
Solutions :
1. Faire ce que l'on doit n'est pas procurer un gain à autrui,
c'est simplement lui éviter un dommage. C'est à soi-même qu'on est utile, car
faire ce que l'on doit d'une volonté prompte et spontanée, c'est agir
vertueusement. L'Écriture nous dit (Sg 8, 7) : "La sagesse de Dieu
enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la vertu ; dans cette vie il
n'est rien de plus utile aux hommes", c'est-à-dire aux vertueux.
2. Il y a deux sortes de nécessités : la nécessité de
contrainte, qui contrarie la volonté et supprime le mérite ; et la nécessité
qui tient à l'obligation du précepte, nécessité qui vient de la fin, par
exemple, quand on ne peut réaliser la fin de telle vertu qu’à telle condition.
Et cette sorte de nécessité n'exclut pas la possibilité du mérite ; car on fait
volontairement l'acte ainsi nécessaire exclut cependant la gloire de
surérogation, selon saint Paul (1 Co 9, 16) : "Annoncer l’Évangile n’est
pas une gloire pour moi, c'est une nécessité qui m'incombe."
3. La justice concerne les choses extérieures non pour les
fabriquer : cela concerne l'art pour s'en servir dans l'intérêt d'autrui.
Objections :
1. Il ne le semble pas, car on donne parfois à la justice le
nom de vérité ; or la vérité est dans l'intelligence, non dans la volonté.
2. La justice concerne ce qui a rapport à autrui ; or c'est à
l'intelligence qu'il appartient d'établir ce rapport ; la justice est donc une
vertu de l'intelligence plutôt que de la volonté.
3. La justice, puisqu'elle n'est pas ordonnée à la
connaissance, n'est pas une vertu intellect. Il reste donc qu'elle est une
vertu morale. Or la vertu morale a pour siège "ce qui, dans l'homme
participe de la raison", c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible
d'après Aristote. C'est donc là, et non dans la volonté, que la justice a son
siège.
Cependant :
Saint Anselme nous
dit : "La justice est la rectitude de la volonté observés pour elle-même."
Conclusion :
La vertu a son
siège dans la puissance, dont elle a pour fonction de rectifier l'acte. Or la
justice n'a pas à rectifier un acte quelconque de connaissance ; on ne nous
appelle pas justes du fait que nous connaissons quelque chose avec rectitude.
Elle n'a donc pas son siège dans l'intelligence ou la raison, qui est une
faculté de connaissance. Mais parce que nous sommes appelés justes du fait que
nous accomplissons quelque chose avec droiture, et parce que c'est l'appétit
qui est le principe prochain d'un acte, il est nécessaire que la justice ait
son siège dans une puissance appétitive. Or l'appétit est double : la volonté, qui
est dans la raison, et l'appétit sensible qui suit la perception sensible et
qui se divise en irascible et concupiscible, comme on l'a vu dans la première
Partie. Mais rendre à chacun son dû ne peut dépendre de l'appétit sensible, car
la perception sensible ne va pas jusqu'à pouvoir considérer le rapport d'une
chose à une autre : c'est là le propre de la raison. Il s'ensuit que la justice
ne saurait avoir son siège dans l'irascible ou le concupiscible, mais dans la
volonté. C'est pourquoi le Philosophe définit la justice par l'acte de la
volonté, comme nous l'avons montré précédemment.
Solutions :
1. La volonté est un
appétit de la raison ; c'est pourquoi, quand la rectitude de la raison, autrement
dit la vérité, pénètre dans la volonté, elle conserve ce nom de vérité, et de
là vient que la justice est appelée parfois vérité.
2. La volonté se porte vers son objet après qu'il a été saisi
par la raison. C'est pourquoi, parce que la raison établit un rapport avec
autrui, la volonté point vouloir quelque chose relativement à autrui, la
volonté est du domaine de la justice.
3. Il n'y a pas, pour participer de la raison, que et le
concupiscible. C'est toute puissance appétitive, dit Aristote, parce que tout
appétit obéit à la raison. Or la volonté est faculté appétitive ; c'est
pourquoi elle peut être le siège d'une vertu morale.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la justice est énumérée avec les
autres vertus, comme cela se voit au livre de la Sagesse (8, 7) : "Elle
enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la force." Or on ne
divise pas, ou on n'énumère pas ainsi un genre avec les espèces qu'il contient.
La justice n'est donc pas une vertu générale.
2. De même que la justice est considérée comme une vertu
cardinale, il en est ainsi pour la force et la tempérance. Or celles-ci ne sont
pas des vertus générales. Donc, la justice non plus, à aucun titre.
3. La justice implique toujours rapport à autrui, nous l'avons
dit. Mais le péché contre le prochain n'est pas un péché général ; il s'oppose
seulement au péché que l'on commet contre soi-même. Donc la justice n'est pas
une vertu générale.
Cependant :
Le Philosophe nous
dit que "la justice est toute vertu".
Conclusion :
La justice a pour
but de régler nos rapports avec autrui, et cela de deux manières : soit avec
autrui considéré individuellement, soit avec autrui considéré socialement, c'est-à-dire
en tant que le serviteur d'une communauté sert tous les hommes qui en font
partie. Sous ce double aspect la justice peut intervenir selon sa raison
propre. Il est manifeste, en effet, que tous ceux qui vivent dans une société
sont avec elle dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie,
en tant que telle, est quelque chose du tout ; d'où il résulte que n'importe
quel bien de la partie doit être subordonné au bien du tout. C'est ainsi que le
bien de chaque vertu, de celles qui ordonnent l'homme envers soi-même, ou de
celles qui l'ordonnent envers d'autres individus, doit pouvoir être rapporté au
bien commun auquel nous ordonne la justice. De cette manière les actes de
toutes les vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne
l'homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et
parce que c'est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, nous l'avons
vu, cette justice dite générale est appelée justice légale : car, par elle, l'homme
s'accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien
commun.
Solutions :
1. Ce n'est pas en tant que vertu générale que la justice est
énumérée parmi les autres vertus, mais en tant que vertu spéciale, comme nous
allons le voir.
2. La tempérance et la force ont leur siège dans l'appétit
sensible, c'est-à-dire dans le concupiscible et l'irascible. Ces puissances
désirent des biens particuliers, de même que les sens ne connaissent que
l'individuel. Au contraire, la justice a pour siège l'appétit intellectuel, qui
peut se porter vers le bien universel appréhendé par l'intelligence. C'est
pourquoi la justice peut être une vertu générale plus que la tempérance et la
force.
3. Ce qui nous concerne personnellement peut être ordonné à
autrui, surtout en raison du bien commun. De là vient que la justice légale, qui
a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la
même raison l'injustice peut être appelée un péché général car "tout péché
est une iniquité" (1 Jn 3, 4).
Objections :
1. Il semble bien, car le Philosophe dit que vertu et justice
légale "s'identifient avec n'importe quelle vertu, n'en différant que par
l'existence". Mais les êtres qui diffèrent ainsi seulement par l'existence,
ou par une distinction de raison, ne diffèrent pas essentiellement. La justice
est donc identique par essence à n'importe quelle vertu.
2. Toute vertu qui ne diffère pas d'une autre essentiellement,
en est une partie. Or la justice en question, d'après le Philosophe : "n'est
pas une partie de vertu, mais toute vertu" ; la justice ne fait donc qu'un
essentiellement avec toutes les vertus.
3. Du fait qu'une vertu ordonne son acte à une fin plus haute,
l'habitus n'en est pas diversifié pour autant dans son essence, par exemple
l'habitus de tempérance, même si son acte était ordonné au bien divin. Or, c'est
le propre de la justice légale d'ordonner les actes de toutes les vertus au
bien commun de la multitude, qui l'emporte en valeur sur le bien privé de
l'individu. Il apparaît donc que la justice légale se confond essentiellement
avec toute autre vertu.
4. Tout le bien de la partie doit pouvoir être ordonné à celui
du tout, sous peine d'être vain et inutile. Mais ce qui se conforme à la vertu
ne peut être ainsi. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir aucun acte d'une
vertu qui ne relève de la justice générale, ordonnée au bien commun. Il semble
ainsi que la justice légale ne ferait qu'un essentiellement avec les autres
vertus.
Cependant :
Le Philosophe nous
dit que "beaucoup de gens pensent exercer la vertu dans leurs biens privés,
qui ne le peuvent pas lorsqu'il s'agit du bien d'autrui". Il dit encore que
"la vertu d'un homme bon n'est pas purement et simplement la vertu du bon
citoyen". Or la vertu de ce dernier n'est autre que la justice générale
qui nous ordonne au bien commun. La justice générale ne se confond donc pas
avec la vertu commune ; elles peuvent exister l'une sans l'autre.
Conclusion :
Le mot "général"
s'entend de deux manières. Premièrement, sous forme d'attribution, comme le mot
animal attribué à l'homme, au cheval, et à tous les êtres semblables. Dans ce
cas, ce qui est général doit s'identifier essentiellement avec les êtres
auxquels il est attribué, puisque le genre appartient essentiellement à
l'espèce, et entre dans sa définition. Deuxièmement, un être est appelé général
au point de vue de sa puissance, telle une cause universelle par rapport à tous
ses effets, par exemple le soleil qui illumine ou transforme tous les corps par
sa puissance. En ce sens, il n'est pas nécessaire que la puissance générale
s'identifie avec les êtres auxquels elle s'étend ; la cause et ses effets n'ont
pas la même essence.
C'est précisément
dans ce sens, d'après ce qui a été dit plus haut qu'on donne le nom de vertu
générale à la justice légale : en tant qu'elle ordonne les actes des autres
vertus à sa fin, ce qui revient à les mouvoir par son commandement. De même en
effet que la charité peut être qualifiée de vertu générale en tant qu'elle
ordonne les actes de toutes les vertus au bien divin, ainsi la justice légale
qui ordonne leurs actes au bien commun. Cependant cela n'empêche pas la charité,
qui a pour objet propre le bien divin, d'être par essence une vertu spéciale ;
pareillement la justice légale demeure une vertu spéciale, du fait qu'elle a
pour objet propre le bien commun. Ainsi elle réside dans le prince à titre de
principe, dotée d'une qualité architectonique, ne se trouvant chez les sujets
que de façon secondaire, comme agents d'exécution.
Néanmoins
n'importe quelle vertu peut être appelée justice légale en ce qu'elle est
ordonnée au bien commun par la vertu dont nous venons de parler, laquelle est à
la fois spéciale par son essence, et générale par sa puissance motrice. Alors, d'après
cette façon de parler, il n'y aurait entre n'importe quelle vertu et la justice
légale qu'une différence de raison. Et c'est ainsi que parle Aristote.
Solutions :
1 et 2. Ainsi se trouvent résolues la première et la deuxième
objections.
3. Ici encore l'objection porte sur la justice légale en tant
que l'on donne son nom à la vertu qu’elle commande.
4. Chaque vertu, selon sa raison propre, ordonne son acte à sa
propre fin. Mais que, toujours ou quelquefois, cet acte soit ordonné à une fin
supérieure, cela ne provient pas de cette vertu sous sa raison propre, mais il
faut que cela vienne d'une autre vertu supérieure par qui elle est ordonnée à
cette fin. Ainsi faut-il qu'une vertu supérieure ordonne au bien commun toutes
les vertus ; et elle n'est autre que la justice légale, essentiellement
différente de toute autre vertu.
Objections :
1. Il ne semble pas, car, dans le domaine des vertus, pas
plus que dans celui de la nature, il n'y a rien de superflu. Or la justice
générale ordonne suffisamment l'homme à tout ce qui concerne autrui. Donc
aucune justice particulière n'est nécessaire.
2. L'un et le multiple ne changent pas l'espèce d'une vertu.
Or la justice légale a pour objet de mettre l'homme en relation avec autrui
pour tout ce qui concerne la multitude, ainsi que nous venons de le montrer. Il
ne peut donc y avoir une autre vertu, spécifiquement différente, qui l'ordonne
à autrui pour ce qui concerne l'individu.
3. Entre l'individu et la foule des citoyens se place le
groupe domestique. Si donc, en plus de la justice générale, il existe une
justice particulière qui regarde les individus, il faudra, pour la même raison,
trouver une justice domestique qui ordonne l'homme au bien commun de la famille,
ce dont on ne parle pas. Donc il n'existe pas de justice particulière à côté de
la justice légale.
Cependant :
Saint Jean
Chrysostome à propos de ce verset de saint Matthieu (5, 6) : "Bienheureux
ceux qui ont faim et soif de la justice", nous dit que "la justice
désigne ou une vertu universelle, ou une vertu particulière qui s'oppose à
l'avarice".
Réponse :
Nous venons de
voir que la justice légale ne se confond pas essentiellement avec n'importe
quelle vertu. Il faut donc qu'en plus de cette vertu générale qui ordonne
l'homme de façon immédiate au bien commun, il y en ait d'autres qui l'ordonnent
immédiatement aux biens particuliers. Les uns peuvent nous concerner
personnellement, ou bien regarder un autre individu. Donc, de même qu'en dehors
de la justice légale il faut qu'il existe des vertus particulières qui
ordonnent l'homme en lui-même, telles la tempérance et la force, ainsi une
justice particulière est encore requise pour l'ordonner au sujet de ce qui
appartient à d'autres personnes que lui.
Solutions :
1. Que la justice légale ordonne suffisamment l'homme envers
autrui, c'est vrai de façon immédiate par rapport au bien commun ; mais
seulement d'une façon médiate par rapport au bien individuel. C'est pourquoi en
ce qui concerne le bien particulier des individus, une justice particulière est
requise.
2. Le bien commun de la Cité et le bien particulier d'une
personne différent entre eux formellement, et non pas seulement en quantité. La
notion de bien commun et celle de bien individuel diffèrent en effet entre
elles comme celles de tout et de partie. C'est pourquoi le Philosophe blâme ceux
qui n'admettent entre la Cité, la maison, et autres choses du même ordre, qu'une
différence selon le grand ou le petit nombre, et non selon l'espèce.
3. Selon le Philosophe, le groupe domestique implique trois
relations : entre l'épouse et l'époux ; entre parents et enfants ; entre
maîtres et serviteurs. On voit que l'une de ces personnes est quelque chose de
l'autre. C'est pourquoi entre ces personnes il n'y a pas de justice stricte, mais
une espèce de justice qu'on appelle domestique.
Objections :
1. Il ne semble pas, car, au sujet de ce texte de la Genèse
(2, 14), "le quatrième fleuve est l'Euphrate", la glose ordinaire
remarque que "Euphrate a le sens de fructueux ; et qu'on ne dit pas où il
va, parce que la justice concerne toutes les parties de l'âme". Or cela ne
serait pas si elle avait une matière spéciale, car toute matière spéciale
appartient à une puissance spéciale de l'âme. La justice particulière n'a donc
pas de matière spéciale.
2. Saint Augustin nous dit "qu'il existe quatre vertus
assurant ici-bas notre vie spirituelle : la tempérance, la prudence, la force
et la justice", et il ajoute, à propos de la quatrième, "qu'elle se
diffuse en tous". Donc la justice particulière ne comporte pas de matière
spéciale.
3. La justice dirige suffisamment l'homme dans ses relations
avec autrui. Mais tout ce qui existe en cette vie peut l'ordonner à autrui.
Donc la matière de la justice est générale, et non spéciale.
Cependant :
Le Philosophe
postule une justice particulière pour ce qui a trait spécialement aux échanges
résultant de la vie entre les hommes.
Conclusion :
Tout ce qui peut
être rectifié par la raison constitue la matière d'une vertu morale, laquelle
se définit par la droite raison, selon le Philosophe. Or les passions
intérieures de l'âme, les actions extérieures, et même les biens extérieurs qui
sont à l'usage de l'homme sont susceptibles de cette rectification rationnelle,
avec cette différence que, dans les actions et les choses extérieures par quoi
les hommes peuvent communiquer entre eux, on prend garde à l'ordination d'un
homme à l'égard d'un autre, tandis que dans les passions intérieures, on ne
considère que sa propre rectification en lui-même. Et puisque la justice a pour
objet d'ordonner à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu
morale, mais seulement les actions et les choses extérieures, sous une raison
d'objet qui est spéciale, c'est-à-dire en tant que par elles un homme est mis
en relation avec un autre.
Solutions :
1. La justice appartient essentiellement à une puissance de
l'âme, la volonté, qui meut par son commandement toutes les autres puissances.
A cause de cela on peut dire que la justice s'étend à toutes, non de façon
directe mais par une sorte de rejaillissement.
2. Comme nous l'avons dit précédemment, il y a deux façons
d'entendre les vertus cardinales : soit comme des vertus spéciales ayant des
matières déterminées ; soit comme des manières générales d'être vertueux. C'est
dans ce dernier sens que l'entend ici saint Augustin. Il dit en effet que la
prudence est "la connaissance des réalités désirables ou évitables" ;
la tempérance, "un refrènement de la cupidité à l'égard des délectations
temporelles" ; la force, "une fermeté d'âme en présence des choses
pénibles d'ici-bas" ; et la justice, "qui se diffuse dans les autres
vertus, un amour de Dieu et du prochain" que l'on trouve à la racine de
toutes nos relations avec autrui.
3. Les passions intérieures, qui sont une partie de la matière
morale, n'impliquent pas d'elles-mêmes une ordination à autrui, en quoi au
contraire consiste la raison propre de justice ; mais leurs effets, autrement
dit les opérations extérieures, peuvent être rapportés à autrui. Il ne s'ensuit
pas que la matière de la justice soit générale.
Objections :
1. Il semble que la justice concerne les passions. Car le
Philosophe nous dit que "les voluptés et les tristesses relèvent d'une
vertu morale". Or ce sont là des passions, nous l'avons vu ; elles
relèvent donc de la justice qui est une vertu morale.
2. Il appartient à la justice de rectifier les opérations qui
ont trait au prochain ; or cela est impossible sans une rectification préalable
des passions, dont le désordre rejaillit sur les opérations en question ; c'est
ainsi que la convoitise charnelle conduit à l'adultère, et l'avarice au vol. La
justice doit donc s'occuper des passions.
3. Comme la justice particulière, la justice légale concerne
autrui. Or celle-ci doit s'étendre aux passions, sans quoi elle ne s'étendrait
pas à toutes les vertus, dont quelques-unes ont manifestement les passions pour
objet. Les passions relèvent donc de la justice.
Cependant :
Le Philosophe nous
dit qu'elle a trait aux activités.
Conclusion :
La vérité sur
cette question ressort de deux considérations. La première concerne le siège de
la justice, c'est-à-dire la volonté dont les mouvements et les actes ne sont
pas les passions, nous l'avons établi ; car on ne donne le nom de passions qu'aux
mouvements de l'appétit sensitif. Les passions ne regardent donc pas la justice
mais la force et la tempérance, qui sont des vertus de l'irascible et du
concupiscible.
La seconde
considération se tire de la matière même de la justice, à savoir les rapports
avec autrui. En effet, les passions intérieures ne nous mettent pas
d'elles-mêmes et immédiatement en relation avec le prochain. Elles ne relèvent
donc pas de la justice.
Solutions :
1. Toutes les vertus
n'ont pas pour matière les plaisirs et les tristesses, car la force porte sur
les craintes et les audaces. Mais toute vertu morale est en relation avec le
plaisir et la tristesse comme avec des fins qui en sont la conséquence. En
effet, remarque Aristote : "la délectation et la tristesse sont la fin principale
en vue de quoi nous qualifions toute chose de bonne ou de mauvaise". Et
cela aussi relève de la justice : car "il n'y a pas d'homme juste qui ne
se réjouisse d'activités justes", dit Aristote.
2. Les activités extérieures tiennent pour ainsi dire le
milieu entre les réalités extérieures, qui sont leur matière, et les passions
intérieures qui sont leurs principes. Or il peut arriver qu'il y ait un défaut
sur un point et non sur l'autre : par exemple si quelqu'un s'empare du bien
d'autrui non par désir cupide de posséder, mais par volonté de nuire ; ou
inversement, s'il convoite le bien d'autrui, mais sans vouloir le prendre.
Aussi est-ce à la justice de rectifier les activités sous le rapport où elles
aboutissent aux choses extérieures ; mais en tant qu'elles dérivent des
passions, leur rectification relève des vertus morales qui ont les passions
pour objet. De là vient que la justice empêche la soustraction du bien d'autrui
pour autant qu'elle s'oppose à l'égalité à établir dans les choses extérieures
; et la libéralité, en tant que cette soustraction procède d'un amour immodéré
des richesses. Toutefois, parce que les activités extérieures ne tirent pas
leur espèce des passions intérieures, mais plutôt des réalités extérieures, il
s'ensuit, à proprement parler, que les réalités extérieures sont la matière de
la justice plus que des autres vertus morales.
3. Le bien commun est la fin de chacune des personnes vivant
en communauté, comme le bien du tout est la fin de chacune des parties. Or le
bien d'une personne en particulier n'est pas la fin d'une autre. C'est pourquoi
la justice légale qui a le bien commun pour objet peut s'étendre davantage aux
passions intérieures, par quoi l'homme est plus ou moins déterminé en lui-même,
plus que ne fait la justice particulière qui est ordonnée au bien d'une autre
personne en particulier. Ce qui n'empêche pas la justice légale de s'étendre à
titre de principe aux autres vertus considérées dans leurs activités
extérieures, c'est-à-dire en tant que "la loi ordonne d'accomplir les
oeuvres qui conviennent à l'homme fort, tempérant et doux", dit Aristote.
Objections :
1. Il semble que non. Une raison générique doit se retrouver
dans toutes les espèces. Or la vertu morale se définit : "Un habitus de
choix qui consiste dans un milieu que la raison détermine par rapport à nous."
Le milieu visé par la justice est donc un milieu rationnel, et non objectif
2. Quand il s'agit de choses bonnes purement et simplement, il
n'y a pas lieu de parler de trop ou de trop peu, ni par conséquent de "milieu",
comme c'est le cas pour les vertus selon Aristote. Or la justice concerne des "choses
purement et simplement bonnes", d'après Aristote. Donc le juste milieu de
la justice n'a pas de caractère objectif.
3. Dans les autres vertus, le juste milieu est appelé rationnel
et non objectif, parce qu'il se diversifie relativement à diverses personnes :
ce qui est beaucoup pour l'un, est peu pour un autre. Or cela s'observe aussi
en justice : on ne punit pas de la même peine celui qui frappe le prince, et
celui qui frappe une personne privée. Le juste milieu de la justice n'a donc
pas de caractère objectif, mais un caractère rationnel.
Cependant :
D’après le
Philosophe le juste milieu de la justice se détermine selon une
proportionnalité arithmétique, ce qui en fait un "milieu" objectif.
Conclusion :
Nous avons dit
précédemment que les autres vertus morales ont trait principalement aux
passions, dont la rectification ne se prend que par rapport à l'homme lui-même,
sujet des passions, de façon qu'il s'irrite ou convoite comme il le doit selon
les diverses circonstances. C'est pourquoi le juste milieu propre à ces vertus
ne s'apprécie pas d'après la proportion d'une chose à une autre, mais seulement
par rapport au sujet vertueux lui-même. C'est pourquoi, chez elles, le juste milieu
est fixé par la raison et relatif à nous. Au contraire, la matière de la
justice est une activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité
qu'elle emploie, implique une juste proportion avec autrui. C'est donc dans
l'égalité de proportion de cette réalité extérieure avec autrui que consistera
le juste milieu de la justice. Or l'égalité tient réellement le milieu entre le
plus et le moins. Le juste milieu de la justice a donc un caractère objectif.
Solutions :
1. Cette réalité du juste milieu de la justice ne l'empêche
pas d'être en même temps rationnel. C'est pourquoi on retrouve dans la justice
la raison de vertu morale.
2. Le bien pur et simple s'entend de deux manières. D'abord en
ce sens qu'il est bon de toutes manières ; c'est ainsi que les vertus sont
bonnes. Dans ce sens-là il n'y a ni milieu ni extrêmes. Mais dans un autre sens,
on dit d'une chose qu'elle est bonne purement et simplement lorsqu'elle l'est
absolument, c'est-à-dire selon sa nature, bien que par suite d'abus elle puisse
devenir mauvaise ; c'est évident pour les richesses et les honneurs. Dans ce
cas, il y a place pour des excès, des déficiences et un juste milieu, à cause
des hommes qui peuvent en faire un bon ou un mauvais usage. C'est précisément
le cas de la justice, qui concerne ces réalités absolument bonnes en
elles-mêmes.
3. Entre la violence faite au prince, ou faite à une personne
privée, la proportion est différente. C'est pourquoi l'égalité à rétablir par
le châtiment n'est pas la même dans les deux cas. Il s'agit donc bien là d'une
différence réelle, et non seulement rationnelle.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Augustin attribue à la
justice de "secourir les malheureux". Mais alors nous leur donnons ce
qui est à nous et non ce qui est à eux. Donc l'acte de la justice ne consiste
pas à rendre à chacun son dû.
2. Cicéron déclare que "la bienfaisance, qu'on peut
appeler libéralité ou bénignité", appartient à la justice. Mais la libéralité
consiste aussi à donner de son propre bien à quelqu'un, et non de ce qui lui
appartient. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun son dû.
3. Il appartient à la justice non seulement de distribuer les
ressources dans la mesure requise, mais encore de réprimer les actions injustes,
comme les homicides, les adultères, etc. Mais rendre à chacun son dû ne
concerne que la dispensation des ressources. Donc on ne signale pas
suffisamment l'acte de la justice en disant qu'il consiste à rendre à chacun
son dû.
Cependant :
Pour saint Ambroise,
"la justice est la vertu qui rend à chacun son dû, ne réclame pas le bien
d'autrui, et néglige son propre intérêt pour sauvegarder l'équité commune".
Conclusion :
Nous venons de
voire que la matière de la justice est l'activité extérieure qui, par elle-même
ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne
avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu'une chose appartient en
propre à une personne donnée, lorsqu'elle lui est due selon une égalité de
proportion. C'est pourquoi l'acte propre de la justice consiste bien à rendre à
chacun son dû.
Solutions :
1. Certaines vertus secondaires, telles que la miséricorde, la
libéralité, etc., se sont ajoutées à la justice, du fait que celle-ci est une
vertu cardinale, comme on le montrera plus loin. C'est en ce sens que le
secours aux malheureux qui relève de la miséricorde ou de la piété, ou la
largesse dans les bienfaits, qui relève de la libéralité, sont ramenés à la justice
comme à la vertu principale.
2. Et par là se trouve résolue la deuxième objection.
3. Selon Aristote, on donne le nom de gain, par extension, à
tout ce qui dépasse les exigences de la justice, comme on donne celui de
dommage à ce qui leur est inférieur. Et c'est pourquoi, du fait que la justice
s'est d'abord exercée et s'exerce encore le plus souvent dans les échanges
volontaires de biens, tels que les achats et les ventes, où ces mots sont
employés dans leur sens propre, ou en a étendu l'appellation à tout ce qui, de
près ou de loin, peut être l'objet de la justice. Il en est de même pour
l'expression - "rendre à chacun ce qui lui est dû".
Objections :
1. Il ne semble pas ;
car il est plus vertueux de donner à quelqu'un, par libéralité, de son propre
bien que de lui rendre en justice ce qui lui est dû. La libéralité est donc une
vertu supérieure à la justice.
2. On ne confère un ornement qu'en donnant un objet plus
digne. Or, d'après Aristote : "la magnanimité est l'ornement de la justice
et de toutes les vertus". Elle est donc plus noble que la justice.
3. "La vertu concerne ce qui est difficile et bon", dit
Aristote. Mais, selon lui la force concerne des actions plus difficiles : les
périls de mort. Donc la force est plus noble que la justice.
Cependant :
Cicéron affirme :
"C'est dans la justice que la vertu brille de son plus vif éclat ; car
c'est à cause d'elle que les hommes sont appelés bons."
Conclusion :
Si nous parlons de
la justice légale, il est manifeste qu'elle dépasse en valeur toutes les vertus
morales, du fait que le bien commun l'emporte sur le bien particulier d'un individu.
C'est en ce sens qu'Aristote nous dit que "la plus éclatante des vertus
paraît être la justice, et que ni l'étoile du soir, ni celle du matin ne sont
aussi admirables".
Mais, si nous
parlons de la justice particulière, elle dépasse en excellence les autres
vertus morales pour deux raisons.
- La première, prise
du côté du sujet, est que la justice a son siège dans la partie la plus noble
de l'âme, c'est-à-dire l'appétit rationnel ou la volonté, alors que les autres
vertus morales ont pour siège l'appétit sensible et pour matière les passions
qui s'y rapportent, lesquelles sont la matière des autres vertus morales.
- La seconde
raison se prend du côté du sujet. Car les vertus morales autres que la justice
sont louées seulement à cause du bien qu'elles réalisent dans l'homme vertueux,
tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l'homme vertueux
réalise dans ses rapports avec autrui, de telle sorte qu'elle est d'une
certaine manière le bien d'autrui, dit Aristote. C'est pourquoi il remarque que
"les plus grandes vertus sont nécessairement les plus honorables pour
autrui, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on
honore davantage les forts et les justes, la force étant utile aux autres dans
la guerre, et la justice dans la guerre et dans la paix".
Solutions :
1. La libéralité, tout en donnant du sien, ne le fait qu'en
considérant le bien de sa vertu propre ; la justice au contraire donne aux
autres ce qui leur est dû en considération du bien commun. En outre, la justice
concerne tous les hommes, alors que la libéralité ne peut s'étendre à tous.
Enfin la libéralité, qui donne du sien, a son fondement dans la justice qui
garantit à chacun son dû.
2. La magnanimité, quand elle s'ajoute à la justice, accroît
sa bonté. Mais sans la justice, elle n'aurait pas raison de vertu.
3. La force, si elle vise au plus difficile, ne vise pas au
meilleur, car elle n'est utile que dans la guerre ; tandis que la justice est
utile dans la guerre et dans la paix, on vient de le dire.
- 1. L'injustice est-elle un vice spécial ? - 2. Agir injustement est-il propre à l'homme injuste ? - 3. Peut-on subir une injustice volontairement ? - 4. L'injustice est-elle, par son genre, péché mortel ?
Objections :
1. "Tout péché est une iniquité" (1 Jn 3, 4). Or il
semble que l'iniquité se confonde avec l'injustice, la justice étant une
égalité, si bien que l'injustice semble identique à l'inégalité ou iniquité. Donc
l'injustice n'est pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne s'oppose à toutes les vertus, tandis
que c'est là le fait de l'injustice ; ainsi l'adultère s'oppose à la chasteté, l'homicide
à la mansuétude, et ainsi de suite. Donc l'injustice n'est pas un péché
spécial.
3. L'injustice s'oppose à la justice qui a son siège dans la
volonté ; or, comme le remarque saint Augustin, "la volonté est le siège
de tous les péchés". Il s'ensuit que l'injustice n'est pas un péché
spécial.
Cependant :
L’injustice
s'oppose à la justice qui est une vertu spéciale ; elle est donc aussi un péché
spécial.
Conclusion :
Il y a deux sortes
d'injustice.
- D'abord une
injustice illégale qui s'oppose à la justice légale, et qui est par essence un
vice spécial en tant qu'elle regarde un objet spécial - le bien commun -
qu'elle méprise. Mais si l'on tient compte de l'intention, elle est un vice
général, en ce sens que le mépris du bien commun peut conduire l'homme à
commettre tous les péchés, de même que tous les vices, sous le rapport où ils
s'opposent au bien commun, dérivent en quelque sorte de l'injustice, comme nous
venons de le dire au sujet de la justice.
- En plus de cette
injustice légale, il y en a une autre qui consiste dans une certaine inégalité
par rapport à autrui, en tant qu'on veut plus de bien, comme des richesses et
des honneurs, et moins de maux, comme des labeurs et des dommages. En ce sens
l'injustice a une matière spéciale, et constitue un vice particulier opposé à
la justice particulière.
Solutions :
1. De même qu'on définit la justice légale par rapport au
bien commun humain, de même la justice divine par rapport au bien divin, auquel
s'oppose tout péché. A ce point de vue tout péché mérite le nom d'iniquité.
2. Même l'injustice particulière s'oppose à toutes les vertus
indistinctement, en tant que les actes extérieurs relèvent à la fois de la
justice et des autres vertus morales, mais sous des aspects différents, nous
l'avons dit.
3. La volonté, comme la raison, s'étend à toute la matière
morale, c'est-à-dire aux passions et aux opérations extérieures ayant trait à
autrui. Cependant la justice ne perfectionne la volonté que dans la mesure où
elle s'étend à ces opérations. Pareillement l'injustice n'est dans la volonté
qu'à ce titre.
Objections :
1. Il semble bien, car les habitus reçoivent leur espèce de
leurs objets, nous l'avons montré précédemment ; or le juste est l'objet propre
de la justice, comme l'injuste de l'injustice. Il faut donc appeler juste ou
injuste celui qui commet une action juste ou injuste.
2. Le Philosophe déclare fausse l'opinion de ceux pour
lesquels il est au pouvoir de l'homme de commettre subitement une injustice, si
bien que l'homme juste n'en est pas moins capable que l'homme injuste. Or cela
ne serait pas, si le fait de commettre l'injustice n'était pas le propre d'un
homme injuste. On doit donc qualifier quelqu'un d'injuste du fait qu'il commet
l'injustice.
3. Toutes les vertus ont le même rapport à leur acte propre, et
il faut en dire autant des vices opposés. Or on appelle intempérant quiconque
fait un acte d'intempérance. Donc tout homme qui commet une injustice est
appelé injuste.
Cependant :
Le Philosophe
soutient "qu'on peut faire quelque chose d'injuste sans pour cela être
injuste".
Conclusion :
De même que
l'égalité dans les biens extérieurs est l'objet de la justice, ainsi
l'inégalité est l'objet de l'injustice, par exemple d'attribuer à quelqu'un
plus ou moins que ce qui lui revient. C'est à cet objet que se rapporte
l'habitus de l'injustice, moyennant son acte propre qui consiste à faire
quelque chose d'injuste. Il peut donc arriver à quelqu'un d'agir ainsi sans
être injuste, et cela doublement.
- D'abord du fait
que cet acte injuste n'a pas de rapport avec l'objet propre de l'injustice.
C'est en effet d'un objet propre et non accidentel qu'une opération reçoit son
nom et son espèce. Or, dans les actes qui sont accomplis pour une fin, est
essentiel ce qui est voulu, et accidentel ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi, si
quelqu'un commet une injustice sans en avoir l'intention, par exemple par
ignorance, et sans penser faire quelque chose d'injuste, il ne commet pas
d'injustice à proprement parler, c'est-à-dire formellement, mais
accidentellement et matériellement. Une pareille action ne peut être qualifiée
d'injustice.
- Cela peut
arriver aussi du fait que cette action est sans rapport avec l'habitus. Une
injustice peut en effet provenir d'une passion, par exemple de la colère ou de
la convoitise ; ou du libre choix, quand cette injustice plaît par elle-même.
Dans ce dernier cas, elle procède proprement de l'habitus, s'il est vrai que
quiconque a un habitus trouve agréable ce qui s'accorde avec cet habitus. -
Donc le fait de commettre une injustice, intentionnellement et librement, est
le propre d'un homme injuste, c'est-à-dire de celui qui possède l'habitus
d'injustice ; mais il peut arriver aussi que quelqu'un qui en est dépourvu, commette
une injustice sans le vouloir, ou sous le coup d'une passion.
Solutions :
1. Ce qui spécifie un habitus est l'objet envisagé
formellement et proprement, et non un objet envisagé accidentellement et
matériellement.
2. Il n'est pas facile à n'importe qui d'accomplir
délibérément une injustice comme quelque chose qui plaît par soi et non pour
d'autres motifs ; c'est le propre de quelqu'un qui en a acquis l'habitus, remarque
le Philosophe.
3. L'objet de la tempérance n'a pas, comme celui de la justice,
une consistance extérieure ; il se définit seulement par rapport au sujet.
C'est pourquoi on ne peut donner le nom de "tempérant", ni
formellement, ni matériellement, à un acte accidentel, et non voulu ; de même
pour ce qui est "intempérant". En cela consiste la différence entre
la justice et les autres vertus morales. Mais quant au rapport entre l'acte et
l'habitus correspondant, il existe de façon semblable dans toutes les vertus.
Objections :
1. Il semble bien, car ce qui est injuste est inégal, nous
l'avons dit. Or on s'éloigne de l'égalité en se nuisant à soi-même aussi
bien qu'en nuisant à autrui ; on peut donc être injuste envers soi comme envers
autrui : mais quiconque commet l'injustice la commet volontairement. Donc on
peut souffrir une injustice volontairement, surtout lorsqu'elle vient de
soi-même.
2. Personne n'est puni selon la loi civile s'il n'a commis une
injustice ; or ceux qui se donnent la mort sont punis d'après les lois des
cités, en ce qu'autrefois ils étaient privés des honneurs de la sépulture ;
donc on peut être injuste envers soi, et ainsi on peut supporter l'injustice
volontairement.
3. On ne peut commettre d'injustice qu'à l'égard de quelqu'un
qui la subit ; or il arrive que ce quelqu'un y consente, par exemple si on lui
vend une chose plus cher qu'elle ne vaut ; on peut donc souffrir une injustice
volontairement.
Cependant :
Le fait de
souffrir une injustice s'oppose au fait de la commettre ; or nul ne commet une
injustice qu'à la condition de la vouloir ; donc par opposition, nul se subit
l'injustice que s'il ne la veut pas.
Conclusion :
Une action, par
définition, procède de l'agent, tandis que la passion, par définition, provient
d'un autre ; c'est pourquoi on ne peut être à la fois et sous le même rapport
agent et patient, selon Aristote. Or la volonté est le principe propre de
l'action humaine. Il s'ensuit qu'à parler proprement et essentiellement, un homme
ne fait que ce qu'il fait volontairement, et à l'inverse il ne souffre que ce
qui échappe à sa volonté ; car, en tant qu'il veut, il est le principe de son
acte, et par conséquent, comme tel, plus actif que passif. Il faut donc
soutenir qu'à parler essentiellement et formellement, nul ne peut commettre une
injustice qu'à condition de la vouloir, et ne peut la subir qu'à condition de
ne pas la vouloir. Au contraire, à parler selon l'accident et pour ainsi dire
matériellement, il peut arriver que quelqu'un commette quelque chose de
vraiment injuste sans le vouloir, lorsqu'il agit sans intention, ou supporte
volontairement l'injustice par exemple s'il donne volontairement à quelqu'un
plus qu'il ne lui doit.
Solutions :
1. Si quelqu'un donne volontairement à un autre plus qu'il ne
lui doit, il ne commet ni injustice, ni inégalité. En effet, c'est par sa
volonté qu'un homme possède les choses, et ainsi, lorsqu'on les lui enlève ou
s'il les donne de son propre gré, ce n'est pas étranger à son dessein, ni à
l'égalité.
2. Une personne quelconque peut être considérée à deux points
de vue. Individuellement d'abord. En ce cas, si elle se nuit à elle-même, elle
pourra commettre un péché soit d'intempérance, soit d'imprudence, mais non
d'injustice ; car l'injustice, comme la justice, implique toujours rapport à
autrui. Ou bien on peut considérer un homme en tant que membre de la Cité, ou
en tant qu'il appartient à Dieu comme sa créature et son image. A ce point de
vue, quiconque se donne la mort est injuste non envers soi, mais envers la Cité
et envers Dieu. C'est pourquoi la loi divine comme la loi civile lui inflige
une punition, ainsi qu'au fornicateur dont l'Apôtre (1 Co 3, 17) nous dit :
"Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira."
3. La passion est l'effet d'une action extérieure. Or, dans le
fait de commettre et de souffrir une injustice, l'élément matériel se rapporte
à l'acte extérieur, considéré en soi, nous l'avons dit au contraire l'élément
formel et essentiel se rapporte à la volonté de l'agent et du patient, nous
venons de le montrer. A parler matériellement, on doit donc dire que le fait de
commettre une injustice et celui d'en subir une, vont toujours ensemble.
Mais, si nous
parlons formellement, il peut arriver que quelqu'un commette une injustice
volontairement alors que le patient ne souffre pas d'injustice parce qu'il y
consent. Inversement, il peut arriver que quelqu'un souffre une injustice parce
qu'il la subit contre son gré, alors que celui qui en est cause l'ignore, et à
cause de cela ne commet pas l'injustice formellement, mais matériellement
seulement.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car le péché véniel s'oppose au péché
mortel. Or il arrive qu'on pèche véniellement en commettant une injustice.
C'est l'avis d'Aristote qui, parlant de ceux qui accomplissent des choses
injustes, prétend que "quels que soient les péchés commis, s'ils le sont
dans l'ignorance et à cause d'elle, ils sont véniels". On ne pèche donc
pas toujours mortellement en commettant une injustice.
2. Celui qui commet une injustice en matière légère, s'éloigne
peu du milieu vertueux. Or cela semble tolérable, et être compté parmi les
petits malheurs, d'après Aristote. Toute injustice n'est donc pas péché mortel.
3. La charité est la mère de toutes les vertus, et c'est pour
son opposition à la charité qu'un péché est appelé mortel. Or tous les péchés
opposés aux autres vertus ne sont pas mortels ; donc toute injustice n'est pas
péché mortel.
Cependant :
Tout ce qui est
contre la loi de Dieu est péché mortel ; or quiconque fait une injustice agit
contre la loi de Dieu, qu'il s'agisse d'un vol, d'un adultère, d'un homicide, etc.,
comme on le verra par la suite. Donc celui qui commet une injustice fait un
péché mortel.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment à propos de la différence des péchés, le péché mortel est
celui qui est contraire à la charité, laquelle fait vivre l'âme. Or tout
dommage causé à autrui s'oppose par soi à la charité, qui nous pousse à vouloir
le bien d'autrui. C'est pourquoi l'injustice, qui consiste toujours dans un
dommage causé à autrui, constitue, par son genre, un péché mortel.
Solutions :
1. Le mot d'Aristote doit s'entendre d'une ignorance de fait
que lui-même qualifie "d'ignorance des circonstances particulières", et
qui mérite le pardon, mais non d'une ignorance de droit qui est sans excuse.
Celui qui commet une injustice sans le savoir, n'agit que par accident, nous
l'avons dit.
2. Celui qui commet une injustice dans les petites choses ne
réalise pas l'injustice de façon parfaite, dans la mesure où il peut penser que
ce n'est pas absolument contraire à la volonté de celui qui la subit ; c'est le
cas par exemple de quelqu'un qui volerait une pomme, ou quelque chose
d'équivalent, en présumant que cela ne léserait pas le propriétaire et ne lui
déplairait pas.
3. Les péchés commis contre les autres vertus morales
n'impliquent pas toujours un dommage à l'égard d'autrui, mais un certain
désordre à l'égard des passions.
- 1. Le jugement est-il un acte de justice ? - 2. Est-il licite de juger ? - 3. Faut-il juger sur des soupçons ? - 4. Le doute doit-il être interprété favorablement ? - 5. Le jugement doit-il toujours être porté conformément aux lois écrites ? - 6. Le jugement est-il vicié par l'usurpation ?
Objections :
1. Il semble que non, car le Philosophe dit que "chacun
juge bien ce qu'il connaît", en sorte que le jugement semble relever de la
faculté de connaissance. Or c'est la prudence qui perfectionne cette faculté.
Le jugement paraît donc relever de la prudence plutôt que de la justice, qui
est dans la volonté, comme on l'a dit.
2. L'Apôtre déclare (1 Co 2, 15) : "L'homme spirituel
juge toutes choses." Or l'homme se spiritualise surtout par la charité "répandue
dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné". Le jugement
relève donc de la charité plutôt que de la justice.
3. Il appartient à chaque vertu de porter un jugement droit
sur sa propre matière, parce que, dit le Philosophe, "l'homme vertueux est
en chaque chose règle et mesure". Le jugement ne relève donc pas plus de
la justice que des autres vertus morales.
4. Le jugement semble n'appartenir qu'aux juges. Or l'acte de
la justice se trouve chez tous les justes. Donc puisque les juges ne sont pas
les seuls justes, il semble que le jugement ne soit pas l'acte propre de la
justice.
Cependant :
Nous lisons dans
le Psaume (94, 15) : "jusqu'à ce que la justice soit convertie en jugement."
Conclusion :
A proprement
parler, le jugement signifie l'acte du juge en tant que tel. Or, on l'appelle "juge"
(judicem) comme étant celui qui "énonce le droit" (jus
dicens). Et d'autre part le droit est l'objet de la justice, nous l'avons
établi. Il s'ensuit que le jugement, dans l'acception première du mot, implique
une définition ou détermination du juste ou du droit. Or le fait pour quelqu'un
de bien définir dans les actions vertueuses provient proprement de l'habitus
vertueux ; c'est ainsi que l'homme chaste détermine avec exactitude ce qui a
trait à la chasteté. Il s'ensuit que le jugement, qui comporte une
détermination exacte de ce qui est juste, appartient proprement à la justice.
C'est pourquoi le Philosophe remarque que les hommes "recourent au juge
comme à une sorte de justice animée".
Solutions :
1. Le mot de jugement qui, dans sa première acception, signifie
une détermination exacte des choses justes, s'est élargi au point de signifier
la détermination exacte de toutes choses, dans l'ordre spéculatif aussi bien
que pratique. Cependant pour qu'il y ait en toutes choses un jugement droit, deux
conditions sont requises, dont l'une se confond avec la vertu même qui profère
le jugement. Dans ce sens, le jugement est un acte de la raison, dont c'est la
fonction de dire ou de définir. L'autre condition concerne la disposition de
celui qui juge, selon laquelle il est apte à juger correctement. C'est ainsi
qu'en matière de justice le jugement procède de la vertu de justice, comme il
procède de la force en tout ce qui relève de cette vertu. Le jugement est donc
l'acte de la justice en tant qu'elle incline à juger exactement, et de la
prudence en tant qu'elle profère le jugement. D'où la synésis (bon sens
moral), qui appartient à la prudence, est appelée une vertu "de bon
jugement", nous l'avons établi précédemment
2. L'homme spirituel tient de l'habitus de charité une
inclination à juger sainement de toutes choses selon les règles divines, à
partir desquelles il porte son jugement grâce au don de sagesse ; de même le
juste, par la vertu de la prudence, porte son jugement à partir des règles du
droit.
3. Les autres vertus morales ordonnent l'homme par rapport à
lui-même, tandis que la justice l'ordonne par rapport à autrui, nous l'avons
montré. Or, si l'homme est maître de ce qui lui appartient, il ne l'est pas de
ce qui appartient à autrui. C'est pourquoi, dans le domaine des autres vertus
morales, on ne requiert que le jugement d'un homme vertueux, en l'entendant du
jugement au sens le plus large du mot, comme nous l'avons dit. En matière de
justice au contraire, le jugement d'une autorité supérieure est requis, "qui
soit capable de reprendre les deux parties et de poser sa main sur les deux".
Pour cette raison le jugement convient à la justice plus spécialement qu'aux
autres vertus.
4. Chez le prince, la justice est une vertu architectonique :
elle commande et prescrit ce qui est juste ; tandis que, chez les sujets, c'est
une vertu qui est d'exécution et de service. Aussi l'acte de juger, qui
comporte une déclaration de ce qui est juste, relève-t-il de la justice selon
le mode particulier qu'elle a chez le prince.
Objections :
1. Il semble que non, car on n'inflige de châtiment que pour
une action illicite ; or ceux qui jugent sont menacés d'un châtiment auquel se
soustraient ceux qui ne jugent pas, selon cette parole du Christ (Mt 7, 1) :
"Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés."
2. Saint Paul écrit (Rm 14, 4) : "Toi, qui es-tu pour
juger le serviteur d'autrui ? Qu'il reste debout ou qu'il tombe, cela ne
concerne que son maître." Et le maître de tous, c'est Dieu. Donc il n'est
permis à aucun homme de juger.
3. Personne n'est sans péché : "Lorsque nous prétendons
être sans péché, nous nous faisons illusion" (1 Jn 1, 8). Or il n'est pas
permis au pécheur de juger, selon cette parole (Rm 2, 1) : "Qui que tu
sois, ô homme qui juges, tu es sans excuse ; car sur le point où tu juges les
autres, tu te condamnes toi-même, en faisant toi-même ce que tu juges." Il
n'est donc permis à personne de juger.
Cependant :
Il est écrit dans le Deutéronome (16, 18) : "Tu
établiras des juges et des maîtres dans toutes les villes qui t'appartiennent, pour
qu'ils jugent le peuple par des jugements justes."
Conclusion :
Un jugement est
licite dans la mesure où il est un acte de justice. Or, d'après ce qui a été
dit, trois conditions sont requises pour cela : la première, qu'il procède
d'une inclination à la justice ; la deuxième, qu'il émane de l'autorité d'un
supérieur ; la troisième, qu'il soit proféré selon la droite règle de la
prudence. Là où l'une de ces conditions fait défaut, le jugement devient
vicieux et illicite. D'abord s'il va contre la droiture de la justice, il est
pervers ou injuste. Ensuite, quand l'homme juge en des matières où il n'a pas
autorité, on dit que le jugement est usurpé. Enfin, là où la certitude fait
défaut, par exemple lorsque sur de légères conjectures quelqu’un juge de choses
douteuses ou cachées, son jugement est entaché de suspicion, ou téméraires.
Solutions :
1. Le Christ interdit par ces paroles le jugement téméraire
qui porte sur quelque intention secrète du coeur ou sur d'autres objets
incertains, selon saint Augustin - ou encore il interdit tout jugement sur les
choses divines : parce qu'elles nous sont supérieures, nous ne devons pas les
juger mais simplement les croire, dit saint Hilaire - ou enfin, le Christ
interdit tout jugement inspiré non par la bienveillance, mais par l'aigreur, selon
saint Chrysostome.
2. Le juge est établi ministre de Dieu : c'est pourquoi il est
écrit (Dt 1, 16) : "Jugez selon la justice", et aussi : "Parce
que c'est le jugement de Dieu."
3. Ceux qui sont tombés dans des péchés graves ne doivent pas
juger ceux qui sont coupables des mêmes fautes, ou de péchés moindres, dit
saint Jean Chrysostome. Et cela doit s'entendre surtout quand ces péchés sont
publics, à cause du scandale qui s'élèverait de ce fait dans le coeur des gens.
Si les péchés ne sont pas publics, mais occultes, et que le pécheur, du fait de
ses fonctions, soit dans la nécessité de rendre immédiatement son arrêt, il
peut requérir ou juger, mais qu'il le fasse dans l'humilité et la crainte. Aussi
saint Augustin dit-il : "Si nous découvrons en nous le même vice, gémissons
ensemble, et invitons-nous réciproquement aux mêmes efforts." Cependant, pour
autant, le juge ne se condamne pas lui-même, et n'encourt pas une nouvelle
condamnation, si ce n'est qu'en condamnant un autre, il se montre condamnable
de la même façon, pour un péché identique ou semblable.
Objections :
1. Il semble que le jugement fondé sur le soupçon ne soit pas
illicite, car le soupçon est une opinion incertaine au sujet d'un mal. Le
soupçon, d'après Aristote, porte aussi bien sur le vrai que sur le faux. Or sur
les faits singuliers et contingents on ne peut avoir qu’une opinion incertaine.
Donc, puisque le jugement des hommes a pour objet les actes humains qui sont
des faits singuliers et contingents, il semble que nul jugement ne serait
licite, s'il n'était pas permis de fonder un jugement sur le soupçon.
2. Le jugement illicite est cause d'injustice envers le
prochain. Mais le soupçon mauvais consiste seulement dans une opinion humaine, et
ainsi elle ne semble pas comporter d'injustice envers l'autre. Le jugement
fondé sur le soupçon n'est donc pas illicite.
3. Si un tel jugement est illicite, il faut qu'il se ramène à
l'injustice, puisque, comme on vient de le voir, le jugement est l'acte de la
justice. Mais l'injustice, par son genre même, est péché mortel nous l'avons
dit plus haut. Donc, le jugement fondé sur un soupçon, s'il était illicite, serait
toujours péché mortel. Mais cela est faux, car "nous ne pouvons pas éviter
les soupçons", nous dit saint Augustin dans sa glose sur ces mots de saint
Paul (1 Co 4, 5) : "Ne jugez pas avant le temps." Donc un tel
jugement ne semble pas illicite.
Cependant :
Selon saint Jean
Chrysostome : "Par cet ordre : "Ne jugez pas", le Christ
n'empêche pas les chrétiens de corriger les autres par bienveillance ; mais il
ne veut pas que, par l'étalage de leur propre justice, des chrétiens méprisent
des chrétiens en haïssant et condamnant les autres, sur de simples soupçons la
plupart du temps."
Conclusion :
Comme dit Cicéron,
le soupçon doit être considéré comme une faute lorsqu'il n'est fondé que sur de
légers indices. Trois cas peuvent se présenter : 1° Quelqu'un est méchant en
soi-même, et, en conséquence, conscient de sa propre méchanceté, il attribue
facilement le mal aux autres. Comme dit l'Ecclésiaste (10, 3 Vg) : "Dans
ses voyages, l'insensé, parce qu'il est lui-même sans sagesse, estime que tous
les autres sont insensés." 2° Quelqu'un est mal disposé envers son
prochain ; or, lorsqu'un homme en méprise ou en déteste un autre, qu'il
s'irrite contre lui ou qu'il l'envie, de légers signes suffisent pour qu'il le
juge coupable ; car chacun croit facilement ce qu'il désire. 3° Le soupçon peut
encore provenir d'une longue expérience. Aussi Aristote dit-il que "les
vieillards sont soupçonneux à l'excès pour avoir éprouvé nombre de fois les
défauts des autres".
Les deux premières
causes de soupçon relèvent manifestement d'une disposition vicieuse. Mais la
troisième élimine le soupçon dans la mesure où l'expérience approche de la
certitude, laquelle est contraire à la notion de soupçon. En conséquence, il y
a un vice dans tout soupçon, et un vice proportionnel au soupçon lui-même. 1°
Il y a d'ailleurs trois degrés dans le soupçon : Un homme, sur de faibles
indices, commence à douter de la bonté d'un autre. C'est là un péché véniel et
léger, car "cela tient à la faiblesse humaine, inhérente à cette vie",
ainsi que dit la glose sur la parole de saint Paul (1 Co 4, 5) : "Ne jugez
de rien avant le temps." 2° Quelqu'un tient pour certaine la malice
d'autrui, d'après de faibles indices. En ce cas, si la matière est grave, il y
a péché mortel, parce que cela ne peut aller sans mépris du prochain. La glose
ajoute au même endroit : "Bien que nous ne puissions éviter les soupçons, puisque
nous sommes des hommes, nous devons cependant nous abstenir des jugements, c'est-à-dire
des sentences fermes et définitives." 3° Un juge se prépare à condamner
sur un simple soupçon : cela relève directement de l'injustice, et par
conséquent est péché mortel.
Solutions :
1. Dans les actes humains, on ne requiert pas la certitude
des sciences démonstratives, mais seulement celle qui convient à une telle
matière, par exemple la preuve établie par les témoins qualifiés.
2. Du fait même que quelqu'un a mauvaise opinion d'autrui sans
cause suffisante, il le méprise injustement ; donc il est injuste envers lui.
3. Comme on l'a vu, la justice et l'injustice concernent les
activités extérieures. Le jugement fondé sur le soupçon relève directement de
l'injustice quand il porte sur un acte extérieur ; et il est alors péché mortel,
nous venons de le dire. Le jugement intérieur ne relève de la justice que dans
sa relation avec le jugement extérieur ; c'est le cas de tout acte intérieur
par rapport à l'acte extérieur : la convoitise par rapport à la fornication, la
colère par rapport à l'homicide.
Objections :
1. Il semble que non, car la majorité des jugements doit être
conforme à ce qui arrive dans la majorité des cas ; or, dans la majorité des
cas, il arrive que l'on agit mal : car "le nombre des insensés est infini",
dit l'Ecclésiaste (1, 15 Vg), et la Genèse (8, 21) : "Les desseins de
l'homme sont portés au mal dès son enfance." Donc nous devons interpréter
le doute dans le sens du mal, plutôt que dans celui du bien.
2. D'après saint Augustin, "celui qui vit dans la justice
et la piété est un appréciateur impartial", car il ne penche vers aucun
des deux côtés. Or, interpréter en bien ce qui est douteux, c'est incliner dans
l'autre sens. Donc il ne faut pas le faire.
3. L'homme doit aimer son prochain comme soi-même. Mais, en ce
qui le concerne personnellement, l'homme doit interpréter ses doutes en
mauvaise part, conformément à cette parole de Job (9, 28) : "L'effroi me
saisit en face de tous mes maux." Donc, il semble bien qu'il faille
interpréter en mal tout ce qui, dans le prochain, laisse place au doute.
Cependant :
Sur ce texte de
l'épître aux Romains (14, 3) : "Que celui qui ne mange pas ne juge pas
celui qui mange", la Glose écrit : "Les doutes doivent être
interprétés en bonne part."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, celui qui a une mauvaise opinion du prochain sans motif suffisant est
injuste et méprisant envers lui. Or, nul ne doit mépriser autrui, ni lui causer
aucun dommage, sans motif contraignant. C'est pourquoi, tant que des indices de
perversité ne sont pas évidents chez un homme, nous devons le tenir pour
vertueux et interpréter en bonne part tout ce qui est douteux.
Solutions :
1. Il peut arriver que celui qui interprète toujours en bonne
part ce qui est douteux se trompe le plus souvent. Mais il vaut mieux se
tromper souvent en ayant bonne opinion d'un homme mauvais, que de faire très
rarement erreur en ayant mauvaise opinion d'un homme vertueux ; dans ce dernier
cas, on commet une injustice envers le prochain ; mais non pas dans le premier.
2. Ce n'est pas pareil, de juger des choses ou de juger des
hommes. Dans le jugement que nous portons sur les choses, on ne considère pas
le bien ou le mal chez elles, c'est pourquoi la façon dont nous les jugeons ne
peut leur nuire. Ce qui est seulement à considérer, c'est le bien de celui qui
juge si son jugement est conforme à la vérité ; et c'est son mal si ce jugement
est erroné, car, dit Aristote, "la vérité est le bien de l'esprit, l'erreur
est son mal". Que chacun s'efforce donc de juger des choses comme elles
sont.
Mais dans le
jugement que nous portons sur les personnes, il faut considérer surtout le bien
ou le mal chez celui qui est jugé ; car le jugement porté le rendra honorable
s'il est jugé bon ; méprisable s'il est jugé mauvais. C'est pourquoi nous
devons nous efforcer de porter sur autrui un jugement favorable, à moins que
nous n'ayons un motif évident en sens contraire. Quant à l'homme qui juge, le
jugement faux qu'il porte en bonne part ne constitue pas un mal pour son
intelligence, pas plus que la connaissance des singuliers contingents
n'appartient, de soi, à la perfection de son intelligence ; cela contribue
davantage au bien de ses dispositions affectives.
3. Interpréter en bonne ou mauvaise part peut se faire de deux
façons : 1° Par hypothèse. Ainsi, quand nous devons employer un remède pour
certaines maladies - les nôtres ou celles d'autrui - il est bon que nous
apportions un remède efficace contre une maladie supposée plus grave ; parce
que le remède efficace contre un mal plus grave, l'est bien davantage contre un
mal moindre. 2° Nous interprétons en bien ou en mal en définissant ou en
précisant. Et ainsi, dans un jugement sur des choses, on doit s'efforcer de les
interpréter chacune comme elle est ; mais en jugeant les personnes, on doit
interpréter en bonne part, nous l'avons dit.
Objections :
1. Il semble que non, car on doit toujours éviter de rendre
un jugement injuste. Or, les lois écrites sont parfois injustes : nous lisons
en effet dans Isaïe (10, 1) : "Malheur à ceux qui font des lois injustes
et qui écrivent des décrets oppressifs" Donc il ne faut pas toujours juger
selon la loi écrite.
2. Le jugement porte sur des cas particuliers. Or, aucune loi
écrite ne peut prévoir tous les cas particuliers, comme le Philosophe le
démontre. On voit qu'on ne doit pas toujours juger d'après les lois écrites.
3. La loi est écrite pour faire connaître la décision du
législateur. Or, il arrive parfois que, si le législateur était présent, il
jugerait autrement qu'il n'a décidé dans la loi. Donc il ne faut pas toujours
juger selon la loi écrite.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "Les hommes peuvent discuter lorsqu'ils instituent des lois
temporelles ; mais quand elles ont été instituées et confirmées, il n'est pas
permis aux juges de les juger, mais seulement de juger d'après elles."
Conclusion :
Comme on l'a dit
le jugement est une définition ou détermination de ce qui est juste. Or, ce qui
est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c'est le droit
naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui et du droit
positif, nous l'avons établi plus haut. Les lois sont écrites pour assurer
l'application de l'un et l'autre droit, mais de façon différente. La loi écrite
contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne
fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la
rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son
autorité. C'est pourquoi il est nécessaire que les jugements soient rendus
conformément à la loi écrite : autrement, le jugement manquerait soit au droit
naturel, soit au droit positif.
Solutions :
1. La loi écrite ne donne pas au droit naturel son autorité
et par conséquent ne peut ni diminuer, ni supprimer cette autorité, car la
volonté de l'homme ne peut pas changer la nature. C'est pourquoi, si la loi
écrite contient quelque prescription contraire au droit naturel, elle est
injuste et ne peut obliger ; il n'y a de place, en effet, pour le droit positif
que là où il est indifférent à l'égard du droit naturel, qu'il soit ainsi ou
autrement, comme nous l'avons montré. C'est pourquoi de tels écrits ne peuvent
être appelés des lois, mais plutôt des corruptions de la loi, nous l'avons dit
précédemment. On ne peut donc pas se régler sur eux pour juger.
Les lois injustes
en elles-mêmes sont contraires au droit naturel, soit toujours, soit le plus
souvent ; de même, les lois bien faites sont, dans certains cas, défectueuses :
à les suivre on irait contre le droit naturel ; il ne faut pas alors juger
selon l'intention du législateur.
2. Le jurisconsulte dit : "Aucune raison de droit, ni la
bienveillance de la justice ne peuvent souffrir que des prescriptions sagement
introduites en vue de l'utilité des hommes, tournent à leur préjudice du fait
d'une interprétation trop stricte par laquelle on en arrive à la sévérité."
Et d'ailleurs, en telles conjonctures, le législateur lui-même jugerait
autrement ; et s'il avait considéré ce cas, il l'aurait précisé dans sa loi.
3. Cette réponse résout aussi la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que non, car la justice est une rectitude dans
l'action. Mais rien ne diminue la vérité, dite par n'importe qui, et elle doit
être reçue par tous. Donc, de même, rien ne diminue la justice, quel que soit
celui qui détermine ce qui est juste, détermination qui constitue le jugement
même.
2. Il appartient au jugement de punir le péché. Or, dans
l’Écriture, certains hommes sont loués pour avoir puni des péchés, alors qu'ils
n'avaient pas autorité sur ceux qu'ils châtiaient : tel Moïse, loué pour avoir
tué un Égyptien (Ex 2, 11) et Phinéès, fils d'Éléazar, pour avoir fait périr
Zimri, fils de Salu (Nb 25, 7) ; "et cet acte lui fut imputé à justice",
dit le Psaume (106, 31). Donc, l'usurpation des fonctions judiciaires ne relève
pas de l'injustice.
3. Le pouvoir spirituel se distingue du pouvoir temporel. Mais
quelquefois, les prélats qui ont le pouvoir spirituel interviennent dans des
questions qui ne relèvent que de la puissance séculière : donc l'usurpation des
fonctions judiciaires n'est pas toujours illicite.
4. Un jugement droit requiert chez le juge, au même titre que
l'autorité, la vertu de justice et la science, nous l'avons montré plus haut.
Or, il n'est dit nulle part qu'un jugement rendu par un juge à qui manque la
vertu de justice ou la science du droit, est, de ce fait même, injuste. Donc, l'usurpation
de fonction, par laquelle on manque d'autorité, ne cause pas toujours
l'injustice du jugement.
Cependant :
Il est dit dans l'épître aux Romains (14, 4) : "Qui
es-tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ?"
Conclusion :
On vient de le
voir, un jugement doit être rendu selon la loi écrite. Celui qui porte un
jugement interprète donc de quelque façon le texte de la loi, en l'appliquant à
une affaire particulière. Or, il appartient à la même autorité
d'interpréter la loi et de la fonder ; en conséquence, de même qu'une loi ne
peut être fondée que par la puissance publique, un jugement ne peut être rendu
que par l'autorité publique, qui a pouvoir sur tous les membres de la société.
Or, il serait injuste qu'un homme en contraignît un autre à observer une loi
non sanctionnée par l'autorité publique ; de même, il est injuste que quelqu'un
impose à un autre de subir un jugement qui n'est pas porté par l'autorité
publique.
Solutions :
1. L'énoncé de la vérité ne contraint pas à la recevoir : libre
à chacun de l'accepter ou de la refuser, comme il le veut. Au contraire, le
jugement implique une contrainte ; c'est pourquoi il est injuste d'être jugé
par quelqu'un qui ne détient pas l'autorité publique.
2. Moïse paraît bien avoir tué l'Égyptien après avoir reçu
l'autorité publique par une inspiration divine ; c'est ce qui ressort de ce que
disent les Actes des Apôtres (7, 25) : "Moïse pensait que ses frères
comprendraient que Dieu accorderait par sa main la délivrance au peuple
d'Israël." On peut dire encore que Moïse tua l'Égyptien en prenant à bon
droit la défense de celui qui avait été victime de violence. Saint Ambroise
nous dit : "Celui qui ne repousse pas la violence faite à son compagnon
est aussi coupable que celui qui la commet", et il donne l'exemple de
Moïse. Ou enfin on peut dire avec Saint Augustin : "De même qu'une terre
est estimée à son prix, avant de porter des fruits utiles, par sa fertilité en
herbes inutiles, de même cet acte de Moïse fut mauvais, mais il était le signe
d'une grande fécondité." Il était, en effet, le signe de cette vigueur
avec laquelle il devait libérer le peuple. De Phinéès, il faut dire qu'il agit
de cette façon parce qu'il était poussé par le zèle de la gloire de Dieu et
sous l'inspiration divine ; ou encore, parce que, bien qu'il ne fût pas encore
grand prêtre, il était le fils du grand prêtre, et que le jugement lui
appartenait comme aux autres juges qui en avaient reçu l'ordre.
3. Le pouvoir séculier est soumis au pouvoir spirituel, comme
le corps est soumis à l'âme. C'est pourquoi il n'y a pas usurpation quand le
supérieur spirituel intervient dans celles des affaires temporelles ou le
pouvoir séculier lui est soumis, ou que ce pouvoir lui abandonne.
4. L'habitus de la science et l'habitus de la justice sont des
perfections de l'individu ; c'est pourquoi leur absence ne cause pas une
usurpation, comme le défaut de l'autorité publique, laquelle donne au jugement
sa force de coercition.
LES PARTIES DE LA JUSTICE
Elles se divisent
en trois groupes.
- I. Les parties
subjectives, qui sont les espèces de la justice : distributive et commutative
(Questions 61-78).
- II. Les parties
intégrantes (Question 79).
- III. Les parties
potentielles, c'est-à-dire les vertus annexes (Questions 80-120).
Les parties subjectives
appellent une double étude :
- 1) Les parties
proprement dites de la justice.
- 2) Les vices
opposés (Questions 63-78).
Et parce que la
restitution apparaît comme un acte de la justice commutative, il faut d'abord
étudier la distinction entre justice commutative et justice distributive
(Question 61), ensuite la restitution (Question 62).
- 1. Y a-t-il deux espèces de justice : commutative et distributive. - 2. Leur juste milieu se détermine-t-il de la même façon ? - 3. Ont-elles la même matière, ou une matière multiple ? - 4. Dans quelques-unes de ses espèces, la justice s'identifie-t-elle à la réciprocité ?
Objections :
1. Il semble que cette distinction soit malheureuse, car il
ne peut exister une sorte de justice qui nuise à la multitude, puisque la
justice est ordonnée au bien commun. Mais distribuer les biens communs à
beaucoup nuit au bien commun de la multitude parce que cela épuise les
ressources communes, et aussi parce que cela corrompt les moeurs, car Cicéron
déclare : "Celui qui reçoit un don devient pire et de plus en plus prêt à
en attendre autant." Donc, la distribution ne relève d'aucune espèce de
justice.
2. L'acte de la justice consiste comme on l'a vu, à rendre à
chacun son dû. Or, dans une distribution, on ne rend pas à chacun ce qui était
son dû, mais chacun s'approprie un bien nouveau qui était un bien commun. Donc,
cela ne relève pas de la justice.
3. La justice n'est pas seulement chez le prince ; comme on
l'a dit, elle est aussi chez les sujets. Mais distribuer concerne toujours le
prince, donc la justice n'a pas à s'en occuper.
4. "Une juste distribution, dit Aristote, est une
distribution de biens communs." Or les biens communs sont du ressort de la
justice légale. Donc la justice distributive n'est pas une espèce de la justice
particulière, mais de la justice légale.
5. L'unité et la multiplicité ne peuvent être le fondement
d'une distinction spécifique dans la vertu. Or la justice commutative consiste
à rendre quelque chose à quelqu'un, et la justice distributive, à donner
quelque chose à plusieurs. Ce ne sont donc pas des espèces différentes de la
justice.
Cependant :
Aristote distingue
deux sortes de justice et dit que "l'une nous dirige dans les
distributions et l'autre dans les échanges".
Conclusion :
Ainsi que nous
l'avons dit, la justice particulière s'ordonne à une personne privée, qui est
avec la société dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout.
Or une partie comporte une double relation : d'abord celle de partie à partie, à
laquelle correspond dans la société la
relation d'individu à individu. C'est cet ordre de relations que dirige la
justice commutative, qui a pour objet les échanges mutuels entre deux
personnes.
Entre le tout et les parties on envisage un
autre ordre, auquel ressemble l'ordre de ce qui est commun aux individus. Cet
ordre est celui que dirige la justice distributive, appelée à répartir
proportionnellement le bien commun de la société. Il y a donc bien deux espèces
de justice, l'une distributive, l'autre commutative.
Solutions :
1. Dans les libéralités des personnes privées, la modération
est recommandée, tandis que la dissipation est coupable ; de même, dans la
distribution des biens communs, il faut observer une certaine modération, que
détermine la justice distributive.
2. La partie et le tout sont, d'un certain point de vue, identiques,
en ce que tout ce qui appartient au tout appartient d'une certaine façon à la
partie ; et c'est ainsi que lorsqu'on partage entre les membres de la
communauté un bien commun, chacun reçoit en quelque sorte ce qui est à lui.
3. Procéder à la répartition des biens communs appartient à
celui-là seul qui a la charge de ces biens. Les sujets à qui ils sont
distribués n'en ont pas moins à pratiquer la justice distributive, en se
montrant satisfaits si la répartition est juste. Il arrive parfois que les
biens communs à distribuer appartiennent non pas à la Cité, mais à une famille
; en ce cas, c'est l'autorité d'une personne privée qui fixe la répartition.
4. Tout mouvement est spécifié par son terme final. C'est
pourquoi il appartient à la justice légale d'ordonner au bien commun les biens
particuliers ; mais inversement, ordonner le bien commun au bien des individus
en le leur distribuant concerne la justice particulière.
5. La justice distributive et la justice commutative ne se
distinguent pas seulement par leur objet un et multiple, mais par la nature
même de la dette qui les concerne : devoir à quelqu'un un bien commun est autre
chose que lui devoir un bien qui lui est propre.
Objections :
1. Il semble bien, car ces deux justices sont des parties de
la justice particulière, nous venons de le dire. Or, dans toutes les parties de
la tempérance ou de la force, le juste milieu est déterminé de la même façon.
Donc, il doit l'être aussi dans les deux justices, distributive et commutative.
2. La forme de la vertu morale consiste en un juste milieu
déterminé rationnellement. Donc, puisqu'une seule vertu n'a qu'une seule forme,
il semble bien que dans ces deux espèces d'une seule vertu, le juste milieu
doit être déterminé de la même façon.
3. Dans la justice distributive, le juste milieu s'établit en
tenant compte de la dignité différente des personnes. Mais cette dignité intervient
aussi dans la justice commutative, par exemple dans les peines, car celui qui
frappe le prince est plus sévèrement puni que celui qui frappe une personne
privée. Donc, le juste milieu s'établit de la même façon dans l'une et l'autre
justice.
Cependant :
Le Philosophe dit
que dans la justice distributive le juste milieu s'établit selon une proportion
géométrique, et dans la justice commutative selon une proportion arithmétique.
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire, il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à
une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la
partie. Mais ce dû est d'autant plus considérable que la partie occupe dans le
tout une plus grande place. Et c'est pourquoi, en justice distributive, il est
donné d'autant plus des biens communs à une personne que sa place dans la
communauté est prépondérante. Dans les communautés à régime aristocratique, cette
prépondérance est donnée à la vertu ; dans les oligarchies, à la richesse ;
dans les démocraties, à la liberté ; et sous d'autres régimes, d'autres façons.
C'est pourquoi, dans la justice distributive, le juste milieu vertueux ne se
détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des
choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une
autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l'autre. Et c'est
pourquoi le Philosophe dit qu'un tel milieu vertueux s'établit selon une
proportion géométrique, où l'égalité n'est pas une égalité de quantité, mais
une égalité proportionnelle. Nous disons ainsi que 6 est à 4 comme 3 est à 2, parce
que nous y trouvons la même proportion sesquialtère, c'est-à-dire telle que le
plus grand nombre égale une fois et demie le plus petit. Cette égalité n'est
pas, comme on le voit, une égalité de différences entre les quantités comparées,
puisque la différence entre 6 et 4 est 2, et celle entre 3 et 2 est 1.
Au contraire, dans
les échanges, on rend à une personne particulière quelque chose en remplacement
de ce que l'on a reçu d'elle ; ce qui est évident dans l'achat et la vente, qui
nous donnent la définition élémentaire de l'échange. Il faut égaler objet à
objet, de telle façon que, tout ce que l'un a reçu en plus en prenant sur ce
qui est à l'autre, il le lui restitue en égale quantité. Et ainsi l'égalité
s'établit selon une moyenne arithmétique que fixe un excédent quantitatif égal
: ainsi, 5 est le milieu entre 6 et 4 ; il dépasse l'un des deux nombres d'une
unité et est dépassé par l'autre d'autant. Si donc, avant tout échange, les
deux parties avaient 5 et que l'une d'elles reçoit 1 de ce qui appartient à
l'autre, elle aura 6 et il ne restera à l'autre que 4. Pour revenir au juste
milieu, il faudra, en justice, que la partie qui a 6 donne 1 à celle qui a 4 ;
en effet, l'une et l'autre auront ainsi 5 qui est le milieu.
Solutions :
1. Dans les autres vertus, le milieu est déterminé selon la
raison, et non pas selon la réalité objective. Mais, dans la vertu de justice, il
est fixé objectivement le juste milieu varie avec les objets.
2. La forme générale de la justice est l'égalité, pour la
justice distributive comme pour la justice commutative ; mais dans la première
elle s'établit selon une proportionnalité géométrique ; dans la seconde, selon
une proportionnalité arithmétique.
3. Dans les actions et les passions, la condition de la personne est un élément de la valeur quantitative de la chose considérée objectivement ; l'offense est plus grave si l'on frappe le prince que si l'on frappe une personne privée. Et ainsi la condition de la personne est considérée en soi, par la justice distributive ; et par la justice commutative, dans la mesure où elle est cause de distinctions réelles.
Objections :
1. Il semble que la matière de ces deux justices ne soit pas
différente. En effet, une diversité de matière fait une diversité de vertu c'est
évident pour la tempérance et la force. Donc, si la matière de la justice
distributive est différente de la matière de la justice commutative, il semble
qu'elles ne pourront appartenir à la même vertu de justice.
2. La distribution qui concerne la justice distributive "a
pour objet l'argent ou l'honneur, ou tout autre bien pouvant être réparti entre
les membres d'une communauté", dit Aristote. C'est donc bien un échange
réciproque entre personnes, qui relève de la justice distributive. Donc ces
deux justices ont une matière identique.
3. Supposons que la matière de la justice distributive soit
autre que celle de la justice commutative ; cette différence de matière causera
une différence spécifique ; donc, là où il n'y aura pas de différence
spécifique, il n'y aura pas de différence de matière. Or le Philosophe pose une
seule espèce de justice commutative, dont la matière est pourtant multiple. Il
semble donc que ces deux espèces de justice ont la même matière.
Cependant :
Aristote l'affirme
: "Une espèce de justice règle les distributions ; une autre, les échanges."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, la justice concerne les oeuvres extérieures, c'est-à-dire la
répartition et l'échange qui sont un usage de réalités extérieures : biens, personnes,
ou même actions. Un usage de biens, quand par exemple on prend ou on rend à
quelqu'un un objet lui appartenant ; de personnes, lorsqu'on commet une
injustice contre la personne même d'un homme, en le frappant ou en l'injuriant,
ou bien encore quand on lui rend des marques extérieures de respect ; d'actions
enfin, si quelqu'un en exige d'autrui à juste titre, ou lui rend un service.
Donc, si nous prenons comme matière de l'une ou l'autre justice tout ce dont
l'usage est une activité externe, la justice distributive et la justice
commutative ont la même matière ; car ces biens peuvent être, ou retirés d'un
ensemble commun pour être distribués à des personnes privées, ou être échangés
de l'une à l'autre ; il y a aussi une certaine distribution, et un certain
échange compensatoire de travaux pénibles.
Mais si nous
prenons comme matière, dans chacune de ces deux justices, les actes principaux
eux-mêmes par quoi nous faisons usage des personnes, des biens ou des actions, nous
devons distinguer deux matières, car la justice distributive règle la
répartition, et la justice commutative les échanges entre deux individus.
De ces échanges, les
uns sont involontaires, les autres volontaires. Ils sont involontaires quand
quelqu'un se sert du bien, de la personne ou de l'action d'un autre contre son
gré, ce qui peut se faire, soit secrètement par fraude, soit au grand jour par
violence ; et cet abus peut avoir pour objet un bien, une personne libre, ou
une personne lié à une autre. Un bien : Si quelqu'un prend le bien d'autrui en
se cachant, il y a vol ; s'il le prend a grand jour, il y a rapine. Une
personne libre, alors deux cas sont à distinguer : La personne est lésée dans
son existence même, ou dans sa dignité. Dans son existence, elle peut être
attaquée par quelqu'un qui en se cachant la tue, la frappe, ou lui donne du
poison ; ou qui, au grand jour, la tue, l'emprisonne, la frappe, ou la mutile.
Dans sa dignité, quelqu'un peut être lésé de façon occulte, par de faux
témoignages, des médisances qui ternissent sa réputation, ou d'autres procédés
du même genre ; ou bien au grand jour, par une accusation devant les tribunaux
ou une attaque injurieuse. Si l'injustice atteint une personne liée à une autre
: On peut être lésé dans son épouse, et la plupart du temps, secrètement, par
l'adultère ; ou dans un serviteur quand quelqu'un le débauche pour qu'il quitte
son maître ; et tout cela peut aussi se faire au grand jour. Il en va de même
des autres personnes conjointes à l'égard desquelles des injustices peuvent
aussi être commises de toutes manières, comme à l'égard de la personne dont
elles dépendent. Cependant l'adultère et le débauchage du serviteur sont
proprement des injustices vis-à-vis de ces personnes. Remarquons que le
serviteur étant une sorte de propriété, cette faute contre la justice se
rattache au vol.
Les échanges sont
appelés volontaires quand quelqu'un transfère volontairement sa propriété à
autrui. Si le bien est transféré à titre gratuit, comme dans la donation, ce
n'est pas un acte de justice, mais de libéralité. Le transfert volontaire d'une
propriété concerne la justice dans la mesure où il soulève une question de
dette. Ce qui peut arriver de trois manières : 1° Quelqu'un transmet simplement
sa propriété à un autre en compensation de la propriété d'autrui : c'est le cas
de l'achat et de la vente - 2° Quelqu'un cède sa propriété à autrui en lui
concédant l'usage de ce bien, à charge pour le cessionnaire de le rendre. Si
cet usage est concédé gratuitement, il s'appelle usufruit pour tout ce qui peut
produire un fruit ; prêt ou avance pour tout ce qui est incapable d'en donner, comme
l'argent, les instruments, etc. Si l'usage n'est pas gratuit, on a une location
ou un bail. - 3° Quelqu'un confie une propriété avec l'intention de la
reprendre, et non pas à fin d'usage mais à fin de conservation, comme lorsqu'on
met son bien en gage, ou lorsqu'on se porte caution pour un autre.
Dans tous les
actes de cette sorte, volontaires ou involontaires, le juste milieu se
détermine de la même manière : l'égalité de la compensation ; et c'est pourquoi
toutes ces actions relèvent d'une seule espèce de justice : la justice
commutative.
1, 2 et 3. Et cette réponse résout les objections.
Objections :
1. Il semble bien, car le jugement divin est la justice même
; or, c'est une formule du jugement divin, que l'on doit souffrir ce qu'on a
fait endurer. Nous lisons en saint Matthieu (7, 2) : "On vous jugera du
jugement dont vous aurez jugé, on vous mesurera avec la mesure dont vous aurez mesuré."
Donc la justice consiste simplement dans la réciprocité.
2. Dans l'une et l'autre espèce de justice, la rétribution
suit une certaine règle d'égalité ; eu égard à la dignité de la personne, dans
la justice distributive, et cette dignité doit être déterminée surtout par les
services rendus à la communauté ; dans la justice commutative cette égalité est
calculée d'après ce que l'on a subi. Dans l'un et l'autre cas, par conséquent, on
supporte, par voie de réciprocité, tout ce que l'on a fait.
3. Surtout, il semble qu'il ne faudrait pas qu'un coupable ait
à supporter le mal qu'il a fait sans qu'il soit tenu compte d'aucune différence
entre le volontaire et l'involontaire : en effet, celui qui commet une
injustice involontairement est moins puni. Or le volontaire et l'involontaire, qui
viennent de nous, ne changent pas le juste milieu de la justice, qui est fixé
objectivement et non subjectivement. Donc la justice semble être absolument
identique à la réciprocité.
Cependant :
Le Philosophe
prouve que la justice ne s'identifie pas toujours à la réciprocité.
Conclusion :
La réciprocité
implique la compensation exacte de ce qu'on a subi, par rapport à l'action
antérieure. Elle s'applique très
proprement à ces cas d'injustice où quelqu'un lèse la personne de son prochain
; il le frappe : qu'il soit frappé. La législation mosaïque proclame la justice
de ce principe : on lit en effet dans l'Exode (21, 23) : "Vie pour vie, oeil
pour oeil, etc." Et parce que prendre le bien d'autrui, c'est encore
accomplir une action, on peut là encore parler de réciprocité : celui qui a
causé un dommage à autrui doit subir un dommage dans ses propres biens. Et la
justice de cette peine se trouve aussi dans la loi de Moïse (Ex 22, 1) : "Si
un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'ait tué ou vendu, il rendra
cinq boeufs pour un boeuf, et quatre brebis pour une brebis."
Enfin, ce terme de
réciprocité peut s'appliquer encore dans
les cas d'échange volontaire, où il y a action et passion des deux côtés ;
mais alors le caractère volontaire diminue le caractère de passion, comme nous
l'avons dit. En tout cela, le principe de la justice commutative exige
une égalité de compensation : il faut que la passion subie soit compensée
exactement par l'action.
Mais cette égalité
ne serait pas toujours réalisée si un coupable avait à subir une souffrance
spécifiquement semblable à celle qu'il a causée. Ainsi, quelqu'un qui blesse
injustement une personne plus élevée que lui, commet une action plus grave que
ne serait la punition par laquelle il souffrirait la même douleur. C'est
pourquoi celui qui frappe le prince n'est pas seulement frappé : il est châtié
beaucoup plus sévèrement. Pareillement, lorsqu'on inflige à quelqu'un un tort
involontaire dans ses biens, l'action est plus grave que la passion de même
espèce que le coupable aurait à subir lui-même ; car celui qui a fait du tort à
autrui n'en subirait aucun dans son propre bien. C'est pourquoi il est puni en
restituant davantage, parce qu'il n'a pas fait tort seulement à un individu, mais
à l'autorité publique en détruisant la sécurité qu'elle est chargée d'assurer.
De même encore, dans les échanges volontaires, la parfaite égalité ne serait
pas réalisée toujours si quelqu'un transmettait son bien en retour du bien
d'autrui parce que ce bien peut être plus considérable que le sien. Et c'est
pourquoi il faut, dans tous les échanges, que ce que l'on reçoit soit égal, suivant
une mesure proportionnelle, à ce que l'on a donné. La monnaie a été inventée à
cette fin. Ainsi, la réciprocité est un principe exact de justice commutative.
Dans la justice
distributive, au contraire, la loi de réciprocité n'a pas sa raison d'être ; il
n'y est pas question, en effet, d'une égalité proportionnelle entre un bien et
un autre, ou entre une passion et une action, mais entre les biens et la
personne, nous l'avons dit.
Solutions :
1. Cette formule de jugement divin est à entendre dans un
sens de justice commutative, en tant qu'elle égale les récompenses aux mérites,
et les supplices aux péchés.
2. Si l'on accordait à celui qui a rendu service à la
communauté une rétribution pour le service rendu, celle-ci relèverait de la
justice commutative, et non de la justice distributive. La question qui se pose
en justice distributive n'est pas celle de l'égalité à réaliser entre ce que
quelqu'un reçoit pour ce qu'il a dépensé, mais pour ce que l'autre a reçu selon
la situation des deux personnes.
3. Quand l'injustice est volontaire, elle est plus grave, et
ainsi elle peut être considérée comme d'un montant plus élevé ; il faut donc
qu'un châtiment plus sévère vienne la compenser ; mais la différence est prise
dans les biens en question, et non par rapport à nous, objectivement et non
subjectivement.
- 1. De quelle vertu est-elle l'acte ? - 2. Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce qu'on a dérobé ? - 3. Faut-il restituer plus que ce que l'on a pris ? - 4. Faut-il restituer ce que l'on n'a pas pris ? - 5. Faut-il restituer à celui de qui l'on a reçu ? - 6. Est-ce celui qui a pris qui doit restituer ? - 7. Est-ce quelqu'un d'autre ? - 8. Faut-il restituer sans délai ?
Objections :
1. Il semble que la restitution ne soit pas l'acte de la
justice commutative. En effet l'objet de la justice est le dû. Or, on peut
faire donation de ce qu'on ne doit pas, et il en est de même pour la
restitution. Donc, la restitution n'est l'acte d'aucune partie de la justice.
2. Ce qui est passé et n'existe plus ne peut être restitué ;
or la justice et l'injustice ont pour objet des actions et des passions qui ne
demeurent pas, mais qui passent. Donc la restitution n'est pas un acte de la
vertu de justice.
3. La restitution est une compensation de ce qui a été
soustrait. Mais on peut soustraire quelque chose à quelqu'un, non seulement
dans les échanges, mais aussi dans les distributions ; par exemple, quand
quelqu'un en distribuant des biens donne à l'un des bénéficiaires moins qu'il
ne devrait avoir. Donc la restitution n'est pas plus un acte de la justice
commutative que de la justice distributive.
Cependant :
La restitution
s'oppose à la soustraction ; mais la soustraction du bien d'autrui est un acte
d'injustice commis dans un échange. Donc la restitution est un acte de cette
justice qui règle les échanges.
Conclusion :
Restituer ne
paraît être rien d'autre que d'établir à nouveau quelqu'un dans la possession
ou la maîtrise de son bien. Et ainsi on vise dans la restitution une égalité de
justice commutative. La restitution est donc un acte de la justice commutative,
que le bien de l'autre soit acquis conformément à sa volonté, comme dans l'échange
ou le dépôt, ou contrairement à elle, comme dans le vol ou la rapine.
Solutions :
1. Ce qui n'est pas dû à quelqu'un qu'il ait pu l'être
auparavant. Et c'est pourquoi il semble qu'il y ait une nouvelle donation
plutôt qu'une restitution, quand on rend à autrui quelque chose qu'on ne lui
doit pas. Il demeure cependant une certaine ressemblance avec la restitution, parce
que la chose est matériellement la même. Cependant elle ne l'est pas au point
de vue formel que considère la justice, c'est-à-dire d'appartenir à quelqu'un :
on ne peut donc pas l'appeler proprement une restitution.
2. Le mot de restitution, en tant qu'il implique une reprise, suppose
une identité d'objet. C'est pourquoi, dans le sens premier du mot, la
restitution semble s'appliquer surtout aux choses extérieures, du fait que leur
substance et le droit de les posséder demeurent les mêmes, si bien qu'elles
peuvent passer de l'un à l'autre. Mais le mot d'échange, tout d'abord réservé
aux seuls biens de ce genre, a été transféré ensuite aux actions et aux
passions qui ont trait au respect ou au mépris d'une personne, à son préjudice
ou à son avantage ; de même, le mot de restitution s'est appliqué en un sens
dérivé à des choses qui ne demeurent que dans leurs effets, et non dans leur substance
; ces effets peuvent d'ailleurs être corporels, comme, par exemple, quand on a
blessé quelqu'un en le frappant, ou encore ils peuvent rester dans l'opinion
humaine, par exemple, quand quelqu'un demeure noté d'infamie, ou diminué par
une parole déshonorante.
3. La compensation accordée par celui qui distribue à celui à qui il a donné moins que son dû est déterminée par une comparaison entre les biens : plus il y a d'écart entre ce qu'il a reçu et ce qui lui était dû, plus il doit recevoir. Aussi est-ce du ressort de la justice commutative.
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce qui est impossible n'est pas
nécessaire au salut. Or il est quelquefois impossible de restituer ce qu'on a
dérobé : dans le cas par exemple où l'on a enlevé un membre, ou même la vie à
autrui. Donc il ne paraît pas être nécessaire au salut de restituer ce que l'on
a dérobé.
2. Commettre un péché n'est pas nécessaire au salut : car
alors, on serait acculé au péché. Or parfois la chose soustraite ne peut être
restituée sans péché, par exemple dans le cas où l'on a diffamé autrui en
disant la vérité. Donc restituer ce qu'on a soustrait n'est pas nécessaire au
salut.
3. Rien ne peut empêcher que ce qui a été fait ne l'ait été ;
or il arrive parfois qu'une personne ait perdu l'honneur par des critiques
injustes. On ne peut donc pas lui rendre ce qu'elle a perdu, et ainsi, il n'est
pas nécessaire au salut de restituer ce qu'on a soustrait.
4. Empêcher autrui d'acquérir un bien est identique à le lui
enlever, parce que, dit le Philosophe : "Un léger dommage apparaît comme
un rien." Mais celui qui empêche autrui d'acquérir une prébende, ou
quelque autre avantage, ne peut être tenu à la restituer parce que, le plus
souvent, il ne le pourra pas ; donc il n'est pas nécessaire au salut de
restituer ce qu'on a dérobé.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "Si le bien d'autrui, objet du péché, peut être rendu et ne
l'est pas, la pénitence n'est pas réelle, mais simulée ; mais si elle est
véritable, le péché n'est pas remis sans restitution, à condition, comme je
l'ai dit, que celle-ci soit possible."
Conclusion :
La restitution, on
vient de le dire, est un acte de la justice commutative qui consiste en une
certaine égalité. La restitution exige donc la remise de ce bien qui avait été
injustement pris ; c'est ainsi que l'égalité se rétablit par cette remise. Mais
si la prise a été juste, l'inégalité viendra de la restitution, parce que la
justice consiste dans l'égalité. Puisqu'il est nécessaire au salut d'observer
la justice, il s'ensuit qu'il est nécessaire au salut de restituer ce qui a été
soustrait injustement à autrui.
Solutions :
1. Quand il est impossible de faire la compensation exacte, il
faut la faire le mieux qu'on peut ; le Philosophe nous dit la même chose au
sujet "des honneurs dus à Dieu et aux parents". C'est pourquoi, quand
ce qui a été enlevé n'est pas restituable du fait qu'on ne peut rendre rien
d'égal, on doit compenser le dommage causé, autant que c'est possible. Si
quelqu'un a enlevé un membre à autrui, il doit, en compensation, lui remettre
de l'argent, ou lui rendre des honneurs, selon la situation sociale respective
du coupable et de la victime, selon l'arbitrage d'un bon juge.
2. On peut dérober à quelqu'un sa réputation de trois façons :
l) En disant le vrai selon la justice, par exemple quand on dévoile un crime en
observant les règles établies. Et dans ce cas on n'est pas tenu à réhabiliter
cette réputation. - 2) En disant le faux, et injustement. On est tenu alors de
restituer en avouant qu'on a accusé faussement. - 3) En disant la vérité, mais
sans respecter la justice, par exemple quand on dévoile un crime, sans observer
les règles du droit. On est alors tenu de restituer cette réputation, mais sans
mentir : en disant, par exemple, qu'on s'est mal exprimé, ou que la diffamation
a été injuste. Enfin, si la réputation atteinte ne peut pas être réhabilitée, on
doit compenser de la façon qu'on a dite ci-dessus.
3. On ne peut faire qu'un outrage qui a été porté contre
autrui ne l'ait pas été. Mais son effet : le tort fait à la dignité de la
personne dans l'opinion publique, peut être réparé par des marques extérieures
de respect.
4. On peut empêcher autrui d'acquérir une prébende de
multiples façons :
- 1° A juste titre
c'est le cas par exemple où la recherche de l'honneur de Dieu ou de l'utilité
de l'Église nous pousse à la faire donner à une personne plus digne de la
posséder ; et alors il ne peut être question ni de restitution, ni de
compensation.
- 2° Injustement, quand
on cherche à nuire par haine, par vengeance, etc., à celui qu'on veut écarter.
Et ici encore une distinction doit être faite : si l'on a empêché le plus digne
d'obtenir la prébende, en conseillant de la donner à un autre, avant qu'il ait
été désigné définitivement, on est tenu à une certaine compensation, en rapport
avec les conditions des personnes et l'état de l'affaire, au jugement d'un
expert ; mais on n'est pas tenu à rendre autant, parce que le candidat n'était
pas encore nommé et que bien des empêchements pouvaient survenir. Mais au cas
où l'on aurait obtenu indûment la révocation du titulaire, c'est comme si on
lui avait enlevé ce qui lui appartenait. On est donc tenu à une restitution
égale, du moins selon qu'on en est capable.
Objections :
1. Il apparaît qu'il ne suffit pas de restituer seulement ce
qu'on a pris injustement, car il est écrit dans l'Exode (22, 1) : "Si un
homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'a tué ou vendu, il rendra cinq
boeufs pour un, et quatre brebis pour une." Or on est tenu d'obéir au
commandement divin ; donc le voleur est tenu de restituer le quadruple ou le
quintuple.
2. Dans l'épître aux Romains (15, 4), l'Apôtre nous dit :
"Tout ce qui a été écrit a été écrit pour notre instruction." Or dans
l'évangile selon saint Luc (19, 8), Zachée dit au Seigneur : "Si j'ai fait
tort à quelqu'un, je lui rendrai le quadruple." Donc on doit, dans la
restitution, multiplier la valeur de ce qu'on a pris injustement.
3. Il ne peut pas être juste d'enlever à quelqu'un ce qu'il ne
doit pas donner. Mais le juge enlève au voleur, pour le châtier, plus qu'il n'a
volé, donc tout homme doit s'acquitter de même, et il n'est pas suffisant de
rendre seulement ce qu'on a pris.
Cependant :
La restitution
ramène à l'égalité l'inégalité causée par le vol. Or en restituant simplement
ce qu'on a dérobé, on ramène cette égalité. On n'est donc tenu qu'à restituer
autant qu'on a pris.
Conclusion :
Prendre
injustement à autrui a deux conséquences. L'une est une inégalité dans les
biens, et celle-ci peut même exister sans injustice, comme dans les échanges
mutuels. L'autre, c'est la faute d'injustice, qui peut même exister en gardant
objectivement l'égalité, comme dans le cas où l'on veut faire violence, mais
sans succès la réparation de la première conséquence est assurée par la
restitution qui rétablit l'égalité, et il suffit pour y parvenir que l'on rende
seulement ce qu'on a dérobé. Mais pour effacer la faute, il faut un
châtiment qu'il appartient au juge d'infliger. C'est pourquoi, tant qu'on n'a
pas été condamné par le juge, on n'est pas tenu de restituer plus qu'on n'a
pris. Mais une fois condamné, on doit subir la peine.
Solutions :
1. Cela répond clairement à la première objection : c'est la
loi qui détermine la peine que doit infliger le juge. Bien que depuis
l'avènement du Christ, les préceptes judiciaires de l'ancienne loi n'obligent
plus personne, comme on l'a dit précédemment il peut se faire pourtant que la
loi humaine porte un jugement identique ou semblable sur les mêmes questions.
2. Zachée parle en homme qui veut faire plus que son devoir ;
il avait dit auparavant : "Je donne la moitié de mes biens aux pauvres."
3. Le juge peut, en guise de châtiment, exiger quelque chose
de plus que ce qui a été volé ; mais avant la condamnation, ce surplus n'était
pas dû.
Objections :
1. Il semble que certains doivent restituer ce qu'ils n'ont
pas dérobé. En effet, celui qui cause du tort à quelqu'un est tenu de réparer
le dommage. Mais parfois le dommage causé à autrui dépasse de beaucoup le
profit qu'on en a tiré ; par exemple, arracher les semences détruit toute la
future récolte ; ainsi le coupable semble tenu à la restituer. Donc il est tenu
de rendre ce qu'il n'a pas pris.
2. Le débiteur qui retient l'argent de son créancier au-delà
du terme fixé lui fait tort de tout ce qu'il aurait pu gagner avec cet argent.
Cependant lui-même n'a pas dérobé ce profit. Donc il semble bien qu'on peut
être tenu de rendre ce qu'on n'a pas pris.
3. La justice humaine découle de la justice divine ; or il
faut rendre à Dieu plus qu'on n'a reçu de lui, selon saint Matthieu (25, 26) :
"Tu savais que je moissonne où je n'ai, pas semé, et que je ramasse où je
n'ai rien répandu." Il est donc juste qu'on restitue aussi à autrui
quelque chose qu'on n'a pas reçu.
Cependant :
La compensation
réclamée par la justice a pour but de rétablir l'égalité. Or restituer ce qu'on
n'a pas reçu n'y aboutit pas ; donc une telle restitution n'est pas réclamée
par la justice.
Conclusion :
Celui qui a causé
à autrui un dommage semble lui prendre le montant de ce dommage. Or, il y a
dommage quand quelqu'un a moins qu'il ne devrait avoir, dit le Philosophe. D'où
il suit que l'on est tenu de restituer ce dont on a fait tort à autrui. Mais il
y a deux façons de causer du dommage à son prochain. 1° En lui enlevant ce
qu'il avait effectivement ; et en ce cas il faut réparer en restituant
exactement ce qu'on a pris ; par exemple si quelqu'un a fait tort à autrui en
détruisant sa maison, il doit lui rendre la valeur de cette maison. 2° On fait
tort à son prochain en l'empêchant de recueillir ce qu'il était en voie de
posséder. Et alors la compensation n'a pas à se fonder sur l'égalité. Parce
qu'une possession virtuelle est inférieure à une possession actuelle. Être en
voie d'acquérir un bien ne vous rend maître de ce bien qu'en puissance ou
virtuellement. Or, rendre, en compensation, un bien dont on jouirait
immédiatement, ce serait rendre plus qu'on n'a dérobé, ce qui n'est pas
nécessaire à la juste restitution, comme on vient de le dire. On est cependant
tenu à une compensation selon la condition des personnes et des affaires.
Solutions :
1 et 2. La réponse est évidente par ce que nous avons dit. Celui
qui sème n'a pas encore effectivement la moisson ; il ne la possède qu'en
puissance ; de même, celui qui a l'argent n'en a le profit qu'en puissance ;
l'un et l'autre peuvent rencontrer toute sorte d'obstacles.
3. Dieu ne réclame rien de l'homme, si ce n'est le bien dont
lui-même a mis la semence en nous. Il faut interpréter ce qu'il nous dit ici
comme se rapportant au jugement faux du mauvais serviteur qui estime qu'il n'a
rien reçu ; ou encore comme nous rappelant que Dieu réclame de nous les fruits
de ses dons, fruits qui viennent de lui et de nous, bien que les dons viennent
de Dieu sans nous.
Objections :
1. Il semble qu'il ne faut pas toujours restituer à celui
dont on a reçu quelque chose. En effet, nous ne devons nuire à personne. Or il
arriverait parfois qu'on nuirait à quelqu'un en lui rendant ce qu'on a reçu de
lui, et même qu'on ferait tort aux autres, par exemple en rendant à un furieux
l'épée qu'il nous aurait confiée. Donc on n'est pas toujours tenu de restituer
à celui de qui l'on a reçu.
2. Celui qui a donné une chose illicitement ne mérite pas de
la récupérer. Mais quelquefois le donateur et le bénéficiaire agissent
illicitement ; cela est évident dans le cas de simonie. Donc on ne doit pas
toujours restituer à celui qui a donné.
3. A l'impossible nul n'est tenu. Mais il est parfois impossible
de rendre à celui qui vous a donné, soit parce qu'il est mort, soit parce qu'il
est trop loin, soit parce qu'il est inconnu. La restitution ne doit donc pas
toujours être faite à celui de qui l'on a reçu.
4. Il faut rendre davantage à celui dont on a reçu plus de
bienfaits. Mais on reçoit plus de certaines personnes, par exemple de ses
parents, que de quelqu'un qui vous consent un emprunt ou un dépôt. Donc on doit
d'abord subvenir aux besoins d'autres personnes, plutôt que de restituer à un
créancier.
5. Il est vain de restituer d'une main ce qui vous est
restitué dans l'autre. Or si un prélat a soustrait injustement quelque chose à
son église, et qu'il le lui restitue, en définitive cela lui revient, puisqu'il
est l'administrateur de l'église. Donc il n'est pas obligé de restituer. Par
conséquent, on n'est pas toujours tenu de restituer à celui à qui on a dérobé.
Cependant :
Il est dit dans l'épître aux Romains (13, 7) : "Rendez à
chacun ce que vous lui devez : l'impôt à qui vous devez l'impôt ; à qui les
taxes, les taxes."
Conclusion :
La restitution
établit l'égalité exigée par la justice commutative, qui consiste en une
certaine proportion entre les biens, nous l'avons dit. Or cette proportion
objective ne pourrait se réaliser si celui qui a moins que son dû ne recevait
pas ce qui lui manque. Or il est nécessaire, pour qu'il le reçoive, que la
restitution lui en soit faite.
Solutions :
1. Quand la chose à restituer doit être gravement nuisible à
celui à qui il faut la restituer, ou à un autre, on ne doit pas la rendre, parce
que le but d'une restitution est l'utilité de celui à qui on restitue ; en
effet, la raison d'être de toute possession est son utilité. Cependant celui
qui détient le bien d'autrui ne doit pas se l'approprier ; mais il doit, ou le
conserver pour le restituer en temps opportun, ou même le transférer pour mieux
le conserver.
2. On donne illicitement de deux façons. 1° Parce que la
donation elle-même est illicite et contraire à la loi ; c'est le cas quand elle
est simoniaque. Le donateur mérite alors de perdre ce qu'il a donné ; et l'on
ne doit rien lui en restituer. Quant au donataire, il a reçu un bien
contrairement à la loi ; il ne doit pas le garder pour son usage, mais
l'employer à des oeuvres pieuses. 2° On donne illicitement lorsque la cause de
la donation est illicite, quoique la donation elle-même ne le soit pas : par
exemple, quand on donne à une prostituée pour la fornication. La femme peut, en
ce cas, garder ce qui lui a été donné, mais si, par fraude ou par tromperie, elle
a extorqué quelque chose de plus, elle doit le restituer.
3. Si le bénéficiaire de la restitution est complètement
inconnu, il faut restituer comme on peut, par exemple en faisant des aumônes
pour son salut, qu'il soit mort ou vivant. Cependant il faut d'abord faire
toutes les recherches possibles, pour retrouver l'intéressé. - S'il est mort, il
faut restituer à son héritier qui doit être considéré comme ne faisant qu'une
seule personne avec lui. - Enfin s'il est très loin, ce qui lui est dû doit lui
être transmis, surtout si c'est un bien de grande valeur et facilement
transportable. Autrement, il faut le mettre en lieu sûr et en aviser son
propriétaire.
4. On doit employer ses biens propres plutôt à s'acquitter
envers ses parents, ou ceux dont on a reçu le plus de bienfaits. Mais on ne
doit pas rembourser un bienfaiteur avec le bien d'autrui ; et c'est ce que l'on
ferait si l'on restituait à l'un ce qu'on doit à l'autre. Pourtant, en cas
d'extrême nécessité, on pourrait et on devrait même prendre à autrui pour
subvenir aux besoins de ses propres parents.
5. Un prélat peut dérober les biens d'une église de trois
manières. 1° En usurpant à son profit un bien qui ne lui est pas destiné ; par
exemple, si un évêque s'appropriait les biens du chapitre. Et alors il est
clair qu'il doit restituer en remettant ce qu'il a détourné entre les mains de
ceux qui en sont de droit les bénéficiaires. - 2° En transférant à un autre un
bien d'une église confiée à sa garde ; et alors il doit le restituer à l'église,
et prendre soin qu'il parvienne à son successeur. - 3° Enfin, un prélat peut
soustraire du bien de son église en esprit seulement, quand il commence à avoir
une âme de propriétaire, à le posséder comme le sien, et non plus comme celui
de l'église. Et il doit restituer en quittant un tel état d'esprit.
Objections :
1. Il semble que celui qui a pris n'est pas toujours tenu de
restituer. En effet, la restitution rétablit la juste égalité qui consiste à
ôter à celui qui possède davantage, pour donner à celui qui a moins. Mais il
arrive parfois que le voleur ne possède pas ce bien qui passe dans les mains
d'un autre. Ce n'est donc pas celui qui l'a pris qui doit restituer, mais celui
qui le détient.
2. Nul n'est tenu de déclarer sa faute. Mais parfois en
restituant, on découvre sa faute ; c'est évident en cas de vol. Donc celui qui
a dérobé n'est pas toujours tenu de restituer.
3. Il n'y a pas lieu de restituer plusieurs fois la même
chose. Or quelquefois on s'est mis à plusieurs pour voler, et l'un des coupables
a restitué intégralement. Donc celui qui a profité du vol n'est pas toujours
tenu de restituer.
Cependant :
Celui qui a péché
est tenu de satisfaire. Mais la restitution relève de la réparation. Donc le
voleur doit restituer.
Conclusion :
Il y a lieu de
considérer deux choses concernant celui qui a reçu le bien d'autrui : ce qu'il
a reçu et la manière dont il l'a reçu. En raison de ce bien, on est tenu de le
restituer du moment qu'on l'a encore en sa possession. Le principe de la
justice commutative exige en effet que celui qui possède plus que son bien
propre le rende à celui qui a été frustré. Mais on peut avoir pris ce bien
d'autrui de trois façons : 1° Parfois c'est injuste parce que contraire à la
volonté du propriétaire : c'est évident pour le vol ou la rapine. Et alors la
restitution est obligatoire, que l'on considère ce bien en lui-même, ou
l'action injuste par laquelle on se l'est approprié ; le voleur doit restituer,
même si le bien volé n'est pas demeuré en sa possession. Comme celui qui a frappé
autrui est tenu de réparer l'injustice subie, quoique lui-même n'y ait rien
gagné, de même le voleur ou le pillard est tenu de compenser le tort qu'il a
causé, même s'il n'en a rien tiré ; et de plus, il doit subir un châtiment pour
l'injustice commise. - 2° On reçoit le bien d'autrui et l'on en dispose, mais
sans injustice, c'est-à-dire avec l'agrément du propriétaire de ce bien ; c'est
le cas des emprunts. Le bénéficiaire est tenu à restitution, que l'on considère
le bien en lui-même, ou la façon de le prendre, même s'il a tout perdu. Il doit
en effet reconnaître l'obligeance gratuite dont il a été l'objet, ce qu'il ne
ferait pas si le donateur en subissait un dommage. - 3° On peut enfin recevoir
le bien d'autrui sans injustice, mais sans pouvoir l'utiliser ; c'est le cas
des dépôts. Du fait qu'il a reçu ce bien, le dépositaire n'est tenu à rien ; au
contraire, puisqu'il rend service en le recevant. Mais il est tenu en raison du
bien confié. C'est pourquoi si le dépôt lui est soustrait sans qu'il y ait de
sa faute, il n'est pas tenu à restitution ; au cas contraire, il le serait s'il
avait perdu le dépôt par une faute grave.
Solutions :
1. Le but principal de la restitution n'est pas d'enlever son
surplus à celui qui possède plus que son dû ; mais de donner ce qui lui manque
à celui qui a moins. C'est pourquoi il ne peut pas être question de restitution
à propos de ce que l'on reçoit d'autrui sans lui causer de préjudice ; par
exemple quand on prend de la lumière à la chandelle d'autrui. Et c'est pourquoi,
quand même celui qui a dérobé à autrui n'a plus le bien qu'il a pris, parce
qu'il l'a transmis à un autre, il est pourtant tenu à restitution, parce que
l'autre a été frustré de son bien ; celui qui a dérobé y est obligé, à cause de
son acte injuste ; celui qui possède ce bien, à cause de ce bien lui-même.
2. Bien qu'on ne soit pas obligé de découvrir sa faute aux
hommes, on est tenu de la découvrir à Dieu en confession. Et ainsi, on peut
restituer à autrui son bien, par l'intermédiaire du prêtre à qui l'on s'est
confessé.
3. Le but principal de la restitution est la réparation du
dommage causé au propriétaire injustement dépouillé ; c'est pourquoi, lorsqu'une
restitution suffisante a été faite par l'un des coupables, les autres ne sont
pas tenus de la renouveler, mais plutôt de rendre à celui qui a restitué ;
celui-ci peut d'ailleurs leur en faire cadeau.
Objections :
1. Il semble que ceux qui n'ont rien pris ne sont pas tenus
de restituer. En effet, la restitution est le châtiment de celui qui a volé. Or
on ne doit être puni que si l'on a péché. Donc personne ne doit restituer, sinon
celui qui a volé.
2. La justice n'oblige personne à augmenter le bien d'autrui.
Or, si étaient tenus à restitution, non seulement celui qui a pris, mais encore
ceux qui ont coopéré de quelque façon, cela accroîtrait les biens de celui à
qui l'on a dérobé quelque chose ; soit parce que la restitution serait faite
plusieurs fois, soit encore parce que l'on coopère à une soustraction de biens
qui n'aboutit pas. Donc les autres ne sont pas tenus à restituer.
3. Nul n'est obligé de s'exposer à un péril pour sauver le
bien d'autrui ; or quelquefois, en dénonçant un voleur, ou en lui résistant, on
s'expose au danger de mort. On ne peut donc être tenu à restitution pour
n'avoir pas dénoncé un voleur, ou ne pas lui avoir résisté.
Cependant :
Il est dit dans l'épître aux Romains (1, 32) : "Sont
dignes de mort non seulement les auteurs de pareilles actions, mais encore ceux
qui approuvent ceux qui les commettent." Donc, au même titre, ceux qui
approuvent le vol doivent restituer.
Conclusion :
On est tenu à
restitution non seulement, comme on vient de le voir, en raison du bien
d'autrui dont on s'est emparé, mais encore en raison de cette prise injuste.
Donc, tous ceux qui en sont la cause sont tenus de restituer. Or on peut l'être
de deux manières : directement ou indirectement. Directement, quand on pousse
quelqu'un à s'emparer du bien d'autrui. Et cela peut se faire de trois façons.
D'abord en poussant à prendre, en le prescrivant, en le conseillant, en y
consentant expressément et en félicitant le voleur de son habileté. Ensuite, du
côté de celui qui prend, parce qu'on lui donne asile, ou qu'on l'aide de
quelque manière. Enfin, du côté du bien qui est pris, en participant au vol ou
à la rapine, comme complice du méfait. On participe au vol indirectement, en
n'empêchant pas ce qu'on pourrait et devrait empêcher : soit en dissimulant
l'ordre ou le conseil qui empêcherait le vol ou la rapine, soit en refusant un
secours qui pourrait y mettre obstacle, soit en tenant secret le fait accompli.
Toutes causes énumérées dans ces vers : "Ordre, Conseil, Consentement, Flatterie,
Recours, Participant, Muet, Ne s'opposant pas, Ne dénonçant pas".
Cinq de ces causes
obligent à restitution 1° L'ordre, car celui qui ordonne est le principal
moteur ; aussi est-il tenu principalement à restitution. 2° Le consentement, si
la rapine n'avait pu se commettre sans lui. 3° Le recours, quand on reçoit des
voleurs et qu'on les protège. 4° La participation, quand on participe à un vol
ou à un pillage. 5° Est tenu à restitution celui qui ne s'oppose pas au vol
quand il y est tenu, comme les princes qui sont tenus de maintenir la justice
sur la terre. Si, par leur négligence, les vols se multiplient, ils sont tenus
à restitution. Car leurs revenus sont comme un salaire institué pour qu'ils
maintiennent sur terre la justice.
Dans les autres
cas énumérés, la restitution n'est pas toujours obligatoire. Le conseil, la
flatterie, etc., ne sont pas toujours une cause effective de rapine. Le
conseiller ou le flatteur n'est tenu à restituer que s'il peut estimer avec
probabilité que l'acquisition injuste a découlé d'une de ces causes.
Solutions :
1. Celui qui pèche, ce n'est pas seulement celui qui
accomplit le péché, mais encore celui qui, de quelque façon, est cause du péché,
soit par un conseil, soit par un ordre, soit de toute autre façon.
2. Est tenu principalement à restituer celui qui a tenu la
place principale dans l'accomplissement du vol ; principalement, certes, celui
qui commande ; en second lieu, l'exécutant et les autres à la suite, dans
l'ordre. Si l'un d'eux a restitué à la victime du vol, nul autre n'est plus
tenu à restitution ; mais ceux qui ont été les principaux acteurs, et à qui le
vol a profité, sont tenus de rendre à ceux qui ont restitué. Mais quand on a commandé
un vol qui n'a pas réussi, il n'y a rien à restituer, puisque la restitution a
pour but principal de rendre son bien à celui qui en a été injustement
dépouillé.
3. Ne pas dénoncer un voleur, ne pas l'empêcher, ne pas
l'arrêter, n'oblige pas toujours à restituer, mais seulement ceux qui en ont la
charge, comme les chefs temporels. Mais le plus souvent, cela ne leur fait
courir aucun péril ; ils sont en effet maîtres de la puissance publique, en
tant que gardiens de la justice.
Objections :
1. Il semble que l'on ne soit pas obligé de restituer sans
délai, mais qu'on peut licitement différer la restitution. En effet, les
préceptes affirmatifs n'obligent pas en tout temps et toujours ; or le précepte
de restituer est affirmatif ; donc on n'est pas obligé de restituer
immédiatement.
2. A l'impossible nul n'est tenu. Ou quelquefois on ne peut
pas restituer immédiatement.
3. La restitution est un acte de vertu, de la vertu de
justice. Or le temps est une des circonstances requises à l'acte de vertu.
Puisque les autres circonstances ne sont pas déterminées, mais déterminables
par les règles de la prudence, il semble que dans la restitution non plus, il
n'y ait pas de temps déterminé, pour qu'on soit tenu de restituer
immédiatement.
Cependant :
Toutes les
questions de restitution doivent être résolues de la même façon. Or celui qui
embauche un salarié n'a pas le droit de différer la restitution qui lui est due,
comme le Lévitique (19, 13) le dit expressément : "Tu ne retiendras pas le
salaire du mercenaire jusqu'au lendemain matin." Donc, dans les autres
restitutions non plus on ne peut pas souffrir de délai, et la restitution doit
être immédiate.
Conclusion :
De même que
prendre le bien d'autrui est un péché contre la justice, le retenir l'est
aussi. Car retenir ainsi contre le gré de son propriétaire un de ses biens, c'est
l'empêcher d'en user, et donc commettre envers lui une injustice. Or, il est
évident qu'on ne peut pas demeurer dans le péché, on doit en sortir au plus
tôt. L'Ecclésiastique (21, 2) dit à ce sujet : "Fuis le péché comme si tu
étais devant un serpent." On est donc tenu de restituer immédiatement, ou
de demander un délai à celui qui peut vous accorder l'usage de ce bien.
Solutions :
1. Le précepte de la restitution, quoique la forme en soit
affirmative, implique un précepte négatif, qui nous interdit de détenir le bien
d'autrui.
2. L'impossibilité de restituer aussitôt dispense de la
restitution immédiate, de même que l'impossibilité absolue de la restitution en
dispense totalement. On doit cependant demander par soi-même ou par un autre un
délai ou une remise à son créancier.
3. Parce que l'omission de n'importe quelle circonstance
s'oppose à la vertu, on doit considérer comme obligatoire de l'observer. Et
parce que, en retardant la restitution, on commet le péché d'une injuste
rétention, qui est contraire à la justice, il est nécessaire de déterminer le
temps, pour que la restitution se fasse aussitôt.
LES VICES OPPOSÉS AUX PARTIES SUBJECTIVES DE LA JUSTICE
Étudions :
- I. L'acception
des personnes qui s'oppose à la justice distributive (Question 63).
- II. Les péchés
qui s'opposent à la justice commutative (Questions 64-78).
- 1. Est-elle un
péché - 2. Peut-il y en avoir dans la dispensation des biens spirituels ? -
3.les honneurs l'on rend ? - 4. Dans les jugements.
Objections :
1. Il ne semble pas. Le terme de "personne", en
effet, exprime une idée de dignité ; or, avoir égard à la dignité des personnes
relève de la justice distributive. L'acception des personnes n'est donc pas un
péché.
2. Dans les affaires humaines les personnes sont plus
importantes que les choses, puisque celles-ci sont ordonnées à celles-là, et
non inversement ; mais faire acception des choses n'est pas un péché. Donc
encore moins l'acception des personnes.
3. En Dieu il ne peut y avoir ni injustice ni péché. Mais Dieu
semble bien faire acception des personnes, puisque parfois, entre deux hommes
de même condition, il s'attache l'un par la grâce et laisse l'autre dans le
péché, selon cette parole en saint Matthieu (24, 40) : "De deux personnes
qui seront dans le même lit, l'une sera prise et l'autre pas." Donc
l'acception des personnes n'est pas un péché.
Cependant :
La loi divine
n'interdit que le péché. Or elle interdit l'acception des personnes par ce
texte du Deutéronome (1, 17) : "Vous ne ferez pas acception des personnes."
Donc l'acception des personnes est un péché.
Conclusion :
L'acception des
personnes s'oppose à la justice distributive. En effet, l'égalité de la justice
distributive consiste en ce qu'on accorde des parts diverses à différentes
personnes proportionnellement à leurs mérites. Donc, si l'on considère dans la
personne cette qualité propre en vertu de laquelle ce qu'on lui accorde lui est
dû, on ne fait pas acception de la personne, mais bien d'une cause réelle.
Aussi la Glose, sur ce passage de l'épître aux Éphésiens (6, 9) : "Dieu ne
fait pas acception des personnes", dit-elle : "Le juste juge discerne
les causes sans égard pour les personnes." Si par exemple on élève
quelqu'un à la maîtrise, parce qu'il a la science suffisante, on prend en
considération, non le sujet, mais le motif exigé. Au contraire, lorsqu'on ne
considère pas, chez celui à qui l'on accorde un avantage, si la charge qu'on
lui confie est en rapport avec son mérite ou lui est due, mais seulement que
cet homme est un tel, Pierre ou Martin : il y a acception de personne, parce
qu'on ne lui accorde pas ce bien pour un motif qui l'en rendrait digne, mais
simplement parce qu'il est telle personne.
Par le terme de "personne"
il faut entendre toute qualité du sujet qui ne constitue pas un motif à l'égard
d'un don précis dont elle rendrait digne. Ainsi, par exemple, promouvoir
quelqu'un à la prélature ou à la maîtrise parce qu'il est riche ou qu'il est
notre parent, c'est faire acception de la personne. Il arrive cependant que
telle qualité personnelle rende quelqu'un digne d'une chose mais non d'une
autre. C'est ainsi que les liens du sang habilitent un parent à être institué
héritier d'un patrimoine, mais non à recevoir une prélature ecclésiastique. La
même qualité personnelle, si l'on en tient compte dans une affaire donnée, fera
donc acception de la personne, mais non dans une autre affaire.
Il est donc clair
que l'acception des personnes s'oppose à la justice distributive en ce qu'elle
fait agir en dehors de l'égalité de proportion propre à cette justice ; et
puisque le péché seul s'oppose à la vertu, il s'ensuit que l'acception des
personnes est un péché.
Solutions :
1. La justice distributive considère la situation ou les
qualités qui rendent telle personne apte à telle dignité ou lui en donnent le
droit. Mais les qualités auxquelles on a égard dans l'acception des personnes
sont étrangères à ce mérite, nous venons de le dire.
2. Les personnes reçoivent leur part et deviennent dignes de
ce qu'on leur répartit à cause de certaines réalités qui ressortissent à leur
condition personnelle. On doit donc regarder cette condition de la personne
comme la cause propre de l'attribution. Mais si l'on envisage les personnes en
elles-mêmes, on considère comme une cause ce qui n'en est pas une. Il est donc
évident qu'une personne peut être plus digne absolument parlant, et ne l'est
pas vis-à-vis de telle charge ou de, telle faveur.
3. Il y a deux sortes de dons ; les uns relèvent de la justice
stricte : on donne à quelqu'un ce qu'on lui doit, et c'est dans de tels dons
qu'on peut faire acception des personnes. Les autres dons sont de pure
libéralité : on donne gratuitement à quelqu'un ce qui ne lui est pas dû. Tels
sont les dons de la grâce par lesquels Dieu attire à lui les pécheurs. A propos
de ces largesses on ne saurait parler d'acception des personnes puisque chacun
est libre d'accorder ses faveurs autant qu'il veut et à qui il veut, sans
commettre d'injustice, d'après ces paroles en saint Matthieu (20, 14) : "Ne
m'est-il pas permis de faire ce que je veux Prends ce qui te revient, et
va-t'en."
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit possible. Sans doute conférer
une dignité ecclésiastique ou un bénéfice à quelqu'un pour une raison de
parenté semble être une acception des personnes, puisque les liens du sang ne
sauraient constituer une cause qui rende digne d'un bénéfice ecclésiastique.
Mais comme telle est la coutume observée dans l'Église par les prélats, on ne
voit pas comment ce pourrait être un péché. Donc le péché d'acception des
personnes n'a pas sa place dans la dispensation des biens spirituels.
2. Préférer le riche au pauvre semblerait, d'après saint Jacques
(2, 1), un cas d'acception des personnes. Mais puisque les dispenses des
empêchements de mariage pour degré prohibé de parenté sont plus facilement
accordées aux riches et aux puissants, c'est donc que dans la dispensation des
biens spirituels il n'y a pas lieu de faire acception des personnes.
3. Selon les prescriptions du droit, il suffit d'élire à une
charge quelqu'un qui en soit digne, et il n'est pas requis d'élire le plus
digne. Mais choisir le moins bon pour une charge plus élevée semble bien faire
acception des personnes. Donc l'acception des personnes dans la dispensation
des biens spirituels n'est pas un péché.
4. Selon les statuts ecclésiastiques, l'élu doit "appartenir
à l'église" qu'il s'agit de pourvoir. Mais cela semble faire acception de
personnes, car on pourrait trouver ailleurs des candidats plus capables. Donc, dans
la dispensation des biens spirituels, l'acception des personnes n'est pas un
péché.
Cependant :
Il est écrit dans l'épître de saint Jacques (2, 1) : "Ne
mêlez pas à des acceptions de personnes la foi en notre Seigneur Jésus Christ."
Sur quoi saint Augustin glose : "Qui tolérerait qu'on élève un riche à un
siège d'honneur dans l'église, au mépris d'un pauvre plus instruit et plus
saint ?"
Conclusion :
Comme nous venons
de le dire à l’article précédent, c'est parce qu'elle s'oppose à la justice que
l'acception des personnes est un péché. Or le péché est d'autant plus grave que
la transgression de la justice se réalise dans une matière plus importante.
Aussi, puisque les choses spirituelles priment sur les temporelles, ce sera un
péché plus grave de faire acception des personnes dans la dispensation des
biens spirituels que dans celle des biens temporels.
Et parce qu'il y a
acception des personnes lorsque l'on attribue à quelqu'un ce dont il n'est pas
digne, on peut observer que la dignité d'une personne peut être appréciée de
deux manières :
1° Absolument et
en soi ; ainsi celui-là est le plus digne, chez qui les dons de la grâce sont
plus abondants.
2° Par rapport au
bien commun ; en effet, il arrive parfois que le moins élevé en sainteté et en
science soit plus utile au bien commun en raison de sa puissance ou de son
habileté profane, ou pour quelque autre qualité de cet ordre. Et parce que la
dispensation des biens spirituels est ordonnée avant tout à l'utilité commune, selon
qu'il est écrit (1 Co 12, 7) : "La manifestation de l'Esprit est accordée
à chacun pour le bien de tous", il peut arriver que dans la dispensation
de tels biens, ceux qui sont moins parfaits absolument soient préférés aux
meilleurs sans qu'il y ait acception des personnes. C'est ainsi que Dieu
accorde parfois à des hommes moins bons que d'autres des grâces gratuitement
donnée.
Solutions :
1. Lorsqu'il s'agit des parents d'un prélat, il faut
distinguer. Parfois ce sont les moins dignes, et absolument et par rapport au
bien commun. Si alors on les préfère à des candidats plus dignes, on commet
vraiment un péché d'acception des personnes dans la dispensation des biens
spirituels ; car le prélat ecclésiastique n'est pas maître de ces biens de
telle sorte qu'il puisse en faire des largesses à son gré ; il n'en est que le
dispensateur, selon la parole de l'Apôtre (1 Co 4, 1) : "Que l'on nous
regarde comme des serviteurs du Christ et des dispensateurs des mystères de
Dieu." Mais parfois les parents d'un prélat sont aussi dignes que d'autres,
et alors on peut légitimement les préférer sans se rendre coupable d'acception
des personnes, parce qu'ils offrent au moins cet avantage que le prélat pourra,
avoir plus de confiance en eux et qu'ils administrant d'un commun accord avec
lui les affaires de l'Église. Il faudrait cependant renoncer à tel choix par
crainte du scandale, si d'autres prélats s'autorisaient de cet exemple pour
confier les biens d'Église à leurs proches sans tenir compte de leurs
capacités.
2. Les dispenses de mariage sont accordées principalement pour
garantir l'union dans la paix, et cela importe davantage au bien commun lorsque
des personnes haut placées sont en cause. C'est pourquoi, si on leur accorde
plus facilement la dispense, on ne commet pas d'acception des personnes.
3. Pour qu'une élection soit inattaquable devant la justice, il
suffit que le candidat élu soit bon ; il n'est pas nécessaire qu'il soit le
meilleur, autrement toutes les élections pourraient être contestées. Mais en
conscience on est tenu d'élire le meilleur, qu'il soit tel absolument parlant
ou par rapport aux services qu'il peut rendre au bien commun. S'il existe en
effet un sujet plus apte à une dignité, et qu'on lui en préfère un autre, il
faut avoir pour cela un motif. Si ce motif se rapporte à la nature même de la
charge, celui qui a été élu est bien le plus digne ; mais si ce motif est sans
rapport avec l'affaire, il y aura certainement acception des personnes.
4. Si le candidat d'une Eglise particulière doit être pris
dans son sein, c'est qu'ordinairement, il en servira mieux le bien commun, puisqu'il
aimera d'avantage cette Église qui est sa mère. Aussi le Deutéronome (17, 15)
prescrit-il : "Tu ne pourras pas te donner pour roi un étranger qui ne
serait pas ton frère."
Objections :
1. Il semble qu'en montrant de la considération et du respect
on ne commette pas le péché d'acception des personnes. En effet, la
considération n'est rien d'autre que du respect manifesté à quelqu'un en
témoignage de sa vertu ; ainsi la définit Aristote. Or, on doit honorer les
supérieurs même si la vertu leur fait défaut ; de même nos parents, au sujet
desquels l'Exode prescrit (20, 12) : "Honore ton père et ta mère" ;
ainsi encore les esclaves doivent-ils honorer leurs maîtres, même s'ils sont
mauvais, selon cette recommandation de saint Paul (1 Tm 6, 1) : "Que tous
ceux qui sont sous le joug comme esclaves, estiment leurs maîtres dignes de
tout honneur." C'est donc que l'acception des personnes ne constitue pas
un péché dans les marques d'honneur que l'on donne à autrui.
2. Le Lévitique (19, 32) prescrit : "Tu te lèveras devant
une tête blanche, et tu honoreras la personne du vieillard." Mais cela
semble ressortir à l'acception des personnes, puisque l'on rencontre des
vieillards qui ne sont pas vertueux comme dit Daniel (13, 5) : "A Babylone,
l'iniquité est partie des plus anciens du peuple." Donc il n'y a pas de
péché à faire acception des personnes en leur rendant honneur.
3. Sur le mot de saint Jacques (2, 1) : "Ne faites pas
acception des personnes...", saint Augustin remarque : "S'il faut
entendre des réunions quotidiennes ce que Jacques ajoute : "Si un homme
portant au doigt un anneau d'or et revêtu d'un habit magnifique entre dans
votre assemblée, etc." qui ne pécherait sur ce point s'il y a matière à
pécher ?" Mais c'est faire acception des personnes que d'honorer les
riches pour leurs richesses. Saint Grégoire dit en effet : "Nous abaissons
notre orgueil lorsque, dans les hommes, nous honorons, non leur nature faite à
l'image de Dieu, mais leurs richesses" ; et puisque les richesses ne sont
pas un motif légitime d'honneur, en tenir compte c'est faire acception des
personnes. Donc faire acception des personnes en les honorant n'est pas un
péché.
Cependant :
La Glose affirme
sur le texte de saint Jacques (2, 1) : "Quiconque honore le riche pour ses
richesses commet un péché." Il en est de même toutes les fois que l'on
honore quelqu'un pour des motifs qui ne légitiment pas ces témoignages de
respect ; ce qui est le fait de l'acception des personnes. Donc faire acception
des personnes par des témoignages d'honneur est un péché.
Conclusion :
L'honneur est dans
un témoignage rendu à la vertu d'autrui, c'est pourquoi il n'y a que la vertu
qui soit la cause légitime de cet honneur. Toutefois un homme pourra être
légitimement honoré, non seulement pour sa propre vertu, mais pour la vertu
d'autrui. C'est ainsi qu'on honore les princes et les prélats même s'ils sont
mauvais, parce qu'ils tiennent la place de Dieu et de la société dont ils ont
la charge. "Celui qui rend honneur à l'insensé, dit le livre des Proverbes
(26, 8 Vg), est comme celui qui apporte une pierre au monceau amassé en
l'honneur de Mercure." Parce que les païens attribuaient le calcul à
Mercure, on appelle "monceau de Mercure" une somme de calculs où le
marchand met parfois un petit caillou tenant la place de cent marcs. De même on
honore l'insensé qui tient la place de Dieu et de toute la communauté. Pour la
même raison, on doit honorer ses parents et ses maîtres parce qu'ils
participent de la dignité de Dieu, Père et Seigneur de tout. Les vieillards
aussi doivent être honorés pour la vertu que symbolise la vieillesse, encore
que ce signe puisse parfois tromper ; ce qui fait dire au Sage (Sg 4, 8) :
"Une vieillesse honorable n'est pas celle que donne une longue vie ; elle
ne se mesure pas au nombre des années. Mais la prudence tient lieu pour l'homme
de cheveux blancs ; et l'âge de la vieillesse, c'est une vie sans tache." Enfin,
c'est parce qu'ils occupent une place prépondérante dans la communauté que les
riches sont honorés, et non uniquement en raison de leurs richesses, ce qui
serait commettre le péché d'acception des personnes.
Solution :
Ainsi se trouvent résolues les objections.
Objections :
1. Il semble que non. Nous avons dit en effet que l'acception
des personnes s'oppose à la justice distributive. Les jugements, au contraire, relèvent
surtout de la justice commutative ; donc l'acception des personnes n'a pas sa
place dans les jugements.
2. Les peines sont infligées d'après un jugement. Mais on y
fait acception de personnes, sans qu'il y ait péché, parce qu'on punira plus
sévèrement celui qui outrage le prince que celui qui offense une personne
privée. Donc l'acception des personnes n'a pas sa place dans les jugements.
3. Le Siracide (4, 10 Vg), demande que "dans les
jugements, on soit miséricordieux pour l'orphelin". Mais c'est là faire
acception de la personne du pauvre. Donc l'acception des personnes dans les
jugements n'est pas un péché.
Cependant :
Il est écrit au livre des Proverbes (18, 5 Vg) : "Ce
n'est pas bien de faire acception de personne dans un jugement."
Conclusion :
Le jugement, avons-nous
dit, est un acte de justice, en ce que le juge ramène à l'égalité requise par
la justice ce qui peut constituer une inégalité contraire. Or, l'acception des
personnes entraîne une certaine inégalité, du fait qu’elle attribue à telle
personne plus que sa part, en laquelle consiste l'égalité de la justice. Il est
donc évident qu'un tel jugement est vicié par l'acception des personnes.
Solutions :
1. Le jugement peut être envisagé sous un double aspect. 1°
Quant à sa matière, c'est-à-dire la chose jugée. Alors il se rapporte aussi
bien à la justice commutative qu'à la justice distributive. On peut en effet
déterminer par un jugement aussi bien la manière de distribuer à plusieurs ce
qui est à tous, que le mode de restitution de telle personne à telle autre. 2°
Quant à la forme même du jugement, à savoir lorsque le juge, même dans le
domaine propre de la justice commutative, ôte à l'un ce qu'il donne à l'autre ;
et cela relève de la justice distributive. Ce qui montre qu'en tout jugement on
peut faire acception des personnes.
2. Punir plus sévèrement une injure faite à un personnage plus
haut placé n'est pas faire acception des personnes, car les dignités
différentes des personnes entraînent dans ce cas une différence objective, comme
on l'a vu plus haut.
3. On doit aider le pauvre autant que faire se peut, mais sans
léser la justice. Autrement on ne tient pas compte de cette parole de l'Exode
(23, 3) : "Tu ne favoriseras pas même le pauvre en rendant ton jugement."
LES VICES OPPOSÉS A LA JUSTICE COMMUTATIVE
Il faut maintenant
étudier les vices opposés à la justice commutative. Nous traiterons d'abord des
péchés qui se commettent dans les échanges involontaires, puis de ceux qui se
commettent dans les échanges volontaires (Questions 77-78).
Les premiers se
commettent du fait que l'on porte préjudice au prochain contre sa volonté, ce
qui peut se faire de deux façons : par action et en parole (Questions 67-76).
Par action lorsque
le prochain est atteint dans sa propre personne (Question 64), ou dans une
personne qui lui est unie (Question 65, a. 4), ou dans ses biens (Question 66).
Nous allons les
étudier dans cet ordre. Et en premier lieu l'homicide, par quoi on fait au
prochain le plus grand tort qui soit.
- 1. Est-ce un péché de mettre à mort les animaux ou même les plantes ? - 2. Est-il permis de tuer le pécheur ? - 3. Est-ce permis à un particulier, ou seulement à l'autorité publique ? - 4. Et à un clerc ? - 5. Est-il permis de se tuer ? - 6. Est-il permis de tuer un homme juste ? - 7. Est-il permis de tuer un homme pour se défendre ? - 8. L'homicide accidentel est-il péché mortel ?
Objections :
1. Il semble qu'il soit illicite de tuer n'importe quel être
vivant. En effet, saint Paul écrivait aux Romains (13, 2) : "Celui qui
résiste à l'ordre voulu de Dieu, attire sur lui-même la condamnation." Or
c'est l'ordre providentiel qui conserve tous les êtres en vie, selon ce mot du
Psaume (147, 8) : "Dieu fait croître l'herbe sur les montagnes et donne au
bétail leur nourriture." Donner la mort à un être doué de vie est donc
illicite.
2. L'homicide est un péché parce qu'il prive un homme de la
vie. La vie est commune à tous les animaux et à toutes les plantes. Il semble
donc que pour la même raison ce soit un péché de tuer des animaux et des
plantes.
3. La loi divine ne fixe de peine déterminée que pour le
péché. Or elle établit une peine déterminée pour celui qui tue le boeuf ou la
brebis d'autrui, comme le montre l'Exode (22, 1). Donc le meurtre des animaux
est un péché.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "Quand nous entendons le précepte "Tu ne tueras
pas", nous ne croyons pas que cela concerne les arbres fruitiers, qui
n'ont aucun sentiment, ni les animaux, qui n'ont pas la raison en commun avec
nous. C'est donc de l'homme qu'il faut entendre cette parole : Tu ne tueras
pas."
Conclusion :
On ne pèche pas en
utilisant une chose en vue de la fin pour laquelle elle existe. Or, dans la
hiérarchie des êtres, ceux qui sont imparfaits sont créés pour les parfaits ;
comme aussi dans la génération d'un seul être, la nature va de l'imparfait au
parfait. De même donc que dans la génération de l'homme ce qui existe d'abord
c'est ce qui a vie, puis un animal et en dernier lieu l'homme ; ainsi les êtres
qui n'ont que la vie, comme les végétaux, existent tous ensemble pour tous les
animaux, et les animaux eux-mêmes existent pour l'homme. Voilà pourquoi, si
l'homme se sert des plantes pour l'usage des animaux, et des animaux pour son
propre usage, ce n'est pas illicite, comme le montre déjà Aristote.
Parmi tous les
usages possibles, le plus nécessaire est que les plantes servent de nourriture
aux animaux, et les animaux à l'homme, ce qui comporte inévitablement leur mise
à mort. Voilà pourquoi il est permis de tuer des plantes pour l'usage des
animaux et des animaux pour l'usage de l'homme, en vertu de l'ordre divin. Car
on lit dans la Genèse (1, 29) : "Voici que je vous donne toutes les herbes
et tous les arbres ; ce sera votre nourriture, et tous les animaux..." ;
et encore (9, 3) : "Tout ce qui se meut et tout ce qui vit vous servira de
nourritures."
Solutions :
1. Si l'ordre divin conserve la vie des animaux et des
plantes, ce n'est pas pour elle-même, mais pour l'homme. Aussi saint Augustin
peut-il écrire : "Par la disposition très juste du Créateur, la vie et la
mort de ces êtres sont à notre service."
2. Les bêtes et les plantes ne possèdent pas cette vie
rationnelle qui leur permettrait de se conduire par eux-mêmes ; ils sont
toujours menés par l'instinct naturel comme par une force étrangère. C'est là
le signe qu'ils sont par nature esclaves, et destinés à l'usage d'autres êtres.
3. Celui qui tue le boeuf de son prochain pèche, non parce
qu'il tue un boeuf, mais parce qu'il porte préjudice à autrui dans ses biens.
Ce n'est donc pas un péché de meurtre, mais de vol ou de rapine.
Objections :
1. Il semble que non, car notre Seigneur interdit d'arracher
l'ivraie qui, dans la parabole, représente les "fils du Mauvais" (Mt
13, 38). Or tout ce que Dieu interdit est péché.
2. La justice des hommes se modèle sur la justice de Dieu ; or
celle-ci ménage les pécheurs pour qu'ils fassent pénitence - "je ne veux
pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive" (Ez 18, 23).
Il est donc absolument injuste de tuer les pécheurs.
3. Il n'est jamais permis de faire pour une bonne fin ce qui
est mauvais en soi ; on le voit chez Saint Augustin et chez Aristote. Or tuer
un homme est une chose mauvaise en soi, puisque opposée à la charité que nous
devons avoir pour tous les hommes ; et comme le remarque le Philosophe : "Nous
voulons à nos amis l'existence et la vie." Il n'est donc aucunement permis
de tuer un pécheur.
Cependant :
Il est écrit dans l'Exode (22, 18) : "Tu ne laisseras
pas vivre les magiciens", et dans le Psaume (101, 8) : "Chaque matin,
j'exterminerai tous les pécheurs du pays."
Conclusion :
Nous venons de le
dire : il est permis de tuer des animaux parce qu'ils sont ordonnés par la
nature à l'usage de l'homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné au
parfait. Or cette subordination existe entre la partie et le tout, et donc
toute partie, par nature, existe en vue du tout. Voilà pourquoi, s'il est utile
à la santé du corps humain tout entier de couper un membre parce qu'il est
infecté et corromprait les autres, une telle amputation est louable et
salutaire.
Mais tout individu
est avec la société dont il est membre dans le même rapport qu'une partie avec
le tout. Si donc quelque individu devient un péril pour la société et que son
péché risque de la détruire, il est louable et salutaire de le mettre à mort
pour préserver le bien commun ; car "un peu de ferment corrompt toute la
pâte" (1 Co 5, 6).
Solutions :
1. Le Seigneur, en défendant d'arracher l'ivraie, avait en
vue la conservation du blé, c'est-à-dire des bons. Ceci s'applique lorsqu'on ne
peut faire périr les méchants sans tuer en même temps les bons ; soit parce
qu'on ne peut les discerner les uns des autres, soit parce que les méchants
ayant de nombreux partisans, leur mise à mort serait dangereuse pour les bons.
Aussi le Seigneur préfère-t-il laisser vivre les méchants et réserver la
vengeance jusqu'au jugement dernier, plutôt que de s'exposer à faire périr les
bons en même temps.
Toutefois, si la
mise à mort des méchants n'entraîne aucun danger pour les bons, mais assure au
contraire leur protection et leur salut, il est licite de mettre à mort les
méchants.
2. Selon l'ordre de sa sagesse, Dieu tantôt supprime
immédiatement les pécheurs afin de délivrer les bons ; tantôt leur accorde le
temps de se repentir, ce qu'il prévoit également pour le bien de ses élus. La
justice humaine fait de même, selon son pouvoir. Elle met à mort ceux qui sont
dangereux pour les autres, mais elle épargne, dans l'espoir de leur repentance,
ceux qui pèchent gravement sans nuire aux autres.
3. Par le péché l'homme s'écarte de l'ordre prescrit par la
raison ; c'est pourquoi il déchoit de la dignité humaine qui consiste à naître
libre et à exister pour soi ; il tombe ainsi dans la servitude qui est celle
des bêtes, de telle sorte que l'on peut disposer de lui selon qu'il est utile
aux autres, selon le Psaume (49, 21) : "L'homme, dans son orgueil ne l'a
pas compris ; il est descendu au rang des bêtes ; il leur est devenu semblable",
et ailleurs (Pr 11, 29) : "L'insensé sera l'esclave du sage." Voilà
pourquoi, s'il est mauvais en soi de tuer un homme qui garde sa dignité, ce
peut être un bien que de mettre à mort un pécheur, absolument comme on abat une
bête ; on peut même dire avec Aristote qu'un homme mauvais est pire qu'une bête
et plus nuisible.
Objections :
1. Il semble qu'il soit permis à un particulier de tuer un
pécheur. En effet, la loi divine ne saurait prescrire rien de mal. Or Moïse a
prescrit (Ex 32, 27) : "Que chacun tue son frère, chacun son ami, chacun
son parent", pour avoir commis le crime d'adorer le veau d'or. Donc, même
des personnes privées peuvent licitement tuer un pécheur.
2. Puisque, on vient de le voir, le péché rend l'homme
comparable aux bêtes, et que tout homme peut tuer une bête sauvage, surtout
nuisible, il est permis, au même titre, de tuer un pécheur.
3. Tout homme, même un individu privé, agit louablement en
servant le bien commun. Or la mise à mort des malfaiteurs est utile au bien
commun, on vient de le voir.
Cependant :
Saint Augustin
parle ainsi "Celui qui sans mandat officiel tuera un malfaiteur sera
homicide, et d'autant plus qu'il n'a pas craint de s'arroger un droit que Dieu
ne lui avait pas donné."
Conclusion :
Nous venons de
dire que la mise à mort d'un malfaiteur est permise en tant qu'elle est
ordonnée à la sauvegarde de la société. C'est pourquoi elle appartient à
celui-là seul qui pourvoit au bien commun de la société, de même que l'ablation
d'un membre corrompu revient au médecin auquel on a confié la santé du corps
tout entier. Or le soin du bien commun est confié aux princes qui détiennent
l'autorité publique. C'est donc à eux seuls et non aux particuliers qu'il
revient de mettre à mort les malfaiteurs.
Solutions :
1. Denys remarque que le véritable responsable d'une action
est l'autorité qui l'ordonne ; aussi, comme saint Augustin l'écrit : "Celui
qui tue, ce n'est pas celui qui doit son service à celui qui commande, comme le
glaive à celui qui s'en sert." C'est ainsi qu'il faut juger le cas de ceux
qui tuèrent leurs parents et leurs amis sur l'ordre de Dieu ; le véritable
auteur de ces meurtres était l'autorité qui le leur avait ordonné ; il en est
de même du soldat qui tue un ennemi sur l'ordre du prince, et du bourreau qui
exécute un bandit d'après la sentence du juge.
2. Il y a une différence de nature entre la bête et l'homme.
Aussi n'y a-t-il pas besoin d'un jugement pour tuer la bête, si elle est
sauvage. Mais si c'est une bête domestique, un jugement sera requis, non pour
elle, mais pour le dommage subi par son maître. Mais l'homme pécheur n'est pas
d'une autre nature que les justes. C'est pourquoi il faudra un jugement public
pour décider s'il doit être mis à mort pour le salut de la société.
3. Faire quelque chose pour l'utilité commune sans nuire à
personne est permis à toute personne privée. Mais si cela doit nuire à autrui, cela
ne peut se faire qu'au jugement de celui qui peut apprécier ce que l'on peut
enlever aux parties pour le salut de tous.
Objections :
1. Il semble qu'il soit permis aux clercs de tuer les
malfaiteurs. C'est surtout aux clercs, en effet, d'accomplir cet ordre de
l'Apôtre (1 Co 4, 16) : "Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ."
Ce qui nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or le Dieu que nous adorons tue
les malfaiteurs, d'après le Psaume (136, 10) : "Il frappa les Égyptiens
dans leurs premiers-nés." En outre, Moïse fit exterminer par les lévites
vingt-trois mille hommes qui avaient adoré le veau d'or (Ex 32, 28). Phinéès, prêtre,
tua l'Israélite qui s'était uni à une Madianite (Nb 25, 6). Samuel fit mourir
Agag roi d'Amalec (1 S 15, 33). Élie fit périr les prêtres de Baal (1 R 18, 40).
Matthatias mit à mort l'apostat qui s'apprêtait à sacrifier (1 M 2, 24). Dans
le Nouveau Testament, saint Pierre punit de mort Ananie et Saphire (Ac 5, 3).
On voit donc que même les clercs sont autorisés à tuer les pécheurs.
2. La puissance spirituelle est plus grande que la puissance
temporelle et plus proche de Dieu. Si donc saint Paul accorde au pouvoir
séculier le droit de mettre à mort les pécheurs, comme exerçant le rôle de "ministre
de Dieu" (Rm 13, 4), à plus forte raison les clercs auront-ils ce droit, eux
qui sont ministres de Dieu dans l'exercice d'un pouvoir spirituel.
3. Quiconque reçoit licitement une charge peut licitement
exercer toutes les fonctions qui s'y rattachent. Or, l'une des fonctions du
prince temporel, avons-nous dit dans l’article précédent, est de supprimer les
malfaiteurs ; donc les clercs, qui sont princes sur la terre, peuvent
licitement tuer les malfaiteurs.
Cependant :
saint Paul exige que
"l'évêque soit irréprochable... qu'il ne soit pas adonné au vin, ne frappant
personne" (1 Tm 3, 2).
Conclusion :
Il n'est pas
permis aux clercs de tuer, pour une double raison. 1° Ils sont choisis pour le
service de l'autel où est rendue présente la passion du Christ mis à mort, et
qui, comme le dit saint Pierre (1 P 2, 23), "frappé, ne frappait pas à son
tour". Il ne convient donc pas aux clercs de frapper ou de tuer puisque
les serviteurs doivent imiter leur Maître, selon la parole de l'Ecclésiastique
(10, 2) : "Tel le chef du peuple, tel ses ministres." 2° De plus, les
clercs sont les ministres de la loi nouvelle, qui ne comporte aucune peine de
mort ou de mutilation corporelle. C'est pourquoi, afin d'être "des
ministres authentiques de la nouvelle Alliance" (2 Co 3, 6), ils doivent
s'abstenir de tels châtiments.
Solutions :
1. Dieu accomplit de façon universelle en tous les êtres ce
qui est bon, mais il l'accomplit en chaque être conformément à la nature de
celui-ci. Ainsi chacun doit-il imiter Dieu conformément à sa condition propre.
Donc, bien que Dieu puisse tuer physiquement les malfaiteurs, il ne faut pas
que tous les hommes l'imitent en cela. Ce n'est pas de son autorité et de sa
propre main que saint Pierre punit de mort Ananie et Saphire, il a plutôt
promulgué la sentence divine à leur égard. Quant aux prêtres et aux lévites de
l'Ancien Testament, ils étaient les ministres de la loi ancienne qui
prescrivait des châtiments corporels, et c'est pourquoi ils pouvaient tuer un
malfaiteur de leur propre main.
2. Le ministère des clercs est ordonné à une fin plus haute que
celle des exécutions corporelles ; ils ont pour but le salut spirituel ; il ne
leur convient donc pas d'employer des sanctions d'un ordre inférieur.
3. Les supérieurs ecclésiastiques sont investis d'un pouvoir
temporel, non pour exercer eux-mêmes une sentence capitale, mais pour faire
exercer par d'autres leur autorité.
Objections :
1. Il semble que le suicide soit permis. L'homicide, en effet,
n'est défendu que comme péché contre la justice. Mais il est impossible de
pécher par injustice envers soi-même, ainsi que le prouve Aristote. Donc nul ne
pèche en se tuant.
2. Il est permis à celui qui détient l'autorité publique de
tuer les malfaiteurs. Mais parfois il est lui-même un malfaiteur. Il est donc
permis de se tuer.
3. Il est permis de s'exposer spontanément à un péril moindre
pour en éviter un plus grand, de même qu'il est permis, pour sauver tout son
corps, de se couper un membre gangrené. Or il peut arriver qu'en se donnant la
mort on évite un plus grand mal, comme serait une vie misérable ou la honte
d'un péché. Il est donc permis parfois de se tuer.
4. Samson s'est suicidé (Jg 16, 30). Pourtant il est compté, d'après
l'épître aux Hébreux (11, 32), parmi les saints.
5. Le deuxième livre des Maccabées (14, 41) rapporte l'exemple
de Razis qui se donna la mort, "aimant mieux périr noblement que de tomber
entre des mains criminelles et de subir des outrages indignes de sa noblesse".
Mais rien de noble et de courageux n'est illicite. Donc se tuer n'est pas
illicite.
Cependant :
Saint Augustin écrit
: "C'est de l'homme que doit s'entendre le précepte : "Tu ne tueras
point." Ni ton prochain par conséquent, ni toi-même ; car c'est tuer un
homme que se tuer soi-même."
Conclusion :
Il est absolument
interdit de se tuer. Et cela pour trois raisons :
1° Tout être
s'aime naturellement soi-même ; de là vient qu'il s'efforce, selon cet amour
inné, de se conserver dans l'existence et de résister autant qu'il le peut à ce
qui pourrait le détruire. C'est pourquoi le suicide va contre cette tendance de
la nature et contre la charité dont chacun doit s'aimer soi-même.
2° La partie, en
tant que telle, est quelque chose du tout. Or chaque homme est dans la société
comme une partie dans un tout ; ce qu'il est appartient donc à la société. Par
le suicide l'homme se rend donc coupable d'injustice envers la société à
laquelle il appartient, comme le montre Aristote.
3° Enfin la vie
est un don de Dieu accordé l'homme, et qui demeure toujours soumis a pouvoir de
celui qui "fait mourir et qui fait vivre" Aussi quiconque se prive
soi-même de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui tue l'esclave d'autre
pèche contre le maître de cet esclave, ou comme pèche encore celui qui s'arroge
le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou
de la vie n'appartient qu'à Dieu seul, selon le Deutéronome (32, 39) : "C'est
moi qui fais mourir et qui fais vivre."
Solutions :
1. L'homicide est un péché non seulement parce qu'il s'oppose
à la justice, mais parce qu'il est contraire à la charité que chacun doit avoir
envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à
soi-même.
Mais il a encore
raison de péché comme opposé à la justice par rapport à la société et à Dieu.
2. Celui qui détient l'autorité publique peut licitement faire
périr un malfaiteur puisqu'il a le droit de le juger. Mais nul n'est juge de
soi-même. Par conséquent, il n'est pas permis à celui qui détient l'autorité
publique de se tuer pour n'importe quel péché. Il peut cependant se livrer au
jugement d'autres autorités.
3. Par le libre arbitre, l'homme est constitué maître de
soi-même. C'est pourquoi il peut disposer de soi-même dans tout le domaine de
la vie soumis à son libre arbitre ; mais le passage de cette vie à une autre
plus heureuse relève du pouvoir divin, non du libre arbitre de l'homme.
- Il n'est donc pas
permis à l'homme de se tuer pour passer à une vie meilleure.
- Le suicide n'est
pas non plus permis pour échapper aux misères de la vie présente ; puisque, comme
Aristote l'a montré : "Le dernier des maux de cette vie, et de beaucoup le
plus redoutable, c'est la mort." Se donner la mort pour fuir les misères
de l'existence présente est donc recourir à un plus grand mal pour en éviter un
moindre.
- Il n'est pas
d'avantage permis de se tuer à cause d'un péché qu'on a commis. Soit parce que
l'on se cause le plus grand préjudice en se privant du temps nécessaire pour
faire pénitence. Soit encore parce que la mise à mort d'un malfaiteur n'est
licite qu'après un jugement prononcé par la puissance publique.
- Il n'est pas non
plus permis à une femme de se tuer pour éviter d'être souillée. Parce qu'elle
ne peut pas commettre sur elle-même le pire crime, le suicide, pour empêcher
autrui de commettre un crime moindre. En effet, il n'y a pas de crime chez une
femme à qui l'on fait violence, si elle refuse son consentement ; comme disait
sainte Lucie : "Le corps n'est souillé que si l'âme y consent." Or il
est évident que le péché de fornication ou d'adultère est moindre que
l'homicide et surtout que le suicide ; ce dernier crime est le pire, puisque
d'une part, on se nuit à soi-même, alors qu'on se doit le plus grand amour ; et
que, d'autre part, il est le plus dangereux, puisqu'on n'a plus le temps de
l'expier par la pénitence.
- Enfin, il est
encore interdit de se tuer dans la crainte de consentir au péché. Car "on
ne doit pas faire le mal pour qu'il arrive du bien" ou pour éviter
d'autres maux, surtout moindres et moins certains. Or, il n'est pas sûr que
l'on consentira plus tard au péché. Car Dieu est assez puissant pour préserver
l'homme du péché, quelles que soient les tentations qui l'assaillent.
4. D'après saint Augustin : "Samson, qui s'est enseveli
avec ses ennemis sous les ruines de leur temple, n'est exempt de péché que
parce qu'il obéissait ainsi à l'ordre secret du Saint-Esprit qui, par lui, faisait
des miracles." Et il attribue le même motif aux saintes femmes qui se
donnèrent la mort en temps de persécution, et dont l'Église célèbre la mémoire.
5. C'est un acte de la vertu de force de ne pas craindre de
subir la mort pour le bien de la vertu et pour fuir le péché. Mais si quelqu'un
se tue pour éviter un châtiment, ce n'est là qu'une apparence de force ;
certains se sont tués en croyant agir avec courage, c'est le cas de Razis ;
mais ce n'est pas là une vertu de force authentique. C'est bien plutôt le fait
d'une âme faible, incapable de supporter la souffrance. Aristote et saint Augustin
l'ont montré tous deux.
Objections :
1. Il semble qu'en certains cas il soit permis de tuer un
homme innocent. Car la crainte de Dieu ne se manifeste pas par le péché, mais
plutôt "la crainte de Dieu détourne du péché", dit l'Ecclésiastique
(1, 27 Vg). Or Abraham est loué d'avoir craint Dieu parce qu'il voulut tuer son
fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans que ce soit un péché.
2. La gravité des péchés envers le prochain est d'autant plus
grave qu'on lui inflige un plus grand préjudice par ce péché. Or le meurtre
nuit davantage au pécheur qu'à l'innocent, puisque pour celui-ci la mort n'est
que le passage des misères de cette vie à la gloire céleste. Donc puisqu'en
certains cas il est permis de tuer un pécheur, à plus forte raison est-il
permis de tuer un innocent ou un juste.
3. Lorsqu'on observe l'ordre de la justice, on ne commet pas
de péché. Mais parfois on est contraint, selon l'ordre de la justice, de tuer
un innocent ; ainsi lorsque le juge qui doit juger conformément aux dépositions
des témoins, condamne à mort un inculpé qu'il sait innocent, mais qui est
accablé par de faux témoins ; de même le bourreau qui, sur l'ordre du juge, exécuterait
un homme injustement condamné. On peut donc parfois tuer un innocent sans
commettre de péché.
Cependant :
Il est écrit dans l'Exode (23, 7) : "Tu ne feras pas
mourir l'innocent et le juste."
Conclusion :
On peut envisager
un homme sous un double aspect : en lui-même ou par rapport aux autres. A
considérer l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le tuer, parce que
dans tout homme, fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l'oeuvre
de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce
n'est, on l'a déjà vu, que pour préserver le bien commun que détruit le péché.
Mais la vie des justes au contraire conserve et accroît le bien commun, car ils
sont la partie la plus influente de la société. C'est pourquoi il n'est
aucunement permis de tuer un innocent.
Solutions :
1. Dieu est le maître de la vie et de la mort ; car c'est par
son ordre que meurent et les pécheurs et les justes. C'est pourquoi celui qui, par
l'ordre de Dieu, met à mort un innocent, ne pèche pas plus que Dieu, dont il
est l'exécutant ; et il montre qu'il craint Dieu, en obéissant à son ordre.
2. Pour apprécier la gravité d'un péché, il faut considérer
l'essentiel plus que l'accidentel. Ainsi, celui qui tue un juste pèche plus
gravement que celui qui tue un pécheur. 1° Parce qu'il nuit à celui qu'il
devrait aimer davantage, il commet donc une faute plus grave contre la charité.
2° Il fait tort à celui qui le mérite le moins ; il offense donc davantage la
justice. 3° Il prive la société d'un plus grand bien. 4° Il montre un plus
grand mépris de Dieu, selon cette parole (Lc 10, 16) : "Qui vous méprise
me méprise." Et que le juste mis à mort soit conduit par Dieu à la gloire,
c'est un effet accidentel de sa mise à mort.
3. Si le juge sait que l'inculpé, accablé par de faux témoins,
est innocent, il doit contrôler les dépositions avec une scrupuleuse attention
afin de trouver le moyen de délivrer un innocent, comme le fit Daniel (ch. 13).
S'il ne le peut pas, il doit renvoyer la cause à un tribunal supérieur. Si cela
lui est impossible, il ne pèche pas en prononçant un jugement conforme aux
dépositions, car ce n'est pas lui qui condamne un innocent, mais ceux qui
affirment sa culpabilité. Quant à l'exécuteur du juge condamnant un innocent, si
la sentence contient une erreur intolérable, il ne doit pas obéir, sinon il
faudrait innocenter tous ceux qui torturèrent les martyrs. Mais si l'injustice
de l'arrêt n'est pas évidente, celui qui l'applique ne pèche pas, car il n'a
pas à discuter l'ordre de son supérieur, et ce n'est pas lui qui tue l'innocent,
mais le juge dont il exécute les ordres.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Augustin écrit : "Je
trouve mauvais de conseiller quelqu'un de tuer d'autres hommes pour ne pas être
tué par eux, à moins que ce soit un soldat ou un agent de l'ordre public ; de
telle sorte qu'il n'agit pas pour lui-même mais pour les autres, et parce qu'il
en a reçu le pouvoir légitime conformément à ses fonctions." Or celui qui
tue un homme pour sa défense le tue uniquement pour n'être pas tué lui-même. Un
tel acte est don défendu.
2. Saint Augustin dit encore : "Comment seront-ils
exempts de péché devant la Providence divine, ceux qui se souillent d'un
meurtre pour conserver des biens que nous devons mépriser ?" Ces biens à
mépriser sont "ceux que les hommes peuvent perdre malgré eux", d'après
le contexte. Or telle est la vie corporelle. Donc il n'est permis à personne de
tuer pour préserver sa vie corporelle.
3. Voici la décision du pape Nicolas, que l'on peut lire dans
les Décrets : "Vous
m'avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin
de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans
leur premier état, ou même monter plus haut. Sachez que nous n'admettons aucun
prétexte et ne leur accordons aucune permission de tuer n’importe quel homme de
n’importe quelle manière." Or clercs et laïcs sont tenus indistinctement
d'observer les préceptes de la morale. Donc même les laïcs ne peuvent tuer
quelqu'un pour se défendre.
4. L'homicide est un péché plus grave que la fornication
simple ou l'adultère. Mais il n'est jamais permis à personne de forniquer, d'être
adultère, ou de commettre tout autre péché mortel pour conserver sa propre vie,
car la vie de l'âme doit être préférée à celle du corps. Donc personne ne peut
tuer pour conserver sa propre vie.
5. Selon l’Évangile, si l'arbre est mauvais, les fruits le
seront aussi (Mt 7, 17). Or, d'après saint Paul, il semble interdit de se
défendre : "Bien-aimés, ne vous défendez pas", écrit-il aux Romains
(12, 9). Donc on n'a pas le droit de tuer un homme pour se défendre.
Cependant :
L’Exode (22, 2)
stipule : "Si le voleur est surpris en train de percer un mur, et
qu'alors il soit blessé mortellement, celui qui l'a frappé ne sera pas
responsable du sang versé." Mais il est bien davantage permis de défendre
sa propre vie que sa maison. Donc, même si l'on tue quelqu'un pour défendre sa
vie, on ne sera pas coupable d'homicide.
Conclusion :
Rien n'empêche
qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que
l'autre ne l'est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de
l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et
demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte. Ainsi l'action de se défendre
peut entraîner un double effet : l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre
la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite si l'on ne vise qu'à
protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans
l'existence autant qu'il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne
intention peut devenir mauvais quand il n'est pas proportionné à sa fin. Si
donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu'il ne faut, ce
sera illicite. Mais si l'on repousse la violence de façon mesurée, la défense
sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet : "Il est
permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit
pour une protection légitime." Et il n'est pas nécessaire au salut que
l'on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l'autre ; car on
est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu'à celle d'autrui.
Mais parce qu'il
n'est permis de tuer un homme qu'en vertu de l'autorité publique et pour le
bien commun, nous l'avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour
se défendre, à moins d'être investi soi-même de l'autorité publique. On pourra
alors avoir directement l'intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais
en rapportant cette action au bien public ; c'est évident pour le soldat qui
combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent
contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s'ils sont mus par une
passion personnelle.
Solutions :
1. Le texte de saint Augustin doit s'entendre seulement du
cas où un homme voudrait en tuer un autre pour échapper lui-même à la mort.
2. C'est ce même cas que vise le texte cité par la deuxième
objection où il est dit expressément : "pour conserver les biens...",
ce qui précise l'intention du meurtrier.
3. Tout homicide, même si l'on n'en est pas responsable, entraîne
une irrégularité, ainsi le juge qui, en toute justice, condamne à mort un
coupable. Aussi le clerc qui tue son agresseur pour se défendre devient
irrégulier, encore qu'il n'ait pas eu l'intention de tuer, mais uniquement
celle de se défendre.
4. L'acte de fornication ou d'adultère n'est pas ordonné par
un rapport nécessaire à la conservation de la vie, comme tel acte qui entraîne
parfois un homicide.
5. Ce que l'Apôtre interdit, c'est de se défendre avec un désir de vengeance. Aussi la Glose précise-t-elle : "Ne vous défendez pas", c'est-à-dire : "Ne cherchez pas à rendre à vos adversaires coup pour coup."
Objections :
1. Il semble que quelqu'un qui tue un homme accidentellement
soit coupable d'homicide. La Genèse (4, 24) rapporte, en effet, que Lamech
croyant tuer une bête, donna la mort à un homme, et que cette action lui fut
imputée à homicide. Il est donc coupable d'homicide, celui qui tue un homme
accidentellement.
2. Il est prescrit au livre de l'Exode (21, 22-23) : "Si
quelqu'un frappe une femme enceinte et provoque par là un avortement..., si
mort s'ensuit, il rendra vie pour vie." Mais cela peut arriver sans aucune
intention de donner la mort. Donc l'homicide accidentel revêt toute la
culpabilité de l'homicide.
3. Plusieurs canons insérés dans les Décrets punissent
les homicides accidentels. Or une peine ne peut être portée que pour une faute.
Donc celui qui tue accidentellement un homme encourt la culpabilité de
l'homicide.
Cependant :
Saint Augustin
écrivait : "Qu'on évite de nous imputer un tel acte que nous faisons
licitement et pour le bien - si du moins c'est le cas - et d'où résulte
accidentellement un mal que nous n'avons pas voulu." Mais il arrive
parfois qu'un homicide soit le résultat accidentel d'une action entreprise dans
une bonne intention. Donc son auteur ne sera pas jugé coupable.
Conclusion :
Le hasard, selon
Aristote, est une cause qui agit en dehors de notre intention. Aussi les choses
accidentelles, absolument parlant, ne sont ni intentionnelles ni volontaires.
Et parce que tout péché est volontaire, selon saint Augustin, il s'ensuit que
les effets du hasard ne peuvent comme tels constituer des péchés. Il arrive
cependant qu'un but auquel on ne tend pas et que l'on ne veut pas actuellement
et pour lui-même, soit dans l'intention et voulu par accident, selon que "l'on
appelle cause par accident ce qui supprime l'obstacle". Aussi celui qui ne
supprime pas une cause d'homicide, alors qu'il doit la supprimer, sera d'une
certaine manière coupable d'homicide volontaire.
Ceci arrive de
deux manières. Ou bien l'on s'expose à un homicide en faisant une chose
défendue que l'on n'aurait pas dû se permettre. Ou bien on ne prend pas toutes
les précautions requises. Voilà pourquoi, selon les règles du droit, si
quelqu'un se livrant à une action licite y apporte la vigilance requise et que,
cependant, il provoque la mort d'un homme, il ne sera pas tenu coupable de
l'homicide. Si, au contraire, il se livre à une action mauvaise, ou même à une
action permise mais sans y apporter tout le soin nécessaire, n'échappe pas à la
responsabilité de l'homicide si son acte entraîne la mort d'un homme.
Solutions :
1. Si Lamech a été jugé coupable d'homicide c'est qu'il
n'avait pas pris les précautions suffisantes pour éviter ce meurtre.
2. Celui qui frappe une femme enceinte contribue à une action
illicite. C'est pourquoi, s'il en résulte la mort de la femme ou de l'enfant, déjà
doté d'une âme, le crime d'homicide sera imputé au coupable, surtout si la mort
suit de près les coups qu'il a portés.
3. Les canons cités infligent un châtiment à ceux qui donnent
la mort accidentellement en coopérant à une action illicite, ou en n'apportant
pas toute l'attention requise.
- 1. La mutilation. - 2. Les coups. - 3. L'emprisonnement. - 4. Le péché de ces violences est-il aggravé parce qu'elles sont commises contre une personne unie à d'autres ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne puisse être permis en aucun cas de
mutiler quelqu'un. En effet, saint Jean Damascène a dit qu'il y a péché "dès
qu'on s'écarte de ce qui est conforme à la nature pour faire ce qui lui est
contraire". Or il est conforme à la nature telle que Dieu l'a créée que le
corps humain possède tous ses membres, et il est contraire à la nature qu'il
soit privé d'un membre. La mutilation paraît donc toujours être un péché.
2. Aristote établit que toute l'âme est avec tout le corps
dans le même rapport que chaque partie de l'âme avec chaque partie du corps. Or
il est défendu, si ce n'est aux pouvoirs publics, de priver quelqu'un de son
âme en le tuant. De même sera-t-il interdit de lui couper un membre, si ce
n'est peut-être en vertu de ce même pouvoir.
3. On doit préférer le salut de l'âme à celui du corps. Or il
n'est pas permis de se mutiler pour assurer le salut de son âme. En effet, le 1er
concile de Nicée a condamné ceux qui se châtraient pour conserver la chasteté.
Donc, pour quelque cause que ce soit, on ne pourra retrancher un membre à
quelqu'un.
Cependant :
Il est écrit au livre de l'Exode (21, 24) : "Oeil pour
oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied."
Conclusion :
Puisque chaque
membre est une partie de tout le corps humain, il existe pour le tout, comme
l'imparfait existe pour le parfait. On devra donc traiter un membre selon ce
que demande le bien de tout le corps. Or si, de soi, un membre est utile au
bien de tout le corps, il arrive cependant accidentellement qu'il soit nuisible
; ainsi un membre infecté peut corrompre le corps tout entier. Donc, si un
membre est sain et dans son état normal, il ne peut être coupé sans que tout le
corps en pâtisse. Mais parce que tout l'homme est ordonné comme à sa fin à
toute la société dont il est une partie, comme nous l'avons dit plus haut il
pourra se faire que l'ablation d'un membre, bien qu'elle cause un préjudice à
tout le corps, soit ordonnée au bien de la société, en tant qu'elle est imposée
comme un châtiment pour réprimer certains péchés. C'est pourquoi, de même que
l'autorité publique peut priver quelqu'un de la vie pour certaines fautes
majeures, elle a également le droit de lui retrancher un membre pour des fautes
moins graves. Mais une personne privée ne peut pratiquer une telle ablation, même
avec le consentement du patient ; ce serait commettre une injustice envers la
société, à laquelle l'homme appartient avec tous ses membres.
Si toutefois la
corruption d'un membre infecté menace tout le corps, il est permis de couper ce
membre pour la santé du corps entier, mais avec l'accord du malade, car chacun
est responsable de sa propre santé. Les mêmes principes s'appliquent dans le
cas où l'opération serait décidée avec l'accord du responsable de la santé du
malade. En dehors de cette nécessité, mutiler un homme est absolument interdit.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'une chose contraire à telle nature
particulière soit conforme à la nature universelle : ainsi la mort et la
corruption dans les êtres de la nature nuisent à la nature particulière de ces
êtres, et sont cependant conformes à la nature universelle. De même mutiler un
homme, encore que ce soit contraire à la nature particulière de son corps, est
cependant conforme à l'ordre raisonnable par rapport au bien commun.
2. La vie totale de l'homme n'est pas ordonnée à quelque bien
propre à cet homme ; ce sont plutôt tous ces biens particuliers de l'homme qui
doivent s'ordonner à la vie totale. C'est pourquoi priver un homme de la vie
n'est jamais permis, si ce n'est aux pouvoirs publics chargés de pourvoir au
bien commun. Mais l'ablation d'un membre peut être utile à la vie personnelle
de tel homme ; c'est pourquoi, en certains cas, celui-ci peut en décider.
3. On ne peut couper un membre que s'il n'y a pas d'autre
manière d'assurer la santé du corps entier. Mais on pourra toujours garantir le
salut de l'âme par d'autres moyens que la mutilation corporelle, car le péché
est essentiellement volontaire ; la mutilation ne sera donc jamais permise pour
supprimer l'occasion de pécher. Aussi, commentant la parole de l’Évangile (Mt
19, 12) : "Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause
du Royaume des cieux", saint Jean Chrysostome explique : "Il ne
s'agit pas de l'ablation d'un membre, mais de mettre fin aux mauvaises pensées
; car celui qui se mutile est voué à la malédiction ; il s'assimile ainsi aux
homicides." Puis il ajoute : "D'ailleurs par là on n'apaise pas la
concupiscence, elle devient plus tyrannique. La convoitise qui est en nous a, en
effet, d'autres causes, notamment les désirs impurs et le manque de vigilance ;
l'ablation d'un membre ne supprime pas aussi sûrement les tentations que le
fait de mettre un frein à ses pensées."
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas permis aux pères de frapper
leurs enfants, ni aux maîtres de frapper leurs serviteurs. Saint Paul écrit, en
effet, aux Éphésiens (6, 4) : "Vous, pères, n'exaspérez pas vos enfants",
et plus loin (6, 9) il ajoute "Et vous, maîtres, agissez de même à l'égard
de vos serviteurs et laissez là les menaces." Or les coups poussent à
l'exaspération, et ils sont plus redoutables que les menaces. Ils sont donc
interdits.
2. Aristote note que "le langage paternel comporte
seulement l'admonition, mais non la contrainte". Or on peut contraindre
par des coups. Les parents ne doivent donc pas frapper leurs enfants.
3. Il est permis de corriger son prochain ; c'est une aumône
spirituelle à lui faire, comme on l'a établi au traité de la charité. Si donc
il était permis aux parents de battre leurs enfants pour les corriger, il
serait également permis à tout le monde de battre n'importe qui ; ce qui est
faux.
Cependant :
"Celui qui
ménage la verge hait son fils" (Pr 13, 24) et plus loin (23, 13) : "N'épargne
pas à l'enfant la correction ; si tu le fouettes, il n'en mourra pas ! Tu le
fouettes et tu délivres son âme de l'enfer." De même l'Ecclésiastique (33,
27) : "A l'esclave méchant la torture et les fers."
Conclusion :
Comme la
mutilation, mais d'une autre manière, les coups que l'on donne à quelqu'un
nuisent à son corps. En effet, la mutilation porte atteinte à l'intégrité du
corps, alors que les coups causent seulement une impression de douleur. C'est
donc un préjudice bien moindre que l'ablation d'un membre. Or il est interdit
de nuire à quelqu'un, si ce n'est pas manière de châtiment pour faire régner la
justice. En outre, une punition ne sera pleinement juste que si l'on a
juridiction sur le délinquant. Par conséquent, il n'y a que celui qui a
autorité sur un autre qui puisse le frapper. Et parce que le fils est soumis à
l'autorité du père, et le serviteur à celle de son maître, le père pourra
battre son fils et le maître son serviteur pour les corriger et les former.
Solutions :
1. Puisque la colère est un désir de vengeance, elle sera
surtout provoquée chez celui qui s'estime injustement frappé, comme le montre
Aristote. Donc, quand on prescrit aux parents de ne pas exaspérer leurs enfants,
on ne leur défend pas de les frapper pour les corriger, mais seulement de le
faire sans mesure. Quant à la recommandation faite aux maîtres de ne pas
menacer leurs serviteurs, elle peut s'entendre de deux manières. Ou bien en ce
sens que les maîtres n'usent de menaces qu'avec discrétion, ce qui relève d'une
éducation bien réglée. Ou bien parce qu'ils ne doivent pas toujours exécuter
leurs menaces ; la décision d'infliger un châtiment doit parfois être tempérée
de miséricorde.
2. Quiconque jouit d'une plus grande autorité doit disposer
d'un plus grand pouvoir de répression. Puisque la Cité est une société parfaite,
le chef suprême de la Cité aura plein pouvoir coercitif ; il pourra donc
infliger des peines irréparables comme la mort ou la mutilation. Mais le père
ou le maître, chefs de la société domestique, société imparfaite, jouiront d'un
pouvoir de répression moindre, et ne pourront donc appliquer que des peines
plus légères, dont les effets ne sont pas irréparables. Tel est le droit de
fouetter.
3. Tout homme peut corriger son prochain pourvu que celui-ci y
consente. Mais le droit d'infliger une correction à celui qui s'y refuse
n'appartient qu'à celui qui a charge pour cela. C'est ainsi qu'il lui revient
de fouetter.
Objections :
1. Il semble que l'on n'ait pas le droit d'incarcérer un
homme. En effet, l'acte qui porte sur une matière illégitime est mauvais par
son genre, on l'a vu précédemment. Or, l'homme étant doué de liberté par la
nature, ne peut être justement soumis à l'incarcération, qui supprime sa
liberté. Donc l'incarcération est illicite.
2. La justice humaine doit se conformer à la justice divine.
Or celle-ci, selon l'Ecclésiastique (15, 14) : "a laissé l'homme aux mains
de son conseil". Il semble qu'on n'ait pas le droit de contraindre un
homme en l'enchaînant ou en l'emprisonnant.
3. On ne doit exercer une contrainte sur un homme que pour
l'empêcher de mal agir, et dans ce cas toute personne peut licitement en
empêcher une autre de commettre une mauvaise action. Donc, s'il était permis de
mettre quelqu'un en prison pour l'empêcher de mal agir, on aboutirait à ce que
tout le monde pourrait incarcérer n'importe qui. Ce qui est manifestement faux.
Cependant :
Il est rapporté dans le Lévitique (24, 11) : "que l'on
jeta un homme en prison pour avoir blasphémé".
Conclusion :
Les biens
corporels se hiérarchisent de la façon suivante : 1° L'intégrité substantielle
du corps ; on lui porte atteinte par la mort ou la mutilation ; 2° la
délectation ou le repos des sens, auxquels nuisent les coups reçus ou toute
sensation douloureuse ; 3° le mouvement et l'usage des membres que l'on entrave
par des liens, l'emprisonnement, ou tout autre mode de détention. Et c'est
pourquoi mettre quelqu'un en prison ou le détenir de quelque manière est
interdit, si ce n'est conformément à la justice, soit à titre de châtiment, soit
par mesure préventive contre certains maux.
Solutions :
1. L'homme qui abuse du pouvoir qu'on lui a donné mérite de
le perdre. Donc l'homme qui par le péché abuse du libre usage de ses membres, mérite
d'en être privé par l'emprisonnement.
2. Dieu, selon l'ordre de sa sagesse, retient parfois les
pécheurs d'accomplir leur péché, comme il est dit dans Job (5, 12) : "Il
déjoue les projets des perfides, il les empêche de réaliser leurs complots."
Mais parfois il leur permet de faire ce qu'ils veulent. Pareillement, la
justice humaine ne punit de l'incarcération que certaines fautes et non pas
toutes.
3. Chacun a le droit d'empêcher momentanément un homme de
faire une mauvaise action qu'il est sur le point d'accomplir ; ainsi de le
retenir pour l'empêcher de se tuer ou de frapper un autre. Mais à parler
absolument, le droit d'enfermer ou de lier une personne appartient uniquement à
celui qui dispose tout à la fois des actes et de la vie d'un autre ; car
celui-ci se trouvera alors empêché non seulement de faire le mal, mais aussi le
bien.
Objections :
1. Il semble que non. Car de telles violences injustes ont
raison de péché en tant qu'elles nuisent à quelqu'un contre sa volonté. Mais le
tort causé à notre personne est contraire à notre volonté plus que s'il atteint
une personne qui nous est unie. Donc la violence injuste contre cette personne
est moins grave.
2. La Sainte Écriture blâme surtout les injustices commises
contre les veuves et les orphelins ; on lit dans l'Ecclésiastique (35, 14) :
"Le Seigneur ne dédaigne pas les prières de l'orphelin ni les plaintes de
la veuve." Mais la veuve et l'orphelin n'ont aucun lien qui les rattache à
d'autres. Donc une injustice atteignant une personne liée à d'autres n'aggrave
pas le péché.
3. La personne qui détient l'autorité et celle qui lui est
unie gardent chacune sa volonté personnelle. Il peut donc arriver qu'une chose
soit voulue par l'une tandis qu'elle s'oppose à la volonté de l'autre plus haut
placée. C'est ainsi que l'adultère plaît à la femme et déplaît au mari. Or des
injustices de ce genre ont raison de péché en tant qu'elles constituent un
échange contraire à l'assentiment de la victime. Donc de telles injustices ont
moins raison de péché.
Cependant :
Le Deutéronome (20,
32) menace comme d'un surcroît de châtiment : "Tes fils et tes filles
seront livrés à un autre peuple tes yeux le verront."
Conclusion :
Un péché
d'injustice est d'autant plus grave qu'il atteint un plus grand nombre de
personnes, toutes choses égales d'ailleurs. Ce sera donc un péché plus grave de
frapper le prince plutôt qu'un simple particulier, car alors l'injure rejaillit
sur tous les sujets, comme nous l'avons vu. Or, lorsqu'on commet une injustice
à l'égard d'une personne que certains liens unissent à une autre, l'injustice
atteint deux personnes à la fois. C'est pourquoi, toutes choses égales d'ailleurs,
le péché en est aggravé. Il peut arriver cependant qu'en vertu de circonstances
particulières un péché commis envers une personne indépendante soit plus grave,
soit à cause du rang que cette personne occupe, soit en raison de la grandeur
du préjudice.
Solutions :
1. L'injustice qui atteint une personne liée à une autre nuit
moins à celle-ci que si elle l'atteignait immédiatement, et de ce point de vue
il y a un péché moindre. Mais tout ce qui constitue une injustice vis-à-vis de
cette seconde personne s'ajoute au péché déjà commis contre la première, laquelle
est directement lésée par l'injustice.
2. Les injustices commises envers les veuves et les orphelins
sont plus graves, et parce qu'elles s'opposent davantage à la miséricorde, et
parce que le mal causé à ces malheureux leur est plus pénible, parce qu'ils
n'ont personne pour le réconforter.
3. Du fait que l'homme consent volontairement à l'adultère, le
péché et l'injustice sont moindres par rapport à la femme. Car ils seraient
plus graves si l'adultère lui faisait violence. Mais l'injustice causée au mari
reste la même, puisque selon saint Paul (1 Co 7, 4) : "Ce n'est pas
l'épouse qui dispose de son corps, c'est son mari." Ces principes valent
pour tous les cas semblables. La question de l'adultère sera examinée pour
elle-même au traité de la tempérance. Car c'est un péché non seulement contre
la justice, mais encore contre la vertu de chasteté.
Étudions
maintenant les péchés opposés à la justice par lesquels on nuit au prochain
dans ses biens, péchés qui sont le vol et la rapine.
- 1. La possession de biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme. - 2. Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ? - 3. Le vol consiste-t-il à prendre secrètement le bien d'autrui - 4. La rapine est-elle un péché spécifiquement distinct du vol ? - 5. Tout vol est-il un péché ? - 6. Le vol est-il péché mortel ? - 7. Est-il permis de voler en cas de nécessité ? - 8. Toute rapine est-elle péché mortel ? - 9. Est-elle un péché plus grave que le vol ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car personne ne doit s'attribuer ce qui
appartient à Dieu. Or la souveraineté sur toutes les créatures est propre à
Dieu, selon ce mot du Psaume (24, 1) : "La terre est au Seigneur, etc."
Donc la possession de biens créés n'est pas naturelle à l'homme.
2. Commentant la parole du riche insensé : "je ramasserai
dans mes greniers tous mes produits et tous mes biens" (Lc 12, 18), saint Basile
l'interrogea : "Dis-moi, quels biens sont à toi, et d'où les as-tu pris
pour les apporter en ce monde ?" Mais on peut à juste titre dire siens les
biens qu'on possède par nature. La possession de biens extérieurs n'est donc
pas naturelle à l'homme.
3. Selon saint Ambroise : "Le nom de maître implique la
puissance." Mais l'homme n'a aucune puissance sur les biens extérieurs, il
ne peut rien changer à leur nature. La possession des biens extérieurs ne lui
est donc pas naturelle.
Cependant :
Le Psaume (8, 8)
dit à Dieu : "Tu as mis toutes choses sous les pieds" de l'homme.
Conclusion :
Les biens
extérieurs peuvent être envisagés sous un double aspect. D'abord quant à leur
nature, qui n'est pas soumise au pouvoir de l'homme mais de Dieu seul, à qui
tout obéit docilement. Puis quant à leur usage ; sous ce rapport l'homme a un
domaine naturel sur ces biens extérieurs, car par la raison et la volonté il
peut s'en servir pour son utilité, comme étant faits pour lui. On a démontré
plus haut, en effet, que les êtres imparfaits existent pour les plus parfaits.
C'est ce principe qui permet à Aristote de prouvera que la possession des biens
extérieurs est naturelle à l'homme. Et cette domination naturelle sur les
autres créatures, qui convient à l'homme parce qu'il a la raison, ce qui fait
de lui l'image de Dieu, cette domination se manifeste dans sa création même, lorsque
Dieu dit (Gn 1, 26) : "Faisons l'homme à notre image, selon notre
ressemblance, et qu'il domine sur les oiseaux du Ciel..."
Solutions :
1. Dieu a la maîtrise de tous les êtres, étant leur principe.
Et c'est lui qui, selon l'ordre de sa providence, a ordonné certaines choses à
sustenter la vie corporelle de l'homme. C'est pour cela que l'homme a la
possession naturelle de ces choses, en ce qu'il a le pouvoir d'en faire usage.
2. Ce riche est blâmé parce qu'il croyait que les biens
extérieurs lui appartenaient à titre principal, comme s'il ne les avait pas
reçus d'un autre, c'est-à-dire de Dieu.
3. L'objection vise la maîtrise qui s'exerce sur la nature
même des choses extérieures ; elle appartient en effet à Dieu seul, comme on
vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que nul n'ait le droit de posséder une chose
comme lui appartenant en propre. Tout ce qui s'oppose au droit naturel, en
effet, est illicite. Or selon le droit naturel tout est commun ; et à cette
communauté des biens s'oppose la propriété des possessions. Il est donc
illicite à tout homme de s'approprier n'importe quel bien extérieur.
2. Saint Basile dans le commentaire de la parabole du riche
insensé déclare : "Les riches qui considèrent comme leur appartenant en
propre les biens appartenant à tous, dont ils se sont emparés les premiers, sont
semblables à celui qui, arrivé le premier au théâtre, empêcherait les autres
d'entrer, se réservant pour lui seul ce qui est destiné à la jouissance de tous."
Or il est illicite d'interdire aux autres la jouissance de biens destinés à
tous. Il est donc illicite de s'approprier ces biens.
3. Nous lisons dans saint Ambroise et il est spécifié dans les
Décrets : "Que personne n'appelle son bien propre ce qui est commun."
Or saint Ambroise considère les biens extérieurs comme communs, ainsi qu'il
ressort du contexte. Il semble donc illicite que quelqu'un s'approprie un bien
extérieur.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "On appelle "apostoliques", écrit-il, ces hommes d'une
arrogance sans pareille, qui se sont donné ce nom parce qu'ils ne reçoivent pas
dans leur communion ceux qui usent du mariage et possèdent des biens en propre
; en cela ils imiteraient la conduite des moines et de nombreux clercs dans
l'Église catholique." Mais ces orgueilleux sont hérétiques parce que, se
séparant de l'Église, ils refusent tout espoir de salut à ceux qui usent des
biens dont eux-mêmes s'abstiennent. Il est donc faux de soutenir que l'homme ne
peut posséder quelque chose en propre.
Conclusion :
Deux choses
conviennent à l'homme au sujet des biens extérieurs. D'abord le pouvoir de les
gérer et d'en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des
biens en propre. C'est même nécessaire à la vie humaine, pour trois raisons :
1° Chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus
attentifs qu'il n'en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; parce
que chacun évite l'effort et laisse le soin aux autres de pourvoir à l'oeuvre
commune ; c'est ce qui arrive là où il y a de nombreux serviteurs. 2° Il y a
plus d'ordre dans l'administration des biens quand le soin de chaque chose est
confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde
s'occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux
garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; aussi voyons-nous
de fréquents litiges entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans
l'indivis.
Ce qui convient
encore à l'homme au sujet des biens extérieurs, c'est d'en user. Et sous tout
rapport l'homme ne doit pas posséder ces biens comme s'ils lui étaient propres,
mais comme étant à tous, en ce sens qu'il doit les partager volontiers avec les
nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il (1 Tm 6, 17-18) : "Recommande aux
riches de ce monde... de donner de bon coeur et de savoir partager."
Solutions :
1. La communauté des biens est dite de droit naturel, non
parce que le droit naturel prescrit que tout soit possédé en commun et rien en
propre, mais parce que la division des possessions est étrangère au droit
naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relèvera par là du
droit positif, comme on l'a établi plus haut. Ainsi la propriété
n'est pas contraire au droit naturel, mais elle s'y surajoute par une précision
due à la raison humaine.
2. Celui qui, arrivé le premier au théâtre, en faciliterait
l'accès aux autres n'agirait pas d'une manière illicite, mais bien s'il leur en
interdisait l'entrée. De même, le riche n'est pas injuste, lorsque s'emparant
le premier de la possession d'un bien qui était commun à l'origine, il en fait
part aux autres. Il ne pèche qu'en leur interdisant à tous d'en user. C'est pourquoi
saint Basile peut dire : "Pourquoi es-tu dans l'abondance, et lui dans la
misère, sinon pour que tu acquières les mérites du partage et lui pour qu'il
obtienne le prix de la patience ?"
3. Lorsque saint Ambroise dit : "Que personne n'appelle
son bien propre ce qui est commun", il parle de la propriété au point de
vue de l'usage. Aussi ajoute-t-il : "Tout ce qui dépasse les besoins, on
le détient par la violence."
Objections :
1. Il semble que ce soit une mauvaise définition, car ce qui
diminue le péché ne saurait appartenir à l'essence du péché. Or pécher en
secret est une circonstance qui diminue le péché ; au contraire, pour montrer
l'excès de certains pécheurs, Isaïe remarque (3, 9) : "Comme Sodome, ils
étalent leurs péchés et ne s'en cachent pas." Donc le secret n'entre pas
dans la définition du vol.
2. Par ailleurs, selon saint Ambroise, et nous retrouvons ses
termes dans les Décrets :
"On est moins coupable en enlevant à autrui ce qui lui appartient, qu'en
refusant à ceux qui sont dans le besoin, alors qu'on pouvait leur donner et que
l'on est dans l'abondance." Le vol ne consiste donc pas simplement à
s'emparer du bien d'autrui, mais aussi à le garder.
3. Un homme peut reprendre furtivement ce qui lui appartient, par
exemple un objet qu'il a mis en dépôt chez un autre ou que celui-ci lui a
injustement dérobé. Donc prendre en secret le bien d'autrui n'est pas
nécessairement un vol.
Cependant :
Saint Isidore a
écrit dans ses Etymologies : "Le
terme de voleur (fur) vient de (furvum), c'est-à-dire de furvum (obscurité),
parce que le voleur profite de la nuit."
Conclusion :
La définition du
vol comporte trois éléments. Le premier est son opposition à la justice, qui
attribue à chacun ce qui lui appartient ; de ce chef le vol est l'usurpation du
bien d'autrui. Le deuxième élément distingue le vol des péchés contre les
personnes, comme l'homicide et l'adultère. A ce titre le vol s'attaque aux
biens possédés par autrui. En effet, prendre à quelqu'un, non ce qui lui
appartient comme sa possession, mais ce qui est comme une partie de lui-même, ainsi
lui enlever un membre, ou une personne qui lui est unie, sa fille ou son épouse
par exemple, ce n'est pas à proprement parler un vol. Enfin le troisième
élément qui achève la notion de vol, est de s'emparer du bien d'autrui en
secret. Le vol est donc rigoureusement défini : "L'usurpation secrète du
bien d'autrui."
Solutions :
1. Le secret est
parfois une cause de péché, lorsque l'on en use pour pécher, par exemple pour
frauder et tromper ; alors, loin d'être une circonstance atténuante, le secret
constitue l'espèce du péché ; tel est le cas du vol. Mais parfois le secret
n'est qu'une simple circonstance du péché et en atténue la gravité, soit parce
qu'il est un signe de honte, soit parce qu'il évite le scandale.
2. Garder ce qui est dû à autrui et s'en emparer injustement, c'est
tout un. Aussi sous les termes "prendre injustement", il faut
également entendre "détenir injustement".
3. Rien n'empêche qu'une chose appartenant absolument à une
personne, soit à une autre de façon relative. Ainsi un dépôt appartient
purement et simplement au déposant, mais appartient au dépositaire afin qu'il
le conserve. Quant au bien enlevé par rapine, le ravisseur n'en a certes pas la
propriété absolument parlant, mais il a charge de le garder.
Objections :
1. Il semble plutôt que le vol et la rapine ne soient qu'un
seul et même péché d'injustice. En effet, ils ne diffèrent que par le caractère
occulte de l'un, et flagrant de l'autre. Or dans les autres genres de péchés, le
secret et la publicité ne constituent pas des espèces différentes. Donc le vol
et la rapine ne diffèrent pas d'espèce.
2. Les actes moraux reçoivent leur espèce de leur fin, comme
on l'a dit précédemment. Or vol et rapine sont ordonnés à la même fin :
s'approprier le bien d'autrui ; ils sont donc de même espèce.
3. Comme on ravit un objet pour s'en assurer la possession, on
ravit une femme pour en jouir ; aussi, selon les Étymologies de saint Isidore
: "Le ravisseur (raptor) est appelé corrupteur (corruptor)
et les objets ravis (rapta), corrompus (corrupta)." Mais qu'une femme soit
enlevée publiquement ou en secret, c'est toujours un rapt. On commet donc une
rapine quelle que soit la manière, occulte ou flagrante, dont on s'empare du
bien d'autrui. Donc il n'y a pas de différence entre vol et rapine.
Cependant :
Aristote distingue
vol et rapine. Il caractérise le premier par le secret et la seconde par la
violence.
Conclusion :
Le vol et la
rapine sont des vices opposés à la justice par le tort injuste qu'ils font à
autrui. Or nul n'est victime d'une injustice lorsqu'il y consent, comme le
prouve Aristote. Et c'est pourquoi le vol et la rapine ont raison de péché par
le fait qu'on s'empare d'une chose contre la volonté de la victime. Mais il y a
deux espèces d'involontaire, celle qui est l'effet de l'ignorance, et celle qui
résulte de la violence, toujours d'après Aristote. Et c'est pourquoi la raison
de péché n'est pas la même pour le vol et la rapine. Donc ils sont d'espèce
différente.
Solutions :
1. Dans les autres genres de péché, on ne tire pas la raison
de péché d'un élément involontaire. Cela est propre aux péchés opposés à la
justice, où les différentes espèces d'involontaire entraînent des espèces
différentes de péché.
2. La fin éloignée de la rapine et du vol est sans doute la
même, mais cela ne suffit pas à constituer une seule espèce de péché, car les
fins prochaines sont diverses. Le ravisseur en effet veut obtenir le bien
d'autrui par force, le voleur par ruse.
3. Un rapt ne peut évidemment pas être caché à la femme qui en
est victime. Donc si ses ravisseurs s'enveloppent de mystère, la raison de
rapine subsiste du côté de la femme à qui l'on fait violence.
Objections :
1. Il ne semble pas. Aucun péché en effet, ne tombe sous un
précepte divin, selon cette parole de l'Ecclésiastique (15, 20) : "Dieu
n'a commandé à personne de mal faire." Or Dieu a prescrit de voler, d'après
l'Exode (12, 35) : "Les enfants d'Israël firent comme le Seigneur l'avait
ordonné à Moïse, et ils dépouillèrent les Égyptiens." Donc le vol n'est
pas toujours un péché.
2. Celui qui trouve un objet qui ne lui appartient pas, et
s'en empare, semble commettre un vol, puisqu'il s'approprie le bien d'autrui.
Mais, disent les juristes, un tel acte semble être licite selon l'équité
naturelle. Le vol n'est donc pas toujours un péché.
3. Celui qui prend ce qui lui appartient ne pèche pas, semble-t-il,
puisqu'il ne lèse pas la justice dont il respecte l'égalité. Mais on commet un
vol même si l'on reprend secrètement son propre bien qu'un autre détient ou
garde en dépôt. Donc il apparaît que le vol n'est pas toujours un péché.
Cependant :
Il est écrit au livre de l'Exode (20, 15) : "Tu ne
voleras pas."
Conclusion :
En considérant la
notion de vol, on peut y découvrir deux raisons de péché. D'abord son
opposition à la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû. Et ainsi le vol
s'oppose à la justice parce qu'il consiste à prendre le bien d'autrui. De plus
il est entaché de tromperie ou de fraude, puisque le voleur agit en secret et
comme par stratagème en usurpant ce qui appartient à autrui. Il est donc
manifeste que tout vol est un péché.
Solutions :
1. Prendre le bien d'autrui, de façon occulte ou publique, sur
l'ordre du juge, n'est pas un vol, puisque ce bien nous devient dû par le fait
qu'une sentence nous l'a adjugé. Encore bien moins, par conséquent, y a-t-il
vol dans le cas des Hébreux spoliant les Égyptiens sur l'ordre de Dieu, en
compensation des maux dont les Égyptiens les avaient injustement accablés.
Aussi est-il expressément noté par le livre de la Sagesse (10, 20) : "Les
justes dépouillèrent les impies."
2. Il y a une distinction à faire au sujet des objets trouvés.
Certains n'ont jamais appartenu à personne, comme les pierres précieuses et les
perles que l'on trouve au bord de la mer ; ils sont au premier qui s'en empare.
Il en va de même pour les trésors enfouis depuis des siècles et dont personne
n'est possesseur ; à moins toutefois que la loi civile oblige celui qui les
trouve dans une propriété à en donner la moitié au propriétaire. C'est pourquoi
il est dit dans la parabole de l'Évangile (Mt 13, 44) que l'homme qui a trouvé "un
trésor caché dans un champ, achète ce champ", comme pour avoir le droit de
posséder le trésor tout entier. - Mais il est d'autres objets trouvés qui
récemment avaient un propriétaire. Alors, si celui qui les prend n'a pas
l'intention de les garder, mais de les restituer à leur propriétaire qui n'en a
pas fait l'abandon, il n'y a pas vol. Pareillement, lorsque certains objets
sont censés abandonnés, et que celui qui les trouve les considère comme tels, il
ne commet pas de vol en les gardant. Dans tous les autres cas, il y aurait vol
; ce qui fait dire à saint Augustin dans une homélie ce qu'on trouve aussi dans
le Décret : "Si tu
trouves un objet et ne le restitues pas, tu le voles."
3. Celui qui prend son dépôt à l'insu du dépositaire lèse ce
dernier qui est tenu à restituer ou à faire la preuve de sa non-culpabilité.
Une telle action n'est évidemment pas sans péché et l'on est tenu de dédommager
le dépositaire du tort qu'on lui cause.
Mais celui qui
reprend furtivement son propre bien chez quelqu'un qui le détenait injustement,
pèche aussi, non pas qu'il lèse le détenteur - et c'est pourquoi il n'est tenu
à aucune sorte de restitution ou de dédommagement -, mais il pèche contre la
justice légale en s'arrogeant le droit de se faire justice lui-même, en
négligeant la règle du droit. Aussi est-il tenu de faire réparation à Dieu, et
d'atténuer le scandale, s'il en est résulté un.
Objections :
1. Le vol n'est pas péché mortel, car il est écrit dans les
Proverbes (6, 30 Vg) : "Ce n'est pas une grande faute si quelqu'un vole."
Or tout péché mortel est une grande faute. Donc le vol n'est pas péché mortel.
2. La peine de mort est due au péché mortel. Or la loi
n'inflige pas la peine de mort pour vol, mais seulement une amende, selon
l'Exode (21, 37) : "Si un homme dérobe un boeuf ou un agneau, il
restituera cinq boeufs pour le boeuf et quatre agneaux pour l'agneau." Donc
le vol n'est pas un péché mortel.
3. On peut voler de petites choses comme de grandes. Or il
semble absurde qu'un homme soit puni de la mort éternelle pour avoir dérobé une
petite chose, une aiguille par exemple, ou une plume. Le vol n'est donc pas un
péché mortel.
Cependant :
Nul n'est damné, selon
le jugement divin, que pour un péché mortel. Or il damne pour le vol, selon
cette parole du prophète Zacharie (5, 3) : "Voici la malédiction qui va
s'étendre sur toute la terre, car, selon ce qui est ici écrit : "Tout
voleur sera condamné."" Donc le vol est péché mortel.
Conclusion :
Nous avons défini
précédemment le péché mortel : celui qui est directement opposé à la charité, cette
vertu étant la vie spirituelle de l'âme. Or, la charité consiste principalement
dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain ; elle exige
donc que nous voulions et fassions du bien à notre prochain. Mais par le vol on
nuit au prochain dans ses biens, et si de telles pratiques se généralisaient
parmi les hommes, la société humaine disparaîtrait. Le vol est donc péché
mortel parce que contraire à la charité.
1. On dit que le vol n'est pas une grande faute, pour deux
raisons. Premièrement à cause de la nécessité qui pousse à voler, et qui
diminue la faute ou même la supprime totalement, comme on le verra à l’article
suivant : aussi le verset des Prophètes précisait : "Il vole pour apaiser
sa faim." Secondement par comparaison avec le crime d'adultère qui est
puni de mort. Aussi lisons-nous à la suite : "Le voleur, s'il est pris, rendra
sept fois la valeur de ce qu'il a pris, mais l'adultère perdra la vie."
2. Les peines de la vie présente ont pour but de guérir le
pécheur plutôt que de le châtier. Ceci est réservé au jugement de Dieu, qui est
selon la vérité. Voilà pourquoi ici-bas la peine de mort n'est pas infligée
pour le péché mortel, mais seulement pour les péchés qui causent un dommage
irréparable ou comportent une laideur effrayante. Aussi la justice humaine ne
porte pas une telle peine contre le vol qui n'entraîne pas de dommage
irréparable, à moins qu'il ne soit accompagné d'une circonstance
particulièrement aggravante ; tels sont : le sacrilège, le vol d'une chose
sacrée ; la concussion, qui est le détournement des deniers publics, comme
saint Augustin l'explique dans son commentaire sur saint Jean ; l'enlèvement ou
vol d'un homme, crime que la loi divine punissait de mort (Ex 21, 16).
3. Ce qui est minime peut être tenu pour rien. En vertu de ce
principe, lorsqu'il s'agit de vols insignifiants, le propriétaire ne peut se
tenir pour lésé, et celui qui dérobe peut présumer qu'il n'agit pas contre la
volonté du possesseur. Aussi celui qui s'empare furtivement de choses
insignifiantes peut ne pas commettre de péché mortel. Mais s'il a l'intention
de voler et de porter préjudice à son prochain, son vol peut être un péché
mortel malgré la légèreté de la matière ; comme la pensée seule suffit, dès
qu'il y a consentement.
Objections :
1. Il semble que non, car on n'inflige de pénitence qu'à un
coupable. Or il est prescrit dans les Décrétales : "Si quelqu'un, poussé par la faim ou le dénuement, vole
des aliments, des habits ou du bétail, il fera pénitence pendant trois semaines."
Il n'est donc pas permis de voler par nécessité.
2. Aristote remarque : "Il y a des choses dont le nom
seul implique immédiatement la malice" et parmi elles il met le vol. Or ce
qui est mauvais en soi ne peut devenir bon parce qu'il est ordonné à une fin
bonne. On ne pourra donc pas voler en cas de nécessité pour pourvoir à sa
subsistance.
3. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Mais on ne peut
voler pour faire l'aumône à son prochain ; Saint Augustin l'affirme. On ne peut
donc pas d'avantage voler pour subvenir à ses propres besoins.
Cependant :
Dans la nécessité
tous les biens sont communs. Il n'y a donc pas péché si quelqu'un prend le bien
d'autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.
Conclusion :
Ce qui est de
droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon
l'ordre naturel établi par la providence divine, les êtres inférieurs sont
destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et
leur appropriation, oeuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour
subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains
possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des
pauvres ; ce qui fait dire à saint Ambroise et ses paroles sont reproduites
dans les Décrets : "C'est
le pain des affamés que tu détiens ; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que
tu renfermes ; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu
l'enfouis dans la terre."
Toutefois, comme
il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours
de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de
ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité
est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce
besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un
péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors
quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui,
repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement
parler.
Solutions :
1. La décrétale citée ne vise pas le cas d'urgente nécessité.
2. Se servir du bien d'autrui que l'on a dérobé en secret dans
un cas d'extrême nécessité n'est pas un vol à proprement parler, car, du fait
de cette nécessité, ce que nous prenons pour conserver notre propre vie devient
nôtre.
3. Cette même nécessité fait que l'on peut aussi prendre
subrepticement le bien d'autrui pour aider le prochain dans la misère.
Objections :
1. Il semble que l'on puisse commettre une rapine sans pécher.
Car on ne peut enlever un butin que par la violence, et c'est cette
circonstance, on l'a vu, qui caractérise la rapine. Mais il est permis de
prendre un butin à l'ennemi, car saint Ambroise observe : "Quand le butin
est tombé aux mains du vainqueur, la discipline militaire veut que tout soit
remis au roi", qui en assurera la distribution. Donc, en certains cas, la
rapine est permise.
2. Il est permis d'enlever à quelqu'un ce qui ne lui
appartient pas. Or les biens des infidèles ne leur appartiennent pas, ainsi que
leur déclare saint Augustin : "C'est à tort que vous appelez vôtres ces
biens que vous ne possédez pas selon la justice, et dont vous devez être
dépouillés par les décrets des princes séculiers." On peut donc sans
pécher prendre les biens des infidèles.
3. Les princes temporels, par la violence, extorquent de
grands biens à leurs sujets, ce qui semble une véritable rapine. Mais il semble
dangereux de dire qu'ils pèchent en agissant ainsi, car ce serait condamner de
ce chef presque tous les princes. Il y a donc des cas où la rapine est permise.
Cependant :
On peut faire à
Dieu un sacrifice ou une offrande de tout bien légitimement acquis. Or on ne
peut lui offrir le fruit de la rapine, selon Isaïe (61, 8 Vg) : "Moi, le
Seigneur, j'aime la justice et j'ai en horreur l'holocauste qui vient des
rapines." Il est donc défendu de s'emparer d'une chose par rapine.
Conclusion :
La rapine comporte
une certaine violence et contrainte par laquelle on arrache à quelqu'un, contrairement
à la justice, ce qui lui appartient. Or, dans la société humaine, seule
l'autorité publique donne à quelqu'un droit de contrainte. Aussi quiconque
s'empare du bien d'autrui par la violence, s'il n'est qu'un simple particulier
et n'est pas investi d'un pouvoir officiel, agit d'une manière illicite et
commet une rapine, ainsi qu'on le voit avec les bandits.
Quant aux princes,
l'autorité publique leur est confiée pour qu'ils fassent respecter la justice.
Ils ne peuvent donc user de violence et de coercition que selon les
dispositions de la justice, soit en combattant contre les ennemis extérieurs, soit
en punissant les malfaiteurs de la Cité. Ce qu'on enlève ainsi par violence n'a
pas raison de rapine, puisqu'il n'y a là rien de contraire à la justice. Si au
contraire certains princes se servent de la puissance publique pour prendre le
bien d'autrui, ils agissent illicitement, commettent une rapine, et sont tenus
à restitution.
Solutions :
1. Sur le butin pris aux ennemis, il faut distinguer. Si ceux
qui les dépouillent mènent une guerre juste, ils deviennent possesseurs de ce
qu'ils acquièrent par violence à la guerre. Il n'y a donc pas là de rapine, ni
par conséquent obligation de restituer. Toutefois, même dans une guerre juste, ceux
qui s'emparent du butin peuvent avoir une intention coupable et pécher par
cupidité lorsque, par exemple, ils combattent moins pour défendre la justice
que pour dépouiller leurs ennemis. Aussi saint Augustin écrit-il que "c'est
un péché de guerroyer en vue du butin". - Mais lorsque ceux qui
dépouillent l'ennemi font une guerre injuste, ils sont coupables de rapine et
tenus à restitutions.
2. Certains infidèles ne possèdent leurs biens injustement que
dans la mesure où les princes ont porté des lois pour les en dépouiller. Il
sera donc permis de les leur enlever de force, pourvu qu'on agisse en vertu non
d'une autorité privée, mais de l'autorité publique.
3. Lorsque les princes exigent de leurs sujets ce qui leur est
dû selon la justice pour la garde du bien commun dont ils sont responsables, ils
ne commettent pas de rapine, même s'ils emploient la violence. Au contraire, si
certains princes extorquent quelque chose injustement et par violence, c'est de
la rapine et du brigandage. Aussi saint Augustin écrit-il : "Sans la
justice, que sont les royaumes, si ce n'est de vastes repaires de bandits ? Et
ces repaires de bandits que sont-ils, sinon de petits royaumes ?" Et
encore Ézéchiel (22, 27) : "Les chefs sont au milieu d'elle [Jérusalem]
comme des loups qui déchirent leur proie." Ils sont donc tenus à restituer,
comme les bandits. Ils pèchent même bien davantage que les bandits, dans la
mesure où ils agissent d'une manière plus dangereuse et plus totale contre la
justice légale, dont ils ont été institués les gardiens.
Objections :
1. Il semble que le vol soit plus grave que la rapine, car à
l'usurpation du bien d'autrui, il ajoute la fraude et la tromperie, ce que ne
fait pas la rapine. Or la fraude et la tromperie ont par soi raison de péché, nous
l'avons dit. Donc le vol est un péché plus grave que la rapine.
2. La pudeur qui a été définie par Aristote la crainte d'un
acte honteux, naît davantage du vol que de la rapine.
3. Un péché est d'autant plus grave qu'il nuit à davantage de
personnes. Or, par le vol, on peut nuire aux puissants comme aux faibles ; par
la rapine, au contraire, on ne peut porter préjudice qu'à ces derniers, incapables
de résister à la violence. Le vol paraît donc un péché plus grave que la
rapine.
Cependant :
Les lois punissent
la rapine plus sévèrement que le vol.
Conclusion :
Nous avons établi
plus haut que le vol et la rapine ont raison de péché parce qu'ils s'opposent à
la volonté de la victime ; toutefois, dans le vol, il y a involontaire par
ignorance, mais dans la rapine par violence. Or cette opposition est plus
grande dans le second cas que dans le premier, car la violence est plus
directement contraire à la volonté que l'ignorance. C'est pourquoi la rapine
est un péché plus grave que le vol.
On peut encore en
donner cette raison : non seulement la rapine porte directement préjudice à
quelqu'un dans ses biens, mais en outre elle inflige une sorte de déshonneur ou
d'injure envers la personne. Et cela est plus grave que la fraude ou la
tromperie qui appartiennent au vol.
Solutions :
1. La réponse à la première objection est ainsi évidente.
2. Attachés aux réalités sensibles, les hommes tirent gloire
de cette force extérieure qui se déploie dans la rapine plus que de la vertu
intérieure qui est détruite par le péché. Aussi ont-ils moins de honte de la
rapine que du vol.
3. Bien que le vol puisse nuire à plus de gens que la rapine, celle-ci
peut causer des torts plus graves que le vol. Pour ce motif encore, la rapine
est plus détestable.
LES PÉCHÉS COMMIS EN PAROLES CONTRE LA JUSTICE COMMUTATIVE
Il faut maintenant
étudier les péchés opposés à la justice commutative qui se commettent par des
paroles au détriment de notre prochain.
Nous traitons
d'abord de ceux qui se commettent dans les procès, puis du tort fait au
prochain par des paroles en dehors des tribunaux (Questions 72-76).
Le premier point
comporte cinq questions qui ont trait aux injustices commises par :
- 1) Le juge dans
l'administration de la justice (Question 67).
- 2) L'accusateur
dans son accusation (Question 68).
- 3) L'accusé dans
sa défense (Question 69).
- 4) Le témoin
dans sa déposition (Question 70).
- 5) L'avocat dans
sa tâche d'assistance (Question 71).
- 1. Peut-on juger
sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis ? - 2. Est-il permis au
juge de juger contre la vérité qu'il connaît, à cause de faits qui lui sont
présentés ? - 3. Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un qui n'a pas
été accusé ? - 4. Peut-il licitement accorder une remise de peine ?
Objections :
1. Il semble bien, car il est dit (Dn 13, 45) que Daniel
jugea et condamna les vieillards convaincus de faux témoignages. Mais ces
vieillards, loin d'être soumis à Daniel, étaient eux-mêmes juges du peuple.
Donc on peut licitement juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis.
2. Le Christ, "Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs"
(Ap 19, 16), ne pouvait être soumis à aucun homme. Or il se présente de
lui-même à la justice humaine. Donc il est permis de juger quelqu'un que l'on
n'a pas pour sujet.
3. Les droits civil et canonique statuent qu'en cas de délit
l'affaire ressortit au tribunal du lieu.
Or il arrive
parfois que la personne du délinquant ne soit pas soumise au juge du tribunal
devant lequel son affaire est appelée, lorsqu'il appartient par exemple à un
autre diocèse, ou s'il est exempt. Donc on peut juger quelqu'un qui ne vous est
pas soumis.
Cependant :
Commentant ce
passage du Deutéronome (23, 26) : "Si tu traverses les moissons de ton
prochain...", saint Grégoire explique : "Vous ne pouvez pas porter la
faux de votre jugement dans la moisson qu'on sait confiée à un autre."
Conclusion :
La sentence du
juge est comme une loi particulière visant un cas particulier. Or, selon
Aristote toute loi générale doit disposer pour son application d'un pouvoir
coercitif ; de même la sentence du juge, pour être observée par chaque partie, doit
avoir un pouvoir de contrainte, sinon le jugement ne serait pas efficace. Mais
dans la société, le dépositaire de l'autorité publique peut seul exercer le
pouvoir de coercition. Et ceux qui en sont investis sont regardés comme les
supérieurs de ceux qui sont soumis à ce pouvoir, et qui sont comme leurs sujets
; quel que soit d'ailleurs le mode de juridiction des premiers : ordinaire ou
déléguée. Il est donc évident que personne ne peut juger quelqu'un qui ne
serait pas de quelque façon son sujet, soit par délégation, soit par pouvoir
ordinaire.
Solutions :
1. Le pouvoir que Daniel exerça sur les vieillards lui avait
été comme confié par une inspiration divine ; c'est ce que laisse entendre ces
paroles du même livre : "Le Seigneur éveilla l'esprit du jeune enfant."
2. Pour régler une affaire, certaines personnes peuvent se
soumettre de leur propre initiative au jugement de certaines autres, bien que
ces dernières ne soient pas leurs supérieurs ; c'est le cas des compromis qui
recourent à l'arbitrage. Mais alors il est nécessaire de garantir l'arbitrage
par une peine ; puisque les arbitres qui, par définition, ne sont pas des
supérieurs, ne jouissent pas par eux-mêmes d'un plein pouvoir coercitif. Ainsi
le Christ a-t-il pu se soumettre de lui-même au jugement des hommes, et le pape
Léon IV au jugement de l'empereur.
3. L'évêque dans le diocèse de qui se commet un délit devient
par là même le supérieur du délinquant, ce dernier fût-il exempt ; sauf, toutefois
si la matière du délit bénéficie de l'exemption, comme par exemple
l'administration des biens d'un monastère exempt. Mais si un exempt commet un
vol, un homicide ou une autre faute de ce genre, l'ordinaire a le droit de le
condamner.
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'agir ainsi, car nous
lisons dans le Deutéronome (17, 9 Vg) : "Tu iras trouver les prêtres de
l'ordre Lévitique, et le juge en fonction à ce moment ; tu les consulteras et
ils te feront connaître leur sentence conforme à la vérité." Mais les
positions sont parfois contraires à la vérité, ainsi, celles des faux témoins.
Le juge ne peut donc pas juger en se conformant aux dépositions et aux preuves,
si celles-ci vont contre la vérité qu'il connaît par ailleurs.
2. L'homme qui juge doit se conformer au jugement divin, car
il est écrit dans le Deutéronome (1, 17) : "Le jugement est à Dieu." Or
saint Paul (Rm 2, 2) nous dit : "Le jugement de Dieu s'exerce selon la
vérité", et le Messie, d'après le prophète Isaïe (11, 3) : "ne jugera
point sur ce qui paraîtra aux yeux et ne prononcera point sur ce qui frappera
les oreilles ; mais il jugera les faibles avec justice et prononcera selon le
droit pour les humbles de la terre". Donc le juge ne doit pas juger
conformément aux dépositions s'il les sait contraires à la vérité.
3. Les preuves doivent être fournies au procès pour permettre
au juge de se former une conviction ; mais, lorsqu'il s'agit de faits notoires,
il n'est pas nécessaire d'observer toute la procédure (1 Tm 5, 24) : "Il y
a des hommes dont les péchés sont manifestes, même avant qu'on ne les juge."
Donc, si le juge connaît déjà la vérité, il ne doit pas tenir compte des
preuves opposées, mais porter une sentence conforme à la vérité qu'il connaît.
4. Le mot "conscience" indique l'application de la
science à l'action, comme on l'a vu dans la première Partie. Or agir contre sa
conscience est un péché. Donc le juge pèche s'il porte une sentence d'après ce
qui est allégué au procès, mais contrairement à sa conscience de la vérité.
Cependant :
Saint Augustin,
dans
une homélie, déclare : "Le bon juge ne décide rien selon son bon plaisir, il
prononce d'après les lois et le droit." C'est-à-dire que son jugement est
conforme aux dépositions et aux preuves apportées dans le procès. Donc le juge
doit se fonder là-dessus et non pas sur son bon plaisir.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le jugement appartient au juge selon qu'il exerce un pouvoir public. C'est
pourquoi, lorsqu'il juge, il doit former son opinion non pas selon ce qu'il
sait en tant que personne privée, mais d'après ce qui est porté à sa
connaissance en tant que personnage public. Or cette connaissance lui parvient
et d'une façon générale et d'une façon particulière par les lois publiques, divines
ou humaines, contre lesquelles il ne doit admettre aucune preuve. En
particulier, pour telle affaire, par les pièces à l'appui, les témoins et les
autres documents légitimes. Il devra les suivre dans son jugement, de
préférence à ce qu'il a appris comme personne privée. Il peut cependant s'aider
de son information privée pour discuter avec plus de rigueur les preuves
produites et chercher à en découvrir le vice. Mais s'il ne peut pas les
repousser par des moyens de droit, il est obligé de juger d'après ces preuves, comme
on l'a dit dans le Cependant.
Solutions :
1. Ce texte du Deutéronome expose au préalable l'objet du
litige que l'on vient soumettre au juge ; c'est pour faire entendre que les
juges doivent juger selon la vérité d'après les éléments produits devant eux.
2. A Dieu seul il appartient de juger de sa propre autorité.
C'est pourquoi son jugement est formé par la vérité qu'il connaît par lui-même
et non par ce qu'il apprend des autres. Il en est de même du Christ, vrai Dieu
et vrai homme. Mais les autres juges ne prononcent pas de leur propre autorité.
Aussi la comparaison ne vaut pas.
3. Saint Paul vise le cas de culpabilité manifeste pour tout
le monde, et non seulement pour le juge, de telle sorte que le coupable n'ait
aucune possibilité de nier, étant donnée l'évidence immédiate du fait. Mais si
le juge seul a une certitude, ou tout le monde sauf le juge, alors il est
nécessaire de poursuivre les débats du procès.
4. Pour tout ce qui le concerne personnellement, l'homme doit
former sa conscience d'après son propre savoir. Mais quand il exerce une
fonction publique, il doit informer sa conscience par ce qu'il peut apprendre
au tribunal.
Objections :
1. Il semble qu'un juge puisse condamner un prévenu, même
s'il n'y a pas d'accusation. En effet, la justice humaine découle de la justice
divine. Mais Dieu condamne les pécheurs, même si personne ne les accuse. Un
homme peut donc condamner au tribunal un prévenu que personne n'a accusé.
2. Dans un procès il faut un accusateur pour déférer le crime
au juge. Mais il peut arriver qu'un crime soit déféré au juge autrement que par
l'accusation, par exemple par une dénonciation, par l'indignation publique, ou
si le juge lui-même en a été témoin. Donc le juge peut condamner quelqu'un sans
accusateur.
3. Les actions des saints relatées dans l’Écriture nous sont
proposées comme des modèles de la vie humaine. Or Daniel fut à la fois
accusateur et juge des vieillards iniques (Dn 13, 45). Il n'est donc pas
contraire à la justice de condamner quelqu'un comme juge, en étant accusateur
soi-même.
Cependant :
Commentant la
décision de l'Apôtre au sujet de l'incestueux de Corinthe (1 Co 5, 2), saint Ambroise
s'exprime ainsi : "Il n'appartient pas au juge de condamner sans
accusateur. Le Seigneur lui-même ne rejeta pas judas, quoiqu'il fût voleur, parce
que personne ne l'avait accusé."
Conclusion :
Le juge est
l'interprète de la justice. C'est pourquoi le Philosophe remarque que "les
hommes recourent au juge comme à une sorte de justice animée". Or la
justice, comme nous l'avons dit plus haut, ne se pratique pas envers soi-même, mais
envers autrui. Il faut donc que le juge ait à prononcer entre deux personnes, ce
qui suppose que l'une d'entre elles intente une action contre l'autre qui est
accusée. C'est pourquoi un juge ne pourra en matière criminelle condamner
quelqu'un s'il n'y a pas d'accusateur, d'après ce principe que nous lisons dans
les Actes des Apôtres (25, 16) : "Ce n'est pas la coutume des Romains de
condamner un homme avant d'avoir confronté l'accusé avec ses accusateurs et de
lui avoir permis de se défendre contre ce qu'on lui reproche."
Solutions :
1. Au tribunal de Dieu, c'est la propre conscience du pécheur
qui joue l'office d'accusateur selon saint Paul (Rm 2, 15) : "Leurs
pensées, tour à tour les accusent ou les défendent." On peut dire encore
que l'évidence du fait joue le même rôle, selon la Genèse (4, 10) : "La
voix du sang de ton frère Abel crie de la terre jusqu'à moi."
2. L'indignation publique joue le rôle d'accusateur. Sur la
parole de la Genèse que nous venons de citer, la Glose note : "L'évidence
de la perpétration du crime rend l'accusation superflue. Quant à la
dénonciation, nous avons précisé qu'elle a pour but l'amendement du pécheur, non
son châtiment ; c'est pourquoi elle n'agit pas contre le pécheur lorsqu'elle
dénonce le péché, mais en sa faveur ; un accusateur n'est donc pas nécessaire.
Mais on inflige une peine à cause de la rébellion contre l'Église, car cette
rébellion étant manifeste, tient lieu d'accusateur. Et du fait que le juge
lui-même est témoin, il ne peut entreprendre de porter une sentence sans suivre
l'ordre d'un procès public."
3. Dieu, dans son jugement, se fonde sur sa propre
connaissance de la vérité ; mais non l'homme, on vient de le dire. C'est
pourquoi l'homme ne peut être à la fois accusateur, juge et témoin, comme Dieu.
Quant à Daniel, il fut en même temps accusateur et juge pour exécuter le
jugement de Dieu, dont l'inspiration le poussait, comme nous l'avons dit.
Objections :
1. Il semble que le juge soit autorisé à remettre la peine, car,
selon saint Jacques (2, 13) : "Le jugement sera sans miséricorde pour
celui qui ne fait pas miséricorde." Or on ne punit pas quelqu'un pour
n'avoir pas fait ce qu'il lui était interdit de faire. Donc tout juge peut
licitement faire miséricorde en remettant la peine.
2. Les jugements des hommes doivent imiter les jugements
divins. Or Dieu remet leurs peines à ceux qui se repentent, car Ézéchiel écrit
(18, 23) : "Il ne veut pas la mort du pécheur." L'homme qui juge peut
donc aussi faire une remise de peine au coupable repentant.
3. Il est toujours permis de faire ce qui est utile à autrui
et ne nuit à personne. Or libérer un accusé de sa peine lui est avantageux et
ne fait de mal à personne. C'est donc permis.
Cependant :
Le Deutéronome
prescrit au sujet de quiconque entraînerait les autres à l'idolâtrie (13, 9) :
"Ton oeil sera sans pitié pour lui, tu ne l'épargneras pas et tu ne le
cacheras pas, mais tu dois le tuer sur-le-champ", et au sujet de
l'homicide (19, 12) : "Qu'il meure ! Tu n'auras pas de pitié pour lui."
Conclusion :
D'après tout ce
que nous venons de dire, il y a deux points à envisager chez le juge. Le premier,
c'est qu'il doit prononcer entre un accusateur et un accusé ; le second, c'est
qu'il ne prononce pas la sentence de sa propre autorité, mais comme
représentant de l'autorité publique. Or il y a là deux raisons qui interdisent
au juge de remettre sa peine à un accusé. La première vient de l'accusateur qui
a parfois le droit d'exiger que le coupable soit puni, par exemple pour le tort
que celui-ci lui a fait. En ce cas aucun juge n'est libre de prononcer la
relaxe, car il est tenu d'assurer le respect des droits d'un chacun.
La seconde raison
qui l'empêche, se prend du côté de l'État au nom duquel le juge exerce sa
fonction et dont le bien exige que les malfaiteurs soient punis. Il y a
cependant une distinction à faire ici entre les juges délégués et le prince, juge
suprême, qui a la plénitude du pouvoir public. Un juge subalterne, en effet, n'a
pas le droit de remettre sa peine au coupable, à l'encontre des lois édictées
par l'autorité supérieure. Sur ce mot de Jésus (Jn 19, 11) : "Tu n'aurais
sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait pas été donné d'en haut", saint Augustin
remarque : "Dieu n'avait accordé à Pilate qu'un pouvoir subordonné à celui
de César, de telle sorte qu'il n'était aucunement libre d'acquitter." Le
prince, au contraire, qui jouit de la plénitude du pouvoir dans l’État, peut
acquitter le coupable, si la victime y consent, et s'il juge qu'il n'en
résultera aucun préjudice pour la société.
Solutions :
1. Le juge peut exercer sa clémence dans les causes qui sont
laissées à sa décision ; alors s'applique le mot d'Aristote : "L'homme de
bien s'efforce d'adoucir les châtiments." Mais il ne lui appartient pas
d'accorder sa grâce dans les affaires déterminées par la loi divine ou humaine.
2. Dieu étant le souverain juge, toutes les fautes commises
contre le prochain relèvent de son pouvoir suprême ; il lui est donc loisible
d'en absoudre, d'autant plus que si le péché mérite châtiment, c'est surtout
parce qu'il s'attaque à Dieu. Toutefois, en remettant les peines, Dieu n'agit
que selon les convenances de sa bonté, laquelle est la source de toutes les
lois.
3. Si le juge remettait les peines inconsidérément, il
porterait préjudice à la société qui exige que les méfaits soient punis pour
éviter les péchés. Aussi le Deutéronome (13, 12), après avoir fixé le châtiment
du propagandiste de l'idolâtrie ajoute : "Tout Israël l'apprendra et sera
dans la crainte, afin qu'on ne commette plus une action aussi criminelle parmi
vous." Cette indulgence nuit aussi à la victime de l'injustice, car le
châtiment de son agresseur lui donne une compensation en lui restituant son
honneur.
- 1. Est-on tenu
de se porter accusateur ? - 2. L'accusation doit-elle être faite par écrit ? -
3. Comment peut-elle être entachée de vice ? - 4. Comment doit-on punir ceux
qui portent une accusation fausse ?
Objections :
1. Il semble que nul ne soit tenu de porter une accusation.
En effet, on ne saurait être excusé, à cause d'un péché, d'accomplir un
précepte divin, car alors on tirerait avantage de son péché. Or certains péchés
rendent inhabiles à se porter accusateur ; c'est le cas des excommuniés, des
gens perdus de réputation, et de ceux qui, accusés de grands crimes, n'ont pu
encore établir leur innocence. Il n'y a donc pas de précepte divin qui fasse de
l'accusation un devoir.
2. Tous les devoirs dépendent de la charité qui est la "fin
du précepte" ; aussi saint Paul peut-il écrire aux Romains (13, 8) :
"N'ayez de dette envers personne, si ce n'est celle de l'amour mutuel."
Mais cette dette de charité, tout homme la doit à tous, aux grands et aux
petits, aux sujets comme aux supérieurs. Donc, puisque les sujets ne doivent
pas accuser leurs supérieurs, ni les inférieurs les grands, comme le stipule le
Décret, il semble que nul n'aie le droit de se porter accusateur.
3. Personne n'est tenu d'agir contre la fidélité qu'il doit à
un ami, car nous ne devons pas faire à un autre ce que nous ne voudrions pas
qu'on nous fit. Mais certaines accusations peuvent porter atteinte à la
fidélité que l'on doit à un ami. Il est écrit en effet, au livre des Proverbes
(11, 13 Vg) : "Le fourbe révèle les secrets, mais l'homme au coeur fidèle
garde caché ce que son ami lui a confié." On n'est donc pas toujours tenu
de porter une accusation.
Cependant :
Il est écrit dans le Lévitique (5, 1) : "Si quelqu'un a
été témoin et qu'après avoir entendu l'adjuration du juge, il ne déclare pas ce
qu'il a vu ou ce qu'il sait, il pèche et portera son iniquité."
Conclusion :
Nous avons vu la
différence qu'il y a entre la dénonciation et l'accusation ; la première vise
l'amendement de notre frère, la seconde la punition du crime. Or, ici-bas, les
peines ne sont pas infligées pour elles-mêmes, car ce n'est pas encore le temps
de rendre à chacun ce qui lui est dû ; elles sont médicinales, c'est-à-dire
qu'elles servent soit à l'amendement du coupable, soit au bien de l’État, dont
la sécurité est garantie par le châtiment des délinquants. De ces deux fins, la
première est celle de la dénonciation, la seconde est proprement celle qui
relève de l'accusation. Et voilà pourquoi, s'il s'agit d'un crime dont les
conséquences sont funestes pour l'État, on est tenu de l'accuser, à condition
toutefois que l'on soit en mesure d'en fournir efficacement la preuve, laquelle
est à la charge de l'accusateur ; ce devoir s'impose par exemple dans le cas du
péché d'un individu qui tourne au détriment corporel ou spirituel d'un grand
nombre. Mais si le péché n'est pas de nature à entraîner de telles conséquences,
ou s'il n'est pas possible de le prouver d'une manière suffisante, on n'est pas
tenu d'intenter une accusation, car nul n'est tenu d'entreprendre ce qu'il ne
peut mener à bonne fin de la manière requise.
Solutions :
1. Rien n'empêche que le péché puisse rendre un homme
incapable d'accomplir ce qui est obligatoire, par exemple de mériter la vie
éternelle ou de recevoir les sacrements. Bien loin que cet homme en tire
avantage, il en subit le pire châtiment qui est de manquer à ses obligations, parce
que les actions vertueuses sont en quelque sorte autant de perfections pour
l'homme.
2. Il est défendu aux subordonnés d'accuser leurs supérieurs,
"s'ils ne sont pas guidés par l'amour de charité mais cherchent par
perversité à diffamer leur vie et à les censurer" ; ou encore si les
sujets qui voudraient se porter accusateurs sont eux-mêmes chargés d'un crime, selon
les Décrets. Autrement, s'ils remplissent les conditions voulues, il est
permis aux sujets d'intenter, par charité, une accusation contre leurs
supérieurs.
3. Révéler des secrets au détriment d'une personne, c'est
assurément agir contre la fidélité, mais non quand cette révélation est faite
en vue du bien commun, qu'il faut toujours préférer au bien d'un individu.
Aussi n'est-il jamais permis de recevoir un secret qui aille contre le bien
commun. On peut d'ailleurs ajouter que ce qui est susceptible d'être prouvé
efficacement par témoin n'est aucunement un secret.
Objections :
1. Cela ne semble pas nécessaire. L’écriture, en effet, a été
inventée pour venir en aide à la mémoire afin de conserver le souvenir du
passé. Or l'accusation vise un fait présent. Elle n'a donc pas besoin
d'écriture.
2. Le droit prescrit : "Aucun absent ne peut être
accusateur, ni accusé." Or saint Augustin montre que l'écriture rend
service pour communiquer une nouvelle aux absents. Donc il n'est pas nécessaire
que l'on rédige une accusation, d'autant plus que le même canon prescrit :
"Une accusation écrite ne doit jamais être reçue."
3. On peut convaincre quelqu'un de crime aussi bien par
l'accusation que par la dénonciation. Or il n'est pas nécessaire que la
dénonciation soit écrite ; il en sera donc de même pour l'accusation.
Cependant :
D’après le droit :
"On n'admettra jamais un accusateur, sans un écrit."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire lorsque dans une cause criminelle on procède par voie d'accusation, l'accusateur
se constitue partie, de telle sorte que le juge est placé entre l'accusateur et
l'accusé pour procéder à l'examen de la cause ; il doit s'entourer de toutes
les garanties possibles de certitude. Mais comme on peut facilement perdre la
mémoire de ce qui a été dit de vive voix, le juge, lorsqu'il doit prononcer la
sentence, pourrait ne plus être bien sûr de ce qui a été dit et de la manière
dont on l'a dit, si tout n'avait été consigné par écrit. On a donc eu raison
d'exiger que l'accusation et tous les autres actes du procès soient rédigés par
écrit.
Solutions :
1. Il est difficile de retenir toutes les paroles, en raison
de leur nombre et de leur diversité. La preuve en est que si, après un laps de
temps assez court, on interrogeait toutes les personnes qui ont entendu le même
discours, elles le rapporteraient différemment. De même, une légère
modification dans les mots peut changer le sens. Voilà pourquoi, même si la
sentence doit être prononcée presque aussitôt après les débats, il faut, pour
assurer au jugement la plus grande garantie possible, que l'accusation soit
rédigée par écrit.
2. L'écriture n'est pas seulement nécessaire pour communiquer
avec des personnes éloignées, mais aussi pour obvier aux inconvénients qui
résultent des délais, et que nous avons signalés. C'est pourquoi le canon cité :
"Nul n'est reçu à faire une accusation par écrit" doit s'entendre
d'un absent qui communiquerait par lettre son accusation au tribunal ; mais la
présence de l'accusateur ne le dispense pas de rédiger son accusation.
3. Le dénonciateur ne s'oblige pas à faire la preuve de ce
qu'il avance, aussi n'est-il passible d'aucune peine s'il ne peut fournir cette
preuve. Pour cette raison, il n'est pas nécessaire que la dénonciation soit
rédigée par écrit ; il suffit qu'elle soit faite de vive voix à l'autorité
ecclésiastique qui procédera, en vertu de son office, à l'amendement du fidèle.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'accusation soit rendue injuste du
fait de calomnie, prévarication et tergiversation. Car les Décret affirment
que "calomnier, c'est imputer faussement des crimes". Or, parfois un
homme en accuse faussement un autre par une ignorance du fait, qui est une
excuse. Il apparaît donc que le fait d'être calomnieuse ne fait pas toujours de
l'accusation un acte d'injustice.
2. Le même Décret dit que : "Prévariquer, c'est
tenir cachés des crimes réels." Mais cela ne paraît pas illicite, puisque,
nous l'avons vu, on n'est pas toujours tenu de révéler tous les crimes. Donc
l'accusation ne devient pas injuste du fait de prévarication.
3. Il est dit encore au même endroit : "Tergiverser, c'est
se désister totalement de l'accusation", mais le contexte montre que l'on
peut agir ainsi sans injustice : "Si quelqu'un se repent d'avoir formulé
une accusation en matière criminelle, dont il ne puisse prouver le bien-fondé, qu'il
se mette d'accord avec la partie adverse et qu'ils se tiennent quittes." L'accusation
n'est donc pas rendue injuste du fait de la tergiversation.
Cependant :
La même loi dit
aussi : "La témérité des accusateurs se révèle de trois manières : ou ils
calomnient, ou ils prévariquent, ou ils tergiversent."
Conclusion :
Nous venons de le
dire, celui qui porte une accusation se propose de servir le bien commun qui
exige la révélation des crimes. Mais personne ne doit nuire injustement à
autrui pour promouvoir le bien commun. Aussi peut-on pécher d'une double
manière en se portant accusateur. D'une part on agit d'une manière injuste
envers l'accusé que l'on charge de faux crimes : on le calomnie. On pèche, d'autre
part, envers l'État quand, de mauvaise foi, on empêche la répression du crime, alors
que le but de l'accusation est au premier chef le bien de l'État. Ici encore
deux cas peuvent se présenter : ou bien l'accusation est entachée d'une
intention frauduleuse, et c'est une "prévarication", "le
prévaricateur est, en effet, comme un transgresseur (varicator : celui
qui marche en faisant des crocs-en-jambe), qui aide la partie adverse en
trahissant sa propre cause" ; ou bien on se désiste entièrement de
l'accusation, ce qui est "tergiverser", car celui qui renonce à ce
qu'il avait commencé, lui tourne pour ainsi dire le dos (tergum vertere).
Solutions :
1. On ne doit formuler une accusation que pour un fait dont
on est absolument sûr, et au sujet duquel on ne peut invoquer l'excuse
d'ignorance. Cependant, en accusant son prochain à tort, on n'est pas
nécessairement un calomniateur ; il faudrait pour l'être, qu'on lance par
malice une accusation fausse. Mais si l'on n'a agi que par légèreté, par
exemple si l'on a trop facilement accordé foi à ce que l'on a entendu, l'accusation
est téméraire. Mais parfois on est conduit à accuser par une erreur justifiée.
C'est à la prudence du juge de discerner la part exacte de culpabilité afin de
ne pas taxer d'emblée de calomnie celui qui a formulé une accusation fausse
soit par légèreté d'esprit, soit d'après une erreur justifiée.
2. Quiconque tient cachés des crimes véritables, n'est pas
pour autant un prévaricateur ; il ne l'est que s'il cache frauduleusement ce
que son accusation devrait révéler ; il entre en collusion avec le coupable, en
dissimulant les preuves appropriées et en admettant de fausses excuses.
3. Tergiverser, c'est se désister totalement de l'accusation, non
pas d'une façon quelconque, mais d'une façon injustifiable. Il peut arriver, en
effet, que l'on abandonne le rôle d'accusateur pour de justes motifs et par
suite sans péché, de deux façons : 1° il se révèle au cours des débats que
l'accusation portée était fausse ; alors l'accusateur et l'accusé se désistent
d'un commun accord ; 2° le prince, qui a la charge du bien commun, que
l'accusation a pour but de servir, annule l'accusation.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'accusateur incapable de faire la
preuve soit tenu à la peine du talion. Car il arrive parfois que l'accusation
soit fondée sur une erreur qu'on ne pouvait discerner ; en ce cas le droit
prescrit au juge d'absoudre l'accusateur. Donc celui-ci n'est pas soumis à la
peine du talion.
2. Si l'on devait infliger la peine du talion à celui qui
formule une accusation injuste, ce serait pour l'injustice commise envers
quelqu'un. Or ce n'est pas pour l'injustice portant atteinte à l'honneur de
l'accusé, car alors le prince ne pourrait remettre cette peine. Ce n'est pas
non plus pour l'injustice commise envers l'État, puisque, à ce titre, l'accusé
ne pourrait en tenir quitte. Donc la peine du talion ne doit pas être infligée
à l'accusateur qui ne peut prouver ce qu'il avance.
3. A un même péché on ne doit pas infliger deux sortes de
peines, selon ce mot du prophète Nahum (1, 9 Vg) : "Dieu ne donnera pas
deux châtiments pour le même fait." Or l'accusateur qui ne peut faire la
preuve encourt déjà la peine d'infamie, dont le pape lui-même, semble-t-il, ne
peut relever : "Nous pouvons bien sauver les âmes par la pénitence, écrit
le pape Gélase, mais nous ne pouvons supprimer l'infamie." Donc
l'accusateur n'est pas tenu à subir la peine du talion.
Cependant :
Le pape Hadrien
prescrit : "Celui qui ne prouvera pas ce qu'il avance, subira la peine
qu'il voulait faire infliger à l'accusé."
Conclusion :
Nous avons établi
qu'en procédure criminelle l'accusateur se constitue partie pour obtenir la
condamnation de l'accusé. Le rôle du juge est d'établir entre les parties
adverses l'égalité requise par la justice ; or cette égalité se réalisera en
faisant souffrir à l'un ce qu'il avait l'intention de faire subir à l'autre :
"Oeil pour oeil, dent pour dent", est-il écrit (Ex 21, 24). Il est
donc juste que celui qui, par son accusation, expose son prochain à un grave
châtiment, soit passible de ce même châtiment.
Solutions :
1. Aristote prouve que la justice ne s'accommode pas toujours
de la loi de réciprocité appliquée rigoureusement, car il y a une grande
différence si quelqu'un blesse une personne volontairement ou involontairement
: le châtiment est dû pour dommage volontaire, le pardon pour l'involontaire.
C'est pourquoi, lorsque le juge constate que quelqu'un a fait une accusation
fausse, sans intention de nuire, mais involontairement, par ignorance provenant
d'une erreur justifiée, il n'impose pas la peine du talion.
2. Celui qui porte une accusation injuste pèche envers la personne
de l'accusé et envers l’État. Il mérite donc d'être puni à ce double titre.
C'est précisément ce que prescrit le Deutéronome (19, 18) : "Les juges
feront avec soin une enquête, et si le témoin se trouve être un faux témoin, qui
a porté contre son frère une fausse déposition, vous lui ferez subir ce qu'il
avait dessein de faire subir à son frère" ; cela concerne l'injustice
commise contre la personne de l'accusé ; quant à l'injustice commise contre
l'État, l'auteur inspiré poursuit : "Tu ôteras ainsi le mal du milieu de
toi ; les autres, en l'apprenant, craindront et n'oseront plus jamais commettre
de telles actions." Cependant une fausse accusation lèse directement la
personne de l'accusé ; aussi ce dernier, s'il est innocent, peut-il accorder
son pardon à l'injuste accusateur, surtout si celui-ci n'a pas agi par calomnie,
mais à la légère. Cependant si l'on se désiste de l'accusation d'un innocent
par collusion avec la partie adverse, on commet une injustice envers l’État ;
et il n'appartient pas à l'accusé de la pardonner, mais au prince qui a la
charge de l’État.
3. L'accusateur mérite la peine du talion comme compensation
du tort qu'il a l'intention de causer à son prochain ; il mérite par ailleurs
la peine d'infamie pour la malice que représente une accusation calomnieuse. Or
parfois le prince remet la peine du talion, mais ne relève pas de l'infamie, et
parfois il acquitte totalement. Le pape jouit donc des mêmes pouvoirs ; et
lorsque le pape Gélase dit : "Nous ne pouvons relever de l'infamie", cela
doit s'entendre soit de l'infamie de fait, soit de l'inopportunité d'une telle
grâce, soit enfin, comme Gratien l'explique, de l'infamie infligée par le juge
civil.
- 1. Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait la condamnation ? - 2. Est-il permis de calomnier pour se défendre ? - 3. Est-il permis de faire appel pour échapper au jugement ? - 4. Un condamné peut-il se défendre par la violence, s'il en a la possibilité ?
Objections :
1. Il semble qu'un accusé puisse, sans péché mortel, nier une
vérité qui le ferait condamner. Saint Jean Chrysostome déclare en effet :
"je ne te dis pas de te dénoncer toi-même au magistrat, ni d'avouer à
autrui." Or, si au cours du procès l'accusé reconnaissait la vérité, il se
trahirait et s'accuserait lui-même. Il n'est donc pas tenu de dire la vérité, et,
par suite, ne pèche pas mortellement s'il ment devant ses juges.
2. Si l'on commet un mensonge officieux lorsque l'on ment pour
sauver son prochain de la mort, il en est de même lorsque l'on ment pour sauver
sa propre vie, puisqu'on a plus d'obligation envers soi-même qu'envers autrui.
Or le mensonge officieux est considéré comme un péché véniel et non comme une
faute mortelle. Donc, si l'accusé nie la vérité devant le tribunal pour sauver
sa vie, il ne pèche pas mortellement.
3. Le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, on
l'a dit précédemment. Mais qu'un accusé mente pour se justifier d'une faute
qu'on lui impute, cela n'est contraire ni à la charité envers Dieu, ni à la
charité envers le prochain. Un tel mensonge n'est donc pas péché mortel.
Cependant :
Tout ce qui est
contraire à la gloire de Dieu est péché mortel, car nous sommes tenus par
précepte à "faire tout pour la gloire de Dieu" (1 Co 10, 31). Or la
gloire de Dieu est intéressée à ce que le coupable reconnaisse tout ce qui le
charge, ainsi qu'on le voit dans ces paroles de Josué à Achan (Jos 7, 19) :
"Mon fils, rends gloire au Seigneur, le Dieu d'Israël, et fais-lui
hommage. Avoue-moi ce que tu as fait, ne me le cache pas." Donc mentir
pour se disculper d'un péché est péché mortel.
Conclusion :
Quiconque
transgresse une obligation de justice pèche mortellement, nous l'avons dit plus
haut. Or la justice exige que l'on obéisse à son supérieur en tout ce que son
autorité a le droit d'ordonner. Et le juge, nous l'avons dit, est le supérieur
de l'accusé qui relève de sa compétence. En conséquence, l'accusé est tenu en
justice de révéler la vérité au juge qui la lui demande dans les formes
juridiques. S'il ne veut pas l'avouer comme ce serait son devoir, ou s'il la
nie par un mensonge, il pèche mortellement. Mais si le juge demande ce qu'il ne
peut juridiquement exiger, l'accusé n'est pas obligé de lui répondre, et il lui
est licite d'esquiver le jugement en interjetant appel ou par d'autres moyens ;
toutefois il ne lui est pas permis de mentir.
Solutions :
1. Lorsqu'un accusé est interrogé par le juge conformément
aux règles de la procédure, il ne se trahit pas lui-même, il est comme livré
par un autre, du moment que la nécessité de répondre lui est imposée par celui
à qui il est tenu d'obéir.
2. Mentir pour sauver quelqu'un de la mort, mais en faisant
tort à un tiers, n'est pas un simple mensonge officieux, c'est aussi mêlé de
mensonge pernicieux. Or le prévenu qui ment au cours des débats pour se
justifier commet une injustice envers celui auquel il est tenu d'obéir ; car il
lui refuse ce qu'il lui doit, à savoir l'aveu de la réalité.
3. Celui qui ment dans un procès pour se justifier, pèche à la
fois contre l'amour de Dieu, d'où dérive toute autorité judiciaire, et contre
l'amour du prochain, soit vis-à-vis du juge auquel il refuse ce qui lui est dû,
soit vis-à-vis de l'accusateur, qui sera puni s'il ne peut prouver ce qu'il
avance. Aussi lisons-nous dans le Psaume (141, 4) : "Ne permets pas que
mon coeur se livre à des paroles injustes, pour chercher des excuses à mes
péchés", ce que la Glose commente ainsi : "C'est l'usage des êtres
sans pudeur, lorsqu'ils sont pris en faute, de s'excuser par quelque mensonge."
Et saint Grégoire sur ce passage de Job (31, 33) : "Si, comme font
les hommes, j'ai caché mon péché...", fait cette remarque : "C'est le
vice courant de la race humaine et de se cacher pour commettre le péché, et de
le dissimuler après l'avoir commis, en le niant, et de le multiplier en se
défendant lorsqu'on s'en voit convaincu.
Objections :
1. Il semble permis à l'accusé de calomnier pour se défendre.
En effet, dans une cause criminelle, la législation civile reconnaît à chaque
partie le droit de corrompre la partie adverse. Or c'est là très précisément
une défense calomnieuse. Donc, dans une cause criminelle, l'accusé ne pèche pas
s'il a recours à la calomnie pour se défendre.
2. "L'accusateur en collusion avec l'accusé encourt la
peine fixée par les lois", telle est la décision des canons. Mais ils ne
disent rien de l'accusé en connivence avec l'accusateur. Donc ils autorisent
l'accusé à se défendre par la calomnie. 3. Il est écrit au livre des Proverbes
(14, 16) : "Le sage craint le mal et s'en détourne, mais l'insensé passe
outre et reste en sécurité." Or l'oeuvre du sage n'est pas un péché. Donc
celui qui se délivre du mal par n'importe quel moyen, ne pèche pas.
Cependant :
Même en cause
criminelle, il est obligatoire de prêter serment contre la calomnie, ce qui ne
se ferait pas si l'on pouvait user de la calomnie pour se défendre ainsi.
Conclusion :
Autre chose est de
taire la vérité, autre chose de dire un mensonge. En certains cas, taire la
vérité est permis. On n'est pas tenu, en effet, de dire toute la vérité, mais
seulement celle que le juge peut et doit exiger selon les formes légales ; par
exemple lorsque la rumeur publique, des indices assez nets ou déjà un
commencement de preuve permettent d'accuser l'auteur d'un crime. Cependant dire
un mensonge est toujours interdit.
Mais cela même qui
est permis peut être obtenu soit par les voies licites et conformes au but
qu'on se propose, et c'est faire oeuvre de prudence ; soit par des voies
illicites et sans rapport avec le but visé ; cela relève de la ruse, qui
s'exerce par la fraude et la tromperie, comme nous l'avons montré plus haut. De
ces deux manières d'agir, la première est vertueuse, la seconde vicieuse. Ainsi
donc le coupable, lorsqu'il est accusé, peut se défendre en cachant la vérité
qu'il n'est pas tenu de révéler, mais par des procédés honnêtes, par exemple en
ne répondant pas à des questions auxquelles il n'est pas obligé de répondre.
Agir ainsi n'est pas se défendre par calomnie, mais plutôt se dérober
prudemment. Mais il est interdit, ou de dire un mensonge ou de taire une vérité
que l'on est tenu d'avouer, ou enfin d'user de tromperie ou de fraude car l'une
et l'autre sont de véritables mensonges.
Solutions :
1. Beaucoup de crimes restent impunis selon les lois humaines
et sont néanmoins des péchés selon le jugement de Dieu ; la fornication simple,
par exemple. C'est que la loi humaine ne peut exiger des hommes une vertu
parfaite qui ne serait le fait que d'une élite, et qu'on ne pourrait trouver
dans le peuple si nombreux que la loi est obligée de contenir. Or, que l'accusé
refuse de commettre un péché pour échapper à la mort dont il est menacé dans
une cause capitale, c'est la vertu parfaite, car selon le mot d'Aristote :
"De tous les maux, le plus redoutable est la mort." Voilà pourquoi, si
l'accusé dans une cause criminelle corrompt l'adversaire, il pèche en
l'entraînant à une action mauvaise, mais la loi civile ne porte pas de peine
contre ce péché. Et c'est dans ce sens qu'on le dit licite.
2. Lorsque l'accusateur entre en collusion avec un accusé
réellement coupable, il encourt un châtiment, ce qui montre bien qu'il pèche.
Mais comme on est coupable de péché lorsqu'on entraîne quelqu'un au péché ou
que l'on participe de quelque façon à son péché, puisque l'Apôtre (Rm 1, 32)
déclare dignes de mort ceux qui approuvent les pécheurs, il est évident que
l'accusé lui-même pèche lorsqu'il s'entend frauduleusement avec la partie
adverse. Si la loi civile ne le puni pas, c'est pour la raison donnée dans la
réponse précédente.
3. Le sage ne se dérobe pas par la calomnie, mais en exerçant
sa prudence.
Objections :
1. Il semble qu'un accusé ne peut faire appel d'un tribunal à
un autre. Saint Paul écrit en effet aux Romains (13, 1) : "Que tout homme
soit soumis aux autorités supérieures." Or, l'accusé qui interjette appel
refuse de se soumettre à l'autorité supérieure, en l'espèce celle du juge. Donc
il pèche.
2. La force d'obligation dont dispose l'autorité régulière est
plus grande que celle qui est confiée à un juge élu par les parties. Or le
droit prescrit : "Il n'est pas permis d'en appeler de la sentence du juge
choisi par consentement mutuel." Encore moins pourra-t-on faire appel des
jugements d'un tribunal régulier.
3. Ce qui est permis une fois l'est toujours. Or il n'est pas
permis d'interjeter appel au-delà d'un délai de dix jours après le prononcé du
jugement, ni trois fois au sujet de la même cause. Donc l'appel lui-même semble
de soi illicite.
Cependant :
saint Paul en a
appelé à César (Ac 25, 11).
Conclusion :
On peut faire
appel pour deux motifs. 1° Parce qu'on a confiance dans la justice de sa cause
et que l'on a été injustement chargé par le juge. Dans ce cas l'appel est
permis, et c'est faire oeuvre de prudence que de se dérober : "Quiconque
est opprimé, statue un canon, peut en appeler librement au jugement des
prêtres. Que personne ne l'en empêche."
2° On peut aussi
faire appel pour gagner du temps et par ce moyen retarder matériellement une
juste décision. Mais c'est encore employer une défense calomnieuse, ce qui est
interdit, nous l'avons dit à l’article précédent. L'accusé, en effet, nuit et
au juge qu'il empêche de remplir ses fonctions, et à l'adversaire auquel il
empêche la justice de donner satisfaction. Aussi le même canon cité plus haut
prescrit : "On doit punir sans merci celui qui a fait appel injustement."
Solutions :
1. On ne doit se soumettre à une autorité inférieure que dans
la mesure où elle-même obéit à l'autorité supérieure ; et quand elle s'en
écarte, on n'est plus tenu de lui rester soumis, comme le dit la Glose (sur Rm
13, 12), lorsque "le proconsul ordonne une chose, et l'empereur une autre".
Or, lorsque le juge accable injustement quelqu'un, il s'écarte de l'ordre
prescrit par l'autorité supérieure qui lui impose l'obligation de juger en
toute justice. Aussi est-il permis à celui qui est ainsi injustement chargé de
recourir directement à l'autorité supérieure en interjetant appel, soit avant
soit après la sentence. Cependant, comme on présume qu'il n'y a pas de justice
parfaite là où il n'y a pas de vraie foi, on interdit aux catholiques d'en
appeler à un juge infidèle : "Le catholique qui fait appel au tribunal
d'un juge appartenant à une autre religion, que la cause soit juste ou injuste,
sera excommunié." Car l'Apôtre réprouve ceux qui intentaient des procès
auprès des infidèles (1 Co 6, 1).
2. Si quelqu'un, de sa propre initiative, se soumet au
jugement d'une autre personne en la justice de laquelle il n'a pas confiance, cela
vient de lui-même et de sa négligence. En outre, se désister après s'être
engagé prouve de la légèreté d'esprit. C'est donc avec raison que le code
refuse le bénéfice de l'appel dans les causes jugées par des arbitres car toute
l'autorité de ceux-ci vient du choix concordant des plaideurs. En revanche, le
juge ordinaire ne tient pas son autorité du consentement du justiciable, mais
de l'autorité suprême du roi ou du prince qui l'a institué. Voilà pourquoi, contre
sa partialité injuste, la loi accorde la ressource de faire appel, de telle
sorte que, même si le juge était à la fois ordinaire et arbitre, on pourrait en
appeler de son jugement. Il semble, en effet, que ce soit son pouvoir ordinaire
qui ait été la cause de son choix comme arbitre, et l'on ne peut pas non plus
penser que le plaideur se soit mis dans son tort pour avoir accepté comme
arbitre un juge que le prince avait investi d'un pouvoir régulier.
3. L'équité juridique vient au secours de l'une des parties
sans nuire à l'autre. Aussi accorde-t-elle un délai de dix jours pour faire
appel ; elle estime ce laps de temps suffisant pour délibérer sur l'opportunité
d'une telle décision. Mais si elle n'avait pas fixé un terme au-delà duquel
l'appel ne serait plus possible, l'application du jugement resterait en suspens,
et il en résulterait un préjudice pour la partie adverse. C'est pour le même
motif qu'il est interdit de faire appel trois fois au sujet de la même affaire,
car il est invraisemblable que les juges s'écartent si souvent de la justice.
Objections :
1. Il semble qu'il soit permis à un condamné à mort de se
défendre s'il le peut. En effet, il est toujours permis de faire ce à quoi la
nature nous porte : c'est de droit naturel. Or la tendance de la nature est de
résister aux agents destructeurs, et cette tendance existe non seulement chez
les hommes et les animaux, mais même dans les êtres inanimés. Il est donc
permis à un condamné de résister, s'il le peut, pour ne pas être mis à mort.
2. On peut se soustraire à une sentence de mort par la
violence ou par la fuite. Mais il paraît permis d'échapper à la mort par la
fuite selon l'Ecclésiastique (9, 13 Vg) : "Éloigne-toi de l'homme qui a le
pouvoir de faire mourir, mais non de faire revivre." Il sera donc permis
également à l'accusé de résister.
3. L'Écriture dit encore (Pr 24, 11) : "Délivre ceux
qu'on mène à la mort ; ne cesse de l'employer à la libération de ceux que l'on
traîne au supplice."
Mais on a plus
d'obligation envers soi-même qu'envers autrui. Il est donc permis à un condamné
de se défendre pour n'être pas mis à mort.
Cependant :
saint Paul écrit
(Rm 13, 2) : "Celui qui résiste à l'autorité, résiste à l'ordre que Dieu a
établi, et il attire sur lui-même la condamnation." Or, en se défendant, le
condamné résiste à l'autorité dans l'exercice même du pouvoir qu'elle tient de
Dieu, "pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien"
(1 P 2, 14). Se défendre est donc un péché.
Conclusion :
Une sentence de
mort peut être portée en toute justice ; alors le condamné n'a pas le droit de
se défendre ; s'il le fait, le juge pourrait combattre sa résistance, et cette
rébellion du condamné, assimilable à une guerre injuste, serait sans aucun
doute un péché. Mais si la condamnation est injuste, c'est la sentence du juge
que l'on peut comparer à un acte de violence accompli par des bandits selon
Ézéchiel (22, 27) : "Les princes de la nation sont au milieu d'elle comme
des loups qui déchirent leur proie et cherchent à répandre le sang." De
même donc qu'il est permis de résister aux bandits, de même est-il permis en ce
cas de résister aux mauvais princes, à moins toutefois qu'il ne faille éviter
le scandale, dans le cas où la résistance ferait craindre de graves désordres.
Solutions :
1. Si l'homme est doué de raison, c'est pour qu'il ne suive
pas les inclinations de la nature au hasard, mais selon l'ordre de la raison.
Aussi tout acte de défense n'est-il permis que si l'on observe la modération
requise.
2. Aucune condamnation à mort ne comporte que le coupable se
donne la mort, mais qu'il la subisse. Aussi le condamné n'est-il pas obligé de
faire ce qui entraînerait la mort, comme par exemple de rester dans le lieu
d'où il sera conduit au supplice. Cependant il est tenu de ne pas résister au
bourreau pour éviter de subir son juste châtiment. Ainsi encore il ne péchera
pas si, condamné à mourir de faim, il prend la nourriture qu'on lui a
secrètement apportée, parce que s'en abstenir serait se suicider.
3. Cette parole du Sage n'exhorte pas à sauver quelqu'un de la
mort en violant l'ordre de la justice. On n'est donc pas davantage autorisé à
se soustraire soi-même à la mort par une résistance contraire à la justice.
- 1. Est-on obligé de porter témoignage ? - 2. Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ? - 3. Un témoin peut-il être récusé sans une faute de sa part ? - 4. Est-ce un péché mortel de porter un faux témoignage ?
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse être tenu de porter témoignage. Saint
Augustin, estime qu'Abraham, en disant de sa femme : "C'est ma soeur"
(Gn 12, 12), a voulu cacher la vérité, non faire un mensonge. Mais en cachant
la vérité on s'abstient de témoigner. Donc on n'est pas tenu de témoigner.
2. Personne n'est tenu d'agir avec fourberie. Or nous lisons
au livre des Proverbes (11, 13 Vg) : "Le fourbe révèle les secrets ; mais
l'homme au coeur fidèle garde caché ce que son ami lui a confié." Un homme
ne saurait donc être toujours tenu de porter témoignage, surtout sur un fait
dont son ami lui a confié le secret.
3. Les clercs et les prêtres sont obligés plus que tous les
autres à observer ce qui est nécessaire au salut. Or il leur est interdit de
porter témoignage dans une cause criminelle. Donc témoigner n'est pas
nécessaire au salut.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Celui qui cache la vérité et celui qui profère un mensonge sont
tous deux coupables : le premier parce qu'il ne veut pas être utile, le second
parce qu'il cherche à nuire."
Conclusion :
Il y a une
distinction à faire sur la déposition du témoin. Tantôt sa déposition est
requise, tantôt elle ne l'est pas. La déposition d'un inférieur, en effet, peut
être requise par le supérieur qui est en droit d'exiger l'obéissance en tout ce
qui relève de la justice ; dans ce cas il n'est pas douteux que l'on est tenu
d'apporter son témoignage sur les faits, pourvu que la déposition soit demandée
par le juge conformément aux prescriptions du droit ; par exemple sur des
crimes flagrants ou déjà dénoncés par l'opinion publique. Mais si le témoignage
est exigé sur d'autres faits, par exemple pour des faits secrets ou que la
rumeur publique n'a pas divulgués, on n'est pas tenu de témoigner.
Dans le cas où la
déposition ne serait pas requise par l'autorité à laquelle on est tenu d'obéir,
il faut encore distinguer. Si le témoignage est demandé afin de délivrer un
homme menacé injustement de la mort ou d'un châtiment quelconque, d'un
déshonneur immérité ou même d'un préjudice excessif, on est tenu de témoigner.
Même si l'on ne nous demandait pas de déposer, il faudrait faire tout son
possible pour révéler la vérité à celui qui pourrait aider l'accusé. Nous
lisons, en effet, dans le Psaume (82, 4) : "Sauvez le pauvre et l'indigent,
délivrez-les de la main des méchants" ; dans les Proverbes (24, 11) :
"Délivre ceux qu'on envoie à la mort", et dans l'épître aux Romains
(1, 32) : "Ils sont dignes de mort non seulement ceux qui agissent ainsi, mais
ceux qui les approuvent." Or la Glose précise : "Se taire alors que
l'on pourrait réfuter l'erreur, c'est l'approuver."
Mais lorsqu'il
s'agit de favoriser la condamnation, on n'est pas tenu de témoigner, à moins
d'y être contraint par l'autorité légitime et selon l'ordre du droit. Parce que,
si l'on cache la vérité à ce sujet, on ne cause à personne un tort précis. Ou
bien, si cela peut créer un danger pour l'accusateur, on n'a pas à s'en soucier,
puisqu'il s'y est librement exposé. Il en est autrement du prévenu, car il
court un danger qu'il n'a pas voulu.
Solutions :
1. Saint Augustin autorise à tenir cachée la vérité lorsque
l'autorité légitime n'exige pas sa divulgation, et quand le silence n'est dommageable
à personne en particulier.
2. Le prêtre ne doit en aucune façon apporter son témoignage
sur un fait qui lui a été révélé sous le secret de la confession ; en effet, il
ne le connaît pas comme homme, mais comme ministre de Dieu, et le lien du secret
sacramentel est plus strict que n'importe quel précepte humain.
Pour les autres
genres de secrets, il faut distinguer. Certains sont de telle nature qu'on est
tenu de les révéler dès qu'on en aura eu connaissance ; par exemple ceux dont
l'objet serait relatif à la ruine spirituelle ou matérielle de la société ou
comporterait un grave dommage pour une personne ou quelque effet nuisible de ce
genre. On est tenu de divulguer ce secret soit en apportant son témoignage, soit
par dénonciation. L'obligation du secret ne vaut pas contre un tel devoir, car
on manquerait alors à la loyauté due à autrui. Mais lorsque le contenu de
certains secrets n'oblige pas à les révéler, on pourra être obligé de les
garder cachés par le fait même qu'ils nous auront été confiés sous le sceau du
secret. On ne sera jamais autorisé à trahir de tels secrets, même sur l'ordre
d'un supérieur, car le respect de la parole donnée est de droit naturel ; et
rien ne peut être commandé à un homme qui soit contre le droit naturel.
3. Donner la mort ou y coopérer ne convient pas aux ministres
de l'autel, nous l'avons déjà dite. C'est pourquoi, selon le droit, on ne peut
les contraindre à témoigner dans une cause criminelle.
Objections :
1. Il semble qu'il ne suffise pas. En effet le jugement
requiert la certitude. On ne saurait l'obtenir par les dépositions de deux
témoins ; on lit en effet (1 R 21, 10) que Naboth fut injustement condamné sur
la déposition de deux témoins.
2. Pour être crédibles, les témoignages doivent être
concordants. Mais le plus souvent les dépositions de deux ou trois témoins sont
en désaccord. Elles ne sont donc pas capables de prouver la vérité.
3. Le droit prescrit : "Un évêque ne peut être condamné
que sur la déposition de soixante-douze témoins. Un cardinal-prêtre ne sera
déposé que sur le témoignage de quarante-quatre témoins. Un cardinal-diacre de
la ville de Rome ne sera condamné que sur le témoignage de vingt-huit témoins.
Les sous-diacres, acolytes, exorcistes, lecteurs, portiers ne seront condamnés
que sur le témoignage de sept témoins." Or plus un homme est élevé en
dignité, plus son péché est pernicieux et donc moins digne d'indulgence. A plus
forte raison par conséquent la déposition de deux ou trois témoins ne
sera-t-elle pas suffisante pour faire condamner des accusés moins coupables.
Cependant :
Le Deutéronome
prescrit (17, 6) : "Sur la parole de deux ou trois témoins on mettra à
mort celui qui doit mourir", et encore (19, 15) : "C'est sur la
parole de deux ou trois témoins que la cause sera jugée."
Conclusion :
Aristote remarque :
"On ne doit pas exiger le même genre de certitude en toute matière." De
fait il ne peut y avoir de certitude absolument convaincante au sujet des
actions humaines, sur lesquelles portent les jugements et les dépositions, car
tout cela concerne des faits contingents et variables. Il suffit d'une
certitude probable, c'est-à-dire celle qui approche le plus souvent de la
vérité, encore qu'elle puisse s'en écarter moins souvent. Or il est probable
que la déposition de nombreux témoins sera plus proche de la vérité que la
déposition d'un seul. Voilà pourquoi, lorsque le coupable est seul à nier, tandis
que de nombreux témoins sont affirmatifs, d'accord avec l'accusateur, il a été
raisonnablement institué par le droit divin et humain, qu'on devait s'en tenir
à la parole des témoins.
Or, toute
multitude tient dans ces trois éléments : le commencement, le milieu et la fin
; ce qui fait dire à Aristote : "Nous faisons tenir dans le nombre trois
l'universalité et la totalité." Mais le chiffre trois est atteint lorsque
deux témoins sont d'accord avec l'accusateur. Deux témoins seulement seront
donc requis, ou trois pour une plus grande certitude, afin d'obtenir le nombre
ternaire qui constitue alors la multitude parfaite chez les témoins eux-mêmes.
D'où cette sentence du Sage (Qo 4, 12) : "Le triple filin ne rompt pas
facilement", et sur cette parole de Jean (8, 17) : "Le témoignage de
deux hommes est véridique", saint Augustin remarque : "Par là est
suggérée de façon symbolique la sainte Trinité dans laquelle réside la solidité
éternelle de la vérité."
Solutions :
1. Si grand soit le nombre de témoins que la procédure puisse
exiger, cela n'empêcherait pas leur déposition d'être parfois injuste, puisqu'il
est écrit dans l'Exode (23, 2) : "Tu ne suivras pas la multitude pour
faire le mal." Toutefois, si l'on ne peut obtenir une certitude
infaillible en pareille matière, on ne doit pas pour autant négliger la
certitude probable qui peut naître de la déposition de deux ou trois témoins, comme
on vient de le dire.
2. Le désaccord entre les témoins, lorsqu'il porte sur des
circonstances importantes qui changent la substance du fait, par exemple : le
temps et le lieu de l'action, les personnes qui y ont pris une part active, etc.,
enlève toute valeur à leur témoignage ; car, si les témoins divergent à ce
point dans leur déposition, il semble que chacun d'eux porte un témoignage
isolé et parle de faits différents ; ainsi, lorsqu'un témoin affirme que ce
fait s'est passé à tel moment, à tel endroit, et qu'un second témoin assure que
c'était à un autre moment et dans un autre endroit, ils semblent ne pas parler
de la même chose. Mais le témoignage n'est pas compromis si l'un des témoins
déclare ne plus s'en souvenir, alors qu'un autre témoin précise le temps et le
lieu.
Il peut encore se
produire un désaccord total sur ces points importants entre les témoins de
l'accusation et ceux de la défense. Si les témoins sont en nombre égal et aussi
dignes de foi, on favorisera l'accusé, car le juge doit plus volontiers
acquitter que condamner, sauf peut-être lorsque le procès est en faveur du
demandeur, comme ce serait le cas pour une affaire d'affranchissement ou
d'autres semblables. Mais si ce sont les témoins d'une même partie qui sont en
désaccord, le juge doit se demander pour quelle partie se prononcer et se
décider, soit d'après le nombre des témoins, ou leur qualité, soit d'après les
éléments favorables de la cause ou les circonstances de l'affaire et les
dépositions.
Quant au
témoignage d'un individu qui se contredit lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il a
vu et ce qu'il sait, on ne peut absolument pas en tenir compte. Toutefois il n'en
va plus de même si la contradiction porte entre l'opinion personnelle du témoin
et ce qu'il a entendu dire, car il est fort possible qu'il soit porté à
répondre diversement selon qu'il tient compte des diverses impressions qu'il a
reçues.
Enfin si le désaccord
entre les témoins porte sur des circonstances qui n'intéressent pas la
substance des faits, si le ciel, par exemple, était nuageux ou serein, si la
maison était peinte ou non, etc., de telles divergences n'infirment pas un
témoignage, car habituellement on ne s'occupe pas beaucoup de ces détails et on
les oublie facilement. Bien plus, un certain désaccord sur ces points
secondaires, rend le témoignage plus digne de foi, car, comme saint Jean
Chrysostome l'a remarqué, si les dépositions étaient identiques dans
tous leurs détails, on pourrait soupçonner un accord concerté. Ici encore c'est
à la prudence du juge d'apprécier.
3. Les dispositions contenues dans le canon cité sont
particulières aux évêques, aux prêtres, aux diacres et aux clercs de l’Église
romaine, et sont motivées par le rang d'honneur de cette Église ; et cela pour
trois raisons : 1° On ne doit y promouvoir aux dignités que des hommes dont la
sainteté inspire plus de confiance que les dépositions de nombreux témoins. 2°
Les hommes qui ont à juger les autres se créent souvent, dans l'exercice même
de leur mission, de nombreux ennemis ; aussi ne faut-il pas croire trop
aisément aux témoins qui déposent contre eux, à moins qu'ils ne soient nombreux
à être d'accord. 3° La condamnation de l'un d'eux porterait atteinte à la
vénération dont les hommes entourent cette Église pour sa dignité et son
autorité. Et ce serait plus dangereux que d'y tolérer un pécheur, à moins que
ce désordre soit public et manifeste, au point de créer un grave scandale.
Objections :
1. Il semble qu'on ne doit récuser un témoignage que pour une
faute. C'est en effet un châtiment que l'on inflige à certains individus, de
les rendre inhabiles à témoigner, ainsi ceux qui encourent la note d'infamie.
Mais on ne doit infliger de châtiment que pour une faute. Donc lorsqu'il n'y a
pas de faute, on ne peut rejeter la déposition d'un témoin.
2. Le droit prescrit : "On doit présumer l'honnêteté de
tout homme, à moins de constater le contraire." Or porter un témoignage
véridique est le fait de l'honnête homme. Donc, puisqu'il ne peut être
soupçonné de malhonnêteté qu'en raison d'une faute, on ne pourra rejeter son
témoignage que pour ce motif.
3. Il n'y a que le péché qui rende un homme inapte à faire ce
qui est nécessaire au salut. Or nous avons établi que déposer en faveur de la
vérité est nécessaire au salut. Donc nul ne peut être récusé comme témoin, s'il
est innocent.
Cependant :
Saint Grégoire, cité
par le droit canon dit : "Si un évêque est accusé par ses serviteurs, on
ne doit absolument pas les entendre."
Conclusion :
Un témoignage, nous
venons de le dire, ne peut avoir une certitude infaillible, mais seulement
probable. C'est pourquoi tout ce qui contribue à former une probabilité en sens
contraire annule le témoignage. Or il devient probable qu'un témoin ne sera pas
ferme dans l'attestation de la vérité, parfois en raison d'une faute, comme
chez les infidèles, les infâmes, ceux qui sont coupables d'un crime public ;
ils perdent le droit d'accuser. Mais aussi lorsque le témoin n'est coupable
d'aucune faute. Ou bien parce qu'il n'a pas l'usage parfait de sa raison, c'est
le cas des enfants, des fous et des femmes ; ou bien à cause de son attachement
à l'une des parties, ainsi les ennemis, les parents et les domestiques ; ou
enfin c'est à cause de sa condition sociale, comme celle des pauvres, des
esclaves et de tous ceux sur lesquels s'exerce l'influence d'un supérieur ; on
peut conjecturer qu'ils seront facilement amenés à porter témoignage contre la
vérité. On voit donc que certains témoins peuvent être récusés, qu'ils soient
coupables ou non.
Solutions :
1. Récuser un témoin relève moins d'un châtiment que d'une
précaution, contre un faux témoignage possible. Donc l'objection ne porte pas.
2. Sans doute, à moins de constater le contraire, doit-on
présumer l'honnêteté d'un homme, du moment que cette présomption ne comporte
pas de risques pour un tiers ; car alors il faut être sur ses gardes et ne pas croire
sans discernement au témoignage de n'importe qui, selon cette parole (1 Jn 4, 1)
: "Ne croyez pas à tout esprit."
3. Faire office de témoin est nécessaire au salut, mais à
condition que le témoin en soit capable et soit appelé par le droit. Rien n'empêche
donc que certains soient dispensés de témoigner, s'ils n'en sont pas jugés
capables selon le droit.
Objections :
1. Il ne semble pas que le faux témoignage soit toujours
péché mortel ; car on peut le porter par ignorance du fait, et une telle
ignorance excuse du péché mortel.
2. Le mensonge officieux se définit celui qui est utile à
quelqu'un et ne nuit à personne ; il n'est pas péché mortel. Or parfois, le
mensonge contenu dans le faux témoignage a ce caractère ; par exemple lorsqu'on
porte un faux témoignage pour sauver quelqu'un de la mort ou d'une condamnation
injuste demandée par de faux témoins ou par un juge inique. On ne commet donc
pas de péché mortel en portant dans ce cas un faux témoignage.
3. On fait prêter serment au témoin afin qu'il craigne un
parjure qui serait un péché mortel. Mais ce serment serait inutile si le faux
témoignage lui-même était déjà un péché mortel. Donc celui-ci n'est pas
toujours péché mortel.
Cependant :
Il est écrit au livre des Proverbes (19, 5) : "Le faux
témoin ne restera pas impuni."
Conclusion :
Le faux témoignage
revêt une triple laideur ; d'abord celle du parjure, puisqu'un témoin ne
saurait être admis à déposer qu'après avoir juré ; de ce chef c'est toujours un
péché mortel. Puis, sa laideur vient de l'injustice commise envers autrui ; de
ce point de vue c'est un péché mortel de sa nature, comme toute injustice.
Aussi le Décalogue condamne-t-il le faux témoignage (Ex 20, 16) : "Tu ne
porteras pas de faux témoignage contre ton prochain." Car on n'agit pas
contre quelqu'un en l'empêchant de commettre une injustice, mais seulement en
le privant de la justice qui lui est due. Enfin la dernière laideur du faux
témoignage lui vient de sa fausseté même, selon laquelle tout mensonge est un
péché ; mais ce n'est pas de ce chef que le faux témoignage est toujours péché
mortel.
Solutions :
1. En portant témoignage, on ne doit pas affirmer pour
certain, comme si l'on était bien informé, ce dont on n'est pas sûr ; ce qui
est douteux doit être donné comme douteux, et ce qui est certain comme certain.
Toutefois, en raison d'une défaillance de mémoire, on peut parfois tenir pour
certain ce qui est faux ; si alors, après y avoir mûrement réfléchi, on maintient
son affirmation, se croyant convaincu de ce qui néanmoins est faux, on ne pèche
pas mortellement ; on ne porte pas, en effet, un faux témoignage à proprement
parler et intentionnellement, mais par accident et contre son intention,
2. Un jugement injuste n'est pas un jugement. Aussi le faux
témoignage porté dans un jugement injuste pour empêcher une injustice n'a pas
raison de péché mortel contre la justice, mais seulement contre le serment
qu'on a violé.
3. Les hommes, par-dessus tout, redoutent les péchés contre
Dieu, comme étant les plus graves ; de ce nombre est le parjure ; ils n'ont pas
la même horreur des péchés contre le prochain. Et c'est pour cela, pour rendre
le témoignage plus certain, qu'on exige le serment du témoin.
- 1. L'avocat
est-il tenu d'assister les pauvres ? - 2. Doit-on interdire à certains
d'exercer l'office d'avocat ? - 3. L'avocat pèche-t-il en défendant une cause
injuste ? - 4. En acceptant de l'argent pour son assistance ?
Objections :
1. Il semble qu'un avocat soit tenu de donner son assistance
à la cause d'un pauvre. Il est écrit, en effet (Ex 23, 5) : "Si tu vois
l'âne de celui qui te hait succombant sous sa charge, ne l'abandonne pas, mais
joins tes efforts aux siens pour le décharger." Or le pauvre n'est pas
moins en danger lorsque sa cause est accablée contrairement à la justice que si
son âne succombait sous la charge. L'avocat est donc tenu de prendre en main la
défense d'un pauvre.
2. Dans une homélie sur l'Évangile, saint Grégoire déclare :
"Celui qui a l'intelligence doit veiller à ne pas se taire ; celui qui a
l'abondance des biens, à ne pas diminuer les largesses de sa miséricorde celui
qui sait converser, à en faire profiter le prochain ; celui qui est capable de
parler à un riche, à intercéder en faveur des pauvres. Tout ce qu'il a reçu, en
effet, si peu que ce soit, doit être regardé comme un talent." Or on ne
doit pas enfouir un talent, mais le faire fructifier fidèlement ; c'est ce que
montre bien dans la parabole (Mt 25, 21) le châtiment du serviteur qui a enfoui
son talent. L'avocat est donc tenu de plaider pour un pauvre.
3. Le précepte relatif aux oeuvres de miséricorde, puisqu'il
est un principe affirmatif, oblige en certains lieux et temps déterminés, mais
surtout en cas de nécessité. Or c'est bien un cas de nécessité que celui du
pauvre opprimé dans un procès. Donc en ce cas il apparaît que l'avocat est tenu
de donner son assistance aux pauvres.
Cependant :
Le pauvre qui
manque de nourriture n'est pas dans une nécessité moindre que celui qui a
besoin d'un avocat. Or celui qui a les moyens de nourrir un pauvre n'est pas
toujours tenu de le faire. Donc l'avocat non plus ne sera pas toujours obligé
d'assurer la défense d'un pauvre.
Conclusion :
Donner son
assistance à la cause d'un pauvre est une oeuvre de miséricorde ; on peut donc
appliquer ici ce que nous avons dit plus haut des oeuvres de miséricorde en
général. Personne, en effet, n'est à même de pourvoir par ses oeuvres de
miséricorde aux nécessités de tous les indigents. Aussi, dit saint Augustin :
"Puisque tu ne peux être utile à tous, il faut surtout venir en aide à
ceux qui, par une sorte de destin, te sont plus étroitement unis, en fonction
des rapports de lieux, de temps ou de quelque autre circonstance." Les
circonstances de lieu : de fait, on n'est pas obligé d'aller par le monde
chercher des indigents à secourir ; il suffit d'exercer la miséricorde à
l'égard de ceux qui se présentent. En ce sens, il est prescrit au livre de
l'Exode (23, 4) : "Si tu rencontres le boeuf ou l'âne de ton ennemi, errant
dans la campagne, ramène-le-lui." Les circonstances de temps : on n'est
pas tenu de pourvoir aux nécessités futures du prochain, il suffit de venir à
son secours dans la nécessité présente. Ici nous rencontrons le mot de saint Jean
(1 Jn 3, 17) : "Celui qui voit son frère dans le besoin sans se laisser
attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui ?" Enfin
quelque autre circonstance : car on doit avant tout venir en aide à ses proches
qui sont dans le besoin ; selon saint Paul (1 Tm 5, 3) : "Si quelqu'un n'a
pas soin des siens, surtout ceux de sa famille, il a renié la foi." Cependant
lorsque ces circonstances se trouvent réalisées, il reste encore à examiner si
l'indigent est dans une nécessité telle qu'on ne découvre pas sur-le-champ un
autre moyen de lui venir en aide. Dans ce cas on est tenu de faire en sa faveur
une oeuvre de miséricorde. Si au contraire on voit tout de suite un autre moyen
de le secourir, par soi-même ou par l'intervention de quelqu'un qui lui tient
de plus près, ou qui dispose de plus de ressources, on n'est pas rigoureusement
tenu de venir en aide à l'indigent, et s'en abstenir n'est pas un péché ; bien
que ce soit un acte louable de le faire sans y être rigoureusement obligé.
En conséquence, l'avocat
ne sera pas toujours tenu d'accorder son assistance aux pauvres, mais seulement
lorsque ces conditions sont rassemblées. Autrement il devrait abandonner toutes
les autres causes pour ne se consacrer qu'à celles des pauvres. Les mêmes
principes valent pour le médecin à propos des soins à donner aux pauvres.
Solutions :
1. Lorsqu'un âne succombe sous sa charge, on suppose qu'il ne
peut être relevé que par les passants ; c'est pourquoi ils sont tenus de
l'aider. Ce qui ne serait pas le cas si l'on pouvait l'aider autrement.
2. L'homme est tenu d'employer utilement le talent qui lui a
été confié, en tenant compte des circonstances de temps, de lieux, etc., selon
les règles données ci-dessus.
3. Toute nécessité n'entraîne pas l'obligation de secourir le prochain, mais seulement celles que nous avons déterminées.
Objections :
1. Il ne semble pas que le droit puisse interdire à quelqu'un
d'exercer l'office d'avocat. Personne, en effet, ne doit être empêché
d'accomplir une oeuvre de miséricorde. Or donner son assistance dans un procès
est une oeuvre de miséricorde. Donc cela ne doit être interdit à personne.
2. Un même effet ne peut être produit par des causes
contraires. Or s'adonner aux choses divines et s'adonner au péché sont deux
états contraires. C'est donc à tort qu'on interdit l'office d'avocat aux uns
parce qu'ils se consacrent à la religion, comme les moines et les clercs, et à
d'autres en raison de leurs fautes, comme les infâmes et les hérétiques.
3. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Or c'est un
effet de l'amour, qu'un avocat accorde son assistance à son prochain devant les
tribunaux. Il est donc inadmissible de reconnaître à certains le droit de se
défendre eux-mêmes et de leur refuser cependant de plaider pour les autres.
Cependant :
Le droit interdit
à de nombreuses personnes d'engager une procédure.
Conclusion :
On peut être
empêché d'accomplir un acte pour deux raisons, soit par incapacité, soit par
inconvenance ; mais tandis que l'incapacité est un empêchement absolu, l'inconvenance
est un empêchement relatif qui peut disparaître devant la nécessité. Ainsi
certains seront inaptes pour cause d'incapacité, à exercer l'office d'avocat, soit
qu'ils manquent de sens interne, comme les aliénés et les impubères, soit
qu'ils manquent d'un sens externe, comme les sourds et les muets. En effet, l'avocat
a besoin, d'une part de l'habileté qui le rend apte à montrer efficacement la
justice de la cause qu'il soutient, et d'autre part d'une bonne langue et d'une
bonne oreille qui lui permettent de s'exprimer et d'entendre ce qu'on lui dit.
Aussi ceux qui sont privés de l'une ou l'autre ne pourront-ils absolument pas
remplir la charge d'avocat ni pour eux-mêmes ni pour d'autres.
Par ailleurs, la
convenance que requiert l'accomplissement de cette charge exclut certains, et
ici encore pour deux motifs. Les uns sont liés par des devoirs plus élevés.
Ainsi ne convient-il pas que les moines et les prêtres soient avocats dans
quelque cause que ce soit, ni les clercs devant les tribunaux séculiers ; car
ces hommes sont consacrés aux choses divines. - D'autres ont un défaut
personnel, corporel, comme les aveugles qu'on ne peut faire intervenir dans un
procès ; ou un défaut spirituel, car il ne convient pas que celui qui a méprisé
la justice en ce qui le concerne, vienne la défendre en faveur d'un autre.
Voilà pourquoi les infâmes, les infidèles et tous ceux qui ont été condamnés
pour crimes graves ne peuvent décemment remplir l'office d'avocat.
Toutefois la
nécessité l'emporte sur cette raison de convenance. Alors de telles personnes
pourront plaider pour elles-mêmes ou d'autres personnes qui leur sont unies ;
les clercs pourront prendre en main la cause de leurs églises, et les moines
celle de leur monastère, si l'abbé le leur ordonne.
Solutions :
1. On se trouve parfois empêché d'accomplir une oeuvre de
miséricorde, soit par incapacité, soit par manque de convenance. C'est qu'en
effet toutes les oeuvres de miséricorde ne conviennent pas à tous ; il ne
convient pas aux sots de donner un conseil, ni aux ignorants d'instruire.
2. De même que la vertu est détruite par l'excès ou le défaut,
de même l'inconvenance provient du trop ou du trop peu. Il en résulte que
certains seront écartés de l'office d'avocat parce que leur dignité les élève
trop haut pour leur permettre d'exercer une telle fonction, ainsi les religieux
et les clercs. D'autres au contraire sont indignes de remplir cet office et lui
sont en quelque sorte inférieurs, c'est le cas des infâmes et des infidèles.
3. Un homme a une plus grande obligation de se défendre
lui-même que de défendre les autres, car ces derniers peuvent pourvoir d'une
autre manière à leur propre cas. La comparaison ne vaut donc pas.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, de même que l'habileté du
médecin se révèle lorsqu'il guérit une maladie désespérée, ainsi l'habileté de
l'avocat s'il peut défendre une cause injuste. Or on loue le médecin d'une
telle réussite. Donc l'avocat aussi, loin de pécher, mérite d'être loué s'il
plaide en faveur d'une cause injuste.
2. Il est permis de renoncer à n'importe quel péché. Mais le
code punit l'avocat qui trahit la cause dont il s'est chargé. Donc un avocat ne
pèche pas en défendant une cause injuste dont il s'est chargé.
3. Lorsqu'on emploie des moyens injustes pour défendre une
cause juste, comme de produire de faux témoins ou faire état de lois
inexistantes, on pèche plus gravement qu'en défendant une cause injuste ; parce
que le premier péché porte sur la forme, le second sur la matière. Or il
apparaît que l'avocat a le droit de se servir de telles ruses, absolument comme
le soldat a le droit de dresser des embuscades. Il semble donc que l'avocat ne
pèche pas s'il défend une cause injuste.
Cependant :
Il est écrit (2 Ch 19, 2) : "Tu prêtes secours au
méchant, et c'est pourquoi tu as mérité la colère du Seigneur." Or
l'avocat qui défend une cause injuste prête secours au méchant. Donc son péché
attire sur lui la colère du Seigneur.
Conclusion :
Il est interdit de
coopérer au mal, soit en le conseillant, soit en y aidant, soit en y consentant
de quelque manière ; conseiller ou favoriser le mal, en effet, est à peu près
la même chose que le faire. Aussi saint Paul écrit-il aux Romains (1, 32) :
"Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais
encore ceux qui y donnent leur consentement" ; et c'est pourquoi nous
avons dit qu'ils sont tous tenus à restitution. Or il est évident que l'avocat
apporte aide et conseil à son client. Donc, s'il défend sciemment une cause
injuste, nul doute qu'il pèche gravement, et soit tenu à restitution du dommage
qu'il a causé injustement à la partie adverse en accordant son assistance à son
client. Mais s'il ignore l'injustice de la cause qu'il défend et la croit juste,
il est excusable dans la mesure où l'ignorance peut excuser.
Solutions :
1. Le médecin qui entreprend de soigner une maladie
désespérée ne fait de tort à personne. Au contraire, l'avocat prenant en main
une cause injuste lèse la partie contre laquelle il plaide. Il n'y a donc pas
de comparaison. Si l'éclat de son talent semble mériter les louanges, sa
volonté pèche contre la justice en abusant de son talent au service du mal.
2. L'avocat qui accepte de défendre une cause qu'il croit
d'abord juste et dont il découvre au cours du procès qu'elle est injuste, ne
doit pas la trahir, par exemple, en venant en aide à la partie adverse, ou en
révélant à celle-ci les secrets de son client. Cependant il peut et il doit
abandonner cette cause, ou bien il peut engager son client à renoncer ou à
composer, sans préjudice pour la partie adverse.
3. Nous avons montré plus haut que le général et le soldat
peuvent agir avec ruse au cours d'une guerre juste, en dissimulant habilement
leurs plans à l'ennemi, sans toutefois que cette dissimulation aille jusqu'à la
perfidie, car, comme l'observe Cicéron : "Même envers les ennemis il faut
rester loyal." De même l'avocat, en défendant une cause juste, pourra-t-il
cacher prudemment ce qui pourrait nuire à son procès, mais il ne lui est pas
permis de mentir.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'avocat puisse recevoir de l'argent
pour son assistance. Les oeuvres de miséricorde ne doivent pas être faites en
vue d'une récompense humaine, selon ce texte (Lc 14, 12) : "Lorsque tu
donnes à déjeuner ou à dîner, n'invite ni tes amis, ni tes voisins riches, de
peur qu'ils ne t'invitent à leur tour et que ce soit là ta récompense." Or
donner son assistance est une oeuvre de miséricorde, nous l'avons vu. L'avocat
n'a donc pas le droit d'être rémunéré pour son assistance.
2. Il ne faut pas échanger du spirituel contre du temporel. Or
assister un plaideur est bien du spirituel, puisque c'est exercer la science du
droit. L'avocat ne peut donc accepter de l'argent en retour.
3. Trois personnes coopèrent au procès l'avocat, le juge, le
témoin. Or saint Augustin déclare : "Le juge ne doit pas vendre un
jugement juste, ni le témoin une déposition véridique." L'avocat ne pourra
donc pas davantage vendre sa légitime assistance.
Cependant :
Saint Augustin dit
au même endroit : "L'avocat a le droit de faire payer son assistance, comme
tout homme de loi un bon conseil."
Conclusion :
Lorsqu'on n'est
pas obligé de rendre un service, on peut en toute justice exiger une
rétribution après l'avoir rendu. Or il est clair qu'un avocat n'est pas
toujours obligé d'accorder son assistance et ses conseils. Aussi ne commet-il
pas d'injustice s'il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même
principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d'un malade, et pour tous
ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs
honoraires soient modérés, en tenant compte de la condition sociale de leurs
clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni, et des coutumes du
pays. Mais si, malheureusement, ils extorquaient une rétribution excessive, ils
pécheraient contre la justice. C'est ce qui fait dire encore à saint Augustin :
"On a coutume de leur faire rendre ce qu'ils ont extorqué par une
improbité sans scrupule, mais il n'en est pas de même de ce qui leur a été
donné conformément à un usage acceptable."
Solutions :
1. On n'est pas toujours tenu de donner gratuitement ce que
l'on peut faire par miséricorde ; autrement personne ne pourrait vendre quoi
que ce soit, car tout peut être la matière d'un acte de miséricorde. Mais
lorsqu'un homme donne une chose par miséricorde, il ne doit pas attendre sa
récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque l'avocat assume la défense
d'un pauvre par miséricorde, il ne doit pas attendre une rétribution humaine, mais
la récompense divine. Cependant il n'est pas toujours tenu de plaider gratuitement.
2. Si la science du droit est quelque chose de spirituel, son
exercice exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir
de l'argent ; sinon aucun artisan n'aurait le droit de vivre de son art.
3. Le juge et le témoin sont communs aux deux parties, parce
que le juge est tenu de rendre une juste sentence, et le témoin de donner un
témoignage vrai. Or la justice et la vérité ne penchent pas d'un côté plus que
de l'autre. Aussi est-ce du trésor public que le juge reçoit des honoraires
pour son travail. Quant aux témoins, ils reçoivent une indemnité, non comme
prix de leur déposition, mais à titre de dédommagement de leur peine ; et ces
frais sont à la charge des deux parties, ou seulement de celle qui a cité les
témoins à la barre ; car selon saint Paul (1 Co 9, 7) : "Personne n'a
jamais porté les armes à ses propres frais." Au contraire, l'avocat défend
uniquement les intérêts d'une partie. Il a donc le droit d'être payé pour les
services qu'il lui a rendus.
LES INJUSTICES PAR
PAROLES COMMISES HORS DES TRIBUNAUX
Ce sont :
- 1° L'injure (Question 72).
- 2° La diffamation (Question 73).
- 3° La médisance (Question 74).
- 4° La moquerie (Question 75).
- 5° La malédiction (Question 76).
- 1. Qu'est-ce que l'injure ? - 2. Est-elle toujours péché mortel ? -
3. Faut-il réprimer les auteurs d'injures ? - 4. L'origine de l'injure.
Objections :
1. Il semble que l'injure ne consiste pas en des paroles. En
effet elle comporte un certain tort fait au prochain, puisqu'elle est une
injustice. Mais les paroles semblent ne faire aucun tort au prochain, ni dans
sa parole ni dans ses biens.
2. L'injure implique un certain déshonneur. Or on peut
déshonorer ou dénigrer quelqu'un par des actions plus que par des paroles.
3. Le déshonneur infligé en paroles s'appelle insulte ou
reproche. Mais ce sont des actes distincts de l'injure. Celle-ci ne consiste
donc pas en paroles.
Cependant :
L’ouïe ne peut
percevoir que les paroles. Or elle perçoit l'injure selon ce texte de Jérémie
(20, 10) : "J'ai entendu des injures à la ronde." Donc l'injure
consiste en paroles.
Conclusion :
L'injure comporte
du déshonneur. Or cela se produit de deux façons. En effet puisque l'honneur
est l'effet d'une certaine excellence, on peut d'abord déshonorer un autre en
le privant de l'excellence qui lui procurait son honneur. Cela se fait par les
péchés d'action contre la justice dont nous avons déjà parlé. - On peut encore
porter à sa connaissance et à celle des autres ce qui est contre son honneur.
Et c'est là proprement l'injure. On la commet à l'aide de certains signes
expressifs. Mais comme le remarque saint Augustin : "Tous les signes, comparés
aux paroles, sont peu de chose ; en effet, la parole est le principal moyen que
les hommes ont à leur disposition pour exprimer tout ce qui se passe dans leur
esprit." C'est pourquoi nous disons que l'injure est à proprement parler
un péché de langue, et que saint Isidore note cette étymologie : "L'homme
injurieux est appelé ainsi (contumeliosus) parce qu'il est prompt à dire
des paroles offensantes et qu'il en a la bouche gonflée (tumet)."
Toutefois, parce
que certains faits peuvent avoir une signification, et être, sous ce rapport, assimilés
aux paroles, il suit que l'on peut parler d'injures au sens large, même à
propos d'actions. Aussi sur ces mots (Rm 1, 30) : "Hommes qui outragent, orgueilleux,
etc.", la Glose définit les premiers "ceux qui par des paroles ou des
actes outragent et salissent leur prochain".
Solutions :
1. Les paroles considérées dans leur essence de sons qui
frappent l'oreille ne causent aucun dommage sauf peut-être celui de fatiguer
l'oreille lorsque l'on parle trop fort. Mais, envisagées comme signes qui
portent une idée ou un fait à la connaissance des autres, elles peuvent causer
de nombreux dommages. L'un des plus graves est de ravir à un homme les
témoignages d'honneur et de vénération qui lui sont dus. Aussi l'injure
est-elle plus grande quand on dit à quelqu'un ses défauts devant un plus grand
nombre de personnes. Cependant on peut encore injurier quelqu'un en ne
s'adressant qu'à lui, lorsqu'en agissant ainsi on manque au respect qu'on lui
doit.
2. On déshonore quelqu'un par des actes dans la mesure ou
ceux-ci produisent ou expriment une atteinte à l'honneur de cette personne. La
première manière ne constitue pas une injure proprement dite, mais relève des
injustices par action envers autrui dont nous avons déjà parlé. Quant à la
seconde, c'est bien un outrage, car l'action peut être aussi significative que
des paroles.
3. L'insulte et le reproche se font par des paroles, comme
l'injure ; car dans les trois cas, on relève les défauts de quelqu'un au
détriment de son honneur... Or ces défauts peuvent être de trois sortes :
D'abord c'est une faute qui est dénoncée par des paroles injurieuses. Puis, d'une
façon générale, la faute et la peine qui sont la matière des paroles d'insulte (convitium),
car le mot vice (vitium) peut s'entendre non seulement d'un défaut
de l'âme mais aussi du corps. Ainsi dire à quelqu'un d'une manière offensante
qu'il est aveugle, c'est l'insulter, et non l'injurier ; au contraire accuser
quelqu'un d'être un voleur est plus qu'une insulte, c'est une injure. Mais
parfois on peut souligner la bassesse ou la pauvreté de l'autre et porter ainsi
atteinte à son honneur qui résulte toujours d'une certaine excellence. Ce sont
des paroles de reproche, et c'est précisément le cas lorsque quelqu'un, d'une
façon odieuse, rappelle à un autre le secours qu'il lui a fourni lorsqu'il
était dans le besoin. Comme le dit l'Écriture (Si 20, 15) : "Il donne peu
et reproche beaucoup." Cependant tous ces mots se prennent parfois l'un
pour l'autre.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'injure ou l'insulte soit péché
mortel. Car aucun péché mortel n'est l'acte d'une vertu. Or railler les défauts
d'autrui est un acte de la vertu d'eutrapélie, ou de bonne humeur, à
laquelle il appartient, selon Aristote, de critiquer gentiment. Donc l'insulte
ou l'outrage n'est pas péché mortel.
2. Les hommes parfaits ne commettent pas de péché mortel, et
cependant il leur arrive de railler ou de proférer des outrages. Saint Paul dit
bien (Ga 3, 1) : "O Galates insensés !" Et le Seigneur lui-même (Lc
24, 25) : "Ô hommes sans intelligence et dont le coeur est lent à croire !"
Donc l'insulte ou l'injure n'est pas péché mortel.
3. Ce qui est péché véniel de sa nature peut devenir mortel, mais
la réciproque n’est pas vraie, nous l’avons vu précédemment. Donc, si proférer
une insulte ou une injure était péché mortel de sa nature, il s'ensuivrait que
ce serait toujours péché mortel. Mais c'est faux, au moins dans le cas de celui
qui, par légèreté et par surprise, ou par un mouvement de colère sans gravité, laisse
échapper une parole injurieuse. Donc l'injure ou l'insulte ne doivent pas être
classés comme péchés mortels.
Cependant :
Seul le péché
mortel mérite la peine éternelle de l'enfer. Or l'insulte ou l'injure mérite
cette peine ; selon cette parole en saint Matthieu (5, 28) : "Celui qui
dira à son frère : "Fou !" mérite d'être jeté dans la géhenne de feu."
Donc l'insulte ou l'injure est péché mortel.
Conclusion :
Nous venons de
dire que les paroles considérées comme des sons ne portent pas préjudice à autrui,
mais seulement en tant qu'elles comportent une signification, puisque celle-ci
provient du sentiment intérieur. Aussi dans les péchés de paroles, il faut
surtout examiner les sentiments de celui qui parle. Donc, vu que l'insulte ou
l'injure comportent par définition un déshonneur, si celui qui les prononce a
bien l'intention de porter atteinte par ses paroles à l'honneur d'autrui, c'est
très proprement et de soi, faire une insulte ou une injure. C'est un péché
mortel qui n'est pas moins grave que le vol ou la rapine, car l'homme n'a pas
moins d'attachement à son honneur qu'à ses possessions matérielles.
En revanche, si
quelqu'un profère envers autrui des paroles d'insulte ou d'injure sans
intention de le déshonorer, mais pour le corriger ou pour un motif semblable, il
ne prononce pas une insulte ou une injure formellement et absolument, mais
seulement par accident et matériellement, en ce sens que ce qu'il dit pourrait
être une insulte ou une injure. Dans ce cas il peut y avoir péché véniel, comme
il peut n'y avoir pas de péché du tout. En cela cependant la discrétion est
nécessaire : il faut n'employer ce langage qu'avec mesure. Car si l'on en usait
sans discernement, l'insulte pourrait avoir assez de force pour ruiner
l'honneur de celui qu'elle vise. On pourrait ainsi aller jusqu'à commettre un
péché mortel, même si l'on n'avait pas l'intention de déshonorer son prochain.
De même, celui qui blesse gravement un autre qu'il a frappé en jouant
imprudemment, n'est pas exempt de péché.
Solutions :
1. C'est faire preuve de bonne humeur que de lancer quelques
légères railleries, non pour déshonorer ou peiner son prochain, mais plutôt
pour s'amuser et par plaisanterie. On peut donc le faire sans péché, pourvu que
l'on observe la retenue convenable. Mais si quelqu'un n'hésite pas à faire de
la peine à celui auquel il adresse ses critiques plaisantes, du moment qu'il
provoque les risées de l'entourage, il y a là quelque chose de vicieux, comme
Aristote le dit à ce sujet.
2. De même qu'il est permis de frapper quelqu'un ou de le
mettre à l'amende pour le former, ainsi, pour le même motif, on a le droit
d'adresser une parole insultante à celui que l'on doit corriger. C'est ainsi
que le Seigneur appela les disciples "hommes sans intelligence", et
l'Apôtre traita les Galates d'insensés. Cependant, comme le remarque saint Augustin
: "Ces reproches ne doivent être faits que rarement et lorsqu'ils
deviennent absolument nécessaires, non dans l'intention de nous imposer
nous-mêmes, mais pour l'honneur de Dieu."
3. Puisque le péché d'insulte ou d'injure dépend de
l'intention de son auteur, le péché peut n'être que véniel si l'insulte est
futile, ne portant pas une grave atteinte à l'honneur d'autrui, si elle est
proférée par légèreté d'esprit ou par un léger mouvement de colère, et sans
propos délibéré de déshonorer ; par exemple lorsqu'on a l'intention de
mortifier légèrement quelqu'un par une telle parole.
Objections :
1. Il semble que l'on ne doive pas supporter les injures qui
nous sont adressées. Car celui qui les supporte encourage l'audace de
l'insulteur. Mais il ne faut pas agir ainsi. Donc on ne doit pas supporter les
injures, mais plutôt répondre à l'insulteur.
2. On doit s'aimer soi-même plus qu'autrui. On ne doit pas
laisser insulter autrui, ce qui fait dire aux Proverbes (26, 10 Vg) : "Celui
qui impose silence à l'insensé apaise les colères." Donc on ne doit pas
supporter non plus d'être soi-même injurié.
3. Nul n'a le droit de se venger soi-même, selon cette parole
de Dieu (He 10, 30) : "A moi la vengeance ! C'est moi qui paierai de
retour." Or, c'est une vengeance de ne pas résister aux injures, car saint
Jean Chrysostome remarque : "Si tu veux te venger, garde le silence, et tu
porteras à ton ennemi un coup mortel." Donc on ne doit pas garder le
silence et se résigner aux outrages, mais plutôt y répondre.
Cependant :
Il est écrit dans le Psaume (38, 13) : "Ceux qui
cherchent mon malheur répandent des mensonges", et plus loin : "Mais
moi je suis comme un sourd, je n'entends pas ; je suis comme un muet qui
n'ouvre pas la bouche."
Conclusion :
De même que la
patience est nécessaire pour supporter les actes dirigés contre nous, de même
pour supporter les paroles qui nous attaquent. Or l'obligation de garder le
silence à l'égard des actes hostiles s'entend d'une disposition habituelle de
l'âme. Le précepte du Sermon sur la montagne (Mt 5, 39) : "Si quelqu'un te
frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre" est ainsi expliqué
par saint Augustin : "C'est-à-dire qu'on doit être prêt à le faire si
besoin est ; mais on n'est pas toujours tenu d'agir ainsi effectivement, puisque
le Seigneur lui-même ne l'a pas fait ; lorsqu'il reçut un soufflet au cour de
la Passion, il demanda : "Pourquoi me frappes-tu ?""
De même pour les
paroles injurieuses proférée contre nous ; on doit avoir l'âme prête à supporte
les injures, si cela est à propos. Mais il y a de cas où il faut repousser les
injures, et surtout pour deux raisons. La première est le bien de celui qui
nous injurie ; il importe de réprimer son audace afin qu'il ne soit pas tenté
de recommencer ; le livre des Proverbes (26, 5) dit à ce propos : "Réponds
à l'insensé selon sa folie, de peur qu'il ne se regarde comme sage." La
seconde raison est le bien de plusieurs autres personnes dont les progrès
spirituels pourraient être entravés par les outrages qu’on nous porte. Ce qui
fait dire à saint Grégoire : "Ceux dont la vie est donnée en exemple aux
autres doivent, s'ils le peuvent, faire taire leurs détracteurs ; afin que ceux
qui pourraient écouter leurs prédications n'en soient pas détournés, et qu'en
demeurant plongés dans leurs vices ils ne méprisent la vertu."
Solutions :
1. On doit réprimer avec mesure l'audace de l'insulteur
injurieux, pour accomplir un devoir de charité, non pour satisfaire son
amour-propre. Aussi le livre des Proverbes dit-il encore (26, 4) : "Ne
réponds pas à l'insensé selon sa folie, de peur de lui ressembler."
2. Lorsqu'on réprime les injures adressées à d'autres, le
danger d'une satisfaction l'amour propre est moindre que lorsqu'on se défend
personnellement ; il semble que l'on soit davantage inspiré par un sentiment de
charité.
3. Se taire avec le secret désir que notre silence provoque
celui qui nous injurie à la colère, c'est agir par vengeance ; mais si au
contraire on garde le silence pour laisser passer la colère, on agit
vertueusement. Aussi est-il écrit dans l'Ecclésiastique (8, 3) : "N'aie
pas de dispute avec un grand parleur, ne mets pas de bois sur le feu."
Objections :
1. Il semble que l'injure ne dérive pas de la colère, car il
est écrit au livre des Proverbes (11, 2) : "Où est l'orgueil, là est
l'injure." Or la colère est un vice distinct de l'orgueil. Donc l'injure
ne dérive pas de la colère.
2. Le livre des Proverbes (20, 3) remarque encore : "Tous
les fous se laissent aller aux injures." Or la folie est opposée à la
sagesse, et la colère à la mansuétude. Donc l'injure ne provient pas de la
colère.
3. Aucun péché n'est diminué par sa cause propre. Or le péché
d'injure est moindre s'il a sa source dans la colère ; il est, en effet, plus
grave de proférer des injures par haine que par colère. Donc l'injure ne vient
pas de la colère.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que les outrages naissent de la colère.
Conclusion :
Un seul et même
péché peut venir de sources diverses, mais on l'attribue principalement à la
source dont il découle le plus souvent, parce qu'elle est plus proche de sa fin
propre. Or il y a une grande affinité entre l'injure et la fin poursuivie par
la colère, qui est la vengeance. En effet, pour l'homme en colère, le moyen le
plus facilement réalisable de se venger est d'injurier l'adversaire. C'est
pourquoi l'injure naît surtout de la colère.
Solutions :
1. L'injure n'est pas ordonnée à la fin de l'orgueil qui est
la grandeur ; elle ne dérive donc pas directement de l'orgueil. Toutefois
celui-ci dispose à l'injure, car ceux qui se jugent supérieurs sont davantage
portés à mépriser les autres et à les injurier. En effet, ils se mettent
facilement en colère, car ils jugent révoltant tout ce qui s'oppose à leur
volonté.
2. Aristote remarque que "la colère n'est pas
parfaitement docile à la raison", et ainsi l'homme en colère souffre d'un
manque de raison qui rejoint la folie. De ce chef l'injure peut naître de la
folie, à cause de l'affinité de celle-ci avec la colère.
3. Aristote note aussi que "l'homme en colère cherche à
se venger ouvertement ; mais le haineux n'agit pas ainsi". Aussi l'injure
qui comporte une offense publique relève-t-elle davantage de la colère que de
la haine.
- 1. Qu'est-ce que
la diffamation ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Sa gravité comparée celle
des autres péchés. - 4. Est-ce un péché d'écouter la diffamation ?
Objections :
1. Il semble que la diffamation ne soit pas le dénigrement
secret de la réputation d'autrui, selon la définition de certains. En effet, qu'une
chose soit secrète ou manifeste, ce ne sont pas là des circonstances qui
constituent l'espèce du péché ; car il est accidentel au péché d'être connu par
beaucoup ou peu de gens. Or ce qui ne constitue pas l'espèce du péché
n'appartient pas à son essence et ne doit pas figurer dans sa définition. La
plus ou moins grande publicité des paroles prononcées n'est donc pas
essentielle à la diffamation.
2. La réputation s'entend de l'opinion publique. Donc si la
diffamation est le dénigrement d'une réputation, elle ne peut se faire par des
paroles secrètes, mais par des paroles dites ouvertement.
3. Celui qui diffame (detrahit) enlève (subtrahit) ou
amoindrit quelque chose. Or il peut arriver que l'on dénigre la réputation du
prochain sans rien retrancher de la vérité, par exemple lorsqu'on découvre des
crimes réellement commis. Donc tout dénigrement d'une réputation n'est pas de
la diffamation.
Cependant :
Il est écrit au livre de l'Ecclésiaste (10, 11 Vg) : "Le
serpent mord sans faire de bruit ; celui qui diffame en secret ne fait pas
autre chose." Donc diffamer, c'est déchirer en secret la réputation de
quelqu'un.
Conclusion :
De même qu'il y a
deux façons de léser autrui par un acte : au grand jour, comme par la rapine ou
toute espèce de violence ; en secret, comme par le vol ou par une agression
sournoise ; de même on peut nuire au prochain en paroles de deux manières : en
public, et c'est l'injure, nous l'avons dit ; en secret, et c'est la
diffamation. Lorsque l'on tient ouvertement des propos offensants contre le
prochain, on montre qu'on en fait peu de cas et on le déshonore par là même.
C'est pourquoi l'injure porte atteinte à l'honneur de celui qui la subit. Mais
celui qui tient ces propos dans le secret montre qu'il redoute l'autre plus
qu'il ne le méprise. Il ne porte donc pas directement atteinte à son honneur, mais
à sa réputation ; en ce sens que, proférant secrètement de telles paroles, il
crée, autant qu'il le peut, chez ceux qui l'écoutent, une mauvaise opinion de
celui qu'il dénigre. C'est bien cela, en effet, que le diffamateur semble se
proposer et à quoi tendent ses efforts : que l'on croie ses paroles.
Il est donc évident
que la diffamation diffère de l'outrage à un double titre. D'une part, quant à
la manière de parler contre quelqu'un : ouvertement dans l'injure, à l'insu de
l'intéressé dans la diffamation. D'autre part, quant à la fin visée, c'est-à-dire
au préjudice que l'on provoque, celui qui outrage diminue l'honneur, le
diffamateur diminue la réputation.
Solutions :
1. Dans les échanges involontaires auxquels se ramènent tous
les préjudices causés au prochain en parole ou en action, la raison de péché
change selon que l'on agit en secret ou au grand jour, car la violence et
l'ignorance ne réalisent pas de la même façon la raison d'involontaire, nous
l'avons montré plus haut.
2. Les paroles diffamatoires sont appelées secrètes non au
sens absolu, mais par rapport à celui qu'elles visent, parce qu'on les dit en
son absence et à son insu. Au contraire, les injures sont dites en face. Par
suite, dire du mal de quelqu'un en son absence devant beaucoup de gens, c'est
le diffamer ; si au contraire il est seul présent, c'est l'injurier. Bien que, si
l'on parle mal d'un absent à une seule personne, cela suffit pour nuire à sa
réputation, au moins partiellement.
3. On diffame non en portant atteinte à la vérité, mais à une
réputation. Ce qui peut se faire directement ou indirectement. Directement de
quatre façons : en attribuant à autrui ce qui n'est pas ; en exagérant ses
péchés réels ; en révélant ce qui est secret ; en disant que telle bonne action
a été commise avec une intention mauvaise. Indirectement, en niant le bien
qu'il fait ou en multipliant méchamment les réticences et les restrictions.
Objections :
1. Il semble que diffamer ne soit pas un péché mortel. Aucun acte
de vertu, en effet, n'est un péché mortel. Or révéler un péché caché - ce qui
relève de la diffamation, nous venons de le dire - est un acte de vertu : soit
par charité lorsque, par exemple, on dénonce le péché d'un de ses frères afin
de le corriger, soit de justice lorsqu'on porte une accusation. La diffamation
n'est donc pas un péché mortel.
2. Sur cette sentence du livre des Proverbes (24, 21 Vg) :
"N'ayez pas de rapports avec les diffamateurs", la Glose note :
"C'est là spécialement le péché dans lequel tombe tout le genre humain."
Mais il n'y a aucun péché mortel qui soit répandu dans tout le genre humain, car
beaucoup d'hommes vivent sans en commettre ; ce sont les péchés véniels qui
sont le lot de tous les humains. Donc la diffamation est péché véniel.
3. Saint Augustin range "parmi les menus péchés le fait
de dire du mal avec une grande facilité et imprudence", ce qui relève de la
diffamation. Celle-ci est donc péché véniel.
Cependant :
saint Paul écrit
aux Romains (1, 30) : "Les diffamateurs sont loin de Dieu." Précision
donnée, ajoute la Glose, "afin qu'on ne pense point que cette faute soit
légère parce qu'elle consiste en paroles".
Conclusion :
Nous avons dit que
les péchés de langue sont à juger surtout d'après l'intention. Or la
diffamation est ordonnée par définition à dénigrer la réputation d'autrui.
Aussi est-il essentiellement un diffamateur, celui qui déblatère contre
quelqu'un en son absence pour noircir sa réputation. Mais enlever à quelqu'un
sa réputation est très grave, car la réputation est un bien plus précieux que
les trésors temporels, et lorsque l'homme en est privé, il se trouve dans
l'impossibilité de faire le bien. Aussi le livre de l'Ecclésiastique (41, 12)
recommande : "Prends soin de ta réputation, car c'est un bien plus sûr que
mille trésors grands et précieux." Voilà pourquoi, essentiellement, la
diffamation est un péché mortel.
Il arrive
cependant que l'on prononce parfois des paroles qui abaissent la réputation
d'autrui, sans le vouloir, mais en voulant autre chose. Ce n'est pas alors de
la diffamation à parler essentiellement et formellement, mais seulement
matériellement et comme par accident. Si ces paroles portant atteinte à la
réputation d'autrui sont dites pour une fin bonne ou nécessaire, en observant
toutes les circonstances voulues, il n'y a pas de péché et on ne peut pas
parler de diffamation. - En revanche, si l'on prononce ces paroles par légèreté
ou sans nécessité, c'est un péché, mais qui n'est pas mortel, à moins que ces
paroles ne soient d'un tel poids qu'elles lèsent notablement la réputation
d'autrui et surtout en tout ce qui touche l'honorabilité de la vie, car alors
la nature même de ces paroles constituerait un péché mortel.
Dans ce cas on est
tenu à restituer la bonne réputation du prochain, - tout comme on est tenu à la
restitution d'un bien volé, - en observant les règles établies précédemment.
Solutions :
1. Ce n'est pas diffamer, on vient de le montrer, que
dévoiler le péché caché de son prochain, soit par une dénonciation pour amender
le coupable, soit par une accusation en justice pour sauvegarder les intérêts
du bien public.
2. La Glose ne dit pas que tous les hommes soient diffamateurs,
car elle a soin d'ajouter "presque". C'est dans le même sens que
l'Écriture dit que "le nombre des insensés est infini" (Qo 1, 15 Vg),
et qu'il y en a peu qui marchent dans la voie du salut. On peut dire aussi
qu'il y a bien peu d'hommes, si même il y en a, qui ne disent parfois, par
légèreté d'esprit, des paroles pouvant porter légèrement atteinte à la
réputation d'autrui sur un point ou sur un autre ; car, comme le remarque saint
Jacques (3, 2) : "Si quelqu'un ne pèche pas en paroles, c'est un homme
parfait."
3. Le cas visé par saint Augustin est celui de quelqu'un qui
signale un léger mal chez son prochain, sans intention de lui nuire, mais par
légèreté ou par erreur de langage.
Objections :
1. Il semble que la diffamation soit le plus grave de tous
les péchés que l'on commet envers le prochain. En effet, sur le Psaume (109, 4)
: "Au lieu de m'aimer, ils disent du mal de moi", la Glose note :
"Ceux qui diffament le Christ nuisent davantage à ses membres - car ils
tuent les âmes de ses fidèles -, que les meurtriers de sa chair qui devait
aussitôt ressusciter." On voit ainsi que la diffamation est un péché plus
grave que l'homicide, dans la mesure même où tuer l'âme est plus grave que tuer
le corps. Mais l'homicide est le plus grave des péchés contre le prochain. Donc
la diffamation est absolument le plus grave de tous.
2. La diffamation semble pire que l'injure, car si l'homme
peut repousser l'injure, il ne peut repousser la diffamation qui se cache. Or
l'injure paraît pire que l'adultère ; ici deux s'unissent en une seule chair, là
ceux qui sont unis sont divisés. La diffamation est donc pire que l'adultère
qui est l'un des péchés les plus graves que l'on puisse commettre contre le
prochain.
3. L'injure naît de la colère, la diffamation naît de l'envie,
affirme saint Grégoire. Or l'envie est un plus grand péché que la colère. Donc
la diffamation est pire que l'injure et nous retrouvons le raisonnement
précédent.
4. La gravité d'un péché doit se mesurer à la gravité des maux
qu'il entraîne. Or la diffamation entraîne le plus grand des maux qui est
l'aveuglement de l'esprit. Saint Grégoire remarque en effet : "Que font
les diffamateurs, sinon souffler sur la poussière et faire sauter de la terre
dans leurs yeux, de telle sorte que plus ils exhalent leurs diffamations, moins
ils voient la vérité ?" La diffamation est donc le plus grave des péchés
que l'on commet contre le prochain.
Cependant :
Un péché d'action
est plus grave qu'un péché de parole. Or la diffamation est un péché de parole
; l'adultère, l'homicide et le vol sont des péchés d'action. Donc la
diffamation n'est pas plus grave que les autres péchés envers le prochain.
Conclusion :
Les péchés commis
contre le prochain s'apprécient essentiellement d'après le préjudice qu'ils
portent à autrui, puisque c'est ce qui leur donne raison de faute. Et ce
préjudice est d'autant plus grand qu'il détruit un plus grand bien. Or l'homme
possède trois sortes de biens : le bien de l'âme, le bien du corps, les biens
extérieurs. Le bien de l'âme, qui est le plus excellent, ne peut être ravi par
autrui que s'il nous en donne l'occasion, par exemple par un mauvais conseil, qui
ne supprime pas notre liberté. Quant au bien du corps et aux biens extérieurs
on peut nous les arracher de force. Mais parce que le bien du corps l'emporte
sur les biens extérieurs, les péchés par lesquels on porte atteinte au corps
sont plus graves que ceux qui nuisent aux biens extérieurs. Par conséquent, de tous
les péchés commis envers le prochain, le plus grave est l'homicide puisqu'il a
pour effet de détruire une vie effectivement existante. Vient ensuite
l'adultère qui viole l'ordre légitime de la génération humaine, par laquelle on
entre dans la vie. Enfin parmi les biens extérieurs, la réputation l'emporte
sur les richesses, car elle a plus d'affinité avec les biens spirituels, ce qui
fait dire au livre des Proverbes (21, 1) : "La bonne renommée vaut mieux
que de grandes richesses." Aussi, de sa nature, la diffamation est un
péché plus grave que le vol, mais moindre que l'homicide ou l'adultère.
Remarquons toutefois que les circonstances aggravantes ou atténuantes peuvent
changer cette classification.
Par accident, la
gravité du péché s'évalue selon les dispositions du pécheur. Celui-ci sera plus
coupable s'il pèche de propos délibéré, que s'il commet cette faute par
faiblesse ou inadvertance. De ce chef, les péchés de langue peuvent aisément
devenir légers, lorsqu'ils proviennent d'une parole qui nous a échappé par
manque de réflexion.
Solutions :
1. Ceux qui diffament le Christ en raillant la foi de ses
membres insultent sa divinité sur laquelle repose la foi. Ce n'est donc pas une
simple diffamation, c'est un blasphème.
2. L'injure est un péché plus grave que la diffamation parce
qu'elle implique un plus grand mépris du prochain, de même que la rapine est
pire que le vol, nous l'avons dit. toutefois l'injure n'est pas plus
grave que l'adultère, dont la malice ne vient pas de l'union charnelle mais du
désordre introduit dans la génération humaine. Or celui qui lance une injure
n'est pas à lui seul une cause suffisante des sentiments d'inimitié qui
divisent ceux qui étaient unis, il n'en fournit que l'occasion ; en ce sens que,
publiant du mal sur son prochain, il lui fait perdre, pour autant que cela
dépend de lui, l'amitié des autres, bien que ces paroles ne soient pas
contraignantes. C'est encore ainsi que le diffamateur se rend indirectement
coupable d'homicide, ses propos donnant occasion à autrui de haïr ou de
mépriser telle personne. C'est pourquoi saint Clément a pu écrire : "Les
diffamateurs sont homicides", c'est-à-dire qu'ils en fournissent
l'occasion, car selon saint Jean (1 Jn 3, 15) : "Celui qui hait son frère
est un homicide."
3. Selon Aristote : "La colère cherche à se venger
ouvertement." C'est pourquoi la diffamation, qui est secrète, n'est pas
fille de la colère, comme l'injure, mais bien plutôt de l'envie, qui s'efforce
de toutes les façons de ternir la gloire du prochain. Il ne s'ensuit pas pour
autant que la diffamation soit plus grave que l'injure, car un vice moindre
peut engendrer un plus grand crime, comme la colère est la source des homicides
et des blasphèmes. C'est en effet par l'inclination de chaque péché vers une
fin, qu'on peut en discerner l'origine, donc par son attachement aux biens
périssables, alors que la gravité du péché dépend plutôt de l'éloignement des
biens meilleurs.
4. Il est écrit au livre des Proverbes (15, 23) : "L'homme
se complaît dans la sentence de sa bouche." C'est pourquoi le diffamateur
aime et croit toujours davantage ce qu'il dit, et par suite il a plus de haine
pour celui qu'il diffame. Ainsi s'éloigne-t-il de plus en plus de la
connaissance de la vérité. Mais c'est un résultat auquel peuvent conduire les
autres péchés commis en haine du prochain.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas un péché grave d'écouter sans
protestation des paroles diffamatoires. Personne, en effet, n'est tenu de faire
pour autrui plus qu'il ne ferait pour soi-même. Or il est louable de supporter
patiemment les propos de nos diffamateurs. Saint Grégoire dit en effet : "De
même que nous ne devons pas, par notre activité, éveiller la langue des
diffamateurs, pour ne pas les induire à pécher, de même, pour accroître nos
mérites, devons-nous supporter avec patience les propos inspirés par leur
malice." On ne pèche donc pas en ne repoussant pas la diffamation lancée
contre autrui.
2. Il est écrit au livre de l'Ecclésiastique (4, 25) : "Ne
contredis jamais une parole véridique." Mais les diffamateurs disent
parfois la vérité. On n'est donc pas toujours tenu de les désapprouver.
3. Personne ne doit mettre obstacle à une oeuvre utile au
prochain. Or la diffamation tourne souvent à l'avantage de ceux qui en sont
l'objet, comme le remarque le pape Pie Ier : "Lorsque la
diffamation s'attaque aux honnêtes gens, il arrive parfois qu'elle ait pour
effet d'humilier ceux que les flatteries de leur famille ou la faveur du public
avaient exaltés." On ne doit donc pas s'opposer à la diffamation.
Cependant :
Saint Jérôme
prescrit : "Veille à ce que ta langue ou tes oreilles ne te démangent,
je veux dire que tu ne diffames personne, ou que tu n'écoutes pas les autres
quand ils diffament."
Conclusion :
saint Paul écrit
(Rm 1, 32) : "Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le
péché, mais aussi ceux qui les approuvent." Cette approbation peut se
donner de deux manières. D'abord directement, quand on induit le prochain à
pécher ou qu'on prend plaisir à ce péché. Puis indirectement, quand on ne s'y
oppose pas alors qu'on pourrait le faire, et cette abstention ne vient pas
toujours d'une complaisance dans le péché, mais d'une sorte de respect humain.
On doit donc penser que si quelqu'un écoute des propos diffamatoires sans les
désapprouver, il y consent et participe par là même au péché. Mais s'il
provoque la diffamation ou seulement s'y complaît par haine de celui qui en est
l'objet, il ne pèche pas moins que le diffamateur et parfois même davantage.
C'est l'enseignement de saint Bernard : "Il n'est pas facile de décider
quel est le plus coupable, du diffamateur ou de celui qui l'écoute." -
Mais si le témoin ne prend pas plaisir à ce péché et qu'il s'abstienne par
crainte, négligence ou même par timidité, de désapprouver le diffamateur, il
pèche sans doute, mais beaucoup moins gravement que le diffamateur, et le plus
souvent ne commet qu'un péché véniel. Parfois aussi, cela peut être un péché
mortel, lorsque la charge que l'on occupe fait un devoir de corriger le
diffamateur, ou encore lorsqu'on sait qu'un péril s'ensuivra, ou enfin à cause
du motif, car le respect humain, comme nous l'avons déjà dit, peut être parfois
péché mortel.
Solutions :
1. Personne n'entend la diffamation dont il est l'objet, car
dire du mal de quelqu'un en sa présence n'est pas à proprement parler une
diffamation, mais une injure, nous l'avons dit. Les propos diffamatoires
peuvent toutefois être portés par les on dit, à la connaissance de l'intéressé.
Alors celui-ci est libre de souffrir cette atteinte à sa réputation, à moins
que cela risque d'atteindre les autres, nous l'avons dit. C'est pourquoi il est
légitime de faire l'éloge de la patience chez celui qui supporte la
diffamation. Mais on n'est pas libre de laisser attaquer ainsi la réputation
d'autrui. Aussi cela devient une faute de ne pas la défendre, lorsqu'on le peut,
pour la même raison qui nous oblige de "relever l'âne de notre prochain
lorsqu'il succombe sous la charge" (Dt 22, 4).
2. Ce n'est pas toujours le bon moyen de protester que de
taxer le diffamateur de mensonge, surtout si l'on sait que ce qu'il dit est
vrai. Mais il faut le reprendre en lui montrant qu'il pèche en offensant son
prochain, ou du moins lui faire sentir, en gardant un visage sévère, que l'on
ne prend pas plaisir à ses diffamations. Ainsi disent les Proverbes (25, 23 Vg)
: "Le vent du nord chasse la pluie ; et le visage attriste les propos
diffamateurs."
3. Le profit qui peut résulter d'une diffamation ne vient pas
de l'intention du diffamateur, mais de l'ordre divin, qui peut toujours tirer
le bien du mal. Il n'en faut pas moins résister aux diffamateurs, absolument
comme on s'oppose aux ravisseurs et à ceux qui oppriment les autres, malgré le
mérite que peuvent acquérir par leur patience les opprimés et les spoliés.
- 1. La médisance est-elle un péché distinct de la diffamation ? - 2. Lequel des deux est le plus grave ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Saint Isidore donne en effet
l'étymologie suivante : "Le médisant (susurre = chuchoteur)
s'appelle ainsi par une onomatopée. De fait, il ne parle pas en face, mais il
chuchote à l'oreille ses paroles diffamatoires." Mais tenir des propos
diffamatoires sur autrui, c'est de la diffamation. Donc médire est la même
chose que diffamer.
2. Il est écrit dans le Lévitique (19, 16 Vg) : "Tu
n'iras pas incriminer ni médire dans le peuple." Mais celui qui incrimine
s'identifie au diffamateur. Donc médire ne diffère pas de diffamer.
3. Il est écrit dans l'Ecclésiastique (28, 13) : "Maudit
soit l'homme qui médit et l'homme qui a deux langages." Or ce dernier doit
être identifié au diffamateur, puisque celui-ci tient un double langage, l'un
en l'absence de celui qu'il dénigre, l'autre en sa présence. Donc médire est
identique à diffamer.
Cependant :
Sur ces mots de
l'épître aux Romains (1, 29) : "Médisants, diffamateurs", la Glose
note : "Les premiers sèment la discorde entre les amis ; les seconds nient
ou dénigrent les qualités d'autrui."
Conclusion :
La médisance et la
diffamation ont la même matière et la même forme ou manière de parler, car dans
les deux cas on dit en secret du mal de son prochain. Cette affinité fait que
l'on prend parfois ces péchés l'un pour l'autre. Ainsi sur le texte de
l'Ecclésiastique (5, 14) : "Que l'on ne t'appelle pas médisant", la
Glose précise, "c'est-à-dire diffamateur". Mais la fin voulue est
différente. Le diffamateur veut noircir la réputation de son prochain ; aussi
s'attache-t-il surtout à souligner les fautes du prochain qui sont de nature à
ruiner ou à diminuer sa réputation. Mais le médisant cherche à diviser les amis
; c'est ce que dit le passage de la Glose précité, et ce texte des Proverbes
(26, 20) : "Éloignez le médisant et les querelles s'apaisent." C'est
pourquoi le médisant met surtout en avant les fautes du prochain qui peuvent
irriter contre lui l'esprit de l'auditeur selon l'Ecclésiastique (28, 9) :
"Le pécheur jette le trouble entre les amis, et l'inimitié parmi ceux qui
vivent en paix."
Solutions :
1. Le médisant, en tant qu'il dit du mal de son prochain, le
diffame. Mais son cas diffère de celui du diffamateur parce que son intention
n'est pas tant de dire du mal, que de dire ce qui peut exciter les esprits les
uns contre les autres, serait-ce d'ailleurs du bien en soi, pourvu que
l'interlocuteur y voie du mal qui lui déplaît.
2. Celui qui accuse d'un crime diffère du médisant et du
diffamateur. Car, à l'inverse de ceux-ci, c'est au grand jour qu'il accable le
prochain d'accusations ou d'insultes.
3. Le médisant est appelé à proprement parler l'homme à double
langage. En effet, lorsque l'amitié unit deux personnes, le médisant s'efforce
de la détruire des deux côtés à la fois, et pour ce faire, use d'un langage
différent vis-à-vis de chacune, disant à l'une du mal de l'autre. Aussi, après
avoir dit : "Maudit soit le médisant et celui qui a deux langages", l'Ecclésiastique
ajoute : "Car il a jeté le trouble parmi un grand nombre d'hommes qui
vivaient en paix."
Objections :
1. Il semble que ce soit la diffamation. En effet, les péchés
en paroles consistent à dire du mal. Or le diffamateur dit de son prochain des
choses qui sont absolument mauvaises puisqu'elles détruisent ou diminuent sa
réputation. Le médisant, au contraire, n'a souci que de dire des maux apparents
dont s'offusquera son auditeur. La diffamation est donc un péché plus grave que
la médisance.
2. Ravir à quelqu'un sa réputation, c'est lui ravir l'amitié
non pas d'un homme mais d'une multitude de gens ; car chacun refuse l'amitié
d'individus perdus de réputation. Voilà pourquoi un roi de Juda est blâmé "de
s'être lié d'amitié avec ceux qui haïssent Dieu" (2 Ch 19, 2). Mais la
médisance prive d'un seul ami. Elle est donc moins grave.
3. Selon saint Jacques (4, 11) : "Celui qui diffame son
frère, diffame la loi", et par conséquent le législateur, Dieu lui-même.
Ainsi la diffamation paraît être un péché contre Dieu, ce qui est le plus grave
des péchés, nous l'avons dit. La médisance est un péché contre le
prochain, elle est donc moins grave.
Cependant :
Il est écrit dans le livre de l'Ecclésiastique (6, 2) :
"Rien n'est pire que l'homme au double langage ; le médisant s'attire la
haine, l'aversion et l'opprobre."
Conclusion :
Nous avons déjà
dit plusieurs fois que le péché contre le prochain est d'autant plus grave
qu'il lui porte plus de préjudice, et celui-ci est d'autant plus grand qu'il
détruit un bien plus grand. Or un ami est le plus précieux des biens extérieurs,
car, remarque Aristote : "Personne ne peut vivre sans ami" ; et selon
l'Écriture (Si 6, 15) : "Il n'y a rien de comparable à un ami fidèle."
Or, justement, la réputation que la diffamation détruit, est surtout nécessaire
pour nous rendre dignes d'amitié. Aussi la médisance est-elle un péché pire que
la diffamation et même que l'injure, car dit encore Aristote : "L'amitié
est préférable aux honneurs. Il vaut mieux être aimé qu'honoré."
Solutions :
1. L'espèce et la gravité du péché se prennent de sa fin plus
que de son objet matériel. Voilà pourquoi, en raison de sa fin, la médisance
est un péché plus grave que la diffamation, bien que la diffamation puisse dire
des choses pires.
2. La bonne réputation dispose à l'amitié, et la mauvaise, à
l'inimitié. Or, la disposition est inférieure au bien qu'elle prépare. C'est
pourquoi celui qui produit une disposition à l'inimitié pèche moins que celui
qui travaille directement à produire l'inimitié.
3. On peut dire que diffamer son prochain c'est diffamer la
loi, en ce sens que la diffamation méprise le précepte d'aimer le prochain.
Mais celui qui s'efforce de briser une amitié s'oppose plus directement à ce
précepte. Et c'est pourquoi il pèche davantage contre Dieu, puisque, selon
saint Jean : "Dieu est amour" (1 Jn 4, 8). Aussi le livre des
Proverbes (6, 16) peut-il affirmer : "Il y a six choses que Dieu hait, et
la septième il l'a en horreur". et cette dernière est : "Le semeur de
discorde entre frères."
- 1. Est-elle un
péché spécial, distinct des autres péchés de paroles qui font du tort au
prochain ? - 2. Est-elle un péché mortel ?
Objections :
1. Il ne semble pas que la moquerie soit un péché spécial, distinct
de ceux que l'on vient d'étudier. En effet, tourner quelqu'un en dérision et
s'en moquer, n'est-ce pas la même chose ? Or la dérision relève de l'injure.
Donc la moquerie ne se distingue pas de celle-ci.
2. On n'est un objet de moquerie que pour quelque chose de
honteux dont un homme doit rougir. Tels sont les péchés : si on les reproche
ouvertement à quelqu'un, c'est une injure ; si on les révèle à son insu, c'est
de la diffamation ou de la médisance. Donc la moquerie n'est pas un vice
distinct des précédents.
3. Les péchés de parole envers le prochain se distinguent
entre eux d'après le préjudice qu'ils entraînent. Or la moquerie ne peut nuire
au prochain que dans son honneur, sa réputation ou ses amitiés ; donc elle ne
peut se distinguer des péchés en question.
Cependant :
la moquerie se
fait par jeu (Indus), si bien qu'on dit aussi "se jouer" de
quelqu'un (illusio). Or aucun des péchés de parole que nous avons
examinés ne se fait par jeu, mais sérieusement. Donc la moquerie est un péché
distinct de ceux qui précèdent.
Conclusion :
Les péchés de
paroles, avons-nous dit doivent se juger surtout d'après l'intention de leur
auteur. C'est pourquoi l'on distinguera ces péchés d'après le but que se
propose celui qui parle contre son prochain. Or, de même que, par des insultes,
on veut atteindre l'honneur de quelqu'un, par la diffamation sa réputation et
par la médisance ruiner son amitié ; de même le moqueur cherche à faire rougir
celui dont il se moque. Or c'est là une fin bien distincte des précédentes.
Donc le péché de moquerie doit être distingué des autres péchés de parole.
Solutions :
1. Sans doute la dérision et la moquerie ont le même but, mais
ils ne l'atteignent pas de la même manière. Comme le précise la Glose sur ce
verset du Psaume (2, 4) : "Celui qui habite dans les cieux se moque d'eux",
"la moquerie se fait par les lèvres", c'est-à-dire par des paroles et
des éclats de rire ; "la dérision au contraire par des grimaces".
Toutefois de telles nuances ne peuvent établir entre ces péchés une différence
d'espèce. Mais la dérision et la moquerie diffèrent de l'injure, comme rougir
de confusion diffère d'être déshonoré, car, remarque saint Jean Damascène cette
rougeur trahit "la crainte d'être déshonoré".
2. Un acte de vertu attire le respect et l'estime d'autrui, et
procure à nous-mêmes la fierté d'une bonne conscience, selon le mot de l'Apôtre
(1 Co 1, 12) : "Ce qui fait notre gloire, c'est le témoignage de notre
conscience." Au contraire, un acte honteux, donc un péché, nous fait
perdre le respect et l'estime d'autrui ; c'est à cette fin que, pour injurier
ou diffamer quelqu'un, on lui attribue des actions honteuses. Quant au sujet
victime de ces propos, il éprouve une confusion qui le fait rougir, ce qui lui
fait perdre son assurance intérieure ; et c'est pour cela que le moqueur
exploite des faits défavorables. Il ressort de là que la moquerie a la même
matière que les autres péchés, mais en diffère par sa fin.
3. La sécurité et le repos de la conscience est un grand bien,
comme dit le livre des Proverbes (15, 15) : "Un coeur tranquille est comme
un festin perpétuel." C'est pourquoi celui qui trouble la conscience de
son prochain en le couvrant de confusion, lui cause un préjudice très précis.
Donc la moquerie est un péché spécial.
Objections :
1. On ne peut pas croire que ce soit un péché mortel de se
moquer. Car tout péché mortel est opposé à la charité. Or la moquerie ne semble
pas contraire à la charité, puisque c'est un amusement (Indus) auquel on
se livre parfois entre amis, d'où le nom de plaisanterie (delusio) qu'on
lui donne encore. La moquerie ne peut donc pas être un péché mortel.
2. La pire moquerie est celle qui offense Dieu. Mais une
moquerie qui deviendrait injurieuse pour Dieu même, n'est pas pour autant péché
mortel. Sinon, quiconque retomberait dans un péché véniel dont il s'est repenti
pécherait mortellement. Saint Isidore dit en effet : "Celui qui retombe
dans une faute dont il s'est déjà repenti, se moque et n'est pas réellement
pénitent." Il s'ensuivrait aussi que toute simulation serait péché mortel,
car, en commentant Job (39, 18) : "Quand l'autruche prend son essor, elle
se moque du cheval et de son cavalier." Saint Grégoire remarque que
l'autruche est le symbole de la simulation, le cheval de l'homme juste, et le
cavalier de Dieu. Donc la moquerie n'est pas péché mortel.
3. L'injure et la diffamation sont des péchés plus graves que
la moquerie, car il est pire de faire du mal sérieusement que par mode de
plaisanterie. Or l'injure ou la diffamation n'est pas toujours péché mortel.
Donc la moquerie le sera encore beaucoup moins.
Cependant :
Il est écrit dans le livre des Proverbes (3, 34) : "Dieu
se moque des moqueurs." Or cette moquerie divine consiste à punir le péché
mortel par d'éternels supplices, selon le Psaume (2, 4) : "Celui qui
habite dans les cieux se moque d'eux." Donc la moquerie est péché mortel.
Conclusion :
On ne se moque que
d'un mal ou d'un défaut. Or lorsqu'un mal est grand, il faut le prendre au
sérieux, et non en plaisanterie. Donc si l'on s'en amuse (Indus), ou si
l'on en rit (risus), (de là viennent les mots : risée, irrisio, et
amusement, illusio), c'est que l'on regarde ce mal comme peu important.
Mais il y a deux façons d'estimer ainsi un mal : en lui-même, et par rapport à
la personne qui en est affectée. Aussi, lorsque quelqu'un s'amuse ou rit du mal
ou d'un défaut de son prochain parce que ce mal est en soi peu de chose, il ne
commet qu'un péché véniel et léger de sa nature. - Si au contraire, il apprécie
ce mal comme peu grave en fonction de la personne qui en souffre, comme nous le
faisons souvent pour les travers des enfants ou des sots, il y a dans cet
amusement et cette moquerie un mépris total du prochain ; on l'estime si peu
que l'on juge inutile de s'inquiéter de son mal et qu'on en fait un objet de
plaisanterie. Se moquer de la sorte est un péché mortel, et plus grave encore
que l'injure que l'on jette également à la face de son prochain. Dans l'injure
en effet, on paraît prendre au sérieux le mal d'autrui, mais le moqueur s'en
amuse. Il y a là davantage de mépris et de déshonneur.
À ce titre la
moquerie est un péché grave ; et d'autant plus grave que la personne dont on se
moque a droit à plus de respect. Le pire sera donc de se moquer de Dieu et des
choses divines, selon Isaïe (37, 23) ; "Qui as-tu insulté ? Qui as-tu
blasphémé ? Contre qui as-tu élevé la voix ?" Et il répond : "Contre
le saint d'Israël." En second lieu vient la moquerie envers les parents.
C'est pourquoi nous lisons au livre des Proverbes (30, 17) : "L'oeil qui
tourne son père en dérision et méprise sa mère qui l'a enfanté, les corbeaux du
torrent le crèveront et les petits de l'aigle le dévoreront." Enfin se
moquer des justes constitue encore une faute grave, car "l'honneur est la
récompense de la vertu". Aussi Job (12, 4) se plaint-il que "l'intégrité
du juste soit un objet de moquerie". De fait cette moquerie est
extrêmement nuisible, car elle empêche les hommes de bien agir : "Il y en
a, dit saint Grégoire, qui voyant le bien accompli par les actes de leur
prochain, s'empressent de l'arracher par leurs railleries meurtrières."
Solutions :
1. Jouer n'a rien de contraire à la charité, du moins à
l'égard de la personne avec laquelle on joue ; mais on peut offenser la charité
vis-à-vis de la personne dont on se joue, parce qu'on la méprise, nous venons
de le dire.
2. Celui qui retombe dans un péché dont il s'était repenti, et
celui qui feint les sentiments qu'il n'a pas ne se moquent pas expressément de
Dieu, mais ils prêtent à cette interprétation, car ils se conduisent comme
s'ils se moquaient de Dieu. De plus, quand il ne s'agit que de péchés véniels, on
ne doit pas dire à proprement parler que l'homme récidive ou qu'il simule ; il
n'y a là qu'une disposition à la rechute et une manière d'agir imparfaite.
3. La moquerie est de soi quelque chose de plus léger que la
diffamation ou l'injure, car elle n'implique pas le mépris : c'est un
amusement. Il peut arriver cependant qu'on mette davantage de mépris dans une
moquerie que dans un outrage, nous venons de le dire. C'est alors un péché
grave.
- 1. Est-il permis
de maudire un homme ? - 2. De maudire une créature sans raison ? - 3. La
malédiction est-elle un péché mortel ? - 4. Comparaison de la malédiction avec
les autres péchés.
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas permis de maudire quelqu'un.
Il est défendu en effet de transgresser un précepte de l’apôtre qui parlait au
nom du Christ (2 Co 13, 3). Or l'Apôtre ordonne aux Romains (12, 14) : "Bénissez,
ne maudissez pas." Il n'est donc pas permis de maudire.
2. Tous les hommes doivent bénir Dieu, car il est prescrit
dans le livre de Daniel (3, 82) : "Enfants des hommes, bénissez le Seigneur."
Or saint Jacques (3, 9) montre bien que la même bouche ne peut bénir Dieu et
maudire les hommes. Donc personne n'a le droit de lancer une malédiction.
3. Celui qui maudit son prochain, lui souhaite un mal de faute
ou de peine ; car la malédiction est une sorte d'imprécation. Mais il est
interdit de désirer le mal de son prochain ; on doit au contraire prier pour
tous afin qu'ils soient délivrés du mal. Donc il n'est permis à personne de
maudire.
4. Le diable, en raison de son obstination, est l'être le plus
mauvais qui soit. Or il est interdit de le maudire, comme il est interdit de se
maudire soi-même. En effet, selon l'Ecclésiastique (21, 27) : "Quand
l'impie maudit le diable, il se maudit lui-même." A plus forte raison par
conséquent, nul ne peut maudire un homme.
5. Sur cette parole de Balaam, rapportée par le livre des
Nombres (23, 8) : "Comment maudirai-je celui que Dieu ne maudit pas ?",
la Glose note : "On ne peut avoir un juste motif de malédiction quand on
ignore les sentiments du pécheur." Or un homme ne peut deviner les
sentiments d'un autre homme, ni savoir s'il a été maudit de Dieu. Donc aucun
homme ne peut en maudire un autre.
Cependant :
Il est écrit dans le Deutéronome (27, 26) : "Maudit
soit celui qui est infidèle aux prescriptions de cette loi." Il y a aussi
l'exemple d'Élisée maudissant les enfants qui le tournaient en dérision (2 R 2,
24).
Conclusion :
Maudire c'est mal
dire. Or on peut envisager trois façons de dire :
1° Sous forme
d'affirmation ; on emploie alors le verbe à l'indicatif. En ce sens maudire
n'est pas autre chose que rapporter du mal de son prochain, ce qui est de la
diffamation. Voilà pourquoi les diffamateurs sont parfois appelés médisants (maledici).
2° La parole (dicere)
est cause de cela même qui est exprimé. Cette manière de dire convient
d'abord et principalement à Dieu qui crée toutes choses par sa parole, selon le
verset du Psaume (33, 9) : "Il dit, et tout a été fait." Mais cela
convient ensuite aux hommes qui, par le commandement de la parole, poussent leurs
semblables à faire quelque chose. Alors le verbe de la phrase se met à
l'impératif.
3° Enfin "dire",
ce peut être encore une façon d'exprimer son désir ou ses souhaits à l'égard de
la réalité dont on parle. C'est la fonction de l'optatif.
Si l'on fait
abstraction du premier genre de malédiction, qui est une dénonciation pure et
simple d'un mal, il ne reste que deux genres à examiner. Il faut d'abord se
souvenir de ce que nous avons établi autrefois à savoir que faire
une chose et la vouloir sont deux actes revêtus de la même bonté ou de la même
malice morale. Par suite une malédiction sera aussi licite ou aussi illicite, que
l'on souhaite le mal du prochain ou que l'on ordonne de lui en faire. Si, en
effet, on commande ou on souhaite le mal d'autrui, précisément parce que c'est
son mal, et en voulant ce mal pour lui-même, de l'une ou l'autre façon, maudire
est illicite ; et c'est la malédiction proprement dite. Mais commander ou
souhaiter le mal de son prochain sous la raison de bien, est licite. Ce n'est
pas maudire de manière absolue, mais par accident, car l'intention principale
de celui qui parle ne porte pas sur le mal mais sur un bien.
Or le mal peut
être commandé ou souhaité à autrui en vue d'un bien pour deux motifs : d'abord
pour une raison de justice ; ainsi un juge peut légitimement maudire un accusé
en lui infligeant une condamnation méritée. De même l'Église maudit en jetant
l'anathème ; et dans l'Écriture les prophètes souhaitaient du mal aux pécheurs
en se conformant ainsi aux ordres de la justice de Dieu ; bien que l'on puisse
aussi considérer ces imprécations comme des prédictions. - Puis il y a parfois
une raison d'utilité qui autorise à dire du mal : souhaiter, par exemple à un
pécheur une maladie ou un obstacle quelconque, pour qu'il se corrige ou du
moins cesse de nuire.
Solutions :
1. Saint Paul interdit la malédiction proprement dite, celle
qui veut le mal du prochain.
2. Même réponse à la deuxième objection.
3. Souhaiter du mal à quelqu'un sous la raison de bien ne
s'oppose pas à l'affection qu'on lui doit et qui est essentiellement
bienveillante ; c'est au contraire se conformer à ce sentiment.
4. Chez le diable, il faut distinguer sa nature et sa faute.
Sa nature est bonne, elle vient de Dieu ; on ne peut donc la maudire. Mais il
faut maudire sa faute, selon le mot de Job (3, 8) : "Que ceux-là
maudissent la nuit où je suis né, eux qui maudissent le jour." Quand un
pécheur maudit le diable pour sa malice, il s'estime par le fait même digne de
malédiction. C'est en ce sens que l'on dit qu'il se maudit lui-même.
5. Bien que le pécheur ne dévoile pas ses sentiments, on peut
cependant les percevoir à partir d'un péché manifeste, pour lequel on devra le
châtier. Pareillement, bien que l'on ne puisse pas savoir qui est celui que
Dieu maudit d'une réprobation éternelle, on peut néanmoins savoir qui encourt
la malédiction divine en raison de la culpabilité de sa faute actuelle.
Objections :
1. Il semble que non, car la malédiction est autorisée
surtout comme châtiment. Mais une créature sans raison ne peut faire de faute
ni recevoir de châtiment. On ne peut donc la maudire.
2. Dans une créature sans raison, on trouve seulement la
nature, que Dieu a créée. Or il n'est pas permis de maudire une nature, même
celle du diable, on vient de le dire. On ne peut donc aucunement maudire une
créature sans raison.
3. Une créature sans raison est stable comme le sont les corps,
ou fugitive comme le temps. Or saint Grégoire remarque : "Il est vain de
maudire ce qui n'existe pas et vicieux de maudire ce qui existe." Il n'est
donc aucunement permis de maudire une créature sans raison.
Cependant :
Le Seigneur a
maudit un figuier (Mt 21, 19), et Job (3, 1) a maudit le jour de sa naissance.
Conclusion :
La bénédiction ou
la malédiction concernent proprement l'être auquel il peut arriver du bien ou
du mal, c'est-à-dire la créature raisonnable. Mais on dit aussi que le bien et
le mal affectent les créatures sans raison par leur rapport avec les êtres
raisonnables, pour lesquelles elles existent. Or elles leur sont ordonnées de
multiples façons :
l) A titre de
secours, en ce sens que les êtres sans raison servent à l'homme pour subvenir à
ses besoins. Aussi Dieu déclaratif à l'homme (Gn 3, 17) : "La terre que tu
travailles sera maudite", c'est-à-dire que sa stérilité sera le châtiment
de l'homme. C'est dans le même sens qu'il faut entendre ces mots du Deutéronome
(28, 5) : "Tes greniers seront bénis", et plus loin "Tes
greniers seront maudits." C'est de la même manière encore, explique saint Grégoire
que David maudit la montagne de Gelboé (2 S 1, 21).
2) Les créatures
sans raison servent encore à l'homme de symboles. Le figuier maudit par le
Christ symbolisait la Judée.
3) Enfin à titre
de cadre chronologique et géographique. Ainsi Job maudit le jour de sa
naissance, à cause du péché originel qu'il avait contracté en naissant et des
pénalités qui en sont la conséquence. On peut aussi entendre en ce sens la
malédiction que David lança contre la montagne de Gelboé à cause du massacre du
peuple qui avait eu lieu sur cette montagne.
Mais maudire les
êtres sans raison comme créatures de Dieu, c'est un péché de blasphème. Et les
maudire pour eux-mêmes est vain et sans objet, donc illicite.
Solutions :
Cela donne la solution des objections.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit un péché mortel de maudire.
En effet, saint Augustin range la malédiction parmi ce qu'il appelle les péchés
légers, qui correspondent à nos péchés véniels. Donc la malédiction est un
péché véniel et non mortel.
2. Ce qui est fait à la légère n'est pas toujours péché
mortel. Or tel est parfois le cas de la malédiction, qui n'est donc pas péché
mortel.
3. Mal faire est plus grave que maudire. Or mal faire n'est
pas toujours péché mortel. Donc beaucoup moins maudire.
Cependant :
Seul le péché
mortel exclut du royaume de Dieu. Or la malédiction exclut du royaume de Dieu, selon
saint Paul (1 Co 6, 10) : "Ni ceux qui profèrent des malédictions, ni les
escrocs ne posséderont le royaume de Dieu." La malédiction est donc péché
mortel.
Conclusion :
La malédiction, telle
que nous l'envisageons ici, consiste à appeler le mal sur quelqu'un sous forme
de commandement ou de souhait. Or vouloir le mal d'autrui ou le provoquer par
un ordre s'oppose, de soi, à la charité qui nous fait aimer notre prochain en
lui voulant du bien. C'est donc un péché mortel de sa nature, et d'autant plus
grave que la personne que nous maudissons a droit à plus d'amour et de respect
de notre part. Voilà pourquoi il est écrit dans le Lévitique (20, 9) : "Quiconque
maudit son père ou sa mère sera puni de mort."
Il peut arriver
cependant qu'en lançant une parole de malédiction l'on ne commette qu'un péché
véniel, soit parce que l'on appelle sur autrui un mal sans gravité, soit en
raison du sentiment qui inspire cette malédiction ; on peut, en effet, prononcer
de telles paroles à la légère, ou pour plaisanter, ou sans y prendre garde.
Car les péchés de
parole doivent être évalués surtout d'après les sentiments qui les inspirent, nous
l'avons déjà dit.
Solutions :
Cela donne la
solution des objections.
Objections :
1. Il semble que maudire soit plus grave que diffamer. En
effet, la malédiction est ne sorte de blasphème ; c'est évident d'après ce que
dit l'épître canonique de saint Jude (v. 9) : "L'archange Michel, lorsqu'il
contestait avec le diable et lui disputait le corps de Moïse, n'osa pas porter
contre lui une sentence de blasphème", et ici, remarque la Glose, blasphème
est mis pour malédiction. Or le blasphème est un péché plus grave que la diffamation.
Donc aussi la malédiction.
2. L'homicide est plus grave que la diffamation, nous l'avons
montré. Or la gravité de la malédiction est égale à celle de l'homicide, selon
saint Jean Chrysostome : "Lorsque vous dites à Dieu : "Maudis cet
homme, renverse sa maison, fais périr tous ses biens" vous ne différez en
rien d'un homicide." Donc maudire est plus grave que diffamer.
3. La cause l'emporte sur le signe. Or celui qui maudit cause
le mal par son commandement ; le diffamateur au contraire ne fait que désigner
un mal déjà existant. Le premier pèche donc plus gravement que le second.
Cependant :
La diffamation ne
peut jamais se prendre en bonne part. La malédiction au contraire peut être
bonne ou mauvaise, nous l'avons montré. Donc la
diffamation est plus grave que la malédiction.
Conclusion :
Comme on l'a vu
dans la première Partie, il y a deux sortes de maux, le mal de faute et le mal
de peine. Mais, comme on l'a dit aussi, de ces deux maux, celui de faute est le
pire. Aussi parler de la faute de quelqu'un est plus grave que parler de son
châtiment, si toutefois on le fait en termes semblables. Or l'injure, la
médisance, la diffamation et même la moquerie dénoncent le mal de faute ;
tandis que la malédiction dont nous parlons maintenant concerne le mal de peine,
non le mal de faute, à moins qu'il n'envisage la faute sous la raison de peine.
De plus la manière de s'exprimer n'est pas la même. Dans les quatre premiers
vices, on dit la faute d'autrui seulement en la dénonçant ; dans la malédiction,
au contraire, on parle du châtiment soit de manière impérative pour le causer, soit
sous forme de souhait. Mais dénoncer une faute est un péché, en ce que cela
nuit au prochain. Or il est plus grave de nuire que d'en exprimer simplement le
désir, toutes choses égales d'ailleurs. Voilà pourquoi la diffamation, en son
acception générale, est un péché plus grave que la malédiction exprimée sous
forme de simple désir. Mais la malédiction sous forme impérative, ayant raison
de cause, peut être plus grave que la diffamation, si le préjudice qu'elle
porte est plus grand que le dénigrement d'une réputation, ou moins grave si le
dommage causé est moindre.
Cette appréciation
de gravité est établie d'après les éléments qui appartiennent essentiellement à
ces péchés, mais des éléments accidentels peuvent augmenter ou diminuer cette
gravité.
Solutions :
1. La malédiction portée contre une créature envisagée comme
telle, rejaillit sur Dieu et peut donc par accident avoir raison de blasphème.
Il n'en serait pas de même si la créature était maudite pour une faute. On doit
faire une distinction semblable pour la diffamation.
2. Comme nous l'avons dit, l'une des formes de la malédiction
inclut le désir du mal. Donc, si celui qui la prononce souhaite la mort
d'autrui, son désir fait de lui un homicide. Il en diffère cependant en tant
que l'acte extérieur ajoute quelque chose à la volonté.
3. Ce raisonnement vaut seulement pour la malédiction qui
implique un commandement.
LE PÉCHÉ D'INJUSTICE DANS LES ÉCHANGES VOLONTAIRES
Nous traiterons
d'abord de la fraude qui a lieu dans les achats et les ventes (Question 77), puis
de l'usure qui se pratique dans les prêts (Question 78). Les péchés qui se
commettent dans les autres échanges volontaires rentrent dans le vol ou la
rapine et ne forment pas d'espèces distinctes.
- 1. La vente
rendue injuste par le prix demandé, autrement dit : Est-il permis de vendre une
chose plus cher qu'elle ne vaut ? - 2. La vente injuste en ce qui concerne la
marchandise. - 3. Le vendeur est-il tenu de dire les défauts de sa marchandise
? - 4. Est-il permis, dans le commerce, de vendre une marchandise plus cher
qu'on ne l'a achetée ?
Objections :
1. Il semble que ce
soit permis. Car c'est aux lois civiles de déterminer ce qui est juste dans les
échanges de la vie humaine. Or ces lois autorisent l'acheteur et le vendeur à
se tromper mutuellement ; ce qui a lieu lorsque le vendeur vend sa marchandise
plus cher qu'elle ne vaut, ou que l'acheteur la paie au-dessous de sa valeur.
Il est donc permis de vendre une chose plus cher qu'elle ne vaut.
2. Ce qui est commun à tout le monde paraît venir de la nature
et ne peut pas être un péché. Or saint Augustin rapporte ce mot d'un comédien, qui
fut admis par tous : "Vous voulez acheter à bas prix et vendre cher."
Ce qui rejoint cette réflexion du livre des Proverbes (20, 14) : ""Mauvais
! Mauvais !", dit l'acheteur ; et en s'en allant il se félicite." Il
est donc permis de vendre une chose plus cher et de l'acheter moins cher
qu'elle ne vaut.
3. Il ne semble pas qu'il soit interdit de faire par contrat
ce que l'on est déjà tenu de faire d'après les règles de l'honnêteté. Or, suivant
Aristote, dans l'amitié fondée sur l'utilité, celui qui a reçu un bienfait doit
donner une compensation proportionnée. Mais le bienfait dépasse parfois la
valeur de la chose donnée ; c'est ce qui arrive lorsqu'on a grandement besoin
d'une chose, soit pour éviter un risque, soit pour obtenir un avantage. Il est
donc permis dans un contrat d'achat ou de vente de livrer une chose pour un
prix supérieur à sa valeur réelle.
Cependant :
Il est écrit en saint Matthieu (7, 12) : "Tout ce que
vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux." Or
personne ne veut qu'on lui vende une chose plus cher qu'elle ne vaut. Donc
personne ne doit vendre une chose au-dessus de sa valeur.
Conclusion :
User de fraude
pour vendre une chose au-dessus de son juste prix est certainement un péché, car
on trompe le prochain à son détriment. C'est ce qui fait dire à Cicéron :
"Tout mensonge doit être exclu des contrats ; le vendeur ne fera pas venir
un acheteur qui enchérisse, ni l'acheteur un vendeur qui offre un prix moins
élevé.". Mais toute fraude exclue, nous pouvons examiner l'achat et la
vente sous un double point de vue. D'abord en eux-mêmes. De ce point de vue, l'achat
et la vente semblent avoir été institués pour l'intérêt commun des deux parties,
chacune d'elles ayant besoin de ce que l'autre possède, comme le montre
Aristote. Or, ce qui est institué pour l'intérêt commun ne doit pas être plus
onéreux à l'un qu'à l'autre. Il faut donc établir le contrat de manière à
observer l'égalité entre eux. Par ailleurs la quantité ou valeur d'un bien qui
sert à l'homme se mesure d'après le prix qu'on en donne ; c'est à cet effet, dit
Aristote, qu'on a inventé la monnaie. Par conséquent, si le prix dépasse en
valeur la quantité de marchandise fournie, ou si inversement la marchandise
vaut plus que son prix, l'égalité de la justice est détruite. Et voilà pourquoi
vendre une marchandise plus cher ou l'acheter moins cher qu'elle ne vaut est de
soi injuste et illicite.
En second lieu, l'achat
et la vente peuvent en certaines circonstances tourner à l'avantage d'une partie
et au détriment de l'autre ; par exemple lorsque quelqu'un a grandement besoin
d'une chose et que le vendeur soit lésé s'il ne l'a plus. Dans ce cas le juste
prix devra être établi non seulement d'après la valeur de la chose vendue, mais
d'après le préjudice que le vendeur subit du fait de la vente. On pourra alors
vendre une chose au-dessus de sa valeur en soi, bien qu'elle ne soit pas vendue
plus qu'elle ne vaut pour celui qui la possède.
Mais si l'acheteur
tire un grand avantage de ce qu'il reçoit du vendeur, et que ce dernier ne
subisse aucun préjudice en s'en défaisant, il ne doit pas le vendre au-dessus
de sa valeur. Parce que l'avantage dont bénéficie l'acheteur n'est pas au
détriment du vendeur, mais résulte de la situation de l'acheteur ; or on ne
peut jamais vendre à un autre ce qui ne vous appartient pas, bien qu'on puisse
lui vendre le dommage que l'on subit. Cependant celui qui acquiert un objet qui
lui est très avantageux, peut spontanément payer au vendeur plus que le prix
convenu ; c'est honnête de sa part.
Solutions :
1. Comme nous l'avons écrit la loi humaine régit une société
dont beaucoup de membres n'ont guère de vertu ; or elle n'a pas été faite
seulement pour les gens vertueux. La loi ne peut donc réprimer tout ce qui est
contraire à la vertu, elle se contente de réprimer ce qui tendrait à détruire
la vie en commun ; on peut dire qu'elle tient tout le reste pour permis, non
qu'elle l'approuve, mais elle ne le punit pas. C'est ainsi que la loi, n'infligeant
pas de peine à ce sujet, permet au vendeur de majorer le prix de sa marchandise
et à l'acheteur de l'acheter moins cher, pourvu qu'il n'y ait pas de fraude et
qu'on ne dépasse pas certaines limites ; dans ce dernier cas, en effet, la loi
oblige à restituer, par exemple si l'un des contractants a été trompé pour plus
de la moitié du juste prix. Mais rien de ce qui est contraire à la vertu ne
reste impuni au regard de la loi divine. Or la loi divine considère comme un
acte illicite le fait de ne pas observer l'égalité de la justice dans l'achat
et dans la vente. Celui qui a reçu davantage sera donc tenu d'offrir une
compensation à celui qui a été lésé, si toutefois le préjudice est notable. Si
j'ajoute cette précision, c'est que le juste prix d'une chose n'est pas
toujours déterminé avec exactitude, mais s'établit plutôt à l'estime, de telle
sorte qu'une légère augmentation ou une légère diminution de prix ne semble pas
pouvoir porter atteinte à l'égalité de la justice.
2. Saint Augustin explique au même endroit : "Ce comédien,
en se regardant lui-même ou d'après son expérience des autres, a cru que tout
le monde veut acheter à bas prix et vendre cher. Mais comme ce sentiment est
certainement vicieux, chacun peut acquérir la justice qui lui permettra d'y
résister et de le vaincre." Et il cite l'exemple d'un homme qui, pouvant
avoir un livre pour un prix modique à cause de l'ignorance du vendeur, paya
néanmoins le juste prix. Cela prouve que ce désir généralisé n'est pas un désir
naturel mais vicieux. Aussi est-il commun à beaucoup : ceux qui marchent dans
la voie large des vices.
3. En justice commutative, on considère principalement
l'égalité des choses échangées. Mais dans l'amitié utile, on considère
l'égalité de l'utilité respective ; et c'est pourquoi la compensation qu'il
faut accorder doit être proportionnée à l'utilité dont on a tiré profit. Dans
l'achat au contraire, elle sera proportionnée à l'égalité de la chose échangée.
Objections :
1. Il semble qu'une vente ne devienne pas injuste et illicite
en raison de la chose vendue. Car dans une chose, on doit estimer sa substance
propre plus que tout le reste. Or un défaut qui porte sur la substance de la
chose vendue ne rend pas une vente illicite ; ainsi par exemple, si quelqu'un
vend, comme étant véritables, de l'argent ou de l'or fabriqué par les
alchimistes, qui peuvent servir à tous les usages pour lesquels l'or et l'argent
sont nécessaires, comme des vases ou d'autres objets. Donc, beaucoup moins
encore la vente sera-t-elle rendue illicite pour des défauts accessoires.
2. Lorsque le défaut de la marchandise porte sur la quantité, il
paraît léser davantage la justice, car celle-ci consiste dans l'égalité. Or la
quantité est connue à l'aide de mesures. Et comme l'a noté Aristote, les
mesures que l'homme applique aux choses dont il se sert ne sont pas déterminées,
mais sont plus ou moins grandes selon les pays. On ne pourra donc éviter ce
défaut de quantité de la marchandise. Par suite il ne peut rendre la vente
illicite.
3. Il y a encore un défaut dans la marchandise si elle n'a pas
la qualité requise. Mais pour apprécier cette qualité, il faut une grande
science, qui manque à la plupart des vendeurs. La vente ne sera donc pas rendue
illicite du fait d'un tel défaut.
Cependant :
Saint Ambroise
écrit : "La règle évidente de la justice est que l'homme de bien ne doit
pas s'écarter de la vérité, ni faire subir à personne un dommage injuste, ni
frauder sur la marchandise."
Conclusion :
Trois défauts
peuvent affecter un objet à vendre.
- L'un porte sur
la nature de cet objet. Si le vendeur sait que l'objet qu'il vend a ce défaut, il
commet une fraude dans la vente, et celle-ci par là-même devient illicite.
C'est ce qu’Isaïe (1, 22) reproche à ses contemporains : "Votre argent a
été changé en scories ; votre vin a été coupé d'eau", car ce qui est
mélangé perd sa nature propre.
- Un autre défaut
porte sur la quantité que l'on connaît au moyen de mesures. Si donc au moment
de la vente on use sciemment d'une mesure défectueuse, on commet encore une
fraude et la vente est illicite. Aussi le Deutéronome (25, 13) prescrit-il :
"Tu n'auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit. Tu
n'auras pas dans ta maison deux sortes de boisseaux, un grand et un petit",
et plus loin : "Car il est en abomination à Dieu, celui qui fait ces
choses ; Dieu a en horreur toute injustice."
- Le troisième
défaut possible est celui de la qualité ; par exemple vendre une bête malade
comme saine. Si le vendeur fait cela sciemment, il commet une fraude et la
vente est illicite.
Dans tous ces cas,
non seulement on pèche en faisant une vente injuste, mais on est tenu à
restitution. Si cependant le vendeur ignore que l'objet qu'il vend est affecté
de ces défauts, il ne pèche pas, car il ne commet que matériellement une
injustice et son action morale elle-même n'est pas injuste, nous l'avons déjà
vu. Mais lorsqu'il s'en aperçoit, il est tenu à dédommager l'acheteur.
Ce que nous disons
du vendeur vaut également pour l'acheteur. Il arrive en effet que le vendeur
estime moins cher qu'elle ne vaut l'espèce de l'objet qu'il vend, lorsque, par
exemple, il croit vendre du cuivre jaune alors que c'est de l'or ; l'acheteur, s'il
en est averti, fait un achat injuste et est tenu à restitution. Il en va de
même pour les erreurs de qualité et de quantité.
Solutions :
1. Ce qui fait la cherté de l'or et de l'argent, ce n'est pas
seulement l'utilité des objets qu'ils servent à fabriquer ou les autres usages
auxquels on les emploie ; mais aussi la noblesse et la pureté de leur
substance. C'est pourquoi si l'or ou l'argent issu du creuset des alchimistes
n'a pas la substance véritable de l’or ou de l'argent, la vente en est
frauduleuse et injuste : et surtout parce que l'or et l'argent servent, par
leurs propriétés naturelles, à certains usages auxquels l'or artificiel des
alchimistes ne peut servir ; comme, par exemple, pour dissiper certaines
humeurs tristes et servir de remède contre certaines maladies. En outre, l'or
naturel peut servir à des emplois plus fréquents et conserve plus longtemps sa
pureté que l’or fabriqué. - Mais si l’alchimiste parvenait à faire de l’or
véritable, il ne serait pas illicite de le vendre pour tel ; car rien
n'interdit à un artisan de se servir de certaines causes naturelles pour
produire des effets naturels et vrais ; Saint Augustin fait cette remarque au
sujet de l'art des démons.
2. Il est nécessaire que les mesures appliquées aux marchandises
varient avec les lieux, selon l'abondance ou la pénurie de ces produits ; parce
que là où règne l'abondance, les mesures sont ordinairement plus fortes.
Cependant en chaque lieu, c'est aux chefs de la Cité qu’il appartient de
déterminer les mesures exactes des articles en vente, en tenant compte des
conditions des lieux et des choses elles-mêmes. Ainsi n'est-il pas permis de
dépasser ces mesures fixées par les pouvoirs publics ou par la coutume.
3. Saint Augustin fait remarquer que le prix des marchandises
ne s'estime pas d'après la hiérarchie des natures, puisqu'il arrive parfois
qu'un cheval se vende plus cher qu'un esclave, mais d'après l'utilité que les
hommes peuvent en retirer. Il n'est donc pas nécessaire que le vendeur ou
l'acheteur connaisse les qualités cachées de l'objet en vente, mais seulement
celles qui le rendent apte à servir aux besoins humains, par exemple, s'il
s'agit d'un cheval, qu'il soit fort et rapide, etc. Or ce sont là des qualités
que le vendeur et l'acheteur peuvent facilement reconnaître.
Objections :
1. Il ne semble pas. Comme le vendeur, en effet, ne force
personne à acheter, il semble soumettre au jugement de l'acheteur l'objet qu'il
lui vend. Or c'est à la même personne qu'il appartient de connaître l'objet et
de décider. On ne devra donc pas s'en prendre au vendeur si l'acheteur se
trompe dans son appréciation, faisant son achat en hâte et sans avoir
suffisamment examiné les qualités de la marchandise.
2. Il est insensé de poser un acte qui empêche de réaliser ce
qu'on veut faire. Mais déclarer les défauts de l'objet que l'on veut vendre, c'est
empêcher sa vente. Comme le fait dire Cicéron à un personnage qu'il met en
scène : "Quoi de plus absurde pour un propriétaire, que de faire annoncer
par le crieur public : "je vends une maison insalubre ?"" Donc
le vendeur n'est pas tenu de dévoiler les défauts de sa marchandise.
3. Il est plus nécessaire à l'homme de connaître la voie de la
vertu que les vices des objets à vendre. Or on n'est pas tenu de donner des
conseils à tout venant et de lui dire la vérité concernant sa moralité, encore
qu'on ne doive dire de mensonge à personne. Donc le vendeur sera bien moins
tenu encore de révéler les vices de sa marchandise et de donner ainsi une sorte
de conseil à l'acheteur.
4. Si quelqu'un est tenu de dire les défauts de sa marchandise,
ce ne peut être que pour faire baisser son prix. Or quelquefois, le prix serait
quand même diminué, sans aucun défaut de la marchandise, mais pour une autre
raison ; par exemple si le vendeur porte son blé dans un pays qui en manque et
sait que beaucoup d'autres marchands viendront après lui pour en vendre
également ; si les acheteurs le savaient, ils offriraient au premier vendeur un
prix inférieur. Or celui-ci, semble-t-il, n'est pas tenu de les avertir. Donc, pour
la même raison, il n'a pas à les aviser des défauts de sa marchandise.
Cependant :
Saint Ambroise
écrit : "Dans les contrats, on est tenu de déclarer les défauts de la
marchandise que l'on vend ; si le vendeur ne le fait pas, bien que la
marchandise soit passée aux mains de l'acheteur, le contrat est annulé comme
entaché de fraude."
Conclusion :
Il est toujours
illicite de fournir à autrui une occasion ou de danger ou de préjudice.
Pourtant, il n'est pas nécessaire qu'un homme donne toujours à son prochain un
secours ou un conseil capable de lui procurer un avantage quelconque ; ce ne
serait requis qu'en certains cas déterminés, par exemple envers quelqu'un dont
on a la charge, ou lorsque nul autre ne pourrait lui venir en aide. Or le
vendeur qui offre sa marchandise à l'acheteur, lui fournit par là même une
occasion de préjudice ou de danger, si cette marchandise a des défauts tels que
son usage puisse entraîner un préjudice ou un danger. Un préjudice, si le
défaut est de nature à diminuer la valeur de la marchandise mise en vente, et
que néanmoins le vendeur ne rabatte rien du prix ; un danger si, du fait de ce
défaut, l'usage de la marchandise devient difficile ou nuisible ; comme par
exemple, si l'on vendait un cheval boiteux comme un cheval rapide, ou une
maison qui menace ruine comme une maison en bon état, ou des aliments avariés
ou empoisonnés comme des aliments sains. Si ces vices sont cachés et que le
vendeur ne les révèle pas, la vente sera illicite et frauduleuse, et il sera
tenu de réparer le dommage.
Mais si le défaut
est manifeste, comme s'il s'agit d'un cheval borgne ; ou si la marchandise qui
ne convient pas au vendeur, peut convenir à d'autres, et si par ailleurs le
vendeur fait de lui-même une réduction convenable sur le prix de la marchandise,
il n'est pas tenu de manifester le défaut de sa marchandise. Car à cause de
cela, l'acheteur pourrait vouloir une diminution de prix exagérée. Dans ce cas,
le vendeur peut licitement veiller à son intérêt, en taisant le défaut de la
marchandise.
Solutions :
1. On ne peut porter un jugement que sur une chose connue, car
"chacun, dit Aristote, juge d'après ce qu'il connaît". Donc, si les
défauts d'une marchandise mise en vente sont cachés à moins que le vendeur ne
les révèle, l'acheteur n'est pas à même de se faire un jugement sur ce qu'il
achète. Au contraire si les défauts sont apparents.
2. Il n'est pas nécessaire que l'on fasse annoncer par le
crieur public les défauts de la marchandise ; des annonces de ce genre feraient
fuir les acheteurs et leur laisserait ignorer les autres qualités qui rendent
cette marchandise bonne et utile. Mais il faut révéler ce défaut à chacun de
ceux qui viennent acheter ; ils pourront ainsi comparer entre elles les
qualités bonnes et mauvaises. Rien n'empêche en effet qu'une chose atteinte
d'un défaut puisse rendre beaucoup de services.
3. Si l'homme n'est pas tenu d'une manière absolue de dire la
vérité à son prochain en ce qui regarde la pratique de la vertu, il y est
cependant obligé quand, par son fait, quelqu'un serait menacé d'un danger où la
vertu serait engagée, s'il ne disait pas la vérité. C'est le cas ici.
4. Le vice d'une marchandise diminue sa valeur présente. Mais
dans le cas envisagé par l'objection, c'est seulement plus tard que la valeur
de la marchandise doit baisser, du fait de l'arrivée de nouveaux marchands, et
cette circonstance est ignorée des acheteurs. Par conséquent, le vendeur peut, sans
blesser la justice, vendre sa marchandise au taux du marché où il se transporte,
sans avoir à révéler la baisse prochaine. Si toutefois il en parlait ou s'il
baissait lui-même ses prix, il pratiquerait une vertu plus parfaite ; mais il
ne semble pas y être tenu en justice.
Objections :
1. Cela semble interdit. En effet, d'après saint Jean
Chrysostome : "Celui qui achète une chose pour la revendre telle quelle et
sans y rien changer en faisant du bénéfice, c'est l'un des marchands qui furent
chassés du temple de Dieu." De même, commentant ce verset du Psaume (71, 15
Vg) : "Parce que je ne sais pas l'art d'écrire" ou d'après une autre
leçon : "Parce que j'ignore le commerce", Cassiodore dit ceci : "Qu'est-ce
que le commerce, sinon acheter à bas prix dans l'intention de vendre plus cher
?" et il ajoute : "De tels commerçants, le Seigneur les a chassés du
Temple." Or l'expulsion du Temple est la suite d'un péché. Donc un tel
commerce est un péché.
2. Il est contraire à la justice de vendre un objet plus cher
ou de l'acheter moins cher qu'il ne vaut. Mais le commerçant qui vend un objet
plus cher qu'il ne l'a acheté est obligé, ou de l'achèter au-dessous de son
prix, ou de le vendre au-dessus. Il ne peut donc éviter le péché.
3. Saint Jérôme écrit : "Un clerc homme d'affaires, ex-pauvre
devenu riche, ex-roturier devenu fanfaron, fuis-le comme la peste." Mais
le commerce ne pourrait être interdit aux clerc s'il n'était pas un péché. Donc
c'est un péché de faire du commerce en achetant à bas prix et en vendant plus
cher.
Cependant :
Sur le même verset
Psaume : "Parce que je ne sais pas la décrire...", saint Augustin
remarque : "Le commerçant âpre au gain blasphème lorsqu'il subit une perte,
il ment et fait de faux serments sur le prix de sa marchandise." Mais ces
vices sont ceux de l'homme, et non du négoce qui peut s'exercer sans eux. Faire
du commerce n'est donc pas, de soi, illicite.
Conclusion :
Le négoce consiste
à échanger des biens. Or Aristote distingue deux sortes d'échanges. L'une est
comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées, ou
denrées contre argent, pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont
pas propres aux négociants, mais sont surtout effectués par le maître de maison
ou le chef de la Cité qui sont chargés de procurer à la maison ou à la Cité les
denrées nécessaires à la vie. - Il y a une autre sorte d'échange ; elle
consiste à échanger argent contre argent ou des denrées quelconques contre de l'argent,
non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Et c'est
cet échange qui très précisément constitue le négoce, d'après Aristote. Or, de
ces deux sortes d'échange, la première est louable, puisqu'elle répond à une
nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa
nature même, favorise la cupidité, laquelle n'a pas de bornes et tend à
acquérir sans fin. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque
chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête et
nécessaire.
Cependant si le
gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou
nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire
à la vertu. Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même
honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C'est ce qui a lieu quand un
homme se propose d'employer le gain modéré qu'il demande au négoce, à soutenir
sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s'adonne au négoce
pour l'utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et
quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort.
Solutions :
1. Le texte de saint Jean Chrysostome doit s'entendre du
négoce en tant qu'il met sa fin dernière dans le gain. Cette intention se
révèle surtout quand on revend un objet plus cher sans l'avoir transformé. Si
en effet le vendeur vend plus cher un objet qu'il a amélioré, il apparaît qu'il
reçoit la récompense de son travail. On peut pourtant viser le gain licitement,
non comme une fin ultime mais, nous l'avons dit, en vue d'une autre fin
nécessaire ou honnête.
2. Tout homme qui vend un objet plus cher que cela ne lui a
coûté, ne fait pas pour autant du négoce, mais seulement celui qui achète afin
de vendre plus cher. En effet, si l'on achète un objet sans intention de le
revendre, mais pour le conserver et que, par la suite, pour une cause ou pour
une autre, on veuille s'en défaire, ce n'est pas du commerce, quoi qu'on le
vende plus cher. Cela peut être licite, soit que l'on ait amélioré cet objet, soit
que les prix aient varié selon l'époque ou le lieu, soit en raison des risques
auxquels on s'expose en transportant ou en faisant transporter cet objet d'un
lieu dans un autre. En ce cas, ni l'achat ni la vente n'est injuste.
3. Les clercs ne doivent pas seulement s'abstenir de ce qui
est mal en soi, mais encore ce qui a l'apparence du mal. Or cela se produit
avec le négoce, soit parce qu'il est ordonné à un profit terrestre que les clercs
doivent mépriser, soit parce que les péchés qui s'y commettent sont trop
fréquents. Comme dit l'Ecclésiastique (26, 29) : "Le commerçant évite
difficilement les péchés de la langue." Il y a d'ailleurs une autre raison,
c'est que le commerce exige une trop grande application d'esprit aux choses de
ce monde et détourne par là du souci des biens spirituels ; c'est pourquoi
saint Paul écrivait (2 Tm 2, 4) : "Celui qui est enrôlé au service de Dieu
ne doit pas s'embarrasser des affaires du siècle." Toutefois il est permis
aux clercs d'utiliser, en achetant ou en vendant, la première forme de commerce
qui est ordonnée à procurer les biens nécessaires à la vie.
- 1. Est-ce un
péché de recevoir de l'argent à titre d'intérêt pour un prêt d'argent, ce qui
constitue l'usure ? - 2. Est-il permis, en compensation de ce prêt, de
bénéficier d'un avantage quelconque ? - 3. Est-on tenu de restituer les
bénéfices légitimement obtenus par les intérêts d'un prêt usuraire ? - 4.
Est-il permis d'emprunter de l'argent sous le régime de l'usure ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car on ne peut pécher lorsqu'on suit
l'exemple de Jésus Christ. Or le maître dit de lui-même, dans la parabole
rapportée par saint Luc (19, 23) : "A mon retour, je l'aurais retiré avec
les intérêts", alors qu'il s'agissait d'un prêt d'argent. Ce n'est donc
pas un péché de percevoir un intérêt pour un prêt d'argent.
2. Le Psaume (19, 8) dit de la loi divine qu'elle est parfaite
parce qu'elle condamne le péché. Mais la loi divine autorise un certain prêt à
intérêt selon le Deutéronome (23, 19) : "Tu n'exigeras de ton frère aucun
intérêt, ni pour un prêt d'argent, ni pour du gain, ni pour autre chose. Tu ne
pourras recevoir un intérêt que d'un étranger." Bien plus, il est promis
une récompense pour ceux qui auront observé cette loi (Dt 23, 19) : "Tu
prêteras, en percevant des intérêts, à beaucoup de nations, mais toi-même tu
n'auras pas à emprunter." Ce n'est donc pas un péché de percevoir un
intérêt.
3. Dans les relations humaines, c'est la législation civile
qui détermine ce qui est juste. Or elle autorise à percevoir un intérêt ; donc
le prêt à intérêt ne paraît pas illicite.
4. Les conseils évangéliques n'obligent pas sous peine de
péché. Or l’Évangile (Lc 6, 35) formule ce conseil : "Prêtez, sans rien
attendre en retour." On peut donc, sans pécher, percevoir un intérêt.
5. Il ne semble pas que ce soit nécessairement un péché de se
faire payer pour une oeuvre que l'on n'était pas obligé d'accomplir. Or celui
qui dispose d'une certaine somme n'est pas tenu en toute circonstance de la
prêter à son prochain. Le prêt à intérêt est donc parfois licite.
6. La monnaie d'argent et les pièces d'argenterie ont la même
matière. Or il est licite de se faire payer lorsqu'on prête de l'argenterie. Il
sera donc également permis de recevoir une certaine somme pour le prêt d'argent
en monnaie. Le prêt à intérêt n'est donc pas par lui-même un péché.
7. On est toujours en droit de recevoir un objet que son
propriétaire offre librement. Or l'emprunteur offre librement un intérêt au
prêteur. Ce dernier a donc le droit de le recevoir.
Cependant :
Il est écrit dans le livre de l'Exode (22, 25) : "Si tu
prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple, au pauvre qui vit avec toi, tu ne
seras pas à son égard comme un créancier, tu ne l'accableras pas d'intérêts."
Conclusion :
Recevoir un
intérêt pour de l'argent prêté est de soi injuste, car c'est faire payer ce qui
n'existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la
justice. Pour s'en convaincre, il faut se rappeler que l'usage de certains
objets se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons le vin pour
notre boisson, et le blé pour notre nourriture. Dans les échanges de cette
nature on ne devra donc pas compter l'usage de l'objet à part de sa réalité
même ; mais du fait même que l'on en concède l'usage à autrui, on lui concède
l'objet. Voilà pourquoi, pour les objets de ce genre, le prêt transfère la
propriété. Si donc quelqu'un voulait vendre d'une part du vin, et d'autre part
son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou même vendrait ce qui
n'existait pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même
raison, l'on pécherait contre la justice si, prêtant du vin ou du blé, on
exigeait deux compensations, l'une à titre de restitution équivalente à la
chose elle-même, l'autre pour prix de son usage (usus) ; d'où le nom
d'usure (usura).
En revanche, il
est des objets dont l'usage ne se confond pas avec leur consommation. Ainsi
l'usage d'une maison consiste à l'habiter, non à la détruire ; on pourra donc
faire une cession distincte de l'usage et de la propriété ; vendre une maison, par
exemple, dont on se réserve la jouissance pour une certaine période ; ou au
contraire céder l'usage de cette maison, mais en garder la nue-propriété. Voilà
pourquoi on a le droit de faire payer l'usufruit d'une maison et de redemander
ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations
d'immeubles.
Quant à l'argent
monnayé, Aristote remarque qu'il a été principalement inventé pour faciliter
les échanges ; donc son usage (usus) propre et principal est d'être
consommé, c'est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et
les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour
l'usage de l'argent prêté ; c'est en quoi consiste l'usure (usure). Et
comme on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même on est
tenu de restituer l'argent reçu à titre d'intérêt.
Solutions :
1. Les intérêts dont parle l'Évangile doivent s'entendre dans
un sens métaphorique ; ils désignent le surcroît de biens spirituels exigé par
Dieu, qui veut que nous fassions toujours un meilleur usage des biens qu'il
nous a confiés. Mais c'est pour notre avantage et non pour le sien.
2. Il était interdit aux Juifs de toucher un intérêt de la
part de "leurs frères", c'est-à-dire des juifs ; ce qui donne à
entendre que percevoir l'intérêt d'un prêt, de quelque homme qu'on le reçoive, est
mal, absolument parlant. Nous devons, en effet, regarder tout homme "comme
notre prochain et notre frère", surtout d'après la loi évangélique à
laquelle tous sont appelés. Aussi le Psaume (15, 5) parlant du juste, dit-il
sans restriction : "Il ne prête pas son argent à intérêt", et
Ézéchiel (18, 17) : "Il n'a pas pris d'intérêt." Si les Juifs étaient
autorisés à percevoir un intérêt de la part des étrangers, ce n'est pas que cet
acte fût permis parce qu'il était licite : c'était une tolérance pour éviter un
plus grand mal : de peur que, poussés par cette avarice dont ils étaient
esclaves, comme le signale Isaïe (56, 11), ils ne perçussent des intérêts sur
les Juifs eux-mêmes, adorateurs du vrai Dieu.
Quant à la
récompense promise par le Deutéronome : "Tu prêteras à intérêt (foenerabis)
à beaucoup de nations", le mot prêt (foenus) doit s'entendre
ici au sens large pour le prêt pur et simple (mutuum) ; c'est en ce sens
qu'il faut interpréter le passage de l'Ecclésiastique (29, 10 Vg) : "Ce
n'est pas par malice mais par crainte d'être injustement dépouillés, que
beaucoup refusent de prêter avec intérêt (non foenerati sunt)", il faut lire : "de
prêter sans intérêt (non mutuaverunt)". La récompense que Dieu promet donc aux Juifs, c'est
une telle abondance de richesses qu'elle leur permettra de prêter aux autres.
3. Les lois humaines laissent certains péchés impunis à cause
de l'imperfection des hommes ; car elles priveraient la société de nombreux
avantages, si elles réprimaient rigoureusement tous les péchés en y appliquant
des peines. C'est pourquoi la loi humaine tolère le prêt à intérêt, non qu'elle
l'estime conforme à la justice, mais pour ne pas nuire au plus grand nombre.
Aussi le droit civil lui-même prescrit-il : "Les choses qui se consomment
par l'usage ne sont pas susceptibles d'usufruit, ni selon le droit naturel, ni
selon le droit civil." Et encore : "Le Sénat n'a pas admis l'usufruit
de ces choses ; il ne le pouvait pas, il a autorisé un quasi-usufruit", il
a permis en effet l'intérêt. Aristote, de son côté, guidé par la raison
naturelle, affirme "Il est absolument contre nature que l'argent produise
un intérêt."
4. L'homme n'est pas toujours tenu de prêter, et c'est
pourquoi le prêt est simplement l'objet d'un conseil. Mais que l'homme ne
cherche pas à tirer profit d'un prêt, cela tombe sous le précepte. - On
pourrait cependant n'y voir qu'un conseil, eu égard aux doctrines des
pharisiens légitimant d'une certaine manière le prêt à intérêt ; en ce sens
l'amour des ennemis est aussi un conseil. Il se peut aussi que le Christ ait
visé, non l'espoir du gain usuraire, mais l'espérance que l'on met dans un
homme. Nous ne devons pas, en effet, accorder un prêt ou faire une bonne oeuvre
pour une récompense en mettant notre espérance en l'homme, mais en Dieu.
5. L'homme qui prête peut recevoir une compensation, mais
seulement de ce qu'il a fait, et il n'a pas le droit d'exiger davantage. Or
cette compensation est conforme à l'égalité requise par la justice, si l'on
rend autant qu'on a emprunté. Donc, si l'on exige davantage pour l'usufruit
d'une chose qui n'a d'autre usage que celui de sa consommation, on demande le
prix de ce qui n'existe pas. C'est une exaction injuste.
6. Le principal usage des pièces d'argenterie ne consiste pas
dans leur destruction ; aussi l'on peut licitement en vendre l'usage, sans en
aliéner la propriété. Mais l'usage principal de la monnaie d'argent, c'est
d'être dépensée dans les échanges. Il n'est donc pas permis d'en vendre l'usage,
et de vouloir en outre la restitution de ce qu'on a prêté.
Il faut cependant
observer que les pièces d'argenterie peuvent avoir un usage secondaire et
servir d'objets d'échange ; mais il ne serait pas permis de vendre cet usage.
Pareillement, les pièces d'argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire,
par exemple si on les prêtait à autrui pour qu'il en fasse étalage ou les mette
en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de
l'argent.
7. L'emprunteur qui paie un intérêt n'est pas absolument libre,
il le donne contraint et forcé, puisque, d'une part, il a besoin d'emprunter de
l'argent et que, d'autre part, le prêteur qui dispose de cette somme ne veut
pas la prêter sans percevoir un intérêt.
Objections :
1. Il semble que ce soit licite. En effet, chacun peut licitement
chercher à s'indemniser. Or on peut subir un préjudice en prêtant de l'argent.
Il sera donc légitime de demander ou même d'exiger quelque chose en sus de
l'argent prêté, à titre d'indemnité.
2. Aristote fait remarquer que c'est un devoir de convenance
pour chacun de "donner une compensation à celui dont il a reçu une faveur".
Or celui qui prête de l'argent à son prochain qui est dans le besoin, lui fait
une faveur et acquiert par conséquent des droits à sa gratitude. L'emprunteur a
donc une obligation naturelle de donner une certaine compensation à son
bienfaiteur. Mais il ne paraît pas illicite de s'obliger à ce que l'on doit en
vertu du droit naturel. Donc il ne paraît pas illicite, lorsque l'on prête de
l'argent à autrui, de l'obliger à donner une certaine compensation.
3. Sur cette parole d'Isaïe (33, 16) : "Bienheureux celui
qui secoue ses mains pour ne pas recevoir de présents", la Glose fait
remarquer que, s'il y a des présents offerts par la main, il en est d'autres
qui se font par la parole et par des services rendus. Or il est permis
d'accepter un service, voire un éloge, de son emprunteur. Il sera donc
également permis de recevoir n'importe quel autre présent.
4. Le rapport est le même d'un don à un autre, et d'un prêt à
un autre. Or on peut accepter de l'argent pour une autre somme que l'on a
donnée. On pourra donc recevoir un prêt réciproque de l'emprunteur comme
compensation de l'argent qu'on lui a prêté.
5. Celui qui prête une somme d'argent en cède la possession à
l'emprunteur, et aliène davantage son bien que s'il confiait cette somme à un
marchand ou à un ouvrier. Or il est permis de tirer un bénéfice de l'argent
confié à un marchand ou à un ouvrier. Il est donc également permis de prendre
un bénéfice sur un prêt d'argent.
6. Pour de l'argent prêté, on peut recevoir un gage, dont
l'usage pourrait se vendre un certain prix ; on peut engager ainsi un champ ou
une maison d'habitation. Il est donc licite de retirer un avantage d'un prêt
d'argent.
7. Il arrive parfois que quelqu'un vende ses biens plus cher, ou
qu'il achète ceux d'autrui moins cher en raison d'un prêt antérieur ; ou encore
qu'il majore ses prix s'il accorde un délai de paiement, ou qu'il les baisse
lorsqu'on le paie plus vite. Il semble qu'il y ait dans toutes ces circonstances
une certaine compensation qui est comme le bénéfice d'un prêt d'argent. Or il
n'est pas évident que ce soit illicite. Il semble donc licite de demander ou
même d'exiger certains avantages lorsque l'on prête de l'argent.
Cependant :
On lit dans Ézéchiel
(18, 17), parmi les qualités de l'homme juste : "Il n'a reçu ni intérêt, ni
rien de plus que ce qu'il a prêté."
Conclusion :
Selon Aristote,
"tout ce qui est estimable à prix d'argent peut être traité comme l'argent
lui-même". Par suite, de même que l'on pèche contre la justice, lorsqu'en
vertu d'un contrat, tacite ou exprès, on perçoit un intérêt sur un prêt
d'argent ou une autre chose qui se consomme par l'usage - nous l'avons vu dans
l’article précédent -, de même quiconque, en vertu d'un contrat tacite ou
exprès, reçoit un avantage quelconque estimable à un prix d'argent, commet
pareillement un péché contre la justice. Toutefois, s'il reçoit cet avantage
sans l'avoir exigé et sans aucune obligation tacite ou expresse, mais à titre
de don gracieux, il ne pèche pas ; car, avant le prêt, il lui était loisible de
bénéficier d'un tel don, et le fait de consentir un prêt n'a pu le mettre dans
une condition plus défavorable. - Mais ce qu'il est permis d'exiger en
compensation d'un prêt, ce sont ces biens qui ne s'apprécient pas avec de
l'argent : la bienveillance et l'amitié de l'emprunteur, ou d'autres faveurs.
Solutions :
1. Dans son contrat avec l'emprunteur, le prêteur peut, sans
aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu'il subit en
se privant de ce qui était en sa possession ; ce n'est pas là vendre l'usage de
l'argent, mais obtenir un dédommagement. Il se peut d'ailleurs que le prêt
évite à l'emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s'expose le
prêteur. C'est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du
second. Mais on n'a pas le droit de stipuler dans le contrat une indemnité
fondée sur cette considération, que l'on ne gagne plus rien avec l'argent prêté
; car on n'a pas le droit de vendre ce que l'on ne possède pas encore et dont
l'acquisition pourrait être empêchée de bien des manières.
2. La compensation pour un bienfait reçu peut être envisagée
sous un double aspect. D'abord comme l'acquittement d'une dette de justice ; on
peut y être astreint par un contrat précis, et cette obligation se mesure à la
quantité du bienfait reçu. Voilà pourquoi celui qui emprunte une somme d'argent
ou des biens qui se consomment par l'usage, n'est pas tenu à rendre plus qu'on
ne lui a prêté. Ce serait donc contraire à la justice que de l'obliger à rendre
davantage. - En second lieu, on peut être obligé de témoigner sa reconnaissance
pour un bienfait, par dette d'amitié ; alors on tiendra compte des sentiments
du bienfaiteur plus que de l'importance du bienfait. Une dette de cette nature
ne peut être l'objet d'une obligation civile, puisque celle-ci impose une sorte
de nécessité, qui empêche la spontanéité de la reconnaissance.
3. Si le prêteur demande ou exige pour l'argent qu'il prête la
compensation d'un présent en services ou en paroles, comme s'il y avait une
obligation de l'offrir résultant d'un contrat tacite ou exprès, ce serait comme
s'il demandait ou exigeait comme présent un service manuel, puisque les uns et
les autres peuvent être évalués à prix d'argent, ainsi qu'on le voit chez ceux
qui louent les services, rendus par leur travail ou leur parole. Mais si le
présent en travail ou en parole est offert, non comme l'acquittement d'une
créance, mais dans un sentiment de bienveillance qui ne s'estime pas à prix d'argent,
le prêteur a le droit de l'accepter, de l'exiger et de le réclamer.
4. L'argent ne peut être vendu pour une somme dépassant la
quantité échangée ; il faut restituer autant qu'on a reçu. On ne doit rien
demander ou exiger de plus, sinon un sentiment de bienveillance qui ne peut
être évalué à prix d'argent, et qui peut susciter chez l'emprunteur une offre
spontanée de prêt réciproque. Mais il serait tout à fait contraire à cette
bienveillance spontanée de stipuler l'obligation pour l'emprunteur de consentir
à son tour un prêt dans l'avenir ; attendu que même cette obligation peut
s'évaluer à prix d'argent. Et voilà pourquoi, s'il est permis au prêteur
d'emprunter simultanément autre chose à son emprunteur, il lui est interdit
d'exiger la promesse d'un prêt pour l'avenir.
5. Celui qui prête de l'argent en transfère la possession à
l'emprunteur. Celui-ci conserve donc cet argent à ses risques et périls, et il
est tenu de le restituer intégralement. Le prêteur n'a donc pas le droit
d'exiger plus qu'il n'a donné. Mais celui qui confie une somme d'argent à un
marchand ou à un artisan par mode d'association, ne leur cède pas la propriété
de son argent qui demeure bien à lui, de sorte qu'il participe à ses risques et
périls au commerce du marchand et au travail de l'artisan ; voilà pourquoi il
sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du
bénéfice.
6. Si, comme garantie de l'argent qu'il a reçu, l'emprunteur
donne un gage dont l'usage est appréciable à prix d'argent, le prêteur devra
déduire ce revenu de la somme que doit lui restituer l'emprunteur. S'il voulait
en effet que ce revenu lui soit concédé gratuitement par surcroît, ce serait
comme s'il prêtait à intérêt, ce qui est usuraire. A moins toutefois, qu'il ne
s'agisse d'un objet dont on a coutume de se concéder gratuitement l'usage entre
amis ; par exemple lorsqu'on se prête un livre.
7. Vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l'on
accorde à l'acheteur un délai de paiement, c'est une usure manifeste, car ce
délai ainsi concédé a le caractère d'un prêt. Par conséquent, tout ce qu'on
exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai est comme l'intérêt d'un
prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. - De même lorsque l'acheteur
veut acheter un objet au-dessous du juste prix, sous prétexte qu'il le paiera
avant sa livraison, il commet lui aussi le péché d'usure ; ce paiement anticipé,
en effet, est une sorte de prêt, dont l'intérêt consiste dans la remise faite
sur le juste prix de l'objet vendu. - Si toutefois on baisse volontairement les
prix afin de disposer plus vite de l'argent, ce n'est pas de l'usure.
Objections :
1. Il semble que l'on soit tenu de rendre tout ce que l'on a
acquis avec les intérêts d'un prêt. Saint Paul écrit en effet aux Romains (11, 16)
: "Si la racine est saine, les branches le sont aussi." On peut donc
dire pareillement : Si la racine est corrompue, les branches le sont aussi. Or
ici la racine a été usuraire. Tout ce qui est acquis par elle le sera donc
aussi ; et l'on sera tenu de le restituer.
2. Un texte des Décrétales statue : "Les
possessions qui ont été acquises grâce aux intérêts d'un prêt doivent être
vendues, et leur prix restitué aux personnes auxquelles les intérêts ont été
extorqués." Donc, pour la même raison, on aura à restituer tout autre bien
qui aurait été acquis grâce aux intérêts d'un prêt.
3. Ce qu'une personne achète avec de l'argent reçu comme
intérêt d'un prêt, ne lui appartient qu'en raison de l'argent qu'elle a donné.
Elle n'a donc pas plus de droit sur cet achat que sur l'argent avec lequel elle
l'a payé. Or elle est obligée de restituer cet argent usuraire. Donc aussi tout
ce qu’elle a acquis avec cet argent.
Cependant :
Tout le monde peut
licitement conserver ce qu'il a légitimement acquis. Or ce que l'on acquiert
avec les intérêts d'un prêt est quelquefois légitimement acquis. On peut donc
licitement le conserver.
Conclusion :
L'usage de
certains objets est leur consommation elle-même, nous l'avons dit et le droit
ne leur reconnaît pas d'usufruit. C'est pourquoi qu'il s'agisse de deniers, de
blé, de vin ou de denrées du même genre, si on les a extorqués à titre
d'intérêt sur un prêt, on ne sera tenu de restituer que ce que l'on a reçu, parce
que ce que l'on a gagné par la suite avec cette matière ne peut être regardé
comme son fruit propre, mais comme celui de l'activité humaine. A moins
toutefois qu'en conservant ces denrées, on n'ait porté préjudice à l'emprunteur,
qui aurait de ce chef perdu quelque chose de ses biens. Le prêteur est alors
tenu de réparer ce préjudice.
Mais d'autres
objets ne sont pas détruits par l'usage qu'on en fait et peuvent avoir un
usufruit, ainsi une maison, un champ, etc. C'est pourquoi, si quelqu'un
extorque à titre d'intérêt la maison ou le champ de l'emprunteur, il sera tenu
non seulement de restituer cette maison ou ce champ, mais encore les revenus de
ces propriétés ; parce que ce sont des fruits dont un autre est propriétaire, et
par conséquent ils lui sont dus.
Solutions :
1. La racine n'est pas seulement une matière improductive
comme l'argent prêté, mais elle a raison de cause active, puisqu’elle donne à
l'arbre sa nourriture. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
2. Les possessions qui ont été acquises grâce aux intérêts
d'un prêt n'appartiennent pas à celui qui a versé les intérêts, mais à
l'acheteur. Toutefois elles sont hypothéquées par l'emprunteur, comme
d'ailleurs tous les autres biens du prêteur usurier. Et c'est pourquoi on ne
dit pas que ces biens doivent être attribués à celui dont on a exigé des
intérêts, car leur valeur peut dépasser le montant des intérêts perçus ; mais
on ordonne de les vendre et de restituer sur le prix de vente une somme
équivalant aux intérêts reçus.
3. Ce qui est acheté avec les intérêts d'un prêt revient de
droit à l'acquéreur, non pas tant en raison de cet argent qu'il avance et qui
ne joue en quelque sorte que le rôle de cause instrumentale, mais en raison de
son activité qui est la cause principale. C'est pourquoi cet acquéreur a plus
de droit sur cet objet qu'il achète avec les intérêts de l'argent prêté que sur
ces intérêts eux-mêmes.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, saint Paul écrit (Rm 1, 32) :
"Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais
aussi ceux qui y consentent." Or celui qui emprunte de l'argent à intérêt
consent au péché du prêteur et lui fournit l'occasion de le commettre. Il pèche
donc lui aussi.
2. Pour aucun avantage temporel on ne doit donner à son
prochain l'occasion de pécher. Ce serait un scandale actif et on a dit que
c'est toujours un péché. Or celui qui sollicite un prêt donne expressément
occasion de pécher au prêteur qui exige des intérêts ; il n'y a donc aucun
avantage temporel qui excuse l'emprunteur.
3. Une égale nécessité peut contraindre à déposer son argent
chez un homme qui prête à intérêt, comme à lui demander un prêt. Mais faire un
dépôt chez cet homme est absolument interdit, comme il l'est de remettre une
épée à un fou furieux, une jeune fille à la garde d'un débauché, ou de la
nourriture à un glouton. Il n'est donc pas permis d'emprunter à un homme qui
exige des intérêts.
Cependant :
Aristote a établi
que celui qui subit une injustice ne pèche pas, aussi l'injustice n'est-elle
pas un juste milieu entre deux vices. Or le péché du prêteur usurier consiste à
commettre une injustice envers l'emprunteur dont il exige des intérêts. Donc
l'emprunteur qui souscrit un prêt à intérêt ne pèche pas.
Conclusion :
Il n'est
aucunement permis d'engager quelqu'un à pécher, quoiqu'il soit permis de
profiter du péché d'autrui pour un bien. Parce que même Dieu fait servir tous
les péchés à la réalisation d'un bien, car de tout mal il tire un bien, d'après
saint Augustin. Aussi lorsque Publicola demandait à celui-ci s'il était permis
d'avoir recours au serment de l'homme qui jure par les idoles, et qui
évidemment pèche en leur rendant ainsi un honneur divin, il reçut cette réponse
: "Celui qui a recours au serment de l'homme qui jure par les faux dieux, non
pour le mal, mais pour le bien, ne participe pas au péché de cet homme qui a
juré par les démons ; il s'associe seulement à ce qu'il y a de bon dans son
pacte, par lequel il est resté loyal." Il y aurait cependant péché si l'on
engageait cet homme à jurer par les faux dieux.
De même,
pour
la question qui nous occupe, il faut répondre que jamais il ne sera permis
d'engager quelqu'un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est
disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l'usure, il est
permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d'un bien, qui est de subvenir
à sa propre nécessité ou à celle d'autrui. C'est ainsi encore qu'il est permis
à celui qui tombe au pouvoir des bandits de leur montrer ce qu'il possède, pour
éviter d'être tué, bien que les bandits pèchent en le dépouillant. C'est ce que
nous enseigne l'exemple des dix hommes tombés au pouvoir d'Ismaël et qui lui
dirent : "Ne nous fais pas mourir, car nous avons des provisions cachées
dans ce champ" (Jr 41, 8).
Solutions :
1. L'emprunteur qui accepte de l'argent d'un prêt à intérêt
ne consent pas au péché du prêteur, mais il s'en sert. Ce qui lui agrée, ce
n'est pas de promettre des intérêts, mais de recevoir un prêt qui en lui-même
est bon.
2. Celui qui emprunte à intérêt ne donne pas au prêteur
l'occasion de percevoir des intérêts, mais seulement de prêter. C'est le
prêteur à intérêt lui-même qui en tire l'occasion de pécher à cause de la
malice de son coeur. C'est donc de son côté qu'il y a scandale passif, sans
qu'il y ait scandale actif de la part de l'emprunteur. Cependant un homme n'est
pas obligé à cause de ce scandale passif de s'abstenir de solliciter un prêt, s'il
est dans le besoin, parce que ce scandale ne provient pas de la faiblesse ou de
l'ignorance, mais de la malice.
3. Si quelqu'un confiait son argent à un homme qui prête à
intérêt et qui, sans cet apport, ne pourrait nous consentir de tels prêts, ou
s'il le lui confiait dans l'intention de lui faire obtenir un gain plus
considérable grâce aux intérêts qu'il perçoit, il lui fournirait par là même la
matière de son péché. Aussi serait-il complice de sa faute. Si, au contraire, en
vue de mettre son argent en lieu sûr, quelqu'un confie son argent à un homme
qui prête à intérêt, mais qui a par ailleurs de quoi continuer ses prêts, il ne
pèche pas mais utilise pour un bien les services d'un pécheur.
Il reste à étudier
les parties intégrantes de la vertu de justice, qui sont : faire le bien et se
détourner du mal ; puis les vices opposés.
- 1. La volonté de faire le bien et la volonté d'éviter le mal sont-elles des parties de la vertu de justice ? - 2. La transgression est-elle un péché spécial ? - 3. De même l'omission ? - 4. Comparaison entre omission et transgression.
Objections :
1. Il ne semble pas que nous puissions considérer ces deux
dispositions comme deux parties de la justice. En effet, la volonté de faire le
bien et d'éviter le mal se retrouve en toute vertu. Or les parties ne dépassent
pas le tout. Donc se détourner du mal et faire le bien ne peuvent être
considérés comme des parties de la justice, qui est une vertu spéciale.
2. Sur ce verset du Psaume (34, 15) : "Éloigne-toi du mal
et fais le bien", la Glose remarque : "Le premier évite la faute, c'est
se détourner du mal ; le second fait le bien, c'est mériter la vie et la
récompense." Or chacune des parties d'une vertu mérite la vie et la
récompense. Donc éviter le mal n'est pas une partie de la justice.
3. Lorsqu'une chose est incluse dans une autre, on ne les
distingue pas l'une de l'autre comme les parties d'un même tout. Mais se
détourner du mal est inclus dans faire le bien, puisque personne ne fait
simultanément le bien et le mal. Donc éviter le mal et faire le bien ne sont
pas des parties de la justice.
Cependant :
Saint Augustin
affirme que se détourner du mal et faire le bien relève de la justice légale.
Conclusion :
Si nous parlons du
bien et du mal en général, il appartient à toute vertu de faire l'un et
d'éviter l'autre. En ce sens, on ne peut en faire deux parties de la justice, à
moins que l'on ne parle de la justice au sens où elle désigne toute vertu. Cependant,
même la justice envisagée de cette manière envisage le bien sous une raison
spéciale de dette vis-à-vis de la loi divine et humaine.
Mais la justice
qui est une vertu spéciale envisage le bien sous la raison de dette envers le
prochain. A ce titre il appartient à la justice spéciale de faire le bien, sous
la raison de dette envers le prochain, et d'éviter le mal opposé, c'est-à-dire
celui qui nuit au prochain. Mais c'est à la justice générale qu'il appartient
de faire le bien considéré comme une dette envers la communauté ou envers Dieu,
et d'éviter le mal opposé.
Or nous disons que
ces deux parties de la justice générale ou spéciale se présentent comme des
parties intégrantes, parce que l'une et l'autre sont indispensables à la
perfection de l'acte de la justice. Car il appartient à la justice, nous
l'avons vu, d'établir l'égalité en ce qui concerne nos rapports avec autrui, mais
c'est le même principe qui doit établir cette égalité et la maintenir une fois
constituée. Or on établit cette égalité de la justice en faisant le bien, c'est-à-dire
en rendant à autrui ce qui lui est dû ; et l'on maintient cette égalité en
évitant le mal, c'est-à-dire en ne portant aucun préjudice au prochain.
Solutions :
1. Le bien et le mal sont envisagés ici sous une raison
spéciale, par laquelle ils deviennent proprement matière de la vertu de
justice. C'est pourquoi faire le bien et éviter le mal seront des parties de la
justice et non d'une autre vertu morale, car les autres vertus morales
concernent nos passions, où faire le bien est se tenir dans un juste milieu, c'est-à-dire
s'éloigner des extrêmes en lesquels consiste le mal. Ainsi, pour les autres
vertus, faire le bien et éviter le mal, revient au même. La justice au
contraire a pour objet les actes et les réalités extérieures, et dans ce domaine
c'est autre chose de réaliser l'égalité, et autre chose de ne pas la détruire
ensuite.
2. L'éloignement du mal, qui constitue une partie intégrante
de la justice, n'est pas purement négatif, comme ne pas faire le mal. Il n'y
aurait là qu'à éviter un châtiment. On l'entend au contraire d'un mouvement de
la volonté repoussant le mal comme l'exprime le mot "se détourner".
Et cette attitude est méritoire, surtout lorsqu'on est assailli par le mal et
qu'on lui résiste.
3. Faire le bien est l'acte achevé de la justice et comme sa
partie principale. Éviter le mal est un acte moins parfait, et constitue une
partie secondaire de cette vertu. C'est pourquoi il joue en quelque sorte le
rôle d'un élément matériel sans lequel la forme qui achève l'être ne peut exister.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet on n'introduit pas l'espèce
dans la définition du genre. Or la transgression entre dans la définition
générale du péché, puisque saint Ambroise le définit : "La transgression
de la loi divine." Donc la transgression n'est pas une espèce de péché.
2. Aucune espèce ne dépasse les limites du genre. Mais la
transgression est une notion plus générale que celle de péché ; puisque saint Augustin
définit celui-ci : "Une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de
Dieu", et que la transgression englobe en outre tout ce qui est contraire
à la nature ou à la coutume. La transgression n'est donc pas une espèce de
péché.
3. Aucune espèce ne contient en elle toutes les parties qui
divisent le genre. Or le péché de transgression englobe tous les vices capitaux,
et en outre les péchés de pensée, de parole et d'action. Donc la transgression
n'est pas un péché spécial.
Cependant :
La transgression
s'oppose à une vertu spéciale, la justice.
Conclusion :
Le mot "transgression"
a été emprunté aux mouvements corporels pour être appliqué aux actes moraux. En
effet, dans le domaine physique, on dit qu'une personne commet une
transgression (transgredi) lorsqu'elle passe au-delà (graditur trans)
de la limite qui lui a été fixée. Or, dans la vie morale, ce sont les
préceptes négatifs qui fixent à l'homme la limite au-delà de laquelle il ne
doit pas aller. Il y a donc transgression proprement dite lorsque l'on agit
contrairement à un précepte négatif.
Cette disposition
peut être matériellement commune à toute espèce de péché, car en toute espèce
de péché mortel l'homme transgresse un précepte divin. Mais si on la prend
formellement, c'est-à-dire selon cette raison spéciale qui est d'agir contrairement
à un précepte négatif, c'est un péché spécial à un double titre. D'abord parce
qu'elle se distingue des divers genres de péchés opposés aux autres vertus. De
même, en effet, qu'il appartient à la raison propre de la justice légale
d'envisager l'obligation que comporte tout précepte, de même il appartient à la
raison propre de la transgression de faire mépriser le précepte. En second lieu
la transgression est encore un péché spécial parce qu'elle se distingue de
l'omission, qui s'oppose aux préceptes positifs.
Solutions :
1. De même que la justice légale ou sociale est "toute
vertu" du côté du sujet, et comme la matière de chaque vertu, de la même
manière l'injustice légale est matériellement tout péché. Et c'est conformément
à cette notion de l'injustice légale que saint Ambroise a défini le péché.
2. L'inclination de la nature relève des préceptes de la loi
naturelle. La coutume honnête a aussi force de loi ; Saint Augustin écrit en
effet : "La coutume du peuple de Dieu doit être considérée comme une loi."
Voilà pourquoi le péché, aussi bien que la transgression, peut aller contre les
coutumes honnêtes et contre l'inclination naturelle.
3. Toutes les espèces de péchés énumérées par l'objectant
peuvent impliquer une transgression, non selon leurs raisons propres, mais
selon une raison spéciale que nous avons déterminée dans la Réponse. Toutefois
le péché d'omission demeure absolument distinct de la transgression.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, tout péché est soit originel
soit actuel. Or l'omission n'est pas le péché originel, puisque nous ne la
contractons pas par notre origine. Et elle n'est pas non plus péché actuel, puisque,
comme nous l'avons établi précédemment, elle peut avoir lieu sans aucun acte.
Donc l'omission n'est pas un péché spécial.
2. Tout péché est volontaire. Or il arrive parfois que
l'omission soit non volontaire, mais forcée, par exemple lorsqu'une femme qui
avait fait voeu de virginité est violée, ou lorsqu'on a perdu un objet que l'on
devait restituer, ou encore lorsqu'un prêtre est obligé de célébrer et qu'un
obstacle s'y oppose. Donc l'omission n'est pas toujours un péché.
3. Pour chaque péché spécial, on peut déterminer le moment où
ce péché commence à exister. Mais pour l'omission c'est impossible, car elle
dure pendant tout le temps où l'on n'agit pas, et cependant on ne pèche pas
sans cesse.
4. Tout péché spécial s'oppose à une vertu spéciale. Or on ne
voit pas à quelle vertu spéciale l'omission s'oppose. D'abord parce que le bien
de chaque vertu peut être l'objet d'une omission. Ensuite parce que la justice,
à laquelle elle semble s'opposer plus spécialement, exige toujours un acte, même
pour éviter le mal, on l'a dit ; tandis que l'omission peut exister sans aucun
acte. Donc l'omission n'est pas un péché spécial.
Cependant :
Saint Jacques
écrit (4, 17) : "Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet un
péché."
Conclusion :
L'omission
implique qu'on néglige le bien, non pas n'importe lequel, mais celui que l'on
sait être son devoir. Or le bien envisagé sous la raison de dette est
proprement l'objet de la justice : de la justice légale s'il est prescrit par
la loi divine ou humaine ; de la justice particulière s'il est dû au prochain.
Aussi, de même que la justice est une vertu spéciale comme nous l'avons montré,
l'omission sera un péché spécial distinct des péchés opposés aux autres vertus.
Et comme faire le bien - à quoi s'oppose l'omission - est une partie spéciale
de la justice distincte de l'éloignement du mal - à quoi s'oppose la
transgression -, de même l'omission se distingue de la transgression.
Solutions :
1. L'omission n'est pas le péché originel, mais un péché actuel
; non qu’elle comporte un acte qui lui serait essentiel, mais parce que la
négation d'un acte rentre encore dans le genre acte. Aussi comme nous l'avons
établi, ne pas agir, c'est encore agir d'une certaine manière.
2. Nous venons de le dire : l'omission ne porte que sur un
devoir que l'on est tenu d'accomplir. Mais à l'impossible nul n'est tenu. Aussi
ne commet-on pas le péché d'omission lorsqu'on ne fait pas ce que l'on est dans
l'impossibilité d'accomplir. Donc une femme qui avait fait voeu de virginité et
qui est violée ne commet pas un péché d'omission parce qu'elle n'est plus
vierge, mais seulement si elle ne se repent pas d'un péché passé, où si elle
néglige de faire ce qui dépend d'elle pour accomplir son voeu, par la pratique
de la continence. Le prêtre aussi n'est obligé de célébrer la messe que dans la
mesure où il est en état de le faire. Si les conditions requises font défaut, son
abstention n'est pas un péché d'omission. De même aussi l'obligation de
restituer ne s'impose que si l'on a les moyens de le faire ; si quelqu'un n'en
a pas les moyens et ne peut se les procurer, il ne commet pas de péché
d'omission, pourvu toutefois qu'il fasse ce qui est en son pouvoir. Il faut en
dire autant de tous les cas semblables.
3. De même que le péché de transgression s'oppose aux
préceptes négatifs, qui ont pour objet de nous faire éviter le mal, de même le
péché d'omission s'oppose aux préceptes affirmatifs qui prescrivent de faire le
bien. Or les préceptes affirmatifs n'obligent pas à tout instant, mais
seulement pour un temps déterminé. Et c'est alors que le péché d'omission
commence d'exister.
Il peut cependant
arriver qu'à tel moment quelqu'un soit dans l'incapacité de faire ce qu'il
faut. Si ce n'est pas par suite d'une faute, il ne pèche pas par omission, comme
nous l'avons vu dans la solution précédente. Si au contraire cette incapacité
résulte d'une faute antérieure, par exemple lorsque quelqu'un s'est enivré dans
la soirée et ne peut plus se lever pour les matines, auxquelles il est tenu
d'assister, alors certains auteurs estiment que le péché d'omission a commencé
lorsque cet homme s'est livré à l'acte illicite, et qui était incompatible avec
l'acte ultérieur qu'il était tenu d'accomplir. Mais cela ne semble pas exact.
Car supposons qu'on le force à se lever et qu'il aille à matines, il ne commet
pas d'omission. Il est donc évident que l'ivresse de la veille ne constitue pas
l'omission, mais en a été la cause. - Nous pouvons en conclure que l'on
commence d'être coupable d'omission quand arrive le moment d'agir, mais en
raison de la cause antérieure qui rend volontaire l'omission subséquente.
4. Nous avons dit dans la Réponse que l'omission s'oppose
directement à la vertu de justice ; en effet, il n'y a omission du bien d'une
vertu que si ce bien a raison de dette, par où il relève de la justice. Or plus
de conditions sont requises pour qu'un acte ait le mérite de la vertu que pour
qu'il encoure le démérite de la faute, parce que le bien est produit par une
cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut. C'est
pourquoi un acte est requis pour constituer le mérite de la justice, mais il
n'est pas nécessaire pour l'omission.
Objections :
1. Il semble que le péché d'omission est plus grave que le
péché de transgression. En effet le "délit" (delictum) semble
identique à "délaissé" (derelictum) ; il serait donc synonyme
d'omission. Or un délit est plus grave qu'une transgression, puisque le
Lévitique (5, 14 s.) lui impose une expiation plus grande. Donc le péché
d'omission est plus grave que le péché de transgression.
2. D'après Aristote au plus grand bien s'oppose le plus grand
mal. Or faire le bien, à quoi s'oppose l'omission, est une partie plus noble de
la justice qu'éviter le mal, à quoi s'oppose la transgression, comme nous
l'avons montré. Donc l'omission est un péché plus grave que la transgression.
3. Le péché de transgression peut être véniel ou mortel. Or le
péché d'omission semble être toujours mortel, puisqu'il s'oppose à un précepte
affirmatif. Donc l'omission paraît être un péché plus grave que la
transgression.
4. La peine du dam, qui consiste à être privé de la vision de
Dieu et qui est due au péché d'omission, est un châtiment plus grand que la
peine des sens qui est due au péché de transgression ; Saint Jean Chrysostome
le prouve. Or le châtiment est proportionné à la faute. C'est donc que le péché
d'omission est plus grave que celui de transgression.
Cependant :
Il est plus facile de s'abstenir de mal faire que d'accomplir
le bien. Donc celui qui ne s'abstient pas de mal faire, ce qui est une
transgression, pèche plus gravement que celui qui n'accomplit pas le bien, c'est-à-dire
qui pèche par omission.
Conclusion :
Un péché est
d'autant plus grave qu'il s'éloigne de la vertu. Comme dit Aristote : "C'est
entre les contraires qu'existe la plus grande distance." Un contraire est
donc plus éloigné de son contraire que de sa simple négation. Ainsi le noir est
plus éloigné du blanc que ce qui est seulement non blanc ; tout ce qui est noir,
en effet, est non blanc, mais l'inverse n'est pas vrai. Or il est évident que
la transgression est contraire à l'acte d'une vertu, et que l'omission implique
la négation de cet acte ; par exemple on pèche par omission en ne rendant pas à
ses parents le respect qu'on leur doit, et l'on commettra le péché de
transgression en leur adressant des injures ou n'importe quelle offense. Il est
donc évident qu'à parler purement et simplement la transgression est un péché
plus grave que l'omission, bien que telle ou telle omission puisse être plus
grave qu'une transgression.
Solutions :
1. Un délit, au sens général du mot, désigne toute espèce
d'omission. Mais si on le prend dans son sens strict, il exprime soit
l'omission de nos devoirs envers Dieu, soit l'omission qu'un homme commet, sciemment
et avec une sorte de mépris, d'un devoir qui s'impose à lui. Et cela donne au
délit une certaine gravité, qui exige une expiation plus grande.
2. A "faire le bien" s'oppose "ne pas faire le
bien" qui est l'omission, et "faire le mal", qui est la
transgression. Le premier de ces péchés est le contradictoire de l'acte
vertueux, le second est son contraire, et qui implique une plus grande
distance. Voilà pourquoi la transgression est un péché plus grave.
3. L'omission s'oppose aux préceptes affirmatifs et la
transgression aux préceptes négatifs. C'est pourquoi l'une et l'autre, dans
leur acception propre, impliquent la raison de péché mortel. Toutefois elles
sont susceptibles d'un sens plus large et s'entendent alors d'un léger écart en
dehors des préceptes affirmatifs ou négatifs, et qui dispose aux actes
contraires. Dans ce sens large, elles peuvent n'être que des péchés véniels.
4. Au péché de transgression correspond la peine du dam parce
qu'il nous détourne de Dieu, et la peine des sens parce qu'il est un
attachement déréglé aux biens périssables. Or le péché d'omission mérite non
seulement la peine du dam, mais aussi celle des sens, selon saint Matthieu (7, 9)
: "Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu."
Et cela à cause de la racine d'où dérive l'omission ; bien que celle-ci ne
comporte pas nécessairement un attachement actuel à un bien périssable. Il faut
étudier maintenant les parties potentielles de la justice, c'est-à-dire les
vertus qui lui sont rattachées.
On considérera
deux points :
- 1° Les vertus
qui sont rattachées à la justice (Question 80).
- 2°. L'étude de
chacune d'elles (Questions 81-122).
Objections :
1. Leur liste semble mal faite, car Cicéron a en énumère six
: la religion, la piété, la gratitude, la
vindicte, l'observance, la vérité. Mais la vindicte apparaît plutôt comme
une forme spéciale de la justice commutative, qui paie de retour les outrages
subis, comme on l'a vu. Elle n'est donc pas à sa place dans cette liste.
2. Macrobe cite sept vertus : l'innocence, l'amitié, la concorde, la piété, la religion, l'affection,
l'humanité. Plusieurs d'entre elles sont omises par Cicéron, dont
l'énumération paraît donc insuffisante.
3. D'autres comptent cinq parties de la justice : l'obéissance envers les supérieurs ; la
discipline envers les inférieurs ; l'égalité par rapport aux égaux ; la vérité
et la bonne foi envers tous. De tout cela, Cicéron n'a que la vérité. Donc
son énumération apparaît insuffisante.
4. Andronicus, le péripatéticien, rattache à la justice neuf
vertus : "Libéralité, bénignité, vindicte,
eugnômosynè, eusebia, eucharistie, bons échanges, législative."
Or, de toutes ces vertus, on ne trouve clairement que la vindicte chez Cicéron,
dont l'énumération paraît donc incomplète.
5. Aristote rattache à la justice ce qu'il appelle épikie, dont
on ne trouve nulle trace dans les listes précédentes. Le catalogue de Cicéron
est donc bien insuffisant.
Conclusion :
Lorsqu'on étudie
les vertus rattachées à une vertu principale, il faut se rappeler un double
principe. D'abord, ces vertus coïncident en quelque point avec la vertu
principale. Ensuite, il leur manque quelque chose de ce qui définit
parfaitement cette vertu. La justice impliquant rapport à autrui, comme nous
l'avons montré plus haut, toutes les vertus qui règlent nos rapports avec autrui
peuvent, en raison de ce point commun, lui être rattachées. Mais, nous le
savons aussi, l’idée de justice implique qu'on rende à autrui ce qui lui est dû
de manière à établir une égalité. C'est donc sur deux points que nous pouvons
trouver en défaut, par rapport à la raison de justice, les vertus qui nous
ordonnent à autrui : déficience dans l'égalité, déficience dans la raison de
dette.
1° déficience dans l'égalité
Il y a en effet
des vertus qui tout en nous faisant acquitter une dette ne peuvent rendre
l'équivalent.
1° L'homme ne peut
rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive. Mais jamais il n'égalera sa dette, selon
le Psaume (116, 3) : "Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce dont il m'a
comblé ?" C'est à ce titre qu'on rattachera à la justice la religion qui selon la définition de Cicéron
: "rend à une nature d'un ordre supérieur, qu'on nomme divine, les devoirs
d'un culte sacré".
2° On ne peut
davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit. Aristote
confirme cette assertion. Nous avons ainsi une nouvelle vertu annexe, la piété, relative selon Cicéron :
"aux alliés par le sang et aux bienfaiteurs de la patrie qu’elle entoure
de ses soins et de sa déférence empressée".
Aristote reconnaît
encore qu'on ne peut trouver un prix égal au mérite de la vertu. L'observance (= respect et obéissance), s'adjoindra donc au même titre à la
justice, grâce à quoi, dit Cicéron, "l'honorabilité voit reconnaître ses
droits aux hommages et au respect".
2° déficience dans la raison de dette
La déficience dans
la raison de dette rigoureuse qui définit la justice nous amène à la notion
d'une double dette, suivant le "droit légal" et le "droit moral"
distingués par Aristote. La dette légale est celle que la loi nous oblige à
acquitter, et relève de la vertu
principale de justice. La dette morale, elle, est fondée sur la seule
exigence des bonnes moeurs. Et parce que la dette implique nécessité, nous
pourrons distinguer deux degrés dans ce qui est moralement dû.
Ce qui est à ce
point nécessaire que l'intégrité morale en dépend dans sa substance même, se
trouve de ce fait dû à un titre plus strict. Cette dette peut d'ailleurs être
diversement déterminée. Relativement à celui qui l'encourt : on doit se montrer
aux autres, dans ses paroles et dans ses actes, tel qu'on est. Ainsi
rattachons-nous à la justice la vertu de
vérité. Grâce à elle, dit Cicéron, "on exprime fidèlement ce qui est, ce
qui fut, ce qui sera". Relativement à celui envers qui nous avons des
devoirs, nous mesurons alors à ce qu'il a fait le retour dont nous le payons :
nous a-t-il fait du bien, nous usons de gratitude,
vertu qui implique selon Cicéron : "la volonté de rétribuer autrui en
souvenir des bons offices de son amitié". Nous a-t-il fait du mal : c'est
à la vertu de vindicte d'assurer en
ce cas un juste retour. Cicéron lui attribue en effet de "réprimer par
mode de défense ou de punition, la violence, l'outrage et tout noir dessein".
Une autre dette
est nécessaire en ce qu’elle contribue à une plus grande dignité, sans être
cependant indispensable au maintien de cette dignité. C'est à cela que visent la libéralité, l'affabilité ou amitié, et
les autres vertus analogues dont Cicéron ne fait pas mention parce que la
raison de dette n'y existe guère.
Solutions :
1. Sans doute, la vindicte, que les pouvoirs publics assurent
par mode de sentence judiciaire, relève-t-elle de la justice commutative. Mais
la vindicte que l'on exerce de son propre mouvement pourvu que ce ne soit pas
contrairement à la loi, ou que l'on demande aux tribunaux, appartient seulement
à une vertu annexe de la justice.
2. La liste de Macrobe paraît concerner les deux parties
intégrantes de la justice : se détourner du mal, c'est l'innocence ; et faire
le bien, ce sont les six autres vertus. Deux concernent les égaux : l'amitié, pour
les relations extérieures, et la concorde pour les sentiments intérieurs. Deux
concernent les supérieurs : la piété qui s'adresse aux parents, et la religion
qui s'adresse à Dieu. Deux concernent les inférieurs : l'affection, en tant que leur bien nous fait plaisir, et l'humanité, qui fait subvenir à leurs
déficiences. Car, selon Isidore, "être humain, c'est avoir envers l'homme
de l'amour et un sentiment de miséricorde ; aussi appelle-t-on humanité la
vertu par laquelle nous nous aidons mutuellement". En ce sens l'amitié
s'entend de nos rapports extérieurs selon Aristote. Mais on peut encore
l'entendre au sens où il la prend ailleurs en tant qu’elle concerne proprement
le sentiment. En ce sens trois vertus se rattachent à l'amitié : la bienveillance
ou affection, la concorde, et la bienfaisance, synonyme d'humanité. Cicéron a
omis ces vertus parce que la raison de dette n'y apparaît guère, comme nous
l'avons dit dans notre Conclusion.
3. L'obéissance est incluse dans l'observance, citée par Cicéron,
car on doit aux supérieurs respect et obéissance. Quant à "la bonne foi, par laquelle on remplit
ses promesses", elle est incluse à ce point de vue dans la vérité, bien
que la vérité soit bien davantage, comme on le verra plus loin. Quant à la discipline,
Cicéron l'omet parce qu’elle n'est pas une nécessité à laquelle nous serions
obligé envers un inférieur en tant que tel, bien qu'un supérieur puisse être
obligé de pourvoir aux besoins de ses inférieurs selon saint Matthieu (24, 45) :
"Serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa
maison." On peut inclure cette discipline dans l'humanité citée par
Macrobe. Quant à l'équité, on peut l'inclure dans l'épikie ou l'amitié.
4. Cette liste d'Andronicus énumère des vertus dont certaines
relèvent de la justice particulière, et certaines de la justice légale. De la
justice particulière relèvent les "bons échanges", dont il nous dit
que c'est l'habitus qui fait observer l'égalité en cette matière. À la justice
légale, quant à ce que tous doivent observer, appartient la "législative"
qui, selon lui, est "la science des échanges sociaux relativement au bien
de la communauté". Pour les cas particuliers qui échappent aux lois
générales, on trouve l'eugnômosynè, ou bonne gnâmè ; c'est elle qui nous
dirige en de tels cas, comme nous l'avons déjà vu au traité de la prudence.
Andronicus dit à son sujet quelle est une "justification volontaire"
: en effet, par elle et non par la loi écrite, l'homme observe librement ce qui
est juste. Ces deux dernières vertus sont rattachées à la prudence en tant
qu'elle les dirige, et à la justice en tant qu'elle les exécute.
Quant à l'eusébia,
elle signifie "culte bien réglé" ; elle est donc identique à la
religion. C'est pourquoi Andronicus dit qu'elle est "la science du service
de Dieu", parlant à la manière de Socrate, pour qui "toutes les
vertus sont des sciences". C'est à elle que se ramène la sainteté, comme
nous le dirons plus loin. L'eucharistia, qui veut dire "bonne grâce",
Cicéron la mentionne avec la vindicte. La bénignité s'identifie avec
l'affection de Macrobe car, selon Isidore, "le bénin est l'homme toujours
prêt à faire du bien, et à parler avec douceur".
Andronicus dit
aussi que la bénignité est "l’habitus de faire volontiers le bien".
Enfin la libéralité se rattache à l'humanité.
5. L'épikie n'est pas une annexe de la justice particulière, mais de la
justice légale. Et elle semble s'identifier avec ce qu'on a appelé eugnômosynè.
Après cette
énumération, il faut étudier chacune de ces parties potentielles ou annexes de
la justice, dans la mesure où cela répond à notre programme.
Nous étudierons
donc :
- l° la religion
(Questions 81-100) ;
- 2° la piété
(Question 101) ;
- 3° l'observance
(Questions 102-105) ;
- 4° la gratitude
(Questions 106-107) ;
- 5° la vindicte
(Question 108) ;
- 6° la vérité
(Questions 109-113) ;
- 7° l'amitié ou
affabilité (Questions 114-116) ;
- 8° la libéralité
(Questions 117-119) ;
- 9° l'épikie
(Question 120).
Des autres vertus
énumérées ici (Question 80, obj. 2 et 4) on a déjà parlé plus haut : en partie
au traité de la charité, sur la concorde et le reste (Questions 29, 30 et 31) ;
en partie dans le présent traité de la justice, sur les bons échanges (Questions
61 et 62), et sur la droiture (Question 79, a. 1).
Au sujet de la
religion, l'étude aura trois parties : - 1°. La nature de la religion
proprement dite (Question 81). - 2°. Ses actes (Question 82-91). - 3°. Les
vices qui lui sont opposés (Question 92-100).
- 1.
Concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu ? - 2. Est-elle une vertu ? -
3. Est-elle une vertu unique ? - 4. Est-elle une vertu spéciale ? - 5. Est-elle
une vertu théologale ? - 6. Est-elle supérieure aux autres vertus morales ? -
7. Comporte-t-elle des actes extérieurs ? - 8. Est-elle identique à la sainteté
?
Objections :
1. Il semble qu'elle ait un objet moins restreint, car nous
lisons dans l'épître de saint Jacques (1, 27) : "La religion pure et sans
tache devant notre Dieu et Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves
dans leurs épreuves, et se garder de toute souillure du monde." Mais le
premier point concerne nos rapports avec le prochain, et le second l'ordre qui
règle l'homme en lui-même.
2. Saint Augustin a déclaré : "Dans le latin usuel, non
seulement des ignorants, mais aussi des plus doctes, on parle de manifester sa
religion à l'égard de ses parents, de ses alliés, de tous ceux envers qui nous
avons une obligation quelconque ; d'où vient que l'ambiguïté du terme empêche
de dire en toute assurance que la religion ne fut pas autre chose que le culte
de Dieu."
3. Le culte de latrie ressortit à la religion, car latrie
signifie "servitude", remarque saint Augustin. Or nous devons
servir non seulement Dieu, mais le prochain, selon l'épître aux Galates (5, 13)
: "Par la charité mettez-vous au service les uns des autres." Donc la
religion implique aussi nos rapports avec le prochain.
4. Le culte relève de la religion. Mais on ne parle pas de
culte seulement pour Dieu, selon cette sentence de Caton : "Rends un culte
à tes parents." La religion nous ordonne donc aussi au prochain.
5. Tous ceux qui veulent faire leur salut se soumettent à
Dieu. Pourtant on réserve le nom de "religieux" à ceux qui
s'astreignent, par des voeux et des observances, à l'obéissance envers d'autres
hommes. Il ne semble donc pas que la religion consiste à régler la juste
sujétion de l'homme à Dieu.
Cependant :
D’après Cicéron :
"La religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d'un ordre
supérieur qu'on nomme divine".
Conclusion :
Pour définir la
religion, Isidore adopte l'étymologie suggérée par Cicérone : "L'homme
religieux, c'est celui qui repasse et pour ainsi dire relit ce qui concerne le
culte divin." Religion viendrait donc de "relire", ce qui relève
du culte divin, parce qu'il faut fréquemment y revenir dans notre coeur ; selon
Proverbe (3, 6) : "En toutes tes démarches pense à lui." Mais on peut
aussi entendre la religion du devoir de "réélire" Dieu comme le bien
suprême délaissé par nos négligences, dit saint Augustin. Ou bien encore, toujours
avec saint Augustin on peut faire dériver religion de "relier", la
religion étant "notre liaison au Dieu unique et tout-puissant". Quoi
qu'il en soit de cette triple étymologie, lecture renouvelée, choix réitéré de
ce qui a été perdu par négligence, restauration d'un lien, la religion au sens
propre implique ordre à Dieu. Car c'est à lui que nous devons nous attacher
avant tout, comme au principe indéfectible ; lui aussi que, sans relâche, notre
choix doit rechercher comme notre fin ultime ; lui encore que nous avons
négligé et perdu par le péché, et que nous devons recouvrer en croyant, et en
témoignant de notre foi.
Solutions :
1. Il y a deux sortes d'actes attribués à la religion. Par
ses actes propres et immédiats, ceux qu'elle émet, elle nous ordonne uniquement
à Dieu ; tels sont le sacrifice, l'adoration, etc. Mais on lui attribue aussi
d'autres actes, émis directement par d'autres vertus qu'elle tient sous son
commandement, pour autant qu'elle les ordonne à l'honneur de Dieu. La vertu qui
regarde la fin commande en effet aux vertus qui gouvernent les choses ordonnées
à cette fin. C'est à ce titre d'actes commandés qu'on attribuera à la religion
la visite des orphelins et des veuves, acte propre de la miséricorde. De même, se
garder de la contagion du siècle est un acte commandé par la religion, mais
émanant de la tempérance ou d'une vertu analogue.
2. Les extensions possibles du mot religion aux relations
humaines n'empêchent pas que le sens propre en soit réservé, comme saint Augustin
le dit lui-même un peu plus haut, au culte de Dieu : "Au sens le plus
précis, la religion parait désigner le culte de Dieu, et non pas n'importe quel
culte."
3. Puisque la servitude implique une relation au maître, il faut
nécessairement que là où il y a raison spéciale et propre de domination, existe
une raison spéciale et propre de servitude. Or il est clair que la domination
convient à Dieu selon une raison propre et unique, parce qu'il a tout créé et
parce que, en toutes choses, il a le rang suprême. C'est pourquoi on lui doit
une servitude d'une nature spéciale. Et une telle servitude est appelée latrie
par les Grecs. Donc la servitude appartient proprement à la religion.
4. Nous employons le mot "culte" au sujet des hommes
à qui nous consacrons des honneurs, notre souvenir ou notre présence. En outre,
nous parlons de "cultiver" des réalités inférieures qui nous sont
soumises. On appelle agriculteurs ceux qui cultivent les champs, et on appelle incolae
ceux qui cultivent un lieu en l'habitant. Cependant, parce qu'on doit à
Dieu un honneur spécial, comme au premier principe de toutes choses, une raison
spéciale de culte lui est due, qu'on appelle en grec eusébéia ou théosébéia,
comme le montre saint Augustin.
5. Bien qu'on qualifie d'hommes religieux tous ceux qui
rendent un culte à Dieu, on réserve le nom de "religieux" à certains
précisément parce qu'ils vouent toute leur vie au culte de Dieu, en se
dégageant des embarras du monde. Ainsi appelle-t-on contemplatifs, non point
tous ceux qui contemplent, mais ceux qui consacrent leur vie entière à la
contemplation. Les religieux d'ailleurs ne se soumettent pas à l'homme pour
lui-même, mais pour Dieu." Comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus, ainsi
m'avez-vous reçu", dit saint Paul (Ga 4, 14).
Objections :
1. Il ne semble pas, car la révérence envers Dieu semble
appartenir à la religion. Or cette révérence est un acte de la crainte, qui est
un don du Saint-Esprit, nous l'avons vu..
2. Toute vertu réside dans une volonté libre, si bien qu'on la
définit un habitus électif, c'est-à-dire volontaire. Mais, nous l'avons dit, la
vertu de latrie qui implique une certaine servitude, se rattache à la religion.
Donc celle-ci n'est pas une vertu.
3. Comme dit Aristote, l'aptitude à la vertu est mise en nous
par la nature, si bien que les vertus sont réglées par la raison naturelle.
Mais la religion est chargée d'offrir tout un cérémonial à la nature divine. Or
nous avons vu que les préceptes cérémoniels, ne sont pas réglés par la raison
naturelle. Donc la religion n'est pas une vertu.
Cependant :
Elle est énumérée
parmi les autres vertus, comme on a pu le voir.
Conclusion :
La vertu, nous
l'avons déjà dit, rend bon celui qui la possède et rend bonne son oeuvre. Toute
bonté dans l'action requiert donc une vertu. Or, rendre à autrui ce qui lui est
dû a manifestement raison de bien ; parce que, du fait que l'on rend à autrui
son dû, on s'établit dans une juste relation envers lui, on s'ordonne à lui
comme il le faut. Or l'ordre se rattache à la raison de bien, ainsi que le mode
et l'espèce, comme le montre saint Augustin. Puisqu'il appartient à la religion
de rendre l'honneur qui lui est dû à quelqu'un qui est Dieu, il est évident
qu'elle est une vertu.
Solutions :
1. Révérer Dieu est un acte du don de crainte. Mais la
religion s'applique à faire certaines choses par révérence pour Dieu. Il n'y a
donc pas lieu d'identifier religion et don de crainte, mais d'ordonner la vertu
au don comme à ce qui est plus capital. Car les dons sont plus capitaux que les
vertus morales, nous l'avons montré.
2. Même un esclave peut rendre volontairement à son maître ce
qu'il lui doit ; il fait ainsi de nécessité vertu, en lui rendant
volontairement son dû. De même, rendre à Dieu le service que nous lui devons
peut être un acte de vertu, en tant que l'homme agit volontairement.
3. C'est bien la raison naturelle qui nous dicte notre devoir
de faire certains gestes, pour révérer Dieu ; mais qu'on fasse précisément ceci
ou cela n'est pas dicté par la raison naturelle : c'est institué par le droit, humain
ou divin.
Objections :
1. Il semble que non. Car la religion nous ordonne à Dieu, nous
l'avons dit. Mais en Dieu, nous trouvons trois personnes et encore une
multitude d'attributs, distincts au moins pour la raison. Or, nous avons montré
que la diversité dans la raison de l'objet suffit à diversifier les vertus.
2. L'unité de la vertu doit se retrouver dans son acte, puisque
les actes servent à distinguer les habitus. Mais il y a bien des actes divers
de religion : culte et service, voeux, prières, sacrifices, etc. Donc la
religion n'est pas une vertu unique.
3. L'adoration ressortit à la religion. Mais on adore les
images et Dieu lui-même selon des raisons diverses. Donc, puisque des raisons
diverses différencient les vertus, il apparaît que la religion n'est pas une
vertu unique.
Cependant :
"Un seul Dieu,
une seule foi", dit l'Apôtre (Ep 4, 5). Mais la religion vraie exprime la
foi au Dieu unique. Elle est donc une vertu unique.
Conclusion :
On a établi
ailleurs le principe de la distinction des habitus par la diversité des objets
formels. Or l'objet de la religion, c'est de rendre honneur au Dieu unique, sous
cette raison unique qu'il est le principe premier de la création et du
gouvernement du monde. Lui-même nous dit par la voix de Malachie (1, 6) :
"Si je suis Père, rendez-moi honneur !" Car il appartient au père de
donner la vie et de gouverner. La vertu de religion est donc évidemment unique.
Solutions :
1. Les trois personnes divines n'interviennent dans la
création et le gouvernement du monde qu'à titre de principe unique. La même
vertu de religion suffit donc à leur rendre nos devoirs. Les divers attributs
divins se rejoignent dans la raison de premier principe, parce que Dieu produit
l'univers et le gouverne par sa sagesse, sa volonté et la puissance de sa
bonté. C'est pourquoi la religion est une vertu unique.
2. C'est par le même acte que l'on sert Dieu et qu'on lui rend
un culte ; car le culte envisage l'excellence de Dieu, à qui est due la
révérence ; la servitude envisage la sujétion de l'homme qui par sa condition
est obligé de rendre révérence à Dieu. Et ce double aspect est commun à tous les
actes attribués à la religion, parce que tous permettent à l'homme de proclamer
l'excellence divine et sa sujétion envers Dieu, soit en lui présentant quelque
chose, soit en participant du bien divin.
3. Le culte de religion ne s'adresse pas aux images
considérées en elles-mêmes comme des réalités, mais les regarde sous leur
aspect propre d'images qui nous conduisent à Dieu incarné. Or le mouvement qui
s'adresse à l'image en tant que telle ne s'arrête pas à elle, mais tend à la
réalité dont elle est l'image. C'est pourquoi le fait que l'on rend un culte
religieux aux images du Christ n'introduit aucune diversité dans le motif de
latrie ni dans la vertu de religion.
Objections :
1. Il apparaît que non, car, pour saint Augustin : "Est
sacrifice véritable tout ce qu'on fait pour s'unir à Dieu en de saintes
relations." Mais le sacrifice ressortit à la religion, donc tout acte
vertueux ressortit à la religion. Et ainsi elle n'est pas une vertu spéciale.
2. L'apôtre nous dit (1 Co 10, 31) : "Faites tout pour la
gloire de Dieu." Mais il appartient à la religion de faire certaines
actions pour révérer Dieu, nous l'avons dit. Donc la religion n'est pas une
vertu spéciale.
3. La charité dont on aime Dieu n'est pas une vertu distincte
de la charité dont on aime le prochain. Mais pour Aristote : "honorer le
prochain et l'aimer sont choses voisines". Donc la religion par laquelle
on honore Dieu n'est pas une vertu spécifiquement distincte de l'observance, de
la dulie ou de la piété, par lesquelles on honore le prochain. Elle n'est donc
pas une vertu spéciale.
Cependant :
Elle est donnée
comme une partie de la justice, distincte des autres.
Conclusion :
Puisque la vertu
est ordonnée au bien, là où il y a une raison spéciale de bien, il faut qu'il y
ait une vertu spéciale. Le bien auquel est ordonnée la religion est de rendre à
Dieu l'honneur qui lui est dû. Or, on doit honneur à quelqu'un en raison de son
excellence. Mais c'est une excellence unique que celle de Dieu, dont la
transcendance infinie s'élève au-dessus de toutes choses. Aussi lui doit-on un
honneur spécial : déjà sur le plan humain on voit les honneurs se diversifier
suivant l'excellence des personnes : on honore différemment son père et son
roi. Aussi est-il évident que la religion est une vertu spéciale.
Solutions :
1. Toute oeuvre vertueuse est appelée sacrifice en tant qu'on
l'ordonne à l'honneur de Dieu. Il ne s'ensuit donc pas que la religion soit une
vertu générale, mais qu'elle étend son commandement à toutes les autres vertus,
comme nous l'avons dit plus haut.
2. Tout ce que l'on fait à la gloire de Dieu relève de la
religion, non en tant qu'elle produit ces actes, mais en tant qu'elle les
commande. N'émanent directement de la religion que les actes qui n'ont d'autre
motif, selon leur raison spécifique, que la gloire de Dieu.
3. L'objet de l'amour est le bien. L'objet du respect ou de
l'honneur est quelque chose d'excellent. Dieu communique aux créatures sa bonté,
mais non l'excellence qu'elle possède en lui. C'est pourquoi la charité ne se
divise pas, qu'elle porte sa dilection sur Dieu ou sur le prochain ; tandis que
la religion, qui honore Dieu, se distingue des vertus qui honorent le prochain.
Objections :
1. Il semble bien, car saint Augustin affirme : "On rend
un culte à Dieu par la foi, l'espérance et la charité." Mais rendre un
culte à Dieu relève de la religion. Celle-ci est donc une vertu théologale.
2. On appelle "théologales" les vertus qui ont Dieu
pour objet. Or tel est le cas de la religion, puisque c'est à Dieu seul qu'elle
nous ordonne, comme on l'a dit plus haut.
3. Une vertu ne peut être que théologale, intellectuelle ou
morale, nous l'avons dit. La religion n'est pas une vertu intellectuelle, puisque
sa perfection ne consiste pas dans la considération de la vérité. Elle n'est
pas davantage une vertu morale, celles-ci ayant en propre de tenir le milieu
entre l'excès et le défaut, car on ne peut honorer Dieu à l'excès d'après
l'Ecclésiastique (43, 30) : "Bénissez le Seigneur, exaltez-le autant que
vous pouvez, il dépasse toute louange." Elle ne peut donc être qu'une
vertu théologale.
Cependant :
On la rattache à
la justice, qui est une vertu morale.
Conclusion :
La religion rend à
Dieu le culte qui lui est dû, on vient de le dire. Il y a donc en elle
deux points à considérer : ce qu'elle offre à Dieu, le culte, qui est la
matière et l'objet de la vertu ; d'autre part celui à qui nous le présentons :
Dieu. C'est à lui qu'on rend un culte, non pas que nos actes de culte
l'atteignent en lui-même, comme nous l'atteignons lorsque nous croyons en lui ;
c'est pourquoi nous avons dit précédemment que Dieu est objet de foi non
seulement en ce que nous croyons à Dieu, mais en tant que nous croyons Dieu.
Tandis que l'on offre à Dieu le culte qui lui est dû en tant que les actes de
culte se font pour le révérer : ainsi, l'oblation de sacrifices, etc. Aussi
est-il évident que Dieu n'est pas rattaché à la vertu de religion comme sa
matière ou son objet, mais comme sa fin.
C'est pourquoi la
religion n'est pas une vertu théologale, dont l'objet est la fin ultime, mais
une vertu morale qui concerne des moyens ordonnés à la fin.
Solutions :
1. C'est un principe universel qu'une puissance ou une vertu
dont l'activité porte sur une fin, meut par son commandement la puissance ou la
vertu qui actionne les moyens relatifs à cette fin. Les vertus théologales, foi,
espérance et charité, s'exercent à l'égard de Dieu comme envers leur objet
propre ; il leur appartient donc de causer par leur commandement l'acte de la
vertu de religion qui accomplit certains actes ordonnés à Dieu. C'est pourquoi
saint Augustin parle du culte rendu par la foi, l'espérance et la charité.
2. La religion nous ordonne à Dieu, non comme à son objet, mais
comme à sa fin.
3. La religion n'est pas une vertu théologale ni une vertu
intellectuelle, mais une vertu morale, puisqu'elle fait partie de la justice.
En elle le juste milieu se prendra non de l'équilibre des passions, mais selon
une certaine égalité dans les oeuvres qu'on fait pour Dieu. Ne l'entendons pas
d'une égalité quantitative avec ce que nous devons à Dieu ; mais relativement à
ce que nous pouvons faire et à ce que Dieu lui-même agrée. Quant à l'excès, il
peut s'en trouver dans ce qui touche au culte divin ; non qu'on puisse trop
honorer Dieu, mais il y a d'autres circonstances que la quantité. L'excès
pourra consister à rendre les honneurs divins à quelqu'un qui n'y a pas droit, hors
du temps voulu, ou selon d'autres circonstances blâmables.
Objections :
1. Il semble que non, car la perfection de la vertu morale
c'est d'atteindre au juste milieu d'après Aristote. Or le juste milieu de la
justice n'est pas réalisé par la religion, qui ne rend aucunement à Dieu
l'équivalent de ses dons.
2. Dans ce que l'on fait pour les hommes, on mérite d'autant
plus l'éloge qu'on aide celui qui en a le plus besoin, d'où cette parole
d'Isaïe (58, 7) : "Partage ton pain avec l'affamé." Mais Dieu n'a pas
besoin de notre aide, selon le Psaume (16, 2 Vg) : "J'ai dit au Seigneur :
"Tu es mon Dieu, car tu n'as pas besoin de mes biens."" Donc la
religion paraît mériter moins d'éloges que les autres vertus, par lesquelles on
vient en aide aux hommes.
3. Ce qu'on fait par une nécessité plus impérieuse est
d'autant moins digne d'éloge, selon saint Paul (1 Co 9, 16) : "Annoncer
l'Évangile n'est pas pour moi un titre de gloire : c'est une nécessité qui
s'impose à moi." La grandeur de la nécessité est conforme à la grandeur de
la dette. Donc, puisque la plus grande dette est ce que l'homme doit présenter
à Dieu, il apparaît que la religion est la moins digne d'éloges entre les
vertus humaines.
Cependant :
L’Exode (20, 1-11)
place au premier rang les préceptes concernant la religion. Or l'ordre des
préceptes correspond à l'ordre des vertus, puisqu'ils ont pour but d'en
promouvoir les actes. La religion a donc primauté parmi les vertus morales.
Conclusion :
Tout ce qui est
relatif à une fin tire sa bonté de son ordre à cette fin ; aussi plus on est
proche de celle-ci, plus la bonté s'accroît. Or, les vertus morales ont pour
matière, nous l'avons dit, tout ce qui est ordonné à Dieu comme à notre fin. Or,
parmi ces vertus, c'est la religion qui touche de plus près à Dieu : elle nous
fait accomplir des actes directement et immédiatement ordonnés à son honneur.
Elle a donc prééminence sur les autres vertus morales.
Solutions :
1. L'éloge de la vertu tient à ce que nous voulons, non aux
limites de ce que nous pouvons. Rester en deçà de cette égalisation qui est le
juste milieu de la justice, faute de le pouvoir, ne rabaisse en rien la qualité
de la vertu, s'il n'y a aucune déficience du côté de la volonté.
2. Dans les services que l'on rend à autrui, l'acte est
d'autant plus louable que le besoin est plus grand, parce qu'il rend davantage
service. Mais on n'offre rien à Dieu pour son profit, on l'offre pour sa gloire,
c'est là notre profit.
3. La nécessité empêche la gloire de la surérogation, mais non
le mérite de la vertu, si la volonté y intervient.
Objections :
1. Il semble que la latrie n'ait pas d'acte extérieur,
car il est dit en saint Jean (4, 24) : "Dieu est esprit et ceux qui
l'adorent doivent l'adorer en esprit et vérité." Or les actes extérieurs
ne relèvent pas de l'esprit, mais plutôt du corps. Donc la religion n'a pas
d'actes extérieurs, mais seulement intérieurs.
2. La religion a pour fin de rendre à Dieu respect et honneur.
Mais il semble irrespectueux de présenter à quelqu'un d'éminent ce qui convient
proprement aux inférieurs. Or, tous les actes d'hommage où le corps intervient
paraissent appropriés aux besoins humains ou au respect dû aux créatures
inférieures à Dieu. Il apparaît donc peu convenable d'en user pour honorer
Dieu.
3. Saint Augustin approuve Sénèque blâmant ceux qui rendent
aux idoles les hommages rendus ordinairement aux hommes, parce que ce qui
revient aux mortels ne convient pas aux immortels. Moins encore est-ce permis
pour le Dieu véritable, élevé par-dessus tous les dieux. Les actes corporels
sont donc à réprouver dans le culte de Dieu, et la religion ne les comporte
pas.
Cependant :
On lit dans le
Psaume (84, 3)." Mon coeur et ma chair ont bondi vers le Dieu vivant"
Mais si les actes intérieurs relèvent du "coeur", les actes
extérieurs relèvent de la "chair". Il apparaît donc que le culte
rendu à Dieu doit comporter non seulement des actes intérieurs, mais aussi des
actes extérieurs.
Conclusion :
Nous témoignons à
Dieu honneur et révérence non pour lui-même, parce qu'en lui-même il est plein
d'une gloire à quoi la créature ne peut rien ajouter, mais pour nous-mêmes ;
car révérer Dieu et l'honorer, c'est en fait lui assujettir notre esprit, qui
trouve en cela sa perfection. Toute chose en effet trouve sa perfection dans la
soumission à ce qui lui est supérieur. Ainsi le corps vivifié par l'âme, l'air
illuminé par le soleil. Mais pour rejoindre Dieu, l'esprit humain a besoin
d'être guidé par le sensible : car, écrit l'Apôtre (Rm 1, 20) : "C'est par
le moyen des choses créées qu'apparaît au regard de l'intelligence l'invisible
mystère de Dieu." C'est pourquoi le culte divin requiert nécessairement
l'usage de réalités corporelles, comme de signes capables d'éveiller en l'âme
humaine les actes spirituels par lesquels on s'unit à Dieu. Ainsi la religion a
des actes intérieurs qui sont principaux et qui d'eux-mêmes lui appartiennent.
Mais elle y ajoute, à titre secondaire, des actes extérieurs ordonnés aux actes
intérieurs.
Solutions :
1. Le Seigneur ne parle que de ce qui, dans le culte, est
premier et voulu pour soi-même.
2. Ces offrandes extérieures ne sont pas présentées à Dieu
pour subvenir à une indigence, selon qu'il dit dans le Psaume (50, 13) : "Mangerai-je
donc la chair des taureaux, boirai-je le sang des boucs ?" Mais on les
présente en signe de certaines oeuvres intérieures et spirituelles, agréées de
lui pour elles-mêmes. D'où cette définition de saint Augustin : "Le
sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice
invisible."
3. On se moque des idolâtres parce qu'ils présentaient aux
idoles des offrandes bonnes pour des hommes, non comme des signes éveillant au
monde spirituel, mais comme si les idoles prenaient plaisir à ces dons en
eux-mêmes. Et surtout parce que ces idoles étaient inexistantes et immorales.
Objections :
1. Non, car la religion est une vertu spéciale, on vient de
le dire. Or la sainteté est une vertu générale : "Elle assure, dit
Andronicus, la fidèle observance de tout ce qui est juste devant Dieu."
2. La sainteté implique la pureté ; car d'après Denys elle est
"la pureté libre de toute souillure, parfaite et sans la moindre tache".
Or la pureté est surtout affaire de tempérance, laquelle rejette les honteux
excès du corps. Donc, puisque la religion appartient à la justice, elle ne peut
être identique à la sainteté.
3. On ne peut identifier ce qu'on oppose dans une division
logique. Or dans une liste des annexes de la justice, sainteté et religion sont
distinguées.
Cependant :
On lit dans saint Luc
(1, 74) : "Servons Dieu en sainteté et justice." Mais le service de
Dieu, c'est la religion, nous l'avons vu. Religion et sainteté sont donc
identiques.
Conclusion :
Le mot de sainteté
implique deux choses : Premièrement : la pureté. C'est le sens donné par le mot
grec haies comme si l'on disait "sans terre". Deuxièmement, il
implique fermeté : les anciens appelaient saint ce que la loi protégeait et
rendait inviolable. D'où vient aussi le terme de "sanctionné" pour
désigner ce que confirme une loi. L'étymologie latine permet d'ailleurs de
rattacher au mot sanctus l'idée de pureté. Il faut alors l'entendre de sanguine
tinctus, parce que, dans l'antiquité, celui qui voulait être purifié se
faisait asperger par le sang d'une victime, d'après Isidore. L'un et l'autre
sens s'accordent pour faire attribuer la sainteté à ce qui est engagé dans le
culte divin. Si bien que non seulement les hommes, mais le temple, les
instruments et autres choses de ce genre, se trouveront sanctifiés par leur
application au culte de Dieu. La pureté en effet est nécessaire pour que l'âme
s'applique à Dieu. C'est parce que l'âme se souille du fait de sa liaison aux
choses d'en bas, comme un métal s'avilit par son alliage avec un métal moins noble,
ainsi l'argent mêlé de plomb. Or il faut que l'âme spirituelle se sépare de ces
réalités inférieures pour pouvoir s'unir à la réalité suprême. C'est pourquoi
une âme sans pureté ne peut s'appliquer à Dieu. Aussi l'épître aux Hébreux (12,
14) nous dit-elle : "Recherchez la paix avec tous, et cette pureté sans
laquelle nul ne verra Dieu." La fermeté stable est également requise pour
l'application de l'âme à Dieu. Elle s'attache à lui en effet comme à la fin
ultime et au premier principe, ce qui nécessairement est immuable au plus haut
point. Saint Paul disait aux Romains (8, 38) : "je suis certain que ni la
mort ni la vie ne me sépareront de l'amour de Dieu."
Ainsi donc, on
appelle sainteté cette application que l'homme fait de son âme spirituelle et de
ses actes à Dieu. Elle ne diffère donc pas de la religion dans son essence, mais
seulement d'une distinction de raison. Car on parle de religion selon que l'on
rend à Dieu le service qu'on lui doit en ce qui concerne spécialement le culte
divin : sacrifices, oblations, etc. Tandis qu'on parle de sainteté lorsque
l'homme, outre ces actes, rapporte encore à Dieu les actes des autres vertus, ou
bien se dispose au culte divin par certaines bonnes oeuvres.
Solutions :
1. A la prendre dans son essence, la sainteté est une vertu
spéciale, et l'on peut alors d'une certaine façon l'identifier à la religion.
Mais elle a aussi un caractère général selon que son commandement ordonne au
bien divin tous les actes des vertus. De même, la justice légale est appelée
vertu générale en tant qu'elle ordonne au bien commun les actes de toutes les
vertus.
2. La pureté qu'assure la tempérance n'a raison de sainteté
que si on la réfère à Dieu. D'où cette remarque de saint Augustin : "La
virginité est honorée non pour elle-même mais parce qu'elle est consacrée à
Dieu.
3. La sainteté se distingue de la religion, nous venons de le
dire, non d'une distinction réelle, mais d'une distinction de raison,
LES ACTES DE LA RELIGION
Premièrement les
actes intérieurs (Questions 82-83) qui sont les principaux, on l'a dit.
Deuxièmement les actes extérieurs, qui sont secondaires (Questions 84-91). Nous
trouvons comme actes intérieurs de la religion la dévotion (Question 82) et la
prière (Question 83), dont nous allons traiter successivement.
- 1. Est-elle un
acte spécial ? - 2. Est-elle un acte de religion ? - 3. Sa cause. - 4. Son
effet.
Objections :
1. Apparemment non. Ce qui est une modalité d'autres actes ne
peut être un acte spécial : or c'est le cas, semble-t-il, de la dévotion, car
on lit au deuxième livre des Chroniques (29, 31) : "La foule tout entière
offrit d'une âme dévote ses victimes, ses louanges et ses holocaustes."
2. Aucun acte spécial ne se trouve en des genres divers comme
sont les actes spirituels et corporels ; or on appelle "dévote" aussi
bien une méditation qu'une génuflexion.
3. Tout acte spécial doit appartenir soit à la puissance
appétitive, soit à la puissance cognitive. Or ni l'une ni l'autre ne compte la
dévotion parmi ses actes propres, si l'on parcourt l'énumération donnée jadis
de leurs différentes espèces d'actes. La dévotion n'est donc pas un acte
spécial.
Cependant :
C’est par nos
actes que nous méritons. Mais la dévotion a une raison spéciale de mérite. Donc
elle est un acte spécial.
Conclusion :
Dévotion vient de "dévouer"
et l'on appellera "dévots" ceux qui, en quelque sorte, "vouent"
à Dieu leur propre personne par un assujettissement total. C'est ainsi que
l'antiquité païenne désignait par ce terme ceux qui se "dévouaient"
aux idoles, en se livrant à la mort pour le salut de leur armée, comme
Tite-Live le raconte des deux Decius. On voit par là ce qu'est la dévotion :
rien autre qu'une volonté de se livrer promptement à ce qui concerne le service
de Dieu. Ainsi est-il dit dans l'Exode (35, 23) : "Toute l'assemblée des
fils d'Israël, d'une âme très prompte et dévote, offrit les prémices au
Seigneur." Ce vouloir, portant sur le prompt accomplissement de ce qui
tient au service divin, est manifestement un acte spécial. Donc la dévotion est
un acte spécial de la volonté.
Solutions :
1. Ce qui meut impose son mode au mouvement du mobile. La
volonté meut les autres facultés de l'âme à leurs actes respectifs, et
elle-même en tant qu'elle est de la fin se meut à vouloir les moyens, nous
l'avons vu. Et puisque la dévotion est un acte de volonté par lequel on fait
offrande de soi-même à Dieu pour le servir, lui qui est fin ultime de tout ce
que nous faisons, il s'ensuit qu'elle impose une modalité aux actes humains :
actes de la volonté elle-même s'appliquant aux moyens, ou bien encore
actes des autres puissances soumises à son impulsion.
2. Parmi les actes humains, si l'on retrouve la dévotion en
des genres divers, ce n'est pas comme une espèce unique sous des genres
différents, mais on l'y trouve selon la façon dont le mouvement imprimé par le
moteur se retrouve virtuellement dans les mouvements du mobile.
3. La dévotion est un acte de la puissance appétitive, et
c'est un mouvement de la volonté. Nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne le paraît pas, si l'on se rappelle que la dévotion
consiste à se livrer à Dieu. Mais c'est là surtout le fait de la charité, car, selon
Denys : "l'amour divin produit l'extase ; grâce à lui, ceux qui
aiment ne s'appartiennent plus, ils appartiennent à ce qu'ils aiment".
Donc la dévotion est plutôt un acte de charité que de religion.
2. La charité vient avant la religion, mais elle-même est
précédée par la dévotion, car la Sainte Écriture symbolise la charité par le
feu, et la dévotion par la graisse, qui est la matière du feu. Donc la dévotion
n'est pas un acte de la religion.
3. La religion nous ordonne seulement à Dieu, nous l'avons dit.
Mais
on a aussi de la dévotion pour des hommes : on parle de gens dévots à tels
saints personnages ; on dit même de certains sujets qu'ils sont à la dévotion
de leurs maîtres : le pape Léon montre que "les Juifs s'exprimant comme
des gens à la dévotion des lois romaines lorsqu'ils disaient : "Nous
n'avons de roi que César"".
Cependant :
Dévotion vient de "vouer",
nous l'avons dit à l’article précédent. Mais le voeu est un acte de religion.
Donc la dévotion aussi.
Conclusion :
C'est à la même
vertu qu'il appartient de vouloir faire quelque chose, et de tenir sa volonté
prompte à l'accomplir ; ces deux actes ont en effet un même objet. Ainsi, dit
Aristote, "la justice fait vouloir et accomplir ce qui est juste". Or
il est évident que les oeuvres concernant le culte ou le service divin sont le
domaine propre de la religion, nous l'avons vu. C'est donc à elle qu'on
attribuera l'acte de tenir sa volonté prompte à les exécuter : c'est cela être
dévot. Il est donc clair que la dévotion est un acte de la religion.
Solutions :
1. Que l'homme se livre à Dieu en s'unissant à lui
spirituellement, cela relève immédiatement de la charité. Mais qu'il se livre à
Dieu pour des oeuvres de culte, cela relève immédiatement de la religion ; la
charité n'y intervient que médiatement, comme principe de la religion.
2. La graisse corporelle est produite par la chaleur naturelle
qui digère les aliments, et elle-même conserve et alimente cette chaleur.
Semblablement la charité engendre la dévotion, car l'amour rend prompt au
service de l'ami ; et en outre, la dévotion nourrit la charité, de même que
toute amitié se conserve et s'accroît par l'exercice et la pensée de services
amicaux.
3. La dévotion qu'on a pour les saints morts ou vivants ne
s'arrête pas à eux, mais aboutit à Dieu, que nous révérons en ses ministres.
Quant à la dévotion dont on parle dans les rapports de subordonnés à maîtres
temporels, elle est d'un autre ordre, comme le service des maîtres d'ici-bas
diffère de celui de Dieu.
Objections :
1. La méditation contemplative ne peut causer la dévotion, car
aucune cause ne fait obstacle à son effet. Or les méditations subtiles de
l'intelligence empêchent souvent la dévotion.
2. Si la contemplation était la cause propre et essentielle de
la dévotion, il faudrait que les objets de la plus haute contemplation
éveillent davantage la dévotion. C'est tout le contraire qui apparaît. Souvent
la dévotion est excitée par la considération de la passion du Christ et les
autres mystères de son humanité, plus que par la vue de la grandeur divine.
3. Si cela était, il faudrait que les plus aptes à la
contemplation soient aussi les plus disposés à la dévotion. C'est le contraire
que nous voyons. On rencontre plus souvent de la dévotion chez des gens simples
et chez les femmes, en qui l'on trouve peu de contemplation. Celle-ci n'est
donc pas la cause propre de la dévotion.
Cependant :
On dit dans le
Psaume (39, 4) : "Dans ma méditation s'animera l'ardeur du feu." Mais
le feu spirituel engendre la dévotion. Donc la méditation est cause de
dévotion.
Conclusion :
La cause
extérieure et principale de la dévotion c'est Dieu. Saint Ambroise écrit :
"Dieu appelle ceux qu'il juge bon d'appeler, rend religieux celui qu'il
veut, et s'il l'avait voulu il eût transformé en dévotion l'indifférence des
Samaritains." Quant à la cause intérieure, qui tient à nous, c'est
nécessairement la méditation ou contemplation. Nous l'avons dit en effet la
dévotion est un acte de la volonté, qui fait qu'on se livre avec promptitude au
service de Dieu. Or, tout acte de volonté procède d'une certaine vue de
l'esprit, du fait que le bien perçu par l'intelligence est l'objet de la
volonté." La volonté naît de l'intelligence" dit saint Augustin. Nous
en déduirons nécessairement que la méditation est cause de dévotion, pour
autant qu'elle fait naître en nous cette conviction qu'on doit se livrer au
service divin. A cela mènent deux ordres de considérations. Les unes prises de
la divine bonté et de ses bienfaits, selon le Psaume (73, 28) : "Il m'est
bon d'adhérer à Dieu et de placer dans le Seigneur mon espoir." Cette
considération éveille l'amour de charité, cause prochaine de la dévotion. Un
autre sujet de méditation se tire de nous-même et de la vue des déficiences qui
nous forcent à nous appuyer sur Dieu, selon le Psaume (121, 1) : "J'ai
levé les yeux vers les sommets d'où me viendra le secours. Mon secours vient du
Seigneur, qui a fait le ciel et la terre." Cette vue exclut la présomption,
qui, nous faisant compter sur nos propres forces, nous empêche de nous
soumettre à Dieu.
Solutions :
1. La considération de ce qui excite naturellement l'amour de
Dieu cause la dévotion. Mais la considération de tout ce qui y est étranger, en
distrayant l'esprit, empêche la dévotion.
2. Ce qui tient à la divinité doit plus que toute autre chose,
à le prendre en soi, éveiller l'amour et par suite la dévotion parce que Dieu
doit être aimé plus que toute chose. Mais la faiblesse de l'esprit humain, de
même qu'elle a besoin d'être conduite par la main jusqu'à la connaissance
divine, veut que nous n'atteignions pas à l'amour sans l'aide de réalités
sensibles, adaptées à notre connaissance. En premier lieu ce sera l'humanité du
Christ, selon cette préface du missel pour Noël : "En sorte que
connaissant Dieu sous cette forme visible nous soyons par lui ravis en l'amour
des réalités invisibles." Regarder l'humanité du Christ est donc le moyen
par excellence d'exciter la dévotion. C'est comme un guide qui nous prendrait
par la main. Cependant la dévotion s'attache principalement à ce qui concerne
la divinité.
3. La science, comme tout ce qui implique grandeur, est une
occasion pour l'homme de se fier à lui-même et l'empêche donc de se livrer
totalement à Dieu. C'est donc là parfois un obstacle occasionnel à la dévotion
; tandis que des gens simples et des femmes ont une abondante dévotion parce
qu'ils répriment tout orgueil. Mais la science ou toute autre perfection que ce
soit, si on la soumet parfaitement à Dieu, accroît la dévotion.
Objections :
1. Il semble que l'allégresse ne soit pas l'effet de la
dévotion. Car, on l'a dit, la passion du Christ est un des principaux motifs
qui l'éveillent, et c'est une considération affligeante pour l'âme selon les
Lamentations (3, 19) : "Rappelle-toi ma pauvreté, l'absinthe et le fiel",
ce qui évoque la Passion, et le texte ajoute : "Oui, je me souviendrai, et
mon âme se consumera en moi." La délectation, la joie, n'est donc pas
l'effet de la dévotion.
2. La dévotion est avant tout le sacrifice intérieur de
l'esprit. Mais il est dit dans le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice pour
Dieu, c'est l'esprit broyé." La dévotion produit donc plus de peine que de
plaisir ou de joie.
3. Saint Grégoire de Nysse remarque que "si le rire vient
de la joie, les larmes et les gémissements sont signes de tristesse". Mais
il arrive que par dévotion des gens fondent en larmes. Donc l'allégresse ou la
joie ne vient pas de la dévotion.
Cependant :
Nous demandons, dans
une oraison du missel que "ceux que les jeûnes châtient, une sainte
dévotion les réjouisse".
Conclusion :
Par soi, et à
titre principal, la dévotion cause l'allégresse de l'âme. Mais à titre dérivé
et par accident, elle engendre la tristesse. Deux ordres de considérations, nous
l'avons dit font naître la dévotion. Le rôle principal y revient à la
considération de la bonté divine, parce que cette considération rejoint le
terme du mouvement par lequel la volonté se livre à Dieu. Par elle-même cette
vue est suivie de délectation, selon le Psaume (77, 4) : "je me suis
souvenu de Dieu et me suis délecté." Par accident, toutefois, elle cause
de la tristesse, chez ceux qui ne jouissent pas encore pleinement de Dieu, selon
le Psaume (42, 3) : "Mon âme a soif de Dieu, la source vive." Une
deuxième cause de notre dévotion, nous l'avons dit, c'est la considération de
nos propres déficiences, car elle regarde le point dont nous partons et nous
éloignons, dans le mouvement de la volonté dévote : elle ne veut plus exister
en soi-même, mais se soumettre à Dieu. Ici tout se passe à l'inverse du cas
précédent. En elle-même, cette considération est de nature à causer de la
tristesse, par le rappel de nos misères, mais elle peut être l'occasion
d'allégresse, dans l'espoir du secours divin. C'est ainsi que premièrement et
par soi la dévotion engendre la joie, secondairement et par accident la bonne
tristesse "qui est selon Dieu".
Solutions :
1. Ce qui nous attriste, dans la considération de la passion
du Christ, c'est la misère humaine que le Christ est venu enlever et pour
laquelle "il a fallu qu'il souffre". Mais il y a de quoi nous remplir
d'allégresse si nous songeons à la bonté de Dieu envers nous, qui nous a
procuré une telle libération.
2. L'esprit broyé par la misère de la vie présente trouve
sujet de se réjouir en considérant la bonté divine et en espérant le secours
divin.
3. Les larmes jaillissent de la tristesse, mais aussi d'un
coeur attendri. On le constate surtout dans ces joies dont l'objet même évoque
des souvenirs attristants. On pleure d'attendrissement lorsqu'on retrouve un
fils, un ami très cher qu'on avait crus perdus. C'est de cette façon que la
dévotion fait verser des larmes.
- 1. La prière
est-elle un acte de la faculté appétitive, ou cognitive ? - 2. Convient-il de
prier Dieu ? - 3. Est-ce un acte de la religion ? - 4. Ne doit-on prier que
Dieu ? - 5. La prière de demande doit-elle avoir un objet déterminé ? - 6.
Doit-on demander à Dieu des biens temporels ? - 7. Devons-nous prier pour
autrui ? - 8. Devons-nous prier pour nos ennemis ? - 9. Les sept demandes de
l'oraison dominicale. - 10. La prière appartient-elle en propre à la créature
douée de raison ? - 11. Les saints du ciel prient-ils pour nous ? - 12. La
prière doit-elle être vocale ? - 13. L'attention est-elle requise pour la
prière ? - 14. La prière doit-elle être prolongée ? - 15. Est-elle méritoire ?
- 16. La prière est-elle efficace pour obtenir ce qu'on demande ? - 17. Les
différentes espèces de prière.
Objections :
1. Il apparaît qu'elle est un acte de la faculté appétitive.
En effet, on prie pour être exaucé. Mais c'est le désir que Dieu exauce selon
le Psaume (10, 38) : "Le Seigneur exauce le désir des pauvres." Or le
désir est un acte de la faculté appétitive, donc la prière aussi.
2. "Avant toutes choses, dit Denys, il est utile de
commencer par prier, nous livrant ainsi et nous unissant à Dieu." Mais
l'union à Dieu se fait par l'amour : comme celui-ci, la prière sera donc
attribuée à la puissance appétitive.
3. Selon Aristote, l'âme intellectuelle a deux opérations :
l'intelligence des indivisibles, simple saisie de l'essence de chaque être, et
la composition et division, qui fait saisir que quelque chose existe ou
n'existe pas ; on y ajoute le raisonnement qui va du connu à l'inconnu. Mais la
prière ne se ramène à aucune de ces opérations. Elle n'est donc pas un acte de
la puissance intellectuelle.
Cependant :
Isidore nous dit
que prier (ordre) c'est "dire", ce qui appartient à
l'intellect. La prière est donc l'acte de la puissance intellective, et non
appétitive.
Conclusion :
Cassiodore
discerne dans le mot oratio l'étymologie oris ratio : "raison parlée". Or la
raison spéculative et la raison pratique se distinguent en ce que la raison
spéculative se contente d'appréhender le réel, tandis que la raison pratique y
ajoute un pouvoir de causalité. Or un être est cause d'un autre de deux façons.
D'une façon parfaite, par une action nécessaire, et cela se produit lorsque
l'effet est totalement soumis à la puissance de la cause. Ou bien d'une façon
imparfaite en ne créant qu'une disposition, quand l'effet n'est pas totalement
soumis à la puissance de la cause. C'est ainsi que la raison est cause de deux
façons.
1° Son action peut
se faire contraignante. C'est ainsi qu'il lui appartient de commander aux
puissances inférieures et aux membres du corps, et d'exercer sa maîtrise non
seulement sur eux, mais encore sur les hommes qui nous sont soumis. C'est la
causalité du commandement.
2° Mais
l'influence de la raison peut se borner à engager et à disposer l'action. C'est
ainsi que la raison demande l'accomplissement de quelque chose à ceux qui ne
lui sont pas soumis, mais égaux ou supérieurs. Ces deux façons d'agir :
commandement, et demande ou prière comportent l'établissement d'un ordre : on
dispose que quelque chose doit être fait par un autre agent. Aussi cela
relève-t-il de la raison, à laquelle il appartient d'ordonner. C'est le sens du
texte d'Aristote : "La raison porte au bien parfait sous forme de prière"
; et c'est en ce sens que nous parlons ici d'oratio, dans le sens d'une
imploration ou d'une demande, selon la définition de saint Augustin : "La
prière est une demande", et du Damascène : "C'est la demande à Dieu
de ce qui convient." La prière dont nous parlons est donc bien un acte de
la raison.
Solutions :
1. "Le Seigneur exauce le désir des pauvres" en ce
sens que la demande est l'effet du désir, qu’elle traduit en quelque sorte. A
moins qu'on veuille désigner en parlant ainsi la rapidité de la réponse divine.
Les pauvres ne font encore que désirer, et déjà Dieu les exauce, sans leur
laisser le temps d'exprimer leur prière, selon Isaïe (65, 24) : "Avant
qu'ils aient crié vers moi, je les ai exaucés."
2. Nous l'avons dit précédemment la volonté pousse la raison
vers sa propre fin. Rien n'empêche donc qu'un acte de la raison mue par la
volonté ne tende à ce qui est la fin de la charité : l'union avec Dieu. Cette
influence du vouloir de charité sur la prière nous portera vers Dieu de deux
façons. 1° Du point de vue de l'objet de nos demandes, parce que nous devons
principalement demander dans nos prières l'union à Dieu, selon le Psaume (27, 4)
: "J'ai demandé une chose à Dieu, celle-là je la cherche, c'est d'habiter
dans la maison de Dieu tous les jours de ma vie." 2° Du point de vue du
sujet qui prie. Il lui faut en effet, accéder à celui qu’il implore, localement
si c'est un homme, spirituellement s'il s'agit de Dieu. C'est ce qu'indique
Denys en ajoutant : "Quand nos prières invoquent Dieu, nous sommes face à
lui par notre esprit." Et c'est aussi ce que dit saint Jean Damascène
lorsqu'il définit la prière "une élévation de l'âme vers Dieu".
3. Ces trois actes relèvent de la raison spéculative. La
raison pratique fait davantage, et exerce une activité causale, par mode de
commandement ou de demande, nous venons de le dire.
Objections :
1. Non, à ce qu'il semble. Car, si la prière nous est
nécessaire, c'est pour notifier nos besoins à celui à qui nous l'adressons.
Mais selon saint Matthieu (6, 32) : "Votre Père sait bien que vous avez
besoin de tout cela."
2. La prière fléchit celui à qui on l'adresse et l'amène à
faire ce qu'on lui demande. Mais Dieu est immuable et inflexible en ses
desseins selon le premier livre de Samuel (15, 29 Vg) : "Le Dieu
triomphant d'Israël ne pardonnera pas, et rien ne l'amènera à se repentir."
Il ne convient donc pas de prier Dieu.
3. Il est plus libéral de donner à celui qui ne demande pas
qu'à celui qui demande. Sénèque le dit : "Rien n'est plus chèrement acheté
que ce qu'on paie de ses prières." Mais Dieu est la libéralité même ; il
ne paraît donc pas logique de le prier.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Luc 18, 1) : "Il faut prier toujours, sans se lasser."
Conclusion :
Les anciens ont
commis, touchant la prière, trois sortes d'erreurs. Les uns ont soutenu que les
affaires humaines ne dépendent pas de la providence divine. D'où l'inutilité de
la prière et de tout culte religieux. C'est à eux que s'applique cette
apostrophe de Malachie (3, 14) : "Vous avez dit : c'est vanité que servir
Dieu." Pour d'autres, tout, même les choses humaines, se produit de façon
nécessaire, qu'on l'explique par l'immutabilité de la Providence, les
influences astrales ou l'enchaînement des causes. Ceux-là aussi nient l'utilité
de la prière. D'autres enfin admettent bien que les choses humaines, régies par
la providence divine, ne se produisent pas de façon nécessaire. Mais ils disent
que la providence divine peut varier dans ses dispositions, et que les prières
et autres pratiques cultuelles peuvent changer quelque chose à l'ordre établi
par elle. Toutes ces erreurs ont été réfutées dans notre première Partie. Il
nous faut donc présenter l'utilité de la prière mais ne pas imposer une
nécessité quelconque aux choses humaines soumises à la Providence, et ne pas
non plus estimer que l'ordre établi par Dieu puisse changer.
Pour le voir
clairement, il faut considérer que la providence divine ne se borne pas à
établir que tel ou tel effet sera produit ; elle détermine aussi en vertu de
quelles causes et dans quel ordre il le sera. Or l'activité humaine est
efficace et nous pouvons la mettre au rang des causes. Aussi faut-il que
l'homme agisse non pour que ses actes changent le plan divin, mais pour qu'ils
réalisent certains effets conformément à l'ordre établi par Dieu. C'est
d'ailleurs ce qui se passe dans la causalité naturelle ; et il en est de même
pour la prière. Nous ne prions pas pour changer l'ordre établi par Dieu, mais
pour obtenir ce que Dieu a décidé d'accomplir par le moyen des prières des
saints. Si bien que "par leurs demandes, les hommes méritent de recevoir
ce que le Dieu tout-puissant, dès avant les siècles, a résolu de leur donner",
dit saint Grégoire.
Solutions :
1. Si nous adressons des prières à Dieu, ce n'est pas parce
qu'il faudrait lui faire connaître nos besoins ou nos désirs ; c'est pour que
nous envisagions nous-mêmes qu'en pareil cas on doit recourir au secours de
Dieu.
2. Notre prière, on vient de le dire, n'a pas pour but de
changer le plan de Dieu, mais d'obtenir par nos prières ce qu'il a décidé de
nous donner.
3. Dieu, dans sa libéralité, nous accorde bien des choses sans
même que nous les lui demandions. Mais s'il exige en certains cas notre prière,
c'est que cela nous est utile. Cela nous vaut l'assurance de pouvoir recourir à
lui, et nous fait reconnaître en lui l'auteur de nos biens. D'où ces paroles de
Chrysostome : "Considère quel bonheur t'est accordé, quelle gloire est ton
partage : voilà que tu peux converser avec Dieu par tes prières, dialoguer avec
le Christ, souhaiter ce que tu veux, demander ce que tu désires."
Objections :
1. Il apparaît que non, car la religion, rattachée à la
justice, a pour siège la volonté, tandis que la prière met en oeuvre nos
puissances intellectuelles, nous l'avons dit. La prière ne paraît donc pas être
un acte de la religion, mais du don d'intelligence qui élève l'âme à Dieu.
2. L'acte de latrie tombe sous une obligation de précepte.
Mais tel n'est pas le cas de la prière qui dépend purement de la volonté, puisqu'elle
n'est pas autre chose que la demande de ce qu'on veut. Il paraît donc qu'elle
n'est pas un acte de la religion.
3. Il revient à la religion de présenter à Dieu un culte et
des cérémonies. Mais la prière n'apporte rien à Dieu. Elle demande plutôt
d'obtenir quelque chose. Elle n'est donc pas un acte de religion.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (141, 2) : "Que ma prière
monte droit comme l'encens devant ta face." Et la Glose commente : "Dans
l'Ancien Testament on symbolisait la prière par l'encens offert au Seigneur en
odeur agréable." Ce qui appartient à la religion. Nous lui attribuerons
donc l'acte de prière.
Conclusion :
L'objet propre de
la vertu de religion, c'est de rendre à Dieu honneur et respect. Tout ce qui
exprime la révérence envers Dieu est de son ressort. C'est le cas de la prière.
On y révère Dieu en tant qu'on se soumet à lui et que l'on professe avoir
besoin de lui, auteur de tous nos biens. Manifestement pareil acte relève en
propre de la vertu de religion.
Solutions :
1. La volonté meut les autres puissances vers sa propre fin, nous
l'avons dit. C'est pourquoi la religion, qui réside dans la volonté, ordonne à
l'honneur de Dieu les actes des autres puissances. Or, parmi celles-ci, c'est
l'intellect qui est la plus haute et la plus voisine de la volonté. Après la
dévotion, qui est un acte de la volonté elle-même, la prière, qui met en oeuvre
l'intellect, a donc le premier rang parmi les actes de religion : c'est l'acte
dans lequel cette vertu meut vers Dieu l'intellect humain.
2. Non seulement demander ce que nous désirons, mais même
désirer ce qu'il faut tombe sous le précepte. Le désir sous le précepte de la
charité, la demande sous celui de la religion, précepte qu'on trouve en saint Matthieu
(7, 7) : "Demandez et vous recevrez."
3. Prier, c'est livrer à Dieu son esprit, qu'on lui soumet par
le respect et qu'on lui présente, selon le texte de Denys cité dans
l'objection. Et de même que l'esprit humain l'emporte sur les membres
extérieurs, corporels, ou sur les biens extérieurs que nous employons au
service de Dieu, de même la prière est le plus haut de tous les actes de la
religion.
Objections :
1. Il semble que oui, puisque la prière est un acte de la
religion, qui doit réserver son culte à Dieu seul.
2. C'est en vain qu'on adresse une prière à quelqu'un qui ne
peut la connaître. Or Dieu seul connaît nos prières. Le plus souvent en effet
la prière se fait par un acte de notre âme, connu de Dieu seul, plutôt qu'en
paroles." Je prierai en esprit, je prierai par l'âme", dit saint Paul
(1 Co 14, 15). Et aussi, dit saint Augustin, "les morts, même saints, ignorent
ce que font les vivants, fussent-ils leurs fils". On ne doit donc adresser
sa prière qu'à Dieu.
3. Si nous adressons des prières à certains saints, c'est
uniquement parce qu'ils sont unis à Dieu. Mais il y a des gens qui vivent en ce
monde ou encore des âmes du purgatoire, qui sont très unis à Dieu par la grâce.
Or, on ne les prie pas. Donc on ne doit pas prier non plus les saints du
paradis.
Cependant :
On lit dans Job (5,
1) : "Appelle, si quelqu'un peut te répondre, et tourne-toi vers l'un des
saints."
Conclusion :
Il y a deux
manières de présenter sa demande à quelqu'un. On peut lui demander de l'exaucer
lui-même, ou bien de nous la faire obtenir. Dans le premier cas la prière ne
peut s'adresser qu'à Dieu, car nos prières doivent être ordonnées à l'obtention
de la grâce et de la gloire, que Dieu seul peut nous octroyer selon le Psaume
(84, 12) : "Le Seigneur donne la grâce et la gloire." Mais nous
prions de la seconde manière en nous adressant aux saints, anges et hommes. Non
pour qu'ils fassent connaître à Dieu nos demandes, mais pour qu'ils les fassent
aboutir par leur intercession et leurs mérites. C'est pourquoi on lit dans
l'Apocalypse (8, 4) : "La fumée des parfums, c'est-à-dire les prières des
saints, monte de la main de l'ange devant le Seigneur." C'est également ce
qui ressort de la forme suivie par l’Église dans ses prières. Car nous
demandons à la sainte Trinité "d'avoir pitié de nous", aux saints, autres
que Dieu, nous demandons "de prier pour nous".
Solutions :
1. Lorsque nous prions, nous rendons un culte à celui-là
seulement de qui nous espérons recevoir ce que nous demandons, parce que nous
attestons ainsi qu'il est l'auteur de tous nos biens. Il n'en est pas de même
avec ceux que nous implorons comme nos intercesseurs auprès de Dieu.
2. Les morts, à ne considérer que leur condition naturelle, ne
savent pas ce qui se passe en ce monde, surtout dans l'intime des coeurs. Mais,
nous dit saint Grégoire, les bienheureux découvrent dans le Verbe ce qu'ils doivent
connaître de ce qui nous arrive, même quant aux mouvements intérieurs du coeur.
Or il convient par-dessus tout au rang élevé qui est le leur, qu'ils
connaissent les demandes qui leur sont faites oralement ou mentalement. Ils
connaissent donc les prières que nous leur adressons, parce que Dieu les leur
découvre.
3. Ceux qui sont en ce monde ou dans le purgatoire ne
jouissent pas encore de la vision du Verbe. Ils ne peuvent donc pas connaître
ce que nous pensons ou disons. C'est pourquoi nous n'implorons pas leurs
suffrages par la prière, sinon en ce qui concerne les vivants, par nos
demandes.
Objections :
1. Il apparaît que non car, selon la définition de saint Jean
Damascène : "prier, c'est demander à Dieu ce qui convient" ; et la
prière est inefficace si elle demande ce qu'il n'est pas avantageux d'obtenir, selon
saint Jacques (4, 3) : "Vous demandez et ne recevez pas, parce que vous
demandez mal." Or "ce qu'il faut que nous demandions, nous l'ignorons",
dit saint Paul (Rm 7, 26).
2. Adresser à quelqu'un une demande déterminée, c'est tenter
d'incliner sa volonté à faire notre volonté propre. Or nous ne devons pas
tendre à ce que Dieu veuille ce que nous voulons, mais plutôt à vouloir
nous-mêmes ce qu'il veut, comme dit la Glose sur ce verset du Psaume (33, 1) :
"Exultez, vous les justes, dans le Seigneur." Nous ne devons donc pas,
dans la prière, adresser à Dieu des demandes déterminées.
3. Ce qui est mal, nous ne devons pas le demander à Dieu ;
quant au bien, il nous y invite. Il est donc inutile de le lui demander. Si
bien qu'il ne faut demander à Dieu, dans la prière, rien de déterminé.
Cependant :
Le Seigneur a
instruit ses disciples à demander de façon déterminée ce qui figure dans
l'oraison dominicale.
Conclusion :
D'après Valère
Maxime : "Socrate pensait qu'on devait se borner à demander aux dieux
immortels de nous être bienfaisants. Il estimait qu'ils savent ce qui est utile
à chacun, tandis que la plupart du temps nous sollicitons ce qu'il vaudrait
mieux ne pas obtenir." Cette opinion a du vrai, au moins en ce qui
concerne les choses qui peuvent mal tourner et dont on peut bien ou mal user ;
ainsi les richesses, dont il est dit au même endroit "quelles ont été la
ruine de bien des gens ; les honneurs, qui en ont perdu un grand nombre ; les
règnes, dont on voit l'issue souvent misérable ; les alliances splendides, qui
plus d'une fois détruisent les familles". Mais il y a des biens dont on ne
peut user mal et qui ne peuvent avoir d'issue fâcheuse : ceux qui font notre
béatitude ou qui nous permettent de la mériter. C'est ce que les saints
demandent de façon absolue : "Montre ta face et nous serons sauvés" (Ps
80, 4) ; et encore : "Conduis-moi dans le chemin de tes commandements"
(Ps 119, 35).
Solutions :
1. Bien que l'homme ne puisse de lui-même savoir ce qu'il
doit demander, l'Esprit, comme il est dit au même endroit, "vient en aide
à notre faiblesse", parce que, en nous inspirant de saints désirs, il
rectifie notre requête. D'où la parole du Seigneur (Jn 4, 23) : "Les vrais
adorateurs doivent adorer en esprit et vérité."
2. Quand nous demandons dans la prière ce qui concerne notre
salut, nous conformons notre volonté à celle de Dieu dont il est dit (1 Tm 2, 4)
qu'il "veut le salut de tous les hommes".
3. Les biens auxquels Dieu nous convie, c'est à nous de venir
y prendre part, non par une démarche corporelle, mais par les pieux désirs et
les dévotes prières.
Objections :
1. Il apparaît que non, car ce que nous demandons dans la
prière, nous le recherchons, ce qu'il ne faut pas faire pour les biens
d'ici-bas (Mt 6, 33) : "Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice,
et tout cela viendra de surcroît." Tout cela, ce sont les biens terrestres,
dont on nous dit qu'il ne faut pas les rechercher, mais qu'ils s'ajoutent à ce
que nous avons demandé. Il faut donc les exclure des demandes que nous faisons
à Dieu.
2. On ne demande que ce dont on a souci, et l'on ne doit pas
se mettre en souci pour les biens temporels (Mt 6, 25) : "Ne vous mettez
pas en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez." Il n'y a donc pas à
demander dans la prière les biens temporels.
3. Par notre prière, l'âme doit s'élever vers Dieu. Mais les
demandes temporelles la font descendre au-dessous d'elle-même. C'est contredire
saint Paul, qui disait (2 Co 4, 18) : "Ne regardons pas aux réalités
visibles mais aux invisibles ; car ce qu'on voit est temporel, ce qu'on ne voit
pas est éternel." Donc on ne doit pas, dans la prière, demander à Dieu des
biens temporels.
4. On ne doit demander à Dieu que ce qui est bon et utile. Or
les biens terrestres, quand on les a, sont parfois nuisibles aussi bien
temporellement que spirituellement : on ne doit donc pas les demander à Dieu
dans la prière.
Cependant :
On demande dans
les Proverbes (30, 8) : "Accorde-moi seulement ce qui est nécessaire à ma
subsistance."
Conclusion :
Saint Augustin
écrit à Proba, "Il est permis de demander dans la prière tout ce qu'il est
permis de désirer." Or il est permis de désirer les biens temporels, non
pas sans doute à titre principal, en mettant en eux notre fin ; mais comme des
secours qui nous aident à tendre à la béatitude, en tant que notre vie
corporelle trouve en eux son soutien, et que notre activité vertueuse les
emploie à titre d'instruments, selon Aristote. Il est donc permis de prier pour
les obtenir. Et c'est ce que dit saint Augustin : "Il est très normal de
vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On
ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se
comporter convenablement suivant son rang et ne pas gêner ceux avec qui l'on
doit vivre. Lorsqu'on les a, il faut prier pour les conserver, et lorsqu'on ne
les a pas, il faut prier pour les avoir."
Solutions :
1. Les biens temporels ne doivent pas faire l'objet principal
de nos recherches, mais venir au second plan. Ainsi saint Augustin déclare :
"Lorsque le Seigneur dit : "Il faut premièrement chercher le royaume
de Dieu", il veut dire que les biens temporels ne doivent être recherchés
qu'après, non selon le temps, mais selon leur dignité : celui-là comme notre
bien, ceux-ci comme notre nécessaire."
2. On n'interdit pas tout souci des biens temporels, mais le
souci superflu et désordonné, nous l'avons déjà dit.
3. Lorsque notre âme vise les biens temporels pour se reposer,
elle s'y abaisse. Mais quand elle les vise en vue d'obtenir la béatitude, loin
de se trouver rabaissée par eux, elle les relève.
4. Du moment que nous demandons les biens temporels, non comme
l'objet principal de nos désirs mais pour obtenir des biens plus élevés, nous
demandons à Dieu de nous les accorder dans la mesure où ils sont utiles à notre
salut.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car en priant nous devons suivre le
modèle que le Seigneur nous a donné. Or dans l'oraison dominicale nous
formulons des demandes pour nous, mais non pas pour autrui : "Donne-nous
aujourd'hui notre pain de ce jour..."
2. On prie pour être exaucé ; or l'une des conditions requises
pour qu'une prière puisse être exaucée, c'est précisément qu'on prie pour
soi-même. Sur ce texte de saint Jean (16, 23) : "Si vous demandez quelque
chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera". Saint Augustin fait ce
commentaire : "Tous sont exaucés, lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes, mais non
lorsqu'ils prient pour tous. C'est pourquoi il est dit : "vous
donnera" et non pas simplement "donnera". Il semble donc que
nous ne devons prier que pour nous-même."
3. On ne doit pas prier pour les méchants, car Dieu l'interdit
à Jérémie (7, 16) : "Ne prie pas pour ce peuple, ne te présente pas devant
moi, car je ne t'exaucerai pas." Quant aux bons, il ne faut pas prier pour
eux, car les prières qu'ils font pour eux-mêmes sont exaucées. Il n'y a donc
pas à prier pour autrui.
Cependant :
Saint Jacques
recommande (5, 16) : "Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés."
Conclusion :
Ce que nous devons
demander dans nos prières, c'est ce qu’il nous faut désirer, nous venons de le
dire. Or, nous ne devons pas désirer notre bien personnel seulement : nous
devons aussi vouloir du bien aux autres.
C'est essentiel à
la dilection qu'il nous faut avoir pour le prochain, nous l'avons déjà montré.
La charité requiert donc que nous priions pour les autres. Ainsi, dit saint Jean
Chrysostome, "la nécessité nous contraint de prier pour nous-mêmes ; pour
autrui, c'est la charité fraternelle qui nous y engage. La prière est plus
douce devant Dieu, lorsqu'elle n'est pas expédiée par la nécessité, mais
recommandée par la charité fraternelle".
Solutions :
1. Comme dit saint Cyprien : "Si nous ne disons pas
"mon père", mais "notre Père", ni "donne-moi", mais
"donne-nous", c'est que le Maître de l'unité n'a pas voulu que la
prière fût affaire privée, et que chacun prie pour soi seulement. Il a voulu
que chacun prie pour tous, comme il nous a tous portés dans son unité."
2. Prier pour soi est donné comme une condition de la prière ;
elle n'est pas nécessaire pour rendre la prière méritoire mais pour obtenir son
exaucement. Il arrive en effet que la prière faite pour autrui n'aboutisse pas,
même si elle est pieuse, persévérante et ordonnée au salut, par suite d'un
obstacle tenant à celui pour qui l'on prie, comme dit le Seigneur à Jérémie (15,
1) : "Même si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, je ne suis pas
disposé en faveur de ce peuple." Néanmoins la prière sera méritoire pour
celui qui prie, s'il le fait par charité : "Ma prière revenait dans
mon sein", selon le Psaume (35, 13), et la Glose explique : "Bien
qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma récompense."
3. Il faut prier aussi pour les pécheurs, afin qu'ils se
convertissent ; et pour les justes, afin qu'ils persévèrent et progressent. On
n'est pas toujours exaucé lorsqu'on prie pour les pécheurs, mais pour certains
d'entre eux, les prédestinés, non pour ceux qui, dans la prescience divine, vont
à la mort. C'est ainsi également que la correction fraternelle que nous
adressons à nos frères n'a d'effet que sur les prédestinés, et non sur les
réprouvés, selon l'Ecclésiastique (7, 14 Vg) : "Nul ne peut corriger celui
que Dieu a délaissé." Aussi saint Jean déclare-t-il (1 Jn 5, 16) : "Quelqu'un
voit-il son frère commettre un péché ne conduisant pas à la mort, qu'il prie, et
Dieu donnera la vie à son frère." Mais de même qu'on ne doit soustraire à
personne, tant qu'il vit ici-bas, le bienfait de la correction fraternelle, dans
l'impossibilité où nous sommes de discerner les prédestinés des réprouvés, comme
dit saint Augustin, il ne faut refuser à personne le secours de nos prières.
Quant aux justes, on
a trois motifs de prier pour eux :
- l° Les prières
d'un grand nombre sont plus facilement exaucées. La Glose commente la demande de
saint Paul (Rm 15, 30) : "Aidez-moi de vos prières", en disant :
"L'Apôtre a bien raison de demander à des gens modestes de prier pour lui,
car beaucoup de petits n'ayant qu'un seul coeur, deviennent grands ; et il est
impossible que la prière d'un grand nombre ne soit pas exaucée", du moins
en ce qu'on peut obtenir.
- 2° De nombreuses
personnes rendent ainsi grâce à Dieu pour les bienfaits qu'il accorde aux
justes, et dont beaucoup profitent d'après saint Paul (2 Co 1, 11).
- 3° Les meilleurs
évitent l'orgueil lorsqu'ils considèrent qu'ils ont besoin des secours de
fidèles moins parfaits qu'eux.
Objections :
1. Il apparaît que non, car, pour saint Paul (Rm 14, 4) :
"Tout ce qui est écrit l'est pour notre enseignement." Or on
rencontre dans la Sainte Écriture beaucoup d'imprécations contre les ennemis, par
exemple dans le Psaume (6, 11) : "Qu'ils aient honte et qu'ils tremblent, tous
mes ennemis ; qu'ils reculent soudain, couverts de honte !" Donc nous
devons, nous aussi, prier contre nos ennemis plutôt que pour eux.
2. Se venger de ses ennemis, c'est leur vouloir du mal. Or les
saints demandent vengeance de leurs ennemis dans l'Apocalypse (6, 10) : "Quand
vengeras-tu enfin notre sang sur les habitants de la terre", et ils se
réjouissent d'être vengés des impies selon le Psaume (58, 11) : "Le juste
se réjouira quand il verra la vengeance." On n'a donc pas à prier pour ses
ennemis, mais plutôt contre eux.
3. Nos actes ne doivent pas être en contradiction avec nos
prières. Or il est parfois légitime de combattre ses ennemis, sinon toute
guerre serait illicite, contrairement à ce qu'on a prouvé précédemment. Nous ne
devons donc pas prier pour nos ennemis.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Mt 5, 44) : "Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient."
Conclusion :
C'est la charité
qui veut qu'on prie pour autrui, on vient de le voir. Nous serons donc tenus de
prier pour nos ennemis dans la mesure où nous sommes tenus de les aimer. Quelle
sorte de dilection nous leur devons, nous l'avons dit au traité de la charité.
On doit aimer en eux ce qui vient de la nature, mais non leurs fautes. Aimer
ses ennemis d'un amour général est de précepte, mais il n'est pas commandé de
les aimer en particulier de façon spéciale, sinon en y étant disposé dans son
esprit : on doit être prêt même à aimer son ennemi de façon spéciale et à lui
porter secours, en cas de nécessité ou s'il demandait pardon. Quant à accorder
à ses ennemis, sans condition, une dilection spéciale et leur venir en aide, cela
relève de la perfection. Conformément à ces principes, il est nécessaire de ne
pas excepter nos ennemis des prières que nous faisons en général pour autrui.
Mais si nous prions spécialement pour eux, c'est oeuvre de perfection et ne
devient obligatoire qu'en certaines circonstances spéciales.
Solutions :
1. Les imprécations que l'on rencontre dans la Sainte
Écriture peuvent s'interpréter de quatre manières : 1° On peut les considérer
comme "une façon pour les prophètes d'annoncer l'avenir", selon saint
Augustin. 2° Parce qu'il y a certains maux temporels que Dieu envoie
quelquefois aux pécheurs pour les corriger. 3° On peut l'entendre de demandes
dirigées non contre les hommes eux-mêmes, mais contre le règne du péché, pour
que le châtiment des hommes en assure la destruction. 4° Elles peuvent
manifester une conformation de la volonté à la justice divine, damnant ceux qui
persévèrent dans le péché.
2. On peut dire avec Saint Augustin que "la vengeance des
martyrs, c'est le renversement du règne du péché, dont la domination leur a
fait souffrir tant de maux". Ou bien encore "qu'ils demandent
vengeance, non par une formule, mais par leur état, comme on dit que le sang
d'Abel criait de la terre vers Dieu". Ils se réjouissent de la vengeance, non
pour elle-même, mais à cause de la justice divine.
3. Il est permis de combattre ses ennemis, pour qu'ils cessent
de pécher ; c'est pour leur bien et celui des autres. Ainsi est-il également
permis de demander pour ses ennemis certains maux temporels qui serviront à les
corriger. Ainsi notre prière et nos oeuvres ne se contrediront pas.
Objections :
1. Il apparaît qu'elles sont mal réparties. En effet, il est
inutile de demander la sanctification de ce qui est toujours saint, comme est
le nom de Dieu, selon saint Luc (1, 49) : "Saint est ton Nom." De
même, le règne de Dieu est éternel selon le Psaume (145, 13) : "Ton règne,
Seigneur, est un règne éternel." Et sa volonté s'accomplit toujours selon
Isaie (46, 10) : "Toute ma volonté sera faite." Il est donc vain de
demander que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne vienne et que sa
volonté soit faite.
2. Il faut d'abord s'éloigner du mal pour obtenir le bien. Il
paraît donc illogique de demander le bien avant l'éloignement du mal.
3. Si nous demandons quelque chose, c'est pour qu'on nous le
donne. Mais le principal don de Dieu, c'est l'Esprit Saint et ce qui nous est
donné par lui. Il paraît donc anormal de proposer des demandes sans rapport
avec les dons du Saint-Esprit.
4. Saint Luc (11, 2) ne mentionne que cinq demandes pour la
prière du Seigneur. Il est donc superflu d'en formuler sept, selon saint Matthieu
(6, 9).
5. Il semble vain de vouloir capter la bienveillance de celui
qui nous prévient de ses bontés, car Dieu "nous a aimés le premier" (1
Jn 4, 10). Il est donc superflu de mettre en tête des demandes : "Notre
Père qui es aux cieux" qui semble vouloir capter sa bienveillance.
Cependant :
On peut s'en tenir
à l'autorité du Christ instituant cette prière.
Conclusion :
L'oraison
dominicale est absolument parfaite. Comme dit saint Augustin : "Si nous
prions d'une manière correcte et convenable, nous ne pouvons rien dire d'autre
que ce que renferme cette prière du Seigneur."
La prière est en
effet comme l'interprète de notre désir
devant Dieu. Nous ne lui demandons à bon droit que ce que nous pouvons
désirer de même. Or la prière du Seigneur non seulement demande tout ce que
nous sommes en droit de désirer, mais elle le fait dans l'ordre même où l'on
doit le désirer ; si bien qu'elle ne nous enseigne pas seulement à demander, mais
à régler tous nos sentiments. Or il est clair que notre désir porte
premièrement sur la fin, et en second lieu sur les moyens de l'atteindre. Notre
fin, c'est Dieu, vers qui le mouvement de notre coeur tend à double titre. Nous
voulons sa gloire, et nous voulons jouir de cette gloire. Il s'agit d'abord de
la dilection que nous portons à Dieu lui-même, et ensuite de celle par quoi
nous nous aimons nous-même en Dieu. De là notre première demande : "Que
ton nom soit sanctifié" ; elle exprime notre désir de la gloire de Dieu.
Et la deuxième : "Que ton règne vienne" par quoi nous demandons de
parvenir à la gloire de Dieu et de son règne.
Pour atteindre
cette fin, il y a deux sortes
de moyens. Les uns nous y mènent essentiellement, les autres par accident.
Ce qui nous y conduit essentiellement, c'est le bien utile à cette fin
bienheureuse. D'abord d'une façon directe et principale : tout ce qui sous
forme de mérite nous donne droit à la béatitude en nous faisant obéir à Dieu.
C'est l'objet de cette demande : "Que ta volonté soit faite sur la terre
comme au ciel." - Ensuite nous demandons ce qui nous sert à titre
d'instrument et vient en quelque sorte coopérer à notre activité méritoire.
C'est à ce propos qu'on dit : "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce
jour." Soit qu'on l'entende du pain sacramentel, dont l'usage quotidien
est avantageux pour l'homme, et dans lequel on comprend tous les autres
sacrements. Soit qu'on l'entende du pain corporel, par quoi l'on entend "toutes
les nécessités de la vie", selon saint Augustin. L'eucharistie est en
effet le premier des sacrements, et le pain est l'aliment fondamental. C’est ce
qu’indique le texte de saint Matthieu qui porte "supersubstantiel", c'est-à-dire
"principal" d'après l'exégèse de saint Jérôme.
Par accident, nous sommes ordonnés à la béatitude
par ce qui écarte les obstacles. Ceux-ci sont au nombre de trois. 1° Le péché, qui
nous exclut directement du Royaume selon saint Paul (1 Co 6, 9) : "Ni les
fornicateurs, ni ceux qui servent les idoles ne posséderont le royaume de Dieu."
Ce qui nous fait dire : "Remets-nous nos dettes." - 2° La tentation, qui
nous empêche de respecter la volonté divine. D'où cette demande : "Ne nous
fais pas entrer en tentation", par quoi nous demandons non de n'être pas
tentés, mais de n'être pas vaincus par la tentation, ce qui est "entrer"
en tentation. 3° Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent
d'avoir le suffisant pour vivre. A ce sujet l'on dit : "Délivre-nous du
mal."
Solutions :
1. Selon saint Augustin, quand nous disons : "Que ton
nom soit sanctifié", cette demande n'implique pas que le nom de Dieu ne
soit pas saint. Elle tend à ce qu'il soit tenu pour saint par les hommes, c'est-à-dire
à ce que la gloire de Dieu se répande parmi eux. Lorsqu'on dit : "Que ton
règne vienne", on ne prétend pas qu'il ne règne pas encore. Mais nous
excitons en nous le désir de ce règne : qu'il vienne pour nous et que nous
puissions y régner. Quant à ces paroles : "Que ta volonté soit faite",
elles signifient, à juste titre, qu'on obéisse à tes commandements." Sur
la terre comme au ciel", c'est-à-dire aussi bien de la part des hommes que
des anges." Ces trois demandes seront parfaitement accomplies dans la vie
future. Les quatre autres sont relatives aux besoins de la vie présente", dit
encore saint Augustin.
2. Puisque la prière est l'interprète du désir, l'ordre des
demandes ne répond pas à l'ordre d'exécution, mais à l'ordre d'intention, qui
est celui du désir. La fin y est donc envisagée avant ce qui permet de
l'atteindre, et l'obtention du bien avant le rejet du mal.
3. Saint Augustin adapte les sept demandes aux dons du Saint-Esprit
et aux béatitudes, en ces termes : "Si la crainte de Dieu rend heureux les
pauvres en esprit, demandons que les hommes aient le sentiment de la sainteté
du nom divin, dans la crainte filiale. Si la piété rend heureux les doux, demandons
l'avènement de son règne, car alors nous serons doux et ne lui résisterons pas.
Si la science rend heureux ceux qui pleurent : prions pour que s'accomplisse sa
volonté, car alors nous ne pleurerons plus. Si la force rend heureux les
affamés, demandons que notre pain quotidien nous soit donné. Si le conseil rend
heureux ceux qui font miséricorde, remettons les dettes pour que les nôtres
nous soient remises. Si l'intelligence rend heureux les coeurs purs, prions
pour n'avoir pas un coeur double, qui nous fait poursuivre les biens temporels,
source de toutes nos tentations. Si la sagesse rend heureux les artisans de
paix, parce qu'ils seront appelés fils de Dieu, prions pour être délivrés du
mal, car cette libération fera de nous les libres fils de Dieu."
4. Voici ce que dit saint Augustin : "Dans saint Luc la
prière du Seigneur comprend non point sept mais cinq demandes : c'est parce que
l'Évangéliste voulait montrer que la troisième n'est que la répétition des deux
précédentes : il la supprime pour faire comprendre cela." C'est en effet
l'objet principal de la volonté de Dieu, que nous connaissions sa sainteté et
régnions avec lui." Quant à la demande placée en dernier lieu par saint Matthieu
: "Délivre-nous du mal", saint Luc ne la donne pas, pour que chacun
de nous sache qu'il est délivré du mal par le seul fait qu'il n'entre pas en
tentation."
5. Ce n'est pas pour fléchir Dieu que nous lui adressons notre
prière, mais pour exciter en nous-même une demande confiante. Cette confiance
naît en nous surtout quand nous considérons l'amour qu'il nous porte et qui lui
fait vouloir notre bien ; c'est pourquoi nous disons "Notre Père" ;
et quand nous considérons son excellence qui lui permet de l'accomplir : c'est
pourquoi nous disons : "Qui es aux cieux."
Objections :
1. Il semble que non, car c'est à la même personne qu'il
appartient de demander et de recevoir. Or, "recevoir" convient
également à des personnes incréées, le Fils et le Saint-Esprit. Il leur
convient donc aussi de prier. Aussi le Fils dit-il (Jn 14, 16) : "je
prierai mon Père", et l'Apôtre dit du Saint-Esprit (Rm 8, 26) : "L'Esprit
intercède pour nous."
2. Les anges sont au-dessus des créatures raisonnables, puisque
ce sont de pures substances intellectuelles. Or il leur appartient de prier, car
on lit dans le Psaume (97, 7) : "Adorez-le, tous ses anges." La
prière n'est donc pas le propre de la créature raisonnable.
3. La prière existe chez ceux qui invoquent Dieu, car c'est
surtout en priant qu'on l'invoque. Or nous rencontrons cela chez les bêtes, selon
le Psaume (147, 9) : "Il donne leur pâture aux troupeaux, aux petits des
corbeaux qui l'invoquent." Prier n'est donc pas le propre de la créature
raisonnable.
Cependant :
La prière est un
acte de la raison, nous l'avons vu. Or la créature raisonnable s'appelle ainsi
parce qu'elle possède la raison. Prier lui est donc propre.
Conclusion :
On l'a vu par ce
qui précède, la prière est un acte de la raison par lequel un être s'ordonne à
qui lui est supérieur, comme le commandement est un acte de la raison par
lequel l'inférieur est ordonné à faire quelque chose. Prier sera donc propre à
qui est doué de raison, et dépend d'un supérieur qu'il puisse invoquer. Les
personnes divines n'ont rien qui leur soit supérieur ; les bêtes ne possèdent
pas la raison. Ni les personnes divines ni les bêtes ne peuvent donc prier, et
cet acte reste propre à la créature raisonnable.
Solutions :
1. "Recevoir" convient en effet aux personnes
divines, mais cela tient à leur nature, tandis que prier est le fait de ceux
qui reçoivent un don gratuit. Si l'on dit que le Fils demande ou prie, c'est
selon la nature qu'il a assumée, c'est-à-dire la nature humaine, et non selon
la nature divine. Quant à l'Esprit Saint, on dit qu'il demande parce qu'il nous
fait demander.
2. L'intellect et la raison ne sont pas en nous des puissances
diverses, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Leur différence
est celle de l'imparfait au parfait. C'est pourquoi tantôt on distingue les
anges des créatures raisonnables, et tantôt on les compte parmi elles. De cette
manière on peut dire que la prière est le propre de la créature raisonnable.
3. On dit que les petits des corbeaux invoquent Dieu à cause
du désir naturel, en chaque être, d'atteindre à sa façon la bonté divine. On
dit aussi en ce sens que les bêtes obéissent à Dieu, à cause de l'instinct
naturel par lequel Dieu les actionne.
Objections :
1. Il semble que non, car on agit de façon méritoire plus
pour soi que pour autrui. Mais les saints de la patrie ne méritent plus, et ils
ne prient plus pour eux-mêmes, étant désormais arrivés au terme. Donc ils ne
prient pas non plus pour nous.
2. Les saints conforment parfaitement leur volonté à Dieu pour
ne plus vouloir que ce qu'il veut. Mais ce que Dieu veut s'accomplit toujours.
Ce serait donc en vain qu'ils prieraient pour nous.
3. Comme les saints qui sont dans la patrie, nous sont
supérieurs, de même ceux du purgatoire, parce qu'ils ne peuvent plus pécher.
Mais ceux-là ne prient pas pour nous, c'est plutôt nous qui prions pour eux.
Donc les saints du paradis ne prient pas non plus pour nous.
4. Si les saints de la patrie priaient pour nous, la prière
des plus grands saints serait la plus efficace. On ne devrait donc pas implorer
le secours des saints d'une catégorie inférieure, mais seulement celui des plus
grands.
5. L'âme de Pierre n'est pas Pierre. Donc, si les âmes des
saints priaient pour nous, aussi longtemps qu'elles sont séparées de leur corps,
nous ne devrions pas invoquer saint Pierre pour qu'il prie pour nous, mais son
âme. L'Église fait le contraire. Donc, les saints, au moins jusqu'à la
résurrection, ne prient pas pour nous.
Cependant :
On lit au 2ème
livre des Maccabées (15, 14) : "Voici celui qui prie beaucoup pour le
peuple et pour toute la Cité sainte, Jérémie le prophète de Dieu."
Conclusion :
Ce fut l'erreur de
Vigilantius d'après saint Jérôme, de penser que "tant que nous vivons nous
pouvons prier les uns pour les autres ; mais après sa mort, nul d'entre nous ne
pourra le faire, d'autant que les martyrs qui demandent vengeance de leur sang
ne peuvent pas l'obtenir". Mais cela est tout à fait faux. C'est la
charité qui nous fait prier pour autrui, nous l'avons dit. Plus parfaite est la
charité des saints qui sont au ciel, plus ils prient pour les pèlerins
terrestres que peuvent aider leurs prières. Plus aussi ils sont unis à Dieu, plus
leurs prières sont efficaces. Car l'ordre divin veut que l'excellence des êtres
supérieurs rayonne sur ce qui est au-dessous d'eux, comme la clarté du soleil
se répand dans l'air. Ainsi est-il dit du Christ (He 7, 25) : "Il s'approche
de Dieu pour intercéder en notre faveur." Et saint Jérôme dit en ce sens :
"Si les Apôtres et les martyrs prient pour les autres alors qu'ils vivent
encore ici-bas, où ils doivent encore se soucier d'eux-mêmes, combien plus
après leurs victoires, leurs couronnes et leurs triomphes."
Solutions :
1. Aux saints du ciel, puisqu'ils sont bienheureux, rien ne
manque, sinon la glorification du corps, objet de leur prière. Mais ils prient
pour nous qui sommes privés encore de la béatitude, notre perfection dernière.
Leurs prières sont efficaces pour nous l'obtenir, grâce aux mérites acquis par
eux et agréables à Dieu.
2. Les saints obtiennent ce que Dieu veut réaliser par le
moyen de leurs prières. Et ils demandent ce qu'ils estiment devoir dépendre de leurs
prières selon la volonté de Dieu.
3. Ceux qui sont au purgatoire, bien que supérieurs à nous par
leur impeccabilité, sont en état d'infériorité si l'on considère les peines
qu'ils souffrent. A ce point de vue, ils ne sont pas en état de prier, mais plutôt
que l'on prie pour eux.
4. Dieu veut que les êtres inférieurs soient aidés par tout ce
qui leur est supérieur. C'est pourquoi il faut prier non seulement les plus
grands saints, mais aussi les moindres. Sinon il ne faudrait implorer
miséricorde que de Dieu seul. Il arrive parfois que l'invocation d'un moindre
saint ait plus d'efficacité, soit qu'on l'implore avec plus de dévotion, soit
que Dieu veuille montrer sa sainteté.
5. Parce que c'est durant leur vie que les saints ont mérité
de pouvoir maintenant prier pour nous, nous les invoquons sous les noms qu'ils
portaient ici-bas et qui nous les font connaître. C'est aussi pour suggérer la
foi en la résurrection : "je suis le Dieu d'Abraham" (Ex 3, 6).
Objections :
1. Il apparaît que non, car la prière, on l'a dit, s'adresse
principalement à Dieu. Or Dieu comprend le langage du coeur. Donc la prière
vocale est inutile.
2. Par la prière, l'âme de l'homme doit monter vers Dieu, nous
l'avons dit. Or les paroles retardent l'essor de la contemplation, comme les
autres objets sensibles. Il ne faut donc pas user de paroles dans la prière.
3. La prière doit être présentée à Dieu dans le secret, dit le
Seigneur (Mt 6, 6) : "Lorsque tu pries, entre dans ta chambre, ferme la
porte et prie ton Père dans le secret." Mais par la voix la prière devient
publique. Elle ne doit donc être aucunement vocale.
Cependant :
On dit dans le
Psaume (142, 2) : "A pleine voix je crie vers le Seigneur ! A pleine voix
je supplie le Seigneur !"
Conclusion :
Il y a deux sortes
de prière : la prière communautaire et la prière individuelle. La première est
celle que les ministres de l'Église offrent à Dieu en tenant la place de tout
le peuple fidèle. Il faut donc qu'elle soit connue de tout le peuple, puisqu'elle
est faite à sa place. Ce ne serait pas possible si elle n'était pas vocale. On
a donc institué avec raison que les ministres de l'Église prononceraient même
ces prières à haute voix, pour qu'elles puissent parvenir à la connaissance de
tous.
La prière
individuelle est celle que chacun offre en son nom propre, pour soi-même ou
pour autrui. Elle ne requiert pas nécessairement une expression vocale. On y
adjoint pourtant des paroles pour trois raisons.
- 1° C'est un
moyen d'exciter intérieurement la dévotion, par laquelle l'âme s'élève à Dieu
dans la prière. En effet, par ces signes extérieurs, l'âme est amenée à
connaître et, par suite, à aimer. Ce qui fait dire à saint Augustin : "Excitons-nous
plus vivement par la parole et les autres signes, pour accroître en nous le
saint désir." Dans la prière individuelle, il faudra donc user de paroles
et de signes analogues, dans la mesure où cela contribue à éveiller la vie
intérieure. Mais si cela distrait ou paralyse notre âme, il faut y renoncer.
C'est surtout le cas de ceux qui n'ont pas besoin de ces signes pour être
disposés à la dévotion, ce qui fait dire dans le Psaume (27, 8) : "Mon
coeur t'a parlé, mon visage t'a cherché." Et nous lisons (1 S 1, 13)
qu'Anne "parlait dans son coeur".
- 2° C'est une
manière de rendre à Dieu son dû parce qu'alors l'homme emploie à le servir tout
ce qu'il tient de lui, son esprit, mais aussi son corps. Cela convient surtout
à la prière dans son rôle de satisfaction selon Osée (14, 3) : "Enlève
toute faute, reçois ce que nous avons de bon, et nous offrirons le sacrifice de
nos lèvres."
- 3° Enfin la
prière devient vocale par une sorte de rejaillissement de l'âme sur le corps, sous
la véhémence du sentiment, selon le Psaume (16, 9) : "Mon coeur s'est réjoui,
et ma langue a exulté."
Solutions :
1. La prière s'exprime en paroles non pour manifester à Dieu
ce qu'il ignore, mais pour entraîner à lui l'âme de celui qui prie, ou celle
des autres.
2. Les paroles étrangères distraient l'âme et entravent la dévotion,
mais celles qui se rapportent à la piété soulèvent les âmes, surtout peu
dévotes.
3. Voici ce qu'en dit saint Jean Chrysostome : "Le
Seigneur défend de prier en public dans le dessein de se faire voir du public.
Celui qui prie ne doit rien faire d'étrange qui le fasse remarquer ; ni crier,
ni se frapper la poitrine, ni étendre les mains." Comme dit saint Augustin
: "Il est mauvais non pas d'être vu par les hommes, mais d'agir ainsi pour
être vu."
Objections :
1. Elle semble nécessaire, car le Seigneur a dit (Jn 4, 24) :
"Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et
vérité." Mais on ne prie pas en esprit si l'on n'est pas attentif.
L'attention est donc nécessaire à la prière.
2. La prière est une élévation de l'esprit vers Dieu. Mais
quand la prière n'est pas attentive, l'esprit ne monte pas vers Dieu.
3. Il est nécessaire à la prière d'être exempte de tout péché.
Or il y a péché à laisser son esprit vagabonder lorsque l'on prie ; car on
semble se moquer de Dieu, comme si l'on parlait à quelqu'un sans faire
attention à ce que l'on dit, selon saint Basile : "N'implorons pas le
secours divin avec nonchalance, l'esprit errant ici et là ; loin d'obtenir ce
qu'on demande, c'est bien plutôt ainsi qu'on irrite Dieu." Donc il est
nécessaire que la prière soit attentive.
Cependant :
Les saints
eux-mêmes éprouvent parfois en priant le vagabondage de l'esprit. "Mon
coeur m'a délaissé", dit le Psalmiste (40, 13).
Conclusion :
La question se
pose surtout pour la prière vocale. Pour la résoudre il faut savoir que "nécessaire"
s'entend de deux façons : On peut l'entendre de ce qui permet de mieux
atteindre sa fin ; en ce sens l'attention est absolument nécessaire à la
prière. - Mais ce mot désigne aussi ce sans quoi une réalité n'obtient pas son
effet. Or les effets de la prière sont au nombre de trois. Le premier est
commun à tous les actes informés par la charité : c'est le mérite. Pour l'obtenir
il n'est pas nécessaire que l'attention accompagne la prière d'un bout à
l'autre, mais le dynamisme de l'intention initiale rend méritoire l'ensemble de
la prière, comme cela se produit pour les autres actes méritoires. Le deuxième
effet est propre à la prière : c'est d'obtenir ce qu'on y demande. Là encore il
suffit de l'intention première que Dieu regarde principalement. Si elle manque,
la prière ne comporte ni mérite ni efficacité pour obtenir. Car Dieu, dit saint
Grégoire, n'écoute pas la prière qu'on fait sans s'appliquer. La prière a un
troisième effet, qu'elle produit dans l'âme par sa présence même. C'est une
certaine réfection spirituelle qui, elle, requiert nécessairement une prière
attentive. Comme dit saint Paul (1 Co 14, 14) : "Si ma langue seule prie, mon
esprit ne recueille aucun fruit."
On remarque
cependant qu'on peut donner à la prière vocale trois sortes d'attention. 1° On
peut prêter attention aux mots eux-mêmes pour ne pas se tromper. 2° Ensuite au
sens des mots. 3° A ce qui est la fin de la prière, c'est-à-dire à Dieu et à
l'objet de la demande ; c'est la plus nécessaire. Elle est à la portée même des
gens sans instruction, et parfois cet élan spirituel qui nous porte vers Dieu
est si fort qu'on en oublie tout le reste, dit Hugues de saint-Victor.
Solutions :
1. Il prie bien "en esprit et vérité", celui qui
s'est mis en prière à l'instigation de l'Esprit, même si dans la suite, par
faiblesse, il laisse son esprit vagabonder.
2. La faiblesse naturelle de l'esprit humain ne lui permet pas
de demeurer longtemps dans les hauteurs. Le poids de la faiblesse humaine
ramène l'âme à des régions plus basses, et l'esprit qui dans la prière était
monté vers Dieu par la contemplation, se trouve soudain errant à l'aventure par
suite de notre fragilité.
3. Si c'est de propos délibéré que l'esprit vagabonde dans la
prière, c'est un péché qui entrave son résultat. Pour combattre ce défaut, saint
Augustin recommande : "Lorsque vous priez Dieu par des psaumes et des
hymnes, méditez dans votre coeur ce que prononce votre bouche." Mais la
distraction involontaire n'enlève pas le fruit de la prière, dit saint Basile :
"Si, affaibli par le péché, tu ne peux te fixer dans la prière, Dieu te
pardonnera ; car ce n'est pas par négligence, mais par fragilité que tu ne peux,
comme il faudrait, demeurer en sa présence."
Objections :
1. Non, car on lit en saint Matthieu (6, 7) : "Quand
vous priez, ne parlez pas beaucoup." Mais celui qui prie longtemps doit
beaucoup parler, surtout s'il s'agit d'une prière vocale. Donc la prière ne
doit pas être de longue durée.
2. La prière expose notre désir. Mais le désir est d'autant
plus saint qu'il se restreint à un unique objet, selon le Psaume (27, 4) :
"je n'ai demandé qu'une seule chose au Seigneur, et je la recherche."
La prière sera donc d'autant plus agréable à Dieu qu'elle sera plus courte.
3. Il semble interdit de dépasser les limites fixées par Dieu,
surtout, en ce qui concerne le culte divin selon l'Exode (19, 21) : "Fais
au peuple une défense expresse, pour qu'il ne cherche pas à voir le Seigneur en
franchissant les bornes prescrites et que le plus grand nombre ne périsse pas."
Mais Dieu a déterminé les limites de notre prière en instituant l'oraison
dominicale. Il n'est donc pas permis de prolonger au-delà notre prière.
Cependant :
4. Il apparaît que l'on
doit prier sans arrêt, car le Seigneur nous dit (Lc 18, 1) : "Il faut
toujours prier sans se décourager." Et saint Paul (1 Th 5, 17) : "Priez
sans relâche."
Conclusion :
Nous pouvons
envisager la prière soit en elle-même, soit dans sa cause. Celle-ci n'est autre
que le désir de charité. Ce désir doit, en nous, être continu, qu'il soit
actuel ou virtuel ; car sa vertu demeure dans tout ce que nous faisons par charité,
et nous devons, dit saint Paul (1 Co 10, 31), faire tout pour la gloire de
Dieu. A ce point de vue on doit parler d'une prière continuelle, saint Augustin
le dit : "Dans la foi et la charité, le désir incessant nous fait prier
toujours."
Mais à considérer
la prière en elle-même, on voit qu'elle ne peut être continuelle, car d'autres
occupations nous réclament. "Nous fixons donc, explique saint Augustin des
heures et des temps déterminés pour exprimer vocalement à Dieu nos prières, afin
de nous tenir avertis par ces signes sensibles ; dans la mesure où nous
progresserons dans ce désir, nous en prendrons conscience, et nous l'exciterons
plus vivement en nous." Mais toute chose doit se proportionner à sa fin :
ainsi la dose au remède. Il convient donc que la prière dure aussi longtemps
qu'il est utile pour exciter la ferveur du désir. Lorsqu'elle dépasse cette
mesure, au point de ne pouvoir continuer sans ennui, il ne faut pas la
prolonger." On dit que les moines d'Égypte, écrit saint Augustin dans la
même lettre, avaient des prières fréquentes, mais très courtes, rapides comme
des flèches, afin que cette vigilance toujours en arrêt, si nécessaire à celui
qui prie, ne se dissipe et ne s'émousse en des attentes prolongées. Ils nous
montrent aussi par là que cette tension intérieure, comme elle ne doit pas être
forcée si elle ne peut durer, ne doit pas non plus être aussitôt rompue quand
elle est prête à se prolonger." Cette règle de conduite exige que si, dans
la prière individuelle, on doit se proportionner à l'élan intérieur de la
personne qui prie, de même dans la prière communautaire on doit se
proportionner à la dévotion du peuple.
Solutions :
1. Saint Augustin nous répond : "Ce n'est pas parler
beaucoup que prier longtemps. Autre chose est l'abondance des discours, autre
chose le prolongement du désir. Du Seigneur il est écrit qu'il passait la nuit
en prière, qu'il prolongeait sa prière, pour nous donner l'exemple." Et
plus loin saint Augustin ajoute : "Rejetez de la prière la multiplicité
des paroles, mais non celle des supplications, pourvu que votre désir demeure
tendu avec ferveur ; car parler beaucoup, c'est dans la prière traiter du
nécessaire avec des mots inutiles. La plupart du temps, il s'agit de
gémissements plus que de discours."
2. Le prolongement de la prière ne consiste pas à demander
beaucoup de choses, mais à s'attacher de façon continue à en désirer une seule.
3. Le Seigneur n'a pas institué cette prière pour nous obliger
à n'employer que ces paroles. Il a voulu nous indiquer les seuls objets que
notre prière doit viser à obtenir, que nous les exprimions ou y pensions de
n'importe quelle manière.
4. On prie continuellement soit du fait de la continuité du
désir, nous venons de le dire ; soit parce qu'on ne manque pas de prier aux
moments fixés ; soit à raison de l'efficacité de la prière, ou bien chez le
priant qui demeure plus dévot même après la prière ; soit encore chez un autre,
par exemple si par vos bienfaits vous l'invitez à prier pour vous, alors que
vous-même avez fini de prier.
Objections :
1. Il semble que non, car tout mérite vient de la grâce. Mais
la prière précède la grâce, car la grâce elle-même s'obtient par la prière, selon
saint Luc (11, 13) : "Votre Père du ciel donnera l'Esprit Saint à ceux qui
le demandent." La prière n'est donc pas un acte méritoire.
2. Si la prière peut mériter quelque chose, c'est surtout
semble-t-il ce qu'elle demande. Or elle ne le mérite pas toujours, car souvent
les prières, même celles des saints, ne sont pas exaucées. Ainsi saint Paul n'a
pas été exaucé, alors qu'il demandait que s'éloigne de lui l'aiguillon de sa
chair (2 Co 12, 18). La prière n'est donc pas un acte méritoire.
3. La prière s'appuie surtout sur la foi selon saint Jacques
(1, 6) : "Qu'il demande dans la foi, sans nulle hésitation." Mais la
foi est insuffisante pour mériter, comme on voit chez ceux qui ont la foi
informe. La prière n'est donc pas un acte méritoire.
Cependant :
Sur le texte du
Psaume (35, 13) : "Ma prière revenait dans mon sein", la Glose écrit :
"Bien qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma
récompense." Or la récompense n'est due qu'au mérite. La prière est donc
méritoire.
Conclusion :
On a dit plus haut
que la prière, outre son effet présent de consolation spirituelle, a, relativement
à l'avenir, une double efficacité : de mérite et d'impétration. Il en va de la
prière comme de tout autre acte vertueux : elle tient sa valeur méritoire de la
charité dont elle est issue, car celle-ci a pour objet propre le bien éternel, dont
nous méritons d'avoir la jouissance. Cependant la prière procède de la charité
par l'intermédiaire de la religion, dont la prière est l'acte, nous l'avons dit
; d'autres vertus l'accompagnent encore, qui sont requises à la bonté de la
prière : l'humilité et la foi. C'est à la religion en effet de présenter la
prière à Dieu ; tandis que la charité nous fait désirer ce dont elle demande
l'accomplissement. Quant à la foi, elle est exigée par le fait que nous nous
adressons à Dieu ; pour le prier nous devons croire que nous pouvons obtenir de
lui ce que nous demandons. D'autre part l'humilité est nécessaire à celui qui
prie, car il reconnaît son indigence. La dévotion est également nécessaire, mais
elle tient à la religion, dont elle est l'acte primordial, nécessaire à tous
ceux qui en découlent, nous l'avons dit plus haut.
Quant à
l'efficacité d'impétration, la prière la tient de la grâce de Dieu que nous
prions et qui nous induit à prier. Comme dit saint Augustin : "Il ne nous
encouragerait pas à demander s'il ne voulait pas donner", et saint Jean
Chrysostome : "Il ne refuse jamais ses bienfaits à qui le prie, celui qui,
pour qu'on ne cesse point de prier, nous y pousse dans sa miséricorde."
Solutions :
1. Sans la grâce sanctifiante la prière n'est pas méritoire, non
plus que les autres actes vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce
sanctifiante procède elle-même d'une certaine grâce, comme d'un don gratuit ;
car prier, "c'est un don de Dieu", dit saint Augustin.
2. Le mérite de la prière est parfois relatif principalement à
tout autre chose que ce qu'on demande : son objet majeur est en effet la
béatitude, et la prière étend parfois directement sa demande à d'autres objets,
comme nous l'avons montré. Si ce qu'on demande ainsi pour soi-même n'est
d'aucune utilité pour la béatitude, on ne le mérite pas. Il arrive même qu'à le
demander et à le désirer, on perde tout mérite, par exemple si l'on demandait à
Dieu l'accomplissement d'un péché, prière sans piété. Parfois cependant il
s'agit d'une chose inutile à notre salut, sans qu'elle lui soit manifestement
contraire. En ce cas, bien que cette prière puisse nous mériter la vie
éternelle, on ne mérite pas d'obtenir ce qu'on demande. Aussi saint Augustin
dit-il : "Lorsque nous supplions Dieu avec foi, pour obtenir des choses
nécessaires à cette vie, c'est la miséricorde qui nous exauce, et la
miséricorde encore qui se refuse à nous exaucer, car le médecin sait mieux que
le malade ce qui est utile à sa faiblesse." Voilà pourquoi saint Paul ne fut
pas exaucé lorsqu'il demandait que Dieu éloigne de sa chair l'aiguillon, parce
que cela ne lui était pas avantageux. Mais si ce qu'on demande est utile à la
béatitude, parce que cela concerne notre salut, on le mérite non seulement par
la prière, mais encore par d'autres bonnes oeuvres. C'est pourquoi on reçoit
infailliblement ce qu'on a demandé, mais au moment où on doit le recevoir."
Il y a des demandes que Dieu ne refuse pas, mais qu'il fait attendre pour les
exaucer au bon moment", dit saint Augustin. Toutefois, cet accomplissement
peut être empêché, si l'on ne persévère pas à le demander, ce qui fait dire à
saint Basile : "Quand vous demandez sans recevoir, c'est que vous demandez
ce qu'il ne faut pas, ou bien sans foi, avec légèreté, ou ce qui ne vous était
pas utile, ou sans persévérance." En effet, on ne peut mériter en justice
la vie éternelle pour autrui, comme nous l'avons dit précédemment. C'est
pourquoi, par voie de conséquence, on ne le peut pas non plus pour ce qui se
rapporte à la vie éternelle. C'est pourquoi on n'est pas toujours exaucé
lorsque l'on prie pour un autre, comme nous l'avons dit plus haut.
Il y a donc quatre
conditions dont la réunion fait qu'on obtient toujours ce qu'on demande. Il
faut demander pour soi, ce qui est nécessaire au salut, avec piété et avec
persévérance.
3. Si la prière s'appuie principalement sur la foi, ce n'est
pas pour y trouver son efficacité méritoire car pour cela elle s'appuie sur la
charité, mais c'est pour obtenir l'efficacité d'impétration. En effet, la foi
nous révèle la toute-puissance et la miséricorde divines, de qui notre prière
obtient ce qu'elle demande.
Objections :
1. Il semble que les pécheurs n'obtiennent rien de Dieu par
la prière, car il est dit en saint Jean (9, 31) : "Nous savons que Dieu
n'exauce pas les pécheurs." Et cela s'accorde avec le livre des Proverbes
(28, 9) : "Celui qui, pour ne pas entendre la loi, se bouche les oreilles,
sa prière est maudite." Donc, la prière des pécheurs n'obtient rien de
Dieu.
2. Les justes obtiennent de Dieu ce qu'ils méritent, nous
venons de le voir. Mais les pécheurs ne peuvent rien mériter, car ils n'ont pas
la grâce, ni davantage la charité qui est "la vertu de la piété", dit
la Glose sur le texte de saint Paul (2 Tm 3, 5) : "Ils ont les dehors de
la piété, mais ils rejettent la vertu qui la donne." Ils ne prient donc
pas avec piété, ce qui est nécessaire pour obtenir ce qu'on demande, nous
l'avons dit. Ils n'obtiennent donc rien par la prière.
3. "Le Père n'exauce pas volontiers la prière que le Fils
n'a pas dictée", dit Chrysostome. Or, dans la prière enseignée par le
Christ, il est dit : "Remets-nous nos dettes comme nous les remettons
nous-mêmes à nos débiteurs", ce que ne font pas les pécheurs. Donc, ou
bien ils mentent en parlant ainsi, et se rendent indignes d'être exaucés ; ou
bien, s'ils ne le disent pas, ils ne sont pas exaucés puisqu'ils ne suivent pas
le modèle de prière donné par le Christ.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "Si Dieu n'exauçait pas les pécheurs, c'est en vain que le
publicain aurait demandé : "Seigneur, prends pitié du pécheur que je
suis."" Et saint Jean Chrysostome : "Quiconque demande reçoit, qu'il
soit juste ou pécheur."
Conclusion :
Deux choses sont à
considérer chez le pécheur : la nature, que Dieu aime, et le péché, qu'il
déteste. Si dans sa prière c'est le pécheur comme tel qui demande, c'est-à-dire
en suivant son désir du péché, Dieu ne l'écoute pas, par miséricorde. Mais
parfois aussi il est exaucé pour son châtiment, lorsque Dieu permet qu'il se
précipite encore davantage dans le péché." Il y a des choses que Dieu
refuse par bonté, et qu'il accorde par colère", dit saint Augustin. Mais
quand le pécheur prie sous l'inspiration d'un bon désir de la nature, Dieu
l'exauce, non par justice car le pécheur ne le mérite pas, mais par pure
miséricorde ; pourvu toutefois que soient sauvées les quatre conditions
énumérées plus haut : demander pour soi-même, les biens nécessaires au salut, avec
piété et avec persévérance.
Solutions :
1. Cette parole, explique saint Augustin, fut prononcée par
l'aveugle avant l'onction, c'est-à-dire alors qu'il était imparfaitement
éclairé. Elle n'a donc pas valeur définitive. On pourrait toutefois l'accepter
comme vraie si on l'entendait du pécheur comme pécheur. C'est aussi en ce sens
que la prière du pécheur est qualifiée de maudite.
2. Le pécheur ne peut prier avec piété, si on l'entend de
l'habitus vertueux qui doit informer sa prière. Mais sa prière peut être pieuse
par son objet conforme à la piété, de même que, sans avoir l'habitus de justice,
on peut vouloir quelque chose de juste, nous l'avons montré. Cette prière n'est
pas méritoire, mais elle peut fort bien être exaucée, car le mérite est fondé
en justice, mais l'impétration est fondée sur la grâce de Dieu.
3. Comme nous l'avons dit l'oraison dominicale est prononcée
en la personne de l’Église entière. Aussi, celui qui la prononce en refusant de
remettre les dettes à son prochain, ne ment pas, car s'il ne dit pas la vérité
quant à sa personne, ce qu'il dit est vrai en la personne de l'Église. Mais il
est hors de celle-ci par son fait, et cela rend sa prière infructueuse. Il
arrive cependant que des pécheurs soient prêts à remettre à leurs débiteurs, et
leurs prières sont alors exaucées, conformément à ces paroles de
l'Ecclésiastique (28, 2) : "Pardonne au prochain qui t'a nui, et tes
péchés seront remis à ta prière."
Objections :
1. Il ne semble pas adéquat de donner comme parties de la
prière les obsécrations, les prières, les postulations et les actions de grâce.
En effet, l'obsécration est une sorte d'adjuration. Mais d'après Origène "celui
qui veut vivre selon l'Évangile ne doit adjurer personne ; il n'est pas plus
permis d'adjurer que de jurer". Il ne convient donc pas de ranger
l'obsécration parmi les parties de la prière.
2. La prière est selon le Damascène : "La demande à
Dieu de ce qui convient". C'est donc à tort qu'on distingue prière et
postulation.
3. L'action de grâce regarde le passé, les autres actes
concernent l'avenir. Mais le passé précède l'avenir. L'action de grâce n'est
donc pas à sa place au terme de l'énumération.
Cependant :
Il y a l'autorité de
saint Paul (1 Tm 2, 1) : "Je recommande donc, avant tout, qu'on fasse
des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous
les hommes".
Conclusion :
Trois conditions
sont requises à la prière :
1° S'approcher de Dieu que l'on prie.
C'est ce que signifie le mot "prière", puisqu'il désigne
l'élévation de l'esprit vers Dieu.
2° Il faut aussi demander : ce qu'exprime
le mot "postulation". Si c'est une demande déterminée, c'est pour
certains la "postulation" proprement dite ; si elle reste
indéterminée, comme lorsqu'on demande l'aide de Dieu, ils la nomment "supplication",
et si l'on se contente d'exposer un fait comme par exemple : "Celui que tu
aimes est malade" (Jn 11, 3), ils l'appellent "insinuation".
3° Il faut enfin un motif d'obtenir ce qu'on
demande, et on le prend du côté de Dieu et du côté de celui qui prie. Du
côté de Dieu, c'est sa sainteté, à raison de quoi nous demandons d'être exaucé
selon Daniel (9, 18) : "Prête l'oreille, Seigneur... en raison de tes
grandes miséricordes." C'est le rôle de l'"obsécration"
qui implore au nom de réalités saintes, comme nous disons dans les litanies :
"Par ta naissance délivre-nous, Seigneur." Du côté de l'homme, la
raison qu'il peut avoir d'obtenir ce qu'il demande, c'est l'"action de
grâce" : "En rendant grâce pour les bienfaits reçus, puissions-nous
en recevoir de plus grands", dit une oraison du missel.
Nous retrouvons
ces distinctions dans les explications de la Glose sur le texte de Paul : "A
la messe la consécration est précédée par des "obsécrations" qui sont
un rappel des réalités saintes. La "prière" consiste dans la
consécration même, moment où l'esprit doit le plus s'élever vers Dieu. On trouve
les "postulations" dans les demandes qui suivent, et les
"actions de grâce" à la fin."
- On peut
également remarquer ces quatre éléments dans bon nombre d'oraisons de l’Église.
Par exemple celle de la fête de la Trinité, les mots : "Dieu éternel et
tout-puissant" représentent l'élévation de la prière vers Dieu ; les mots :
"qui as donné à tes serviteurs" constituent l'action de grâce ;
"accorde, nous le demandons..." exprime la postulation ; et cette
formule finale : "Par Jésus Christ Notre Seigneur..." renferme
l'obsécration.
On lit, il est
vrai, dans les Conférences des Pères "L'obsécration est
l'imploration pour nos péchés ; la prière consiste dans les voeux qu'on fait à
Dieu ; la postulation désigne les demandes qu'on fait pour autrui." Mais
la première explication est meilleure.
Solutions :
1. C'est l'adjuration par mode de contrainte qui est défendue
; non l'obsécration qui implore miséricorde.
2. La prière en son acception la plus générale inclut tout ce
qu'on vient de dire. Mais comme élément distinct elle est proprement
l'élévation vers Dieu.
3. Lorsque les événements sont divers, le passé précède
l'avenir. Mais un seul et même événement est futur avant d'être passé. C'est
pourquoi l'action de grâce pour certains bienfaits précède la demande d'autres
bienfaits. Mais s'il s'agit d'un même bienfait on commence par le demander, puis
l'ayant reçu on en rend grâce. Par ailleurs la postulation est précédée de la
prière, qui nous fait aborder celui à qui nous demandons ; et la prière
elle-même suit l'obsécration qui, nous faisant considérer la bonté divine, nous
donne la hardiesse de l'approcher.
LES ACTES EXTÉRIEURS DE LATRIE
Ce sont :
- 1°. L'adoration
où l'on vénère Dieu par son corps (Question 84).
- 2°. Les actes
par lesquels on offre à Dieu quelque chose de ses biens extérieurs (Question
85-88).
- 3°. Les actes
dans lesquels on emploie des réalités divines (Question 89-91).
- 1. Est-elle un
acte de latrie ? - 2. Implique-t-elle un acte intérieur, ou extérieur ? - 3.
Requiert-elle un lieu déterminé ?
Objections :
1. Il ne semble pas que l'adoration soit un acte de latrie ou
de religion. En effet, le culte religieux n'est dû qu'à Dieu. Mais l'adoration
ne lui est pas réservée : Abraham adora les anges (Gn 18, 2), et on lit que le
prophète Nathan, paraissant devant le roi David, "l'adora, prosterné à
terre" (1 R 1, 23).
2. Nous devons à Dieu le culte de religion, selon saint Augustin
parce que nous trouvons en lui notre béatitude. Tandis que l'adoration lui est
due en raison de sa majesté. Sur le texte : "Adorez le Seigneur dans son
sanctuaire" (Ps 96, 9), la Glose dit : "De ces parvis on vient au
sanctuaire où l'on adore sa Majesté." L'adoration n'est donc pas un acte
de latrie.
3. La religion honore d'un culte unique les trois personnes
divines. L'adoration manque à cette loi, car nous fléchissons le genou au nom
de chacune d'elles. Elle n'est donc pas un acte de latrie.
Cependant :
On trouve cité en
Matthieu (4, 10) : "Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne serviras que
lui."
Conclusion :
L'adoration a pour
but d'honorer celui qui en est l'objet. Or nous avons dit qu'il appartient en
propre à la religion de témoigner à Dieu le respect qui lui est dû. L'adoration
qu'on lui rend est donc l'acte de cette vertu.
Solutions :
1. Nous devons révérer Dieu pour son excellence. Si celle-ci
est communiquée à certaines créatures, ce n'est jamais à titre d'égalité, mais
de simple participation. La vénération dont nous vénérons Dieu ressortit à la
latrie, et elle est différente de celle que nous adressons à certaines
créatures éminentes, qui ressortit à la dulie, dont il sera traité plus loin.
Et parce que nos actions extérieures sont les signes de notre révérence
intérieure, certains de ces signes sont accordés à des créatures éminentes.
L'adoration est le plus élevé de ces signes. Mais il y a quelque chose qu'on
réserve absolument à Dieu, c'est le sacrifice. "Bien des rites ont été
empruntés au culte divin, dit saint Augustin, pour servir à honorer les hommes
par un excès de bassesse ou une flatterie pernicieuse. Jamais toutefois on n'a
cessé de tenir pour des hommes ceux qu'on déclare honorer, vénérer, et par un
dernier excès, adorer. Mais qui a jamais eu l'idée d'offrir des sacrifices à un
autre qu'à celui que l'on sait, que l'on croit, ou que l'on imagine être Dieu
?"
C'est comme
expression de la révérence due aux créatures éminentes que Nathan adora David.
Mais à cause du respect dû à Dieu, Mardochée refusa d'adorer Aman, "craignant
de reporter sur un homme la gloire de Dieu" (Est 13, 14 Vg). De même, c'est
en raison de la révérence due à une créature excellente qu'Abraham adora des
anges ; de même Josué (5, 14). A moins qu'on ne l'entende d'une adoration de
latrie rendue à Dieu qui se manifestait et parlait sous la forme d'un ange.
Mais selon la révérence qui est due à Dieu, il fut interdit à saint Jean
d'adorer un ange (Ap 22, 9). C'était pour montrer la dignité conférée à l'homme
par le Christ, et qui l'égale aux anges : "je suis serviteur comme toi et
tes frères", dit l'ange à saint jean. C'était aussi pour exclure le péril
d'idolâtrie, car il ajoute : "Adore Dieu."
2. Par la majesté de Dieu on entend toute la plénitude de son
excellence, par laquelle nous trouvons notre béatitude en lui comme en notre
souverain Bien.
3. Parce que l'excellence des trois Personnes est unique, un
même honneur et une unique révérence leur sont dus, et par suite une seule
adoration. C'est ce qu'illustre l'histoire d'Abraham : alors que trois anges
lui apparaissent, c'est un seul qu'il adore en lui disant : "Seigneur, si
j'ai trouvé grâce..." Quant aux trois génuflexions, elles signifient le
nombre des Personnes, mais non une diversité dans l'adoration.
Objections :
1. Il semble que l'adoration n'implique pas un acte corporel.
En effet, "les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité",
(Jn 4, 23). Or ce qui se fait en esprit n'implique aucun acte corporel.
2. "Adoration" vient de oratio, prière ; et
la prière consiste principalement en un acte intérieur selon saint Paul (1 Co
14, 15) : "Je prierai par l'esprit, je prierai par l'âme." L'adoration
implique donc surtout un acte spirituel.
3. Les actes corporels ont rapport à la connaissance sensible.
Or nous n'atteignons pas Dieu par les sens, mais par l'esprit. Donc l'adoration
ne comporte pas d'acte corporel.
Cependant :
Sur le texte de
l'Exode (20, 5) : "Vous ne les adorerez ni ne les honorerez", la
Glose explique : "Vous n'honorerez pas dans votre coeur, vous n'adorerez
pas extérieurement."
Conclusion :
Comme dit saint Jean
Damascène "Parce que nous sommes composés de deux natures, intellectuelle
et sensible, nous offrons à Dieu une double adoration." L'une est
spirituelle et consiste dans l'intime dévotion de l'esprit ; l'autre est
corporelle parce qu'elle consiste en l'abaissement extérieur du corps. Parce
que, dans tous les actes de religion, l'extérieur est relatif à l'intérieur
comme à ce qui est au principe, l'adoration extérieure est faite en vue de
l'adoration intérieure. Les signes d'humilité présentés par le corps excitent
notre coeur à se soumettre à Dieu, le sensible étant pour nous le moyen naturel
d'accéder à l'intelligible.
Solutions :
1. Même l'adoration corporelle s'accomplit en esprit quand
elle naît de la dévotion spirituelle, et s'ordonne à la promouvoir.
2. La prière est sans doute dans l'esprit à titre primordial, mais
elle s'exprime secondairement par des paroles, nous l'avons dit plus haut. De
même l'adoration consiste principalement en la révérence intérieure envers Dieu,
et secondairement en signes corporels d'humilité ; ainsi en fléchissant le
genou nous exprimons notre faiblesse devant Dieu ; prosternés, nous protestons
que nous ne sommes rien nous-mêmes.
3. Nous ne pouvons pas atteindre Dieu par les sens, mais les signes
sensibles provoquent notre âme à se porter vers lui.
Objections :
1. Il semble que non. Car notre Seigneur dit en saint Jean (4,
21) : "L'heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem
que vous adorerez le Père." Donc un lieu déterminé n'est pas requis pour
l'adoration.
2. L'acte extérieur d'adoration est ordonné à l'acte
intérieur. Mais celui-ci s'adresse à Dieu en tant qu'il existe partout. Donc
aucun endroit déterminé n'est exigé pour l'adoration extérieure.
3. C'est le même Dieu que l'on adore sous l'Ancien et le
Nouveau Testament. Or dans l'ancienne alliance on adorait tourné vers l'occident,
puisque la porte du tabernacle faisait face à l'orient, d'après l'Exode (26, 22-27).
C'est donc du côté de l'occident qu'on devrait maintenant adorer Dieu, s'il
était vrai qu'un lieu déterminé est requis à l'adoration.
Cependant :
Il y a cette parole d'Isaïe (56, 7), citée en saint Luc (19, 46)
: "Ma maison est une maison de prière."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, le principal dans l'adoration, c'est la dévotion intérieure de l'âme.
Tout ce qu'elle comporte extérieurement de signes corporels est secondaire.
Intérieurement l'esprit conçoit Dieu hors de toute limite de lieu. Mais les
gestes significatifs de notre corps doivent s'exercer en un lieu et emplacement
déterminés. C'est pourquoi l'adoration ne requiert pas nécessairement tel ou
tel lieu, comme si cette détermination était un élément principal ; c'est une
question de convenance, comme d'ailleurs pour les autres signes corporels.
Solutions :
1. Ces paroles de notre Seigneur annoncent qu'on cessera
d'adorer selon le rite des juifs, adorant à Jérusalem, aussi bien que des
Samaritains, adorant sur le mont Garizim. L'un et l'autre rite, en effet, ont, pris
fin à l'avènement de la vérité spirituelle de l’Évangile, selon laquelle "on
offre à Dieu le sacrifice en tout lieu", selon la prophétie de Malachie (1,
11).
2. Le choix pour nos adorations d'un lieu déterminé ne tient
pas à Dieu que nous adorons, et que cet espace enfermerait, mais à nous, ses
adorateurs. Trois raisons à cela. D'abord le caractère sacré du lieu ; ceux qui
prient en conçoivent une dévotion particulière qui rend leurs prières plus
dignes d'être exaucées comme on le voit dans l'adoration de Salomon (1 R 8).
Puis les saints mystères et autres signes sacrés que ce lieu renferme. Enfin le
concours d'un grand nombre d'adorateurs, qui fait exaucer plus facilement leurs
prières, selon cette parole en Matthieu (18, 20) : "Là où deux ou trois
sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux."
3. C'est pour des raisons de convenance que nous adorons
tournés vers l'orient. C'est d'abord à cause de la majesté divine que symbolise
l'orient, où le mouvement du ciel prend son origine. Ensuite c'est là qu'était
établi le paradis terrestre selon le texte des Septante (Gn 2, 8) : nous
semblons ainsi vouloir y retourner. C'est enfin à cause du Christ lumière du
monde qui porte le nom d'Orient (Za 6, 12) et qui "est monté au-dessus de
tous les cieux à l'Orient" (Ps 78, 34) d'où l'on attend sa venue suprême, selon
saint Matthieu (24, 27) : "Comme l'éclair part de l'orient et brille
jusqu'à l'occident, ainsi sera l'avènement du Fils de l’Homme."
Il faut étudier maintenant les actes par lesquels on offre à Dieu des
biens extérieurs. D'abord les dons que les fidèles font à Dieu. Ensuite les
voeux par lesquels ils lui font des promesses (Question 88).
Sur le premier point on étudiera :
- 1°. Les sacrifices (Question 85).
- 2°. Les oblations et les prémices (Question 86).
- 3°. Les dîmes (Question 87).
- 1. Offrir à Dieu le sacrifice est-il de loi naturelle ? - 2. Ne
faut-il offrir de sacrifice qu'à Dieu ? - 3. Offrir un sacrifice est-il un acte
spécial de vertu ? - 4. Tous y sont-ils tenus ?
Objections :
1. Il semble que non. Car les prescriptions du droit naturel
sont communes à tous les hommes, ce qui n'est pas le cas du sacrifice. D'après
l'Ecriture, certains ont offert du pain et du vin, comme Melchisédech (Gn 14, 18),
ceux-ci tels animaux et ceux-là tels autres. L'oblation sacrificielle n'est
donc pas de droit naturel.
2. Tous les justes ont suivi les prescriptions du droit
naturel. Or on ne lit pas qu'Isaac ait offert de sacrifice, non plus qu'Adam, dont
il est pourtant écrit "que la sagesse le tira de son péché" (Sg 10, 2).
Donc l'offrande du sacrifice n'est pas de droit naturel.
3. Les sacrifices sont offerts pour leur signification, dit
saint Augustin. Or, les mots qui sont, comme il le dit ailleurs, les principaux
signes de la pensée ont d'après Aristote : "une signification qui n'est
pas naturelle mais conventionnelle". Les sacrifices ne sont donc pas de
loi naturelle.
Cependant :
À toute époque et
dans toutes les nations, il y a toujours eu offrande de sacrifices. Ce que l'on
rencontre ainsi universellement paraît être le fait de la nature. L'offrande
des sacrifices est donc de droit naturel.
Conclusion :
La raison
naturelle prescrit à l'homme de se soumettre à un être supérieur, à cause des
déficiences qu'il éprouve en lui-même et qui le mettent dans la nécessité de
recevoir aide et direction de cet être supérieur. Quel que soit cet être, il
est celui à qui tous les hommes donnent le nom de Dieu. Mais, de même que dans
la nature les êtres inférieurs sont naturellement soumis aux supérieurs, de
même la raison naturelle prescrit à l'homme, selon son penchant inné, de rendre
à qui est au-dessus de lui soumission et honneur, à sa manière. La manière de
l'homme, c'est d'avoir recours pour s'exprimer aux signes sensibles, parce
qu'il tire sa connaissance du sensible. C'est pour cela que la raison le porte
naturellement à employer certaines choses sensibles, qu'il offre à Dieu, en
signe de la sujétion et de l'honneur qu'il lui doit, à la manière dont les
vassaux font des offrandes à leur suzerain pour reconnaître sa domination.
C'est à cela que se rapporte la raison de sacrifice. Et c'est pourquoi
l'oblation sacrificielle relève du droit naturel.
Solutions :
1. Comme on l'a dit précédemment il y a des choses qui prises
en général sont de droit naturel, et dont les déterminations relèvent du droit
positif. Par exemple, punir les malfaiteurs est de loi naturelle ; leur
appliquer telle ou telle peine relève d'un code humain ou divin. De même, la
loi naturelle prescrit de façon générale d'offrir des sacrifices, et l'accord
est universel sur ce point.
Mais la
détermination des sacrifices est d'institution humaine ou divine, d'où leurs
différences.
2. Adam et Isaac, comme les autres justes, ont offert le
sacrifice à Dieu selon qu'il convenait au temps où ils vivaient, car, dit saint
Grégoire : "Chez les anciens le péché originel était remis par l'offrande
des sacrifices." Cependant l'Écriture ne mentionne pas tous les sacrifices
des justes, mais seulement ceux qui ont comporté quelque particularité.
Peut-être cependant n'a-t-on point parlé du sacrifice d'Adam pour ne pas
sembler mettre en lui, avec la source du péché, celle de notre sanctification.
Quant à Isaac, il préfigure le Christ, en tant que lui-même était offert en sacrifice.
Il ne fallait donc pas le montrer en train d'en offrir.
3. Il est naturel aux hommes d'exprimer par des signes ce
qu'ils conçoivent ; c'est la détermination de ces signes qui relève de leur
convention.
Objections :
1. Apparemment, on ne doit pas réserver le sacrifice au Dieu
souverain, car, puisqu'on doit cet hommage à sa divinité, on le doit
semble-t-il à tous ceux qui y sont associés. Or, même les hommes saints "deviennent
participants de la nature divine" selon la 2ème épître de
Pierre (1, 4) ; aussi lit-on dans le Psaume (82, 6) : "Moi, j'ai dit :
"Vous êtes des dieux."" Les anges aussi sont appelés "fils
de Dieu", comme le montre le livre de Job (1, 6). Donc on doit offrir le
sacrifice à tous ceux-là.
2. Plus quelqu'un est haut placé, plus on doit lui rendre
honneur. Mais les anges et les saints sont bien au-dessus de tous les princes
de la terre. Pourtant ceux-ci reçoivent de leurs sujets, prosternés devant eux
et leur offrant des présents, bien plus d'honneur que ne fait le sacrifice, où
l'on offre un animal ou quelque autre chose. À plus forte raison peut-on offrir
un sacrifice aux anges et aux saints.
3. Les temples et les autels sont destinés à l'offrande des
sacrifices. Or on en élève en l'honneur des anges et des saints. Donc on peut
leur offrir des sacrifices.
Cependant :
Il est dit dans l'Exode (22, 20) : "Quiconque immole à
d'autres dieux que le seul Seigneur véritable sera mis à mort."
Conclusion :
Le sacrifice
extérieurement offert est le signe du sacrifice intérieur, oblation spirituelle
que l'âme fait d'elle-même à Dieu selon le Psaume (51, 19) : "Le sacrifice
qu'il faut à Dieu c'est l'esprit affligé." Car, nous l'avons dit plus haut
les actes extérieurs de religion sont ordonnés aux actes intérieurs.
L'âme s'offre en
sacrifice à Dieu comme au principe de sa création et à sa fin béatifiante. Or, selon
la vraie foi, Dieu seul est le créateur de nos âmes, comme nous l'avons établi
dans la première Partie. Et c'est en lui seul que consiste notre béatitude, nous
l'avons vu. C'est pourquoi, puisque nous devons au seul souverain Bien
l'offrande du sacrifice spirituel, nous devons également n'offrir qu'à lui les
sacrifices extérieurs. De même "dans la prière et la louange, nous faisons
monter nos paroles vers celui à qui nous offrons en notre coeur les choses
mêmes qu'elles signifient", dit saint Augustin. Nous voyons d'ailleurs, en
tout Etat, observer l'usage d'honorer le chef souverain par quelque marque
particulière que ce serait un crime de lèse-majesté de présenter à quelqu'un
d'autre. Aussi la loi divine établit-elle la peine de mort pour tous ceux qui
rendent des honneurs divins à d'autres que Dieu.
Solutions :
1. Si le nom de Dieu est communiqué à certains, ce n'est pas
à titre d'égalité, mais de participation. On ne leur doit donc pas des honneurs
égaux.
2. Quand on offre un sacrifice on ne considère pas le prix de
l'animal immolé, mais le sens de cette action, qu'on fait en l'honneur du Maître
souverain de l'univers entier." Les démons, dit saint Augustin aiment non
pas l'odeur des victimes, mais les honneurs divins."
3. Comme dit saint Augustin : "Ce n'est pas aux martyrs
que nous destinons des temples et des prêtres, car ce n'est pas eux, mais leur
Dieu, que nous tenons pour notre Dieu. C'est pourquoi le prêtre ne dit pas :
"je t'offre ce sacrifice, Pierre ou Paul." Mais nous rendons grâce à
Dieu de leurs victoires et nous nous excitons à les imiter."
Objections :
1. Apparemment non, car selon saint Augustin, le vrai
sacrifice est toute oeuvre accomplie pour s'unir à Dieu en de tes relations. Or
toute oeuvre bonne n'est pas l'acte spécial d'une vertu déterminée. L'oblation
du sacrifice n'est donc pas un acte spécial, attribuable à une vertu
déterminée.
2. Mortifier son corps par le jeûne, c'est le fait de
l'abstinence ; par la continence, cela relève de la chasteté ; par le martyre, c'est
l'acte de la force. Tout cela est inclus dans l'oblation sacrificielle selon
l'épître aux Romains (12, 1) : "Offrez vos corps en sacrifice vivant."
Et l'épître aux Hébreux (13, 16) : "N'oubliez pas la bienfaisance et la
mise en commun de vos biens : c'est par de tels sacrifices qu'on mérite devant
Dieu." Or la bienfaisance et la communauté de biens relèvent de la charité,
de la miséricorde et de la libéralité L'oblation du sacrifice n'est donc pas un
acte, spécial d'une vertu déterminée.
3. Le sacrifice est ce qu'on offre à Dieu. Mais il y a bien
des choses qu'on lui offre : la dévotion : la prière, les dîmes, les prémices, les
oblations, les holocaustes. Donc le sacrifice ne semble pas, être un acte
spécial d'une vertu déterminée.
Cependant :
La loi donne sur
les sacrifices des préceptes spéciaux, comme on le voit au début du Lévitique.
Conclusion :
Nous l'avons déjà
dit, quand l'acte d'une vertu se trouve ordonné à la fin d'une autre vertu, il
en partage l'espèce d'une certaine manière. Celui qui vole afin de forniquer
communique à son vol la malice de la fornication, au point que si ce n'était
déjà par ailleurs un péché, cela le deviendrait de ce seul fait. Ainsi donc le
sacrifice est un acte spécial, dont la bonté tient à ce qu'on l'accomplit à
l'honneur de Dieu. Cela fait qu'il appartient à une vertu déterminée, la
religion. Mais il arrive que les actes d'autres vertus soient également
ordonnés à l'honneur divin. Par exemple on fait aumône de ses biens personnels
pour Dieu, ou bien on s'inflige quelque pénitence corporelle par révérence pour
Dieu. De ce point de vue, nous pourrons encore donner à ces actes de vertus
différentes le nom de sacrifices. Toutefois il est des actes dont la seule
valeur vient de ce qu'ils sont faits en l'honneur de Dieu. Ces actes-là sont
les sacrifices proprement dits, et ils relèvent de la vertu de religion.
Solutions :
1. Le fait même de vouloir contracter avec Dieu une union
spirituelle se rattache à l'honneur qu'on lui doit. C'est pourquoi tout acte
vertueux prend raison de sacrifice du fait qu'on l'accomplit pour entrer en la
sainte société de Dieu.
2. L'homme possède trois sortes de biens : 1° Les biens de
l'âme qu'il offre à Dieu en un sacrifice intérieur, par la dévotion et la
prière, et par d'autres actes intérieurs de cette sorte : c'est là le sacrifice
principal. 2° Les biens du corps qu'on offre d'une certaine façon à Dieu par le
martyre, l'abstinence ou la continence. 3° Les biens extérieurs dont on offre à
Dieu le sacrifice directement, quand nous lui offrons immédiatement ce que nous
possédons ; médiatement, quand nous en faisons part au prochain pour Dieu.
3. Il y a sacrifice proprement dit quand on accomplit quelque
chose sur les biens que l'on offre à Dieu, comme était la mise à mort des
animaux, ou comme est la fraction, manducation et bénédiction du pain. Le nom
de "sacrifice" l'indique, car on parle de sacrifice là où l'on "fait
du sacré". Le mot "oblation" désigne directement l'acte d'offrir
à Dieu quelque chose, même si l'on n'accomplit rien avec. Ainsi on parle d'une
oblation de pain et d'argent à l'autel, sans qu'on accomplisse rien à leur
égard. Tout sacrifice est donc une oblation, mais non réciproquement. Quant aux
prémices, ce sont des oblations, car on les offrait à Dieu, selon le
Deutéronome (26, 1-11) ; mais ce n'étaient pas des sacrifices, car elles
n'étaient la matière d'aucun rite sacré. Les dîmes, à proprement parler, ne
sont ni des sacrifices ni des oblations, parce qu'on ne les présente pas
directement à Dieu, mais aux ministres du culte.
Objections :
1. Il apparaît que non, car saint Paul écrit aux Romains (3, 19)
: "Ce que dit la loi s'adresse à ceux qui sont sous la loi." Or la
loi sur les sacrifices n'a pas été donnée à tous, mais au seul peuple hébreu.
Tout le monde n'était donc pas obligé d'offrir des sacrifices.
2. Les sacrifices sont offerts à titre de signes. Mais tout le
monde ne comprend pas ce symbolisme. Donc le sacrifice n'est pas obligatoire
pour tous.
3. La fonction des prêtres est dite "sacerdotale"
précisément parce qu'ils offrent le sacrifice. Mais tous ne sont pas prêtres, ni
par conséquent tenus d'offrir des sacrifices.
Cependant :
Offrir le
sacrifice est de loi naturelle nous l'avons vu. Or la loi
naturelle oblige tous les hommes. Tous sont donc tenus d'offrir le sacrifice à
Dieu.
Conclusion :
Il y a, nous
l'avons dit deux sortes de sacrifices. Le premier, le principal, est le
sacrifice intérieur, à quoi tous sont tenus ; car tout le monde est tenu
d'offrir à Dieu une âme dévote. L'autre est le sacrifice extérieur, qui se
subdivise en deux. Il y a en effet un sacrifice dont toute la valeur réside en
l'oblation de biens extérieurs, faite à Dieu en témoignage de soumission à sa
divinité. L'obligation en est différente pour ceux qui sont sous la loi, ancienne
ou nouvelle, et pour ceux qui ne sont pas sous la loi. Sous le régime de la loi,
des sacrifices déterminés sont obligatoires conformément aux prescriptions
légales. Ceux, au contraire, qui n'ont pas vécu sous la loi, étaient tenus à
certains sacrifices extérieurs, qu'ils devaient faire pour honorer Dieu, en
harmonie avec leur milieu. Mais ils n'étaient pas obligés à tels ou tels
sacrifices déterminés. L'autre sorte de sacrifice extérieur se réalise quand on
se sert des actes extérieurs des autres vertus, pour en faire hommage à Dieu.
Certains de ces actes sont l'objet d'un précepte dont l'obligation est
universelle ; d'autres sont surérogatoires et tous n'y sont pas tenus.
Solutions :
1. Les sacrifices déterminés par les prescriptions de la loi
n'obligeaient pas tous les hommes, mais tous étaient tenus à des sacrifices
intérieurs ou extérieurs, on vient de le dire.
2. Tous ne connaissent pas explicitement la vertu des
sacrifices, mais du moins en ont-ils une connaissance implicite, comme ils ont
une foi implicite, ainsi que nous l'avons vu précédemment.
3. Les prêtres offrent les sacrifices proprement ordonnés au
culte divin, non seulement pour eux-mêmes, mais pour les autres. Mais il y a
d'autres sacrifices, que chacun peut offrir à Dieu pour soi-même, nous l'avons
montré ci-dessus.
- 1. Certaines
oblations sont-elles imposées par précepte ? - 2. A qui les doit-on ? - 3. Avec
quels biens doit-on les faire ? - 4. Spécialement au sujet des oblations de
prémices : y est-on strictement obligé ?
Objections :
1. Il semble que l'on ne soit pas tenu de faire des oblations
en vertu d'un précepte obligatoire. Car, au temps de l'Évangile, on n'est pas
tenu d'observer les préceptes cérémoniels de l'ancienne loi, on l'a établis.
Mais les oblations font partie de ces préceptes. Car on lit dans l'Exode (23, 14)
: "Trois fois l'an vous célébrerez des fêtes en mon honneur." Et plus
loin : "Vous ne vous présenterez pas devant moi les mains vides." Donc
aujourd'hui on n'est pas tenu aux oblations par un précepte.
2. Les oblations, avant leur accomplissement, dépendent de
notre libre vouloir. On le voit par ces paroles du Seigneur (Mt 5, 23) : "Si
tu offres ton présent sur l'autel..." Il parle comme si c'était laissé au
bon plaisir des offrants. Et une fois l'oblation faite, il n'y a pas lieu de la
renouveler. Donc on ne peut aucunement y être tenu par un précepte.
3. Celui qui ne rend pas à l'Église ce qu'il est tenu de lui
remettre peut y être contraint par le refus des sacrements. Mais, il n'est pas
permis de refuser les sacrements de l’Église à ceux qui n'ont pas voulu faire
d'offrande, conformément à ce décret : "Celui qui dispense la sainte
communion ne doit rien exiger de celui qui la reçoit ; s'il exige quelque chose,
qu'il soit déposé." Donc l'oblation n'est pas obligatoire comme nécessaire
au salut.
Cependant :
Grégoire VII écrit
: "Tout chrétien aura soin, à la messe, de faire une offrande."
Conclusion :
Le nom d'"oblation"
désigne en général tout ce qu'on offre pour le culte divin. Ainsi, lorsqu'on
offre quelque chose pour le culte divin en vue d'une action sacrée qui doit en
résulter, et où l'offrande est consumée, c'est à la fois une oblation et un
sacrifice. En effet, on lit dans l'Exode (29, 18) : "Tu offriras le bélier
tout entier en le brûlant sur l'autel ; c'est une oblation au Seigneur, le
parfum très agréable d'une victime pour Dieu." Et dans le Lévitique (2, 1)
: "Lorsque l'on offrira le sacrifice à Dieu, l'oblation sera de pure
farine." Mais si on l'offre telle quelle pour l'employer au culte divin ou
la dépenser au profit des ministres, c'est une oblation et non un sacrifice.
Ces oblations sont
donc, par leur nature, volontaires, selon l'Exode (25, 2) : "Vous les
recevrez de celui qui l'offre de plein gré." Quatre motifs cependant
peuvent les rendre obligatoires : 1° Une convention antérieure ; par exemple si
un fonds ecclésiastique a été concédé, à charge de faire à des époques fixées
des offrandes déterminées. Cette offrande est due à titre de redevance. 2° Un
legs ou une promesse, comme lorsqu'on offre à l’Église, par donations entre
vifs, ou qu'on lègue par testament, des biens meubles ou immeubles qui devront
être cédés plus tard. 3° Les besoins de l’Église : au cas par exemple où ses
ministres n'auraient pas de quoi subvenir à leur entretien. 4° La coutume : les
fidèles sont tenus, à certaines fêtes, de faire des offrandes traditionnelles. Cependant,
en ces deux derniers cas, l'oblation demeure d'une certaine façon volontaire, quant
à la qualité ou à la nature de l'offrande.
Solutions :
1. Si dans la loi nouvelle les oblations sont obligatoires, ce
n'est pas à cause des solennités légales dont parle l'Exode, mais pour les
autres raisons qu'on vient d'exposer.
2. On peut être tenu de faire des offrandes soit avant de les
accomplir (1er, 3ème et 4ème motifs donnés
ci-dessus), soit également après avoir offert, quand on l'a fait par mode
d'engagement ou de promesse, car on est tenu d'acquitter en fait ce qu'on a
offert à l'Église par manière d'engagement.
3. Ceux qui ne s'acquittent pas des oblations obligatoires
peuvent encourir le refus des sacrements, non par le prêtre à qui l'on doit
remettre les offrandes, de crainte qu'il ne paraisse exiger quelque chose pour
l'administration des sacrements, mais par un de ses supérieurs.
Objections :
1. Il semble que les oblations ne sont pas dues seulement aux
prêtres. En effet, les principales oblations semblent être destinées aux
sacrifices. Mais dans la Sainte Écriture on appelle "hosties" ce
qu'on donne aux pauvres, selon la lettre aux Hébreux (13, 16) : "Quant à
la bienfaisance et à la mise en commun de vos ressources, ne les oubliez pas, car
c'est à de telles hosties que Dieu prend plaisir." Beaucoup plus qu'aux
prêtres, c'est donc aux pauvres que les oblations sont dues.
2. Dans beaucoup de paroisses, les moines reçoivent une part
des offrandes. Or "la charge des clercs et la charge des moines sont
différentes", dit saint Jérôme. Donc les oblations ne sont pas dues aux
seuls prêtres.
3. Les laïcs peuvent, du consentement de l'Église, acheter les
offrandes, pains et choses analogues. Ils ne le font que pour les employer à
leur usage. Donc les oblations peuvent aussi concerner les laïcs.
Cependant :
On trouve dans le
décret ce canon du pape Damase : "Seuls les prêtres qui sont au service
quotidien de Dieu ont le droit de manger et de boire les oblations offertes
dans l'église. Car sous l'ancienne alliance Dieu défendit aux enfants d'Israël
de manger les pains sacrés sauf pour Aaron et ses fils."
Conclusion :
Le prêtre est
établi comme un négociateur et un intermédiaire entre le peuple et Dieu, selon
ce qui est dit de Moïse (Dt 5, 5). C'est pourquoi il lui appartient de
transmettre au peuple les enseignements divins et les saints mystères ; et
aussi de présenter à Dieu ce qui, venant du peuple, doit passer par lui :
prières, sacrifices, oblations, selon l'épître aux Hébreux (5, 1) : "Tout
pontife, pris parmi les hommes, est établi pour intervenir en leur faveur dans
leurs relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour le péché."
Les oblations que le peuple présente à Dieu sont donc remises aux prêtres, non
seulement pour qu'ils les emploient à leur usage, mais pour qu'ils en soient
les fidèles dispensateurs. Ils les emploieront en partie aux frais du culte
divin ; une autre part sera destinée à leur propre subsistance, car "ceux
qui servent à l'autel partagent avec l'autel" (1 Co 9, 13) ; une autre
partie sera allouée aux pauvres qui doivent, autant que faire se peut, être
entretenus sur les biens de l'Église, car notre Seigneur lui-même avait une
bourse pour les pauvres, remarque saint Jérôme.
Solutions :
1. Bien qu'elles ne soient pas des hosties proprement dites, les
aumônes faites aux pauvres reçoivent ce nom quand on les fait pour Dieu. On
peut, au même titre, les appeler des "oblations", mais ce n'est pas
le sens propre du terme, réservé à ce qu'on offre immédiatement à Dieu. Mais
les oblations proprement dites servent à nourrir les pauvres par la répartition
que font non les offrants mais les prêtres.
2. Les moines et les autres religieux peuvent recevoir les
oblations à trois titres. 1° Comme pauvres, ils les reçoivent du prêtre qui les
distribue ou de l’Église qui les répartit. 2° S'ils sont ministres de l'autel, ils
peuvent recevoir directement les offrandes qu'on leur fait spontanément. 3°
S'ils ont charge paroissiale, ils ont un droit sur les oblations comme recteurs
d'une Église.
3. Les oblations, une fois consacrées, ne peuvent servir aux
laïcs, pas plus que les vases et les vêtements sacrés. C'est ainsi qu'il faut
entendre la décision du pape Damase. Mais les offrandes non consacrées peuvent
être attribuées aux laïcs, par mode de donation ou de vente, exercée par le
ministère des prêtres.
Objections :
1. Il semble que l'on ne puisse pas faire une oblation de
tout ce qu'on possède licitement. En effet, aux termes du droit : "La
prostituée exerce un métier honteux, mais fait un gain honnête." Elle le
possède donc licitement. Et cependant cet argent ne peut servir à une offrande
d'après le Deutéronome (23, 19) : "Tu n'offriras pas le salaire de la
prostitution dans la maison du Seigneur ton Dieu." Il n'est donc pas
permis de faire oblation de tout ce qu'on possède licitement.
2. Dans le Deutéronome également, il est interdit d'offrir
dans la maison de Dieu le prix d'un chien. Mais il est évident que le prix d'un
chien, vendu régulièrement est possédé de même. Il n'est donc pas permis de
faire oblation de tout ce qu'on possède régulièrement.
3. Il est dit en Malachie (1, 8) : "Si vous offrez un
animal boiteux et malade, n'est-ce pas mal ?" Or on peut posséder
régulièrement cet animal boiteux et malade. Il semble donc que l'on ne puisse
faire oblation de tout ce qu'on possède régulièrement.
Cependant :
On lit dans les
Proverbes (3, 9) : "Honore le Seigneur ton Dieu de tous tes biens." Les
biens d'un homme, c'est l'ensemble, de ce qu'il possède régulièrement ; on peut
donc en faire oblation.
Conclusion :
Comme dit saint Augustin
: "Si, ayant dépouillé un homme sans défense, tu partages ses dépouilles
avec le juge, la faveur de ce dernier te dégoûterait toi-même, tant est
puissant en nous l'instinct de justice. Ne fais pas ton Dieu à l'image, de ce
que tu ne dois pas être toi-même." Aussi est-il dit dans l'Ecclésiastique
(34, 21 Vg) : "Offrir, en sacrifice du bien mal acquis, est une offrande
souillée." Ces textes montrent que les biens acquis et possédés
injustement ne peuvent être matière à oblation.
Par ailleurs, sous
la loi ancienne, dont le régime était figuratif, la signification qu'on
attribuait : certaines choses les faisait tenir pour impures, et l'on ne
pouvait les offrir. Mais dans la loi nouvelle, nous considérons avec saint Paul
que toute créature de Dieu est pure (Tt 1, 15). C'est pourquoi, à prendre les
choses en soi, tout ce qu'on possède licitement est matière à oblation. Mais il
arrive que, pour une raison accidentelle, un bien, licitement possédé ne puisse
être offert. Par exemple si c'était dommageable à autrui : ainsi le fils qui
offrirait à Dieu ce qu'il doit employer à nourrir son père, façon d'agir
réprouvée par notre Seigneur (Mt 15, 5) ; ou bien cela ferait scandale il en
résulterait du mépris, etc.
Solutions :
1. La loi ancienne défendait d'offrir, le salaire de la
prostitution à raison de son impureté. Dans la loi nouvelle c'est à cause du
scandale, pour éviter que l'Église ne paraisse approuver le péché, en recevant
l'offrande du gain qu'il procure.
2. La loi considérait le chien comme un animal impur. Les
autres animaux impurs pouvaient être, rachetés et l'on pouvait en offrir le
prix, selon le Lévitique (27, 27) : "Si c'est un animal impur, celui qui
l'a offert le rachètera." Mais le chien ne pouvait être ni offert ni
racheté, soit parce que les idolâtres employaient cet animal à leurs sacrifices,
soit encore parce que les chiens symbolisent la rapine qui ne peut fournir
matière à oblation. Mais cette défense n'existe plus dans la loi nouvelle.
3. Trois raisons rendaient illicite l'oblation d'un animal
aveugle ou boiteux. 1° Le motif de l'oblation : "Si tu offres pour le
sacrifice un animal aveugle, n'est-ce pas mal ?" dit Malachie (1, 8). Car
il fallait que les sacrifices soient sans défaut. 2° Le mépris, car le prophète
ajoute (1, 14) : "Vous souillez mon nom en disant : "La table du
Seigneur est devenue impure et ce qu'on y offre est méprisable."" 3°
Un voeu préalable, obligeant à rendre en son entier ce qu'on a promis selon le
même texte : "Malheur au trompeur qui a dans son troupeau une bête saine, et
qui après avoir fait voeu, immole au Seigneur un animal malade." Les mêmes
motifs demeurent sous la loi nouvelle, mais là où ils manquent, toute
interdiction disparaît.
Objections :
1. Il semble que non. Car l'Exode (13, 9) fait suivre la loi
des premiers-nés de cette clause : "Ce sera comme un signe sur ta main."
On voit donc que c'est un précepte cérémoniel. Mais les préceptes cérémoniels
ne doivent plus être observés sous la loi nouvelle. Donc on ne doit pas non
plus acquitter les prémices.
2. Le peuple juif offrait les prémices au Seigneur pour
reconnaître un bienfait spécial, selon le Deutéronome (26, 2) : "Tu prendras
les prémices de tous les produits du sol, tu iras trouver le prêtre en
fonctions et tu lui diras : "je confesse aujourd'hui devant le Seigneur
ton Dieu que je suis entré dans la terre qu'il avait juré à nos pères de nous
donner."" Les autres nations ne sont donc pas obligées d'acquitter
les prémices.
3. On n'est obligé qu'à quelque chose de déterminé. Or on ne
trouve ni dans la loi nouvelle ni dans la loi ancienne de détermination
concernant la quantité des prémices. Il n'y a donc pas d'obligation stricte à
les acquitter.
Cependant :
Il est stipulé dans les Décrets : "Les dîmes et les prémices que nous déclarons revenir de
droit aux prêtres doivent être reçues du peuple entier."
Conclusion :
Les prémices sont
un genre d'oblations, car selon le Deutéronome (26, 3) c'est à Dieu qu'on les
présente avec une formule d'hommage. C'est pourquoi le texte sacré ajoute :
"Le prêtre, prenant la corbeille - c'est-à-dire les prémices - de la main
de celui qui les présente, la placera devant l'autel du Seigneur ton Dieu",
et ensuite le fidèle doit dire : "J'offre maintenant les prémices des
fruits de la terre que le Seigneur m'a donnés." L'offrande des prémices
avait un motif spécial : reconnaître les bienfaits de Dieu. On déclarait qu'on
reçoit de Dieu les fruits de la terre, et qu'on est tenu par suite de lui faire
hommage d'une part de ces biens, selon ces paroles (1 Ch 29, 16) : "Ce que
nous avons reçu de tes mains, nous te l'avons donné." Et comme nous devons
offrir à Dieu ce qu'il y a de meilleur, l'oblation des prémices, part de choix
des fruits de la terre, fut rendue obligatoire par un précepte. Comme d'autre
part le prêtre est chargé auprès du peuple de ce qui concerne Dieu, les
prémices offertes par le peuple servaient à l'usage des prêtres (Nb 18, 8) :
"Le Seigneur a dit à Aaron : "Voici, je t'ai donné la garde de mes
prémices.""
Or il relève du
droit naturel qu'on prenne sur les biens que Dieu nous a donnés, pour les
offrir en son honneur. Mais qu'on doive porter cette offrande à telles
personnes, que ce soit la primeur des fruits, ou en telle quantité, c'est
l'objet de déterminations positives de droit divin dans la loi ancienne ; et
sous la loi nouvelle, de droit ecclésiastique. Celui-ci fixe comme règle
d'acquitter les prémices selon les coutumes du pays et les besoins des
ministres de l'Église.
Solutions :
1. Les préceptes cérémoniels étaient proprement figuratifs de
l'avenir. C'est pourquoi ils ont cessé avec l'avènement de la réalité qu'ils
symbolisaient. Mais l'offrande des prémices rappelait un bienfait passé, fondement
d'une dette de reconnaissance selon la prescription de la loi naturelle. C'est
pourquoi cette obligation demeure en ce qu'elle a de général.
2. L'offrande de prémices n'avait pas pour seul motif, dans la
loi ancienne, le bienfait accordé par Dieu avec le don de la terre promise, mais
également le don des fruits de la terre. D'où cette formule (Dt 26, 19) :
"je t'offre ces prémices des fruits de la terre que le Seigneur m'a donnés."
Ce dernier motif vaut pour tous. On peut dire aussi que si le don de la terre
promise fut un bienfait spécial, il y a un bienfait universel que Dieu a
accordé à tout le genre humain, en lui donnant la possession de la terre :
"Il a donné la terre aux enfants des hommes" (Ps 115, 16).
3. D'après saint Jérôme : "Selon la tradition des anciens
il est d'usage qu'on donne aux prêtres pour les prémices la quarantième partie
au plus, la soixantième au minimum." On voit dans quelles limites doit se
tenir, selon la coutume du pays, l'offrande de prémices.
Toutefois c'est
avec raison que la quantité des prémices ne fut pas fixée par la loi ; car les
prémices sont une forme d'offrande, ce qui implique qu'elles soient
volontaires.
- 1. Est-on tenu
d'acquitter les dîmes par un précepte rigoureux ? - 2. Les biens dont il faut
payer la dîme. - 3. A qui doit-on les dîmes ? - 4. Qui doit les payer ?
Objections :
1. Il semble que non. Car le précepte concernant les dîmes se
trouve dans la loi ancienne, ainsi le Lévitique (27, 30) : "Les dîmes de
la terre, des grains, aussi bien que des fruits des arbres, sont au Seigneur."
Et plus loin : "Tout animal qui naît le dixième, soit des boeufs, des
brebis ou des chèvres et de tout ce qui passe sous la houlette du berger, sera
la dîme consacrée au Seigneur." Or on ne peut ranger ce commandement parmi
les préceptes moraux, parce que, de droit naturel, rien n'oblige à donner la
dixième, plutôt que la neuvième ou la onzième partie. Donc c'est un précepte
judiciaire ou cérémoniel. Or nous savons que sous le régime de la grâce ces
préceptes n'obligent plus. Donc on n'est pas tenu présentement d'acquitter les
dîmes.
2. Les seules observances auxquelles on soit tenu à l'époque
de la grâce sont celles que le Christ nous a commandées par ses Apôtres, selon
saint Matthieu (28, 20) : "Apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai
commandé." Et saint Paul dit (Ac 20, 27) : "je ne me suis pas dérobé
quand il fallait vous enseigner tous les desseins de Dieu." Or il n'y a
rien dans l'enseignement du Christ et des Apôtres sur le paiement des dîmes. Ce
que le Christ a dit à ce sujet (Mt 23, 23) : "Malheureux, vous qui payez la
dîme sur la menthe et la rue... il fallait faire cela, etc.", se rapporte
au régime passé des observances légales. C'est ainsi que le comprend Saint Hilaire
: "Cette dîme sur les légumes qui était utile pour préfigurer l'avenir, ne
devait pas être omise." Donc au temps de la grâce nous ne sommes pas tenus
au paiement des dîmes.
3. Au temps de la grâce on n'est pas plus tenu aux observances
légales qu'avant la loi ancienne. Or à ce moment les dîmes n'étaient pas
acquittées en vertu d'un précepte, mais seulement à la suite d'un voeu, selon
ce texte de la Genèse (28, 20) : "Jacob fit un voeu en disant : "Si
Dieu est avec moi et me garde dans mes démarches... de tout ce que tu me
donneras je t'offrirai la dîme."" Donc, au temps de la grâce on n'y
est pas obligé non plus.
4. La loi ancienne obligeait à trois sortes de dîmes. On en
donnait une part aux lévites, disent les Nombres (18, 24) : "Les lévites
auront pour leur part l'offrande des dîmes que j'ai ordonnées à leur usage et à
leurs besoins." Un texte du Deutéronome (14, 22) signale une autre sorte
de dîmes : "Tu mettras à part la dixième partie de tous les fruits que la
terre produit chaque année et tu mangeras en présence du Seigneur ton Dieu, dans
le lieu que Dieu a choisi." Et ce texte fait ensuite mention d'autres
dîmes encore : "La troisième année, tu mettras à part un autre dixième de
tous les biens qui te naîtront en ce temps-là, et tu le déposeras dans ta
ville. Alors viendra le lévite, qui n'a pas de part à tes possessions ;
l'étranger, l'orphelin et la veuve qui sont dans tes villes, et ils mangeront à
satiété." Mais au temps de la grâce on n'est pas tenu à ces deux dernières
sortes de dîmes. Ni non plus aux premières.
5. Ce que l'on doit sans détermination de temps oblige
aussitôt, sous peine de péché. Si donc au temps de la grâce on était obligé par
un précepte rigoureux de payer la dîme, là où on ne le fait pas, tout le monde
serait en état de péché mortel ; et les ministres de l'Église n'y échapperaient
pas, ayant dissimulé le mal, ce qui paraît inadmissible.
Cependant :
Saint Augustin dit,
et on lit dans le droit que les dîmes sont exigées à titre de dette ; ceux qui
ne veulent pas les payer ravissent le bien d'autrui.
Conclusion :
Dans l'ancienne
loi, les dîmes étaient affectées à l'entretien des ministres de Dieu, ce qui
ressort de ce texte de Malachie (3, 10) : "Portez toutes les dîmes dans
mon grenier, afin qu'il y ait de la nourriture dans ma maison." Le
précepte d'acquitter les dîmes relevait donc pour une part de la loi morale, fruit
de la raison naturelle, et pour une autre part était un précepte judiciaire de
droit positif, tenant sa force de l'institution divine. La raison naturelle en
effet nous prescrit que le peuple doit pourvoir à l'entretien des ministres du
culte divin, qui ont la charge de son salut ; de même qu'il doit fournir aux
serviteurs du bien commun, princes, soldats, etc., la contribution nécessaire. Aussi
saint Paul le prouve-t-il par les coutumes humaines (1 Co 9, 7) : "Qui
donc a jamais combattu à ses propres frais ? Qui donc plante une vigne et n'en
mange pas le produit ?" Mais la détermination de l'impôt cultuel n'est
plus le fait du droit naturel ; Dieu l'a fixée relativement aux conditions de
vie du peuple auquel il a donné sa loi. Des douze tribus qui le divisaient, la
dernière, celle de Lévi, vouée tout entière au service divin, n'avait pas de
propriétés. Il était donc convenable d'obliger les onze autres tribus à donner
aux lévites le dixième de leurs récoltes, pour qu'ils vivent plus honorablement,
et aussi parce que certains négligeraient ce devoir. Relativement à la
détermination de la dixième partie, ce commandement était donc un précepte
judiciaire. On nomme ainsi les nombreuses institutions spécialement destinées à
maintenir l'égalité selon l'état social de ce peuple. Sans doute ces préceptes
préfiguraient-ils l'avenir comme tout ce qui arrivait à ce peuple selon saint Paul
(1 Co 10, 11) : "Tout ce qui leur arrivait était figuré." C'est là un
point commun avec les préceptes cérémoniels, dont la raison principale était de
préfigurer l'avenir. Il y a donc bien dans le précepte des dîmes un symbolisme
pour le futur. Car le dixième symbolise la perfection, en ce que le nombre dix
est comme un nombre parfait - c'est la première limite des nombres ; au-delà
les nombres ne progressent plus, mais repartent de l'unité. Donc donner le
dixième en se réservant les neuf autres parts, c'est signifier qu'on est par
soi-même imparfait et qu'on attend de Dieu cette perfection que le Christ
devait apporter. Pour autant ce n'est pas un précepte cérémoniel, cela reste un
précepte judiciaire.
Or il existe entre
les préceptes cérémoniels et les préceptes judiciaires une différence que nous
avons jadis signalées. Il est défendu d'observer les premiers au temps de la
loi nouvelle. Les seconds au contraire, bien qu'ils aient perdu leur force
obligatoire, peuvent être observés sans péché. Et l'on peut y être tenu, s'ils
sont réitérés par l'autorité législative. Ainsi la loi ancienne obligeait celui
qui avait dérobé une brebis à en rendre quatre (Ex 22, 1) : ce commandement
devrait être observé, si un roi y soumettait ses sujets. De même l’Église par
son autorité a institué que sous le régime de la loi nouvelle on paierait la
dîme. Et elle a fait preuve d'une certaine douceur, tout en ne demandant pas
moins au peuple chrétien pour l'entretien des ministres du Nouveau Testament
qu'il n'était demandé sous l'Ancien, bien que le peuple de la nouvelle loi ait
des obligations plus hautes, selon le Seigneur en Matthieu (5, 20) : "Si
votre justice n'est pas plus parfaite que celle des scribes et des pharisiens, vous
n'entrerez pas dans le Royaume des cieux." Et bien que la dignité des
prêtres de la nouvelle Alliance soit supérieure à celle des ministres de
l'Ancien Testament selon l'Apôtre (2 Co 3, 7). Il est donc évident qu'on est
tenu d'acquitter les dîmes. C'est de droit naturel pour une part, et de droit
ecclésiastique pour une autre part. Mais l'Église, appréciant l'opportunité des
temps et des personnes, pourrait déterminer différemment le pourcentage qu'on
doit acquitter.
Solutions :
1. Cette Réponse résout l'objection.
2. Le précepte du paiement des dîmes est donné par l'Évangile
en ce qu'il a de moral : C'est la parole du Seigneur (Mt 10, 10) : "L'ouvrier
mérite son salaire", et celle de l'Apôtre (1 Co 9, 4). Mais la
détermination, précise de ce qu'on doit payer est réservée à l'Église.
3. Avant la promulgation de la loi ancienne, les ministres du
culte n'étaient pas spécialisés, mais on nous dit que les premiers-nés étaient
prêtres et recevaient à ce titre double portion. C'est pourquoi on n'avait pas
fixé la part qui revenait aux ministres sacrés, mais lorsque l'un d'eux se
rencontrait, chacun lui donnait spontanément son offrande. C'est ainsi
qu'Abraham, poussé par un instinct prophétique, remit la dîme à Melchisédech, prêtre
du Dieu Très-Haut (Gn 14, 20). De même Jacob fit voeu de donner la dîme, bien
qu'on ne voit pas qu'il ait promis de la donner à des ministres sacrés ;
c'était plutôt en vue du culte divin, pour l'accomplissement des sacrifices. Ce
qu'indiquent ces paroles expresses (Gn 28, 22) : "Je t'offrirai la dîme."
4. Les deuxièmes dîmes prévues pour les sacrifices n'ont plus
leur place dans la loi nouvelle, les victimes légales ayant disparu. La
troisième sorte de dîme, celles qu'on devait manger avec les pauvres, s'est au
contraire accrue. Car le Seigneur ordonne non seulement de donner la dixième
partie, mais tout son superflu aux pauvres, selon Luc (11, 41) : "Ce qui
reste, donnez-le en aumône." - Quant aux dîmes qu'on remet aux ministres
de l’Église, eux-mêmes doivent les distribuer aux pauvres.
5. Les ministres de l'Église doivent avoir un plus grand souci
de promouvoir le bien spirituel du peuple que de recueillir des biens
temporels. C'est pourquoi l'Apôtre ne voulut pas user du pouvoir que le
Seigneur lui avait donné, et recevoir son entretien de ceux à qui il prêchait
l'Évangile du Christ, de peur de faire obstacle à celui-ci. Ceux qui ne lui
donnaient rien ne péchaient pas pour autant. Autrement saint Paul n'aurait pas manqué
de les en reprendre. Les ministres de l'Église qui ne réclament pas les dîmes
ecclésiastiques, là où on ne peut les exiger sans scandale, l'habitude en étant
perdue, ou pour quelque autre motif, méritent des éloges. Pour autant, ne sont
pas en état de damnation ceux qui ne s'acquittent pas, dans les régions où
l'Église demande rien ; à moins qu'ils y mettent une obstination mauvaise, bien
décidés à ne pas payer même si on le demandait.
Objections :
1. Il semble qu'on ne soit pas tenu de payer la dîme sur
tout. Car le paiement de la dîme semble avoir été introduit par la loi
ancienne. Mais dans celle-ci on ne trouve aucun précepte concernant les dîmes à
payer sur le produit de son activité personnelle - dans le commerce par exemple,
ou l'état militaire. Donc nul n'est tenu de payer la dîme là-dessus.
2. On ne peut faire oblation avec des biens mal acquis, nous
l'avons dit. Mais les oblations qui sont présentées directement à Dieu, semblent
se rattacher à lui plus que les dîmes, offertes à ses
ministres. Donc les dîmes prises sur des biens mal acquis ne doivent pas non
plus être acquittées.
3. D'après le Lévitique (27, 30), la loi ordonna seulement de
payer la dîme des grains, des fruits des arbres, et des animaux qui sont sous
la houlette du berger. Mais on récolte d'autres choses encore : les herbes qui
poussent dans les jardins par exemple. Donc on n'est pas tenu de payer la dîme
sur ces produits.
4. On ne peut s'acquitter qu'avec un bien en son pouvoir. Mais
tout ce qui provient à l'homme du produit de ses terres ou de ses animaux ne
reste pas en son pouvoir. Parfois ses biens lui sont enlevés par vol ou par
rapine ; parfois ils passent à un autre qui les achète ; il les doit à d'autres
pour payer l'impôt au prince, leur salaire aux ouvriers. Donc de tout cela on
n'est pas tenu de verser la dîme.
Cependant :
On lit dans la
Genèse (28, 22) : "De tout ce que tu me donneras je t'offrirai la dîme."
Mais tout ce que l'homme possède lui a été donné par Dieu. Donc il doit verser
la dîme de tout.
Conclusion :
Pour juger
n'importe quelle action, il faut avant tout la juger à partir de sa racine. Or
la racine du paiement des dîmes est la dette que les charnels doivent à ceux
qui sèment les biens spirituels, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 9, 11) :
"Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il extraordinaire
que nous récoltions vos biens temporels ?" Or toutes nos possessions sont
comprises dans les biens temporels. C'est pourquoi il faut acquitter la dîme
sur tout ce que nous possédons.
Solutions :
1. Il y avait un motif spécial pour que la loi ancienne ne
comporte pas de précepte au sujet de dîmes personnelles. Cela tenait à la
situation de ce peuple, où les autres tribus avaient des possessions assurées
leur permettant de faire vivre les lévites, qui n'en avaient pas ; mais il
n'était pas interdit à ceux-ci de pratiquer certains travaux lucratifs, comme
les autres Juifs. Or le peuple de la loi nouvelle est répandu dans le monde
entier ; ses membres, pour la plupart, n'ont pas de propriétés, mais vivent
d'affaires qui ne contribueraient nullement à l'entretien des ministres de Dieu
s'ils ne payaient pas la dîme sur leurs profits. En outre il est strictement
interdit aux ministres de la loi nouvelle de se mêler d'affaires lucratives, selon
saint Paul (2 Tm 2, 4) : "Quand on est enrôlé au service de Dieu, on ne se
mêle pas des affaires du siècle." C'est pour cela que dans la loi nouvelle
on est tenu à des dîmes personnelles, selon la coutume du pays et les besoins
des ministres. Aussi saint Augustin, cité par le Décret dit-il : "Payez
la dîme sur les revenus de la vie militaire, du négoce et de l'artisanat."
2. "Mal acquis" se comprend de deux façons. D'abord
en ce que l'acquisition est injuste, par exemple réalisée par la rapine, le vol
ou l'usure : on doit alors la restituer, non en payer la dîme. Cependant, si un
champ a été acheté par les revenus de l'usure, l'usurier doit payer la dîme de
son produit parce que ce produit ne vient pas de l'usure, mais d'un don de
Dieu.
On appelle encore "mal
acquis" ce qui est acquis par un travail honteux, celui de la prostituée, de
l'histrion, etc., qu'on n'est pas tenu de restituer. Aussi doit-on en payer la
dîme comme les autres dîmes personnelles. Cependant l'Église ne doit pas les
accepter tant que ces gens sont dans le péché, pour ne pas paraître y communier
; mais lorsqu'ils ont fait pénitence, elle peut recevoir ces dîmes.
3. Ce qui est ordonné à une fin doit être jugé selon son
rapport à cette fin. Or le paiement de la dîme n'est pas dû pour lui-même, mais
pour les ministres, car il ne serait pas digne d'eux qu'ils le réclament avec
une exigence minutieuse, car ce serait là un vice signalé par Aristote. C'est
pourquoi la loi ancienne ne fixait rien pour les petits produits, mais elle
laissait cela à la liberté de chacun, car on compte pour rien ce qui est peu de
chose. Aussi les pharisiens, qui s'attribuaient une parfaite observance de la
loi, payaient-ils la dîme même sur ces petits produits. Mais ce n'est pas cela
que le Seigneur leur reproche, mais seulement de mépriser le plus important :
les préceptes spirituels. Il montre que la pratique des pharisiens était en soi
recommandable quand il dit : "Il fallait faire cela", et saint Jean
Chrysostome explique : "au temps de la loi ancienne". Et cela semble
concerner une convenance plutôt qu'une obligation. Aussi n'est-on pas tenu
aujourd'hui de payer la dîme pour ces minuties, sinon parce que c'est la
coutume du pays.
4. Celui qui a été dépouillé de ses biens par vol ou par
rapine n'est pas tenu de payer les dîmes avant de les avoir récupérés, sauf si
ce dommage lui était arrivé par une faute ou une négligence de sa part, car
l'Église ne doit pas en souffrir.
Si l'on vend du
blé sans avoir payé la dîme, l'Église peut exiger celle-ci et de l'acheteur qui
détient un bien dû à l'Église, et du vendeur qui pour sa part a fraudé
l'Église. Mais si l'un des deux paye, l'autre n'y est plus obligé.
Quant aux fruits
de la terre, on doit la dîme pour eux parce qu'ils proviennent de la bonté
divine. C'est pourquoi les dîmes échappent à l'impôt et ne sont pas prises sur
le salaire de l'ouvrier. On ne doit donc pas déduire l'impôt et le salaire
avant l'acquittement des dîmes ; celles-ci doivent être payées sur la récolte, avant
tout prélèvement.
Objections :
1. Il semble qu'il ne faut pas les donner aux clercs, car
dans l'ancienne alliance on les donnait aux lévites qui n'avaient pas de
possessions comme le reste du peuple (voir Nm 18, 23). Mais sous la loi
nouvelle, les clercs ont des possessions, biens patrimoniaux, domaines
ecclésiastiques. Ils reçoivent en outre les prémices, et les offrandes pour les
vivants et les morts. Il est donc superflu de leur donner des dîmes.
2. Un homme habite sur une paroisse, et cultive des champs
situés dans une autre ; un berger conduit son troupeau une partie de l'année
sur le territoire d'une paroisse, et le reste du temps sur une autre ; ou bien
il a sa bergerie dans une paroisse et les pâturages dans une autre : dans des
cas pareils il semble qu'on ne voie pas nettement à quels clercs on devrait
payer les dîmes. Donc il n'apparaît pas qu'on doive payer les dîmes à certains
clercs plutôt qu'à d'autres.
3. Dans certains pays, la coutume générale veut que les
soldats reçoivent de l'Église les dîmes à titre de fief. Il y a aussi des
religieux qui les reçoivent. Donc elles ne sont pas réservées aux clercs ayant
charge d'âmes.
Cependant :
Il y a ce texte des Nombres (18, 21) : "J'ai donné en
possession aux fils de Lévi toutes les dîmes d'Israël pour le ministère qu'ils
accomplissent dans le service du tabernacle." Aux fils de Lévi ont succédé
les clercs du Nouveau Testament. C'est donc à eux seuls qu'on doit les dîmes.
Réponse :
Sur les dîmes deux points sont à considérer le
droit de les recevoir, et d'autre part les biens que l'on donne sous ce nom. Le
droit de recevoir les dîmes est spirituel ; il résulte de l'obligation qu'on a
de pourvoir aux frais des ministres de l'autel, et de donner "les biens
temporels à ceux qui sèment les biens spirituels". C'est le fait des
clercs ayant charge d'âmes, et d'eux seuls. Ce droit leur est donc réservé.
Quant aux biens eux-mêmes que l'on donne, ils sont d'ordre matériel, et peuvent
servir à l'usage de tout le monde. Ils peuvent donc revenir aux laïcs.
Solutions :
1. Sous l'ancienne loi il y avait, on l'a dit, des dîmes
spécialement destinées à aider les pauvres. Sous la loi nouvelle les dîmes sont
données aux clercs non seulement pour leur entretien mais encore pour leur
permettre d'aider les pauvres. Elles ne sont pas de trop, par conséquent, et il
est nécessaire de les ajouter aux possessions ecclésiastiques, oblations et
prémices.
2. On doit les dîmes personnelles à
l'Église de la paroisse où l'on habite. Quant aux dîmes territoriales elles appartiennent
avec plus de raison à l'Église sur le territoire de laquelle sont situés les
domaines qu'on possède. Cependant le droit décide qu'il faut en ce cas s'en
tenir à la coutume qui prévaut depuis longtemps. Le berger qui à des époques
différentes fait paître son troupeau sur deux paroisses doit
proportionnellement payer la dîme à chaque Église. Et parce que les produits du
troupeau proviennent du pâturage, il doit plutôt la dîme à l'Église sur le
territoire de laquelle paît le troupeau, qu'à celle où se trouve la bergerie.
3. Comme l'Église peut remettre à un laïc ce qu'elle reçoit
pour la dîme, elle peut aussi bien lui accorder de recevoir les dîmes qu'elle
doit percevoir, en réservant le droit de ses ministres. Soit qu'elle subvienne
ainsi à ses propres nécessités, comme dans le cas des dîmes concédées en fief à
des soldats ; soit pour subvenir aux besoins des pauvres ; c'est ainsi qu'elle
les accorde à certains religieux laïcs ou n'ayant pas charge d'âmes, par
manière d'aumône. Mais il y a aussi des religieux qui ont droit à les recevoir
du fait qu'ils ont charge d'âmes.
Objections :
1. Il semble que même les clercs doivent donner les dîmes, car
il est de droit commun que l'Église paroissiale doit recevoir la dîme des
propriétés qui sont sur son territoire. Or il arrive que ces propriétés appartiennent
à des clercs, ou à une autre Église. Le clergé est donc tenu de payer la dîme
de ses propriétés.
2. Il y a des religieux clercs, et qui sont cependant tenus de
payer aux Églises la dîme des terres qu'ils cultivent de leurs propres mains.
Les clercs ne sont donc pas exempts de la dîme.
3. La loi ancienne (Nb 18, 21) ordonne aux lévites de recevoir
la dîme du peuple, mais aussi de la donner eux-mêmes au grand prêtre. De même
que les laïcs doivent payer la dîme aux clercs, ceux-ci doivent s'en acquitter
à l'égard du souverain pontife.
4. La dîme destinée à l'entretien des clercs est aussi
ordonnée à subvenir aux besoins des pauvres. Si donc les clercs sont dispensés
de la dîme, les pauvres le seront également. Ce qui est faux, comme la raison
qu'on en donne.
Cependant :
Le pape Pascal dit
dans une décrétale : "Que les clercs exigent la dîme d'autres clercs, c'est
un nouveau genre d'exaction."
Conclusion :
Si quelqu'un donne
et reçoit à la fois, ce ne peut être pour une cause identique ; de même que le
principe d'activité n'est pas en même temps principe de passivité. Mais il
arrive que, pour des causes diverses et sous des rapports différents, le même
sujet donne et reçoive, soit actif et passif. C'est en tant que ministres de
l'autel chargés d'ensemencer spirituellement les âmes, que les clercs ont droit
aux dîmes des fidèles. Les possessions ecclésiastiques appartenant aux clercs
considérés comme tels ne sont donc pas soumises à la dîme. Mais ils sont tenus
de s'en acquitter lorsqu'ils possèdent à un autre titre : soit en leur propre
nom, par héritage, achat, etc.
Solutions :
1. Cela résout la première objection. Les clercs doivent
payer à l’Église paroissiale la dîme de leurs biens personnels, comme tout le
monde, même s'ils appartiennent à la même Église ; car il faut distinguer leurs
propriétés personnelles de celles de l'Église. Mais les biens ecclésiastiques
ne sont pas soumis à la dîme, même lorsqu'ils sont sur le domaine d'une autre
paroisse.
2. Les religieux clercs, s'ils ont charge d'âmes, ne sont pas
tenus de payer les dîmes, mais peuvent les recevoir. Quant aux autres religieux,
même clercs, qui ne distribuent pas au peuple les biens spirituels, leur cas
est différent. Ils sont soumis au droit commun. Toutefois différentes
concessions faites par le Saint-Siège leur assurent une certaine immunité.
3. Sous l'ancienne loi on devait les prémices aux prêtres, et
la dîme aux lévites. Les lévites étaient subordonnés aux prêtres. Le Seigneur
leur ordonna donc de payer au grand prêtre la dîme de la dîme, au lieu de
prémices. De même les clercs seraient tenus de payer la dîme au souverain
pontife s'il l'exigeait. La raison naturelle prescrit en effet que celui qui
est chargé des intérêts généraux de la multitude trouve de quoi faire face aux
exigences du salut commun.
4. Les dîmes doivent être employées par les clercs au
soulagement des pauvres. Ceux-ci n'ont donc pas de motif pour les recevoir
directement, mais ils sont tenus de les payer.
Étudions
maintenant le voeu, par lequel on promet quelque chose à Dieu.
- 1. Qu'est-ce que
le voeu ? - 2. Sur quoi porte-t-il ? - 3. Son obligation. - 4. Son utilité. -
5. De quelle vertu est-il l'acte ? - 6. Est-il plus méritoire d'accomplir quelque
chose avec voeu ou sans voeu ? - 7. La solennité du voeu. - 8. Ceux qui sont
soumis à une autorité peuvent-ils faire des voeux ? - 9. Les enfants
peuvent-ils s'obliger par voeu à entrer en religion ? - 10. Peut-on dispenser
d'un voeu ou le commuer ? - 11. Peut-on dispenser du voeu solennel de
continence ? - 12. Faut-il, pour dispenser d'un voeu, recourir à une autorité
supérieure ?
Objections :
1. Il semble qu'il consiste seulement dans un projet de la
volonté, car certains définissent ainsi le voeu : "Concevoir un bon projet, assuré par une délibération, en
s'obligeant envers Dieu à faire ou ne pas faire une chose." Mais
concevoir un bon projet, avec tout ce qu'on ajoute, cela peut consister
exclusivement dans un mouvement du vouloir. Donc le voeu est uniquement un
projet de la volonté.
2. Le mot même de "voeu" (votum) paraît venir
de "volonté". On dit que quelqu'un agit selon ses voeux quand il agit
volontairement. Or le projet est un acte de la volonté, tandis que la promesse
est un acte de la raison. Le voeu est donc uniquement un acte de la volonté.
3. Notre Seigneur a dit (Lc 9, 62) : "Quiconque met la
main à la charrue et regarde en arrière n'est pas apte au royaume de Dieu."
Mais du fait même qu'on a le projet de bien faire, on met la main à la charrue
; et si l'on regarde en arrière, abandonnant le bien projeté, on n'est pas apte
au royaume de Dieu. Donc le bon projet oblige à lui seul devant Dieu, indépendamment
de toute promesse. On voit ainsi que le simple projet de la volonté suffit à
constituer le voeu.
Cependant :
Nous lisons dans
l'Ecclésiastique (5, 3) : "Si tu as fait un voeu à Dieu, ne tarde pas à
l'accomplir, car la promesse infidèle et imprudente lui déplaît." Vouer, c'est
donc promettre, et le voeu est une promesse.
Conclusion :
Le voeu implique
l'obligation de faire une chose ou d'y renoncer. On s'oblige entre hommes par
le moyen d'une promesse, qui est un acte de la raison, faculté de l'ordre ; de
même que par le commandement et la prière nous ordonnons d'une certaine manière
ce que les autres doivent faire pour nous, par la promesse nous ordonnons ce
que nous-mêmes devons faire pour autrui. Mais, alors que la promesse faite
d'homme à homme exige des paroles ou d'autres signes extérieurs, on peut faire
à Dieu une promesse par un simple acte intérieur de pensée, car il est écrit (1
S 16, 7) : "Les hommes voient ce qui paraît au-dehors, Dieu pénètre le
coeur." Pourtant, on s'exprime parfois en paroles, soit pour s'exciter
soi-même comme nous l'avons vu à propos de la prière ; soit pour prendre à
témoin d'autres hommes, en sorte qu'on soit retenu de rompre ses voeux non
seulement par crainte de Dieu, mais aussi par respect des hommes. La promesse
elle-même procède du projet de faire quelque chose, et ce projet exige une
délibération préalable, puisqu'il est un acte de volonté délibérée. Trois
éléments sont donc requis pour qu'il y ait voeu : la délibération, le projet de
la volonté, enfin la promesse qui porte à sa perfection la raison de voeu. On y
ajoute quelquefois deux autres éléments, comme confirmation du voeu par une
formule verbale, selon le Psaume (66, 13) : "J'acquitterai envers toi les
voeux que mes lèvres ont formulés" ; - et l'assistance de témoins. Ainsi
le Maître des Sentences définit le voeu : "L'attestation d'une promesse
volontaire, qui doit être faite à Dieu, et porter sur ce qui le concerne."
On peut d'ailleurs rapporter cette définition au voeu lui-même, en l'entendant
d'un témoignage intérieur.
Solutions :
1. Le bon projet qu'on a conçu n'est rendu ferme, du fait de
la délibération, que par la promesse qui fait suite à celle-ci.
2. C'est la volonté qui meut la raison à promettre quelqu'une
des choses soumises à son empire. Voilà pourquoi et dans quelle mesure le nom
de "voeu" se rattache au mot "volonté" elle est le premier
moteur de celui-ci.
3. Celui qui met la main à la charrue fait déjà quelque chose,
mais celui qui se borne à projeter ne fait rien encore. C'est quand il promet
qu'il commence à s'y mettre vraiment, bien qu'il n'accomplisse pas encore ce
qu'il promet ; comme celui qui met la main à la charrue ne laboure pas encore, mais
prépare déjà sa main au labour.
Objections :
1. Il ne semble pas que le voeu doive toujours porter sur un
bien meilleur. Car on appelle ainsi ce qui est surérogatoire. Mais le voeu
concerne aussi ce qui concerne le salut. On fait voeu au baptême de renoncer à
Satan et à son cortège, et de garder la foi, comme le dit la Glose sur le texte
du Psaume (76, 12) : "Faites des voeux et tenez vos promesses au Seigneur
votre Dieu." De même, Jacob fit voeu de tenir le Seigneur pour son Dieu
(Gn 28, 21), ce qui est nécessaire au salut. Le voeu n'a donc pas pour seul
objet un bien supérieur.
2. L'épître aux Hébreux (11, 32) met Jephté au nombre des
saints. Or, en exécution d'un voeu, cet homme immola sa fille innocente (Jg 11,
39). Mettre à mort un innocent, loin d'être un bien supérieur, est une action
défendue. Il apparaît donc par cet exemple qu'on peut faire voeu d'accomplir
non seulement un plus grand bien, mais même ce qui est défendu.
3. On ne peut regarder comme un bien supérieur ce qui nous
nuit ou ne sert à rien. Or, par suite d'un voeu, on se livre à des veilles
immodérées ou à des jeûnes qui risquent d'être dangereux. Parfois aussi on
s'engage à des choses indifférentes et qui ne sont bonnes à rien. Le voeu ne
porte donc pas toujours sur un bien supérieur.
Cependant :
On lit dans le
Deutéronome (23, 23) : "Si tu t'abstiens de promettre, ce ne sera pas un
péché."
Conclusion :
Nous avons défini
le voeu : une promesse faite à Dieu. Une promesse porte toujours sur quelque
chose qu'on fait volontairement en faveur de quelqu'un : ce ne serait plus
promettre, mais menacer, que d'exprimer son dessein d'agir contre cette
personne. De même il serait inutile de lui promettre ce qui ne lui plairait
pas. C'est pourquoi, puisque tout péché va contre Dieu, et que Dieu ne peut
agréer que des oeuvres vertueuses, il faut en conclure que le voeu ne peut
porter sur rien d'illicite ni sur rien d'indifférent, mais seulement sur un
acte de vertu.
Mais, parce que le
voeu implique promesse volontaire et que la nécessité inclut la volonté libre, ce
dont l'existence ou la non-existence est absolument nécessaire ne peut donner
lieu à un voeu. Car il serait insensé de faire le voeu de mourir un jour, ou de
ne pas voler comme un oiseau.
Pourtant il y a
des actions qui n'ont pas une nécessité absolue, mais une nécessité à l'égard
de la fin, par exemple parce que sans elles le salut est impossible. Elles
peuvent faire l'objet d'un voeu en tant qu'elles sont volontaires, non en
raison de leur nécessité. - Reste ce qui ne tombe ni sous une nécessité absolue
ni sous une nécessité conditionnelle : ce sont des actions entièrement
volontaires, c'est pourquoi le voeu y trouve sa matière la plus appropriée. Or
c'est là aussi ce qu'on nomme un bien supérieur, par comparaison avec le bien
communément nécessaire au salut. On dira donc, en termes propres, que le voeu a
pour matière un bien supérieur.
Solutions :
1. C'est ainsi que les baptisés font voeu de renoncer au
diable et à son cortège, et de garder la foi au Christ, parce que c'est un acte
volontaire, quoique nécessaire au salut. On peut en dire autant du voeu de
Jacob. Bien qu'on puisse aussi l'entendre du voeu de reconnaître le Seigneur
pour son Dieu par un culte spécial auquel il n'était pas tenu, comme l'offrande
des dîmes et les autres actions mentionnées ensuite.
2. Il y a des actions qui sont bonnes en toute occurrence, comme
les oeuvres vertueuses et les autres biens, qui peuvent absolument être matière
d'un voeu. D'autres sont mauvaises en toute occurrence comme ce qui de soi est
péché. Et celles-là ne peuvent aucunement être la matière d'un voeu. Mais
d'autres sont bonnes considérées en elles-mêmes, et à ce titre peuvent être
l'objet d'un voeu. Mais elles peuvent avoir un mauvais résultat qui détourne
d'observer ce voeu. C'est ce qui est arrivé avec le voeu de Jephté. D'après le
livre des Juges (11, 30) : "il fit ce voeu au Seigneur : "Si tu
livres entre mes mains les Ammonites, celui qui sortira le premier de ma maison
pour venir à ma rencontre quand je reviendrai vainqueur, je l'offrirai en
holocauste au Seigneur"". Cela pouvait avoir un mauvais résultat, si
venait à sa rencontre un être vivant qu'on ne peut immoler, comme un âne ou un
être humain ; et c'est ce qui arriva. Aussi saint Jérôme dit-il : "En
faisant ce voeu il fut insensé" par son manque de jugement, "et en
l'accomplissant il fut impie". On avait pourtant dit auparavant (Jg 11, 29)
: "L'Esprit du Seigneur fut sur Jephté." C'est parce que la foi et la
dévotion qui l'ont poussé à faire son voeu venaient de l'Esprit Saint. C'est
pourquoi il est mis au nombre des saints par l'épître aux Hébreux, et aussi à
cause de sa victoire ; et parce qu'il est probable qu'il se repentit de cette
action criminelle, qui pourtant préfigurait un bien.
3. Dieu n'agrée les macérations qu'on inflige à son corps par
les veilles et les jeûnes que dans la mesure où c'est un acte de vertu, parce
qu'on y met une juste discrétion, pour réprimer la concupiscence sans trop
charger la nature. Avec ces garanties on peut faire de ces choses l'objet d'un
voeu. Aussi l'Apôtre après ces mots (Rm 12, 1) : "Offrez vos corps comme
une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu", ajoute-t-il : "Que
votre hommage soit raisonnable." Mais on est facilement mauvais juge en sa
propre cause. Il vaut donc mieux pour ces sortes de voeux s'en remettre à un
supérieur qui décide ce qu'on doit en tenir ou en rejeter. En notant toutefois
que si l'on éprouvait à garder un tel voeu une charge manifestement trop lourde,
sans avoir la faculté de recourir à un supérieur, on ne devrait pas observer ce
voeu. Quant à ceux qui portent sur des choses vaines et inutiles, mieux vaut en
rire que les observer.
Objections :
1. Il semble que tout voeu n'oblige pas à l'observer. En
effet, si quelqu'un a besoin qu'on fasse quelque chose pour lui, c'est l'homme
plutôt que Dieu, qui n'a nul besoin de nos biens. Or l'accomplissement d'une
simple promesse faite à un homme n'est pas obligatoire, selon le droit humain, qui
semble avoir tenu compte en cela de la mobilité de la volonté humaine. A plus
forte raison la promesse faite à Dieu, que nous appelons voeu, n'oblige-t-elle
pas à la tenir.
2. A l'impossible nul n’est tenu. Or il arrive que ce qu'on a
promis par voeu devient impossible parce que cela dépend d'une volonté
étrangère, si par exemple on a fait voeu d'entrer dans un monastère et que les
moines ne veulent pas vous recevoir ; ou bien surgit quelque défaut : voici une
femme qui avait fait voeu de garder la virginité et qui l'a perdue, un homme
qui avait fait voeu de donner une somme d'argent et qui est ruiné. Le voeu
n'est donc pas toujours obligatoire.
3. Ce qu'on est obligé de payer, on doit l'acquitter sans
retard. Mais on n'est pas tenu de s'acquitter tout de suite de ses voeux, surtout
lorsque l'on s'engage sous une condition portant sur l'avenir. Le voeu n'est
donc pas toujours obligatoire.
Cependant :
On lit dans
l'Ecclésiaste (5, 3) : "Tout ce que tu as voué, acquitte-le. Il vaut
beaucoup mieux ne pas faire de voeu, que d'en faire un sans l'accomplir."
Conclusion :
C'est à la
fidélité qu'il revient de nous faire acquitter ce que nous avons promis ; aussi,
selon saint Augustin, "la fidélité (fides) s'appelle ainsi parce
qu'on fait ce qu'on a dit (fiunt dicta) : "
Or c'est surtout à
Dieu que l'on doit fidélité, en raison de son autorité sur nous, en raison
aussi des bienfaits que nous recevons de lui. C'est donc une obligation
souveraine d'accomplir les voeux faits à Dieu ; cela relève de la fidélité que
l'homme doit à Dieu, et l'infraction au voeu est une espèce de l'infidélité.
Aussi Salomon marque-t-il bien le motif qui doit faire acquitter les voeux, lorsqu'il
dit : "La promesse infidèle déplaît à Dieu" (Qo 5, 3 Vg).
Solutions :
1. Honnêtement, toute promesse échangée d'homme à homme
oblige ; et c'est une obligation de droit naturel. Mais pour que la promesse
obtienne des effets juridiques, d'autres conditions sont requises. Quant à Dieu,
bien qu'il n'ait aucun besoin de nos biens, nous avons envers lui la plus
stricte obligation. Aussi le voeu qu'on lui fait est-il tout à fait
obligatoire.
2. Si ce dont on a fait voeu est pour une raison quelconque
rendu impossible, on doit faire ce qu'on peut, et avoir au moins la volonté
prête à faire ce qui est possible. Celui qui a fait voeu d'entrer dans un
monastère doit mettre tout en oeuvre pour y être reçu. Si son intention fut
principalement de s'obliger à entrer en religion, et que dans la suite il n'ait
choisi tel ordre, ou tel lieu comme lui convenant le mieux, qu'à la suite de ce
projet, il est tenu, si on ne peut l'admettre là, d'entrer ailleurs. Mais si
son intention principale était de s'engager à tel ordre ou à tel monastère par
suite d'un attrait particulier, il n'est pas tenu d'entrer dans un autre ordre
religieux, si on ne veut pas le recevoir dans celui-là. Mais celui qui tombe
dans l'impossibilité d'accomplir son voeu par sa propre faute, est tenu, en
outre, de faire pénitence de la faute qui a précédé. Une femme qui a fait voeu
de garder la virginité et qui vient ensuite à la perdre doit non seulement
garder ce qu'elle peut, c'est-à-dire la continence perpétuelle, mais encore
faire pénitence du péché qu'elle a accepté.
3. Le voeu tire son obligation de la volonté personnelle et de
l'intention ; aussi lit-on dans le Deutéronome (23, 23) : "Ce qui est
sorti de tes lèvres, tu l'observeras, et tu feras comme tu l'as promis au
Seigneur ton Dieu et selon ce que, volontairement, tu as déclaré de ta bouche."
C'est pourquoi, si celui qui fait un voeu a l'intention et la volonté de
s'obliger à l'acquitter immédiatement, il est tenu de le faire aussitôt. S'il
s'engage pour une date déterminée, ou sous telle condition, il n'est pas tenu
de l'acquitter sur-le-champ. Mais il ne doit pas non plus dépasser le délai
auquel il a voulu s'obliger, car il est écrit au même endroit : "Quand tu
auras fait un voeu au Seigneur, tu ne tarderas pas à l'accomplir, car le
Seigneur ton Dieu t'en demandera compte, et si tu apportes du retard, on te
l'imputera à péché."
Objections :
1. Il semble que le voeu ne serve à rien. Car il n'y a pas
d'avantage à se priver des biens que Dieu nous a donnés. Or la liberté est un
des plus grands biens que l'homme ait reçus de Dieu, et nous en sommes privés
par l'obligation que le voeu impose. Il ne paraît donc pas avantageux de faire
des voeux.
2. Nul ne doit s'exposer au danger. Or c'est ce qui arrive à
tous ceux qui font des voeux ; ce qu'on pouvait avant le voeu omettre sans
péril devient dangereux, si l'on manque à accomplir sa promesse." Maintenant
que tu as fait voeu, écrit saint Augustin, tu t'es lié, il ne
t'est pas permis de faire autre chose. Si tu ne fais pas ce que tu as voué, tu
ne resteras pas le même que si tu n'avais pas pris cet engagement. Car tu
serais resté moins parfait, mais tu ne serais pas devenu pire. Au lieu que
désormais, si malheureusement tu rompais la foi donnée à Dieu, tu serais
d'autant plus misérable qu'un bonheur plus grand t'attendait si tu lui étais
fidèle." Il n'y a donc pas d'avantage à faire des voeux.
3. L'Apôtre nous dit (1 Co 4, 16) : "Soyez mes imitateurs
comme moi-même je le suis du Christ." Mais on ne lit nulle part que le
Christ ait fait des voeux, pas plus que les Apôtres. Il ne paraît donc pas
expédient de faire des voeux.
Cependant :
On lit dans le
Psaume (76, 12) : "Faites des voeux et acquittez-les envers le Seigneur
votre Dieu."
Conclusion :
Nous l'avons dit, le
voeu est une promesse faite à Dieu. Or, la promesse n'a pas la même raison
d'être s'il s'agit d'un homme de Dieu. Un homme, cela lui sert : il a intérêt
ce que nous lui donnions quelque chose, et à ce que nous l'assurions par avance
du service que nous lui rendrons. Mais nous ne prétendons pas être utiles à
Dieu, quand nous lui faisons un promesse ; c'est à nous que cela sert. Aussi
saint Augustin dit-il encore : "Il est un créancier généreux, et qui n'a
besoin de rien. Il ne s'accroît pas de ce qu'on lui donne, mais fait
s'accroître en lui ses donateurs." Et de même que les dons que nous
faisons à Dieu tournent non à son utilité à notre avantage, selon cette parole de
saint Augustin : "S'acquitter envers lui c'est s'enrichir", la
promesse en quoi consistent nos voeux ne lui est d'aucun usage ; il n'a pas
besoin des assurances que nous lui donnons. Mais nous y trouvons ce profit que
par le voeu nous fixons immuablement notre volonté à faire ce qui nous
avantage. Il est donc profitable de faire des voeux.
Solutions :
1. De même que ne pouvoir pécher ne diminue pas la liberté, de
même la nécessité qu'éprouve la volonté fixée dans le bien ne diminue pas la
liberté, comme on peut le voir en Dieu et chez les bienheureux. Telle est
l'obligation du voeu, qui a quelque similitude avec la confirmation des
bienheureux dans le bien. Saint Augustin dit à ce propos que "c'est une
heureuse nécessité, celle qui nous pousse à mieux agir".
2. Quand le péril naît du fait lui-même, il n'est pas
expédient de s'y engager ; mieux vaut ne point passer le fleuve sur un pont qui
menace ruine ; mais si le danger ne vous guette que par votre défaillance
possible en cette affaire, celle-ci n'en perd pas pour autant ses avantages :
il est utile d'aller à cheval, bien qu'on risque de tomber de cheval. Ou alors
il faudrait laisser là tout ce qui est bon et qui peut d'aventure nous exposer
à quelque risque. Comme dit l'Ecclésiaste (11, 4) : "Celui qui observe le
vent ne sème pas, et celui qui regarde les nuages ne moissonnera jamais." Aucun
danger ne vient du voeu lui-même pour ceux qui s'y engagent. S'il en est, ce
danger ne peut tenir qu'à la faute de l'homme, dont la volonté change, et qui
transgresse son voeu. Aussi saint Augustin poursuit-il dans la même lettre :
"Ne regrette pas tes voeux. Bien au contraire, réjouis-toi qu'il ne te
soit plus permis de faire ce dont la licence t'était dommageable."
3. Le Christ étant ce qu'il est n'avait pas à faire de voeux.
Parce qu'il était Dieu. Et aussi parce que, comme homme, il avait la volonté
fixée dans le bien, lui qui possédait la vision de Dieu. Pourtant, par une
certaine assimilation c'est en son nom que le Psaume (22, 55), selon la Glose, dit
ces mots : "Je rendrai mes voeux au Seigneur en présence de ceux qui le
craignent." Mais il parle pour son corps, qui est l'Église. Quant aux
Apôtres, on peut entendre qu'ils ont fait voeu de ce qui constitue l'état de
perfection quand, ayant tout quitté, ils suivirent le Christ.
Objections :
1. Il semble que le voeu ne soit pas un acte de latrie ou de
religion. Car tout acte de vertu peut faire l'objet d'un voeu. Or il semble que
ce soit à la même vertu d'assurer la promesse et son accomplissement. Le voeu
peut donc être attribué à n'importe quelle vertu et non point à la seule religion.
2. Cicéron attribue à la religion "d'offrir à Dieu culte
et cérémonie". Mais celui qui fait un voeu n'offre encore rien à Dieu, il
promet seulement. Donc le voeu n'est pas un acte de religion.
3. La religion réserve à Dieu son culte. Or on fait voeu non
seulement à Dieu, mais aux saints et aux prélats, à qui les religieux, dans
leur profession, font voeu d'obéissance. Donc le voeu n'est pas un acte de
religion.
Cependant :
Nous lisons dans
Isaïe (19, 21) : "Ils rendront leur culte à Dieu par des sacrifices et des
offrandes ; ils feront des voeux au Seigneur et les acquitteront." Mais le
culte de Dieu est l'objet propre de la religion ou latrie. Le voeu est donc un
acte de cette vertu.
Conclusion :
Toute oeuvre de
vertu, nous l'avons dit plus haut, peut dépendre de la religion ou vertu de
latrie, par mode de commandement, en tant qu'elle est ordonnée à Dieu, fin
propre de cette vertu. Or cette ordre à une finalité nouvelle est le fait de la
vertu qui commande, et non des vertus soumises à celle-ci. L'acte même
d'ordonner les actes d'une vertu quelconque au service de Dieu sera donc propre
à la religion. Nous savons déjà que le voeu est une promesse faite à Dieu ;
nous savons aussi que la promesse est un acte par lequel on destine à quelqu'un
ce qu'on lui promet. Il s'ensuit que le voeu consiste à ordonner son objet au
culte et au service de Dieu. Ainsi le voeu est évidemment un acte de religion.
Solutions :
1. La matière du voeu est parfois l'acte d'une autre vertu :
jeûner, garder la continence ; d'autres fois c'est un acte de religion, offrir
un sacrifice, prier. Mais dans les deux cas la promesse faite à Dieu est l'acte
de la religion, pour la raison qu'on vient de dire. Nous voyons par là que
certains voeux relèvent de la religion uniquement en raison de la promesse
faite à Dieu, qui est l'essence du voeu, tandis que d'autres dépendent aussi de
cette vertu pour leur matière.
2. Qui promet s'oblige à donner, ce qui en un sens est déjà
donner, car on dit qu'une chose se fait quand sa cause se produit, parce que
l'effet est virtuellement contenu dans sa cause. De là vient que l'on remercie
non seulement celui qui donne, mais celui qui promet.
3. Le voeu ne se fait qu'à Dieu, alors que la promesse peut
s'adresser à un homme. Mais cette promesse elle-même, faite à un homme, peut
tomber sous un voeu, étant oeuvre de vertu. C'est ainsi qu'il faut comprendre
les voeux par lesquels on s'engage envers des saints et des prélats : la
promesse qu'on leur fait tombe sous le voeu à titre de matière, en tant qu'on
fait voeu à Dieu d'accomplir ce qu'on leur promet.
Objections :
1. Il semble que ce soit d'agir sans voeu. Car saint Prosper
nous dit : "Nous devons faire abstinence ou jeûner, mais sans que ce soit
par soumission à une nécessité, de peur que nous fassions sans dévotion et à contrecœur
ce qu'on doit faire de plein gré." Mais celui qui fait voeu de jeûner se
soumet à la nécessité de le faire. Il vaudrait mieux par conséquent qu'il
jeûnât sans en faire le voeu.
2. L'Apôtre nous dit (2 Co 9, 7) : "Que chacun donne
comme il l'a résolu dans son coeur, non pas avec tristesse et par contrainte.
Dieu aime celui qui donne avec joie." Or il est des gens qui accomplissent
avec tristesse ce qu'ils ont voué, précisément semble-t-il parce qu'ils y sont
tenus ; Aristote voyait dans la nécessité une source de tristesse. Il vaut donc
mieux agir sans avoir fait de voeu.
3. Le voeu est nécessaire pour fixer inébranlablement la
volonté de l'homme à ce qu'il promet de faire. Mais la volonté ne sera jamais
plus fermement déterminée à faire quelque chose qu'au moment même où elle
l'accomplit. On ne fera donc pas mieux avec un voeu que sans voeu.
Cependant :
Sur ce texte (Ps
76, 12) : "Faite des voeux et acquittez-les", la Glose explique :
"C'est un conseil qui s'adresse à notre volonté." Mais le conseil ne
porte que sur un bien supérieur ; ce sera donc encore mieux, quand nous avons
affaire à quelque chose qui est déjà un bien supérieur, de l'accomplir en vertu
d'un voeu ; sans cela, en effet, on remplit un seul conseil, relatif à cette
oeuvre meilleure ; tandis que celui qui agit sous l'empire d'un voeu accomplit
deux conseils : l'un relatif au voeu, l'autre à l'oeuvre accomplie.
Conclusion :
La même oeuvre
accomplie en exécution d'un voeu est plus méritoire et meilleure que si on
l'eût faite sans voeu, et cela pour trois raisons.
1° Le voeu est, nous
venons de le voir, un acte de la vertu
de religion, laquelle tient le premier rang parmi les vertus morales. Plus
haute est la qualité de la vertu, plus grande est la bonté et le mérite de
l'acte. Donc l'acte d'une vertu inférieure devient meilleur et plus méritoire, du
fait qu'il est commandé par une vertu supérieure, puisque par ce commandement
il en devient l'acte. Nous reconnaissons par exemple plus de bonté et de mérite
à l'acte de foi ou d'espérance, lorsqu'ils sont commandés par la charité. C'est
pourquoi les actes des vertus morales autres que la religion : le jeûne, acte
de l'abstinence, la continence, acte de la chasteté, sont meilleurs et plus
méritoires s'ils sont accomplis en exécution d'un voeu, car ainsi ils
appartiennent au culte de Dieu, comme des sacrifices." La virginité
elle-même, dit saint Augustin, n'est pas honorée pour ce qu'elle est,
mais
pour l'hommage qu'on en fait à Dieu, elle que favorise et conserve la
continence religieuse."
2° Celui qui
accomplit une chose après en avoir fait le voeu se soumet plus entièrement à Dieu que celui qui se contente de l'accomplir.
Sa sujétion s'étend en effet non seulement à l'acte, mais au pouvoir, puisque
désormais il ne peut plus faire autre chose. Qui donne l'arbre avec les fruits
fait un présent plus grand que s'il donnait seulement les fruits, remarque
saint Anselme. C'est pourquoi l'on remercie aussi ceux qui promettent, comme
nous l'avons déjà remarqué.
3° Le voeu confirme de façon stable notre
volonté de bien faire. Or, agir avec une volonté ainsi stabilisée dans le bien,
c'est faire acte de vertu parfaite, comme le montre Aristote. De même encore
dans le cas du péché, où l'obstination spirituelle aggrave la faute. C'est ce
qu'on appelle pécher contre le Saint-Esprit, comme on l'a vu précédemment.
Solutions :
1. Ce texte doit s'entendre de la nécessité de contrainte qui
rend l'acte involontaire et exclut la dévotion. C'est ce qui ressort de la
suite : "De peur que nous ne fassions sans dévotion et à contrecœur ce
qu'on doit faire de plein gré." L'obligation du voeu vient en réalité
d'une volonté rendue inébranlable. Renforçant la volonté, il accroît la
dévotion. On ne peut donc tirer argument de ce texte.
2. C'est la nécessité de contrainte qui cause de la tristesse
parce qu'elle contrarie la volonté. Telle est la pensée d'Aristote. Mais
l'obligation du voeu chez ceux qui sont bien disposés, par le fait qu'il
affermit leur volonté, ne cause pas de tristesse, mais de la joie." N'aie
point regret de tes voeux : réjouis-toi de ce que désormais il ne te soit plus
permis de faire ce dont la licence t'était dommageable", dit saint Augustin.
Si cependant
l'oeuvre considérée en elle-même devenait triste et contraignante, une fois le
voeu prononcé, tant que subsiste la volonté d'accomplir le voeu, c'est encore
plus méritoire que de l'accomplir sans voeu, parce que l'accomplissement du
voeu est un acte de la religion, vertu supérieure à l'abstinence, dont le jeûne
est l'acte.
3. Lorsqu'on fait une chose sans voeu, on a une volonté fixe
envers l'oeuvre particulière que l'on fait, et au moment où on la fait. Mais
cette volonté ne demeure aucunement fixée pour l'avenir, comme dans le voeu qui
oblige la volonté à faire quelque chose avant d'accomplir cette oeuvre
particulière, et peut-être à la renouveler plusieurs fois.
Objections :
1. Il semble que le voeu ne soit pas solennisé par la
réception d'un ordre sacré et par la profession d'une règle déterminée. En
effet, le voeu, on l'a dit, est une promesse faite à Dieu. Or les solennités
extérieures ne sont pas ordonnées à Dieu, mais aux hommes. C'est donc par
accident qu'elles s'ajoutent au voeu, et cette solennité n'est pas une
condition propre au voeu.
2. Ce qui est relatif à la condition d'une chose doit pouvoir
se rencontrer partout où se trouver cette chose. Mais bien des oeuvres peuvent
faire l’objet d'un voeu, qui sont sans rapport avec un ordre sacré ou une règle
de vie religieuse, le voeu d’un pèlerinage, par exemple, ou d'une oeuvre
analogue. La solennité réalisée dans la réception d’un ordre sacré ou la
profession d'une règle terminée n'appartient donc pas à la nature du voeu.
3. Voeu solennel et voeu public, c'est, semble-t-il, la même
chose. Mais on peut faire en public beaucoup de voeux autres que celui que l'on
émet en recevant un ordre sacré ou en faisant profession d'une règle
particulière. Ceux-ci, d'autre part, peuvent être faits en secret. Donc il n'y
a pas que ces voeux qui soient solennels.
Cependant :
Ces voeux sont les
seuls qui empêchent de contracter mariage et diriment le mariage contracté, ce
qui est l'effet du voeu solennel comme nous le dirons dans la troisième Partie.
Conclusion :
Chaque chose
reçoit la solennité qui convient à sa condition. Autre est la solennité
militaire pour la réception des nouvelles recrues, avec tout un appareil
d'armes et de chevaux et un rassemblement de soldats ; autre est la solennité
nuptiale qui consiste dans l'apparat qui environne les jeunes époux et la
réunion de leurs proches. Or le voeu est une promesse faite à Dieu. Il tirera
donc sa solennité de quelque chose de spirituel, où Dieu soit engagé, c'est-à-dire
d'une bénédiction ou consécration spirituelle, laquelle a lieu, par
l'institution des Apôtres, dans la profession d'une règle déterminée, et vient
au second rang après la réception d'un ordre sacré, selon Denys.
En voici la
raison. On n'a coutume d'user de solennités que lorsque quelqu'un se consacre
totalement à quelque chose. Ainsi la solennité des noces n'est-elle employée
que dans la célébration du mariage, lorsque chacun des deux époux livre à
l'autre pouvoir sur son corps. De même la solennité est donnée au voeu lorsque
la réception d'un ordre sacré attache quelqu'un au ministère divin, et dans la
profession de la vie régulière lorsque renonçant au siècle et à sa volonté
propre on assume l'état de perfection.
Solutions :
1. Cette solennité tient non seulement aux hommes, mais à
Dieu, en tant qu'elle comporte une certaine consécration ou bénédiction
spirituelle, dont Dieu est l'auteur, bien que l'homme en soit le ministre selon
ce texte des Nombres (6, 27) : "Ils invoqueront mon nom sur les fils
d'Israël, et je les bénirai." Le voeu solennel a donc une obligation plus
forte devant Dieu que le voeu simple, et celui qui le transgresse pèche plus
gravement. Quant à dire que le voeu simple n'oblige pas moins auprès de Dieu
que le voeu solennel, il faut l'entendre en ce que la transgression est dans
les deux cas péché mortel.
2. Les actes particuliers ne comportent pas ordinairement de
solennité, mais seulement l'entrée dans un nouvel état. Aussi, lorsqu'on fait
voeu de quelque oeuvre particulière comme un pèlerinage ou un jeûne spécial, la
solennité ne lui convient pas, mais seulement au voeu par lequel on
s'assujettit totalement au ministère divin ou au service de Dieu, voeu qui
d'ailleurs embrasse beaucoup d'oeuvres particulières.
3. Le caractère public d'un voeu peut lui conférer une
certaine solennité humaine, non une solennité spirituelle et divine comme celle
qui est attachée aux voeux dont nous avons parlé, même s'ils ont peu de témoins.
Il est donc différent, pour un voeu, d'être public, et d'être solennel.
Objections :
1. Cela n'empêche pas de faire des voeux, car un lien plus
faible est dominé par un plus fort. Or l'obligation contractée envers un homme
à qui nous sommes soumis est un moindre lien que le voeu qui nous lie envers
Dieu. Donc ceux qui sont soumis au pouvoir d'autrui ne sont pas empêchés de
faire des voeux.
2. Les enfants sont sous la puissance paternelle. Mais ils
peuvent faire profession dans un ordre religieux sans le consentement de leurs
parents. Donc ce n'est pas un empêchement au voeu que d'être sous la puissance
d'autrui.
3. Faire, c'est plus que promettre. Or les religieux qui sont
sous la puissance de leurs supérieurs peuvent faire certaines choses sans leur
permission, comme dire des psaumes ou s'imposer quelque abstinence. A plus
forte raison pourront-ils en faire la promesse à Dieu.
4. Quiconque fait ce qu'il n'a pas le droit de faire commet un
péché. Or les sujets ne pèchent pas quand ils font des voeux, car on ne trouve
nulle part de défense sur ce point. Il parait donc qu'ils ont le droit de faire
des voeux.
Cependant :
Il est stipulé dans le livre des Nombres (30, 4) : "Si
une femme, étant dans la maison de son père et encore jeune, fait un voeu, elle
n'est point engagée à moins que son père y consente." Même solution pour
la femme qui a un mari. Donc, pour la même raison, toute autre personne soumise
à la puissance d'autrui ne peut d'elle-même contracter l'obligation d'un voeu.
Conclusion :
Le voeu, disons-le
à nouveau, est une promesse faite à Dieu. Personne ne peut faire une promesse
qui l'oblige de façon ferme à ce qui est au pouvoir d'un autre : il faut que ce
soit totalement en son propre pouvoir. Or, celui qui est soumis à une autre
personne, n'a pas pouvoir de faire ce qu'il veut dans le cadre de sa sujétion, il
dépend de la volonté d'autrui. Il ne peut donc, dans le domaine où il est
soumis à autrui, s'obliger efficacement par un voeu sans le consentement de son
supérieur.
Solutions :
1. La promesse qu'on fait à Dieu ne peut porter que sur des
oeuvres vertueuses, nous l'avons dit. Nous avons vu également que la vertu
s'oppose à ce qu'on offre à Dieu le bien d'autrui. Les conditions requises pour
qu'il y ait voeu ne sont donc pas entièrement sauvegardées lorsque quelqu'un
qui est en état de dépendance s'engage à ce qui relève du pouvoir d'autrui. A
moins qu'il ne le fasse sous la condition que le détenteur de ce pouvoir n'y
contredira pas.
2. Parvenu à l'âge de la puberté, l'homme de condition libre
peut disposer de lui-même et de ce qui le concerne personnellement, par exemple
s'engager par des voeux dans la vie religieuse ou contracter mariage. Mais il
n'a pas autorité dans l'économie familiale. Dans ce domaine il ne peut faire de
voeu valable sans le consentement paternel. Quant à l'esclave, même ses actions
personnelles sont soumises à la disposition de son maître. Il ne peut donc
s'obliger par voeu à la vie religieuse, qui l'enlèverait au service de
celui-ci.
3. Le religieux est, dans ses activités, soumis à son
supérieur, conformément à la règle qu'il professe. Même si un religieux, de
lui-même, peut faire momentanément telle chose, dans le temps où il n'est pas
occupé à telle autre par son supérieur, comme il n'est aucun moment où son
supérieur ne puisse lui imposer telle occupation, il ne peut, sans son
consentement, faire aucun voeu qui tienne. De même le voeu d'une jeune fille
encore à la maison paternelle ne vaut pas sans le consentement du père, et
celui d'une épouse sans le consentement du mari.
4. Le voeu de gens soumis à la puissance d'autrui n'a pas de
force sans le consentement du supérieur. Mais ce n'est pas pour autant un péché
; ce voeu sous-entend en effet la condition requise : "Si cela plaît aux
supérieurs, ou s'ils ne s'y opposent pas."
Objections :
1. Il semble que non. Puisque, pour faire un voeu il faut
délibérer, cela convient seulement à ceux qui ont l'usage de la raison. Or
celui-ci manque aux enfants comme aux idiots et aux fous. De même que ces
derniers ne peuvent s'astreindre à quoi que ce soit par voeu, il doit en être
de même pour les enfants qui, semble-t-il, ne peuvent s'obliger par voeu à la
vie religieuse.
2. Ce qui a été légitimement fait par quelqu'un ne peut être
déclaré nul par un autre. Or les parents ou le tuteur peuvent révoquer le voeu
fait par un petit garçon ou une petite fille avant l'âge de la puberté ;
garçons et filles ne peuvent donc avant quatorze ans faire des voeux valides.
3. La règle de saint Benoît et le décret d'Innocent IV
accordent une année de probation à ceux qui entrent en religion, pour que cette
épreuve précède l'engagement du voeu. Il paraît donc illicite que des enfants
s'engagent par voeu avant cette année de probation.
Cependant :
Ce qui n'est pas
fait selon les formes du droit n'est pas valide, même si personne ne le
révoque. Mais, selon le droit, le voeu émis par une fillette, même avant l'âge
de puberté, est valide s'il n'est pas révoqué dans l'année par ses parents.
Donc, licitement et conformément au droit, les enfants peuvent s'obliger la vie
religieuse par un voeu émis avant l'âge de puberté.
Conclusion :
Nous avons
reconnus deux sortes de voeu : le voeu simple et le voeu solennel. La solennité
du voeu, avons-nous dit également, consiste en une certaine bénédiction et
consécration spirituelle conférée par le ministère de l'Église. C'est donc à
celle-ci de régler les conditions du voeu solennel. Quant au voeu simple, il
tient tout son effet de la délibération personnelle, en vertu de laquelle on
entend s'obliger. Cette obligation peut dès lors se trouver infirmée en deux
cas. D'abord le défaut de raison : c'est le fait des fous et des gens hors de
sens, qui ne peuvent se lier par aucun voeu tant que dure leur folie ou leur
égarement. L'autre cas est celui, précédemment étudié de la personne soumise au
pouvoir d'autrui. Ces deux conditions se trouvent réunies chez les enfants qui
n'ont pas atteint l'âge de puberté, parce que, ordinairement, la raison leur
fait encore défaut ; et ils sont, par condition naturelle, sous la garde de
leurs parents ou des tuteurs qui remplacent ceux-ci. Et c'est pourquoi leurs
voeux sont sans valeur pour un double motif.
Mais par une
disposition de la nature, qui n'obéit pas aux lois humaines, il arrive que
certains, peu nombreux, atteignent de bonne heure l'usage de la raison : on les
appelle alors "capables de dol". Toutefois, cela ne les soustrait en
rien au régime paternel réglé par la loi humaine qui envisage les conditions
les plus courantes.
Voici donc ce que
l'on doit dire : si le garçon ou la fillette, avant l'âge de la puberté, n'a
pas l'usage de la raison, il ne peut aucunement se lier par un voeu. S'il a
atteint l'usage de la raison avant l'âge de la puberté, il peut bien, en ce qui
dépend de lui, se lier, mais son voeu peut être annulé par ses parents, auxquels
il demeure soumis. Mais serait-il "capable de dol" avant l'âge de la
puberté, il ne peut se lier par le voeu solennel de religion à cause de la loi
de l'Église, qui envisage les cas les plus fréquents. Après l'âge de la puberté,
les enfants peuvent se lier par le voeu de la religion, simple ou solennel, sans
le consentement des parents.
Solutions :
1. Le cas envisagé par l'objection est celui des enfants qui
n'ont pas encore l'usage de la raison, et dont les voeux sont invalides, nous
venons de le dire.
2. Ceux qui, étant sous la puissance d'autrui, font des voeux,
s'obligent sous la condition implicite que ces voeux ne seront pas révoqués par
leur supérieur. Cette condition les rend licites, et sa réalisation assure leur
validité, nous l'avons dit.
3. Il s'agit du voeu solennel, qui se fait par la profession
religieuse.
Objections :
1. Cela paraît impossible. Il est moins grave en effet de
commuer un voeu que d'en dispenser. Or on ne peut le commuer d'après le
Lévitique (27, 9) : "L'animal qui peut être immolé au Seigneur, si c'est
par voeu, il sera chose consacrée et on ne pourra le changer par un autre qui
soit meilleur ou pire." Donc, à plus forte raison, ne peut-on dispenser
d'un voeu.
2. L'homme ne peut dispenser de ce qui relève de la loi
naturelle et des préceptes divins, surtout s'il s'agit des préceptes de la
première table, directement relatifs à l'amour de Dieu, fin ultime de tous les
commandements. Or la loi naturelle exige qu'on acquitte ses voeux, et la loi
divine en fait un précepte, nous le savons déjà. C'est même un précepte de la
première table, car il s'agit d'un acte de latrie. On ne peut donc dispenser
d'un voeu.
3. L'obligation du voeu est fondée sur la fidélité qu'on doit
à Dieu, nous l'avons dit. Or de cette fidélité nul ne peut dispenser. Du voeu, pas
davantage.
Cependant :
Ce qui émane de la
volonté commune a plus de fermeté, semble-t-il, que ce qui procède d'une
initiative particulière. Or l'homme peut dispenser de la loi qui tient sa force
de la volonté commune. Il apparaît donc que l'homme peut dispenser du voeu.
Conclusion :
Il faut concevoir
la dispense du voeu à la manière de la dispense concédée dans l'observation
d'une loi. La teneur de la loi regarde en effet ce qui est bon dans la
pluralité des cas. Mais parce qu'il arrive en telle circonstance que ce qui
était bon ne le soit plus, il a fallu que quelqu'un vînt déterminer que dans ce
cas particulier la loi ne devrait pas être observée. C'est là proprement
dispenser en matière de loi. La notion de "dispense" comporte en
effet une répartition bien proportionnée, l'adaptation d'une chose générale aux
éléments particuliers qu'elle embrasse : c'est ainsi qu'on parle de "dispenser"
la nourriture à sa famille. De même celui qui fait un voeu s'impose en quelque
sorte une loi, en s'obligeant à quelque chose qui est bon en soi et dans la
majorité des cas. Cependant tel cas peut se présenter où la chose deviendrait
absolument mauvaise ou inutile, ou opposée à un bien plus grand ; ce qui est
contraire aux conditions essentielles que nous avons requises pour la matière
du voeu. Il est donc nécessaire de déterminer qu'en pareil cas le voeu ne doit
pas être observé. Si l'on détermine de façon absolue la non-exécution d'un voeu,
c'est ce qu'on nomme dispense. Si l'on remplace l'obligation par une autre, on
appelle cela commuer le voeu. La commutation du voeu est donc moindre que la
dispense. L'une et l'autre toutefois font appel au pouvoir de l'Église.
Solutions :
1. L'animal propre à l'immolation, par le seul fait qu'on le
vouait au Seigneur, était tenu pour sacré, comme appartenant au culte divin.
C'est pour cette raison qu'on ne pouvait pas le changer. De même maintenant on
ne peut changer pour une chose meilleure ou moindre un objet qu'on a voué, lorsqu'il
est consacré, un calice par exemple, ou une maison. Quant à l'animal qui ne
pouvait être consacré parce qu'il était impropre au sacrifice, on pouvait et on
devait le racheter comme la loi le prescrit (Lv 26, 11). Ainsi peut-on encore
changer ce qu'on a donné par voeu, si nulle consécration n'intervient.
2. De même que l'obligation d'acquitter un voeu, celle d'obéir
à la loi et aux ordres promulgués par les supérieurs relève du droit naturel et
d'un précepte divin. Et cependant la dispense relative à une loi humaine ne
contrarie pas ce devoir d'obéissance, car elle s'opposerait ainsi à la loi
naturelle et au précepte de Dieu. Elle fait simplement que ce qui était la loi
ne le soit plus en ce cas. De même encore, le supérieur ayant autorité pour
dispenser, fait que ce qui était compris sous un voeu cesse de l'être ; par là
même il détermine qu'il n'y a pas, en tel cas, matière convenable pour un voeu.
C'est pourquoi, lorsqu'un supérieur ecclésiastique dispense d'un voeu, il ne
dispense pas d'un précepte naturel ou de droit divin ; mais sa décision est
relative à ce qui tombait sous l'obligation issue d'une délibération humaine
qui n'a pu tout prévoir.
3. La fidélité due à Dieu n'exige pas qu'on accomplisse ce qui,
faisant l'objet d'un voeu, est mauvais, inutile, ou opposé à un plus grand
bien. C'est le sens de la dispense ; celle-ci n'est donc pas contraire à la
fidélité qu'on doit à Dieu.
Objections :
1. Il semble que oui, car la seule raison qui permette de
dispenser d'un voeu, c'est qu'il s'oppose à un bien meilleur. Or ce peut être
le cas du voeu de continence, même solennel, car "le bien commun est plus
divin que le bien d'un seul". Or le bien de tout un peuple peut être
contrarié parce qu'un individu gardera la continence, par exemple lorsqu'un
mariage contracté entre personnes ayant fait voeu de continence assurerait la
paix de la patrie. Il semble donc que l'on puisse dispenser du voeu solennel de
continence.
2. La religion est une vertu plus noble que la chasteté. Or on
peut dispenser d'un voeu portant sur un acte de culte, l'oblation d'un
sacrifice par exemple. A plus forte raison du voeu de continence qui porte sur
un acte de la vertu de chasteté.
3. Le voeu d'abstinence peut, si on l'accomplit, mettre en
danger la personne qui l'a fait. De même le voeu de continence. Mais on peut
dispenser du voeu d'abstinence s'il porte atteinte à la santé. Donc la même
raison doit permettre de dispenser du voeu de continence.
4. La profession religieuse qui confère au voeu sa solennité
embrasse non seulement le voeu de continence mais celui de pauvreté et
d'obéissance. Or de ces deux derniers voeux on peut dispenser, comme on le voit
chez ceux qui après avoir fait profession sont élevés à l'épiscopat. Il paraît
donc qu'on puisse dispenser du voeu solennel de continence.
5. Cependant :
1° on lit dans
l'Ecclésiastique (26, 15) : "Une âme chaste est un trésor inestimable."
2° On lit dans un
décret d'Innocent III : "Le renoncement à la propriété comme aussi la
garde de la chasteté sont à ce point liés à la vie monastique, que le souverain
pontife lui-même ne peut permettre aucun relâchement à cet égard".
Conclusion :
Trois éléments
sont à considérer dans le voeu solennel de continence : la matière du voeu, c'est-à-dire
la continence elle-même ; la perpétuité du voeu, c'est-à-dire l'engagement de
garder perpétuellement la continence ; enfin la solennité du voeu.
Pour certains, si
l'on ne peut dispenser du voeu solennel, c'est en raison de la continence, dont
rien ne peut égaler le prix, ainsi qu'il ressort du texte de l’Écriture allégué
ci-dessus. Ils en donnent ce motif que, par la continence, l'homme triomphe de
son ennemi domestique ; ou qu'elle assure notre parfaite conformité au Christ, dans
la pureté de l'âme et du corps. Mais ces propos sont sans portée. Car les biens
de l'âme comme la contemplation et la prière sont bien supérieurs à ceux du
corps, et nous font bien davantage ressembler à Dieu. Et pourtant on peut
dispenser d'un voeu portant sur des actes de prière ou de contemplation. Il n'y
a donc pas de raison de ne pas dispenser du voeu de continence, si l'on
envisage de façon absolue la dignité même de la continence. D'autant plus que
l'Apôtre nous engage à la pratiquer en vue de la contemplation, lorsqu'il dit
(1 Co 7, 34) : "La femme sans mari a souci des affaires du Seigneur."
Or la fin l'emporte toujours sur les moyens.
C'est pourquoi
d'autres ont donné pour raison la perpétuité et l'universalité de ce voeu. Si
l'on cesse d'observer le voeu de continence, disent-ils, ce ne peut-être qu'en
posant l'acte qui lui est tout à fait contraire, ce qui n'est jamais permis
dans aucun voeu. Mais cela est manifestement faux. Si l'union charnelle est
contraire à la continence, il est tout aussi contraire à l'abstinence de manger
de la viande ou de boire du vin. Pourtant, on peut dispenser des voeux de cette
espèce.
Aussi apparaît-il
à d'autres auteurs qu'on puisse dispenser du voeu solennel de continence pour
un intérêt ou une nécessité sociale, comme dans le cas, cité en exemple, d'un
mariage assurant la pacification d'un pays.
Mais puisque la
décrétale citée en sens contraire dit expressément que le souverain
pontife lui-même ne peut dispenser un moine de garder la chasteté, il semble
qu'on doive parler autrement et dire ceci comme on l'a dit plus haut et selon
le Lévitique (26, 9-28) : "Ce qui a été une fois consacré au Seigneur ne
peut être aliéné à d'autre usages." Or nul supérieur ecclésiastique ne
peut faire que ce qui a été consacré perde sa consécration, même dans les
choses inanimées : par exemple qu'un calice consacré cesse d'être consacré, s'il
demeure intact. Aussi, bien moins encore, un supérieur ne peut-il faire qu'un
homme consacré à Dieu, tant qu'il vit, cesse d'être consacré. Or la solennité
du voeu consiste en une certaine consécration ou bénédiction de celui qui fait
le voeu consiste en une certaine consécration ou bénédiction de celui qui fait
le voeu, nous l’avons dit. Nul supérieur ecclésiastique ne peut donc faire que
le sujet d'un voeu solennel soit soustrait aux effets de la consécration qu'il
a reçue ; par exemple que celui qui est prêtre ne le soit plus, bien qu'un
supérieur puisse, pour un motif donné, empêcher l'exercice de l'ordre sacré.
Pour la même raison, le pape ne peut pas faire que celui qui a fait profession
religieuse ne soit plus religieux, bien que certains juristes disent le
contraire par ignorance.
Il s'agit donc de
voir si la continence est essentiellement liée à ce que le voeu solennise parce
que, si cette liaison n'est pas essentielle, la consécration peut demeurer sans
l'obligation de la continence, ce qui ne peut se faire dans le cas contraire.
Or, l'obligation de la continence n'est pas liée aux ordres sacrés par essence,,
mais par décision de l'Église. Cela montre que l'Église peut dispenser du voeu
de continence solennisé par la réception d'un ordre sacré. Mais le devoir de la
continence est essentiel à l'état religieux, par lequel l'homme renonce au
siècle, en se donnant totalement au service de Dieu ; cela est incompatible
avec le mariage, qui impose la nécessité de veiller sur son épouse, de ses
enfants et toute la maisonnée, avec ce que cela entraîne. Comme dit l'Apôtre (1
Co 7, 33) : "Celui qui est marié a souci des choses du monde, des moyens
de plaire à son épouse, et il est partagé." C'est pourquoi le nom de moine
vient de monos, "un",
par opposition à la division dont parle saint Paul. En conséquence le voeu
solennisé par la profession religieuse ne peut recevoir dispense de l'Église, et
la décrétale en indique la raison : "Parce que la chasteté est liée à la
règle monastique."
Solutions :
1. Aux périls qui menacent les affaires humaines on doit
obvier par des moyens humains, et non en affectant à un usage humain les
réalités divines. Or ceux qui ont fait profession religieuse sont morts au
monde et vivent pour Dieu. On ne doit donc pas les faire revenir à la vie
humaine, quoi qu'il arrive.
2. On peut dispenser du voeu temporaire de continence, de même
qu'on peut dispenser du voeu portant sur une prière ou une abstinence
temporaires. Mais le voeu de continence solennisé par la profession religieuse
ne souffre pas dispense, non parce qu'il s'agit d'un acte de chasteté, mais
parce que, du fait de la profession religieuse, il est entré dans le domaine du
culte divin.
3. La nourriture a pour but direct la conservation de
l'individu, si bien qu'il peut y avoir danger direct et personnel à s'en
abstenir. C'est pour cette raison que l'on dispense du voeu d'abstinence. Mais
les relations conjugales ne sont pas ordonnées directement à la conservation de
l'individu, mais à celle de l'espèce. Il ne peut donc y avoir de danger pour
celui qui s'en abstient. Si pour une raison accidentelle il y avait péril, il
est d'autres moyens d'y subvenir : l'abstinence par exemple ou d'autres remèdes
corporels.
4. Le religieux élevé à l'épiscopat n'est pas plus délié de
son voeu de pauvreté que de son voeu de continence, parce qu'il ne doit rien
avoir en propre, mais se considérer comme intendant des biens communs de
l'Église. De même il n'est pas délié du voeu d'obéissance. S'il lui arrive de
n'être plus tenu d'obéir, c'est pour une raison accidentelle, faute de
supérieur : tel est le cas de l'abbé d'un monastère, qui n'est pas pour autant
délié du voeu d'obéissance.
5. Quant au texte invoqué en sens contraire contre la
dispense du voeu, il faut l'entendre en ce sens que ni la fécondité charnelle, ni
aucun bien du corps, ne peuvent se comparer à la continence, qu'on range avec Saint
Augustin parmi les biens de l'âme. C'est ce que le texte lui-même explique
clairement en parlant non de la chair, mais d'une "âme chaste".
Objections :
1. Il ne semble pas, car on peut entrer en religion sans
recourir à l'autorité d'un supérieur. Or l'entrée en religion délie de tous les
voeux qu'on a faits dans le monde, même du voeu d'aller en Terre sainte. Il
peut donc y avoir dispense ou commutation d'un voeu sans intervention d'un
supérieur.
2. Dispenser d'un voeu, c'est déterminer en quel cas l'on n'a
pas à l'observer. Mais si la décision du prélat porte à faux, il ne semble pas
qu'on soit exempté du voeu qu'on avait fait, car nul supérieur ne peut par sa
dispense contredire le précepte divin exigeant l'exécution du voeu, on vient de
le dire. Pareillement, si l'on détermine comme il faut, de son
propre chef, qu'en tel cas il n'y a pas à remplir le voeu, il semble qu'on
n'est plus tenu de l'exécuter ; car le voeu n'oblige pas au cas où il
produirait de mauvais effets, on l'a dit. La dispense d'un voeu n'exige donc pas
l'autorité d'un prélat.
3. Si le pouvoir de dispenser tenait à leur charge, tous les
prélats pourraient également l'exercer. Or tous ne peuvent pas dispenser de
n'importe quel voeu. Donc la dispense du voeu ne dépend pas du pouvoir des
prélats.
Cependant :
Le voeu oblige à
la façon d'une loi. Or nous savons que pour dispenser d'un commandement de la
loi il faut l'autorité du supérieur, nous l'avons déjà dit. Il en va de même du
voeu, à titre égal.
Conclusion :
Le voeu est, nous
l'avons dit, la promesse faite à Dieu d'une chose qu'il agrée. Que cela lui
agrée, c'est au destinataire de cette promesse d'en juger. Or, dans l'Église, le
supérieur tient la place de Dieu. C'est pourquoi, s'il s'agit de commuer un
voeu ou d'en dispenser on doit recourir à l'autorité d'un prélat qui, en la
personne de Dieu, détermine ce que Dieu agrée. Ainsi saint Paul écrit (2 Co 2, 10)
: "Moi-même j'ai pardonné à cause de vous, en tenant la place du Christ."
Et c'est à dessein qu'il dit "à cause de vous". Car toute dispense demandée
à un supérieur doit avoir pour but l'honneur du Christ au nom de qui il
l'accorde, ou l'intérêt de l'Église qui est son corps.
Solutions :
1. Tous les autres voeux portent sur des oeuvres
particulières, tandis qu'en entrant en religion on livre sa vie tout entière au
service de Dieu. Or le particulier est inclus dans l'universel. C'est pourquoi
la décrétale dit qu'on "ne manque pas à son voeu lorsqu'on remplace un
service momentané par la perpétuelle observance de la vie religieuse".
Celui qui entre en religion n'est cependant pas tenu d'accomplir les jeûnes, les
prières et autres bonnes oeuvres dont il a fait voeu quand il était dans le
monde, car en entrant en religion on meurt à sa vie antérieure. En outre, ces
pratiques particulières ne conviennent pas à la vie religieuse, et le poids de
celle-ci est déjà assez lourd pour qu'il ne faille pas le surcharger encore.
2. D'après certains auteurs, les prélats pourraient à leur gré
dispenser des voeux, parce que tout voeu inclurait comme condition la volonté
d'un supérieur, à la manière des voeux des subordonnés, serviteurs ou enfants, dont
nous avons dit qu'ils sous-entendent cette condition : "Si cela plaît à
mon père ou à mon maître, s'ils ne s'y opposent pas." L'inférieur pourrait
ainsi sans aucun remords de conscience ne plus tenir compte de son voeu, du
moment que le prélat le lui dirait.
Cette thèse a une
base fausse. Parce que le prélat spirituel n'est pas un maître, mais un
intendant : son pouvoir lui est donné "pour édifier et non pour détruire"
(2 Co 10, 8) ; de même que le prélat ne peut commander ce qui de soi déplaît à
Dieu, le péché, de même il ne peut empêcher d'accomplir les oeuvres de vertu, celles
qui plaisent à Dieu. On peut donc en faire voeu de façon absolue. C'est au
prélat toutefois qu'il appartient de juger ce qui est plus vertueux et plus
agréable à Dieu.
Et c'est pourquoi,
dans les cas évidents, la dispense d'un prélat n'excuserait pas du péché, par
exemple s'il dispensait quelqu'un d'entrer en religion, sans nulle cause apparente
qui s'y oppose. Si cependant il y avait quelque motif apparent qui rendît la
chose au moins douteuse, on pourrait s'en tenir au jugement du prélat qui
accorde dispense ou commutation. On ne peut toutefois s'en tenir à son jugement
propre, car on ne tient pas soi-même la place de Dieu, sauf dans le cas où le
voeu porterait sur une chose illicite, et qu'on ne puisse recourir au
supérieur.
3. Le souverain pontife tient la place du Christ d'une façon
plénière et pour toute l'Église. Aussi a-t-il plein pouvoir de dispenser de
tous les voeux susceptibles de dispense. Aux autres prélats inférieurs est
remis le pouvoir de dispenser des voeux que l'on fait communément et qui
nécessitent fréquemment une dispense : le recours est ainsi facilité. C'est le
cas des voeux de pèlerinages, jeûnes, et oeuvres analogues. Mais les grands
voeux de continence et de pèlerinage en Terre sainte sont réservés au souverain
pontife.
L'USAGE DU NOM DIVIN : LE SERMENT, L'ADJURATION ET
L'INVOCATION
Il faut étudier
maintenant les actes extérieurs de latrie où l'homme emploie quelque chose de
divin, soit un sacrement, soit le nom de Dieu.
L'étude des
sacrements trouvera sa place dans la troisième Partie de notre ouvrage
(Questions 60 et suivantes).
Quant à l'usage du
nom divin, c'est ici qu'il faut en traiter. On y a recours de trois manières.
- 1° Par mode de
serment, pour confirmer ses propres paroles (Question 89).
- 2° Par mode
d'adjuration, pour amener les autres à faire quelque chose (Question 90).
- 3° Par mode
d'invocation pour prier et louer Dieu (Question 91).
- 1. Qu'est-ce que
le serment ? - 2. Est-il licite ? - 3. Quelles qualités l'accompagnent ? - 4.
De quelle vertu est-il l'acte ? - 5. Faut-il le rechercher et le pratiquer
comme utile et bon ? - 6. Est-il permis de jurer par une créature ? - 7. Le
serment oblige-t-il ? - 8. Lequel oblige davantage : le serment ou le voeu ? -
9. Peut-on dispenser d'un serment ? - 10. Quand et à qui est-il permis de jurer
?
Objections :
1. Il semble que jurer ne soit pas prendre Dieu à témoin. Car
lorsqu'on tire argument de la Sainte Écriture, on prend Dieu à témoin, lui dont
l'Écriture nous propose les paroles. Donc, si jurer est prendre Dieu à témoin, quiconque
citerait la Sainte Écriture jurerait ; ce qui est faux, et suppose donc une
prémisse fausse.
2. Produire un témoin, ce n'est pas lui rendre quelque chose.
Or jurer c'est rendre quelque chose à Dieu ; car on lit en Matthieu (5, 33) :
"Tu rendras tes serments au Seigneur." Et saint Augustin dit que
jurer c'est "rendre à Dieu droit à la vérité". Jurer n'est donc pas
prendre Dieu à témoin.
3. L'office du juge diffère de celui du témoin. Mais il arrive
que le serment consiste à implorer le jugement de Dieu, selon le Psaume (7, 5) :
"Si j'ai rendu le mal à ceux qui m'ont fait du bien, que je sois renversé
par mes ennemis." jurer n'est donc pas prendre Dieu à témoin.
Cependant :
Saint Augustin dit,
dans un sermon sur le parjure : "Que signifie : "Jurer par Dieu",
sinon : Dieu est témoin ?"
Conclusion :
Selon l'épître aux
Hébreux (6, 16), le but du serment est de confirmer quelque chose. En matière
de science, c'est à la raison qu'il appartient de confirmer une assertion, en
partant de principes naturellement connus et infailliblement vrais. Mais s'il
s'agit de faits humains, particuliers et contingents, on ne peut les confirmer
par une raison nécessaire. Aussi confirme-t-on ses dires, en pareil cas, par
des témoins. Mais le témoignage des hommes n'est pas suffisant ici, et pour
deux motifs. D'abord les défaillances humaines envers la vérité, parce que le
plus grand nombre se laissent aller à mentir." Leur bouche a prononcé le
mensonge", dit le Psaume (17, 10). Puis le défaut de connaissance : les
hommes ne peuvent connaître ni l'avenir, ni les secrets des coeurs, ni même les
réalités absentes. Toutes choses dont ils parlent, et il faut pour la bonne
marche des affaires humaines qu'on ait là-dessus quelque certitude. D'où la
nécessité de recourir au témoignage divin, parce que Dieu ne peut mentir, et
rien ne lui est caché. Or, prendre Dieu à témoin, c'est ce qu'on appelle "jurer"
car il est reçu comme un droit (pro jure) que ce qu'on affirme en
invoquant le témoignage de Dieu doit être tenu pour vrai.
On fait appel au
témoignage divin tantôt pour affirmer une chose passée ou présente : c'est
alors le serment affirmatif ; tantôt pour confirmer un fait à venir : c'est
alors le serment de promesse. Mais dans le domaine du nécessaire et des
problèmes que la raison peut résoudre, on n'emploie pas de serment. Il serait
ridicule, dans une discussion scientifique, de vouloir prouver sa thèse par un
serment.
Solutions :
1. Se servir du témoignage de Dieu déjà donné, en recourant à
l'autorité de l'Écriture est une chose ; et c'est autre chose qu'implorer Dieu
de donner son témoignage lorsqu'on fait un serment.
2. "Rendre à Dieu ses serments", cela veut dire
acquitter ce qu'on a juré ; ou encore, reconnaître, du fait qu'on l'invoque en
témoignage, que Dieu possède la connaissance universelle et l'infaillible
vérité.
3. On appelle quelqu'un à témoigner pour qu'il manifeste la
vérité sur ce qu'on dit. Dieu le fait de deux façons : 1° En révélant
directement la vérité : par inspiration intérieure, ou encore en dévoilant le
fait, par la divulgation de ce qui était caché.- 2° En punissant le menteur.
Dieu est alors à la fois juge et témoin, puisqu'il manifeste le mensonge par la
punition du menteur.
Il y a par suite
deux manières de jurer : 1° Par simple appel au témoignage divin, lorsqu'on dit
par exemple : "Dieu m'est témoin", ou "Je parle devant Dieu",
ou bien "Par Dieu", ce qui selon saint Augustin est la même chose. -
2° Par exécration lorsqu'on se voue, soi-même ou quelque chose qui vous touche,
à un châtiment, si l'on ne dit pas la vérité.
Objections :
1. Apparemment non. Car rien n'est permis de ce qu'interdit
la loi divine, et elle interdit le serment : "je vous le dis, ne jurez
aucunement" (Mt 5, 34)." Avant toutes choses, mes frères, ne jurez
pas" (Jc 5, 12).
2. Ce qui vient du mauvais paraît illicite car "un arbre
mauvais ne peut porter de bons fruits", selon saint Matthieu (7, 18). Or
le serment vient du mauvais, car nous lisons dans saint Matthieu (5, 37) :
"Que votre parole soit : cela est, cela n'est pas. Ce qu'on dit de plus
vient du mauvais." Le serment est donc illicite.
3. Demander un signe à la divine Providence c'est tenter Dieu,
ce qui est absolument illicite, selon ce précepte du Deutéronome (6, 16) : "Tu
ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu." Mais celui qui jure semble bien
demander un signe de la Providence, puisqu'il demande à Dieu de témoigner et
donc de produire quelque effet évident. Il paraît donc que le serment est tout
à fait illicite.
Cependant :
On lit au
Deutéronome (6, 13) : "Tu craindras le Seigneur ton Dieu et tu jureras par
son nom."
Conclusion :
Rien n'empêche
qu'une chose soit bonne en elle-même et pourtant tourne au détriment de celui
qui n'en use pas comme il faut. Recevoir l'eucharistie est bien, et cependant
celui qui la reçoit indignement mange et boit sa propre condamnation, dit saint
Paul (1 Co 11, 29). Sur notre sujet nous dirons que de soi le serment est chose
licite et honorable. Cela se voit à son origine et à sa fin. A son origine, parce
que le serment vient de la foi, qui nous fait croire que Dieu possède
l'infaillible vérité et l'universelle connaissance et prévision de tout. A sa
fin, parce que l'on fait appel au serment pour se justifier et mettre un terme
aux controverses, dit l'épître aux Hébreux (6, 16).
Mais le serment
devient mauvais si l'on en use mal, c'est-à-dire sans nécessité et sans les
précautions requises. C'est faire preuve, en effet, de peu de respect envers
Dieu que de le prendre à témoin pour un léger motif, ce qu'on n'oserait même
pas faire à l'égard d'un personnage honorable. C'est aussi s'exposer au danger
de parjure, car l'homme pèche facilement en paroles selon saint Jacques (3, 2) :
"Si quelqu'un ne pèche pas en paroles, c'est un homme parfait." De là
ce conseil de l'Ecclésiastique (23, 9) : "Que ta bouche ne s'accoutume pas
au serment ; il y a là bien des occasions de chute."
Solutions :
1. Voici l'interprétation de saint Jérôme : "Remarquez
que le Seigneur n'a pas défendu de jurer par Dieu, mais par le ciel et la
terre. On sait en effet que les Juifs ont cette très fâcheuse habitude de jurer
sur les éléments." Mais ceci ne répond pas suffisamment à notre difficulté,
car saint Jacques précise : "Ni par quelque autre serment que ce soit."
Il faut donc dire avec Saint Augustin
: "L'Apôtre lui-même, en employant le serment dans ses épîtres, nous
montre en quel sens il faut prendre cette parole : "je vous dis de ne pas
jurer du tout." Entendez qu'il faut éviter d'en arriver à le faire
facilement, passant de la facilité à l'habitude, et de l'habitude au parjure.
C'est pourquoi on ne voit pas qu'il ait juré ailleurs qu'en écrivant, car le
soin plus grand qu'on prend alors empêche qu'on soit emporté par sa langue.".
2. Comme dit saint Augustin : "Si tu es obligé de jurer, sache
que cette nécessité vient de la faiblesse de ceux que tu veux persuader, faiblesse
qui est assurément un mal. C'est pourquoi l’Évangile ne dit pas : "Ce
qu'on dit de plus est un mal." Car tu ne fais rien de mal en usant à bon
droit du serment pour persuader quelqu'un utilement. Le texte porte :
"vient du mal", le mal de celui dont la faiblesse t'oblige à jurer."
3. Celui qui jure ne tente pas Dieu, car il n'invoque pas le
secours de Dieu sans utilité et sans nécessité. De plus il ne s'expose à aucun
péril si Dieu ne veut pas lui rendre témoignage sur-le-champ. Car il est
certain qu'il le fera plus tard, quand "il projettera la lumière sur les
secrets des ténèbres, et manifestera les desseins des coeurs" (1 Co 4, 5).
Ce témoignage rendu au serment ne manquera à personne, soit pour lui, soit
contre lui.
Objections :
1. Il paraît malheureux de donner trois compagnons au serment
: la justice, le jugement et la vérité. Car on ne doit pas énumérer comme
distinctes des qualités dont l'une est incluse dans l'autre, parce que la
vérité fait partie de la justice, selon Cicéron ; et nous avons dit jadis que
le jugement est l'acte de cette vertu. Il n'y a donc pas lieu de donner ces
trois compagnons au serment.
2. Le serment requiert bien d'autres conditions : la dévotion,
la foi qui nous fait croire que Dieu sait tout et ne peut mentir. Cette
énumération est donc insuffisante.
3. Toute action humaine requiert ces trois qualités, car on ne
doit rien faire contre la justice ou la vérité, ni sans jugement selon saint Paul
(1 Tm 5, 4) : "Ne fais rien sans jugement préalable." Donc ces trois
qualités ne doivent pas s'associer au serment plutôt qu'aux autres actes
humains.
Cependant :
On lit dans
Jérémie (4, 2) : "Tu jureras : "le Seigneur est vivant !" dans
la vérité, le jugement et la justice." Ce que saint Jérôme, commente ainsi
"Remarquez que le serment a trois compagnons la vérité, le jugement et la
justice."
Conclusion :
Nous avons dit que
le serment n'est bon que pour ceux qui en usent bien. Ce bon usage requiert
deux choses : 1° Qu'on ne jure pas à la légère, mais pour un motif nécessaire, et
avec discernement. De ce chef on exigera le jugement, celui de discernement, chez
celui qui jure. 2° Relativement à ce qu'on veut confirmer : il faut que ce ne
soit ni faux ni défendu. D'où les deux conditions de vérité, impliquant que ce
qu'on affirme par serment est vrai, et de justice, impliquant que c'est chose
permise : Le défaut de jugement donne lieu au serment imprudent ; le défaut de
vérité au serment trompeur ; le défaut de justice au serment indigne ou
illicite.
Solutions :
1. Le jugement dont il est question ici n'est pas, comme nous
venons de le dire, celui qui consiste à faire la justice, mais celui qui fait
discerner comme il faut. De même, on parle ici de la vérité, non comme partie
de la justice, mais comme condition du langage.
2. La dévotion, la foi, et toutes les conditions analogues que
requiert le serment pour être bien fait, sont comprises dans ce que nous
entendons par jugement. Les deux autres qualités exigées se rapportent en effet
à son objet. Toutefois on pourrait dire aussi que la justice se rapporte à la
cause pour laquelle on fait le serment.
3. Le serment comporte un grand danger, tant à cause de la
grandeur de Dieu dont on invoque le témoignage, que de la fragilité de la
parole humaine dont le serment doit confirmer les dires. C'est pourquoi ces
exigences sont plus fortes pour les serments que pour les autres actes humains.
Objections :
1. Il ne semble pas que le serment soit un acte de religion
ou latrie. Car de tels actes portent sur des réalités saintes et divines. Le
serment, lui, intervient dans les controverses humaines, selon l'épître aux
Hébreux (6, 16). Le serment n'est donc pas un acte de la vertu de religion ou
latrie,
2. Il appartient à la religion d'offrir un culte à Dieu, dit
Cicéron. Or, celui qui jure n'offre rien à Dieu mais le prend à témoin. Jurer
n'est donc pas un acte de religion.
3. La religion ou latrie a pour fin de rendre honneur à Dieu.
Or, ce n'est pas là le but du serment, qui tend plutôt à confirmer quelque
assertion. jurer n'est donc pas faire acte de religion.
Cependant :
On lit dans le
Deutéronome (6, 13) : "Tu craindras le Seigneur ton Dieu, tu ne serviras
que lui et tu jureras par son nom." Or il s'agit là du service de latrie.
Le serment est donc un acte de latrie.
Conclusion :
Jurer c'est, nous
le savons, faire appel au témoignage divin pour confirmer ce qu'on dit. Or,
on
ne confirme quelque chose que par ce qui a plus de certitude et de poids. On
comprend alors que jurer par Dieu c'est, par le fait même, confesser que Dieu
l'emporte sur nous par son indéfectible vérité et sa connaissance universelle, ce
qui est une manière de lui rendre hommage. L'Apôtre nous dit (He 6, 16) que
"les hommes jurent par de plus grands qu'eux-mêmes". Saint Jérôme
écrit : "Celui qui jure fait preuve de vénération ou d'amour envers celui
par qui il jure." Et le Philosophe enseigne aussi que "le serment
honore au plus haut point". Rendre hommage à Dieu, c'est l'objet de la
religion. Il est donc manifeste que le serment est un acte de cette vertu.
Solutions :
1. On considère deux points dans le serment : le témoignage invoqué,
qui est divin. Ce qu'il vient attester, ou ce qui le rend nécessaire, et cela
est humain. Le serment appartient à la religion en raison du premier point, non
du second.
2. Par le fait même qu'on prend Dieu à témoin par mode de
serment, on confesse que sa grandeur nous dépasse, ce qui revient à le révérer.
Et ainsi on offre à Dieu quelque chose : révérence et honneur.
3. Nous devons faire à l'honneur de Dieu tout ce que nous
faisons. C'est pourquoi, si nous nous proposons de fournir à un homme les certitudes
qu'il réclame, rien n'empêche que par le fait même nous rendions honneur à
Dieu. Car ainsi nous devons rendre hommage à Dieu de telle manière que notre
prochain en retire avantage. Parce que Dieu, lui aussi, agit à la fois pour sa
gloire et pour notre intérêt.
Objections :
1. Il paraît bien que oui, car le serment est un acte de
religion comme le voeu. Mais faire quelque chose par voeu rend cet acte plus
louable et plus méritoire, on l'a dit. Donc au même titre il est plus louable
d'agir et de parler avec serment. Il faut donc rechercher le serment comme
étant un bien par lui-même.
2. Saint Jérôme commentant saint Matthieu écrit que "celui
qui fait serment vénère ou aime celui par qui il jure". Mais vénérer Dieu
ou l'aimer est un bien qu'on doit rechercher comme bon en lui-même. Donc aussi
le serment.
3. Le but du serment c'est de confirmer, de certifier. Mais il
est bien de confirmer ses dires. Le serment doit donc être recherché comme une
bonne chose.
Cependant :
On lit dans
l'Ecclésiastique (23, 12) : "L'homme qui jure sera rempli d'iniquité."
Et saint Augustin écrit : "Le Seigneur a interdit le serment afin que tu
fasses ton possible pour ne pas t'y attacher, que tu ne prennes pas plaisir à le
rechercher, comme si c'était un bien."
Conclusion :
Ce qu'on recherche
uniquement pour subvenir à quelque déficience n'est pas à ranger parmi les
choses désirables en elles-mêmes, mais parmi celles que la nécessité rend
bonnes, comme la médecine, à qui l'on demande de soulager le malade. Or, on a
recours au serment pour subvenir à cette déficience humaine qu'est le refus
d'accorder foi aux paroles d'autrui. C'est pourquoi il ne faut pas ranger le
serment parmi les biens désirables en soi, mais parmi ceux dont on fait un
usage indu lorsque l'on dépasse les limites du nécessaire. Aussi saint Augustin
dit-il : "Celui qui comprend que le serment doit être considéré non point
comme un bien", c'est-à-dire comme recherché pour lui-même mais comme une
nécessité, celui-là se retient autant qu'il le peut d'en user, si la nécessité
ne l'y contraint".
Solutions :
1. La raison de voeu et la raison de serment sont
différentes. Par le voeu nous ordonnons à l'honneur de Dieu une oeuvre qui de
ce fait devient un acte de religion. Dans le serment, au contraire, c'est pour
confirmer notre promesse que nous avons recours au respect dû au nom de Dieu.
Aussi ce que nous confirmons par serment ne devient pas de ce fait acte de
religion, car nos actes moraux tirent leur espèce de leur fin.
2. En faisant serment on use de vénération et d'amour envers
celui dont on invoque le témoignage. Mais ce n'est pas le but direct du
serment. Celui-ci ne tend qu'à remédier à une nécessité de la vie présente.
3. Les remèdes sont utiles à la guérison. Mais plus grande est
leur vertu, plus nuisible aussi leur emploi s'il n'est pas convenablement
réglé.
De même le serment
: utile pour confirmer nos assertions, du fait qu'il mérite plus de respect, il
présente plus de danger si on l'emploie de façon indue. Comme dit
l'Ecclésiastique (23, 11) : "Celui qui trompe son frère, son péché sera
sur lui ; et s'il dissimule" par un faux serment, "il pèche
doublement" parce que l'équité simulée est une double injustice ; "et
s'il jure en vain", c'est-à-dire sans motif suffisant et sans nécessité,
"il ne sera pas justifié".
Objections :
1. Il semble que non, car nous lisons en saint Matthieu (5, 34)
: "je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel ni par la terre, ni
par Jérusalem, ni par votre tête", ce que saint Jérôme, commente en ces
termes : "Remarquez que le Sauveur n'a pas défendu de jurer par Dieu, mais
par le ciel et la terre."
2. Seule une faute mérite une peine. Or, on punit ceux qui
jurent par les créatures. Nous lisons en effet dans les Décrets de
Gratien : "Le clerc qui jure par les créatures doit être sévèrement
repris. S'il persiste dans son péché il doit être excommunié." Il n'est
donc pas permis de jurer par les créatures.
3. Le serment est un acte de latrie, nous l'avons dit. Mais le
culte de latrie n'est dû à aucune créature. Il n'est donc pas permis de jurer
par une créature. Il n’est donc pas permis de jurer par les créatures.
Cependant :
Nous lisons dans
le Genèse (42, 15) que Joseph a juré "par le salut de Pharaon". Et
l'on a coutume de jurer par l'Évangile, par les reliques et par les saints.
Conclusion :
Il y a, avons-nous
dit, deux types de serments. On peut tout d'abord jurer par mode de simple
attestation, c'est-à-dire en faisant appel au témoignage de Dieu. Ce serment
s'appuie sur la vérité divine, comme la foi elle-même. Or la foi porte, de soi,
principalement sur Dieu qui est la vérité même, mais secondairement sur les
créatures, dans lesquelles brille la vérité de Dieu, nous l'avons montré. De
même, le serment se réfère principalement à Dieu lui-même, dont on invoque le
témoignage ; mais secondairement on y fait appel aux créatures ; non point pour
elles-mêmes, mais pour la vérité divine qu'elles manifestent. Ainsi jurons-nous
par l'Évangile, et par les saints qui ont cru à cette vérité et l'ont mise en
pratique.
L'autre manière de
jurer c'est l'exécration. Dans ce serment-là, on fait entrer la créature en
tant que le jugement de Dieu s'exercera contre elle. C'est ainsi que les hommes
ont coutume de jurer par leur tête, par leur fils, ou par quelque autre objet
de leur amour. Ainsi fit l'Apôtre lorsqu'il exprima ce serment (2 Co 1, 23) :
"J'en prends Dieu à témoin sur mon âme."
Pour ce qui est de
Joseph jurant "par le salut de Pharaon" on peut l'entendre de deux
manières : Soit comme un cas d'exécration, la vie de Pharaon étant prise comme
gage devant Dieu. Soit comme simple attestation, par un appel à la vérité de la
justice divine, que les princes de la terre sont chargés d'exécuter.
Solutions :
1. Notre Seigneur a interdit le serment où des créatures
seraient l'objet d'un honneur divin. Aussi saint Jérôme ajoute-t-il que les
Juifs en jurant par les anges et d'autres créatures leur rendaient un honneur
qui n'était dû qu'à Dieu.
C'est le motif
également des peines canoniques qui atteignent le clerc, coupable, en jurant de
la sorte, du blasphème d'infidélité. Voici en effet les termes du chapitre
suivant : "Si quelqu'un jure par les cheveux de Dieu, ou s'il blasphème
contre lui de quelque autre façon, on doit le déposer, si c'est un clerc."
2. Par là se trouve résolue la deuxième objection.
3. On rend un culte de latrie à celui dont on invoque le
témoignage en prêtant serment. De là cette défense, au livre de l'Exode (23, 18)
: "Vous ne jurerez point par le nom des dieux étrangers." Mais aucun
honneur latreutique n'est rendu aux créatures que l'on fait entrer dans le
serment de la manière que nous avons dite.
Objections :
1. Il semble que non, car on prête serment pour confirmer la
vérité de ce qu'on dit. Mais lorsqu'on parle de l'avenir on dit la vérité, même
si ce qu'on avait dit n'arrive pas. Saint Paul, qui n'alla pas à Corinthe comme
il l'avait dit, n'a pas menti comme il le fait voir (2 Co 1, 15). Il semble
donc que le serment n'oblige pas.
2. La vertu n'est pas contraire à la vertu, dit Aristote. Mais
nous savons que le serment est un acte de vertu. Or il serait parfois contraire
à la vertu, ou ce serait y faire obstacle, que de s'en tenir à ce qu'on a juré,
par exemple si l'on jurait de commettre un péché ou de cesser une bonne oeuvre.
Le serment n'oblige donc pas toujours.
3. Il arrive qu'une personne soit forcée contre son gré de
promettre quelque chose sous serment. Mais "ces personnes sont déliées de
leurs serments par les pontifes romains", d'après les Décrétales. Donc
le serment n'a pas toujours force obligatoire.
4. Personne ne peut être obligé à deux choses opposées. Or il
arrive que celui qui jure veuille tout l'opposé de ce que veut celui à qui il
prête serment. Le serment ne peut donc pas avoir toujours force obligatoire.
Cependant :
On lit en saint Matthieu
(5, 33) : "Tu t'acquitteras de tes serments envers le Seigneur."
Conclusion :
Toute obligation
est relative à une chose qu'on doit accomplir ou omettre. Le serment affirmatif,
portant sur le présent ou le passé, n'en comporte donc pas ; ni le serment dont
l'objet dépendrait, en sa réalisation, de causes étrangères : si l'on affirmait
par exemple, avec serment, qu'il pleuvra demain. L'obligation ne peut regarder
que les choses qu'accomplira lui-même celui qui en fait le serment.
Mais, de même que
le serment affirmatif portant sur le présent ou le passé doit être vrai, de
même le serment sur ce que nous ferons plus tard. L'un et l'autre comportent
donc une obligation, mais de façon différente. Dans le serment relatif au
présent ou au passé, l'obligation regarde non cette chose passée ou présente, mais
l'acte même du serment : on doit jurer ce qui est ou ce qui fut vraiment. Mais
quand nous jurons quelque chose que nous devons faire, l'obligation porte sur
ce que le serment a confirmé. Car on est tenu de réaliser vraiment ce qu'on a
juré, sinon le serment manque à la vérité.
Mais il peut
s'agir d'une chose qui n'était pas au pouvoir de celui qui a juré de
l'accomplir. C'est alors un serment où manque le jugement de discernement ; à
moins que la chose, possible au moment du serment, soit par la suite devenue
impossible, par exemple vous aviez juré de payer une somme d'argent, et on vous
l'a arrachée par violence, ou volée. En pareil cas on voit bien que l'on est
dispensé de faire ce que l'on a juré. Mais on est tenu de faire ce qu'on peut
comme nous l'avons dit au sujet de l'obligation du voeu.
Mais s'il s'agit
d'une chose qu'on pourrait faire mais qu'on ne doit pas faire, parce que c'est
mauvais en soi, ou que cela s'oppose au bien, c'est un serment où fait défaut
la justice. Il n'y a donc pas à tenir son serment quand il y a péché ou
obstacle à un bien, car selon saint Augustin ces deux serments aboutissent à
une issue plus malheureuse.
Nous conclurons
donc que jurer de faire quoi que ce soit, c'est s'obliger à le faire, pour que
la vérité soit accomplie, si du moins le serment a ses deux autres compagnons :
le jugement et la justice.
Solutions :
1. Autre chose est une simple parole, autre chose un serment
où l'on invoque le témoignage divin. Pour qu'une parole soit vraie il suffit
qu'on dise ce qu'on propose de faire, la chose étant déjà vraie dans sa cause, par
le fait qu'on a dessein de l'accomplir. Mais le serment ne doit intervenir qu'à
propos de ce dont on a une certitude solide. Donc, si l'on en vient à jurer, on
est obligé, par révérence envers le témoignage de Dieu à quoi l'on fait appel, de
faire en sorte que ce qu'on a juré soit vrai, et cela autant qu'il est en notre
pouvoir, à moins qu'on aboutisse à une issue fâcheuse, comme on vient de le
dire.
2. Le serment peut avoir une issue fâcheuse de deux manières :
cette issue fâcheuse est impliquée dans le principe : c'est le cas du serment
mauvais en soi, si l'on jurait par exemple de commettre l'adultère. Ou bien ce
serment met obstacle à un plus grand bien : on jure de ne pas entrer en
religion, de ne pas se faire clerc, de ne pas accepter une prélature alors
qu'il serait utile de le faire, etc. Ces serments sont illicites dès le principe
; avec une différence cependant. Si l'on jure de commettre un péché, il y a
péché à deux reprises : quand on fait le serment, et quand on accomplit. Si
l'on jure de ne pas accomplir un bien meilleur auquel toutefois on n'est pas
tenu, ce serment est un péché en tant qu'il fait obstacle au Saint-Esprit qui
nous inspire ces bons propos ; cependant il n'y a pas péché à tenir son serment,
mais on ferait bien mieux de ne pas l'observer.
Le serment peut
aussi avoir issue fâcheuse par le fait d'une circonstance imprévue qui surgit
soudain. C'est le cas très clair du serment d'Hérode. Il jura de donner à la
jeune danseuse ce qu'elle demanderait. C'est là un serment qui dans son
principe pouvait être licite, avec cette condition sous-entendue qu'elle ne
demanderait rien qu'on ne pût accorder. Mais c'est de l'accomplir qu'Hérode fut
coupable." Il est parfois contraire au devoir, dit saint Ambroise.
d'accomplir son serment, comme Hérode qui, pour ne pas renier sa promesse, fit
exécuter saint Jean."
3. Dans le serment qui impose sa contrainte, il y a une double
obligation. Il y a d'abord l'obligation contractée envers celui à qui l'on
promet. Elle disparaît du fait de la contrainte, car celui qui fait violence
mérite qu'on ne tienne pas sa promesse envers lui. Mais le serment nous lie
également envers Dieu, exigeant l'accomplissement de ce qui fut promis en son
nom. Cette obligation demeure en conscience, car on doit préférer subir un
dommage temporel que violer son serment. Mais dans ce cas on peut redemander en
justice ce que l'on a acquitté, ou dénoncer la chose au prélat, même si l'on a
juré de ne pas le faire ; car en ce cas le serment aurait des conséquences
mauvaises, étant contraire à la justice publique. Quant au fait que les
pontifes romains aient délié de ces sortes de serment, cela ne signifie pas
qu'ils les aient jugé sans force obligatoire ; ils n'ont fait qu'affranchir de
ces liens pour un juste motif.
4. Lorsqu'il y a divergence de vues entre celui qui a fait
serment et celui envers qui il est engagé, deux cas se présentent. Le jureur
est de mauvaise foi ; il doit alors tenir le serment conformément à ce
qu'entend son partenaire." Malgré les artifices de paroles, dit saint Isidore
Dieu, qui est le témoin des consciences, reçoit le serment dans le sens où
l'entend celui à qui il est fait." Il s'agit bien dans la pensée de cet
auteur du serment trompeur, comme le prouve la suite : "C'est être
doublement coupable que de prendre en vain le nom de Dieu, et de surprendre le
prochain par tromperie." Mais si le jureur n'emploie pas la tromperie, l'obligation
se mesure à ses intentions à lui. C'est l'avis de saint Grégoire : "Les
hommes jugent de nos paroles selon ce qui frappe leurs oreilles, mais dans ses
jugements Dieu entend ce que nous disons, comme cela sort de notre coeur."
Objections :
1. L'obligation du serment est la plus forte. Le voeu n'est
qu'une simple promesse, mais le serment ajoute à la promesse le témoignage de
Dieu. Il oblige donc davantage.
2. D'ordinaire on confirme le plus faible par le plus fort. Or
le voeu est parfois confirmé par un serment. Donc celui-ci a plus de force que
le voeu.
3. La source de l'obligation du voeu est la délibération de
l'esprit, avons-nous dit. Le serment tire sa force obligatoire de la vérité divine, dont
on invoque le témoignage. Donc, puisque la vérité de Dieu surpasse la
délibération de l'homme, le serment comporte une obligation plus forte que le
voeu.
Cependant :
Le voeu nous
oblige envers Dieu. Le serment nous oblige parfois envers un homme.
L'obligation contractée envers Dieu est plus grande que celle qu'on contracte
envers un homme. Le lien du voeu est donc plus fort que celui du serment.
Conclusion :
L'obligation du
voeu et celle du serment sont toutes deux fondées sur quelque chose de divin, mais
différemment. Le voeu nous oblige en raison de la fidélité que nous devons à
Dieu, et qui exige que nous nous acquittions de nos promesses envers lui.
L'obligation du serment vient du respect que nous devons à Dieu, et qui nous
impose d'accomplir vraiment ce que nous promettons par son nom. Toute
infidélité contient une irrévérence ; mais la réciproque n'est pas vraie.
L'infidélité du sujet envers son maître apparaît en effet comme la plus grande
irrévérence. C'est pourquoi, par sa raison même, le voeu est plus obligatoire
que le serment.
Solutions :
1. Le voeu n'est pas une promesse quelconque, c'est une
promesse faite à Dieu, et lui être infidèle est chose fort grave.
2. Si l'on joint au voeu un serment, ce n'est pas que l'on
tienne celui-ci pour plus efficace ; on veut simplement par le moyen de deux
choses immuables assurer une stabilité plus grande.
3. On peut dire que la délibération fonde la solidité du voeu,
en se plaçant du côté de l'auteur du voeu. Mais du côté de Dieu, à qui le voeu
est offert, on trouve une cause supérieure de fermeté.
Objections :
1. Nul ne le peut. En effet, de même que la vérité est exigée
pour un serment affirmatif concernant le passé ou le présent, de même pour un
serment qui promet quelque chose dans l'avenir. Mais nul ne peut accorder
dispense à celui qui jure contre la vérité concernant le passé ou le présent.
Donc nul ne peut accorder dispense de réaliser vraiment ce qu'il a juré pour
l'avenir.
2. Si le serment s'adjoint à la promesse, c'est dans l'intérêt
de celui à qui on la fait. Or celui-ci n'en peut délier, car il agirait contre
le respect dû à Dieu. A plus forte raison nulle autre personne ne pourra-t-elle
dispenser en pareille matière.
3. Tout évêque peut dispenser des voeux, excepté ceux qui sont
réservés au pape. Donc si, comme nous l'avons dit, le serment pouvait
souffrir dispense, tout évêque, au même titre, pourrait en dispenser. Or le
droit s'y oppose. Il n'y a donc pas de dispense possible en cette matière.
Cependant :
Le voeu oblige
davantage que le serment, nous venons de le dire. Or le voeu peut
subir dispense. Donc le serment aussi.
Conclusion :
Nous avons vu
ci-dessus d'où venait la nécessité d'introduire le régime de la dispense dans
la loi et le voeu : de ce qu'une chose, utile et morale en elle-même ou d'une
façon générale, peut, dans un cas particulier, devenir immorale et nuisible et
ne peut plus être matière à une loi ou à un voeu. Les mêmes caractères
d'immoralité ou de nocivité s'opposent aux qualités qu'on doit exiger du
serment ; car si la chose est immorale, c'est en opposition avec la justice ;
si c'est nuisible, c'est en opposition avec le jugement. Il y a donc lieu au
même titre d'introduire dans le serment un régime de dispense.
Solutions :
1. La dispense appliquée au serment ne va pas jusqu'à permettre
d'agir contrairement au serment lui-même. C'est impossible, l'accomplissement
des serments relevant d'un principe divin dont on ne peut dispenser. La
dispense a cette conséquence que ce qui tombait sous le serment n'en relève
plus, la matière apte au serment faisant défaut. Le cas est semblable à celui
du voeu, résolu plus haut. Pour le serment affirmatif, qui porte sur un fait
passé ou présent, la matière du serment est déjà entrée dans le domaine du
nécessaire, et est devenue immuable. Aussi la dispense ne pourrait l'atteindre,
et, portant sur l'acte même du serment, serait directement opposée au précepte
divin. Mais dans le cas d'un serment de promesse, on a pour matière une chose
future, sujette à varier ; si bien qu'elle pourrait par la suite devenir
illicite ou nuisible et n'être plus matière légitime d'un serment. Il y a donc
possibilité de dispense pour le serment de promesse, et cela parce que la
dispense est relative à la matière du serment, sans s'opposer au précepte divin
qui impose de tenir la parole jurée.
2. On peut faire avec serment deux sortes de promesses.
Premier cas : ce qu'on promet à autrui lui sera utile, on lui rendra un service,
ou on lui donnera de l'argent. En pareil cas, celui qui a reçu la promesse peut
en délier, car la promesse est censée acquittée quand on se conforme à la
volonté de l'intéressé. Deuxième cas : la promesse faite à autrui concerne
l'honneur de Dieu, ou les intérêts d'autres gens, par exemple je vous promets
avec serment d'entrer en religion ou de faire telle oeuvre de miséricorde.
Alors celui qui reçoit la promesse ne peut en délier, car ce n'est pas pour lui
qu'elle est faite, mais pour Dieu ; excepté le cas où l'on aurait mis une
condition comme celle-ci : "Si celui à qui je le promets le juge bon."
3. Parfois le serment de promesse porte sur une chose en
opposition manifeste avec la justice, soit parce que c'est un péché : on jure
par exemple de tuer quelqu'un ; ou bien cela empêchera un plus grand bien : on
jure de ne pas entrer en religion. Nul besoin de dispense pour des serments de
ce genre. On est tenu de ne pas observer les premiers, et quant aux seconds on
peut à son gré les observer ou non, comme nous l'avons dit.
Parfois le serment
appuie une promesse dont l'objet est douteux : on ne sait si c'est permis ou
non, utile ou nuisible, et cela par soi-même ou en tel cas. Tout évêque a le
pouvoir d'en dispenser.
Parfois l'objet de
la promesse est manifestement licite et utile. Il ne paraît pas en ce cas qu'il
reste place pour une dispense. On ne pourra que commuer la promesse, si une
oeuvre se présente qui assure mieux l'intérêt général ; et le pouvoir en
appartient avant tout au pape qui a la charge de l'Église universelle. On
pourra même délier complètement du serment, ce qui est encore du ressort du
pape, en toute matière touchant d'une façon générale au gouvernement
ecclésiastique sur lequel le souverain pontife exerce un pouvoir plénier ; de
même que n'importe qui peut déclarer nul le serment porté par quelqu'un qui lui
est soumis, dans une matière relevant de son autorité. Ainsi le père peut
annuler le serment de sa fille, le mari celui de son épouse, selon le texte des
Nombres (30, 6), et selon la doctrine analogue exposée à propos du voeu.
Objections :
1. Il semble que le serment ne puisse être empêché par une
condition de personne et de temps. Car on fait serment pour confirmer quelque
chose, dit l'épître aux Hébreux (6, 16). Or n'importe qui peut confirmer ses
propres dires, et n'importe quand. Il semble donc que le serment ne puisse être
empêché par une condition de personne ou de temps.
2. C'est davantage de jurer par Dieu que par les Évangiles.
Chrysostome nous le dit : "Certains pensent, l'occasion s'en présentant, que
celui qui jure par Dieu fait peu de chose, bien moins que celui qui jure par
l'Évangile. Insensés ! les Écritures ont été faites pour Dieu, et non Dieu pour
les Écritures !" Or des personnes de toute condition, et en tout temps, ont
toujours de façon courante juré par Dieu. Il leur est donc bien plus encore
permis de jurer par les Évangiles.
3. Un même effet ne peut avoir des causes contraires, car les
contraires s'opposent. Or, il est des gens à qui l'on refuse de prêter serment
pour un défaut dans la personne : ainsi les enfants de moins de quatorze ans et
les parjures. On ne doit donc pas en exclure d'autres à raison de leur dignité,
comme les clercs, ou à cause de la solennité du jour.
4. Nul homme vivant en ce monde n'égale en dignité les anges,
"car le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui", comme
dit le Seigneur (Mt 10, 11), à propos de saint Jean Baptiste encore vivant.
Mais l'ange peut jurer. Car on lit dans l'Apocalypse (10, 6) : "L'ange a
juré par celui qui vit dans les siècles des siècles." La dignité d'une
personne ne peut donc l'exempter du serment.
Cependant :
On lit dans les Décrets :
"Le prêtre, au lieu de prêter serment, doit être interrogé au nom de son
caractère sacré." Et ailleurs : "Aucun ecclésiastique ne doit jurer
quoi que ce soit à un laïc sur les saints Évangiles."
Conclusion :
Deux points sont à
considérer dans le serment.
1° Par rapport à
Dieu, dont on produit le témoignage. A cet égard on doit au serment le plus
grand respect. C'est pourquoi on en écarte les enfants qui n'ont pas atteint
l'âge de puberté, parce qu'ils n'ont pas encore le parfait usage de la raison, qui
leur permettrait de prêter le serment avec la révérence voulue. On exclut en
outre les parjures, qui ne sont pas admis à prêter serment parce que leur passé
fait présumer qu'ils n'apporteront pas à cet acte la révérence requise. Cette
même raison du respect qu'il faut apporter au serment explique ces termes du
droit : "Les convenances exigent que celui qui ose jurer sur les choses
saintes le fasse à jeun, avec toute la dignité possible et la crainte de Dieu."
2° Par rapport à
l'homme - le serment vient confirmer ce qu'il dit. Si ses paroles ont besoin
d'être ainsi confirmées, c'est parce qu'on en doute. Or c'est porter atteinte à
la dignité d'une personne que de mettre en doute la vérité de ce qu'elle dit.
Il n'est donc pas convenable que les personnes revêtues d'une importante
dignité prêtent serment. C'est pourquoi le droit déclare que les prêtres ne
doivent pas jurer pour une cause légère. Toutefois, s'il y a nécessité ou
grande utilité, il leur est permis de le faire, surtout s'il s'agit de
questions spirituelles. En ce dernier cas il convient que le serment soit fait
un jour de fête, car ces jours-là sont consacrés aux occupations spirituelles ;
mais on ne peut alors prêter serment pour des affaires temporelles, sauf en cas
de grave nécessité.
Solutions :
1. Il y a des gens qui ne peuvent confirmer leurs paroles par
incapacité. Il y en a d'autres dont les dires doivent être certains à tel point
qu'ils n'aient pas besoin d'être confirmés.
2. Regardé en lui-même, le serment est d'autant plus sacré et
plus obligatoire que ce par quoi l'on jure est plus grand, dit saint Augustin.
A ce point de vue, il est plus grave de jurer par Dieu que par les Évangiles. Mais
si l'on s'arrête au mode du serment, ce peut être l'inverse, si par exemple le
serment qu'on fait sur les Évangiles s'accompagne de délibération et de
solennité, tandis qu'un serment prêté au nom de Dieu sera fait à la légère et
sans délibération.
3. Rien n'empêche qu'une chose soit également détruite par des
causes contraires, agissant par excès et par défaut. C'est ainsi que certains
sont empêchés de jurer parce que leur autorité est trop grande pour qu’ils
puissent le faire sans manquer aux convenances, et d'autres parce que leur
autorité est trop petite pour qu'on puisse faire fond sur leur serment.
4. Si l'ange fait un serment, ce n'est pas qu'il y ait en lui
un défaut empêchant de croire à sa seule parole, c'est pour montrer que ce
qu'il dit exprime les infaillibles desseins de Dieu. C'est ainsi que nous
voyons dans l'Écriture Dieu lui-même jurer, pour montrer l'immutabilité de sa
parole, ainsi qu'il est dit dans l'épître aux Hébreux (6, 17).
Il faut maintenant étudier l'emploi du nom divin par manière d'adjuration : - 1. Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard des hommes ? - 2. Des démons ? - 3. Des créatures privées de raison ?
Objections :
1. Nous voyons que non, par ce texte d'Origène : "J’estime
que celui qui veut vivre selon l'Évangile ne doit point user d'adjuration ((Prière
instante, exhortation véhémente) à l'égard d'un autre homme. S'il n'est pas
permis de jurer à celui qui veut suivre les commandements évangéliques du
Christ, il est clair qu'il ne l'est pas davantage d'adjurer quelqu'un. L'on
voit bien par là que le prince des prêtres pécha en adjurant Jésus au nom du
Dieu vivant."
2. Celui qui adjure quelqu'un le force à agir. Mais il n'est
pas permis de forcer quelqu'un à agir contre son gré. Il n'est donc pas permis
d'adjurer quelqu'un de faire quelque chose.
3. Adjurer c'est étymologiquement induire quelqu'un à jurer.
Or cela appartient aux supérieurs, qui peuvent imposer à leurs inférieurs le
serment. Les inférieurs ne peuvent donc adjurer leurs supérieurs.
Cependant :
Nous usons
d'obsécration envers Dieu même, quand nous le supplions au nom de choses saintes.
De même l'Apôtre "exhorte" les fidèles "au nom de la miséricorde
divine" (Rm 12, 1), et c'est là une manière d'adjuration. Il est donc
permis d'adjurer les autres.
Conclusion :
Jurer dans le cas
du serment de promesse c'est user de son respect envers le nom divin, invoqué
en confirmation de la promesse, pour s'obliger à accomplir celle-ci ; c'est en
somme s'ordonner soi-même immuablement à accomplir une chose. Si l'on peut
ainsi s'ordonner soi-même à faire quelque chose, on peut également y ordonner
autrui : par la prière s'il nous est supérieur ; par le commandement s'il nous
est inférieur. Lorsque l'on confirme l'une de ces ordinations par l'appel au
divin, il y a adjuration. L'homme est maître de ses actes, mais non de ce que
doivent faire les autres. C'est pourquoi il peut s'imposer une obligation en
faisant appel au nom divin, mais il ne peut imposer pareille exigence à autrui,
à moins qu'il ne s'agisse de ses sujets, qu'on peut contraindre en vertu d'un
serment. Faire appel au nom divin ou à quelque réalité sainte, pour adjurer
quelqu'un sur qui l'on n'a pas d'autorité, si on entend l'obliger comme on
s'oblige soi-même par serment, une telle adjuration est illicite parce qu’elle
s'arroge sur autrui un pouvoir quelle n'a pas. En cas de nécessité, cependant, les
supérieurs peuvent contraindre les inférieurs par une adjuration de ce genre.
Mais si l'on entend simplement, par le respect dû au nom de Dieu et aux
réalités saintes, obtenir quelque chose de quelqu'un, sans le forcer, c'est là
une forme d’adjuration permise à l'égard de n'importe qui.
Solutions :
1. Origène parle de l'adjuration où l'on entend imposer à
quelqu'un une stricte obligation, comme celle qu'on s'impose à soi-même en
jurant. C'est en effet ainsi que le prince des prêtres osa adjurer le Seigneur
Jésus Christ.
2. L'objection vaut pour l'adjuration où l'on impose une
obligation.
3. Adjurer n'est pas engager quelqu'un à prêter serment ;
c'est user soi-même d'une formule analogue au serment pour l'amener à faire
quelque chose. C'est bien différemment d'ailleurs que nous entendons adjurer
Dieu ou adjurer les hommes. S'il s'agit d'un homme, nous entendons influencer
sa volonté par le respect dû aux choses saintes ; ce que nous ne prétendons pas
à l'égard de Dieu, dont la volonté est immuable. Mais nous marquons par là
qu'obtenir quelque chose de Dieu par sa volonté éternelle, c'est le fait, non
de nos mérites, mais de sa bonté.
Objections :
1. Cela n'est pas permis. Origène écrit en effet : "L'adjuration
n'est pas conforme aux pouvoirs donnés par le Sauveur : c'est une pratique
judaïque." Or nous ne devons pas imiter les rites des juifs, mais user des
pouvoirs donnés par le Christ. Il n'est donc pas licite d’adjurer les démons.
2. Dans leurs enchantements, les nécromanciens invoquent
souvent les démons au nom d'une réalité divine : c'est une adjuration. Donc, si
l'adjuration des démons est permise, les enchantements des nécromanciens le
sont aussi, ce qui est évidemment faux. Donc aussi la proposition antécédente.
3. Adjurer quelqu'un, c'est du fait même entrer en rapports
avec lui. Or il n'est pas permis d'avoir de relations avec les démons. Saint
Paul l'interdit (1 Co 10, 20) : "je ne veux pas que vous ayez de relations
avec les démons." On ne peut donc les adjurer.
Cependant :
Le Seigneur dit de
ses disciples (Mc 16, 17) : "En mon nom ils chasseront les démons." Amener
quelqu'un à agir par le nom de Dieu, c'est l'adjurer. Il est donc permis
d'adjurer les démons.
Conclusion :
Nous avons
distingué deux sortes d'adjuration. L'une procède par mode de prière ou
d'incitation, par respect pour une réalité sacrée. L'autre procède par mode de
contrainte. On ne peut admettre à l'égard des démons la première forme
d'adjuration, parce qu’elle implique un recours à la bienveillance ou à
l'amitié, qui n'est pas permise envers les démons. La seconde manière d'adjurer,
qui procède par contrainte, peut être permise sur un point, et non sur un
autre. Car les démons sont dans le cours de cette vie nos adversaires par leur
état, et leurs actes ne sont point soumis à nos ordres, mais à ceux de Dieu et
des saints Anges ; car, dit saint Augustin : "L'esprit qui a déserté est
régi par l'esprit demeuré fidèle." Nous pouvons donc, par la vertu du nom
divin, repousser les démons en les adjurant, et les traiter ainsi en ennemis
pour les empêcher de nous nuire spirituellement et corporellement, selon le
pouvoir divin donné par le Christ en Luc (10, 19) : "Voici que je vous ai
donné pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute puissance
ennemie : rien ne vous nuira." Mais il n'est pas permis de les adjurer en
vue d'apprendre ou d'obtenir quelque chose par leur entremise. Ce serait là
faire alliance avec eux. Toutefois il peut arriver que, par inspiration ou
révélation divine, certains saints les fassent coopérer à tel ou tel effet. On
raconte ainsi que saint Jacques se fit amener Hermogène par les démons.
Solutions :
1. Origène ne parle pas de l'adjuration qui se fait par voie
d'autorité et par manière de contrainte, mais de celle qui se fait par mode de
supplication bienveillante.
2. Les nécromanciens usent d'adjurations et invoquent les
démons pour en apprendre ou obtenir quelque chose, ce qui, nous l'avons dit, n'est
pas permis. Aussi Chrysostome commente la parole adressée par le Seigneur à
l'esprit immonde (Mc 1, 25) : "Tais-toi et sors de cet homme", en ces
termes : "Un enseignement salutaire nous est ici donné, c'est de ne pas
croire les démons, quelque vérité qu'ils nous annoncent."
3. Cet argument procède de l'adjuration où l'on fait appel au
secours des démons pour faire ou connaître quelque chose ; c'est en effet avoir
société avec eux. Mais user d'adjuration pour chasser les démons, c'est au
contraire s'écarter de leur société.
Objections :
1. Il semble que non. L'adjuration s'exprime par le langage.
Mais c'est en vain qu'on adresse la parole à ce qui ne comprend pas, comme la
créature sans raison. C'est donc chose vaine et illicite que de l'adjurer.
2. L'adjuration convient à ceux qui sont aptes à jurer. Mais
la créature non raisonnable ne peut prêter serment. On voit donc qu'il n'est
pas permis de l'adjurer.
3. Des deux formes d'adjuration distinguées ci-dessus celle qui
se fait par mode de prière ne peut être employée à l'égard des créatures sans
raison, qui n'ont aucunement la maîtrise de leurs actes. Pas davantage, semble-t-il,
l'adjuration qui s'exerce par contrainte. Il ne nous appartient pas de
commander à ces créatures : c'est réservé à celui donc il est dit (Mt 8, 27) :
"Voilà que les vents et la mer lui obéissent !" On ne peut donc
aucunement user d'adjuration envers les créatures dépourvues de raison.
Cependant :
On raconte que
Simon et Jude ont adjuré des dragons et leur ont commandé de se retirer dans
des lieux déserts.
Conclusion :
Les créatures non
raisonnables exercent leurs opérations propres sous l'action d'une force
étrangère. Cela ne fait en réalité qu'une seule action, attribuable à un double
principe : celui qui est mû à agir, et celui qui le meut. Ainsi le mouvement de
la flèche est-il une opération de l'archer. Nous attribuerons donc l'opération
de la créature non raisonnable, non seulement à elle-même, mais principalement
à Dieu, qui gouverne et meut toutes choses. Le diable y a également sa part :
par permission de Dieu il se sert en effet de certaines de ces créatures pour
nuire aux hommes.
Ainsi donc on peut
comprendre de deux façons l'adjuration adressée aux créatures dépourvues de
raison. Ou bien on croit que l'adjuration s'adresse à elles, et c'est alors
inutile. Ou bien l'adjuration s'adresse à celui de qui cette créature tient son
action et son mouvement. Nous la rencontrons alors sous deux formes. Sous forme
de prière adressée à Dieu, c'est le cas des miracles accomplis au nom de Dieu ;
ou bien sous forme de contrainte, s'exerçant sur le démon qui cherche à nous
nuire par le moyen des créatures privées de raison. C'est ce dernier mode
d'adjuration que l'Église emploie dans les exorcismes, pour enlever ces
créatures au pouvoir du démon. Mais il n'est pas permis d'adjurer les démons en
implorant leur aide.
Solution :
Cet exposé répond
clairement aux objections.
Il faut ensuite étudier l'emploi qu'on fait du nom de Dieu en l'invoquant, par mode de prière et de louange. De la prière, on a déjà parlé (Question 83). Reste à traiter de la louange : - 1. Faut-il louer Dieu oralement ? - 2. Doit-on, dans les louanges de Dieu, employer des chants ?
Objections :
1. Non, si l'on en croit le Philosophe : "Ce n'est pas
la louange qu'il faut aux meilleurs, mais davantage et mieux." Or Dieu est
au-dessus de tout ce qu'il y a de meilleur. Donc on ne lui doit pas la louange,
mais quelque chose de plus. Aussi l'Ecclésiastique (43, 30) dit-il que Dieu "dépasse
toute louange".
2. Louer Dieu c'est lui rendre un culte, car c'est faire acte
de religion. Or le culte de Dieu doit venir du coeur plus que des lèvres. Notre
Seigneur, en saint Matthieu (15, 7), cite ce reproche d'Isaïe (29, 13) : "Ce
peuple m'honore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi." Donc la
louange de Dieu réside davantage dans le coeur que sur les lèvres.
3. Les louanges verbales qu'on adresse aux hommes veulent les
provoquer à mieux faire. De même que les méchants s'enorgueillissent des éloges
qu'on leur fait, les bons y trouvent un stimulant pour le bien, selon les
Proverbes (27, 21) : "Comme l'argent est éprouvé au creuset, ainsi fait-on
l'épreuve de l'homme aux louanges qu'il reçoit." Mais nos paroles ne
peuvent provoquer Dieu à mieux agir, tant parce qu'il est immuable que parce
qu'il est le souverain Bien, et ne peut progresser. Donc il ne faut pas louer
Dieu vocalement.
Cependant :
Le Psaume (63, 6)
s'écrie : "La joie sur les lèvres, je dirai ta louange."
Conclusion :
Nous employons des
paroles pour nous adresser à Dieu avec une toute autre raison que pour nous
adresser à un homme. Envers celui-ci nous employons des paroles pour exprimer
les pensées de notre coeur, qu'il ne peut connaître autrement. Et c'est
pourquoi nous employons à son égard la louange vocale pour faire connaître à
lui et aux autres la bonne opinion que nous avons de lui ; cela pour provoquer
à mieux faire celui que nous louons, et pour porter ceux qui entendent sa
louange, à l'estimer, à le respecter et à l'imiter.
Mais envers Dieu
nous employons des paroles non pour révéler nos pensées à celui qui lit dans
les coeurs, mais pour engager nous-mêmes et ceux qui nous entendent à le révérer.
C'est pourquoi la louange vocale est nécessaire, non pour Dieu mais pour celui
qui le loue, dont l'amour est porté à Dieu par cette louange, selon cette
parole du Psaume (50, 23) : "Qui offre le sacrifice d'action de grâce, celui-là
me rend gloire." Et dans la mesure où le coeur de l'homme s'élève vers
Dieu par la louange divine, il s'éloigne de tout ce qui lui est contraire, selon
Isaïe (48, 9) : "Pour mon honneur, je vais patienter avec toi, et non pas
t'exterminer." En outre, la louange de nos lèvres sert à entraîner vers
Dieu le coeur de ceux qui nous entendent, ce qui fait dire au Psaume (34, 2) :
"Sa louange sera sans cesse dans ma bouche", et ensuite : "Qu'ils
écoutent, les humbles, qu'ils jubilent ! Magnifiez le Seigneur avec moi !"
Solutions :
1. Nous pouvons parler de Dieu de deux manières. D'abord en
le considérant dans son essence. A ce point de vue, comme il est
incompréhensible et ineffable, sa grandeur le met au-dessus de toute louange.
Mais sous ce rapport, on lui doit révérence et culte de latrie. De là ce que
nous lisons dans le Psautier de saint Jérôme (64, 2) : "Pour toi
mon Dieu, le silence est louange", pour ce qui est du premier point ; et
pour ce qui est du second : "Qu'on acquitte envers toi son voeu." Nous
pouvons aussi parler de Dieu en considérant ses oeuvres, qu'il ordonne à notre
usage. C'est à ce point de vue qu'on doit à Dieu la louange. Nous comprenons
alors les paroles d'Isaïe (63, 7) : "je vais rappeler les miséricordes du
Seigneur, je proclamerai ses louanges pour tout ce qu'il nous a donné." Nous
lisons aussi dans Denys : "Les louanges saintes des théologiens, c'est-à-dire
la louange divine, consistent à disposer les noms divins dans leurs paroles et
dans leurs hymnes d'après les manifestations bienfaisantes de la Théarchie",
c'est-à-dire de la divinité.
2. La louange qu'expriment nos lèvres est inutile à celui qui
la donne si elle n'est pas accompagnée de la louange du coeur, car il dit à
Dieu sa louange lorsqu'il médite ses merveilles. Mais la louange extérieure et
vocale a l'efficacité d'éveiller ces sentiments intérieurs chez celui qui la
chante, et de provoquer les autres à louer Dieu, on vient de le dire.
3. Nous ne louons pas Dieu pour son utilité, mais pour la
nôtre, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Paul écrit aux Colossiens (3,
16) : "Enseignez-vous et exhortez-vous mutuellement, par des psaumes, des
hymnes et des cantiques spirituels." Nous ne devons introduire dans le
culte de Dieu rien de plus que ce qu'autorise l'Écriture. Ce texte nous montre
que dans la louange divine, ce ne sont pas nos lèvres, c'est notre esprit qui
doit chanter.
2. Sur ce texte de saint Paul aux Éphésiens (5, 19) : "Chantez
et psalmodiez dans vos coeurs au Seigneur", saint Jérôme écrit : "Qu'ils
entendent cela, les jeunes gens qui dans l'église ont la charge de chanter les
psaumes : ce n'est pas avec sa voix mais avec son coeur qu'on doit chanter pour
Dieu. Qu'ils n'imitent pas les acteurs qui se gargarisent avec des drogues pour
s'adoucir la gorge, et qu'ils évitent de faire entendre dans l'église des
modulations et des chants de théâtre." Donc il ne faut pas introduire de
chants dans la louange de Dieu.
3. Louer Dieu convient aux petits comme aux grands selon
l'Apocalypse (19, 5) : "Dites votre louange à votre Dieu, vous tous qui
êtes ses serviteurs et le craignez tous, les petits et les grands !" Or
les dignitaires de l'Église ne doivent pas chanter. Saint Grégoire dit en effet
: "Par le présent décret, je prescris que, dans cette église, les
ministres de l'autel ne doivent pas chanter." Les chants ne conviennent
donc pas à la louange divine.
4. Sous l'ancienne loi on louait Dieu avec des instruments de
musique et des voix humaines, selon ce verset du Psaume (33, 2) : "Louez
le Seigneur sur la cithare, jouez pour lui sur la harpe à dix cordes, chantez-lui
un cantique nouveau !" Or l'Église a abandonné l'usage des instruments, comme
la cithare et la harpe, pour ne pas paraître imiter le judaïsme. Pour le même
motif il ne faut donc pas employer le chant dans la louange de Dieu.
5. La louange du coeur l'emporte sur celle des lèvres. Or le
chant met obstacle à cette louange spirituelle. Ceux qui chantent sont
distraits par leur application à chanter, et ne font pas attention au texte.
Ceux qui les entendent saisissent moins facilement les paroles, que le chant
rend inintelligibles. Il ne faut donc pas les employer à la louange de Dieu.
Cependant :
Saint Ambroise a
institué le chant dans l'Église de Milan, comme le rapporte saint Augustin dans
ses Confessions.
Conclusion :
Nous avons dit la
nécessité de la louange vocale pour entraîner le coeur humain vers Dieu. Tout
ce qui peut contribuer à ce résultat aura donc sa place dans la louange divine.
Or, c'est évident, des mélodies diverses provoquent en l'âme humaine des
dispositions différentes. Aristote dans sa Politique et Boèce dans le
prologue de son traité sur la Musique, l'ont remarqué. On a donc décidé
de façon salutaire d'employer des chants dans la louange divine, pour exciter
plus de dévotion dans les coeurs tièdes. Saint Augustin le dit dans ses Confessions : "je suis amené à approuver la
coutume de chanter à l'église pour que les sons agréables à entendre réveillent
dans les âmes faibles des sentiments de piété." Et parlant d'expérience :
"J'ai pleuré à tes hymnes et à tes cantiques, tant les accents suaves de
ton Église m'ont vivement ému."
Solutions :
1. "Cantiques spirituels" peut s'entendre non
seulement du chant intérieur de l'âme, mais aussi du chant de nos lèvres, pour
autant que de tels cantiques éveillent la dévotion spirituelle.
2. Saint Jérôme ne blâme pas purement et simplement le chant ;
il critique ceux qui chantent à l'église d'une manière théâtrale, non pour
porter à la dévotion, mais pour se faire valoir ou pour flatter la sensibilité.
Saint Augustin est du même avis : "Quand il m'arrive d'être ému plus par
le chant que par ce qu'on chante, je me reconnais coupable et pécheur, et
j'aimerais mieux alors ne pas entendre celui qui chante."
3. C'est exciter les âmes à la dévotion d'une manière plus
noble que de le faire par l'enseignement et la prédication plutôt que par le
chant. C'est pourquoi les diacres et les prélats, qui ont cette fonction, ne
doivent pas s'adonner au chant, pour ne pas se soustraire à des tâches
supérieures. Comme dit saint Grégoire : "C'est une coutume très
répréhensible que les ministres établis dans l'ordre du diaconat se consacrent
à la musique vocale, quand il leur conviendrait de vaquer à l'office de la
prédication et à la gestion des aumônes."
4. Aristote remarque que "l'on doit bannir de
l'enseignement l'usage de la flûte, ou de tout autre instrument analogue, comme
la cithare, et n'admettre que ce qui est capable d'améliorer les auditeurs".
Les instruments de musique de ce genre, en effet, touchent l'âme par des
émotions agréables plus qu'ils ne forment en elle de bonnes dispositions
intérieures. Dans l'Ancien Testament, on en faisait usage à un double titre. Le
peuple étant plus endurci et charnel, il fallait le toucher par ce moyen, comme
par la promesse de biens terrestres. D'autre part ces instruments matériels
avaient un sens figuratif.
5. Si l'on s'adonne au chant pour la jouissance qu'on y trouve,
l'âme est distraite et ne peut être attentive au sens des paroles. Mais si l'on
chante par dévotion, on médite plus attentivement ce qu'on dit, parce qu'on
s'arrête longuement aux mêmes objets ; et d'autre part, dit saint Augustin :
"Tous les sentiments de notre âme trouvent dans le chant des modulations
qui s'adaptent à leurs nuances diverses, et les font vibrer par une secrète
harmonie." Il en va de même pour les auditeurs. Et même s'ils ne
comprennent pas ce qu'on chante, ils savent néanmoins pourquoi l'on chante :
pour louer Dieu, et cela suffit pour exciter leur dévotion.
LES VICES OPPOSÉS A LA RELIGION
Étudions
maintenant les vices opposés à la religion. Certains ont en commun avec elle
qu'ils pratiquent un culte divin. Les autres manifestent au contraire leur
opposition totale, par le mépris de tout ce qui touche au culte de Dieu.
La première
catégorie se rattache à la superstition, la seconde, à l'irréligion. Aussi
étudierons-nous :
- 1°. La
superstition proprement dite (Question 92) et ses parties (Questions 93 et
94-96).
- 2°. L'irréligion
et ses parties (Questions 97-100).
- 1. Est-elle un
vice opposé à la religion ? - 2. A-t-elle plusieurs parties ou espèces ?
Objections :
1. Apparemment non. Car un des contraires n'entre pas dans la
définition de l'autre. Or la religion entre dans la définition de la
superstition, car, à partir du texte de saint Paul (Col 2, 23) : "Ces
préceptes ont réputation de sagesse avec leur culte arbitraire (superstitions)", la Glose la définit :
"La religion pratiquée avec excès : "Donc la superstition n'est pas
un vice contraire à la religion.
2. On lit dans les Étymologies d'Isidore : "On
appelle superstitieux d'après Cicéron ceux qui, à longueur de journée, priaient
et offraient des sacrifices pour que leurs fils leur survivent (superstitesfierent)." Mais cela peut se faire
selon le culte de la vraie religion. Donc la superstition n'est pas un vice
contraire à la religion.
3. La superstition semble impliquer un excès. Mais la religion
ne peut connaître d'excès ; jamais, nous l'avons dit, nous ne pouvons rendre à
Dieu ce que nous lui devons. Donc la superstition ne peut s'opposer à la
religion.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "Tu touches la première corde, sur laquelle on rend son culte
au Dieu unique, et voici que tombe le monstre de la superstitition." Culte
du Dieu unique - c'est-à-dire religion - et superstition s'opposent donc bien.
Conclusion :
La religion est
une vertu morale, nous l'avons dit. Nous avons aussi enseignés que la vertu
morale s'établit dans le juste milieu. Le vice peut donc doublement s'y opposer
: par excès et par défaut. Or, on peut outrepasser la mesure vertueuse par
excès, non seulement au point de vue de la quantité, mais aussi relativement
aux autres circonstances de l'action. Ainsi rencontrons-nous des vertus, comme
la magnanimité et la magnificence, où l'excès vicieux ne consistera pas à
tendre à un objet plus élevé que celui de la vertu, mais peut-être à un objet
moindre ; et pourtant il y aura excès par rapport au juste milieu, si l'on fait
quelque chose pour qui on ne le doit pas, quand il ne le faut pas, ou avec
quelque autre abus dans les circonstances de l'acte, comme le montre Aristote.
Ainsi donc la superstition est un vice qui s'oppose à la religion par excès ;
non que l'on rende à Dieu plus d'hommage que ne fait la vraie religion, mais
par le fait qu'on rend le culte divin à qui on ne le doit pas, ou d'une manière
indue.
Solutions :
1. Par métaphore, il nous arrive de parler de bonté là où il
y a malice. Nous parlerons par exemple d'un "bon" voleur. De même, on
emprunte parfois le nom des vertus pour désigner des actions mauvaises. Ainsi
vous trouverez "prudence" pour "ruse" dans ce texte de
saint Luc (16, 8) : "Les fils de ce monde sont plus prudents que les fils
de lumière." C'est de cette manière qu'on donne à la superstition le nom
de religion.
2. L'étymologie nous reporte à l'origine du mot ; le sens, au
contraire, à la chose qu'on s'est proposé de désigner en employant ce mot. Or, ces
deux points de vue peuvent être différents. Le mot lapis, pierre, dérive
de laesio pedis, blessure du pied, et pourtant ce n'est pas là ce qu'il
signifie, sinon le fer qui blesse le pied serait une pierre. De même le mot
superstition ne nous reporte pas nécessairement à ce qui en est l'origine.
3. La religion ne peut connaître d'excès dans sa mesure
essentielle, mais bien dans sa mesure relative ; par exemple lorsqu'on fait
dans le culte divin quelque chose que l'on ne doit pas faire.
Objections :
1. Apparemment non. "Si l'un des opposés est multiple, l'autre
l'est aussi", dit Aristote. Mais la religion, qui est l'opposé de la
superstition, ne comporte aucune multiplicité d'espèces, et tous ses actes sont
relatifs à une seule. Il n'y a donc pas plusieurs espèces de superstition.
2. L'opposition s'établit par rapport à un même terme.
Religion et superstition s'opposeront donc par rapport à ce qui nous ordonne à
Dieu, puisque c'est là-dessus que porte la religion, on l'a dit. On ne pourra
donc, pour distinguer des superstitions d'espèce différente, tenir compte des
procédés divinatoires qui servent à connaître les événements humains, ou de
certaines observances humaines.
3. Par ailleurs, puisque la Glose sur le texte de saint Paul
déjà cité explique le mot de "superstition" par "religion
simulée", il faudrait mettre la simulation au nombre des espèces de
superstition.
Cependant :
Saint Augustin
distingue diverses espèces de superstitions.
Conclusion :
En matière de
religion, nous venons de le dire, le vice consiste à dépasser dans les
circonstances de l'acte le juste milieu de la vertu. Nous avons exposé
autrefois que n'importe quelle espèce de dérèglement dans les circonstances ne
pouvait suffire à changer l'espèce du péché. Il faut pour cela que ce
dérèglement engage un objet ou une fin distincte, car c'est là ce qui donne à
nos actes leur espèce morale, on l'a montré plus haut.
- 1° Pour
distinguer les différentes espèces de superstition nous partirons donc tout
d'abord de l'objet. Nous pouvons en effet rendre le culte divin au vrai Dieu à qui nous le devons, mais d'une manière indue : ce sera la
première espèce de superstition.
- 2° Mais nous
pouvons aussi rendre ces mêmes honneurs à qui n'y a pas droit : une créature
quelconque. Voilà une autre forme de superstition, qui est elle-même un genre, que
nous allons diviser en de nombreuses espèces en considérant cette fois les
diverses fins du culte divin.
- Son premier but
c'est d'honorer Dieu : ce point de vue nous permet de distinguer une première
espèce : l'idolâtrie qui se propose
indûment de rendre à la créature l'hommage dû à Dieu. En rendant son culte à
Dieu, l'homme cherche aussi à recevoir de lui quelque enseignement.
- Nous aurons, par
rapport à cette seconde fin du culte, la
divination superstitieuse, qui interroge les démons, concluant avec eux des
pactes tacites ou exprès.
- Le culte nous
offre enfin certaines règles d'action prescrites par le Dieu qu'il honore. A
cette finalité se rattacheront les pratiques
superstitieuses. Saint Augustin touche ces trois points lorsqu'il écrit :
"Est superstitieux tout ce qu'ont fait les hommes en fabriquant et
honorant les idoles" - première espèce ; ou encore, ajoute-t-il, "tout
ce qui est consultation des démons ou pacte symbolique accepté et conclu avec
eux" - c'est notre deuxième espèce. La troisième est indiquée un peu plus
loin en ces termes : "Appartiennent à ce genre de superstition toutes les
ligatures, etc."
Solutions :
1. Selon Denys : "le bien est produit par une cause
parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut". De ce
principe nous avons conclu qu'à une même vertu s'opposent plusieurs vices. Ce
que dit Aristote est vrai des opposés dont la multiplicité dépend de cela même
à quoi ils s'opposent.
2. La divination et les pratiques dont il s'agit se rattachent
à la superstition parce qu'elles dépendent de certaines activités des démons.
Elles se rattachent ainsi aux pactes conclus avec eux.
3. Les mots de "religion simulée" signifient dans ce
texte "le cas où l'on applique à une tradition humaine le nom de religion",
ainsi que la Glose elle-même le dit. Il s'agit donc simplement du culte rendu
au Dieu vrai, mais d'une manière indue - si par exemple on voulait, au temps de
la grâce, suivre dans le culte de Dieu les rites de la loi ancienne. C'est le
sens littéral de la Glose.
LES ESPÈCES DE LA SUPERSTITION
- 1°. Celle qui
consiste à rendre au vrai Dieu un culte indu (Question 93).
- 2°. L'idolâtrie
(Question 94).
- 3°. Les
pratiques superstitieuses (Question 95).
- 1. Peut-il y avoir dans le culte du vrai Dieu quelque chose de pernicieux ? - 2. Peut-il y avoir quelque chose de superflu ?
Objections :
1. C'est impossible, car on lit en Romains (10, 13) qui cite Joël
(2, 32) : "Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé." Or, lorsqu'on
rend un culte à Dieu, de quelque manière qu'on le fasse, on invoque son nom.
Donc tout culte rendu à Dieu nous est salutaire, et aucun n'est pernicieux.
2. C'est le même Dieu que les justes honorent de leur culte en
n'importe quel âge du monde. Or avant la loi, les justes de cette époque, sans
péché mortel, donnaient à leur hommage la forme qui leur plaisait. Ainsi Jacob
par un voeu personnel s'obligea à un culte spécial (Gn 28, 20). Donc maintenant
encore aucune forme du culte rendu à Dieu n'est pernicieuse.
3. L'Église ne donne son appui à rien de pernicieux. Or elle
maintient une diversité de rites. Voici ce qu'écrit saint Grégoire à saint Augustin,
évêque de Cantorbery, qui lui exposait la diversité des coutumes suivies par
les Églises dans la célébration de la messe : "J'approuve, si tu trouves
dans les provinces romaines ou gauloises ou en n'importe quelle Église, quelque
chose qui puisse plaire davantage au Dieu tout-puissant, que tu le recueilles
avec soin." Aucune forme du culte n'est donc pernicieuse.
Cependant :
Saint Augustin dit
dans une lettre à saint Jérôme, et on le trouve dans la Glose sur l'épître aux
Galates (2, 14), que les observances légales, une fois connue la vérité de
l'Évangile, donnent la mort. Pourtant ces observances
appartiennent au culte de Dieu. Donc il peut y avoir dans le culte de Dieu
quelque chose qui donne la mort.
Conclusion :
Saint Augustin dit
que le mensonge le plus pernicieux est celui qui touche à la religion
chrétienne. Qu'est-ce donc que le mensonge ? Mentir c'est signifier
extérieurement le contraire de la vérité. Or, on se sert de la parole pour
s'exprimer, mais aussi de l'action ; et c'est cette sorte de signification qui
constitue, nous l'avons dit le culte extérieur de religion. Donc, si le culte
vient à exprimer quelque chose de faux, il sera pernicieux.
Or cela peut
arriver de deux façons. L'une est un désaccord entre la réalité signifiée et
les symboles cultuels. De cette façon, à l'âge de la loi nouvelle, l'accomplissement
parfait des mystères du Christ ne permet plus d'employer les rites de l'Ancien
Testament, parce que leur symbolisme regarde le mystère du Christ comme futur.
Il serait aussi pernicieux de proclamer en paroles que la passion du Christ est
encore à venir.
Le culte extérieur
peut encore être mensonger d'une seconde manière, du fait de celui qui le
pratique. Cela peut arriver surtout dans le culte public, où les ministres
officient en tenant la place de toute l'Église. C'est être un faussaire que de
présenter, de la part de quelqu'un, ce dont il ne vous a aucunement chargé. Ce serait
le cas de celui qui offrirait à Dieu, de la part de l'Église, un culte en
opposition avec les formes qu'elle a instituées par autorité divine, et que
pratique cette même Église. Si bien que saint Ambroise déclare : "Il est
indigne, celui qui célèbre les divins mystères sans se conformer à la tradition
reçue du Christ." Ce qu'exprime également la Glose, lorsqu'elle dit (sur
Col 2, 23), qu'il y a superstition quand "on donne le nom de religion à
une tradition humaine".
Solutions :
1. Dieu est vérité. Ceux-là l'invoquent qui lui rendent leur
culte "en esprit et vérité", comme il est dit en saint Jean (4, 24).
C'est pourquoi un culte mêlé de fausseté ne se rattache pas à l'invocation de
Dieu qui nous sauve.
2. Avant le temps de la loi les justes recevaient de Dieu une
inspiration intérieure qui les instruisait sur la manière dont ils devaient
l'honorer, et les autres suivaient leur exemple. Dans la suite, c'est par des
préceptes extérieurs que les hommes ont été fixés sur ce point, et il est
désastreux de les transgresser.
3. La diversité des coutumes de l'Église dans l'exercice du
culte divin ne s'oppose en rien à la vérité. Il faut les suivre, et il est
illicite de les transgresser.
Objections :
1. Ce n'est pas possible, puisque l'Ecclésiastique (43, 10)
nous dit : "Glorifiez Dieu tant que vous pouvez, il restera toujours à
faire." Glorifier Dieu, c'est ce que l'on se propose dans son culte. Donc
rien ne pourra y être superflu.
2. Le culte extérieur est une manifestation du culte intérieur
qui, selon saint Augustin honore Dieu "dans la foi, l'espérance et la
charité". Mais au sujet de ces vertus, on n'en fera jamais trop. Il en va
de même pour le culte divin.
3. Le culte divin nous fait rendre à Dieu ce que nous avons
reçu de lui. Or, nous avons tout reçu de lui. Nous pouvons donc faire tout ce
que nous pouvons pour l'honorer : rien ne sera jamais de trop.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "Le bon et véritable chrétien doit rejeter des saintes lettres
elles-mêmes les fictions superstitieuses." Or les saintes lettres nous
montrent comment il faut honorer Dieu. Donc la superstition peut se glisser
sous forme de superfluité dans le culte que nous lui rendons.
Conclusion :
On peut parler de
superflu en deux sens. D'abord, par rapport à une mesure absolue. Rien ne peut
être de trop, à ce point de vue, dans le culte de Dieu, parce que l'homme ne
peut rien faire qui ne demeure en deçà de ce que nous lui devons.
Mais, d'une autre
façon, quelque chose peut être superflu selon une mesure relative, lorsque ce
n'est pas proportionné à la fin. Or la fin du culte divin est que l'homme
glorifie Dieu et se soumette à lui, corps et âme. C'est pourquoi tout ce que
l'homme peut faire qui se rattache à la glorification de Dieu, à la sujétion
envers Dieu de son âme, et même de son corps, en refrénant avec mesure ses
convoitises, selon les règles données par Dieu et l'Église et selon les
coutumes de notre milieu, tout cela ne comporte rien de superflu dans le culte
de Dieu.
Mais si nous y
mêlons quelque chose qui, de soi, ne se rattache pas à la glorification de Dieu,
au rapprochement de notre âme avec lui, au gouvernement mesuré de la convoitise
charnelle ; ou encore si c'est en dehors de l'institution de Dieu et de
l'Église, ou contre la coutume générale qui, selon saint Augustin a force de
loi : tout cela doit être tenu pour superflu ou superstitieux, parce que ce qui
ne consiste qu'en pratiques extérieures ne ressortit pas au culte intérieur de
Dieu. Aussi saint Augustin dit-il que la parole de Luc (17, 21) : "Le
règne de Dieu est au-dedans de vous" condamne les "superstitieux",
c'est-à-dire ceux qui s'attachent principalement aux pratiques extérieures.
Solutions :
1. Si l'on prétend glorifier Dieu, il faut que ce qu'on fait
ait rapport à sa gloire. Cela exclut par conséquent toute superfluité
superstitieuse.
2. Par la foi, l'espérance et la charité, notre âme se soumet
à Dieu. Rien ne peut donc y être superflu. Il en va autrement des actes
extérieurs qui ne s'y rapportent pas toujours.
3. Cet argument vaut pour le superflu concernant la mesure des
choses prises absolument.
- 1. L'idolâtrie
est-elle une espèce de la superstition ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-ce
le plus grave de tous les péchés ? - 4. Quelle est la cause de ce péché ?
Quant à savoir
s'il faut avoir des rapports avec les idolâtres, c'est une question qui a été
traitée plus haut à propos de l'infidélité.
Objections :
1. Cela semble une erreur de l'affirmer, car les idolâtres
sont des infidèles, comme les hérétiques. Or l'hérésie est une des espèces de
l'infidélité, nous l'avons vu. Nous devons donc dire la même chose de
l'idolâtrie.
2. La latrie relève de la vertu de religion, qui est l'opposé
de la superstition. Or, dans le mot idolâtrie, on emploie latrie de façon
univoque, dans le même sens que lorsqu'il s'agit de la vraie religion. C'est
comme pour le désir de la béatitude, qu'elle soit vraie ou fausse. Ici le culte
des faux dieux, l'idolâtrie, est pris dans le même sens que le culte du vrai
Dieu. L'idolâtrie n'est donc pas une espèce de la superstition.
3. Ce qui n'est rien ne peut être l'espèce d'aucun genre. Mais
l'idolâtrie, c'est du néant. Car saint Paul affirme (1 Co 8, 4) : "Nous
savons qu'une idole n'est rien dans le monde." Et plus loin : "Quoi
donc ? Est-ce à dire que la viande sacrifiée aux idoles est quelque chose
?" Interrogation qui suggère la réponse : Non ! Or, offrir un sacrifice
aux idoles, voilà proprement l'idolâtrie. Concluons que l'idolâtrie n'étant que
néant, ne peut être une espèce de la superstition.
4. La superstition consiste à rendre un culte divin à celui
qui n'y a pas droit. Mais pas plus qu'aux idoles on ne doit le culte divin à aucune
créature. L'épître aux Romains (1, 25) blâme ceux qui ont honoré et servi la
créature de préférence au Créateur. Il faut donc appeler cette espèce de
superstition non pas idolâtrie, mais latrie de la créature.
Cependant :
Les Actes des
Apôtres racontent (17, 16) : "saint Paul, attendant à Athènes, avait
l'esprit tout agité à la vue de cette cité livrée à l'idolâtrie" ; et dans
la suite il parla ainsi : "Athéniens, je vous tiens à tous égards pour des
gens superstitieux." Donc l'idolâtrie est une espèce de la superstition.
Conclusion :
La superstition
est, nous l'avons dit, un excès, qui consiste à dépasser la juste mesure dans
le culte divin. C'est ce qui arrive en tout premier lieu lorsqu'on le rend à
celui qui n'y a pas droit. Nous le devons exclusivement au Dieu unique, souverain
et incréé ; nous avons établi cela plus haut en traitant de la religion. C'est
pourquoi rendre des honneurs divins à une créature est un acte de superstition.
Ce culte divin
était rendu comme à des créatures sensibles par des signes sensibles :
sacrifices, jeux et rites analogues. De même ils représentaient sous une forme
sensible la créature qu'ils honoraient ainsi, et c'est cette image qu'on nomme
idole. Il y avait toutefois une certaine diversité dans ce culte des idoles.
Certains en effet, mettant en oeuvre un art criminel, fabriquaient des images
que les démons par leur vertu douaient d'une efficacité déterminée. Aussi
croyait-on que quelque chose de la divinité y résidait, et qu'il fallait en
conséquence leur rendre un culte divin. Telle fut, au dire de saint Augustin, l'opinion
d'Hermès Trismégiste. D'autres ne rendaient pas le culte divin aux images
elle-mêmes, mais aux créatures qu'elles représentaient. Saint Paul mentionne
ces deux points dans l'épître aux Romains (1, 23, 25) : "Ils ont changé la
gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance et l'image d'un homme
corruptible, d'un oiseau, d'un quadrupède, d'un serpent" ; à ce premier
mode d'idolâtrie il ajoute le second : "Ils ont honoré et servi la
créature plus que le Créateur."
Nous rencontrons
parmi les représentants de cette seconde manière, trois opinions.
- l° Certains
hommes ont été des dieux, pensaient les uns, et ils les honoraient par le culte
de leurs images : tels Jupiter, Mercure, et autres dieux à forme humaine.
- 2° Pour d'autres,
c'est le monde qui était un dieu unique ; non dans sa substance corporelle, mais
à raison de son âme, qu'ils croyaient être Dieu - "Dieu, disaient-ils, n'est
autre chose que l'âme du monde, le gouvernant par mouvement et raison" - à
la manière dont nous disons qu'un homme est sage, non du fait de son corps mais
de son âme. Cela les amenait à penser qu'on devait rendre un culte divin au
monde entier et à toutes ses parties : ciel, air, eau, et autres éléments. Les
noms et les images de leurs dieux y étaient relatifs, selon la doctrine de
Varron, que nous rapporte saint Augustin
- 3° Pour les
platoniciens, il y a un Dieu suprême, cause de toutes choses. Mais ils
admettaient ensuite des substances spirituelles, créées par ce Dieu suprême, et
qu'ils appelaient dieux, à cause de leur participation à la divinité ; c'est ce
que nous appelons les anges. A leur suite ils plaçaient les âmes des corps
célestes, et au-dessous encore les démons, êtres animés, de substance aérienne
; venaient enfin les âmes humaines qui, dans leur croyance, étaient, par le
mérite de la vertu, élevées à la société des dieux et des démons. A tous on
rendait les honneurs divins, rapporte saint Augustin.
Les deux dernières
opinions représentent ce qu'on appelait la "théologie de la nature" :
c'est la doctrine que les philosophes puisaient dans l'étude du monde, et
enseignaient dans leurs écoles. L'opinion relative au culte des dieux humains
s'exprimait dans la "théologie mythologique", que les poètes traduisaient
dans leurs compositions théâtrales. Quant à la première opinion, concernant les
images, elle se rapportait à ce qu'on nommait la "théologie de la Cité",
c'est-à-dire au culte que les pontifes célébraient dans les temples.
Tout cela se
rapporte à la superstition d'idolâtrie. D'où ce texte de saint Augustin :
"Est superstitieux tout ce qui a été institué par les hommes relativement
à la fabrication et au culte des idoles, ou dans le dessein d'honorer comme
Dieu la créature ou une partie quelconque de la création."
Solutions :
1. La religion n'est pas la foi : c'est une manifestation de
foi, par le moyen de signes extérieurs. De même la superstition consiste à
exprimer l'infidélité par le culte qu'on rend extérieurement. C'est cette
profession d'infidélité qu'on nomme idolâtrie, tandis que l'hérésie désigne
seulement l'opinion fausse. L'hérésie est donc une espèce de l'infidélité, tandis
que l'idolâtrie est une espèce de la superstition.
2. Le mot de latrie peut être pris en deux sens. Il peut
d'abord désigner un acte humain relatif au culte de Dieu. A ce point de vue le
sens reste invariable quel que soit le destinataire effectif de cet hommage ;
car on fait abstraction de celui-ci dans la définition donnée. On parlera alors
univoquement, c'est-à-dire dans le même sens, de latrie, qu'il s'agisse de la
vraie religion ou de l'idolâtrie ; ainsi quand nous parlons d'acquitter le
tribut, cela n'a qu'un sens, qu'on le rende au roi véritable ou à un faux roi.
Dans la seconde acception du terme, latrie s'identifie à religion. Alors, étant
une vertu, elle implique essentiellement que le culte divin soit rendu à qui il
doit l'être. A ce point de vue, c'est équivoquement, c'est-à-dire en un sens
différent, qu'on parlera de la latrie de la vraie religion, et de celle des
idoles. De même on peut "équivoquer" sur le mot prudence : car il y a
la vertu qui porte ce nom, et la prudence de la chair.
3. L'Apôtre estime que l'idole n'est rien dans le monde parce
que les images qu'on appelait idoles n'étaient pas animées et n'avaient pas de
vertu divine, comme l'imaginait Hermès qui les croyait composées d'esprit et de
corps. Il faut, de même, entendre que ce qu'on sacrifie aux idoles est néant, en
ce sens que par un tel sacrifice les viandes immolées ne recevaient aucun caractère
sacré comme le pensaient les païens, ni aucune impureté, comme le pensaient les
Juifs.
4. Les païens avaient généralement coutume d'employer des
images dans le culte qu'ils rendaient aux créatures. C'est pourquoi le nom
d'idolâtrie en est venu à désigner tout culte d'une créature, même s'il ne
comportait pas d'images.
Objections :
1. Il semble que non, car rien n'est péché, de ce que la
vraie foi fait servir au culte de Dieu. Dans le tabernacle se trouvaient les
images des Keroubim comme on peut le lire dans l'Exode (25, 18), et dans nos
églises on expose des images à l'adoration des fidèles. L'idolâtrie qui fait
adorer les idoles n'est donc pas un péché.
2. Tout supérieur a droit à notre hommage. Or les anges et les
âmes des saints nous sont supérieurs. Il n'y a donc pas de péché à leur
témoigner de la révérence par un culte, des sacrifices ou des rites analogues.
3. Nous devons au Dieu souverain l'hommage intérieur du culte
spirituel." Il faut adorer Dieu en esprit et vérité", dit notre
Seigneur en saint Jean (4, 24), et saint Augustin écrit : "Le culte de
Dieu, c'est la foi, l'espérance et la charité." Or il peut arriver à
quelqu'un de rendre aux idoles des marques extérieures de culte, sans pour
autant abandonner intérieurement la vraie foi. Il semble donc que, sans
préjudice pour le culte divin, on puisse honorer les idoles d'un hommage
extérieur.
Cependant :
On lit dans
l'Exode (20, 5) : "Tu ne les adoreras pas "extérieurement" et ne
leur rendras pas de culte", intérieurement, commente la Glose. Il s'agit
dans ce texte des statues et images. Donc c'est un péché que de rendre aux
idoles un culte quelconque, extérieur ou intérieur.
Conclusion :
On a commis deux
erreurs sur le sujet qui nous occupe. Certains ont pensé que les sacrifices et
autres rites de latrie étaient dus non seulement au Dieu souverain, mais aux
autres êtres dont nous avons parlé. C'était là un devoir et un bien en soi du
fait que, dans leur pensée, toute nature supérieure a droit aux honneurs divins
à cause de sa proximité avec Dieu. Mais cette assertion est déraisonnable. Car,
si nous devons révérer tous ceux qui nous sont supérieurs, nous ne devons pas à
tous une révérence identique ; on doit au Dieu souverain un hommage spécial puisque
sa perfection le met à un titre unique au-dessus de tous : tel est le culte de
latrie. Et qu'on ne dise pas, suivant en cela certaine opinion, "que les
sacrifices visibles conviennent aux autres dieux, tandis qu'au Dieu suprême
seraient dus, à raison de sa perfection plus grande, des sacrifices plus
parfaits : l'hommage de l'âme en sa pure spiritualité". Car, dit saint Augustin
: "Les sacrifices extérieurs sont le signe des sacrifices intérieurs, comme
les paroles qui résonnent au dehors le sont des choses qu'elles désignent.
Aussi, de même que dans nos prières et nos louanges nous faisons monter nos
paroles - qui sont des signes - vers celui à qui, dans notre coeur, nous
offrons la réalité des sentiments qu'elles expriment ; de même, offrant le
sacrifice, nous savons que l'oblation visible est due exclusivement à celui à
qui nous présentons dans nos coeurs le sacrifice invisible, dont nous-même
sommes l'offrande."
D'autres ont pensé
qu'on ne devait pas rendre aux idoles de culte extérieur de latrie, à ne
considérer que l'opportunité et la bonté de cet acte lui-même ; mais qu'il le
fallait pour s'accorder à la coutume du vulgaire. Ainsi parle Sénèque, cité par
saint Augustin : "Nous adorons, mais en nous rappelant que ce culte
s'accorde avec l'usage plus qu'avec la réalité." Voici également ce
qu'écrit saint Augustin : "N'allez pas chercher la religion chez les
philosophes ; eux qui participaient au culte populaire, professaient dans leurs
écoles des opinions diverses et contraires sur la nature de leurs dieux et le
souverain bien." A cette erreur se rattache l'assertion de certains
hérétiques, d'après laquelle on pourrait, sans nuire à son salut, rendre un
culte extérieur aux idoles, sous la contrainte de la persécution, pourvu que
l'on garde la foi dans son coeur. Mais cela est manifestement faux. Car, puisque
le culte extérieur est le signe du culte intérieur, rendre ce culte
contrairement à son sentiment intérieur est un mensonge pernicieux tout autant
que si l'on affirmait en paroles le contraire de la vraie foi que l'on éprouve
dans son coeur. Aussi saint Augustin nous dit-il que "Sénèque agissait
d'une façon d'autant plus condamnable qu'il observait ces pratiques mensongères
de manière que, dans le peuple, on les estimât vraies".
Solutions :
1. Ni dans le tabernacle ou le temple de l'ancienne loi, ni
dans nos églises, les images ne sont exposées pour qu'on leur rende un culte de
latrie. Ce sont des signes. Leur rôle est d'imprimer dans nos esprits et d'y
fixer la foi en l'excellence des anges et des saints. Il en est autrement pour
l'image du Christ à laquelle, à raison de sa divinité, on doit le culte de
latrie comme nous l'expliquerons dans la troisième Partie.
2 et 3. L'exposé répond à ces objections.
Objections :
1. Apparemment non. Car, selon Aristote, "le pire est
l'opposé du mieux". Or le culte intérieur, fait d'actes de foi, d'espérance
et de charité, a plus de valeur que le culte extérieur. Donc l'infidélité, la
désespérance, la haine de Dieu, qui s'y opposent, sont des péchés plus graves
que l'idolâtrie, qui s'oppose au culte extérieur.
2. Un péché est d'autant plus grave qu'il s'attaque davantage
à Dieu. Or, blasphémer, attaquer la foi, c'est agir plus directement contre
Dieu que rendre à un autre des honneurs divins, comme fait l'idolâtrie. Ce sont
donc des péchés plus graves.
3. On constate que de moindres maux en amènent de plus grands,
pour leur châtiment. Or, d'après saint Paul (Rm 1, 23), le péché d'idolâtrie
fut suivi, comme d'un châtiment, par le péché contre nature. Celui-ci est donc
plus grave que l'idolâtrie.
4. Saint Augustin disait aux manichéens : "Nous ne disons
pas que vous êtes des païens, ou une secte païenne, mais que vous avez quelques
ressemblances avec eux, car vous honorez des dieux multiples. Mais nous
affirmons aussi que vous êtes bien au-dessous d'eux. Eux, au moins, honorent
des êtres réels, bien qu'indignes des honneurs divins, mais vous, vous honorez
ce qui n'existe pas." Le vice d'une perversion hérétique est donc plus
grave que l'idolâtrie.
5. Sur le texte de Ga 4, 9 : "Comment retournez-vous à
ces pauvres et faibles éléments ?" la glose de Jérôme commente : "Ce
retour aux observances légales était un péché presque égal à l'idolâtrie qu'ils
avaient pratiquée avant leur conversion." Le péché d'idolâtrie n'est donc
pas le plus grave péché de tous.
Cependant :
Sur le texte du
Lévitique (15, 31) concernant l'impureté de la femme qui subit un flux de sang,
la Glose dit : "Tout péché est une impureté de l'âme, mais par-dessus tout
l'idolâtrie."
Conclusion :
La gravité d'un
péché peut se prendre à deux points de vue.
- 1° A regarder le
péché en lui-même, l'idolâtrie est très grave. Nous voyons que dans un état terrestre,
le plus grand crime est de rendre à un autre que le roi véritable les honneurs
royaux. Celui qui fait cela trouble, autant qu'il est en lui, l'ordre entier de
l'État. Ainsi en va-t-il des péchés contre Dieu ; ce sont les plus graves de
tous, et pourtant parmi eux il en est un d'une gravité suprême, c'est celui qui
consiste à rendre à une créature les honneurs divins. Qui fait cela dresse dans
le monde un autre Dieu, et porte atteinte, autant qu'il est en lui, à la
souveraineté de son empire.
- 2° A regarder le
péché tel qu'il est commis par le pécheur, nous dirons que celui qui agit
sciemment pèche plus gravement que celui qui pèche par ignorance. Ainsi, rien
n'empêche que le péché des hérétiques, qui corrompent seulement la foi qu'ils
ont embrassée, soit plus grave que celui des idolâtres qui pèchent dans
l'ignorance de la vérité. De même d'autres péchés pourront être plus graves, par
le fait d'un mépris plus grand chez le pécheur.
Solutions :
1. L'idolâtrie suppose l'infidélité intérieure ; et elle y
ajoute le culte extérieur indûment rendu. S'il s'agit d'une idolâtrie purement
extérieure sans acte intérieur d'infidélité, il s'y ajoute, nous l'avons dit un
mensonge.
2. L'idolâtrie inclut un grand blasphème, car elle soustrait à
Dieu le caractère unique de sa seigneurie. De même l'idolâtrie est pratiquement
une attaque contre la foi.
3. Il est de l'essence du châtiment de contrarier la volonté.
C'est pourquoi si un péché sert de châtiment à un autre péché, il doit être
plus manifeste afin de rendre celui qui le commet odieux à lui-même et aux
autres, mais il n'est pas nécessaire qu'il soit plus grave. Cela nous permet de
comprendre que le péché contre nature, tout en étant moins grave que
l'idolâtrie, soit présenté comme son juste châtiment. Le péché y est en effet
plus manifeste. L'homme qui par l'idolâtrie renverse l'ordre, en s'attaquant à
l'honneur divin, subit ainsi par le fait du péché contre nature la honte de
voir sa propre dégradation.
4. L'hérésie des manichéens quant au genre du péché, est plus
grave que le péché des autres idolâtres. Ils abaissent davantage l'honneur de
Dieu en supposant l'existence de deux dieux contraires, et en imaginant sur
Dieu lui-même nombre de fables absurdes. Il en va autrement des autres
hérétiques qui reconnaissent et honorent un Dieu unique.
5. Observer sous le régime de la grâce les prescriptions de la
loi mosaïque, n'est pas, de soi, un péché en tout point égal à l'idolâtrie, mais
presque égal, parce que tous deux sont des espèces de la superstition, qui est
une faute mortelle.
Objections :
1. Il semble que cette cause n'est pas du côté de l'homme. En
effet, il n'y a rien dans l'homme en dehors de sa nature, de la vertu, ou de la
faute. Mais l'idolâtrie ne peut avoir pour cause sa nature ; bien au contraire,
sa raison naturelle lui dicte qu'il y a un seul Dieu, et qu'on ne doit pas
rendre un culte divin aux morts et aux êtres inanimés. Pareillement l'idolâtrie
ne peut être causée en lui par la vertu, parce qu'"un bon arbre ne peut
produire de mauvais fruits" (Mt 7, 18). L'idolâtrie ne peut pas venir non
plus de la faute, car, dit la Sagesse (14, 27) : "Le culte des idoles
innommables est le commencement et la fin de tout mal." Donc l'idolâtrie
n'a pas sa cause du côté de l'homme.
2. Ce dont les hommes sont cause se retrouve en tous temps
parmi eux. Or, l'idolâtrie n'a pas toujours existé. Elle commença au second âge
du monde où, lisons-nous, elle fut inventée : qu'on l'attribue à Nemrod qui
obligeait, dit-on, à adorer le feu, ou à Ninus qui fit adorer l'image de son
père Bel. Chez les Grecs, selon Isidore." c'est Prométhée qui fut le
premier à façonner l'image humaine avec de la glaise. Quant aux Juifs, ils
disent que c'est Ismaël qui le premier modela une statue avec de la glaise".
D'autre part l'idolâtrie a disparu en grande partie au sixième âge du monde. La
cause n'en est donc pas dans l'homme lui-même.
3. D'après saint Augustin, "on n'aurait pu savoir d'abord,
s'ils ne l'avaient enseigné, ce que chacun des démons désire, ce qu'il déteste
; avec quel nom on l'attire ou on le contraint, tout ce qui a fondé l'art de la
magie et de ses ouvriers". Cela vaut également pour l'idolâtrie. Elle ne
vient donc pas des hommes.
Cependant :
Il est écrit dans la Sagesse (14, 14) : "C'est la vanité
des hommes qui introduit les idoles dans le monde."
Conclusion :
L'idolâtrie a une
double cause. La première dispose à ce péché, et elle vient des hommes. Et cela
pour trois motifs.
- 1° Le
dérèglement du coeur : l'excès d'amour ou de vénération envers l'un de leurs
semblables a amené les hommes à lui rendre les honneurs divins. C'est la cause
indiquée dans la Sagesse (14, 15) : "Affligé par un deuil cruel, le père
s'est fait une image de son fils qui lui fut prématurément ravi ; et cet être
qui comme un homme, venait de mourir, il s'est mis à l'honorer comme un dieu."
Et un peu plus loin (v. 21) : "Les hommes, pour satisfaire leur affection
ou pour obéir aux rois, ont donné à des pierres ou à du bois le Nom
incommunicable", celui de la divinité.
- 2° Le plaisir
naturel à l'homme en présence d'un portrait. C'est un fait noté par le
Philosophe, et qui explique que dans leur grossièreté primitive les hommes, à
la vue de l'image de leurs semblables, représentée de façon expressive par
d'habiles artisans, l'honorèrent d'un culte divin. C'est ce qu'exprime le livre
de la Sagesse (13, 1) : "Qu'un ouvrier abatte dans la forêt un arbre bien
droit, le façonne par son art et lui donne figure humaine : il lui fait des
voeux et s'enquiert près de lui de ses intérêts d'argent, de ses fils, du
mariage qu'il veut contracter."
- 3° L'ignorance
du vrai Dieu. Méconnaissant son infinie perfection, les hommes ont rendu le
culte qu'on lui doit à des créatures dont la beauté ou la force les touchaient.
Ce qui fait dire à la Sagesse (13, 1) : "Ils n'ont pas reconnu, en
considérant ses oeuvres, quel en était l'artisan. Mais c'est le feu, le vent, l'air
subtil, l'abîme des eaux, le soleil, la lune, qu'ils ont pris pour des dieux, gouverneurs
du monde."
Une autre cause, qui
donne à l'idolâtrie son définitif achèvement, est l'influence des démons. C'est
eux qui dans les idoles s'offrirent au culte de ces hommes plongés dans
l'erreur, en répondant à leurs questions et en faisant ce qui leur paraissait
des prodiges. C'est pourquoi le Psaume (96, 5) nous dit : "Tous les dieux
des païens sont des démons."
Solutions :
1. La cause qui disposa à l'idolâtrie est venue, du côté de
l'homme, de sa nature qui fut en défaut soit par ignorance intellectuelle, soit
par dérèglement des sentiments. Et cela aussi se rattache au péché. On dit que
l'idolâtrie est la cause, le commencement et la fin de tout péché, parce qu'il
n'est aucun genre de péché qu'elle ne produise un jour ; soit qu'elle y porte
expressément par mode de cause, soit qu'elle en donne l'occasion par mode de
commencement, ou par mode de fin, le culte des idoles donnant lieu à certains
péchés comme les meurtres, les mutilations, etc. Toutefois certains péchés
peuvent précéder l'idolâtrie en y disposant.
2. Dans le premier âge du monde l'idolâtrie n'existait pas
parce que le souvenir de la création du monde, récente encore, gardait vive en
l'esprit humain la connaissance du Dieu unique. Au sixième âge, l'idolâtrie fut
chassée par l'enseignement et la puissance du Christ, qui triompha du démon.
3. Cet argument vaut pour la seconde cause de l'idolâtrie, celle
qui lui donne son achèvement.
- 1. La divination
est-elle un péché ? - 2. Est-elle une espèce de la superstition ? - 3. Ses espèces.
- 4. La divination démoniaque. - 5. La divination par les astres. - 6. La
divination par les songes. - 7. La divination par les augures et autres
observations analogues. - 8. La divination par les sorts.
Objections :
1. Il semble que non. Le mot "divination" vient de "divin".
Mais le divin se rattache davantage à la sainteté qu'au péché. La divination
n'est donc pas un péché.
2. Saint Augustin écrit : "Qui oserait dire que
l'instruction soit un mal ?" Et il ajoute : "je ne dirai jamais qu'il
peut être mauvais de comprendre quelque chose." Or, il existe un "art
de la divination", selon Aristote, et la divination apporte semble-t-il
une certaine intelligence de la vérité.
3. Une inclination naturelle ne nous porte jamais au mal, car
la nature ne tend qu'à ce qui lui ressemble. Or, les hommes sont naturellement portés
au désir de connaître l’avenir. La divination n'est donc pas un péché.
Cependant :
Il est écrit dans le Deutéronome (18, 11) : "Que
personne ne consulte les oracles ni les devins." Et nous lisons dans les Décrets : "Ceux qui font appel à la
divination subiront la peine de cinq ans, suivant les degrés de pénitence
établis par les canons."
Conclusion :
On entend par
divination une prédiction de l'avenir. Or, les événements futurs peuvent être
connus de deux façons : dans leurs causes et en eux-mêmes. Or leurs causes sont
de trois sortes.
1° Les unes
produisent leurs effets nécessairement et toujours. Ceux-ci peuvent alors être
prévus et prédits avec certitude grâce à l'examen de leurs causes. Ainsi les
astronomes annoncent les éclipses futures.
2° Mais il y a des
causes qui ne produisent pas leurs effets de façon nécessaire et constante, mais
seulement la plupart du temps, tout en étant rarement en défaut. On peut alors
par leur moyen prévoir ce qui arrivera, non point avec certitude, mais
seulement par conjecture. Ainsi les astronomes peuvent en observant les étoiles
connaître et annoncer d'avance la pluie ou la sécheresse, et les médecins
prévoir la guérison ou la mort.
3° Il y a enfin
des causes qui, à les regarder en elles-mêmes, sont indifférentes à tel ou tel
effet. C'est surtout le cas des puissances rationnelles qui, selon Aristote
peuvent se porter à des objets contraires. Les effets de ce genre, et aussi
ceux qui ne proviennent des causes naturelles que rarement et par hasard, ne
peuvent être prévus par l'examen de leurs causes ; car elles n'ont pas
d'inclination fixe qui les y détermine. On ne peut connaître à l'avance de tels
résultats, à moins de les voir en eux-mêmes ; ce qui, pour un homme, exige que
l'événement soit présent : ainsi voit-on Socrate courir ou marcher.
Considérer
l'événement en sa réalité même avant qu'il ne s'accomplisse n'appartient qu'à
Dieu ; seul, il voit dans son éternité les choses futures comme présentes, ainsi
que nous l'avons enseigné dans la première Partie. Ce qui fait dire à Isaïe (41,
23) : "Annoncez ce qui arrivera dans l'avenir et nous saurons que vous
êtes des dieux." Donc, si quelqu'un se fait fort de prévoir ou de prédire
par quelque moyen ce genre d'événements, à moins d'une révélation de Dieu, il
usurpe manifestement ce qui appartient à Dieu. C'est de là que vient le nom de
devin, d'après saint Isidore : "On les appelle devins (divine), écrit-il, comme
s'ils étaient pleins de Dieu (Deo pleni) ; car ils feignent d'être
remplis de la divinité, et par une ruse frauduleuse prédisent l'avenir aux
humains." On ne parlera donc pas de divination lorsque quelqu'un prédit
des choses qui arrivent nécessairement ou le plus souvent, et dont la prévision
est accessible à la raison humaine. Pas davantage dans le cas d'une
connaissance des futurs contingents reçue par révélation divine. Car alors on
ne fait pas acte de divination, c'est-à-dire acte divin : il est plus exact de
dire qu'on reçoit ce qui est divin. On ne fait acte de divination que lorsqu'on
s'arroge indûment la prédiction d'événements futurs. Or il est clair que cela
est un péché. La divination est donc toujours un péché. C'est pourquoi saint Jérôme
dit que ce mot est toujours pris en mauvaise part.
Solutions :
1. On n'entend point par divination la participation normale
à une perfection divine, mais l'usurpation indue des droits de Dieu, on vient
de le dire.
2. Il y a des méthodes pour prévoir les événements qui se
produisent nécessairement ou le plus couramment, mais ce n'est pas de la
divination. Pour les autres événements futurs, il n'y a pas d'art véritable ni
de méthodes, mais des procédés vains et trompeurs, dus aux démons qui ni
veulent se jouer des hommes, dit saint Augustin.
3. L'homme est porté par inclination naturelle à connaître
l'avenir conformément à ses propres moyens, mais non selon un mode illégitime
de divination.
Objections :
1. Il semble que non. Car une même espèce ne peut appartenir
à deux genres différents. Or la divination paraît bien être, selon saint Augustin,
une espèce de la curiosité. Elle n'est donc pas une espèce de la superstition.
2. La religion, c'est le culte tel qu'on doit l'accomplir ; la
superstition c'est le culte indûment rendu. Mais la divination n'a pas rapport
à cela, et n'est donc pas une forme de la superstition.
3. La superstition est l'opposé de la religion. Or, dans la
vraie religion vous ne trouvez rien qui corresponde, à titre de contraire, à la
divination. Celle-ci n'est donc pas une espèce de la superstition.
Cependant :
"Il y a dans
la prescience, dit Origène, une certaine opération des démons ; ceux qui se
sont livrés à eux l'ont enfermée dans leurs arts, et la mettent en oeuvre soit
par les sorts, les augures ou l'examen des ombres. Je ne doute point que tout
cela ne se fasse par l'opération des démons." Or, selon saint Augustin
tout ce qui provient de rapports entre les hommes et les démons est
superstitieux. La divination est donc une espèce de la superstition.
Conclusion :
On entend par
superstition, avons-nous dit, un culte divin contraire à la règle. Or une chose
peut appartenir de deux manières au culte de Dieu. Premièrement sous forme
d'oblation : sacrifice, offrandes, etc. Deuxièmement sous forme de recours au
divin : le serment par exemple, nous l'avons vu. Il y aura donc
superstition non seulement lorsqu'on offre un sacrifice aux démons par
idolâtrie, mais aussi lorsqu'on recourt à leur aide pour faire ou connaître
quelque chose. Or, toute divination procède de l'opération des démons, soit
qu'on les ait expressément invoqués pour qu'ils révèlent l'avenir, soit qu'ils
s'ingèrent eux-mêmes dans les vaines recherches qu'on en fait, pour enlacer les
esprits dans cette vanité dont il est dit dans le Psaume (40, 5) : "Heureux
l'homme qui n'a pas regardé la vanité et les folies décevantes !" La
divination est donc manifestement une espèce de la superstition.
Solutions :
1. Il y a en effet de la curiosité dans la divination ; elle
est dans la fin qu'on poursuit : la connaissance anticipée de l'avenir. Mais si
l'on regarde la manière d'agir, on rattachera la divination à la superstition.
2. Une telle divination se rattache au culte des démons en
tant qu'on fait avec eux un pacte tacite ou exprès.
3. La loi nouvelle détourne l'esprit humain des soucis
temporels. C'est pourquoi elle ne détermine aucune pratique à laquelle on
puisse recourir pour connaître d'avance les événements futurs. La loi ancienne,
qui renfermait des promesses temporelles, comportait des consultations sur
l'avenir, à caractère religieux. Ainsi lisons-nous dans Isaïe : "Et quand
on vous dira : "Interrogez les magiciens et les devins qui murmurent dans
leurs incantations" - Est-ce que (c’est la réponse qu'il dit de faire), ce
n'est pas près de son Dieu que le peuple va chercher la vision, pour les
vivants et pour les morts ?" Il y eut cependant dans le Nouveau Testament
des prophètes inspirés qui firent de nombreuses prédictions.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas lieu de distinguer plusieurs
espèces de divination. Car là où la raison de péché est unique, il n'y a pas
plusieurs espèces. Or, toute divination a une seule raison de péché, du fait
qu'on use pour connaître l'avenir de pacte avec les démons. On ne peut donc
distinguer plusieurs espèces de divinations.
2. L'acte humain est spécifié par sa fin, on l'a dit. Or, la
divination a toujours une fin unique : l'Annonce de l'avenir. Il n'y en a donc
qu'une espèce.
3. Les signes qu'on emploie ne peuvent changer l'espèce du
péché ; que l'on nuise à la réputation de quelqu'un par paroles, par écrit ou
par gestes, c'est tout un. Les formes variées de divination ne diffèrent, semble-t-il,
que par la diversité des signes d'où l'on tire la connaissance de l'avenir. Il
n'y donc pas diversité d'espèces.
Cependant :
Saint Isidore
énumère les différentes espèces de divination.
Conclusion :
Toute divination, nous
l'avons dit, use pour connaître l'avenir du conseil ou de l'aide des démons.
Leur secours est parfois expressément requis. Mais indépendamment de toute
demande, le démon peut intervenir secrètement pour annoncer des événements
futurs ignorés des humains, et connus de lui. Sur les moyens qu'il en a, voir
ce que nous avons dit dans la première Partie.
Lorsqu'ils
répondent à un appel exprès, les démons ont bien des manières d'annoncer
l'avenir. Parfois ils se présentent eux-mêmes, sous des formes trompeuses, à la
vue des humains et font entendre leurs prédictions. C'est ce qu'on appelle le
prestige, parce qu'en ce cas les yeux des hommes sont comme éblouis. D'autres
fois ils usent de songes, et c'est alors la divination par les songes. Ou bien
ils font apparaître et parler des morts. C'est la nécromancie, dont Isidore
explique ainsi le nom : "En grec nekros signifie mort, et mantia,
divination ; car après certaines incantations, où intervient le sang, on
voit se lever des morts qui prédisent l'avenir et répondent aux questions."
Les démons annoncent encore les événements futurs par le truchement d'hommes
vivants, comme on le voit chez les possédés. Cette espèce de divination est
celle des pythonisses, "ainsi nommées, dit Isidore à cause d'Apollon
Pythien, qui passait pour l'auteur des oracles". Autre procédé encore :
des dessins ou des signes apparaissent sur des êtres inanimés. S'il s'agit d'un
corps composé d'éléments terrestres, bois, fer, pierre taillée, c'est la
géomancie ; si c'est dans l'eau c'est l'hydromancie ; dans le feu, la
pyromancie ; dans les entrailles d'animaux sacrifiés sur les autels des démons,
l'haruspice.
La divination qui
ne comporte pas d'invocation explicite des démons se divise en deux genres.
Dans le premier on examine les dispositions de certaines choses, pour en tirer
des prévisions. A l'examen de la position et du mouvement des astres, s'adonnent
les astrologues, nommés aussi généthliaques parce qu'ils étudient le jour de la
naissance. - Les observations portant sur les mouvements et les cris des
oiseaux, ou d'un animal quelconque, ou encore sur les éternuements des hommes
ou les tressaillements de leurs membres, portent le nom générique d'augure. Ce
mot vient de avium garritus, gazouillement des oiseaux, comme auspice
vient d'avium inspection inspection des oiseaux ; ces deux procédés, dont
l'un se rapporte à l'ouïe et le second à la vue, s'appliquent en effet
principalement aux oiseaux. Les remarques faites sur des paroles, prononcées
par des hommes dans une tout autre intention, pour les faire tourner à la
prévision de l'avenir, donnent lieu au présage : "L'observation des
présages, dit Valère Maxime, a des liens avec la religion. Car on croit que ce
n'est pas le hasard, mais la providence divine qui règle l'événement. C'est
ainsi que, tandis que les Romains délibéraient s'ils iraient ailleurs, un
centurion s'écria, d'une manière toute fortuite : "Porte-enseigne, plante
là ton drapeau, nous resterons très bien ici ! "Ce cri fut reçu par ceux
qui l'entendirent comme un présage, et ils abandonnèrent le dessein de partir."
- Nous trouvons encore une autre espèce de divination, dans l'examen des
figures qu'on voit en certains corps ; ainsi la chiromancie est l'étude des
lignes de la main, du grec chiros, main ; la spatulomancie, l'étude des
dessins qu'on voit sur les omoplates (spatula) de certains animaux.
Le second genre de
divination, sans invocation expresse des démons, consiste à examiner le
résultat de certains actes attentivement pratiqués par celui qui désire
connaître quelque secret. Par exemple on trace des lignes en prolongeant des
points (ce qui se rattache à la géomancie), ou bien on examine les dessins
formés par du plomb fondu jeté dans l'eau. Ou encore on dépose dans un
récipient qui les cache, des papiers, écrits ou non, et l'on observe qui tirera
tel ou tel ; on use aussi de fétus inégaux que l'on présente pour voir qui
prendra la plus longue ou la plus courte paille ; on jette les dés pour voir
qui aura le plus grand nombre de points ; on lit un passage d'un livre qu'on
ouvre au hasard. Tout cela porte le nom de sorts.
Il y a donc, au
total, trois genres de divination : 1° Divination par appel manifeste aux
démons ; c'est le fait des nécromanciens ; - 2° Par simple considération de la
position ou du mouvement d’une chose étrangère ; c'est le fait des augures. 3°
Par mise en oeuvre de certaines pratiques que l'on accomplit en vue de
découvrir ce qui est caché : se sont les sorts. Chacun de ces genres se divise
lui-même en espèces nombreuses, comme il ressort de cet exposé.
Solutions :
1. Dans toutes les formes de divination qu'on vient
d'examiner, la raison de péché est la même en ce qu'il a de général, mais non
quant à son espèce. Il est en effet beaucoup plus grave d'invoquer les démons
que de faire des choses qui prêtent à leur intervention.
2. La connaissance des choses futures ou cachées caractérise
la divination de façon générique, à titre de fin ultime. La division en espèces
se prend de l'objet ou de la matière propres à chaque mode de divination, c'est-à-dire
de la diversité des choses où l'on prétend chercher cette connaissance.
3. Les signes auxquels s'applique le devin ne sont pas comme
pour le diffamateur un moyen d'exprimer sa pensée, mais le principe d'une
connaissance. Or, à diversité de principes, diversité d'espèces ; c'est une loi
manifeste, même dans les sciences de démonstration.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne soit pas illicite, car le Christ n'a
rien fait d'illicite selon la première épître de saint Pierre (2, 22) : "Il
n'a pas commis de faute." Or notre Seigneur a interrogé le démon (Mc 5, 9)
: "Quel est ton nom ?" A quoi le démon répondit : "Légion, car
nous sommes une foule." On peut donc interroger les démons pour savoir ce
qui nous est caché.
2. Les âmes des saints ne peuvent favoriser les questions
illicites. Or, Saül, interrogeant une pythonisse sur l'issue d'une guerre
future, vit lui apparaître Samuel, qui lui prédit ce qui allait arriver (1 S, 28,
8). La divination qui fait appel aux démons n'est donc pas illicite.
3. Il semble permis de demander, à celui qui la sait, la
vérité qu'il est utile de connaître. Or, il peut être utile de savoir des
secrets, qu'on peut apprendre des démons, s'il s'agit de découvrir un vol, par
exemple. On peut donc user de cette sorte de divination.
Cependant :
Nous lisons dans
le Deutéronome (18, 10) : "Qu'on ne trouve parmi vous personne qui
interroge les devins ou consulte les pythonisses."
Conclusion :
Toute divination
faisant appel au démon est illicite pour deux motifs.
Premier motif : le
principe même de la divination. C'est en effet conclure un pacte avec le démon
que l'invoquer. Et cela est tout à fait défendu. Tel est le reproche d'Isaïe
(28, 15) : "Vous avez dit : nous avons fait alliance avec la mort, et
conclu un pacte avec l'enfer." Ce serait plus grave encore si l'on offrait
un sacrifice au démon qu'on invoque, ou si des marques d'honneur lui étaient
rendues.
Second motif : les
conséquences. Car le démon, qui veut la perte des hommes, même s'il dit vrai
quelquefois, veut par ses réponses les accoutumer à le croire ; il veut ainsi
les amener à mettre en danger leur salut. Sur ce texte de saint Luc (4, 35) :
"Il le réprimanda et lui dit : Tais-toi !" Saint Athanase commente :
"Bien que le démon confessât la vérité, le Christ lui fermait la bouche pour
qu'il ne répandît pas sa perversion en la mêlant à la vérité. Il voulait nous
accoutumer aussi à ne pas prêter attention aux révélations de ce genre, même si
elles paraissent vraies. Il est criminel en effet, alors que nous possédons la
Sainte Écriture, de nous faire instruire par le démon."
Solutions :
1. Comme le dit saint Bède : "Notre Seigneur n'interroge
pas comme quelqu'un qui ignore. Il veut faire reconnaître la détresse du
possédé pour manifester davantage la puissance du guérisseur." Il peut être
parfois permis, dans l'intérêt des autres, de poser une question au démon qui
se présente de lui-même, surtout quand la vertu divine peut le contraindre à
dire le vrai. Mais c'est là tout autre chose que d'appeler à soi le démon pour
recevoir de lui la connaissance de choses occultes.
2. Comme dit saint Augustin : "Il n'est pas déraisonnable
de croire que, par une permission de Dieu, et par un ordre secret qui échappait
à la pythonisse et à Saül, l'âme d'un juste, sans subir aucunement l'influence
des artifices et de la puissance magique, ait pu se montrer aux regards du roi,
qu'il devait frapper d'une sentence divine... Ou bien, on pourrait penser que
ce ne fut pas vraiment l'esprit de Samuel, arraché à son repos, mais un fantôme
et un jouet de l'imagination, produit par les artifices diaboliques. La Sainte
Écriture lui donnerait alors le nom de Samuel en suivant le procédé commun, consiste
à donner le nom des choses aux image qui les représentent."
3. Aucun avantage temporel ne peut être mis en balance avec le
dommage spirituel qui menace notre salut, si nous invoquons les démons pour
découvrir des secrets.
Objections :
1. Elle ne paraît pas illicite, car est permis d'annoncer, par
l'examen des causes, l'effet qui s'ensuivra. Les médecins, d'après le cours que
prend la maladie, annoncent la mort de leur client. Or, les corps célestes sont
cause de ce qui se passe dans ce bas monde ; Denys lui-même le dit. La
divination par les astres n'est donc pas défendue.
2. La science naît de l'expérience. C'est ce qu'on peut voir
dans Aristote au début de sa Métaphysique. Or, grâce à de multiples
expériences, des gens ont découvert qu'on pouvait, par l'examen des astres, annoncer
certains événements futurs. Il ne semble donc pas illicite d'employer un tel
moyen pour connaître l'avenir.
3. La divination est illicite en tant qu'elle se fonde sur un
pacte conclu avec les démons. Mais cela n'a pas lieu dans l'astrologie, où l'on
considère simplement la disposition des créatures de Dieu. Il parait donc que
cette forme de divination n'est pas illicite.
Cependant :
Nous lisons dans
les Confessions de saint Augustin : "je ne renonçais pas à
consulter ces imposteurs que l'on nomme mathématiciens ; cela parce qu'il me
semblait qu'ils n'offraient pas de sacrifices, et n'adressaient pas de prières
à un esprit quelconque, en vue de leurs divinations. Et cependant la vraie
piété chrétienne rejette ces pratiques et les condamne."
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que les démons agissent dans la divination qui procède d'une opinion fausse
ou creuse, afin d'entraîner les esprits humains dans la vanité ou l'erreur. Or,
c'est faire preuve d'une opinion vaine ou fausse que de chercher à prévoir, par
l'examen des étoiles, l'avenir qu'elles ne peuvent nous faire connaître. Il
faut donc examiner ce que l'observation des corps célestes peut exactement nous
faire prévoir. S'il s'agit d'événements dont le cours est nécessaire, il est
évident qu'on peut les prévoir par ce moyen ; les astronomes annoncent ainsi
les éclipses. Mais nous nous trouvons en présence d'opinions bien diverses au
sujet des prévisions sur l'avenir que peuvent fournir les étoiles.
Il y eut des gens
pour dire que les étoiles signifient, plutôt qu'elles ne produisent, ce que
l'on prédit en les observant. Mais cela est déraisonnable. Tout signe corporel
ou bien est un effet qui nous renseigne directement sur la cause qui le produit,
ainsi la fumée est le signe du feu qui en est cause ; ou bien, en désignant la
cause, il désigne par là son effet, comme l'arc-en-ciel signifie le beau temps
parce que le beau temps et l'arc-en-ciel ont une même cause. Or, on ne peut
dire que les positions et les mouvements des corps célestes sont les effets
d'événements futurs. Et on ne peut pas davantage ramener les uns et les autres
à une cause unique de nature corporelle. La seule cause à laquelle on puisse
ramener ces différents effets comme à une source commune, est la providence
divine. Mais celle-ci soumet à des lois différentes les mouvements et les
positions des corps célestes, et les événements contingents. Les premiers se
produisent selon une raison nécessaire qui les produit toujours de la même
manière, tandis que les seconds, soumis à une raison contingente, se produisent
de façon variable.
On ne peut donc, de
l'examen des astres, tirer d'autre prévision que celle qui consiste à découvrir
par avance l'effet dans sa cause. Or, deux sortes d'effets échappent à la
causalité des corps célestes. D'abord tout ce qui se produit par accident, soit
dans l'ordre humain, soit dans l'ordre naturel. L'être par accident n'a pas de
cause, explique Aristote, surtout si on l'entend d'une cause naturelle comme
l'influence des corps célestes. Parce que ce qui se produit par accident n'est
pas à proprement parler un être et n'a pas d'unité réelle : que la chute d'une
pierre produise un tremblement de terre, qu'un fossoyeur, creusant une tombe, trouve
un trésor, on ne peut reconnaître à ces rencontres d'unité formelle ; de telles
rencontres n'ont pas d'unité réelle, elles sont absolument multiples. Tandis
que le terme d'une opération naturelle est toujours quelque chose d'un, comme
son principe qui n'est autre que la forme naturelle de l'être qui agit.
Échappent ensuite
à la causalité des corps célestes les actes du libre arbitre, "faculté de
la volonté et de la raison". L'intellect en effet, ou la raison, n'est pas
un corps, ni l'acte d'un organe corporel. La volonté, qui est la tendance
correspondant à la raison, ne l'est donc pas davantage. Or, aucun corps ne peut
impressionner une réalité incorporelle. Il est donc impossible que les corps
célestes fassent directement impression sur l'intelligence et la volonté, car
ce serait admettre que l'intelligence ne diffère pas du sens : ce qu'Aristote
attribue à ceux qui soutenaient que "la volonté des hommes est modifiée
par le père des hommes et des dieux", c'est-à-dire le soleil ou le ciel.
Les corps célestes ne peuvent donc être directement causes des opérations du
libre arbitre. Ils peuvent cependant incliner ou agir en tel ou tel sens, en y
disposant par leur influence. Celle-ci s'exerce en effet sur notre corps, et
par suite sur nos facultés sensitives, car celles-ci sont l'acte d'organes
corporels qui inclinent à produire les actes humains. Mais ces puissances
inférieures obéissent à la raison, comme le montre Aristote ; le libre arbitre
n'est donc aucunement nécessité, et l'homme peut toujours, par sa raison, s'opposer
à cette impulsion venue des corps célestes.
Donc, si l'on use
de l'astrologie pour prévoir les événements qui se produisent par hasard ou
accidentellement, ou encore pour prévoir avec certitude les actions des hommes,
on part d'une opinion fausse et vaine. C'est ainsi que l'action des démons s'y
mêle. C'est une divination superstitieuse et illicite. Si par contre, on
examine les astres pour connaître d’avance les effets directs de l’influence
des corps célestes : sécheresses, pluies, etc., il n'y a plus ni divination
illicite ni superstition.
Solutions :
1. Notre exposé répond à la première objection.
2. L'exactitude fréquente des prédictions des astrologues
tient à deux causes : 1° La plupart des hommes suivent leurs impressions
corporelles. Leurs actes n'ont donc le plus souvent d'autre règle que le
penchant imprimé par les corps célestes. Un petit nombre seulement, les sages, gouvernent
ces penchants par la raison. C'est pourquoi, dans bien des cas les prédictions
des astrologues se réalisent, surtout lorsqu'il s'agit d'événements généraux
qui dépendent du grand nombre. 2° Les démons s'en mêlent." Il faut avouer,
dit saint Augustin que lorsque les astrologues disent vrai, c'est sous
l'influence d'un instinct très secret que les âmes humaines subissent
inconsciemment. C'est là une oeuvre de séduction, qu'il faut attribuer aux
esprits impurs et séducteurs, à qui Dieu permet de connaître certaines vérités
de l'ordre temporel." Et il tire de là cette conclusion : "Aussi un
bon chrétien doit-il se garder des astrologues et de ceux qui exercent un art
divinatoire et impie, surtout s'ils disent vrai. Il doit craindre que son âme, trompée
par le commerce des démons, ne soit prise au piège dans le pacte qui l'attache
à eux."
3. Cela résout également la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que la divination par les songes ne soit pas
illicite. Car il n'est pas illicite de profiter d'un enseignement divin. Or
c'est en songe que Dieu instruit les hommes. On lit en effet dans Job (33, 15) :
"Par un songe, dans la vision de la nuit, quand le sommeil accable les
hommes et qu'ils dorment sur leur lit, alors Dieu leur ouvre l'oreille, et par
son enseignement les instruit de sa loi." Employer la divination par les
songes n'est donc pas illicite.
2. Ce genre de divination est précisément employé par ceux qui
expliquent les songes. Or, on lit dans l'Écriture que de saints hommes l'ont
pratiquée. Joseph expliqua les songes de l'échanson et du grand panetier de
Pharaon, et celui de Pharaon lui-même (Gn 41, 15) ; et Daniel, le songe du roi
de Babylone (Dn 2, 26). On peut donc employer ce genre de divination.
3. On ne peut raisonnablement nier un fait d'expérience
commune. Or, tout le monde le constate, les songes ont une signification
relative à l'avenir. Il est donc inutile de nier leur efficacité divinatoire, et
l'on peut à bon droit y prêter attention.
Cependant :
Le Deutéronome
prescrit (18, 10) : "Que nul parmi vous n'observe les songes."
Conclusion :
La divination qui
repose sur une opinion fausse est superstitieuse et illicite, nous l'avons dit.
C'est pourquoi il faut chercher ce qu'il y a de vrai dans la prévision qu'on
peut tirer des songes. Ceux-ci sont parfois la cause d'événements futurs, par
exemple lorsque l'esprit, préoccupé par ce qu'il a vu en songe, est amené à
faire ou à éviter telle chose. Mais il arrive aussi qu'ils soient le signe
d'événements futurs, une même cause rendant compte du rêve et de l'événement.
Telle est la raison de la plupart des prémonitions reçues en songe. Il nous
faut donc examiner quelle est la cause des songes, et si cette cause peut en
même temps produire les événements futurs ou les connaître.
Il faut donc
savoir que les songes peuvent dépendre de deux sortes de causes, internes et
externes.
Les causes internes
sont elles-mêmes soit intérieures soit extérieures. - 1°
L'une est psychique : l'imagination représente dans le sommeil ce qui a arrêté
sa pensée et ses affections pendant la veille. Pareille cause ne peut avoir
d'influence sur les événements postérieurs, avec lesquels ce genre de rêve n'a
qu'un rapport purement accidentel. S'ils se rencontrent, c'est par hasard. - 2°
La source intérieure du rêve est corporelle. Car les dispositions internes du
corps produisent des mouvements de l'imagination en rapport avec elles ;
l'homme chez qui abondent les humeurs froides rêve qu'il est dans l'eau ou dans
la neige. C'est pourquoi les médecins disent qu'il faut porter attention aux
rêves du malade pour diagnostiquer son état intérieur.
Quant aux causes
externes, nous y retrouvons également une double division, fondée sur la
distinction du corporel et du spirituel. - 1° la cause est corporelle en tant
que l'imagination du dormeur est impressionnée par l'air ambiant ou par
l'influence des corps célestes. Ainsi les imaginations qui lui apparaissent
dans le sommeil sont en harmonie avec la disposition des corps célestes. - 2°
La cause spirituelle est parfois Dieu qui, par le ministère des anges, fait aux
hommes certaines révélations dans leurs songes, selon ce texte des Nombres (12,
6) : "S'il y a parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en
vision ou je lui parlerai par un songe." Mais d'autres fois ce sont les
démons qui sont à l'oeuvre. Ils font apparaître dans le sommeil des images
grâce auxquelles ils révèlent certains faits à venir, à ceux qui ont avec eux
des pactes défendus.
Il faut donc
conclure que si l'on emploie les songes pour connaître l'avenir en tant qu'ils
proviennent d'une révélation divine ou qu'ils dépendent d'une cause naturelle
interne ou externe, pourvu qu'on n'aille pas au-delà des limites où s'étend son
influence, une telle divination ne sera pas illicite. Mais si le songe
divinatoire est causé par une révélation diabolique, à la suite d'un pacte
exprès avec les démons invoqués à cette fin, ou d'un pacte tacite, parce que
cette divination s'étend au-delà des limites auxquelles elle peut prétendre, cette
divination sera illicite et superstitieuse.
Solutions :
Les objections sont par là résolues.
Objections :
1. Il semble que la divination par les augures, les présages
et d'autres observations analogues, ne soit pas illicite, sans quoi de saints
hommes ne l'emploieraient pas. Mais on lit que Joseph consultait les augures.
La Genèse (44, 5) dit en effet que l'intendant de Joseph disait : "La
coupe que vous avez volée est celle dans laquelle boit mon maître, et dont il
se sert habituellement pour connaître les augures." Joseph lui-même dit
ensuite à ses frères : "Ignorez-vous donc que je n'ai pas mon pareil dans
la science des augures ?" Il n'est donc pas illicite d'employer ce procédé
divinatoire.
2. Les oiseaux ont une connaissance naturelle de certains
événements futurs, selon Jérémie (8, 7) : "Le milan connaît dans les cieux
sa saison ; la tourterelle, l'hirondelle, la cigogne, observent le temps de
leur arrivée." Mais la connaissance naturelle est infaillible et vient de
Dieu. Donc employer la connaissance des oiseaux pour connaître l'avenir, ce qui
est pratiquer l'augure, ne paraît pas illicite.
3. Gédéon est mis au nombre des saints (He 11, 32). Or, il
s'est servi d'un présage, le jour où il entendit raconter et interpréter un
songe, selon le livre des juges (7, 13). De même Eliézer, serviteur d'Abraham, d'après
la Genèse (24, 13). Ce procédé ne paraît donc pas illicite.
Cependant :
On trouve dans le
Deutéronome (18, 13) : "Que nul parmi vous n'observe les augures."
Conclusion :
Les mouvements ou
les cris des oiseaux, et toutes les dispositions de ce genre que l'on peut
observer, ne sont manifestement pas la cause des événements futurs ; aussi ne
peut-on y découvrir ceux-ci, comme un effet qu'on découvre dans sa cause. Si
l'on peut en tirer quelque prévision, ce sera donc seulement dans la mesure où
eux-mêmes dépendent de ce qui produit ou connaît les événements qu'ils
présagent.
Les animaux
dépourvus de raison agissent sous l'impulsion d'un instinct qui les meut d'un
mouvement naturel. Ils ne possèdent pas en effet la maîtrise de leur activité.
A cet instinct lui-même nous pouvons assigner une double cause :
1° Une cause
corporelle. N'ayant qu'une âme sensible, dont toutes les puissances sont l'acte
d'organes corporels, ces animaux sont sujets à subir l'influence des corps
environnants, et en tout premier lieu des corps célestes. Rien n'empêche donc
que certaines de leurs opérations ne fournissent une indication sur l'avenir, par
leur conformité avec l'état des corps célestes et de l'air ambiant, d'où
proviendront certains événements. Il faut cependant faire ici deux remarques.
D'abord, les prévisions fournies par l'observation des animaux doivent se
borner aux événements dont le mouvement des corps célestes rend raison, comme
on l'a dit plus haut. D'autre part elles ne peuvent s'étendre au-delà de ce qui
peut concerner par quelque côté ces animaux. Ils ne reçoivent en effet des
corps célestes qu'une connaissance naturelle et un instinct relatif aux choses
nécessaires à leur vie : les variations des vents et des pluies par exemple.
2° Ces instincts
peuvent également dépendre d'une cause spirituelle. Ce peut être Dieu. On le
voit par les cas suivants : la colombe qui descend sur le Christ, le corbeau
qui ravitaille Élie, le monstre marin qui avale et rejette Jonas. Ce peuvent être
aussi les démons, qui se servent de ces activités des bêtes pour troubler
l'esprit des hommes par des opinions sans fondements.
Ces explications
valent pour toutes les autres divinations de ce genre, sauf pour les présages.
Parce que les paroles humaines que l'on tient pour un présage ne dépendent pas
de la disposition des astres. Elles dépendent de l'ordre providentiel que Dieu
leur assigne, et parfois de l'activité des démons. Nous devons donc conclure
que toute divination de ce genre, si elle prétend franchir les limites qu'elle
peut atteindre selon l'ordre de la nature ou de la Providence, est
superstitieuse et illicite.
Solutions :
1. Joseph plaisantait, dit saint Augustin, quand il disait
n'avoir pas son pareil dans la science des augures. Il ne parlait pas
sérieusement, et sans doute se référait-il à l'opinion du vulgaire. Il faut
entendre de même les propos de son intendant.
2. Ce texte parle de la connaissance que les oiseaux ont de ce
qui les concerne. Chercher à prévoir cela en considérant leurs cris et leurs
évolutions, n'est pas défendu, par exemple si le croassement répété des
corneilles annonce une pluie imminente.
3. Gédéon, lorsqu'il prêta attention au récit et à
l'explication du songe pour en tirer présage, vit en ces faits une instruction
que lui ménageait la Providence. C'est dans les mêmes sentiments qu'Éliézer, après
avoir prié Dieu, fut attentif aux paroles que prononcerait la jeune fille.
Objections :
1. Il semble que cette divination ne soit pas illicite, car, sur
ce texte du Psaume (31, 16) : "Mon sort est entre tes mains", la
glose de saint Augustin commente : "Le sort n'est pas chose mauvaise, mais
un signe qui dans le doute indique la volonté divine."
2. Les saints dont l’Écriture nous rapporte les actions n'ont
rien fait que de permis. Or, on trouve, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau
Testament, que des saints personnages ont employé des sorts. C'est Josué qui, pour
obéir au Seigneur, punit, sur le jugement du sort, Akan qui avait soustrait
quelque chose à l'anathème (Jos 7, 13). C'est Saül qui par le moyen des sorts
découvrit que son fils Jonathan avait mangé du miel (1 S 14, 42). C'est Jonas
qui fuyant la face du Seigneur fut indiqué par le sort et jeté dans la mer (jon
1, 7). C'est Zacharie qui fut désigné par le sort pour offrir l'encens (Lc 1, 9).
C'est saint Matthias enfin que le sort désigne au choix des Apôtres pour entrer
dans leurs rangs (Ac 1, 26). La divination par les sorts ne paraît donc pas
être illicite.
3. Le duel, ou combat singulier, les jugements du feu et de
l'eau qu'on appelle jugements populaires, se rattachent aux sorts puisque par
ces procédés on cherche à découvrir une chose cachée. Mais on ne voit pas que
cela soit illicite puisqu'on lit que David a engagé un combat singulier avec le
Philistin (1 S 17, 32). Donc la divination par les sorts n'est pas illicite.
Cependant :
On lit dans les Décrets :
"Les sorts, dont vous faites usage pour juger toutes les affaires qui vous
sont confiées, ont été condamnés par les Pères et nous y voyons divinations et
maléfices. C'est pourquoi nous voulons que cette condamnation soit totale et
qu'on n'en parle plus désormais chez les chrétiens ; et pour qu'ils cessent, nous
les interdisons sous peine d'anathème."
Conclusion :
On entend
proprement par "sort" un procédé qu'on utilise, et dont on observe le
résultat pour découvrir un fait caché. Si l'on s'en remet au jugement des sorts
pour décider à qui l'on doit attribuer telle chose, que ce soient des
possessions, honneurs, dignités, peines ou une fonction quelconque, nous aurons
le sort distributif. Si l'on recherche ce qu'on doit faire, c'est le sort
consultatif ; tandis que par le sort divinatoire on s'enquiert de ce qui
arrivera.
Les actes des
hommes, que l'on utilise pour les sorts, ne sont pas soumis à la disposition
des astres, ni davantage leurs résultats. Recourir aux sorts en pensant que
l'issue de ces procédés est soumise à cette influence, c'est s'attacher à une
opinion vaine et fausse, et par conséquent comportant une intervention des
démons. De ce fait une telle divination sera superstitieuse et illicite.
Cette causalité
étant écartée, il s'impose que l'issue de la consultation des sorts ne peut
venir que du hasard, ou d'une cause spirituelle prépondérante. Si cela vient du
hasard, ce qui ne peut produire que par le sort distributif, on ne peut
reprocher que la vanité ; ainsi, lorsque des gens ne peuvent se mettre d'accord
sur un partage, ils veulent y employer le sort distributif, en confiant au
hasard quelle part doit revenir à chacun.
Mais si l'on
attend d'une cause spirituelle le jugement des sorts, on l'attend parfois des
démons ; ainsi lisons-nous en Ézéchiel (21, 26) : "Le roi de Babylone
s'est arrêté au carrefour, au départ des deux chemins, mêlant ses flèches pour
interroger le sort ; il a interrogé les idoles et consulté les entrailles des
victimes." De tels sorts sont illicites et interdits par les canons.
Mais d'autres fois,
on attend de Dieu la réponse, selon les Proverbes (16, 33) : "Les sorts
sont jetés dans le pli du vêtement, mais c'est le Seigneur qui les dirige."
En soi cette consultation des sorts n'est pas mauvaise, dit saint Augustin.
Cependant le péché peut s'y introduire de quatre façons. 1° Si l'on recourt aux
sorts sans aucune nécessité, car cela semble tenter Dieu. Aussi saint Ambroise
dit-il : "Celui qui est élu par le sort échappe au jugement humain." 2°
Si, même en cas de nécessité, on emploie les sorts sans respecter Dieu. Aussi
Bède dit-il : "Si, poussé par la nécessité, on estime qu'il faut consulter
Dieu ou les sorts à l'exemple des Apôtres, on doit remarquer que les Apôtres ne
l'ont fait qu'après avoir réuni les frères et après avoir prié Dieu." 3°
Si l'on fait servir les oracles divins à des affaires terrestres, ce qui fait
dire à saint Augustin : "Ceux qui consultent les sorts en ouvrant
l'évangile, s'il faut souhaiter qu'ils agissent ainsi plutôt que de consulter
les démons, je trouve déplaisante cette habitude de vouloir faire servir les
oracles divins à des affaires profanes et aux vanités de cette vie." 4° Si
dans les élections ecclésiastiques, qui doivent se faire sous l'inspiration du Saint-Esprit,
certains recourent aux sorts. Aussi, dit Bède : "Matthias fut ordonné par
la voie du sort avant la Pentecôte", c'est-à-dire avant l'effusion
plénière du Saint-Esprit sur l'Église, "dans la suite les sept diacres ont
été ordonnés non par le sort, mais par le choix des disciples". Il en est
autrement des dignités temporelles, ordonnées au bon ordre des affaires
terrestres ; dans ces élections, la plupart du temps les hommes emploient les
sorts, comme pour la répartition des biens temporels.
Mais, si la
nécessité est pressante, il est licite d'implorer le jugement divin avec tout
le respect voulu. Ce qui fait dire à saint Augustin : "Si en temps de
persécution les ministres de Dieu sont divisés pour savoir qui restera pour
éviter que tous ne s'enfuient, afin que l’Église ne soit pas dépeuplée par la
mort de tous, si cette répartition ne peut se régler autrement, à mon avis, c'est
au sort de choisir ceux qui doivent rester et ceux qui devront fuir." Et
il dit ailleurs : "Supposons que tu aies du superflu qu'il te faille
donner à un indigent, sans qu'il te soit possible d'en faire deux parts ; si tu
rencontres deux hommes dont ni l'un ni l'autre ne peut justifier ta préférence,
soit par son indigence, soit par quelque lien qui te l'attacherait : tu ne
feras rien de plus juste que de tirer au sort un don que tu ne peux faire aux
deux à la fois."
Solutions :
1. et 2. Notre exposé répond à ces deux objections.
3. L'épreuve du fer rouge ou de l'eau bouillante est un
procédé par lequel on s'efforce, au moyen d'actes accomplis par un homme, de
découvrir une faute cachée ; c'est ce qu'elle a de commun avec les sorts ;
cependant, en tant qu'on y compte sur un miracle de Dieu, elle dépasse la
raison générale des sorts. C'est ce qui rend illicite un tel jugement ; car il
est ordonné à juger des choses secrètes, réservées au jugement de Dieu ; en
outre un tel jugement n'est pas sanctionné par l'autorité divine. C'est ce qui
explique cette décision du pape Etienne : "Les canons n'approuvent pas
qu'on arrache un aveu à qui que ce soit par l'épreuve du fer rouge ou de l'eau
bouillante. Ce que les saints Pères n'ont pas enseigné ni sanctionné de leur
autorité nul ne doit oser le faire par un procédé superstitieux. Les délits
manifestés par un aveu spontané ou par des témoignages probants, c'est à nous
d'en juger, en gardant devant les yeux la crainte du Seigneur. Quant aux fautes
secrètes et inconnues, il faut les abandonner à celui qui seul connaît les
coeurs des fils des hommes." La même raison vaut pour le duel judiciaire, à
cela près qu'on rejoint ici davantage la notion générale des sorts, en tant
qu'on n'attend ici aucun effet miraculeux, sauf peut-être lorsque les
combattants sont vraiment de force ou d'habileté inégales.
- 1. Pratiques
pour acquérir la science d'après l'"art notoire". - 2. Pratiques pour
agir sur certains corps. - 3. Pratiques pour conjecturer la bonne ou la
mauvaise fortune. - 4. Les formules sacrées qu'on suspend à son cou.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas illicite de les employer. En
effet, une chose est appelée illicite de deux façons. Par elle-même, comme
l'homicide, le vol ; ou parce qu'elle est ordonnée à une fin mauvaise, comme
l'aumône faite par vaine gloire. Mais les pratiques de l'art notoire, à les
prendre en elles-mêmes, n'ont rien d'illicite, car ce sont des jeûnes et des
prières adressées à Dieu. Et elles sont ordonnées à une fin bonne : acquérir la
science. Il n'est donc pas illicite d'employer ces pratiques.
2. On lit dans Daniel (1, 17) que Dieu, aux jeunes gens qui
pratiquaient l'abstinence, donna la science et la connaissance de tous les
livres et de toute la sagesse. Mais les pratiques de l'art notoire concernent
des jeûnes et des abstinences. Il semble donc que cet art tient de Dieu son
efficacité. Il n'est donc pas illicite de l'employer.
3. C'est un désordre de s'enquérir de l'avenir auprès des
démons, parce qu'ils ne le connaissent pas, cela étant réservé à Dieu, nous
l'avons dit. Mais ils connaissent les vérités scientifiques, car les sciences
ont pour objet les réalités nécessaires et universelles, accessibles à la
connaissance humaine, et bien davantage à celle dès démons. Il semble donc que
ce ne soit pas un péché de pratiquer l'art notoire, même s'il tient son
efficacité du démon.
Cependant :
On lit dans le
Deutéronome (18, 10) : "Que nul d'entre vous ne recherche la vérité auprès
des morts", car cette recherche repose sur l'intervention des démons. Mais
les pratiques de l'art notoire prétendent nous faire trouver la vérité "par
certains pactes symboliques conclus avec les démons". Il n'est donc pas
licite de l'employer.
Conclusion :
L'art notoire est
illicite et inefficace.
1° Il est illicite
parce qu'il emploie pour acquérir la science des procédés impuissants par
eux-mêmes : il faut examiner certaines figures, prononcer certains mots
inconnus, etc. C'est pourquoi un tel art n'emploie pas ces procédés comme des
causes, mais comme des signes ; et non pas des signes divinement institués, comme
les signes sacramentels. Il n'y a donc plus qu'à conclure à leur vanité, et par
conséquent les rapporter à ces "pactes symboliques acceptés et conclus
avec les démons". Il en va donc de l'art notoire comme des autres "pratiques
frivoles et nuisibles" dont saint Augustin nous dit que "le chrétien
doit les rejeter totalement et les fuir".
2° Cet art est
inefficace pour nous faire acquérir la science. Il prétend en effet y parvenir
sans suivre le mode connaturel à l'homme, de la découverte et de l'enseignement
; il s'ensuit qu'on attend ce résultat de Dieu ou des démons. Certainement Dieu
a doté certains hommes d'une science et d'une sagesse infuses. L'Écriture
sainte (1 R 3, 11) le dit de Salomon, et le Seigneur le promet à ses disciples
(Lc 21, 15) : "je vous donnerai un langage et une sagesse auxquels tous
vos adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction." Mais
ce don n'est pas accordé à n'importe qui, et il n'y a pas de recette déterminée
qui en assure la possession : c'est l'Esprit Saint qui en dispose à son gré, dit
saint Paul (1 Co 12, 8) : "L'un reçoit du Saint-Esprit le don de parler
avec sagesse, l'autre de parler avec science, selon le même Esprit" ; et
plus loin : "Tout cela est l'oeuvre d'un seul et même Esprit, qui
distribue à chacun comme il veut." Quant aux démons, il ne leur appartient
pas d'éclairer l'intelligence, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Or la science et la sagesse s'acquièrent par accroissement de la lumière
intellectuelle. Il n'est donc personne qui ait jamais acquis la science par
l'opération des démons. Selon saint Augustin : "De l'aveu de Porphyre, les
pratiques théurgiques" où entrent les démons "ne communiquent à
l'intelligence aucune purification qui la rende capable de voir son Dieu et de
pénétrer ce qui est vrai", comme toutes les acquisitions de la science.
Toutefois, les démons pourraient, en parlant aux hommes leur langage, exprimer
quelques-uns des enseignements des sciences ; mais ce n'est pas là ce qu'on
recherche par l'art notoire.
Solutions :
1. Il est bien d'acquérir la science, mais non d'une manière
indue. Or c'est à cette fin que tend l'art notoire.
2. Ces jeunes gens ne réglaient pas leur abstinence sur les
vaines pratiques de l'art notoire ; mais pour obéir à la loi de Dieu, ils
refusaient de se souiller en touchant aux mets des païens. C'est leur
obéissance qui leur a mérité de recevoir de Dieu la science, selon ce mot du
Psaume (119, 100) : "Je surpasse les vieillards en intelligence, car je
garde tes préceptes."
3. Demander aux démons la connaissance de l'avenir est un
péché, non seulement parce qu'ils l'ignorent, mais parce que cela fait entrer
en relation avec eux.
Objections :
1. Il semble que ces pratiques ordonnées à modifier les corps,
par exemple pour leur rendre la santé, ne sont pas illicites. En effet, il est
licite d'employer les vertus naturelles des corps pour obtenir leurs effets
propres. Or ils ont des vertus cachées dont la raison nous échappe : l'aimant
attire le fer par exemple, et saint Augustin énumère quantité d'autres vertus
cachées. Donc les employer pour modifier les corps n'est pas illicite.
2. De même que les corps naturels sont soumis aux corps
célestes, de même les corps artificiels. Mais l'influence des corps célestes
confère aux corps naturels des vertus occultes, conformes à leur espèce. Donc, les
corps artificiels eux-mêmes, comme les statues, reçoivent des corps célestes
une vertu occulte capable de produire certains effets. Donc employer de tels
corps artificiels n'est pas illicite.
3. Les démons peuvent aussi transformer les corps de multiples
façons, selon saint Augustin Mais leur puissance vient de Dieu. Il est donc
permis d'employer celle-ci pour produire certaines de ces transformations.
Cependant :
Saint Augustin
écrit qu'il faut rattacher à la superstition "les tentatives des arts
magiques, les amulettes, les remèdes réprouvés par la science médicale et qui
consistent en incantations ou en tatouages appelés marques, ou en la façon de
suspendre et d'attacher toutes sortes d'objets".
Conclusion :
Dans les procédés
employés pour obtenir certains effets corporels, il faut examiner s'ils peuvent
produire naturellement ces effets. Si tel est le cas, ils ne sont pas illicites
; il est permis d'employer des causes naturelles pour produire les effets qui
leur sont propres. Mais si l'on voit qu'ils ne peuvent causer naturellement de
tels effets, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas être employés à produire ces
effets comme des causes, mais pour leur valeur symbolique. Et ainsi ils
appartiennent "aux pactes symboliques conclus avec les démons". Aussi
saint Augustin dit-il encore : "Les démons sont attirés par des créatures
qui ne sont pas leur ouvrage, mais celui de Dieu. Les charmes sont divers, selon
la diversité des démons qu'ils attirent, non comme des animaux alléchés par des
aliments, mais comme des esprits séduits par des signes qui conviennent au goût
de chacun, par toute une variété de pierres, d'herbes, d'arbres, d'enchantements
et de rites."
Solutions :
1. Si l'on emploie simplement des forces naturelles pour
produire certains effets dont on les croit capables, il n'y a rien de
superstitieux ni d'illicite. Mais si l'on y ajoute des inscriptions, des
formules ou n'importe quelle autre pratique, manifestement dénuées de toute
efficacité naturelle, c'est superstitieux et illicite.
2. Les vertus naturelles des corps découlent de leurs formes
substantielles, qu'ils reçoivent de l'influence des corps célestes ; et c'est
pourquoi leur influence confère des vertus actives. Mais dans les corps
artificiels, les formes procèdent de la conception de l'artisan ; et
puisqu'elles ne consistent que dans la composition, l'ordre et la figure, selon
Aristote elles ne peuvent avoir aucune vertu naturelle active. Par suite, en
tant qu'objets fabriqués, ils ne reçoivent des corps célestes aucune vertu en
dehors de leur vertu naturelle. Donc, ce que pensait Porphyre est faux, d'après
saint Augustin : "Avec des herbes, des pierres, des animaux, des sons et
des paroles déterminées, des représentations et des images, reflétant les
mouvements des astres observés dans leur évolution céleste, les hommes
pouvaient fabriquer sur terre des pouvoirs capables de réaliser les différents
mouvements des astres", comme si les effets des arts magiques provenaient
de la vertu des corps célestes. Mais, ajoute saint Augustin, "tout cela
vient des démons qui se jouent des âmes soumises à leur pouvoir".
Aussi, même les
images qu'on appelle "astronomiques" tirent leur efficacité de
l'opération des démons. Le signe en est qu'il est nécessaire d'y inscrire
certaines marques qui, par nature, ne produisent rien, car une simple
représentation n'est pas le principe d'une action naturelle. Mais il y a cette
différence entre les images astronomiques et la nécromancie que dans celle-ci
il y a des invocations explicites et des prestiges qui se rattachent aux pactes
exprès conclus avec les démons. Tandis que dans les autres images il y a des
pactes tacites impliqués par des dessins ou des marques symboliques.
3. La majesté divine étend son autorité sur les démons pour
que Dieu les emploie à ce qu'il veut. Mais l'homme n'a pas reçu de pouvoir sur
les démons, pour les employer licitement à tout ce qu'il veut. Au contraire, il
est avec eux en guerre déclarée. Aussi ne lui est-il aucunement permis
d'utiliser leur aide par des pactes tacites ou exprès.
Objections :
1. Il semble que ces pratiques ne soient pas illicites. Parmi
les infortunes des hommes, il y a les maladies. Mais celles-ci sont précédées
par des symptômes observés par les médecins. Donc observer de tels indices ne
paraît pas illicite.
2. Il est déraisonnable de nier ce que constate l'expérience
commune. Mais presque tout le monde en fait l'expérience ; il y a des temps, des
lieux, des paroles, des rencontres d'hommes ou d'animaux, des événements
bizarres ou exceptionnels qui présagent un bonheur ou un malheur futur. Donc
les observer ne semble pas illicite.
3. Les actions des hommes et les événements sont disposés par
la providence divine selon un certain ordre, qui explique que des faits
précédents soient les signes de ceux qui suivront. Aussi ce qui arrivait aux
Pères de l'ancienne loi était-il le signe de ce qui s'accomplit parmi nous, comme
le montre l'Apôtre (1 Co 10, 6). Donc observer de tels présages ne paraît pas
être illicite.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "L'observation de mille riens se rattache aux pactes
conclus avec les démons : le sursaut d'un membre ; une pierre ou un chien
s'interposant entre deux amis marchant ensemble ; piétiner le seuil quand on
passe devant sa maison ; se recoucher si l'on a éternué en se chaussant ;
rentrer à la maison si on a trébuché en marchant ; avoir un vêtement rongé par
les souris ; craindre le pressentiment d'un mal futur plus que s'affliger du
mal présent."
Conclusion :
Les hommes
prennent garde à ces observations non comme à des causes, mais comme à des
signes d'événements futurs, bons ou mauvais. Or, on ne les considère pas comme
des signes révélés par Dieu, puisqu'ils n'ont pas été établis par l'autorité
divine ; ils viennent plutôt de la frivolité humaine fortifiée par la malice
des démons qui cherchent à embrouiller l'esprit humain par ces sottises. C'est
pourquoi il est évident que toutes ces observations sont superstitieuses et
illicites. Il faut y voir des séquelles de l'idolâtrie qui faisait observer les
augures, les jours fastes et néfastes, ce qui se rattachait à la divination par
les astres, qui distinguait entre les jours ; il semble donc que ces
observations sont illogiques et grossières, et elles n'en sont que plus
superstitieuses et plus vaines.
Solutions :
1. Les causes des maladies précèdent celles-ci en nous et
produisent certains signes des maladies à venir ; il est donc permis aux
médecins de les observer. Aussi n'est-il pas illicite de présager des
événements futurs à partir de leur cause, et l'esclave craint le fouet quand il
voit son maître en colère. Il pourrait en être de même quand on craint que le
mauvais oeil ne fasse du mal à un enfant : nous avons parlé dans la première
Partie. Mais cela ne vaut pas pour les observations dont il s'agit.
2. Si au début on a constaté du vrai dans ces observations, c'était
par hasard. Mais dans la suite, lorsque les hommes ont commencé à se laisser
captiver par ces pratiques, beaucoup de faits se sont produits par la tromperie
des démons, si bien que, d'après saint Augustin, "les hommes sont devenus
de plus en plus curieux en se laissant prendre à ces observations, et en s'empêtrant
de plus en plus dans le piège de cette erreur pernicieuse".
3. Dans le peuple juif, d'où le Christ devait naître, non
seulement les paroles mais aussi les faits étaient prophétiques, dit saint Augustin.
Et c'est pourquoi il est licite de faire servir ces faits à notre instruction, comme
étant des signes donnés par Dieu. Mais tout ce que fait la providence divine
n'est pas ordonné à présager l'avenir. Aussi la comparaison est-elle sans
portée.
Objections :
1. Il semble que cette pratique ne soit pas illicite. En
effet, les paroles divines n'ont pas moins d'efficacité quand elles sont
écrites que quand elles sont prononcées. Mais il est permis de prononcer des
paroles sacrées pour obtenir certains effets, comme la guérison des malades, ainsi
le Pater Noster, Ave Maria ou toute autre invocation du nom de Dieu, selon
cette parole en Marc (16, 17) : "En mon nom ils chasseront les démons, ils
parleront des langues nouvelles, ils saisiront les serpents." Donc il
semble licite de suspendre à son cou un texte sacré pour se préserver de la
maladie ou de toute autre misère.
2. Les paroles sacrées n'agissent pas moins efficacement sur
les corps des hommes que sur ceux des serpents et des autres animaux. Mais les
incantations sont efficaces pour écarter les serpents ou pour guérir d'autres
animaux. C'est pourquoi on dit dans le Psaume (58, 5) : "Comme l'aspic
sourd et qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix de
l'enchanteur, du charmeur le plus habile aux charmes." Donc il est permis
de s'accrocher au cou des paroles sacrées en guise de remède.
3. La parole de Dieu n'a pas une moindre sainteté que les
reliques des saints. Saint Augustin affirme qu'elle "n'est pas moindre que
le corps du Christ". Mais il est permis de se suspendre au cou des
reliques, ou de les porter autrement, pour se protéger. Au même titre il est
donc permis d'employer pour sa sauvegarde les paroles de la Sainte Écriture, parlées
ou écrites.
Cependant :
4. Saint Jean Chrysostome déclare : "Certains portent au
cou un fragment du texte de l'Évangile. Mais est-ce que l'Évangile n'est pas lu
chaque jour dans les églises pour que tout le monde l'entende ? Ceux dont les
oreilles ont reçu l'Évangile sans aucun profit, comment peut-il les sauver en
étant suspendu à leur cou ? Alors, où est la vertu de l'Évangile ? Dans la
forme des caractères, ou dans l'intelligence de sa signification ? Si c'est
dans la forme des caractères, tu fais bien de les pendre à ton cou ? Si c'est
dans l'intelligence, il vaudra mieux l'avoir dans ton coeur qu'accroché à ton
cou."
Conclusion :
Dans toutes les
incantations ou les écritures accrochées au cou, il faut prendre garde à deux
choses.
1° Quel est le contenu
de la formule, prononcée ou écrite ? Car si c'est une invocation aux démons, c'est
manifestement superstitieux et illicite. Pareillement, il faut se méfier s'il y
a là des noms inconnus, de peur qu'ils ne cachent quelque chose d'illicite. Ce
qui fait dire à saint Jean Chrysostome : "A l'exemple des pharisiens qui
portaient de grandes houppes à leur manteau, il y a maintenant beaucoup de gens
qui composent des noms d'anges en hébreu, les copient et les attachent : ceux
qui ne les comprennent pas doivent les redouter." Il faut encore prendre
garde que la formule ne contienne rien de faux. Car alors on ne pourrait
attendre son efficacité de Dieu, qui n'est pas le témoin de l'erreur.
2° Ensuite il faut
prendre garde que les paroles sacrées ne soient accompagnées par rien de vain, comme
par l'inscription de caractères, en dehors de la croix du Christ. Ou bien qu'on
ne mette pas son espoir dans la manière d'écrire ou d'attacher la formule, ou
en quelque sottise de ce genre qui ne s'accorde pas avec le respect dû à Dieu.
Parce que tout cela serait jugé superstitieux. C'est pourquoi on lit dans le Décret : "Il n'est pas permis, en
cueillant des herbes médicinales, de s'adonner à des pratiques ou incantations,
si ce n'est en employant le Symbole ou l'oraison dominicale afin que, seul, Dieu
le Créateur du monde soit adoré et honoré."
Solutions :
1. Il est licite de prononcer des paroles divines ou
d'invoquer le nom divin, si l'on ne cherche que le respect dû à Dieu, respect
dont on attend le résultat. Mais si on s'attache à une autre pratique vaine, c'est
illicite.
2. Il n'est pas illicite non plus de charmer des serpents et
d'autres animaux, si l'on ne s'attache qu'aux paroles divines et à la puissance
de Dieu. Mais la plupart du temps ces incantations comportent des pratiques
illicites et obtiennent des démons leur efficacité ; surtout avec les serpents,
car le serpent fut le premier instrument dont le démon s'est servi pour tromper
l'homme. Aussi la Glose dit-elle : "Notez que l'Écriture n'approuve pas
tout ce qu'elle dit par mode de comparaison ; c'est évident avec le juge inique
qui écoute à peine la requête de la veuve."
3. Le même raisonnement vaut pour le port des reliques. Si on
les porte parce qu'on a confiance en Dieu et dans les saints dont elles proviennent,
cela n'est pas illicite. Mais si, à ce propos, on attache de l'importance à un
détail futile, par exemple à la forme triangulaire du reliquaire ou à tout
autre détail étranger au respect envers Dieu et les saints, ce serait
superstitieux et illicite.
4. Chrysostome parle ainsi pour ceux qui attachent plus
d'importance à l'écriture qu'au sens des paroles.
LES VICES OPPOSÉS A LA RELIGION PAR DÉFAUT
Nous devons
étudier maintenant les vices qui s'opposent à la religion par défaut, et
comportent une opposition manifeste à cette vertu, ce qui les fait ranger sous
ce titre d'irréligion. Nous comprenons par là tout ce qui se rapporte au mépris
envers Dieu et les choses saintes. Voici donc notre plan d'études :
- l° Vices
directement relatifs à l'irrévérence envers Dieu (Questions 97-98).
- 2° Vices
relatifs à l'irrévérence envers les choses saintes (Questions 99-100).
Dans la première
catégorie, nous rencontrons successivement la tentation de Dieu, relative à
Dieu lui-même (Question 97), et le parjure, où l'on emploie son nom sans
respect (Question 98).
- 1. En quoi
consiste-t-elle ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quelle vertu s'oppose-t-elle
? - 4. Comparaison avec les autres vices.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne consiste pas en certaines actions
dont on attend l'objet uniquement de la puissance divine. En effet, de même que
l'homme tente Dieu, lui-même est tenté par Dieu, par ses semblables, et par le
démon. Mais chaque fois qu'un homme est tenté, on n'attend pas nécessairement
quelque effet de sa puissance. Tenter Dieu ne sera donc pas attendre un effet
de sa seule puissance.
2. Tous ceux qui font des miracles en invoquant le nom de Dieu
attendent un effet de sa seule puissance. Si des faits de ce genre
constituaient la tentation de Dieu, tous ceux qui font des miracles tenteraient
Dieu.
3. Abandonner tous les secours humains pour mettre en Dieu
seul son espoir, voilà la perfection. Sur le passage de Luc (9, 3) : "N'emportez
rien en voyage", saint Ambroise fait ce commentaire : "Ce que doit
être la conduite de celui qui annonce le royaume de Dieu est ainsi désigné par
les préceptes évangéliques il ne doit pas rechercher les ressources terrestres
mais tout entier attaché à sa foi, il doit penser que moins il en aura souci, plus
il pourra se suffire." Et sainte Agathe disait : "je n'ai jamais
employé pour guérir mon corps de remède matériel, mais j'ai le Seigneur Jésus
qui par sa seule parole répare tout." Mais tenter Dieu ne consiste pas en
ce qui concerne la perfection. C'est donc tout autre chose que d'attendre un
secours de Dieu seul.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Le Christ, en enseignant et en discutant publiquement, sans
permettre à la rage de ses ennemis d'avoir prise sur lui, manifestait la
puissance de Dieu ; mais lui-même a voulu ainsi, en fuyant et en se cachant, enseigner
à la faiblesse humaine qu'il ne faut pas avoir la témérité de tenter Dieu, quand
on peut échapper aux périls qu'on doit éviter." Ce texte nous montre que
tenter Dieu c'est omettre de faire ce qu'on peut pour sortir du danger.
Conclusion :
Tenter quelqu'un, c'est
à proprement parler le mettre à l'épreuve. On le fait par des paroles ou par
des actes. Nous parlons pour éprouver si notre interlocuteur sait ce que nous
cherchons et s'il peut ou s'il veut l'accomplir. Nous tentons par les actes
lorsque par notre conduite nous explorons la prudence de l'autre, sa volonté ou
son pouvoir.
Ces deux formes de
la tentation se produisent de deux manières. D'abord ouvertement, lorsque le
tentateur se manifeste comme tel ; c'est ainsi que Samson proposa une énigme
aux Philistins pour les éprouver (Jg 14, 12). Mais la tentation peut être
insidieuse et cachée ; c'est ainsi que les pharisiens mirent le Christ à
l'épreuve selon Matthieu (22, 15). En outre, ce peut être de façon expresse, par
exemple lorsqu'on veut mettre quelqu'un à l'épreuve par la parole ou par
l'action. Et parfois d'une façon qui peut s'interpréter ainsi lorsque, sans
vouloir mettre à l'épreuve, on agit ou on parle de telle sorte que cela ne
paraît pas avoir d'autre but.
Ainsi donc on
tente Dieu tantôt par des paroles et tantôt par des actions. Par des paroles
quand nous nous entretenons avec Dieu dans la prière. Aussi quelqu'un
tente-t-il Dieu expressément par sa demande, quand il l'implore pour découvrir
sa science, sa puissance ou sa volonté. On tente Dieu expressément par son
action, quand on veut, par ce qu'on fait, expérimenter son pouvoir, sa bonté ou
sa science. Mais on tente Dieu de façon sujette à cette interprétation lorsque,
sans vouloir le mettre à l'épreuve, on demande ou on fait quelque chose qui ne
sert à rien d'autre qu'à prouver sa puissance, sa bonté ou sa connaissance.
Ainsi, lorsque quelqu'un fait courir un cheval pour échapper à l'ennemi, il ne
met pas ce cheval à l'épreuve ; mais s'il fait courir le cheval sans aucune
utilité, cela ne peut avoir d'autre sens que d'éprouver sa rapidité ; et il en
est de même pour tout le reste. Donc se confier à Dieu dans ses prières ou sa
conduite pour une nécessité ou une utilité quelconque, ce n'est pas tenter
Dieu. Aussi, sur le précepte du Deutéronome (6, 16) : "Tu ne tenteras pas
le Seigneur ton Dieu", la Glose explique-t-elle : "Il tente Dieu, celui
qui, capable d'agir, s'expose au péril sans motif, pour expérimenter si Dieu
pourra le délivrer."
Solutions :
1. L'homme aussi est parfois tenté par des faits, lorsqu'on
se demande s'il peut, s'il sait ou s'il veut par une telle conduite aider ou
empêcher telle entreprise.
2. Les saints qui font des miracles par leur prière sont poussés
par une nécessité ou une utilité à demander le secours de la puissance divine.
3. Les prédicateurs de la parole de Dieu se passent de
subsides matériels pour une grande nécessité ou utilité, afin de se consacrer à
Dieu plus librement. C'est pourquoi, s'ils s'appuient sur Dieu seul, ils ne
tentent pas Dieu pour autant. Mais s'ils renonçaient à ces subsides humains
sans utilité ni nécessité, ils tenteraient Dieu. Ce qui fait dire à saint Augustin
: "Paul ne s'enfuit pas comme s'il n'avait pas foi en Dieu, mais pour ne
pas le tenter, ce qu'il aurait fait en ne fuyant pas, alors qu'il le pouvait."
Quant à sainte Agathe, elle avait fait l'expérience de la bienveillance de Dieu
à son égard : il lui avait épargné des blessures qui eussent demandé des
remèdes corporels, ou il lui aurait fait sentir aussitôt l'effet d'une guérison
divine.
Objections :
1. Il semble que non, car Dieu n'a commandé aucun péché. Or
il a commandé aux hommes de l'éprouver, c'est-à-dire de le tenter, car on lit
dans Malachie (3, 10) : "Apportez intégralement la dîme dans mon grenier, pour
qu'il y ait de la nourriture chez moi. Et mettez-moi ainsi à l'épreuve, dit le
Seigneur, pour voir si je n'ouvrirai pas en votre faveur les écluses du ciel."
Il semble donc que tenter Dieu ne soit pas un péché.
2. On tente quelqu'un pour expérimenter sa science et sa
puissance, mais aussi pour expérimenter sa bonté et sa volonté. Or il est
permis de chercher à expérimenter la bonté de Dieu, et aussi sa volonté, car il
est dit dans le Psaume (34, 9) : "Goûtez et voyez que le Seigneur est doux"
et aux Romains (12, 2) : "Éprouvez quelle est la volonté de Dieu, ce qui
est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait."
3. Personne n'est blâmé dans l’Écriture pour avoir renoncé au
péché, mais plutôt pour avoir commis le péché. Or on blâme Achaz parce que, le
Seigneur lui ayant dit : "Demande pour toi un signe au Seigneur ton Dieu",
il avait répondu : "Je n'en demanderai pas et je ne tenterai pas le
Seigneur." Et il lui fut dit : "Ne te suffit-il pas de lasser les
hommes, pour que tu lasses aussi mon Dieu ?" (Is 7, 11). Au sujet
d'Abraham, l'Écriture (Gn 15, 8) rapporte qu'il dit au Seigneur : "Comment
saurai-je que je la posséderai ?" (la Terre promise). Pareillement Gédéon
demanda à Dieu un signe de la victoire promise (Jg 6, 36). Or ces deux
personnages n'ont encouru aucun reproche.
Cependant :
C’est interdit
dans la loi divine (Dt 6, 16) : "Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l’article précédent, tenter c'est mettre à l'épreuve. Or nul ne cherche à
expérimenter ce dont il est certain. C'est pourquoi toute tentation procède
d'une ignorance ou d'un doute ; soit de la part de celui qui tente, lorsqu'il
expérimente une chose pour connaître sa qualité ; soit de la part des autres, lorsque
quelqu'un fait une expérience pour leur montrer cette qualité. C'est ainsi que
Dieu nous tente.
Mais ignorer ce
qui concerne Dieu et sa perfection, ou en douter, est un péché. Aussi est-il
évident que tenter Dieu pour connaître sa puissance est un péché. Mais si l'on
met à l'épreuve les perfections divines non pour s'instruire soi-même, mais
pour instruire les autres, ce n'est pas là tenter Dieu, puisque cette démarche
est fondée sur une juste nécessité ou une pieuse utilité, et sur tous les
autres motifs qui doivent y pousser. C'est ainsi, en effet, que les Apôtres
demandèrent au Seigneur de faire des miracles au nom de Jésus Christ pour
manifester aux païens la puissance de celui-ci (Ac 4, 29).
Solutions :
1. Le paiement des dîmes était prescrit par la loi, nous
l'avons vue. Sa nécessité tenait au précepte, et son utilité est indiquée par
les paroles : "Pour qu'il y ait de la nourriture chez moi." Aussi
n'était-ce pas tenter le Seigneur que de payer la dîme. Quant à ce qui suit :
"Mettez-moi ainsi à l'épreuve", il faut l'entendre non d'une cause, comme
si l'on devait payer les dîmes pour éprouver si Dieu "ouvrirait les
cataractes du ciel", mais d'une conséquence : s'ils payaient les dîmes, ils
éprouveraient par expérience les bienfaits divins.
2. Il y a deux manières de connaître la volonté de Dieu ou sa
bonté. L'une est spéculative. À ce point de vue, il n'est pas permis de douter
si la volonté de Dieu est bonne, ni de le prouver, et de chercher à savoir si "le
Seigneur est doux". Il y a aussi une connaissance affective ou
expérimentale de la bonté divine : on expérimente en soi-même le goût de la
douceur de Dieu et la complaisance de sa volonté. C'est ainsi que, selon Denys,
"Hiérothée apprit les mystères divins pour les avoir éprouvés". Voilà
comment nous sommes invités à expérimenter la volonté de Dieu et à goûter sa
douceur.
3. Dieu voulait donner un signe au roi Achaz, non pour lui
seul, mais pour l'instruction du peuple. On le blâme parce qu'il s'oppose, en
refusant de recevoir ce signe, au salut commun du peuple. Et en le demandant, il
n'aurait pas tenté Dieu.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle s'oppose à la vertu de religion.
Car elle a raison de péché du fait que l'on doute de Dieu, nous venons de le
dire. Mais le doute envers Dieu relève du péché d'infidélité qui s'oppose à la
foi. Donc tenter Dieu s'oppose à la foi plutôt qu'à la religion.
2. Il est écrit dans l'Ecclésiastique (18, 23) : "Avant
la prière, prépare-toi ; ne sois pas comme un homme qui tente Dieu." La
Glose explique qui est cet homme : "Il prie selon l'enseignement du
Seigneur, mais il n'accomplit pas ses commandements." Or cela relève de la
présomption, qui s'oppose à l'espérance. Tenter Dieu apparaît donc comme un
péché qui s'oppose à l'espérance plutôt qu'à la religion.
3. Sur le Psaume (78, 18) : "Ils tentèrent Dieu dans leur
coeur", la Glose commente : "Tenter Dieu, c'est demander avec
fourberie. Il y a de la simplicité dans les paroles, mais de la malice dans le
coeur." Or la tromperie s'oppose à la vertu de vérité. Donc tenter Dieu ne
s'oppose pas à la religion, mais à la vérité.
Cependant :
Selon la Glose que
nous avons citée, tenter Dieu, c'est lui adresser une demande mal réglée. Mais
demander comme il faut est un acte de religion, comme nous l'avons vu plus
haut. Tenter Dieu est donc un péché contraire à la religion.
Conclusion :
Nous l'avons
montré, la fin de la vertu de religion est de rendre honneur à Dieu. Aussi tout
ce qui s'oppose directement à ce respect s'oppose à la religion. Or il est
évident que tenter quelqu'un, c'est lui manquer de respect, car personne n'ose
tenter celui dont il tient l'excellence pour certaine. Il est donc évident que
tenter Dieu est un péché contraire à la religion.
Solutions :
1. Comme on l'a dit plus haut, le rôle de la religion est de
professer la foi par des signes exprimant notre révérence envers Dieu. C'est
pourquoi on rattache à l'irréligion ce qu'un homme fait en raison d'une foi
incertaine et qui relève de l'irrévérence envers Dieu, comme de tenter Dieu, ce
qui est donc une espèce de l'irréligion.
2. Celui qui ne prépare pas son âme à la prière en pardonnant
si quelqu'un lui en veut, ou par tout autre moyen de se disposer à la dévotion,
ne fait pas tout ce qui dépend de lui pour être exaucé par Dieu. C'est pourquoi
son attitude implique qu'il tente Dieu. Et bien que cette tentation implicite
semble provenir de la présomption ou de l'irréflexion, cependant c'est manquer
de révérence envers Dieu que d'agir avec présomption et négligence en ce qui
regarde Dieu. Car il est écrit (1 P 5, 6) : "Humiliez-vous sous la main
puissante de Dieu" et aussi (2 Tm 2, 15) : "Efforce-toi de te
présenter devant Dieu comme un homme éprouvé." Tenter Dieu est donc une
espèce de l'irréligion.
3. On ne dit pas par rapport à Dieu qu'un homme demande avec
fourberie, car Dieu connaît les secrets des coeurs ; on le dit par rapport aux
hommes. Aussi est-ce par accident que cela est tenter Dieu, et cela n'oppose
pas directement la tentation de Dieu à la vertu de vérité.
Objections :
1. La tentation de Dieu semble un péché plus grave que la
superstition. Car on inflige un plus grand châtiment pour un péché plus grave.
Mais les Juifs ont été châtiés plus sévèrement pour avoir tenté Dieu que pour
leur idolâtrie, qui est pourtant la plus grave des superstitions. Car pour le
péché d'idolâtrie, vingt-trois mille hommes ont trouvé la mort selon l'Exode
(32, 28). Et pour avoir tenté Dieu, ils ont tous péri dans le désert, sans
entrer dans la Terre promise selon le Psaume (95, 9) : "Vos prières m'ont
tenté... J'ai juré dans ma colère : ils n'entreront pas dans mon repos." Tenter
Dieu est donc un péché plus grave que la superstition.
2. Un péché paraît d'autant plus grave qu'il s'oppose
davantage à une vertu. Mais l'irréligion, dont la tentation est une espèce, s'oppose
davantage à la vertu de religion que la superstition, qui a une certaine
ressemblance avec elle. Donc tenter Dieu est un péché plus grave que la
superstition.
3. Manquer de respect envers ses parents est un péché plus
grave, semble-t-il, que de témoigner à d'autres le respect que l'on doit à ses
parents. Mais Dieu doit être honoré par nous comme le Père de tous, selon
Malachie (1, 6). Donc tenter Dieu semble un plus grand péché, puisque c'est manquer
de respect envers Dieu, que l'idolâtrie où l'on témoigne à la créature le
respect qu'on doit à Dieu.
Cependant :
Sur le texte du
Deutéronome (17, 2) : "S'il se trouve un homme qui fasse ce qui est mal..."
la Glose commente : "La loi réprouve au plus haut degré l'erreur et
l'idolâtrie, car le pire des crimes est de rendre à la créature l'honneur dû au
Créateur."
Conclusion :
Parmi les péchés
opposés à la religion, le plus grave est celui qui s'oppose davantage à la
révérence due à Dieu. On s'y oppose moins si l'on doute de l'excellence divine
que si l'on pense le contraire avec assurance. Car, de même que l'homme
confirmé dans son erreur est plus infidèle que l'homme qui met en doute la
vérité de la foi, de même celui qui par sa conduite professe une erreur opposée
à celle de l'excellence divine manque davantage au respect envers Dieu que
l'homme qui professe seulement un doute. Or le superstitieux professe l'erreur,
nous l'avons montré. Tandis que celui qui tente Dieu en paroles ou en actes
professe son doute au sujet de l'excellence divine, avons nous dit. C'est
pourquoi le péché de superstition est plus grave que de tenter Dieu.
Solutions :
1. Les Juifs coupables d'idolâtrie ne reçurent pas un
châtiment suffisant à les punir ; pour ce péché un châtiment plus grave était
réservé à leur postérité, comme dit Dieu dans l'Exode (32, 34) : "Au jour
de ma visite, je les punirai de leur péché."
2. La superstition ressemble à la religion par la matérialité
de son acte, qu'elle présente comme religieux. Mais quant à la fin recherchée, elle
s'oppose à la religion plus que tenter Dieu, parce qu'elle se rattache
davantage à l'irrévérence envers lui.
3. Il est essentiel à l'excellence divine d'être unique et
incommunicable ; c'est pourquoi cela revient au même de faire un acte contraire
à la révérence divine, et de reporter celle-ci sur un autre que Dieu. La
comparaison avec le respect dû aux parents ne vaut pas, car on peut le reporter
sur d'autres sans qu'il y ait péché.
- 1. Un mensonge
est-il nécessaire pour qu'il y ait parjure ? - 2. Le parjure est-il toujours un
péché ? - 3. Est-il un péché mortel ? - 4. Pèche-t-on en obligeant un parjure à
prêter serment ?
Objections :
1. Il semble que non. Car, nous l'avons dit plus haut, si la
vérité doit accompagner le serment, il y faut de même le jugement et la
justice. Donc, si l'on commet un parjure en manquant à la vérité, on en commet
un aussi par défaut de jugement, par exemple si l'on jure sans discernement, et
par défaut de justice, par exemple si l'on jure d'accomplir un acte illicite.
2. Ce qui confirme une proposition a plus de poids que la
proposition elle-même : dans le syllogisme, les principes ont plus de poids que
la conclusion. Or, dans le serment, la parole de l'homme est confirmée par
l'appel au nom divin. Donc il semble qu'il y ait davantage parjure lorsqu’on
jure par de faux dieux, que si la parole de l'homme, confirmée par le serment, est
mensongère.
3. Saint Augustin a dit : "Les hommes font un faux
serment quand ils trompent ou quand ils sont trompés." Et il donne trois
exemples. 1° "Celui-ci jure en pensant qu'il jure le vrai." 2° "Cet
autre jure ce qu'il sait être faux." 3° : "Ce dernier croit à la
fausseté de ce qu'il jure être vrai, alors que c'est peut-être vrai." De
celui-ci, saint Augustin dit qu'il est parjure. Donc on peut être parjure en
jurant la vérité. Le mensonge n'est donc pas requis pour qu'il y ait parjure.
Cependant :
On définit le
parjure "un mensonge confirmé par serment".
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, en morale les actes sont spécifiés par leur fin. Or le serment a pour
fin de confirmer une parole de l'homme. La fausseté s'oppose à cela : en effet
confirmer ce qu'on dit, c'est en montrer solidement la vérité, ce qui est
impossible pour une parole fausse. Aussi la fausseté annule ce qui est la fin
du serment. Et c'est pour cela qu'elle spécifie surtout cette perversité qu'on
appelle le parjure. La fausseté appartient donc à la raison de parjure.
Solutions :
1. Comme dit saint Jérôme : "là où manque une de ces
trois qualités, il y a parjure". Mais non dans le même ordre. En premier
lieu et à titre principal, il y a parjure lorsque manque la vérité, nous venons
de dire pourquoi. Secondairement, lorsque manque la justice car, de quelque
manière qu'on jure en matière illicite, on s'engage à faux parce qu'on s'oblige
à faire le contraire. En troisième lieu, il y a parjure par manque de jugement,
car jurer sans discernement expose au péril de jurer faussement.
2. Dans le syllogisme, ce sont les principes qui ont le plus de
poids parce qu'ils ont raison de cause efficiente. Mais en morale la fin est
plus capitale que la cause efficiente. C'est pourquoi, bien que jurer la vérité
par les faux dieux pervertisse le serment, cette perversité ne transforme pas
le serment en parjure, parce qu'elle ne détruit pas la fin du serment en jurant
ce qui est faux.
3. Nos actes moraux émanent de la volonté, qui ont pour objet
le bien perçu par la raison. C'est pourquoi, si l'on perçoit le faux comme
étant le vrai, par rapport à la vérité le serment sera matériellement faux et
formellement vrai. Mais si ce qui est faux est tenu pour faux, le serment sera
faux et matériellement et formellement. Et si ce qui est faux est tenu pour
faux, le serment sera matériellement vrai et formellement faux. C'est pourquoi,
dans tous ces cas, la raison de parjure subsiste en quelque manière, à cause
d'une fausseté quelconque. Mais parce que, en chaque cas, ce qui est formel a
plus de poids que ce qui est matériel, celui qui jure le faux en pensant dire
le vrai n'est pas aussi parjure que celui qui jure le vrai en le croyant faux.
Car saint Augustin dit au même endroit : "Ce qui importe, c'est comment la
parole vient du coeur, parce que la langue n'est coupable que si l'esprit l'est
déjà."
Objections :
1. Il semble que non. Car on est parjure lorsque l'on
n'accomplit pas ce que le serment a garanti. Mais quelquefois on jure de faire
un acte illicite, comme l'adultère ou l'homicide, dont l'accomplissement est un
péché. Donc, si même en ne le faisant pas on est parjure, il s'ensuit qu'on est
acculé au péché.
2. Personne ne pèche en accomplissant un bien meilleur. Mais
quelquefois le parjure permet d'accomplir un bien meilleur, par exemple si l'on
a juré de ne pas entrer en religion, de ne jamais faire telle oeuvre vertueuse.
Donc tout parjure n'est pas péché.
3. Celui qui jure de faire la volonté d'un autre encourt le
parjure s'il ne la fait pas. Mais il peut arriver qu'on ne pèche pas en
n'accomplissant pas cette volonté, par exemple si l'on a reçu un ordre trop dur
et insupportable. Il semble donc que tout parjure ne soit pas un péché.
4. Le serment de promesse s'étend à l'avenir, comme le serment
affirmatif porte sur le passé et le présent. Mais il peut arriver que
l'obligation du serment disparaisse à l'apparition d'un fait nouveau. Ainsi une
cité a juré certaine loi et dans la suite surviennent de nouveaux citoyens qui
n'ont pas fait ce serment ; ou bien un chanoine a juré d'observer les statuts
d'une église, et par la suite on en a fait de nouveaux. Il semble donc que
celui qui transgresse son serment ne pèche pas.
Cependant :
Saint Augustin dit
à propos du parjure : "Vous voyez combien ce monstre est détestable et
doit être banni des affaires humaines."
Conclusion :
Nous avons dit que
jurer consiste à prendre Dieu à témoin. Or c'est de l'irrespect envers Dieu que
l'invoquer comme témoin de ce qui est faux, parce qu'ainsi on donne à entendre
que Dieu ne connaît pas la vérité, ou qu'il veut témoigner en faveur de la
fausseté. C'est pourquoi le parjure est manifestement un péché contraire à la
vertu de religion, chargée de la révérence envers Dieu.
Solutions :
1. Jurer d'accomplir une action illicite, c'est commettre le
parjure par défaut de justice. Mais si l'on n'accomplit pas son serment, on ne
commet pas de parjure, parce que cela ne pouvait pas devenir l'objet d'un
serment.
2. Celui qui jure de ne pas entrer en religion, ou de ne pas
faire l'aumône, etc., commet alors un parjure par défaut de jugement. C'est
pourquoi, quand il fait ce qui est meilleur, il ne commet pas de parjure, mais
il contredit son parjure, car le contraire de ce qu'il fait maintenant ne
pouvait être objet de serment.
3. Quand on jure de faire la volonté d'un autre, on sous-entend
cette condition nécessaire : que celui-ci ordonnera quelque chose d'honorable, et
aussi de supportable, c'est-à-dire de modéré.
4. Parce que le serment est une action personnelle, celui qui
devient citoyen n'est pas obligé par son serment d'observer ce que la Cité a
juré d'observer. Cependant il est tenu par une certaine fidélité qui l'oblige, de
même qu'il partage les biens de la Cité, à en partager les charges. Quant au
chanoine qui jure d'observer les statuts d'une certaine communauté, il n'est pas
tenu par serment à observer les statuts ultérieurs, sauf s'il a voulu s'obliger
à tous les statuts présents et futurs. Cependant il est tenu de les observer en
vertu des statuts eux-mêmes qui ont une force obligatoire, comme nous l'avons
montré.
Objections :
1. On lit ceci dans une décrétale :
"Sur la question de savoir si sont déliés de leur serment ceux qui l'ont
prêté malgré eux pour sauver leur vie et leurs biens, nous ne jugeons pas
autrement que nos prédécesseurs, les pontifes romains, qui ont délié ces gens
d'un tel serment. Toutefois, pour agir plus prudemment et pour ne pas donner
matière à parjure, on ne leur dira pas expressément de ne pas observer leurs
serments ; mais s'ils n'en tiennent pas compte, on ne doit pas les punir comme
pour une faute mortelle." Donc le parjure n'est pas toujours péché mortel.
2. Selon Chrysostome : "Jurer par Dieu c'est
davantage que jurer par l'Évangile". Mais celui qui jure par Dieu une
chose fausse ne commet pas toujours un péché mortel. Par exemple, si l'on fait
un tel serment dans la conversation courante par plaisanterie, ou par erreur de
langage. Donc, même si l'on enfreint le serment qu'on a fait solennellement par
l'Évangile, ce ne sera pas toujours péché mortel.
3. Selon le Droit, le parjure fait encourir l'infamie. Or, on
ne voit pas que tout parjure fasse encourir cette peine, d'après ce qui est dit
de la violation du serment affirmatif. Donc tout parjure n'est pas péché
mortel.
Cependant :
Tout péché opposé
à un précepte divin est mortel. Mais le parjure contrevient au précepte divin
du Lévitique (19, 12) : "Tu ne commettras pas de parjure en mon nom."
Conclusion :
Selon
l'enseignement d'Aristote : "Ce qui fait qu'une chose est telle, l'est
lui-même encore davantage." Or, nous le voyons, des actions qui de soi
sont péchés véniels, ou même qui sont bonnes par nature, deviennent péchés
mortels si on les accomplit par mépris de Dieu. Aussi, à bien plus forte raison,
tout ce qui comporte par définition du mépris envers Dieu est-il péché mortel.
Or le parjure comporte ce mépris par définition, car il a raison de faute, nous
l'avons dit à l’article précédent, parce qu'il comporte une irrévérence envers
Dieu. Aussi est-il évident que, par définition, le parjure est péché mortel.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit plus haut, la contrainte n'enlève
pas au serment de promesse sa force obligatoire à l'égard d'une action licite.
C'est pourquoi, si l'on ne tient pas un serment prêté sous la contrainte, on
commet un parjure et on pèche mortellement. Cependant on peut être délié de ce
serment par l'autorité du souverain pontife, surtout si la contrainte est venue
d'une crainte capable d'impressionner un homme solide. Et quand on dit que de
tels parjures ne doivent pas être punis comme pour un crime mortel, cela ne
signifie pas qu'ils ne pèchent pas mortellement, mais qu'on leur inflige une
peine moins forte.
2. Celui qui jure par plaisanterie n'évite pas l'irrévérence
envers Dieu, en un sens il l'aggrave plutôt. C'est pourquoi il n'est pas excusé
de péché mortel. Quant au faux serment qu'on fait par une erreur de langage, si
l'on s'aperçoit que l'on jure, et que c'est à faux, on n'est pas excusé du
péché mortel pas plus que du mépris envers Dieu. Mais si on ne le remarque pas,
on ne semble pas avoir eu l'intention de jurer, et l'on est donc excusé du
parjure. Donc, si l'on jure solennellement par l’Évangile, c'est un péché plus
grave que si l'on jure par Dieu dans la conversation courante, en raison du
scandale, et aussi de la délibération plus attentive. Aussi, dans des
circonstances semblables, il est lus grave de commettre un parjure en jurant
par Dieu qu'en jurant par l'Evangile.
3. On n'encourt pas l'infamie de droit pour n'importe quel
péché mortel. Par conséquent, si celui qui a prêté un serment d'affirmation sur
une chose fausse n'est pas déclaré infâme par le droit, mais seulement par une
sentence précise à la suite d'un procès, cela n'implique pas qu'il n'ait pas
péché mortellement. C'est pourquoi celui qui viole un serment de promesse prêté
solennellement est davantage réputé infâme parce qu'il a toujours le pouvoir, après
qu'il a juré, de rendre vrai son serment, ce qui n'a pas lieu dans le serment
affirmatif.
Objections :
1. Il semble bien, car on sait que le serment est vrai, ou
bien qu'il est faux. Dans le premier cas, on fait jurer pour rien ; dans le
second cas on induit à pécher, pour autant qu'on le peut.
2. Recevoir un serment de quelqu'un est moins important que de
le lui prescrire. Mais recevoir un serment n'est pas permis, surtout s'il
s'agit d'un parjure, car il semble que ce soit consentir au péché. Donc il
semble bien moins permis encore d'exiger un serment d'un parjure.
3. On lit dans le Lévitique (5, 1) : "Si quelqu'un pèche,
parce qu'il a entendu proférer un faux serment, dont il est conscient par ce
qu'il a vu ou ce qu'il sait, et s'il ne le révèle pas, il porte son iniquité."
On voit par là que celui qui connaît un faux témoignage est tenu de le
dénoncer. Il n'a donc pas le droit d'exiger de ce parjure un nouveau serment.
Cependant :
4. Si l'on pèche en jurant faussement, on pèche de même en
jurant par de faux dieux. Or il est permis d'user du serment de qui jure par de
faux dieux, selon saint Augustin. Donc il est permis d'exiger le serment du
parjure.
Conclusion :
Il faut faire une
distinction au sujet de celui qui exige le serment. Ou bien il l'exige pour
lui-même, de son propre mouvement, ou bien il l'exige au profit d'un autre, en
vertu de la fonction qu'on lui a confiée. Dans le cas de celui qui exige le
serment pour lui-même, en tant que personne privée, il faut encore distinguer, avec
Saint Augustin : "S'il ignore que l'autre fera un faux serment, et qu'il
lui dise : "Jure-moi", afin de pouvoir lui faire confiance, il n'y a
pas péché ; il y a toutefois une tentation bien humaine", qui vient d'une
certaine faiblesse, par laquelle on doute si l'autre dira vrai." Et tel
est le serment dont le Seigneur dit (Mt 5, 37) : "Tout ce qu'on ajoute
vient du mauvais". Mais si, sachant ce que cet homme a fait (c'est-à-dire
le contraire de ce qu'il jure), il le force encore à jurer, il est homicide.
Car l'autre se donne la mort du fait de son parjure, mais celui qui l'oblige à
jurer lui a forcé la main." Si au contraire celui qui a exigé le serment
le fait en vertu d'une fonction publique, parce que l'ordre du droit l'exige, et
à la demande d'un autre, il ne semble pas commettre de faute s'il exige le
serment, en prévoyant qu'il sera faux ou qu'il sera vrai, car ce n'est pas
lui-même qui l'exige, mais celui dont il subit la pression.
Solutions :
1. L'objection est valable quand on exige le serment pour
soi-même. Pourtant on ne sait pas toujours si celui-ci est vrai ou faux.
Parfois on doute du fait, mais on croit que l'autre jurera la vérité, et on
exige le serment pour accroître sa certitude.
2. Comme dit saint Augustin, "bien qu'on nous dise de ne
pas jurer, je ne me rappelle pas avoir jamais lu dans la Sainte Écriture qu'on
y défendît de recevoir un serment". Aussi celui qui reçoit un serment ne
pèche-t-il pas, à moins que, de sa propre initiative, il force à jurer
quelqu'un qu'il sait devoir faire un faux serment.
3. Comme dit saint Augustin, Moïse n'a pas déclaré dans ce
texte à qui il faudrait dénoncer le parjure de l'autre. C'est pourquoi on
comprend qu'on doit le signaler "à ceux qui peuvent aider l'homme coupable
de parjure, plutôt que lui nuire." De même il n'a pas dit quel ordre
devait suivre cette dénonciation. Il semble donc qu'il faudra suivre l'ordre
évangélique, comme nous l'avons dit.
4. Il est permis d'utiliser le mal pour faire le bien ; c'est
ce que fait Dieu (1 Rois 22, 20) mmm ; mais il n'est pas permis d'induire quelqu'un au mal.
Donc, s'il est permis de recevoir le serment de celui qui est prêt à jurer par
les faux dieux, il n'est jamais permis d'induire quelqu'un à jurer ainsi. Mais
le cas est différent chez celui qui fait un faux serment par le vrai Dieu, car
dans un tel serment, il manque la bonne foi dont témoigne celui qui jure la
vérité par les faux dieux, dit saint Augustin. Aussi dans le serment où l'on
jure le faux par le vrai Dieu, il n'y a aucun bien dont il soit permis de
profiter.
Nous étudions
maintenant les vices d'irréligion où se montre l'irrévérence à l'égard des
choses sacrées. Ce sont :
- 1° Le sacrilège (Question
99) ;
- 2° La simonie
(Question 100).
- 1. Qu'est-ce que
le sacrilège ? - 2. Est-il un péché spécial ? - 3. Ses espèces. - 4. Quelle
punition lui est due ?
Objections :
1. Il ne semble pas que le sacrilège soit "la violation
d'une chose sainte", car on lit dans les Décrets : "Commettent le sacrilège ceux
qui discutent le jugement du prince, en doutant que celui qu'il a choisi soit
digne d'honneur." Il n'y a là aucun rapport avec les choses saintes.
2. Un canon suivant porte que celui qui permettrait aux juifs
d'exercer des charges publiques "serait excommunié comme sacrilège".
Mais les charges publiques n'ont aucun rapport avec le sacré. Donc le sacrilège
ne doit pas se définir par la violation d'une chose sainte.
3. C'est de Dieu, dont la puissance dépasse celle de l'homme, que
les choses sacrées tiennent leur sainteté. L'homme ne peut donc rien contre
elles et l'on ne peut pas dire que le sacrilège consiste à les violer.
Cependant :
Isidore donne
cette étymologie : "Sacrilège vient de sacra legere : prendre, c'est-à-dire
dérober, les choses sacrées."
Conclusion :
On attribue la
qualité de sacré, comme nous l'avons vu, à ce qui est ordonné au culte de Dieu.
Il en va de même ici que pour la notion de bien : le bien est ce qui est
ordonné à une fin bonne. Pareillement, du fait qu'une chose est ordonnée au
culte de Dieu, elle devient quelque chose de divin ; on lui doit alors un
certain respect, qui se reporte sur Dieu. Toute irrévérence à l'égard des choses
saintes est donc une offense envers Dieu, et a raison de sacrilège.
Solutions :
1. Aristote dit que le bien commun de la nation est quelque
chose de divin. Dans l'antiquité ceux qui dirigeaient les affaires publiques
étaient appelés "divins", comme ministres de la providence divine, ce
qui rejoint le texte de la Sagesse (6, 5 Vg) : "Alors que vous étiez les
ministres de son règne, vous n'avez pas jugé avec droiture." On peut donc
étendre le terme de sacrilège et nommer ainsi, par assimilation, ce qui atteint
le prince dans son honneur : discuter sa décision et se demander s'il faut la
suivre.
2. Le peuple chrétien est un peuple saint, sanctifié par la
foi et les sacrements du Christ." Vous avez été lavés, vous avez été
sanctifiés", dit saint Paul (1 Co 6, 11). Et saint Pierre lui fait écho (1
P 2, 9) : "Vous êtes une race choisie, une nation sainte, un peuple acquis."
C'est faire offense au peuple chrétien que de mettre à sa tête des infidèles, et
il est raisonnable d'appeler sacrilège cette irrévérence à l'égard d'une
sainteté véritable.
3. On désigne ici, sous ce terme assez large de violation, toute
irrévérence ou manque d'honneur. Rappelons-nous que, pour Aristote : "l'honneur
est chez celui qui honore, et non point chez celui qui reçoit cet honneur".
De même, l'irrévérence existe chez celui qui agit de façon irrespectueuse, même
s'il ne nuit en rien à celui qu'il outrage. Autant qu'il est en lui, le
sacrilège viole une réalité sainte, bien que celle-ci ne soit pas violée en
elle-même.
Objections :
1. C'est un péché général. Car nous lisons dans les Décrets : "Commettent le sacrilège ceux
qui agissent contre la sainteté de la loi divine par ignorance, ou qui la
violent et l'offensent par négligence." Mais cela est impliqué dans tout
péché, que saint Augustin définit comme "une parole, un acte ou un désir
contraire à la loi de Dieu".
2. Aucun péché spécial ne se situe dans divers genres de
péché. Or le sacrilège appartient à plusieurs genres de péché : l'homicide, si
l'on tue un prêtre ; la luxure, si l'on viole une vierge consacrée, ou
n'importe quelle femme dans un lieu saint ; le vol, s'il s'agit d'objets
sacrés. Ce n'est donc pas un péché spécial.
3. Un péché spécial doit pouvoir se rencontrer à part, indépendamment
de tout autre péché, comme le dit Aristote, au sujet de l'injustice, péché
spécial. Or on ne trouve jamais le sacrilège sans d'autres péchés : il est lié
tantôt au vol, tantôt à l'homicide. Il n'est donc pas un péché spécial.
Cependant :
Le sacrilège
s'oppose à la religion, vertu spéciale dont l'objet est de révérer Dieu et les
choses divines. C'est donc un péché spécial.
Conclusion :
Partout où se
rencontre une raison spéciale de difformité, il y a nécessairement un péché
spécial, car l'espèce de chaque chose est considérée selon sa raison formelle, non
selon sa matière ou son sujet. Or le sacrilège comporte une raison spéciale de
difformité : il consiste à violer une chose sainte par irrévérence. C'est donc
un péché spécial.
Et il s'oppose à
la religion. Comme dit saint Jean Damascène : "La pourpre, devenue
vêtement royal, est honorée et glorifiée. Si quelqu'un la transperce, il est
puni de mort", comme s'il s'agissait du roi lui-même. Ainsi encore celui
qui viole une chose sainte agit par le fait même contre le respect dû à Dieu et
pèche par irréligion.
Solutions :
1. On parle dans ce texte de ceux qui attaquent la loi de
Dieu, comme les hérétiques et les blasphémateurs. En refusant de croire en Dieu,
ils commettent le péché d'infidélité, et en faussant les paroles de la loi
divine, ils commettent le sacrilège.
2. Rien n'empêche qu'une même raison spéciale de péché se
retrouve en des péchés de genres différents. Des péchés divers peuvent être
ordonnés à une même fin coupable, de même qu'une vertu peut tenir d'autres
vertus sous son commandement. De cette façon, quel que soit le péché commis en
manquant au respect dû aux choses saintes, on commet formellement un sacrilège,
bien que matériellement il y ait là divers genres de péchés.
3. On trouve parfois le sacrilège séparé des autres péchés, l'acte
n'ayant d'autre défaut moral que la violation d'une chose sacrée ; c'est le cas,
par exemple, du juge qui fait saisir dans un lieu saint quelqu'un qu'il
pourrait légitimement appréhender ailleurs.
Objections :
1. Il semble que les espèces du sacrilège ne se distinguent
pas par les choses sacrées. En effet, la diversité matérielle ne diversifie pas
l'espèce si la raison formelle reste la même. Mais dans la violation de n'importe
quelles choses sacrées, on trouve la même raison formelle de péché, parce que
la diversité n'est que matérielle.
2. Il n'est pas possible que des choses soient d'une même
espèce et en même temps se distinguent spécifiquement. L'homicide, le vol, l'union
sexuelle illicite, sont des péchés d'espèce distincte. Ils ne peuvent donc se
rejoindre dans une seule espèce de sacrilège. Ainsi voit-on que les espèces de
sacrilège se distinguent selon les espèces diverses des autres péchés, et non
selon la diversité des choses sacrées.
3. On range également dans la catégorie du sacré les personnes
consacrées. Si l'outrage commis à l'égard d'une personne consacrée était un
sacrilège d'une espèce spéciale, il s'ensuivrait que tout péché commis par une
personne sacrée serait un sacrilège. Car tout péché souille le pécheur qui le
commet. Donc les espèces du sacrilège ne se distinguent pas selon les réalités
sacrées.
Cependant :
Les actes et les
habitus se distinguent par leurs objets. L'objet du sacrilège c'est le sacré, nous
l'avons dit. La diversité des choses sacrées servira donc à distinguer les
espèces de sacrilège.
Conclusion :
Le péché de
sacrilège, avons-nous dit, consiste à traiter avec irrévérence une chose
sacrée. Or, les choses sacrées ont droit à notre respect en raison de leur
sainteté. C'est pourquoi il est nécessaire de distinguer les espèces du
sacrilège, et celui-ci est d'autant plus grave que la réalité sacrée contre
laquelle on pèche a une plus grande sainteté.
Or, on attribue la
sainteté aux personnes consacrées, c'est-à-dire dédiées au culte divin, aux
lieux sacrés et à certaines autres réalités sacrées. La sainteté du lieu est
ordonnée à celle de l'homme qui, dans le lieu saint, rend son culte à Dieu.
Comme il est dit au 2ème livre des Maccabées (5, 19), "Dieu n'a
pas choisi la nation pour le lieu, mais le lieu pour la nation". C'est
donc pécher plus gravement de commettre le sacrilège contre une personne sacrée,
que contre un lieu saint. Il y a toutefois dans ces deux espèces de sacrilège
des degrés divers suivant les différences qui s'y rencontrent. La première
place y revient en effet aux sacrements qui sanctifient l'homme ; et le plus
grand d'entre eux est l'eucharistie qui contient le Christ lui-même. Le
sacrilège commis contre ce sacrement est donc le plus grave de tous. Viennent
au second rang, après les sacrements, les vases consacrés qui servent à les
recevoir ; puis les saintes images et les reliques des saints dans lesquelles, d'une
certaine manière, les personnages mêmes des saints sont vénérés ou outragés.
Ensuite tout ce qui sert à l'ornement de l'église et des ministres du culte.
Ensuite tout ce qui est voué à l'entretien des ministres, biens meubles ou
immeubles. Quiconque pèche contre l'une quelconque de ces choses saintes
encourt le crime de sacrilège.
Solutions :
1. Toutes ces réalités ne sont pas saintes au même titre. Il
y a là plus qu'une distinction matérielle : c'est vraiment formel.
2. Rien n'empêche que deux choses soient d'une même espèce
sous un certain rapport, et d'espèces différentes à d'autres points de vue.
Socrate et Platon se rejoignent dans une même espèce animale, mais se
distinguent par une coloration d'espèce différente, si l'un est blanc et
l'autre noir. De même il est possible que des actes, constituant matériellement
des péchés différents, se trouvent rangés sous une même espèce selon une même
raison formelle de sacrilège ; par exemple, c'est un sacrilège d'outrager une
moniale, que ce soit en la frappant ou en couchant avec elle.
3. Tout péché commis par une personne consacrée est sacrilège,
mais matériellement, et comme par accident. C'est en ce sens que saint Jérôme
dit : "Les frivolités sur les lèvres d'un prêtre sont sacrilège ou
blasphème." Mais formellement et proprement seul le péché qu'une personne
consacrée commet en opposition directe avec sa sainteté est un sacrilège : si
par exemple une vierge consacrée à Dieu commet la fornication ; de même pour
les autres péchés.
Objections :
1. L'amende ne semble pas le châtiment qui convient au
sacrilège, car elle n'est pas en usage pour les fautes criminelles. Or le
sacrilège est un crime, que les lois civiles punissent de la peine capitale.
Donc il ne doit pas être puni d'amende.
2. Le même péché ne doit pas être puni d'un double châtiment, selon
cette parole du prophète Nahum (1, 9) : "La détresse ne surgira pas deux
fois." Or la peine prévue pour le sacrilège est l'excommunication : majeure
si l'on fait violence à une personne consacrée ou si l'on incendie ou détruit
une église ; excommunication mineure pour les autres sacrilèges. Le sacrilège
ne doit donc pas être puni par une amende.
3. "Nous n'avons jamais donné prise à la cupidité", dit
saint Paul (1 Th 2, 5). Or ce serait le cas si l'on exigeait une amende pour la
violation d'une réalité sacrée. Cette peine ne convient donc pas pour le
sacrilège.
Cependant :
On lit dans les Décrets :
"Si quelqu'un, par opiniâtreté ou par orgueil, arrache, par force du
parvis de l'église, un esclave fugitif, il fera composition de neuf cents sols."
Et plus loin : "Quiconque aura été convaincu de sacrilège fera composition
de trente livres d'argent contrôlé, très pur."
Conclusion :
Pour infliger des
châtiments, deux principes sont à considérer. D'abord un principe de proportion,
qui mesure le juste châtiment. On doit "être puni par où l'on a péché",
dit le livre de la Sagesse (11, 16). A ce point de vue, il convient que le
sacrilège, qui déshonore les choses saintes, soit puni de l'excommunication, qui
tient à l'écart du sacré. Le second principe est l'utilité du châtiment : les
pénalités sont en effet comme des remèdes destinés à détourner du péché par
l'effroi qu'elles inspirent. Or le sacrilège est un homme qui n'a pas de
respect pour les choses saintes. Il ne sera donc pas suffisamment détourné du
péché par le fait qu'on lui interdit les choses saintes dont il n'a cure. C'est
pourquoi les lois humaines infligent pour ce crime la peine de mort. L'Église, qui
ne punit pas de mort corporelle, frappe ce même crime d'amende, afin qu'au
moins des peines temporelles détournent les hommes du sacrilège.
Solutions :
1. L'Église n'inflige pas la mort corporelle mais la remplace
par l'excommunication.
2. Il est nécessaire d'employer ce double châtiment, quand un
seul ne peut suffire à détourner quelqu'un du péché. C'est pourquoi il fallait
ajouter à la peine d'excommunication une peine temporelle, pour réprimer ceux
qui méprisent les réalités spirituelles.
3. Si l'on exigeait de l'argent sans cause raisonnable, cela
semblerait donner lieu à la cupidité. Mais quand on l'exige pour corriger des
pécheurs, l'utilité est manifeste, et cela ne peut donner l'occasion d'aucun
reproche.
- 1. Qu'est-ce que
la simonie ? - 2. Est-il permis de recevoir de l'argent pour des sacrements ? -
3. Est-il permis d'en recevoir pour des actes spirituels ? - 4. Est-il permis
de vendre des biens annexés au spirituel ? - 5. Est-ce seulement le "présent
manuel" qui rend simoniaque, ou encore le "présent verbal" et le
"présent servile" ? - 6. Le châtiment dû à la simonie.
Objections :
1. Il semble que la simonie ne soit pas "l'application
de la volonté à acheter et vendre une réalité spirituelle ou liée au spirituel".
En effet, la simonie est une hérésie, car on lit dans les Décrets : "L'hérésie impie de
Macédonius et de ceux qui, avec lui, attaquent l'Esprit Saint, est plus
tolérable que celle des simoniaques. Ceux-là affirment dans leur folie que le Saint-Esprit
est une créature et le serviteur de Dieu, Père et Fils. Mais ceux-ci font du Saint-Esprit
leur propre esclave ; car c'est le maître qui vend à son gré ce qu'il possède, un
esclave ou quelque autre de ses biens." Or l'infidélité réside non pas
dans la volonté mais dans l'intelligence, comme la foi elle-même, nous l'avons
vu il ne faut donc pas faire entrer la volonté dans la définition de la
simonie.
2. S'appliquer à pécher, c'est pécher par malice, ce qui
définit le péché contre le Saint-Esprit. Donc, si la simonie était une
application volontaire à pécher, ce serait toujours un péché contre le Saint-Esprit.
3. Rien de plus spirituel que le Royaume des cieux ; or on
peut acheter le Royaume des cieux. Saint Grégoire nous dit le prix qu'il faut y
mettre : "Il vaut tout ce que tu possèdes." Vouloir acheter une chose
spirituelle n'est donc pas de la simonie.
4. Le mot vient de Simon le Mage. Le livre des Actes (8, 18)
nous raconte qu'il offrit de l'argent aux Apôtres pour acheter la puissance
spirituelle, "en sorte que tous ceux à qui il imposerait les mains
recevraient le Saint-Esprit ". Mais nous ne lisons pas qu'il ait voulu
vendre quoi que ce soit. La simonie n'est donc pas la volonté de vendre quelque
chose de spirituel.
5. Il y a bien des échanges volontaires autres que l'achat et
la vente : l'échange, la transaction. La définition est donc insuffisante.
6. Tout ce qui se trouve lié au spirituel est spirituel. Il
est donc inutile d'ajouter cette mention "liée au spirituel".
7. Certains disent que le pape ne peut commettre la simonie.
Or il peut acheter ou vendre des choses spirituelles. Ce n'est donc pas en cela
que consiste la simonie.
Cependant :
Saint Grégoire dit
: "Acheter ou vendre l'autel, les dîmes et l'Esprit Saint, voilà l'hérésie
simoniaque, nul fidèle ne l'ignore."
Conclusion :
Est mauvais en soi,
nous l'avons dit, tout acte qui porte sur une matière indue. Or, l'achat et la
vente ne peuvent s'exercer à l'égard du spirituel, pour trois raisons.
- 1° Les réalités
spirituelles, comparées aux valeurs terrestres, n'ont pas de prix. La "sagesse
est plus précieuse que toutes les richesses : tout ce qu'on peut convoiter ne
saurait lui être comparé" (Pr 3, 15). Aussi saint Pierre a-t-il condamné
dans sa racine le vice de Simon, en disant : "Périsse ton argent avec toi,
puisque tu as cru pouvoir acquérir à ce prix le don du Seigneur !"
- 2° On ne peut
vendre légitimement que ce dont on est le maître (voir le texte cité dans
l'objection 1). Or un prélat ecclésiastique n'est pas maître, mais seulement
intendant des choses spirituelles. Comme dit saint Paul (1 Co 4, 1) : "Qu'on
nous tienne pour les ministres du Christ, et les dispensateurs des mystères de
Dieu."
- 3° L'origine des
choses spirituelles est incompatible avec leur vente. Elles proviennent de la
volonté gratuite de Dieu. C'est pourquoi notre Seigneur a dit (Mt 10, 8) :
"Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement." Par conséquent
vendre ou acheter une chose spirituelle, c'est montrer de l'irrévérence envers
Dieu et les choses divines. C'est donc pécher par irréligion.
Solutions :
1. De même que la religion est une protestation de la foi, que
l'on n'a pas toujours dans son coeur, de même les vices opposés à la religion
comportent une sorte de protestation d'infidélité, bien que parfois celle-ci ne
soit pas dans l'esprit. Si l'on parle d'hérésie à propos de la simonie, c'est
donc relativement à cette manifestation extérieure : celui qui vend le don du Saint-Esprit
professe d'une certaine manière qu'il est maître des dons spirituels, ce qui
est hérétique.
Il faut savoir
cependant que Simon le Mage, outre "qu'il voulut acheter des Apôtres à
prix d'argent la grâce du Saint-Esprit" disait que le monde n'avait pas
été créé par Dieu, "mais par une certaine puissance supérieure", d'après
saint Isidore. C'est à ce point de vue qu'on met les disciples de Simon au rang
des hérétiques, comme on peut le voir par le livre de saint Augustin sur les
hérésies.
2. La justice réside dans la volonté, ainsi que toutes les
vertus qu'on lui rattache, et par suite tous les vices contraires. La simonie
est donc à définir comme un vice de la volonté. Quant au mot "application"
que l'on met dans la définition, il désigne le choix volontaire qui est au principe
de la vertu et du vice. Mais pécher par choix volontaire n'est pas
nécessairement pécher contre le Saint-Esprit. C'est le cas seulement du péché
dont le choix volontaire comporte un mépris de tout ce qui habituellement
détourne de pécher, nous l'avons dit précédemment.
3. On parle d'acheter le Royaume des cieux, en donnant pour
Dieu tout ce qu'on a. Mais c'est au sens large : achat est pris au sens de
mérite, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, car "les souffrances
d'ici-bas" (non plus que nos dons ou nos oeuvres) : "ne sont
proportionnées à la gloire future qui sera manifestée en nous" (Rm 8, 18).
Et, d'autre part, le mérite ne tient pas principalement au don, à l'acte, ou à
la souffrance extérieure, mais au sentiment intérieur.
4. Simon le Mage voulait acheter le pouvoir spirituel pour le
vendre ensuite. "Selon les Décrets il voulut acheter le don du Saint-Esprit
pour faire commerce de prodiges et multiplier les gains." Ceux qui vendent
les choses spirituelles ont la même intention que Simon. Ceux qui veulent les
acheter l'imitent dans son acte. Quant à ceux qui vendent, ils imitent l'acte
de Giézi, disciple d'Élisée, dont on lit (2 R 5, 20) qu'il reçut de l'argent du
lépreux guéri par son maître. Si bien qu'on peut appeler ceux qui vendent les
choses spirituelles non seulement simoniaques, mais "giézites".
5. On entend par vente et achat tout contrat non gratuit.
Aucun échange de prébende ou de bénéfices ecclésiastiques ne peut donc se faire,
en vertu de la simple autorité des parties, sans danger de simonie ; ni les
transactions, ainsi que le droit le détermine. Mais le prélat peut, en vertu de
sa charge, faire ces sortes d'échanges quand il y a utilité ou nécessité.
6. De même que l'âme est vivante par elle-même, et le corps
vivant par son union à l'âme ; de même il y a des réalités spirituelles par
elles-mêmes, comme les sacrements et réalités analogues, et d'autres qui sont
appelées spirituelles parce qu'elles sont liées aux précédentes. D'où ce texte
des Décrets : "Les
réalités spirituelles sans les réalités corporelles ne nous servent pas, de
même que l'âme ne peut, sans le corps, vivre de la vie corporelle."
7. Le pape peut tomber comme tout homme dans le péché de
simonie, et le péché est d'autant plus grave que celui qui le commet est plus
haut placé. Bien que les affaires de l'Église lui soient confiées comme au
dispensateur principal, il n'en est ni le maître ni le possesseur. Donc, s'il
recevait, pour une affaire spirituelle, de l'argent pris sur le revenu d'une
église, il ne serait pas exempt de simonie. Il pourrait également commettre la
simonie en recevant d'un laïc de l'argent qui ne viendrait pas des biens de
l'Église.
Objections :
1. Ce n'est pas toujours défendu, semble-t-il. Car le baptême
est la "porte des sacrements", on le dira dans la troisième Partie.
Or on voit qu'il est permis, en certains cas, de donner de l'argent pour le
recevoir. Si par exemple un prêtre ne voulait pas sans salaire baptiser un
enfant mourant. Donc il n'est pas toujours illicite d'acheter ou de vendre les
sacrements.
2. Le plus grand des sacrements est l'eucharistie, que l'on
consacre à la messe. Mais certains prêtres reçoivent une prébende ou de
l'argent pour chanter la messe. A plus forte raison peut-on acheter ou vendre
les autres sacrements.
3. Le sacrement de pénitence est obligatoire, et consiste
surtout dans l'absolution. Or certains réclament de l'argent pour absoudre de
l'excommunication.
4. La coutume enlève à des actes qui seraient autrement des
péchés leur caractère coupable. Ce n'était pas un crime d'avoir plusieurs
femmes, dit saint Augustin au temps où c'était la coutume. Or on rencontre la
coutume de donner quelque chose pour le chrême, l'huile sainte et autres choses
de ce genre, lors des consécrations d'évêques, bénédictions d'abbés et
ordinations de clercs.
5. Il arrive que par méchanceté on empêche quelqu'un d'obtenir
l'épiscopat ou une autre dignité. Or il est permis à quiconque de racheter ce
qui lui donne tort. Il semble donc permis en ce cas de donner de l'argent pour
un évêché ou une autre dignité ecclésiastique.
6. Le mariage est un sacrement. Mais on donne parfois de
l'argent pour se marier. Il est donc permis de vendre les sacrements à prix
d'argent.
Cependant :
On lit dans les Décrets : "Celui qui aura consacré
quelqu'un à prix d'argent devra être rejeté du sacerdoce."
Conclusion :
Les sacrements de
la loi nouvelle sont spirituels au plus haut point, car ils produisent dans les
âmes la grâce spirituelle. Celle-ci ne peut s'estimer à prix d'argent, et par
définition exige d'être donnée gratuitement. Mais les sacrements sont dispensés
par les ministres de l'Église, à l'entretien desquels le peuple doit subvenir, selon
saint Paul (1 Co 9, 13) : "Ignorez-vous que ceux qui vaquent aux offices
sacrés doivent se nourrir du temple ? Et que ceux qui servent à l'autel ont
part à l'autel ?" Nous dirons donc que recevoir de l'argent en échange de
la grâce spirituelle des sacrements est un crime de simonie, que nulle coutume
ne peut autoriser : car la coutume ne prévaut pas contre le droit naturel ou
divin. Et par argent on entend ici tout ce qu'on peut estimer à prix d'argent, comme
dit Aristote. Mais recevoir quelque chose pour l'entretien de ceux qui
administrent les sacrements selon la détermination de l'Église et les coutumes
approuvées, n'est pas simonie, ni péché. Ce n'est pas, en effet, le prix d'un
salaire, mais le tribut payé à la nécessité. C'est pourquoi sur ce texte (1 Tm
5, 17) : "Les prêtres qui gouvernent bien, etc.", la Glose de saint Augustin
donne ce commentaire : "Qu'ils reçoivent du peuple l'entretien nécessaire,
et du Seigneur le salaire de leur administration."
Solutions :
1. En cas de nécessité n'importe qui peut baptiser. Et parce
que rien n'autorise jamais le péché, on doit, si le prêtre ne veut pas baptiser
sans recevoir d'argent, faire comme s'il n'y avait personne pour baptiser.
Celui qui a la charge de l'enfant pourrait en pareil cas le baptiser licitement
lui-même, ou le faire baptiser par quelqu'un d'autre. Toutefois il lui serait
permis d'acheter de l'eau à un prêtre, car c'est là un simple élément corporel.
Supposons
maintenant un adulte désirant le baptême, et en danger de mort, que le prêtre
ne veut pas baptiser sans argent. Il doit, s'il le peut, se faire baptiser par
quelqu'un d'autre. Si ce recours lui est impossible, il ne doit aucunement
acheter à prix d'argent son baptême, mais plutôt mourir sans l'avoir reçu. Le
baptême de désir supplée en effet pour lui ce que le sacrement ne peut lui
donner.
2. L'argent reçu par le prêtre n'est pas le prix de la
consécration eucharistique ni de la messe qu'il doit chanter. Ce serait une
pratique simoniaque. C'est une sorte de tribut acquitté pour son entretien, comme
on vient de le dire.
3. L'argent exigé n'est pas le prix de l'absolution, ce qui
serait simoniaque. C'est le châtiment de la faute qui a entraîné
l'excommunication.
4. La coutume, nous venons de le dire, laisse toujours intact
le droit naturel ou divin, qui interdit la simonie. Si donc, par suite d'une
coutume, on exige une rétribution qui soit comme le prix d'une chose
spirituelle, avec intention d'acheter et de vendre, c'est manifestement de la
simonie : surtout si on l'exige contre le gré de ceux qui doivent payer. Mais
si l'on reçoit quelques dons comme un tribut approuvé par la coutume, il n'y a
pas simonie, pourvu toutefois qu'on n'ait pas intention de faire acte d'achat
ou de vente, mais simplement d'observer une coutume, et surtout quand le
donateur s'en acquitte volontairement. Il faut cependant en tout ceci prendre
garde qu'il n'y ait aucune apparence de simonie et de cupidité. Comme dit saint
Paul (1 Th 5, 22) : "Abstenez-vous de toute apparence de mal."
5. Avant d'avoir acquis un droit à l'épiscopat ou à une quelconque
dignité ou prébende par voie d'élection, provision ou collation, celui qui
écarterait les obstacles à prix d'argent serait simoniaque. Ce serait en effet
s'ouvrir par de l'argent l'accès à un bien spirituel. Mais le droit étant déjà
acquis, on peut légitimement écarter à prix d'argent les empêchements injustes.
6. Certains disent que pour le mariage on peut donner de
l'argent parce que la grâce n'y est pas conférée. Ce n'est pas tout à fait vrai,
comme on le dira dans la troisième Partie. Il faut résoudre autrement la
question : le mariage n'est pas seulement sacrement de l'Église, mais aussi
office de nature. C'est à ce dernier point de vue qu'il est licite de donner de
l'argent pour se marier, mais en tant que le mariage est un sacrement, c'est
illicite. Et voilà pourquoi le droit interdit d'exiger quoi que ce soit pour la
bénédiction nuptiale.
Objections :
1. C'est permis, car l'exercice de la prophétie est un acte
spirituel. Or jadis on payait les prophètes : le cas est mentionné aux livres
des Rois (1 S 9, 7 et 1 R 14, 3).
2. La prière, la prédication, la louange divine sont des actes
hautement spirituels. Mais on donne de l'argent à de saintes gens pour obtenir
le suffrage de leurs prières, selon la parole du Seigneur (Lc 16, 9) : "Faites-vous
des amis avec le Mammon d'iniquité." Les prédicateurs, qui sèment le bon
grain dans les âmes, ont droit également à une rétribution temporelle : c'est
l'avis de saint Paul (1 Co 9, 11). On donne quelque chose à ceux qui célèbrent
les louanges divines en s'acquittant de l'office ecclésiastique, à ceux qui
font des processions ; parfois même des revenus annuels sont affectés à cela.
Il est donc permis de recevoir de l'argent pour des actes spirituels.
3. La science n'est pas moins spirituelle que le pouvoir. Or
on peut faire usage de sa science contre argent ; ainsi l'avocat fait payer sa
plaidoirie, le médecin sa consultation, le maître son enseignement. Au même
titre, il semble donc qu'un prélat peut recevoir de l'argent pour exercer les
actes de son pouvoir, correction, administration, etc.
4. La vie religieuse est un état de perfection spirituelle.
Mais dans certains monastères on exige quelque chose des sujets qu'on y reçoit.
Cependant :
On lit dans les Décrets :
"Absolument rien de ce qu'on peut attribuer à la consolation de la grâce
invisible, ne doit être vendu pour un gain ou une rétribution quelconque."
C'est le cas des actes spirituels dont il s'agit ici, et qui sont dus à la
grâce invisible.
Conclusion :
De même que les
sacrements sont dits "spirituels" parce qu'ils confèrent la grâce
spirituelle, ainsi d'autres réalités sont appelées "spirituelles"
parce qu'elles découlent de la grâce spirituelle et y disposent. Cependant ces
réalités sont procurées par le ministère des hommes, lesquels doivent être
entretenus par le peuple à qui ils dispensent ces biens spirituels, selon saint
Paul (1 Co 9, 7) : "Qui donc a jamais combattu à ses frais, et quel berger
ne se nourrit du lait de son troupeau ?" C'est pourquoi vendre ou acheter
ce qu'il y a de spirituel dans ces actes est de la simonie ; mais il est permis
de recevoir ou de donner quelque chose pour l'entretien de ceux qui les
exercent, conformément à la loi de l'Église et à la coutume approuvée ; à
condition toutefois qu'on n'ait pas l'intention d'acheter ou de vendre, et
qu'on ne contraigne pas ceux qui ne veulent pas donner, en leur refusant les
biens spirituels qu'on doit leur fournir ; il y aurait là en effet apparence de
vente. Toutefois, après avoir gratuitement exercé ces fonctions spirituelles, on
peut exiger de ceux qui peuvent payer, mais ne veulent pas, les offrandes ou
autres rétributions déterminées par la règle et la coutume. On doit alors faire
intervenir l'autorité supérieure.
Solutions :
1. Selon saint Jérôme, on faisait spontanément aux bons
prophètes certains présents pour subvenir à leurs besoins, et non par manière
de paiement pour l'exercice de la prophétie. Les faux prophètes toutefois y
cherchaient un gain.
2. Ceux qui donnent l'aumône aux pauvres pour obtenir les
suffrages de leurs prières n'entendent pas, ce faisant, acheter ces prières ;
mais par une bienfaisance gratuite ils provoquent leurs âmes à des prières
toutes gratuites, inspirées par la charité. Les prédicateurs ont droit à des
dons temporels pour leur entretien, non en paiement de leur prédication. C'est
pourquoi sur le texte de saint Paul : "Les prêtres qui gouvernent bien...",
la Glose donne ce commentaire : "A la nécessité il revient de recevoir de
quoi vivre, à la charité de le fournir. Mais l'Évangile ne se vend pas, et ce
n'est pas pour cela qu'on prêche. Ce serait là vendre une grande chose pour un
prix bien vil." De même on fait certains dons temporels à ceux qui louent
Dieu en célébrant l'office divin, pour les vivants ou pour les morts, non par
manière de paiement, mais comme frais d'entretien. C'est au même titre que l'on
reçoit certaines aumônes pour des processions ou une cérémonie de funérailles.
Mais si cela se
faisait par contrat, ou avec l'intention d'acheter ou de vendre, il y aurait
simonie. Ce serait donc une ordonnance illicite que de décréter dans une église
que l'on ne fera pas de cortège à un enterrement sans l'acquittement d'une
somme d'argent déterminée. Ce serait en effet s'ôter tout moyen d'accorder
gratuitement à certains un devoir de piété. L'ordonnance serait plus licite si
l'on établissait qu'à tous ceux qui donneront une aumône déterminée tel honneur
serait rendu. Cela laisserait une possibilité de l'accorder à d'autres. La
première ordonnance a l'aspect d'une exaction, la seconde fait figure d'un
témoignage de reconnaissance gracieuse.
3. Celui à qui un pouvoir spirituel est confié est tenu par sa
charge de l'exercer en dispensant les biens spirituels. Il a de plus pour son
entretien des subsides déterminés qui viennent des revenus ecclésiastiques. Par
conséquent, s'il recevait quelque chose pour exercer son pouvoir spirituel, on
ne pourrait dire qu'il loue son travail, puisqu'il est tenu de l'accomplir en
justice par le fait de sa charge ; on ne pourrait voir là qu'une vente de la
grâce spirituelle. C'est pourquoi il ne lui est permis de rien recevoir pour
aucun acte d'administration spirituelle ; ni même pour aucun remplacement ; ni
même pour corriger ses sujets ou arrêter leur correction. Mais il peut
licitement recevoir des rétributions quand il visite ses sujets, non en
paiement de la correction qu'il fait, mais comme juste subside.
Quant à celui qui
possède la science et n'a pas reçu une charge qui l'oblige à la communiquer aux
autres, il lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son
conseil. Non point qu'il vende la vérité ou la science, mais il loue son
activité. Pourtant, s'il y était tenu par sa charge, on penserait qu'il vend la
vérité, et il pécherait gravement" C'est le cas de ceux qui sont, dans
certaines Églises, chargés de l'enseignement des clercs de l'église et d'autres
pauvres. Ils reçoivent à cet effet un bénéfice ecclésiastique et ils n'ont le
droit de rien recevoir, ni pour enseigner ni pour célébrer ou omettre certaines
solennités.
4. On n'a le droit de recevoir ni d'exiger aucun paiement pour
l'entrée dans un monastère. Il est permis cependant, tout en accordant
gratuitement l'entrée du monastère, de recevoir quelque chose pour l'entretien
du sujet, si le monastère est pauvre et ne suffit pas à nourrir tout le monde.
Il est également permis d'admettre plus facilement quelqu'un qui, pour
témoigner sa dévotion à cette maison, lui a fait de larges aumônes. De même
qu'il est permis, à l'opposé, de provoquer la dévotion de quelqu'un envers le
monastère par des bienfaits temporels, en sorte de l'amener à y entrer. Mais il
n'est pas permis de donner ou recevoir par contrat une somme pour l'entrée au
monastère, selon le droit.
Objections :
1. Cela semble licite, car toutes les choses temporelles ont
un lien avec les spirituelles, et nous ne devons chercher les unes que pour
obtenir les autres. Donc, s'il n'est pas permis de vendre ce qui est adjoint au
spirituel, on ne pourra vendre aucun bien temporel, ce qui est évidemment faux.
2. Rien n'est plus étroitement lié aux choses spirituelles que
les vases sacrés. Or on peut les vendre pour le rachat des captifs d'après
saint Ambroise.
3. Sont en liaison avec le spirituel : le droit de sépulture, le
droit de patronage, le droit d'aînesse chez les anciens (car les premiers-nés, avant
la loi, remplissaient l'office de prêtre), et encore le droit de recevoir les
dîmes. Or Abraham a acheté d'Éphron une double caverne pour sa sépulture (Gn 23,
8) ; Jacob a acheté à Ésaü son droit d'aînesse (Gn 25, 31) ; le droit de
patronage se transmet avec la terre vendue et se trouve concédé en fief ; les
dîmes sont concédées à certains soldats et peuvent être rachetées ; les prélats
retiennent parfois pour eux pendant un certain temps les fruits des prébendes
qu'ils confèrent, et pourtant les prébendes sont jointes à des biens
spirituels. Donc il est permis d'acheter et de vendre ce qui se trouve lié au
spirituel.
Cependant :
Voici ce que dit
le pape Pascal, et qu'on trouve dans les Décrets : "Quiconque vend un bien sans lequel on n'en possède pas
un autre, ne peut empêcher que tout l'ensemble soit vendu. Que personne par
conséquent n'achète une église, une prébende ou aucun bien ecclésiastique."
Conclusion :
Une chose peut se
trouver rattachée aux réalités spirituelles par un double lien. Premièrement un
lien de dépendance. Posséder un bénéfice ecclésiastique par exemple ne convient
qu'à celui qui a un office clérical. Ainsi de telles choses ne peuvent exister
indépendamment de biens spirituels. Et c'est pourquoi il n'est aucunement
permis de vendre ce genre de choses, parce que, lorsqu'on les vend, on comprend
que les biens spirituels sont inclus dans la vente.
Mais certaines
choses temporelles sont liées aux spirituelles en y étant ordonnées : le droit
de patronage par exemple est ordonné à présenter les clercs aux bénéfices
ecclésiastiques ; les vases sacrés sont ordonnés à la pratique des sacrements.
De telles choses temporelles ne supposent pas nécessairement l'existence de la
réalité spirituelle qui s'y trouve annexée, mais plutôt la précèdent. C'est
pourquoi on peut, d'une certaine manière, les vendre : mais non en tant
qu'elles sont adjointes au spirituel.
Solutions :
1. Toutes les choses temporelles sont liées au spirituel
comme à leur fin. C'est pourquoi on peut vendre les choses temporelles elles-mêmes.
Mais leur ordre au spirituel ne peut tomber sous la vente.
2. Les vases sacrés sont reliés aux réalités spirituelles
comme à leur fin. C'est pourquoi leur consécration ne peut être objet de vente.
Mais la matière dont ils sont fait peut être vendue pour subvenir aux besoins
de l'Église et des pauvres. Toutefois, ils doivent préalablement être brisés, après
une prière ; car une fois brisés, ils ne sont plus considérés comme des vases sacrés,
mais simplement comme du métal. Aussi faudrait-il renouveler la consécration si
des vases semblables étaient reconstitués avec la même matière.
3. La double caverne achetée par Abraham pour servir de
sépulture n'était pas, d'après le texte de l'Écriture, un terrain consacré à
cet usage. Abraham pouvait donc l'acheter pour faire un lieu de sépulture en y
construisant un sépulcre. De même, actuellement, il est permis d'acheter un
champ ordinaire pour en faire un cimetière, ou y édifier une église. Comme
cependant, chez les païens, les lieux voués à la sépulture étaient tenus pour
sacrés, si Éphron a entendu faire payer le droit de sépulture, il a péché en
faisant cette vente. Mais Abraham n'a pas péché en faisant cet achat, car il ne
prétendait acheter qu'un terrain ordinaire. De même il est permis, même
maintenant, de vendre ou d'acheter, en cas de nécessité, un terrain où il y eut
jadis une église ; le cas est le même que celui des vases sacrés, étudié
ci-dessus.
Une autre
explication permet d'excuser Abraham de péché, en disant que le prix qu'il a
donné était destiné à compenser un affront possible : bien qu'Éphron lui ait
offert gratuitement le lieu de sépulture, Abraham pensa qu'il ne pouvait le
recevoir ainsi sans offense.
Quant au droit
d'aînesse, il était dû à Jacob par le choix divin, selon ces paroles de
Malachie (1, 2) : "J'ai aimé Jacob et j'ai haï Ésaü." C'est pourquoi
Esaü pécha en vendant son droit d'aînesse. Mais Jacob ne pécha pas en
l'achetant, parce que l'on comprend qu'il a racheté l'injustice qu'on lui avait
faite.
Le droit de
patronage ne peut être vendu en lui-même, ni même concédé en fief ; mais il
suit la terre qui lui est vendue ou concédée. Le droit spirituel de recevoir la
dîme n'est pas concédé aux laïcs : on leur concède seulement les biens
temporels qui leur sont concédés sous le nom de dîmes.
Concernant la
collation des bénéfices il faut savoir que si un évêque, avant d'offrir un
bénéfice à quelqu'un, a décidé pour quelque motif de soustraire quelque chose
aux fruits du bénéfice à conférer, pour le dépenser en oeuvres pieuses, il n'y
a là rien d'illicite. Mais s'il requiert de celui à qui il offre un bénéfice
qu'il lui donne une part des fruits de ce bénéfice, c'est comme s'il exigeait
une rétribution, et il n'est pas exempt de simonie.
Objections :
1. Il semble qu'il soit permis de donner des pouvoirs
spirituels par un présent servile ou verbal. Car saint Grégoire dit : "Il
est digne que ceux qui sont au service d'une Église jouissent des rémunérations
de cette Église." Le service de l'église relève du présent servile, et on
le rétribue légitimement par des bénéfices ecclésiastiques.
2. C'est également agir pour des motifs charnels que de donner
un bénéfice ecclésiastique en échange d'un service reçu, ou pour une raison de
parenté. Rien de simoniaque en ce dernier cas, car il n'y a ni achat ni vente.
Donc pas de simonie non plus dans le premier cas.
3. Ce qu'on fait uniquement pour répondre à la prière de
quelqu'un semble être un don gratuit. Pas de simonie en ce cas, puisqu'il n'y a
ni vente ni achat. Or, c'est un cas de présent verbal que de conférer un
bénéfice ecclésiastique parce qu'on en a été prié par quelqu'un. Cela n'est
donc pas simoniaque.
4. Les hypocrites font des oeuvres spirituelles pour obtenir
une louange humaine : on ne les qualifie pas pour autant de simoniaques.
Pourtant ils agissent pour une rétribution verbale. Ce n'est donc pas de la
simonie.
Cependant :
Voici ce que dit
le pape Urbain : "Quiconque donne ou obtient des biens ecclésiastiques, en
y cherchant son propre gain pour un autre but que celui de leur institution, et
en faisant trafic de son crédit verbal, de ses services ou de son argent, est
simoniaque."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit on peut appeler "argent" tout ce dont le prix peut être estimé en
argent. Il est évident que le service rendu à un homme est ordonné à une
utilité qui peut être estimée à prix d'argent ; aussi les serviteurs sont-ils
engagés pour un salaire en argent. C'est pourquoi donner un bien spirituel pour
un service temporel déjà rendu ou encore à rendre revient au même que le donner
pour la somme d'argent, payée comptant ou promise, à laquelle on pourrait
estimer ce service. Pareillement, si l'on répond aux prières de quelqu'un qui
recherche une faveur temporelle, cela s'ordonne à une utilité qui peut être
estimée à prix d'argent. Et c'est pourquoi, si l'on commet la simonie en
recevant de l'argent ou un autre bien extérieur, ce qui relève du présent
manuel, on la commet aussi par un présent verbal, ou de service.
Solutions :
1. Si un clerc rend à un prélat un service honorable, ordonné
aux choses spirituelles, utile à l'Église ou à ses ministres, la dévotion même
dont il témoigne ainsi le rend digne, au même titre que d'autres bonnes oeuvres,
de recevoir un bénéfice ecclésiastique. Il n'y a pas là de présent servile.
C'est le cas auquel fait allusion saint Grégoire. Mais si c'est un service
malhonnête ou destiné à produire des avantages charnels, relatifs aux intérêts
du prélat, de sa parenté, de son patrimoine, etc., ce sera un présent servile, entaché
de simonie.
2. Conférer gratuitement à quelqu'un une faveur spirituelle en
raison de sa parenté, ou par le fait d'une affection humaine, est illicite et
procède de vues charnelles. Mais ce n'est pas simoniaque, puisqu'on ne reçoit
rien, et qu'il n'y a par conséquent aucun contrat de vente ou d'achat, ce qui
fonderait la simonie. Mais accorder un bénéfice ecclésiastique avec l'intention
tacite ou expresse de pourvoir de ce fait aux intérêts de sa parenté, est une
simonie manifeste.
3. Par "présent verbal" on entend : la louange, représentant
une faveur humaine qu'on peut apprécier, soit encore les recommandations qui
permettent d'acquérir ces faveurs humaines ou d'éviter la défaveur. Avoir égard
principalement à ce motif est donc commettre la simonie. C'est le cas de celui
qui exauce la requête qu'on lui présente pour un indigne. Mais, si on la lui
présente pour quelqu'un qui est digne, le fait lui-même n'est pas simoniaque
car il subsiste un juste motif de conférer une valeur spirituelle à celui pour
qui on la demande. Il peut cependant y avoir une intention simoniaque si, plus
qu'à la dignité du sujet, on prête attention à la recommandation humaine.
D'autre part, si l'on demande pour soi-même charge d'âmes, la présomption même
du quémandeur le rend indigne, et ainsi ces prières sont faites pour un
indigne. Mais on peut très bien, étant indigent, demander pour soi-même un bénéfice
ecclésiastique sans charge d'âmes.
4. L'hypocrite qui cherche la louange ne donne pas vraiment
quelque chose de spirituel, il en fait seulement parade. Par sa simulation il
dérobe la louange des hommes, plus qu'il ne l'achète. Ce n'est pas de la simonie.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit un châtiment approprié de
priver le simoniaque de ce qu'il a acquis par simonie. En effet, la simonie
consiste à acquérir un bien spirituel au moyen de quelque présent. Mais il y a
des biens spirituels qu'on ne peut pas perdre une fois acquis, comme les
caractères sacramentels imprimés par une consécration.
2. Il arrive qu'un évêque, ayant obtenu l'épiscopat par
simonie, prescrive à un sujet dépendant de son autorité de se faire ordonner
par lui. Celui-ci doit, semble-t-il, lui obéir tant que l'Église le tolère. Or
on ne doit rien recevoir de quelqu'un qui n'a pas pouvoir de le conférer. Donc
l'évêque ne perd pas son pouvoir épiscopal du fait qu'il l'a acquis par
simonie.
3. Nul ne doit être puni pour ce qui s'est fait à son insu et
indépendamment de sa volonté, parce que la peine est due au péché, qui est un
acte volontaire, nous l'avons dit précédemment. Or il arrive que, par
l'entremise d'autres personnes, quelqu'un reçoive une faveur spirituelle de
façon simoniaque, sans l'avoir su ni voulu. On ne doit donc pas l'en punir en
le privant de ce qui lui a été conféré.
4. Nul ne doit tirer avantage de son péché. Or c'est ce qui se
produirait si le simoniaque qui a reçu un bénéfice ecclésiastique était obligé
de le rendre. Ce serait en effet tout profit pour ceux qui ont participé à
l'acte simoniaque, le prélat par exemple et tout le collège qui y ont consenti.
On ne doit donc pas toujours faire restituer.
5. Il arrive qu'un moine entré de façon simoniaque au
monastère y fasse profession et donc voeu solennel. Or nul ne peut être délié
des obligations du voeu pour avoir commis une faute. Donc le simoniaque ne peut
être privé de l'état monacal qu'il a acquis.
6. On ne peut en ce monde infliger une peine extérieure pour
un mouvement intérieur, car il appartient à Dieu seul de juger les coeurs. Mais
on peut commettre la simonie par une simple intention volontaire. C'est
pourquoi on la définit comme un acte de volonté. Donc on ne doit pas toujours
priver le simoniaque de ce qu'il a acquis.
7. Être promu à un rang plus élevé, c'est recevoir une faveur
bien plus grande que de demeurer dans son état. Or parfois des simoniaques, du
fait de la dispense, sont promus au rang supérieur. On ne doit donc pas
toujours enlever aux simoniaques ce qu'ils ont acquis.
Cependant :
On lit dans les Décrets : "Celui qui a été ordonné ou
promu à une dignité par suite d'un trafic, n'en retirera aucun profit, mais il
sera écarté de la dignité ou de la cure qu'il a acquise à prix d'argent."
Conclusion :
Nul ne peut
licitement retenir ce qu'il a acquis contre la volonté du possesseur. Par
exemple, si un intendant distribuait des biens appartenant à son maître
contrairement à sa volonté et à son ordre, celui qui les aurait reçus n'aurait
pas le droit de les garder. Or, le Seigneur, dont les prélats ecclésiastiques
sont les intendants et les ministres, a ordonné de dispenser gratuitement les
biens spirituels (Mt 10, 8) : "Vous avez reçu gratuitement, donnez
gratuitement." Donc ceux qui obtiennent des biens spirituels quelconques
grâce à un présent, ne peuvent légitimement les garder.
De plus les
simoniaques, tant vendeurs qu'acheteurs de biens spirituels, ainsi que les
intermédiaires, sont sous le coup d'autres pénalités : l'infamie et la
déposition s'ils sont clercs, l'excommunication s'ils sont laïcs, selon le
droits.
Solutions :
1. Dans la réception simoniaque d'un ordre sacré le caractère
de l'ordre est conféré, à cause de l'efficacité du sacrement. Mais le simoniaque
ne reçoit pas la grâce, ni le droit d'exercer cet ordre, car il a en quelque
sorte dérobé le caractère sacramentel, reçu contre la volonté du Seigneur qui
en est le principe. Il est suspens en vertu du droit et, en ce qui le concerne,
il ne doit pas se mêler d'exercer son ordre. En ce qui concerne les autres, nul
n'a le droit de communiquer avec lui dans l'exercice de son pouvoir d'ordre, que
le péché soit public ou occulte. Il ne peut réclamer l'argent qu'il a
honteusement donné, bien que l'autre le possède injustement.
S'il s'agit d'un
simoniaque qui a conféré un ordre sacré, donné ou reçu un bénéfice, ou servi
d'intermédiaire dans un trafic simoniaque, si le fait est public, la suspense
est encourue en vertu du droit, pour lui et pour les autres ; si le fait est
occulte, la suspense ne concerne que le simoniaque, et non les autres.
2. Nul ne doit recevoir un ordre sacré d'un évêque dont il
sait que la promotion a été simoniaque, même si celui-ci le lui commande et le
menace d'excommunication. S'il est ordonné, il ne reçoit pas le droit d'user de
son ordre, même s'il ignorait la simonie de l'évêque, et il lui faut une
dispense. Certains disent que s'il ne pouvait prouver le fait de la simonie, il
devrait obéir et recevoir l'ordre, mais ne pourrait l'exercer sans dispense.
C'est là un propos sans fondement, parce que nul ne doit obéir à celui qui vous
fait communiquer avec lui dans un acte illicite. Or, celui qui est suspens en
vertu du droit envers lui-même et envers les autres, confère illicitement l'ordination.
Mais, si l'on n'a pas de certitude, on ne doit pas croire au péché d'autrui, et
l'on peut, en bonne conscience, recevoir de lui l'ordination.
Si l'évêque est
simoniaque autrement que par sa promotion à l'épiscopat, on peut recevoir de
lui un ordre sacré, si la chose est occulte, parce que la suspense ne concerne
que lui, et non les autres, comme on vient de le dire.
3. Ce n'est pas seulement pour le punir d'un péché qu'on
retire à quelqu'un les biens qu'il a reçus. Ce peut être l'effet de l'acquisition
injuste ; si par exemple vous achetez une chose à celui qui ne peut la vendre.
C'est pourquoi, si quelqu'un reçoit sciemment, et de son propre mouvement, un
ordre ou un bénéfice ecclésiastique entaché de simonie, non seulement on le
prive de ce qu'il a reçu, en ce sens qu'il ne peut user de son pouvoir d'ordre
et doit résigner son bénéfice avec tous les fruits qu'il en a perçus ; mais il
encourt des pénalités de surcroît ; il est marqué d'infamie et obligé à la
restitution des fruits non seulement perçus, mais qui auraient pu l'être par un
possesseur diligent (ce qui doit s'entendre des fruits qui restent, déduction
faite des dépenses qu'ils ont occasionnées, et à l'exception de ceux qui ont
été employés par ailleurs dans l'intérêt de l'Église). Si c'est indépendamment
de sa volonté et à son insu qu'il a été promu à un bénéfice par une
intervention simoniaque, il est privé de l'exercice du pouvoir d'ordre, et tenu
de résigner le bénéfice qu'il a obtenu, avec les fruits existants. Mais il
n'est pas tenu de restituer les fruits déjà consommés, car il était possesseur
de bonne foi. Il faut d'ailleurs excepter les cas où ce serait un ennemi qui
aurait donné de l'argent pour entacher sa promotion par ce moyen frauduleux, ou
s'il avait protesté expressément. Il n'est pas obligé alors de renoncer à son
bénéfice, à moins que dans la suite il ait donné son consentement au pacte
simoniaque en payant la somme promise.
4. L'argent, les biens, les fruits reçus par des manœuvres
simoniaques doivent retourner à l'Église au préjudice de laquelle ils ont été
donnés, même si le prélat ou quelque membre du collège de cette Église était en
faute, parce que leur péché ne doit pas nuire aux autres. On prendra garde
toutefois, dans la mesure du possible, que les coupables n'en tirent aucun
avantage. Si le prélat et tout le collège sont en faute, on doit, par
l'autorité du supérieur, tout donner à des pauvres ou à une autre Église.
5. Ceux qui sont entrés par simonie dans un monastère doivent
y renoncer. S'ils ont commis sciemment cet acte après le Concile général, ils
sont chassés de leur monastère sans espoir de retour. On doit les placer sous
une règle plus stricte pour y faire une perpétuelle pénitence, ou les reléguer
dans un autre lieu appartenant au même ordre, si l'on ne trouve pas d'ordre
plus sévère. Si la chose s'est produite avant le Concile, on doit les placer
dans d'autres maisons du même ordre. Et si c'est impossible, on doit par
dispense les recevoir dans le même monastère, pour les empêcher de courir le
monde, mais en les changeant de place, pour leur en assigner d'inférieures. -
Mais si c'est à leur insu que leur réception a été simoniaque, avant ou après
le Concile, on peut, après qu'ils y ont renoncé, les recevoir à nouveau, et ils
prendront rang à la suite des autres, comme on l'a dit.
6. Devant Dieu, il suffit de l'intention pour être simoniaque.
Mais les pénalités ecclésiastiques extérieures n'atteignent pas si
profondément. Le simoniaque d'intention n'est donc pas tenu de renoncer à ce
qu'il a obtenu, mais doit se repentir de son intention mauvaise.
7. La dispense en faveur d'un simoniaque qui a reçu sciemment
un bénéfice est réservée au pape. Dans les autres cas un évêque peut l'accorder,
pourvu que le simoniaque ait préalablement renoncé à ce qu'il a acquis. Il
recevra alors soit la petite dispense, qui lui donne la communion laïque ; soit
la grande dispense qui lui permet, après avoir accompli sa pénitence, de
demeurer dans une autre église en gardant son ordre ; ou une dispense majeure, qui
lui permet de demeurer dans la même église, mais dans un ordre inférieur ; ou
enfin la dispense maximale, qui lui permet d'exercer dans la même église les
ordres majeurs, sans toutefois recevoir une prélature.
LES VERTUS
ANNEXES DE LA JUSTICE
Après la religion, il faut étudier la piété. Cette étude nous fera
suffisamment connaître les vices qui lui sont opposés.
- 1. A qui la piété s'étend-elle ? - 2. Quels services rend-elle ? - 3.
Est-elle une vertu spéciale ? - 4. Peut-on, sous couvert de religion, omettre
les devoirs de la piété filiale ?
Objections :
1. Selon saint Augustin : "Par piété l'on entend
d'ordinaire, à proprement parler, le culte de Dieu, auquel les Grecs donnent le
nom de eusébéia." Mais
le culte de Dieu est exclusivement rapporté à Dieu, non aux hommes. Donc la
piété ne s'étend pas de façon déterminée à certaines personnes humaines.
2. Saint Grégoire nous dit : "La piété fait son festin à
son jour, quand elle remplit les entrailles du coeur des oeuvres de miséricorde."
Mais, d'après saint Augustin, les oeuvres de miséricorde doivent être
pratiquées envers tous. Donc la piété ne s'étend pas à des personnes
déterminées.
3. Dans les affaires humaines, il y a bien d'autres relations
que la consanguinité et la concitoyenneté, comme le montre Aristote, et sur
chacune d'elles se fonde une certaine amitié, qui semble être la vertu de piété,
d'après la Glose (sur 2 Tm 3, 5) : "Ayant les apparences de la piété..."
Donc la piété ne s'étend pas seulement aux parents et aux concitoyens.
Cependant :
Cicéron déclare :
"La piété est l'exact accomplissement de nos devoirs envers nos parents et
les amis de notre patrie."
Conclusion :
L'homme est
constitué débiteur à des titres différents vis-à-vis d'autres personnes, selon
les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits
différents qu'il en a reçus. À ce double point de vue, Dieu occupe la toute
première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à
nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient
aussi, secondairement, à nos père et mère et à notre patrie, desquels et dans
laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. C'est pourquoi, après Dieu, l'homme
est surtout redevable à ses père et mère et à sa patrie. En conséquence, de
même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un
degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à
la patrie. D'ailleurs, le culte des parents s'étend à tous ceux de la même
ascendance, comme le montre Aristote. Or, dans le culte de la patrie est
compris le culte de tous les concitoyens et de tous les amis de la patrie.
C'est pourquoi la piété s'étend à ceux-là par priorité.
Solutions :
1. Le plus comprend le moins. C'est pourquoi le culte dû à
Dieu comprend en lui-même, comme l'un de ses éléments, le culte dû aux parents.
D'où cette parole en Malachie (1, 6) : "Si je suis Père, où donc est
l'honneur qui m'est dû ?" Sous ce rapport, la piété peut aussi se référer
au culte divin.
2. Comme dit saint Augustin : "Le mot piété est encore
employé par le peuple pour désigner les oeuvres de miséricorde ; ce sens vient,
je pense, de ce que Dieu recommande particulièrement de telles oeuvres, déclarant
qu'elles lui sont autant et plus agréables que les sacrifices." C'est en
ce sens qu'on l'applique à Dieu même en l'appelant pieux.
3. Les relations de consanguinité et de concitoyenneté
touchent aux principes de notre être de plus près que celles d'amitié ; la
piété s'étend donc davantage à elles.
Objections :
1. Il semble que la piété n'ait pas pour objet d'apporter un
soutien à nos parents. Elle semble en effet concernée par le précepte du
décalogue : "Honore ton père et ta mère." Mais il ne prescrit que de
leur montrer de l'honneur. Donc il ne revient pas à la piété de nous faire
soutenir nos parents.
2. On doit thésauriser pour ceux qu'on est obligé de soutenir.
Mais l'Apôtre dit (2 Co 13, 14) : "Ce ne sont pas les enfants qui doivent
thésauriser pour les parents." Donc la piété ne les oblige pas à soutenir
ceux-ci.
3. Comme nous l'avons dit à l’article précédent, la piété ne
s'étend pas seulement aux parents, mais aussi aux autres consanguins et
concitoyens. Pourtant on n'est pas obligé de soutenir tous ses consanguins et
concitoyens. Ni non plus, donc, ses parents.
Cependant :
Le Seigneur
reproche aux pharisiens d'empêcher les enfants d'assister leurs parents (Mt 15,
3).
Conclusion :
On doit quelque
chose aux parents et aux concitoyens de deux façons : par essence ou par
accident. Par essence on leur doit ce qui convient au père en tant que tel.
Puisqu'il est un supérieur comme étant le principe du fils, celui-ci lui doit
respect et service. Par accident, on doit au père ce qui lui convient selon une
circonstance accidentelle ; par exemple, s'il est malade on doit le visiter et
lui procurer des soins ; s'il est pauvre on doit le soutenir, et ainsi de tout
ce qui est englobé dans le service qu'on lui doit. C'est pourquoi Cicéron dit
que la piété comporte devoir et culte : le devoir se rapporte au service, le
culte au respect ou à l'honneur rendu, parce que, selon saint Augustin, "on
dit que nous avons un culte pour les personnes à qui nous accordons fréquemment
honneur, souvenir ou présence".
Solutions :
1. L'honneur envers les parents signifie aussi bien
l'assistance qui leur est due, selon l'interprétation donnée par le Seigneur
lui-même (Mt 15, 3). Et cela, parce que assister un père, c'est lui payer une
dette comme à quelqu'un de supérieur.
2. Le père, ayant le caractère de principe vis-à-vis de
l'enfant qui procède de lui, doit donc, par le fait même qu'il est père, subvenir
aux besoins de son enfant, et non pas seulement pour une heure, mais pour toute
sa vie, ce qui implique thésauriser. L'assistance donnée au père par le fils
est accidentelle : elle résulte de quelque nécessité actuelle qui lui impose de
secourir dans le présent, sans toutefois thésauriser pour l'avenir, car il est
naturel que les enfants succèdent aux parents et non pas les parents aux
enfants.
3. Comme le dit Cicéron le culte et le devoir sont dus à tous
ceux qui nous sont "unis par le sang ou l'amour de la patrie", non
pas à tous également, mais surtout à nos parents, et aux autres dans la mesure
de nos ressources et de leur situation sociale.
Objections :
1. Non, car le service et le culte procèdent de l'amour. Or
cela ressortit à la piété. Donc celle-ci n'est pas une vertu distincte de la
charité.
2. Rendre un culte à Dieu est le propre de la religion. Mais
la piété aussi rend un culte à Dieu, dit saint Augustin. Donc la piété ne se
distingue pas de la religion.
3. La piété qui honore et sert la patrie semble s'identifier à
la justice légale, qui vise le bien commun. Mais la justice légale est une
vertu générale, comme le montre Aristote. Donc la piété n'est pas une vertu
spéciale.
Cependant :
Cicéron fait de la
piété une partie de la justice.
Conclusion :
Ce qui spécialise
une vertu, c'est qu'elle vise son objet sous un point de vue spécial. Il
revient à la raison de justice de payer une dette à autrui ; payer une dette
spéciale à une personne déterminée sera donc l'objet d'une vertu spéciale. Or, l'homme
est débiteur à un titre particulier envers ce qui est par rapport à lui
principe connaturel d'être et de gouvernement. C'est ce principe que considère
la piété, en tant qu'elle rend un culte et des devoirs aux parents et à la
patrie, et à ceux qui leur sont ordonnés. Elle est donc une vertu spéciale.
Solutions :
1. De même que la religion est une protestation de la foi, de
l'espérance et de la charité, par lesquelles l'homme s'ordonne à Dieu de façon
primordiale, de même la piété est une protestation de l'amour qu'on a envers
ses parents et sa patrie.
2. Dieu est principe d'être et de gouvernement d'une manière
bien plus excellente que le père ou la patrie. La religion qui rend un culte à
Dieu est donc une vertu différente de la piété qui rend un culte aux parents et
à la patrie. Mais les perfections des créatures sont attribuées à Dieu par mode
de superexcellence et de causalité selon Denys. C'est ainsi que, par excellence,
la piété désigne le culte de Dieu, de même que Dieu est appelé par excellence
notre Père.
3. La piété s'étend à la patrie en tant que celle-ci est pour
nous un certain principe de notre être ; tandis que la justice légale envisage
le bien de la patrie sous le point de vue du bien commun. C'est pourquoi la
justice légale est, plus que la piété, une vertu générale.
Objections :
1. Il semble bien que pour un motif religieux on puisse
omettre les devoirs de la piété filiale. Le Seigneur dit en effet (Lc 14, 26) :
"Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, son épouse et ses
enfants, ses frères et soeurs et même sa propre vie, il ne peut être mon
disciple." On dit à la louange de Jacques et Jean (Mt 4, 22) : "Abandonnant
leurs filets et leur père, ils suivirent le Christ." Et l'on dit à la
louange des Lévites (Dt 33, 9) : "Celui qui a dit à son père et à sa mère
: "je ne vous connais pas", et de ses frères : "je les
ignore", et ils ont ignoré leurs fils : ceux-là ont gardé la parole."
Mais si l'on ignore ses parents et les autres consanguins, ou même si on les
hait, on omet nécessairement les devoirs de la piété envers eux. Donc on doit
omettre les devoirs de la piété pour cause de religion.
2. A celui qui disait (Mt 8, 21 ; Lc 9, 59) : "Permets-moi
d'aller d'abord ensevelir mon père", le Seigneur répondit : "Laisse
les morts ensevelir leurs morts. Mais toi, va-t'en annoncer le royaume de Dieu",
ce qui ressortit à la religion. Mais enterrer son père ressortit au devoir de
la piété. Donc il faut omettre un devoir de piété par motif religieux.
3. Dieu est appelé par excellence "notre Père". Mais
de même que nous honorons un parent par les services de la piété, nous honorons
Dieu par la religion. Donc on doit omettre les services de la piété filiale en
vue du culte de religion.
4. Les religieux sont
tenus, par un voeu qu'il n'est pas permis de transgresser, à pratiquer des
observances. Celles-ci les empêchent de subvenir aux besoins de leurs parents, soit
par la pauvreté qui leur enlève tout bien propre, soit par l'obéissance parce
qu'ils ne peuvent sortir du cloître sans la permission de leurs supérieurs.
Donc les devoirs de la piété filiale doivent être négligés par religion.
Cependant :
Le Seigneur (Mt 15,
3) blâme les pharisiens qui, pour un motif religieux, enseignaient à refuser l'honneur
dû aux parents.
Conclusion :
La religion et la
piété sont toutes les deux des vertus. Or aucune vertu n'est contraire ou
opposée à une autre car, selon Aristote le bien n'est pas contraire au bien. Il
est donc impossible que la religion et la piété se fassent mutuellement
obstacle de telle sorte que les actes de l'une empêchent les actes de l'autre.
En effet, tout acte vertueux, nous l'avons montré, est limité par les
circonstances qui s'imposent ; si on les dépasse, ce ne sera plus un acte
vertueux, mais un acte vicieux. Il appartient donc à la piété filiale de rendre
à ses parents service et honneur dans la mesure qui s'impose. Or, ce n'est pas
observer cette mesure que de tendre à honorer son père plus que Dieu. Mais, dit
saint Ambroise (sur Lc 12, 52), la piété religieuse passe avant les liens de
parenté. Donc, si le culte des parents nous éloignait du culte de Dieu, ce ne
serait plus de la piété envers les parents que de s'opposer au culte envers
Dieu. Aussi saint Jérôme écrit-il dans sa lettre à Héliodore : "Avance, et
foule aux pieds ton père, avance, et foule aux pieds ta mère, vole vers
l'étendard de la croix. C'est ici une forme suprême de piété que d'être cruel."
C'est pourquoi, en ce cas, il faut faire passer la religion envers Dieu avant
les devoirs envers les parents. Mais si ces devoirs ne nous détournent pas du
culte dû à Dieu, ce sont dès lors des actes de piété filiale, qu'il ne faut pas
négliger sous prétexte de religion.
Solutions :
1. Saint Grégoire interprète cette
parole du Seigneur en ce sens que "nous devons haïr et fuir nos parents
s'ils s'opposent à nous dans la voie qui mène à Dieu". En effet, si nos
parents nous provoquent au péché et nous détournent de la religion, nous devons,
à ce point de vue, les abandonner et les haïr. C'est dans ce même sens que
s'explique l'attitude des Lévites qui, sur l'ordre de Dieu, n'épargnèrent pas
leurs parents coupables d'idolâtrie (Ex 32, 26). Jacques et Jean sont loués
d'avoir laissé leur père pour suivre Jésus, non parce que ce père les provoquait
au mal, mais parce qu'ils estimaient que celui-ci pouvait vivre autrement, s'ils
suivaient le Christ.
2. Saint Chrysostome explique ainsi la défense faite par le
Seigneur au disciple d'aller ensevelir son père : "Par là il lui épargna
bien des maux ; les larmes les chagrins et toutes les émotions pénibles
auxquelles on peut s'attendre. Après les funérailles, c'eût été la lecture du
testament, le partage des biens, et le reste. Et surtout, il y avait d'autre
personnes qui pouvaient rendre au défunt les derniers devoirs."
Saint Cyrille
donne cette autre interprétation "Ce disciple ne demanda pas d'aller
ensevelir son père qui venait de mourir, mais il voulait l'assister dans sa
vieillesse jusqu'au moment de l'ensevelir. Ce que le Seigneur n'a pas accordé
parce qu'il y avait d'autres parents qui pouvaient prendre ce soin."
3. Les devoirs que nous rendons par piété à nos parents selon
la chair, nous les rapportons à Dieu, de même que les autres oeuvres de
miséricorde que nous pratiquons envers tous nos proches, selon la parole (Mt 25,
40) : "Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est
à moi que vous l'avez fait." C'est pourquoi, si nos services envers nos
parents selon la chair sont absolument nécessaires pour les assister, nous ne
devons pas, sous couvert de religion, les abandonner. Mais, s'il nous est
impossible de vaquer à leur service sans commettre de péché, ou encore s'ils
peuvent être assistés sans notre secours, il est permis d'omettre ces services
pour vaquer plus généreusement à la religion.
4. On doit parler différemment de celui qui est encore établi
dans le monde et de celui qui a déjà fait profession religieuse. Car celui qui
est établi dans le monde, s'il a des parents qui ne peuvent subsister sans lui,
ne doit pas les abandonner pour entrer en religion, parce qu'il transgresserait
le précepte d'honorer ses père et mère. Certains disent pourtant que même en ce
cas il pourrait licitement les abandonner en confiant leur soin à Dieu. Mais si
l'on envisage correctement les choses, ce serait tenter Dieu, puisque, sachant
par la sagesse humaine ce que l'on doit faire, on mettrait en danger ses
parents en espérant que Dieu les secourra.
Mais s'ils
pouvaient vivre sans l'aide de leur fils, celui-ci pourrait licitement entrer
en religion en abandonnant ses parents. Parce que les enfants ne sont pas tenus
de soutenir leurs parents, sauf pour motif de nécessité, nous l'avons dit.
Quant à celui qui
a fait profession, il est regardé dès lors comme mort au monde. Il ne doit donc
pas, même pour assister ses parents, quitter le cloître où il est enseveli avec
le Christ, et s'engager de nouveau dans les affaires du siècle. Il est tenu
cependant, sans manquer à l'obéissance envers son supérieur et à son état
religieux, de s'efforcer avec piété d'aider ses parents.
Il faut étudier
maintenant le respect et ses espèces par, où l'on connaîtra les vices opposés :
- 1. Le respect
est-il une vertu spéciale, distincte des autres ? - 2. En quoi consiste-t-il ?
- 3. Comparaison du respect avec la piété.
Objections :
1. Il semble que non, car les vertus se distinguent selon
leurs objets. Mais l'objet du respect ne se distingue pas de celui de la piété.
Car, nous dit Cicéron, "le respect consiste dans le culte et l'honneur
qu'on témoigne aux hommes supérieurs en dignité". Or la piété honore les
parents, qui sont supérieurs en dignité. Donc le respect n'est pas une vertu
distincte de la piété.
2. On doit honneur et culte aux hommes constitués en dignité, et
de même à ceux qui sont éminents par la science et la vertu. Cependant aucune
vertu spéciale n'a ces derniers pour objet. Donc aussi le respect, par quoi
nous honorons ceux qui nous surpassent en dignité, n'est pas une vertu
spéciale.
3. Nous avons bien des dettes envers les personnes constituées
en dignité, que la loi nous contraint d'acquitter, selon saint Paul (Rm 13, 7) :
"Rendez à tous ce qui leur est dû ; à qui le tribut, le tribut, etc."
Mais les actes auxquels la loi nous oblige regardent la justice légale, ou même
la justice spéciale. Donc le respect n'est pas par soi une vertu spéciale
distincte des autres.
Cependant :
Cicéron classe le
respect parmi les autres parties de la justice, qui sont des vertus spéciales.
Conclusion :
Comme il a été dit
plus haut, il est nécessaire de distinguer plusieurs vertus subordonnées, correspondant
aux divers degrés d'excellence des personnes dont nous sommes les débiteurs. Or,
de même que le père selon la chair possède d'une manière particulière le
caractère de principe, possédé par Dieu d'une manière universelle ; de même
celui qui à un point de vue déterminé se fait notre providence participe
de la paternité, puisque le père est le principe tout à la fois de la
génération, de l'éducation, de l'instruction et de tout ce qui concourt à la
vie humaine parfaite. Or, une personne constituée en dignité se comporte comme
un principe de gouvernement dans un certain domaine, par xemple le chef de la
Cité dans les affaires civiles, le chef de l’armée dans les opérations
militaires, le pédagogue dans l'enseignement, et pareillement les autres. De là
vient que de tels personnages sont appelés "pères" par analogie de
fonction. Par exemple, les serviteurs de Naaman lui disaient : "Père, si
le prophète t'avait demandé quelque chose de difficile, etc." (2 R 6, 13).
C'est pourquoi, de
même qu'au-dessous de la religion qui rend un culte à Dieu se trouve, dans un
certain ordre, la piété par laquelle on honore les parents, de même au-dessous
de la piété on trouve le respect par lequel on honore les personnes constituées
en dignité.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit, on donne à la religion le nom de
piété dans un sens suréminent, ce qui n'empêche pas la piété proprement dite de
se distinguer de la religion ; de même, et dans le même sens, la piété peut
s'appeler respect, sans que pour autant le respect proprement dit se confonde
avec elle.
2. La dignité dont il est ici question ne suppose pas
seulement chez celui qui en est revêtu un certain état d'excellence, mais un
certain pouvoir de gouverner des sujets. Il est donc principe par le fait même
qu'il gouverne les autres. Tandis qu'un haut degré de science et de vertu
n'établit pas son possesseur dans une relation de causalité par rapport à
autrui, mais contribue seulement à son excellence personnelle. C'est pourquoi
une vertu spéciale a pour fonction d'honorer ceux qui sont constitués en
dignité. - Cependant comme la science, la vertu et les autres qualités sont autant
d'aptitudes à l'état de dignité, l'estime témoignée à ceux qui les possèdent se
rattache au respect.
3. La justice spéciale proprement dite consiste à payer
intégralement une dette. Mais il est impossible de réaliser cette intégralité
envers les hommes vertueux et ceux qui font bon usage de leur dignité, comme
d'ailleurs, et plus encore, envers Dieu et nos parents. Le paiement imparfait
de cette dette appartient donc à une vertu annexe, non à la justice spéciale, qui
est une vertu principale. Quant à la justice légale, elle s'étend aux actes de
toutes les vertus, nous l'avons dit plus haut.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il revienne au respect de rendre culte
et honneur à ceux qui sont constitués en dignité. Car saint Augustin nous dit
que rendre un culte à certaines personnes, c'est les honorer. Cette définition
est donc inacceptable.
2. Il appartient à la justice de rendre ce qu'on doit. Aussi
cela appartient-il au respect, partie de la justice. Or nous ne devons pas
culte et honneur à tous ceux qui sont constitués en dignité, mais seulement à
ceux qui ont autorité sur nous. Il est donc faux de déterminer que nous devons
donner à tous honneur et culte.
3. A nos supérieurs constitués en dignité nous ne devons pas
seulement honneur et culte, mais aussi de la crainte et une contribution
financière (Rm 13, 7) : "Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l'impôt,
l'impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui
l'honneur, l'honneur." Nous leur devons aussi déférence et soumission (He
13, 7) : "Obéissez à vos supérieurs, et soyez-leur soumis." Il est
donc insuffisant de déterminer que le respect rend culte et honneur.
Cependant :
Cicéron dit :
"Le respect consiste à attribuer culte et honneur aux hommes qui nous
précèdent en dignité."
Conclusion :
Il appartient à
ceux qui sont constitués en dignité de gouverner leurs sujets. Gouverner c'est
pousser certains hommes vers la fin requise : ainsi le pilote gouverne le
navire en le conduisant au port. Or celui qui meut un autre homme a sur
celui-ci supériorité et puissance. Aussi faut-il que chez l'homme constitué en
dignité on considère d'abord sa position supérieure, avec la puissance sur ses
sujets que cela entraîne ; en second lieu la fonction de gouverner. En raison
de sa supériorité on lui doit l'honneur, qui consiste à reconnaître la
supériorité de quelqu'un. En raison de sa fonction de gouvernement on lui doit
le culte, qui consiste en une certaine déférence, en ce qu'on lui obéit, et en
ce qu'on répond à ses bienfaits selon qu'on le peut.
Solutions :
1. Par culte, on n'entend pas seulement l'honneur, mais
encore tout l'ensemble des actes qui conviennent aux inférieurs vis-à-vis de
leurs supérieurs.
2. Comme on l'a dit plus haut, il faut distinguer deux espèces
de dette. L'une est légale, car la loi oblige à s'en acquitter. C'est de cette
façon que l'homme doit rendre un culte et des honneurs aux personnes
constituées en dignité et qui ont autorité sur lui. - L'autre est qualifiée de
morale, car c'est être honnête homme que de la payer. Ainsi devons-nous culte
et honneur à ceux qui sont constitués en dignité, même s'ils ne sont pas nos
supérieurs.
3. L'honneur est dû aux personnes constituées en dignité en
raison de l'excellence qu'elles possèdent et qui les place à un rang plus élevé
; la crainte, à cause de leur pouvoir coercitif. Au gouvernement qu'elles
exercent est due l'obéissance qui exécute le mouvement commandé par elles ; et
les tributs sont comme la rémunération de leurs travaux.
Objections :
1. Il semble que le respect soit une vertu supérieure à la
piété. En effet, le prince, auquel le respect rend un culte, se compare au père,
auquel la piété rend un culte, comme le gouverneur universel se compare au
particulier, car la famille, que le père gouverne, est une partie de la Cité, que
gouverne le prince. Or la puissance universelle est supérieure, et les
inférieurs lui sont davantage soumis. Donc le respect est une vertu qui
l'emporte sur la piété.
2. Ceux qui sont constitués en dignité gèrent l'administration
du bien commun. Or les consanguins relèvent du bien privé qu'il faut mettre
au-dessous du bien commun, d'où la gloire de ceux qui s'exposent à des périls
mortels pour le bien commun. Donc le respect, par lequel on rend un culte à
ceux qui sont constitués en dignité, est une vertu supérieure à la piété, qui
rend un culte à ceux qui nous sont unis par le sang.
3. Après Dieu, c'est surtout aux hommes vertueux que l'on doit
honneur et révérence. Mais on rend honneur et révérence par la vertu de respect,
nous l'avons dit. Donc le respect est premier, après la religion.
Cependant :
Les préceptes de
la loi ont pour objet les actes des vertus. Or, immédiatement après les
préceptes qui concernent la religion et appartiennent à la première table, vient
le précepte d'honorer ses père et mère, qui se rattache à la piété. Donc
celle-ci vient immédiatement après la religion, en ordre de dignité.
Conclusion :
On peut honorer
les personnes constituées en dignité à deux titres : 1° à l'égard du bien
commun, par exemple lorsqu'elles le servent en gérant les affaires de l'État.
Cela ne relève plus du respect, mais de la piété qui rend un culte non
seulement au père, mais à la patrie ; 2° en s'adonnant spécialement à leur
intérêt et à leur gloire personnels. Et cela relève proprement du respect en
tant qu'il se distingue de la piété filiale.
C'est pourquoi, pour
comparer le respect et la piété, il est nécessaire de considérer les divers
rapports qu'ont avec nous les diverses personnes que visent ces deux vertus. Or,
il est évident que les personnes de nos parents et de ceux qui nous sont unis
par le sang nous sont unies plus profondément que les personnes constituées en
dignité ; en effet la génération et l'éducation, dont notre père est le
principe, nous concernent plus profondément que le gouvernement extérieur qui a
pour principe des hommes établis en dignité. A cet égard, la piété l'emporte
sur le respect, parce qu'elle rend un culte à des personnes qui nous touchent
de plus près et envers qui nous avons plus d'obligation.
Solutions :
1. Si le prince se compare au père comme la puissance
universelle à la puissance particulière, c'est quant au gouvernement extérieur,
mais non quant au fait que le père est principe de la génération. Car à ce
point de vue, il se compare à la puissance divine, la cause de tout ce qui
existe.
2. Du côté où les personnes constituées en dignité sont
ordonnées au bien commun, le culte qu'on leur rend ne se rattache pas au
respect, mais à la piété, nous venons de le dire dans la Conclusion.
3. Le culte et l'honneur rendus ne doivent pas seulement se
proportionner à la personne qui en est l'objet considérée en elle-même, mais
aussi dans un rapport avec celui qui les rend. Donc, bien que les hommes
vertueux, considérés en eux-mêmes, soient plus dignes d'honneur que les
personnes des pères, cependant les fils, à cause des bienfaits reçus et de
l'union qui vient de la nature, sont davantage obligés à rendre culte et
honneur à leurs parents qu'à des hommes vertueux qui leur sont étrangers.
Il faut étudier
maintenant les deux vertus subordonnées au respect : 1° la dulie, qui rend
honneur aux supérieurs avec tout ce que cela comporte (Question 103) ;
l'obéissance qui exécute leurs ordres (Question 104).
- 1. L'honneur
est-il quelque chose de spirituel ou de corporel ? - 2. Est-il dû aux seuls
supérieurs ? - 3. La vertu de dulie est-elle une vertu spéciale, distincte de
celle de latrie ? - 4. Y distingue-t-on plusieurs espèces ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne comporte rien de corporel, car il est
un témoignage de révérence rendu à la vertu, comme on peut le déduire
d'Aristote. Mais révérer est quelque chose de spirituel, car c'est un
acte de la crainte, on l'a établi antérieurement. Donc l'honneur est quelque
chose de spirituel.
2. Selon Aristote : "l'honneur est la récompense de la
vertu". Or la vertu qui est spirituelle dans son principe ne peut avoir
pour récompense quelque chose de corporel, puisque la vertu est supérieure au
mérite. Donc l'honneur ne consiste pas en manifestations corporelles.
3. L'honneur se distingue de la louange et même de la gloire.
Mais celles-ci consistent en manifestations extérieures. Donc l'honneur
consiste en des réalités intérieures et spirituelles.
Cependant :
Commentant ce
texte de saint Paul (1 Tm 5, 17) : "Les anciens qui gouvernent bien sont
dignes d'être doublement honorés, etc." Saint Jérôme écrit : "L'honneur
est pris dans ce passage comme synonyme d'aumône ou de salaire", deux
choses qui ne sont pas purement spirituelles.
Conclusion :
L'honneur est un
témoignage rendu à l'excellence de quelqu'un ; c'est bien là ce que recherchent
ceux qui veulent être honorés, comme Aristote l'a montré. Or, ce témoignage
peut être rendu devant Dieu ou devant les hommes. Dans le premier cas, puisque
Dieu "voit le fond des coeurs", le témoignage de la conscience
suffit. C'est pourquoi l'honneur rendu à Dieu peut consister seulement en un
mouvement du coeur, par exemple la pensée de l'excellence souveraine de Dieu, ou
même celle d'un autre homme, que nous faisons monter vers Dieu. - Dans le
second cas, le témoignage adressé aux hommes ne saurait se passer de signes
extérieurs qui peuvent être soit des paroles élogieuses, soit des gestes, inclinations,
prévenances, offrande de cadeaux et de présents, érection de statues et autres
manifestations du même genre. Ainsi considéré, l'honneur comporte des signes
extérieurs et corporels.
Solutions :
1. Révérer n'est pas la même chose qu'honorer ; d'une part
c'en est le principe déterminant : on honore quelqu'un parce qu'on le révère ;
d'autre part, c'en est le but : on honore quelqu'un afin que les autres le
révèrent.
2. Aristote a dit que l'honneur n'est pas la récompense
suffisante de la vertu ; néanmoins, c'est ce que les choses humaines et
matérielles peuvent offrir de meilleur ; leur témoignage corporel rendu à une
vertu éminente. Le bien et le beau doivent resplendir : "On n'allume pas
une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu'elle
éclaire tous ceux qui sont dans la maison" (Mt 5, 15). C'est en ce sens
que l'honneur est dit récompenser la vertu.
3. Il y a deux différences entre la louange et l'honneur. La
première, c'est que la louange est seulement verbale, tandis que l'honneur se
sert de signes extérieurs. En ce sens la louange est englobée dans l'honneur.
La seconde, c'est que l'honneur rendu à quelqu'un atteste d'une manière absolue
le bien qui est en lui ; la louange, au contraire, a pour objet un bien ordonné
à une fin, par exemple l'habileté de celui qui agit bien en vue de cette fin.
C'est encore ainsi que l'honneur s'attache aux choses meilleures, qui ne sont
pas seulement des moyens, mais des fins en soi, comme le montre Aristote.
Quant à la gloire,
elle résulte de l'honneur et de la louange. Ce double témoignage rendu à
l'excellence fait briller celle-ci à tous les yeux. Et c'est bien le sens du
mot gloire, qui semble apparenté au mot clarté (gloria - claria). Saint Augustin
la définit "une notoriété brillante accompagnée de louange".
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car l'ange est supérieur à tout homme de
ce monde, selon cette parole (Mt 11, 11) : "Le plus petit dans le Royaume
des cieux est supérieur à Jean-Baptiste." Mais l'ange a refusé l'honneur
que voulait lui rendre saint Jean (Ap 22, 8-9). Donc l'honneur n'est pas dû aux
supérieurs.
2. On doit rendre honneur à quelqu'un, a-t-on dit, pour
témoigner de sa vertu. Mais il arrive parfois que les supérieurs ne sont pas
vertueux ; on ne doit donc pas leur rendre honneur. De même aux démons qui nous
sont supérieurs par leur nature.
3. L'Apôtre dit (Rm 12, 10) : "Rivalisez d'honneurs les
uns pour les autres", et saint Pierre (1 P 2, 17) : "Honorez tous les
hommes." Donc l'honneur n'est pas dû proprement aux supérieurs.
4. Il est dit de Tobie (1, 16 Vg) que celui-ci "avait été
honoré par le roi d'un don de dix talents", et dans Esther (6, 11)
qu'Assuérus honora Mardochée en faisant crier devant lui : "Voyez comment
l'on traite l'homme que le roi veut honorer !"
Cependant :
Aristote déclare que
"l'honneur est dû aux meilleurs".
Conclusion :
L'honneur, nous
l'avons dit à l’article précédent, n'est pas autre chose qu'un témoignage
d'excellence. Toutefois, celle-ci peut être considérée non seulement par
rapport à celui qui honore, comme si celui qui est honoré devait toujours lui
être supérieur ; mais encore en elle-même, ou par comparaison avec d'autres
personnes. En ce sens, l'honneur est toujours dû à une certaine excellence ou
supériorité. En effet, il n'est pas nécessaire que celui qui est honoré soit
supérieur en tout à celui qui l'honore ; il suffit qu'il le soit sous un
certain rapport, ou même simplement qu'il soit supérieur à d'autres personnes, et
non de façon absolue.
Solutions :
1. L'ange défendit à Jean non de lui rendre aucun honneur, mais
l'honneur de latrie qui est réservé à Dieu. Ou même, l'honneur de dulie, par
lequel le Christ rendait Jean égal aux anges, selon "l'espérance de la
gloire des fils de Dieu" (Rm 5, 2). C'est pourquoi l'ange ne voulait pas
être adoré par lui comme étant son supérieur.
2. Si les supérieurs sont mauvais, ils ne sont pas honorés à
cause de l'éminence de leur vertu personnelle mais à cause de l'éminence de
leur dignité, qui les rend ministres de Dieu. En outre on honore en eux la
communauté tout entière, dont ils sont les chefs. Quant aux démons, ils sont
irrévocablement mauvais ; plutôt que de les honorer, on doit les tenir pour des
ennemis.
3. Chacun peut trouver chez les autres de quoi les regarder
comme supérieurs à soi-même, selon cette recommandation de saint Paul (Ph 2, 3)
: "Que chacun, en toute humilité, regarde les autres comme supérieurs à
soi." C'est pour cette raison que tous doivent rivaliser d'honneur les uns
envers les autres.
4. Les rois honorent parfois leurs sujets, non point parce que
ceux-ci leur sont supérieurs en dignité, mais parce qu'ils possèdent quelque
vertu éminente. C'est ainsi que Tobie et Mardochée furent honorés par des rois.
Objections :
1. Il semble que non. Car sur le Psaume (7, 1) : "Seigneur
mon Dieu, j'espère en toi", la Glose dit : "Seigneur de tous par la
puissance, à qui l'on doit la dulie, Dieu par la création, à qui l'on doit le
culte de latrie." Mais il n'y a pas deux vertus distinctes, l'une adressée
à Dieu en tant que Seigneur, et l'autre en tant que Dieu. Donc la dulie n'est
pas une vertu distincte de celle de latrie.
2. Selon Aristote : "être aimé est semblable à être
honoré". Mais il n'y a qu'une seule vertu de charité, par laquelle on aime
et le prochain et Dieu. Donc la dulie, qui nous fait honorer le prochain, n'est
pas une vertu différente de celle de latrie, qui nous fait honorer Dieu.
3. C'est d'un seul et même mouvement qu'on se porte vers une
image et vers la réalité qu'elle représente. Mais la vertu de dulie honore dans
l'homme l'image de Dieu, comme il est dit au sujet des impies dans le livre de
la Sagesse (2, 22-23) : "Ils n'ont pas cru à l'honneur réservé aux âmes
saintes. Car Dieu a créé l'homme pour l'immortalité et il l'a fait à l'image de
sa propre nature." Donc la dulie n'est pas une autre vertu que celle de
latrie par laquelle on honore Dieu.
Cependant :
Saint Augustin a écrit
: "Autre est le service dû aux hommes, celui dont parlait l'Apôtre quand
il recommandait aux serviteurs d'être soumis à leurs maîtres, et qu'en grec on
appelle dulie ; autre celui qui fait partie du culte de Dieu et qu'on appelle
latrie."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, à une dette spéciale correspond une vertu qui est chargée de
l'acquitter. Or, ce n'est pas pour la même raison que l'on est serviteur de
Dieu et serviteur d'un homme, de même qu'être le maître convient pour des raisons
différentes à Dieu et à l'homme. Car Dieu exerce un domaine plénier et premier
sur toutes ses créatures, dont chacune est entièrement soumise à sa puissance ;
l'autorité de l'homme ne participe de celle de Dieu que par une certaine
ressemblance : sa puissance est particulière et ne s'exerce que sur quelque
créature humaine ou inférieure. Il en résulte que la vertu de dulie, par
laquelle les serviteurs remplissent leurs devoirs envers leurs maîtres humains,
se distingue de la vertu de latrie par laquelle l'homme agit de même envers son
Maître divin. La dulie est une espèce du respect. Celui-ci, en effet, nous
porte à honorer toutes les personnes éminentes ; la dulie, au sens propre du
mot qui signifie "servitude" porte les serviteurs à honorer leurs maîtres.
Solutions :
1. De même que la religion est piété par excellence, comme
Dieu est Père par excellence, de même la vertu de latrie est dulie par
excellence, comme Dieu est le Maître souverain. Aucune créature ne participe de
la puissance créatrice, qui est la raison du culte de latrie rendu à Dieu. La
Glose a donc distingué ce culte, qu'elle attribue à Dieu en raison de son
action créatrice qu'il ne communique pas à la créature, et le culte de dulie, qui
lui convient en raison de son autorité, qu'il communique à la créature.
2. Le motif d'aimer le prochain, c'est Dieu, puisque c'est lui
que la charité aime dans le prochain ; aussi est-ce par la même charité qu'on
aime l'un et l'autre. Mais il y a d'autres motifs d'aimer qui donnent lieu à
des amités qui ne sont pas la charité. De même ici ; puisque les motifs de
servir Dieu et l'homme, comme de les honorer, sont distincts, les deux vertus
de latrie et de dulie le sont donc aussi.
3. Le mouvement vers l'image comme telle aboutit à la réalité
qu'elle représente ; mais tout mouvement n'a pas ce caractère relatif. C'est
pourquoi le mouvement vers l'image et le mouvement vers la réalité sont parfois
distincts. Il faut donc dire que l'honneur et la soumission inspirée par la
vertu de dulie s'adresse de façon absolue à une certaine dignité humaine. Sans
doute celui qui la possède est par là même image et ressemblance de Dieu, mais
on ne pense pas toujours à faire remonter jusqu'à Dieu l'horreur que l'on rend
à son image.
On pourrait dire
encore que tout mouvement vers l'image se porte aussi, d'une certaine manière, vers
la réalité qu'elle représente ; mais le mouvement qui se porte vers la réalité
ne se porte pas forcément vers l'image. C'est pourquoi, si l'hommage rendu à un
homme, image de Dieu, se réfère en quelque façon à Dieu, il y a un hommage
rendu à Dieu qui en aucune façon ne saurait être adressé à son image.
Objections :
1. Il semble que la dulie ait plusieurs espèces. En effet la
dulie nous fait honorer le prochain. Or nous honorons les divers prochains -
comme le roi, le père et le maître - sous diverses raisons, comme le montre
Aristote. Donc, puisque la diversité dans la raison d'objet diversifie les
espèces de la vertu, il apparaît que la dulie se divise en vertus d'espèces
différentes.
2. Le milieu diffère spécifiquement des extrêmes, comme le
gris diffère du blanc et du noir. Or l'hyperdulie semble occuper le milieu
entre latrie et dulie ; on la pratique en effet à l'égard de créatures qui ont
un lien spécial avec Dieu, comme envers la Bienheureuse Vierge en tant qu'elle
est la mère de Dieu. Donc il paraît qu'il y a des espèces différentes de dulie
: la dulie ordinaire, et l'hyperdulie.
3. De même qu'on trouve l'image de Dieu dans la créature
rationnelle, de même encore trouve-t-on dans la créature irrationnelle un
vestige de Dieu, dont l'homme est l'image. Mais on trouve une raison différente
de ressemblance dans ce qui est image et dans ce qui est vestige. Donc il faut
encore envisager à ce titre diverses espèces de dulie, d'autant plus qu'on
honore certaines créatures irrationnelles comme le bois de la sainte croix, et
d'autres objets analogues.
Cependant :
Le culte de dulie
s'oppose à celui de latrie. Or celui-ci n'a pas diverses espèces. Donc la dulie
non plus.
Conclusion :
On peut prendre la
dulie en deux sens. D'abord en un sens général, selon qu'on montre de la
déférence à tous ceux qui la justifient par une supériorité quelconque. Ainsi, elle
englobe la piété, le respect et toutes les autres vertus qui témoignent de la
déférence envers un homme. En ce sens elle comporte plusieurs parties
spécifiques.
Mais on peut la
prendre en un sens étroit, en tant que par elle le serviteur montre de la
déférence envers son maître, car "dulie" signifie "servitude",
nous l'avons dit à l’article précédent. En ce sens, elle ne se divise pas en
plusieurs espèces, mais elle est une des espèces du respect énumérées par
Cicéron, parce que c'est sous des raisons différentes que le serviteur révère son
patron, le soldat son chef, le disciple son mettre, etc.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour la dulie au sens général.
2. L'hyperdulie est l'espèce majeure de la dulie pense au sens
général. On doit en effet la plus grande déférence à l'homme en raison de sa
proximité avec Dieu.
3. L'homme ne doit ni soumission ni honneur à la créature
irrationnelle ; tout au contraire une telle créature est soumise à l'homme par
sa nature. Si l'on honore la croix du Christ, c'est du même honneur dont on
honore le Christ, comme la pourpre royale reçoit les mêmes honneurs que le roi,
selon saint Jean Damascène.
- 1. L'homme doit-il obéir à l'homme ? - 2. L'obéissance est-elle une vertu spéciale ? - 3. Sa comparaison avec les autres vertus. - 4. Doit-on obéir à Dieu en tout ? - 5. Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs supérieurs ? - 6. Les fidèles doivent-ils obéir aux puissances séculières ?
Objections :
1. Il semble qu'un homme ne soit pas tenu d'obéir à un autre.
En effet, on ne doit rien faire contre l'institution divine. Mais celle-ci veut
que l'homme soit dirigé par son propre conseil, selon l'Ecclésiastique (15, 14)
: "Dieu a créé l'homme au commencement et l'a laissé au pouvoir de son
propre conseil."
2. Si l'un était tenu d'obéir à l'autre, il faudrait qu'il
adopte la volonté de celui-ci comme règle de son action. Mais seule la volonté
divine, qui est toujours droite, est la règle de l'action humaine. Donc l'homme
n'est tenu d'obéir qu'à Dieu.
3. Plus les services sont gratuits, plus ils sont agréés. Or
ce que l'homme fait obligatoirement n'est pas gratuit. Donc si l'homme était
tenu obligatoirement d'obéir en accomplissant des oeuvres bonnes, cette oeuvre
bonne deviendrait moins agréable pour avoir été faite par obéissance. Donc
l'homme n'est pas tenu d'obéir à un autre homme.
Cependant :
Il est commandé dans la lettre aux Hébreux (13, 17)." Obéissez
à vos supérieurs et soyez-leur soumis."
Conclusion :
De même que les
activités des réalités naturelles procèdent des pouvoirs naturels, de même les
activités humaines procèdent de la volonté humaine. Or c'est une loi de la
nature que les êtres supérieurs fassent agir les inférieurs par la supériorité
de la vertu naturelle que Dieu leur a donnée. Aussi faut-il encore que chez les
hommes les supérieurs actionnent les inférieurs par leur propre volonté, en
vertu de l'autorité qui leur a été confiée dans le plan de Dieu. Or mouvoir par
la raison et la volonté, c'est prescrire. C'est pourquoi, de même qu'en vertu
de l'ordre naturel institué par Dieu, les êtres inférieurs sont nécessairement
soumis à la motion que leur impriment les êtres supérieurs, de même chez les
hommes, selon le plan du droit naturel et divin, les inférieurs sont tenus
d'obéir à leurs supérieurs.
Solutions :
1. Si Dieu a laissé l'homme au pouvoir de son propre conseil,
ce n'est pas pour lui permettre de faire ce qu'il veut. C'est parce qu'il n'est
pas contraint à faire ce qu'il doit par une nécessité de nature, comme les
créatures irrationnelles, mais par un libre choix procédant de son conseil, selon
ces paroles de saint Grégoire : "Nous soumettre humblement à la voix d'un
autre, c'est nous élever intérieurement au-dessus de nous-même."
2. La volonté divine est la règle première ; toutes les
volontés raisonnables sont réglées par elle, mais de façon plus ou moins proche,
selon l'ordre établi par Dieu. Ainsi, parmi les hommes, la volonté de celui qui
commande peut être considérée comme la règle seconde de la volonté de celui qui
obéit.
3. La gratuité peut s'estimer à deux points de vue : du côté
de l'oeuvre elle-même, parce que l'on n'y est pas obligé. Ou bien du côté de
l'ouvrier, parce qu'il fait cela de sa libre volonté. Or ce qui rend honorable
et méritoire une action vertueuse, c'est qu'elle soit volontaire. Donc, quand
bien même obéir est un devoir, si la volonté s'y empresse, le mérite n'y perd
rien, surtout devant Dieu qui voit non seulement l'action au-dehors, mais la
volonté au-dedans.
Objections :
1. Il semble que non, car la désobéissance s'oppose à elle.
Or la désobéissance est un péché général, car saint Ambroise définit le péché "une
désobéissance à la loi divine". Donc l'obéissance est, elle aussi, non une
vertu spéciale, mais une vertu générale.
2. Toute vertu spéciale est ou bien une vertu théologale, ou
bien une vertu morale. Or l'obéissance n'est pas une vertu théologale parce
qu'elle n'est incluse ni dans la foi, ni dans l'espérance, ni dans la charité.
Elle n'est pas non plus une vertu morale, parce qu'elle ne tient pas le milieu
entre un excès et un défaut, car plus on est obéissant plus on est digne de
louange. Donc elle n'est pas une vertu spéciale.
3. Saint Grégoire nous dit : "L'obéissance est d'autant
plus méritoire et louable qu'il y entre moins de volonté propre." Or, toute
vertu spéciale est d'autant plus louée qu'elle manifeste plus d'initiative, du
fait que la vertu requiert volonté et choix, selon Aristote. Donc l'obéissance
n'est pas une vertu spéciale.
4. Les vertus diffèrent d'espèce selon leurs objets. Or
l'objet de l'obéissance paraît être le précepte du supérieur, qui se diversifie
différemment selon les différents degrés de supériorité. Donc l'obéissance est
une vertu générale incluant beaucoup de vertus spéciales.
Cependant :
Certains auteurs
font de l'obéissance une partie de la justice, comme nous l'avons dit plus
haut.
Conclusion :
A toutes les
oeuvres bonnes qui ont une raison spéciale de bonté correspond une vertu
spéciale, puisque le propre de la vertu c'est de "rendre l'oeuvre bonne".
Or, l'obéissance à un supérieur est un devoir qui correspond à l'ordre établi
par Dieu lui-même dans l'univers, nous l'avons montré à l’article précédent ;
elle est donc un bien, puisque celui-ci consiste dans "la mesure, l'espèce
et l'ordre", dit saint Augustin. Or cet acte reçoit une raison spéciale de
louange du fait de son objet spécial. En effet, puisque les inférieurs ont de
multiples devoirs envers leurs supérieurs, dont l'un, tout spécialement, est de
leur obéir, l'obéissance est donc aussi une vertu spéciale, ayant pour objet
spécial le commandement exprès ou tacite. Car la volonté du supérieur, de
quelque façon qu'elle se manifeste, est comme un précepte tacite ; et l'obéissance
se montre d'autant plus empressée qu'elle devance l'expression du précepte, dès
qu'elle a compris la volonté du supérieur.
Solutions :
1. Rien n'empêche que deux raisons spéciales appartenant à
deux vertus spéciales, se rencontrent dans la même réalité ; par exemple, le
soldat qui défend le camp royal fait à la fois oeuvre de force en bravant la
mort en vue du bien, et oeuvre de justice en rendant à son maître le service
qu'il lui doit. Ainsi donc, la raison de précepte que considère l'obéissance se
rencontre dans les actes de toutes les vertus, non pas cependant dans tous les
actes vertueux, puisque tous ne sont pas de précepte comme nous l'avons établi
plus haut. De même, certaines choses tombent parfois sous le précepte, alors
qu'elles n'appartiennent à aucune autre vertu, comme on le voit bien pour
celles qui ne sont mauvaises que parce qu'elles sont défendues.
Ainsi donc, si
l'on prend l'obéissance au sens strict, selon lequel elle regarde
principalement dans l'acte à accomplir le caractère d'ordre à exécuter, elle
est une vertu spéciale, et la désobéissance est un péché spécial. Ainsi
comprise, l'obéissance doit avoir, en accomplissant un acte de justice ou de
toute autre vertu, l'intention d'accomplir un ordre, comme la désobéissance de
mépriser un ordre.
Si, au contraire, on
prend l'obéissance au sens large, comme l'exécution de tout ce qui peut tomber
sous le précepte, et la désobéissance comme son omission, sans tenir compte de
l'intention, alors l'obéissance sera une vertu générale, et la désobéissance un
péché général.
2. L'obéissance n'est pas une vertu théologale. En effet son
objet essentiel n'est pas Dieu, mais le précepte du supérieur, exprès ou
discernable : une simple parole du supérieur signifiant sa volonté, à laquelle
l'obéissant se conforme spontanément, "obéissant volontiers" (Tt 3, 1).
Mais c'est une vertu morale, puisqu'elle est une partie de la justice et
qu'elle tient le milieu entre l'excès et le défaut.
L'excès ne se
manifeste pas selon la quantité, mais selon d'autres circonstances : par
exemple on obéit à quelqu'un ou dans des matières qui ne comportent pas
d'obligation, comme nous l'avons dit précédemment, au sujet de la religion. On
peut aussi comparer l'obéissance à la justice. Là, l'excès se trouve chez celui
qui garde le bien d'autrui, le défaut chez celui à qui on ne paie pas ce qu'on
doit, selon Aristote ; de même l'obéissance est un milieu entre l'excès de
celui qui soustrait au supérieur ce qu'il lui doit comme obéissance (il excède
en accomplissant sa volonté propre), et le défaut qui se trouve chez le
supérieur à qui l'obéissance est refusée. Sous cet angle, l'obéissance ne sera
pas le milieu entre deux maux, comme nous l'avons dit à propos de la justice.
3. L'obéissance, comme toute vertu, doit impliquer une volonté
qui s'ordonne spontanément à son objet propre, mais non à ce qui en lui
contrarie la volonté. L'objet propre de l'obéissance, c'est le précepte, lequel
procède de la volonté d'un autre, qui commande. Mais si l'acte commandé est
voulu pour lui-même, sans qu'on tienne compte du précepte, comme il arrive
quand tout va bien, alors on tend à cet acte par volonté propre, et il ne
semble pas qu'on l'accomplisse à cause du précepte. Au contraire, lorsque
l'acte prescrit n'est aucunement voulu pour lui-même mais que, considéré en
lui-même, il contrarie la volonté, comme il arrive dans les difficultés, alors
il est absolument évident qu'un tel acte n'est accompli qu'en vue du précepte.
Et c'est pourquoi saint Grégoire affirme : "L'obéissance qui trouve son
compte quand tout va bien, est nulle ou petite", parce que la volonté
propre ne semble pas viser principalement l'accomplissement du précepte." Mais
dans les contradictions ou les difficultés, l'obéissance domine" parce que
la volonté propre ne vise pas autre chose que l'accomplissement du précepte.
Mais cela doit se
comprendre selon ce qui apparaît au-dehors. Selon le jugement de Dieu, qui
scrute les coeurs, il peut arriver qu'une obéissance qui rencontre son intérêt
n'en soit pas moins louable, si celui qui obéit par sa volonté propre n'en met
pas moins toute sa générosité à accomplir le précepte.
4. La déférence vise directement la personne qui nous surpasse,
c'est pourquoi elle a diverses espèces selon les diverses raisons de
supériorité. Au contraire, l'obéissance envisage le précepte de cette personne
supérieure, et c'est pourquoi elle n'a qu'une seule raison d'être. Mais parce
que l'obéissance au précepte s'impose à cause de la déférence due à la personne,
il en résulte que toute obéissance est d'une seule espèce, bien que procédant
de motifs spécifiquement différents.
Objections :
1. Il apparaît que l'obéissance est la plus grande des
vertus. Il est écrit en effet (1 S 15, 22) : "L'obéissance vaut mieux que
les sacrifices." Mais l'oblation de sacrifices ressortit à la religion, qui
est la plus grande des vertus morales, comme on l'a montré.
2. Saint Grégoire nous dit : "L'obéissance est la seule
vertu qui introduise dans l'âme les autres vertus, et ensuite les y garde."
Or la cause est plus puissante que l'effet. Donc l'obéissance est la plus
puissante des vertus.
3. Saint Grégoire nous dit encore : "Si l'obéissance ne
nous fait jamais commettre le mal, elle nous oblige parfois à interrompre le
bien que nous faisons." Mais on n'omet un bien qu'en vue d'un bien
supérieur. Donc l'obéissance pour laquelle on omet le bien des autres vertus, est
meilleure qu'elles.
Cependant :
L’obéissance est
louable parce qu’elle procède de la charité. Car saint Grégoire nous dit :
"On doit pratiquer l'obéissance non par crainte servile, mais par charité
; non par crainte du châtiment, mais par amour de la justice."
Conclusion :
De même que le
péché consiste en ce que l'homme, en méprisant Dieu, s'attache aux biens
périssables, ainsi le mérite de l'acte vertueux consiste au contraire en ce que
l'homme, en méprisant les biens créés, s'attache à Dieu. Or la fin est plus
puissante que les moyens. Donc, si l'on méprise les biens créés pour s'attacher
à Dieu, la vertu mérite plus d'éloges pour son attachement à Dieu que pour son
mépris des biens terrestres. Et c'est pourquoi les vertus par lesquelles on
s'attache à Dieu pour lui-même, qui sont les vertus théologales, l'emportent
sur les vertus morales par lesquelles on méprise le terrestre pour s'attacher à
Dieu.
Or, parmi les
vertus morales, la plus importante est celle par laquelle on méprise un plus
grand bien pour s'attacher à Dieu. Au plus bas degré se trouvent les biens
extérieurs ; au milieu se trouvent les biens du corps ; au sommet les biens de
l'âme, parmi lesquels le principal est la volonté, en tant que par celle-ci on
use de tous les autres biens. C'est pourquoi, par elle-même, l'obéissance est
la plus louable des vertus : pour Dieu elle méprise la volonté propre, alors
que par les autres vertus morales on méprise certains autres biens en vue de
Dieu. C'est pourquoi saint Grégoire écrit : "Il est juste de préférer
l'obéissance aux sacrifices, parce que ceux-ci immolent une chair étrangère, tandis
que l'obéissance immole notre propre volonté."
C'est pourquoi
aussi certaines autres activités sont méritoires devant Dieu parce qu'elles
sont accomplies pour obéir à la volonté divine. Car si quelqu'un endurait le
martyre, ou distribuait tous ses biens aux pauvres, - à moins qu'il n'ordonne
ces oeuvres à l'accomplissement de la volonté divine, ce qui concerne
directement l'obéissance -, de telles oeuvres ne pourraient être méritoires, tout
comme si on les faisait sans la charité, qui ne peut exister sans l'obéissance.
Il est écrit en effet (1 Jn 2, 4-5) : "Celui qui prétend connaître Dieu et
ne garde pas ses commandements est un menteur ; quant à celui qui observe ses
paroles, l'amour de Dieu a vraiment trouvé en lui son accomplissement." Et
cela parce que l'amitié procure aux amis identité des vouloir et des refus.
Solutions :
1. L'obéissance procède de la déférence qui rend culte et
honneur au supérieur. Et quant à cela, elle est subordonnée à des vertus
diverses bien que, considérée en elle-même, en tant qu'elle s'attache à la
raison de précepte, elle soit une seule vertu spéciale. Donc, en tant qu'elle
procède de la déférence envers les supérieurs, elle est comme subordonnée au
respect. En tant qu'elle procède de la déférence envers les parents, à la piété.
En tant qu'elle procède de la déférence envers Dieu, à la religion, et elle
ressortit à la dévotion, acte principal de la vertu de religion. Aussi, de ce
point de vue, est-il plus louable d'obéir à Dieu que de lui offrir un
sacrifice.
Et aussi parce que,
selon saint Grégoire cité dans notre conclusion : "Les sacrifices immolent
une chair étrangère tandis que l'obéissance immole notre propre volonté." En
particulier, dans le cas dont parlait Samuel, il aurait mieux valu pour Saül
obéir à Dieu que d'offrir en sacrifice, contre son ordre, les bêtes grasses des
Amalécites.
2. Tous les actes des vertus relèvent de l'obéissance du fait
qu'ils sont commandés. Donc, en tant que les actes des vertus agissent comme
des causes ou des dispositions pour engendrer ou conserver celles-ci, on dit
que l'obéissance les introduit et les garde toutes dans l'âme.
Mais il ne
s'ensuit pas que l'obéissance soit absolument la première de toutes les vertus,
pour deux raisons. 1° Parce que, bien qu'un acte de vertu tombe sous le précepte,
on peut cependant l'accomplir sans prendre garde à cette raison de précepte.
Par suite, s'il y a une vertu dont l'objet soit par nature antérieur au
précepte, cette vertu est par nature antérieure à l'obéissance. C'est évident
pour la foi : elle nous révèle la sublimité de l'autorité de Dieu, qui lui
confère le pouvoir de commander.
2° L'infusion de
la grâce et des vertus peut précéder, même dans le temps, tout acte vertueux.
Ainsi, ni par nature ni dans le temps, l'obéissance ne précède toutes les
autres vertus.
3. Il y a deux sortes de biens. D'abord un bien que l'homme
est nécessairement tenu d'accomplir, comme aimer Dieu ou quelque chose de même
genre. Un tel bien ne peut aucunement être omis par obéissance. Mais il y a une
autre sorte de bien auquel l'homme n'est pas nécessairement tenu. Et celui-là, on
doit parfois l'omettre par obéissance ; parce qu'on ne doit pas faire quelque
chose de bien en commettant une faute. Cependant, dit saint Grégoire au même
endroit : "celui qui interdit à ses sujets d'accomplir un bien
quelconque doit leur en permettre beaucoup d'autres, pour éviter que l'âme de
son sujet ne se perde totalement, si elle était privée absolument de tout bien
par cette interdiction". C'est ainsi que, par l'obéissance, d'autres biens
peuvent compenser la perte d'un seul.
Objections :
1. Il semble que non, car il est écrit (Mt 9, 29-31) que le
Seigneur donna cet ordre aux aveugles qu'il venait de guérir : "Veillez à
ce que personne ne le sache. Mais à peine sortis, ils parlèrent de lui dans
toute la région." Ce qu'on ne leur reprocha pas. Il paraît donc que nous
ne sommes pas tenus d'obéir à Dieu en tout.
2. Nul n'est tenu d'agir contrairement à la vertu. Mais nous
découvrons des ordres de Dieu contraires à la vertu. C'est ainsi qu'il commanda
à Abraham de mettre à mort son fils innocent (Gn 22, 2), aux Juifs de dérober
les biens des Egyptiens (Ex 11, 2) ce qui est contraire à la justice ; et au
prophète Osée (1, 2) d'épouser une femme adultère, ce qui est contraire à la
chasteté. Donc il ne faut pas obéir à Dieu en tout.
3. Quiconque obéit à Dieu conforme sa volonté à la volonté
divine, même quant à l'objet voulu. Or nous ne sommes pas tenus de conformer en
tout notre volonté à la volonté divine quant à l'objet voulu. C'est ce qui a
été établi précédemment. Donc on n'est pas tenu d'obéir à Dieu en tout.
Cependant :
Il est écrit dans l'Exode (24, 7) : "Tout ce qu'a dit le
Seigneur, nous le ferons et nous lui obéirons."
Nous l'avons dit à l’article 1, celui qui obéit est mû par le
commandement de celui auquel il obéit, comme dans la nature un être est mû par
les influences qui agissent sur lui. Or, Dieu est le moteur suprême non
seulement de toutes choses selon la nature, mais encore de toutes les volontés,
nous l'avons établi. De même donc que les premières sont soumises à la nature
divine par une nécessité de nature, de même les secondes doivent obéir aux
ordres divins par une nécessité de justice.
Solutions :
1. En disant aux aveugles de tenir secret le miracle, le
Seigneur n'entendait pas leur imposer sa volonté, mais comme l'explique saint Grégoire
"donner un exemple aux serviteurs : les engager à tenir leurs vertus
cachées, quoique, malgré eux, il puisse arriver qu'elles soient manifestées
pour servir d'exemple au prochain".
2. Dieu ne va jamais contre la nature des choses puisque
"ce que Dieu fait en elles est leur nature même", dit le Glose ; mais
il agit parfois contre le cours ordinaire de la nature. C'est ainsi que Dieu ne
peut rien prescrire de contraire à la vertu, puisque la vertu et la rectitude
de la volonté humaine consistent avant tout dans la conformité à la volonté de
Dieu et l'obéissance à ses ordres, encore que ses ordres puissent contredire
parfois la pratique ordinaire de telle ou telle vertu. Ainsi l'ordre donné à
Abraham n'alla pas contre la justice, puisque Dieu est l'auteur de la vie et de
la mort ; pas plus que l'ordre donné aux Hébreux de dérober les biens des
Égyptiens, puisque tout appartient à Dieu qui le donne à qui bon lui semble.
Pareillement, l'ordre donné à Osée d'épouser une adultère n'était pas contraire
à la chasteté, puisque Dieu est l'ordinateur de la génération humaine, et que
les relations réglées par lui ne peuvent être que légitimes. - Il est donc
évident que tous ces personnages, ni par leur obéissance à Dieu, ni par leur
volonté d'obéir n'ont péché.
3. Si nous ne sommes pas toujours obligés de vouloir ce que
Dieu veut, nous le sommes toujours de vouloir ce qu'il veut que nous voulions.
Cette volonté divine nous est signifiée principalement par les commandements
divins. C'est pourquoi on est tenu d'obéir à Dieu.
Objections :
1. Il semble que oui. Car saint Paul dit (Col 3, 20) : "Enfants,
obéissez en tout à vos parents." Et il ajoute (v. 22) : "Esclaves, obéissez
en tout à vos maîtres d'ici-bas." Donc, au même titre, les autres sujets
doivent obéir en tout à leurs supérieurs.
2. Les supérieurs sont des intermédiaires entre Dieu et leurs
sujets, selon cette parole (Dt 5, 5) : "Moi, je me tenais entre le
Seigneur et vous en ce temps-là pour vous faire connaître sa parole." Mais
on ne va d'un extrême à l'autre qu'en passant par le milieu. Donc les préceptes
du supérieur doivent être considérés comme les préceptes de Dieu. Ce qui fait
dire à l'Apôtre (Ga 4, 14) : "Vous m'avez accueilli comme un ange de Dieu,
comme le Christ Jésus", et aussi (1 Th 2, 13) : "Une fois reçue la
parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l'avez accueillie non
comme une parole d'hommes, mais comme ce qu'elle est réellement, la parole de
Dieu." Donc, de même qu'à Dieu on doit obéir en tout, de même aux
supérieurs.
3. Les religieux font voeux de chasteté et de pauvreté par
leur profession ; de même font-ils le voeu d'obéissance. Mais le religieux est
tenu d'observer en tout la chasteté et la pauvreté. De même est-il tenu d'obéir
en tout.
Cependant :
Il est dit au livre des Actes (6, 29) : "Il faut obéir à
Dieu plutôt qu'aux hommes." Mais parfois les ordres des supérieurs sont
contraires à ceux de Dieu. Donc il ne faut pas leur obéir en tout.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, celui qui obéit est mis en mouvement sur l'ordre de celui qui commande, par
une certaine nécessité de justice, comme un être naturel est mis en mouvement
par l'être qui l'actionne, par une nécessité de nature. Que ce mouvement ne se
produise pas, cela peut tenir à deux causes. D'abord à cause d'un empêchement
qui provient de la puissance supérieure d'un autre moteur ; c'est ainsi que du
bois ne brûle pas si trop d'humidité l'empêche de s'enflammer. Ou bien par un
manque de relation entre le mobile et le moteur, parce que le mobile est bien
soumis à l'action du moteur sur un point, mais non sur tout. Par exemple
l'humidité est parfois soumise à l'action de la chaleur de façon à être
réchauffée, sans pouvoir être desséchée ou absorbée.
De même il peut
arriver pour deux motifs que le sujet ne soit pas tenu à obéir en tout à son
supérieur.
1° A cause de
l'ordre d'un supérieur plus puissant. Sur le texte (Rm 13, 2) : "Ceux qui
résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation", la Glose commente :
"Si le commissaire donne un ordre, devras-tu l'exécuter si le proconsul
ordonne le contraire ? Et si le proconsul donne un ordre, et l'empereur un
autre, n'est-il pas évident qu'en méprisant le premier, tu dois obéir au second
? Donc si l'empereur donne un ordre, et Dieu un autre, tu devras mépriser
celui-là et obéir à Dieu."
2° L'inférieur
n'est pas tenu d'obéir à son supérieur si celui-ci donne un ordre auquel il n'a
pas à se soumettre. Car Sénèque écrit : "On se trompe si l'on croit que la
servitude s'impose à l'homme tout entier. La meilleure partie de lui-même y
échappe. C'est le corps qui est soumis et engagé envers les maîtres ; l'âme est
indépendante." C'est pourquoi, en ce qui concerne le mouvement intérieur
de la volonté on n'est pas tenu d'obéir aux hommes, mais à Dieu seul.
On est tenu
d'obéir aux hommes dans les actes extérieurs du corps. Cependant, même là, selon
ce qui relève de la nature du corps, on n'est pas tenu d'obéir aux hommes, mais
seulement à Dieu, parce que tous les hommes sont naturellement égaux, par
exemple en ce qui concerne la nourriture et la génération. Donc les serviteurs
ne sont pas obligés d'obéir à leurs maîtres, ni les enfants à
leurs parents, pour contracter mariage ou pour garder la virginité, etc.
Mais en ce qui
concerne l'organisation de son activité et des affaires humaines, le sujet est
tenu d'obéir à son supérieur en tenant compte de la supériorité qui lui est
propre ; ainsi le soldat au chef de l'armée en ce qui concerne la guerre ; le
serviteur à son maître en ce qui concerne le service à exécuter ; le fils à son
père en ce qui concerne la conduite de sa vie et l'organisation domestique, et
ainsi du reste.
Solutions :
1. Quand l'Apôtre dit : "en tout", il faut
l'entendre de ce qui concerne le droit du père ou du maître.
2. L'homme est soumis à Dieu de façon absolue, pour tout :
intérieurement et extérieurement. Or les sujets ne sont pas soumis à leurs
supérieurs en toutes choses mais seulement dans un domaine déterminé. Et même
pour celui-ci, ils sont des intermédiaires entre Dieu et leurs sujets. Quant au
reste ils sont immédiatement soumis à Dieu, qui les instruit par la loi
naturelle ou la loi écrite.
3. Les religieux font profession d'obéissance quant à la vie
régulière selon laquelle ils sont soumis à leurs supérieurs. C'est pourquoi ils
ne sont tenus d'obéir que pour ce qui peut concerner la vie régulière. Telle
est l'obéissance qui suffit au salut. S'ils veulent obéir en autre chose, cela
relève d'un surcroît de perfection, pourvu que rien de cela ne soit contraire à
Dieu, car une telle obéissance serait illicite.
On peut donc
distinguer trois espèces d'obéissance : l'une, suffisante au salut, obéit en
tout ce qui est d'obligation ; la seconde, parfaite, obéit en tout ce qui est
permis ; la troisième, excessive, obéit même en ce qui est défendu.
Objections :
1. Il semble que non, parce que, sur le texte de Matthieu (17,
2) : "Donc les fils sont libres", la Glose explique : "Si, dans
tout royaume, les fils du souverain régnant sont libres, alors les fils du roi
à qui sont soumis tous les royaumes doivent être libres." Or les chrétiens
sont devenus enfants de Dieu par la foi du Christ, selon saint Jean (1, 12) :
"ceux qui croient en son nom, il leur a donné le pouvoir de devenir
enfants de Dieu." Donc ils ne sont pas tenus d'obéir aux puissances
séculières.
2. Saint Paul écrit (Rm 7, 4) : "Vous avez été mis à mort
à l'égard de la loi par le corps du Christ", et il parle de la loi divine
de l'ancienne alliance. Mais la loi humaine qui soumet les hommes aux
puissances séculières est inférieure à la loi divine de l'ancienne alliance.
Donc à plus forte raison les hommes devenus membres du corps du Christ sont-ils
libérés de la loi de sujétion qui les liait aux princes séculiers.
3. Les hommes ne sont pas tenus d'obéir aux brigands qui
oppriment par la violence. Ce qui fait dire à saint Augustin : "Quand la
justice disparaît, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ?" Donc,
puisque les pouvoirs séculiers des princes sont exercés le plus souvent de
façon injuste, et que leur pouvoir a été injustement usurpé, il apparaît que
les chrétiens n'ont pas à obéir aux princes séculiers.
Cependant :
Saint Paul
écrivait (Tt 3, 1) : "Rappelle aux fidèles le devoir d'être soumis aux
magistrats et aux autorités." Saint Pierre (1 P 2, 13-14) : "Soyez
donc soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, soit au roi comme
souverain, soit aux gouverneurs comme délégués par lui."
Conclusion :
La foi chrétienne
est principe et cause de justice, selon saint Paul (Rm 3, 22) : "Justice
de Dieu par la foi en Jésus Christ." Cette foi ne supprime donc pas
l'ordre fondé sur la justice mais au contraire l'affermit. Cet ordre requiert
que les inférieurs obéissent à leurs supérieurs ; car autrement ce serait la
ruine de la société humaine. La foi chrétienne ne dispense donc pas d'obéir aux
princes séculiers.
Solutions :
1. Nous l'avons dit à l’article précédent, la soumission due
aux hommes est limitée au corps et n'atteint pas l'âme qui garde sa liberté. En
cette vie la grâce du Christ remédie aux misères de l'âme, mais non à celles du
corps, selon ce que saint Paul disait de lui-même (Rm 7, 25) : "Par
l'esprit esclave de la loi de Dieu, et par la chair esclave de la loi du péché."
Ainsi, ceux qui sont devenus enfants de Dieu par la grâce sont libérés de
l'esclavage spirituel du péché, mais non de la servitude corporelle ; et c'est
par là qu'ils ont, en ce monde, des maîtres auxquels ils doivent être soumis, comme
dit la Glose (sur 1 Tm 6, 1) : "Tous ceux qui sont sous le joug de
l'esclavage, etc."
2. La loi ancienne était la figure de l'Ancien Testament, c'est
pourquoi elle devait disparaître lorsqu’adviendrait la vérité. Mais il n'en est
pas de même pour la loi humaine qui soumet l'homme à un autre homme. Et
cependant, même en vertu de la loi divine, l'homme est tenu d'obéir à l'homme.
3. On n'est tenu d'obéir aux princes séculiers que dans la
mesure requise par un ordre fondé en justice. Et c'est pourquoi, si les chefs
ont une autorité usurpée, donc injuste, ou si leurs préceptes sont injustes, leurs
sujets ne sont pas tenus de leur obéir, sinon peut-être par accident, pour éviter
un scandale ou un danger.
- 1. Est-elle un
péché mortel ? - 2. Est-elle le plus grave des péchés ?
Objections :
1. Il semble que non. Car tout péché est une désobéissance, comme
nous l'avons vu par la définition de saint Ambroise donnée plus haut. Donc si
la désobéissance était péché mortel, tout péché serait mortel.
2. Saint Grégoire écrit que la désobéissance naît de la vaine
gloire. Mais celle-ci n'est pas péché mortel. Donc la désobéissance non plus.
3. On est appelé désobéissant quand on n'accomplit pas le
précepte du supérieur. Mais très souvent les supérieurs multiplient tellement
les préceptes qu'on ne peut guère ou jamais les observer tous. Donc si la
désobéissance était péché mortel, il s'ensuivrait qu'on ne pourrait pas éviter
le péché mortel, ce qui est absurde.
Cependant :
Saint Paul met au
nombre des péchés mortels "la désobéissance aux parents" (Rm 1, 30 ;
2 Tm 3, 2).
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, source de la vie
spirituelle. Car la charité nous fait aimer Dieu et le prochain, et l'amour de
Dieu exige l'obéissance à ses commandements. Y désobéir, c'est donc aller
contre la charité et commettre un péché mortel. De plus, les commandements
divins prescrivent l'obéissance envers les supérieurs. Leur désobéir, c'est
donc encore commettre un péché mortel opposé à l'amour envers Dieu, selon saint
Paul (Rm 13, 2) : "Celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre établi
par Dieu." - La désobéissance est en même temps contraire à l'amour du
prochain, puisque le supérieur en fait partie et qu'on lui refuse l'obéissance
à laquelle il a droit.
Solutions :
1. Saint Ambroise définit ainsi le péché mortel, c'est-à-dire
le péché dans toute la force du terme. Le péché véniel n'est pas une
désobéissance parce qu'il ne va pas contre le précepte mais passe à côté.
Le péché mortel
lui-même n'est pas toujours une désobéissance, au sens propre et essentiel du
mot ; mais seulement quand on méprise le précepte. C'est parce que les actes
moraux sont spécifiés par leur fin. Lorsque l'on transgresse un précepte non
par mépris de celui-ci mais pour une autre fin, ce n'est une désobéissance que
matériellement ; formellement cela relève d'une autre espèce de péché.
2. La vaine gloire peut être la manifestation d'une certaine
supériorité ; et parce que l'on croit y parvenir en refusant de se soumettre
aux préceptes d'autrui, la désobéissance naît en effet de la vaine gloire. Mais
rien n'empêche que le péché mortel naisse d'un péché véniel, puisque celui-ci
est une disposition à celui-là.
3. A l'impossible nul n'est tenu. C'est pourquoi, si un
supérieur multiplie les préceptes au point que son subordonné soit incapable de
les accomplir, celui-ci n'est pas coupable. Les supérieurs doivent donc éviter
de multiplier les préceptes.
Objections :
1. Il semble bien, car on lit dans l’Écriture (1 S 15, 23) :
"Un péché de sorcellerie, voilà la rébellion ; une idolâtrie, voilà la
résistance à Dieu." Mais l'idolâtrie est le plus grave des péchés comme on
l'a montré. Donc aussi la désobéissance.
2. On appelle péché contre le Saint-Esprit celui qui enlève
tous les obstacles au péché, on l'a dite. Or par la désobéissance on méprise le
précepte qui détourne au maximum du péché. Donc la désobéissance est un péché
contre le Saint-Esprit, le plus grave de tous.
3. Saint Paul déclare (Rm 5, 10) : "Tous sont devenus
pécheurs parce qu'un seul a désobéi." Or la cause est plus puissante que
l'effet. Donc la désobéissance apparaît comme un péché plus grave que les
autres, qui sont causés par elle.
Cependant :
Mépriser celui qui
commande est plus grave que de mépriser son commandement. Mais certains péchés
s'opposent à la personne qui commande, comme le blasphème et l'homicide. Donc
la désobéissance n'est pas le plus grave des péchés.
Conclusion :
Tous les péchés de
désobéissance n'ont pas la même gravité. Une désobéissance peut être plus grave
qu'une autre pour deux motifs : 1° A cause de celui qui commande. Bien que l'on
doive mettre tout son soin à obéir à toute autorité, ce devoir est d'autant
plus impérieux que l'autorité est plus grande. Le signe en est que l'ordre
émané d'une autorité inférieure devient caduc en cas de conflit avec une
autorité supérieure. D'où cette conséquence : plus l'autorité est grande, plus
la désobéissance est grave ; donc désobéir à Dieu est plus grave que de
désobéir aux hommes.
2° A cause de ce
qui est commandé. Le supérieur n'attache pas la même importance à
l'accomplissement de tous ses ordres, mais il veut davantage sa fin et le moyen
qui en est le plus proche. La désobéissance est donc d'autant plus grave que le
commandement transgressé est plus haut placé dans l'intention de celui qui l'a
donné.
Parmi les
commandements de Dieu, il est évident que plus le précepte concerne un bien
meilleur, plus il est grave d'y désobéir. Parce que, la volonté de Dieu se
portant essentiellement sur le bien, plus l'objet du précepte est bon, plus
Dieu veut l'accomplissement de celui-ci. Aussi celui qui désobéit au précepte
d'aimer Dieu pèche-t-il plus gravement que celui qui désobéit au précepte
d'aimer le prochain. Mais la volonté de l'homme ne se porte pas naturellement
vers le plus grand bien. Et c'est pourquoi, lorsque nous sommes obligés uniquement
par un précepte humain, le péché n'est pas plus grave du fait qu'on omet un
bien plus grand, mais du fait qu'on omet ce que veut davantage l'auteur du
précepte.
Ainsi donc faut-il
mettre les divers degrés de désobéissance en relation avec les divers degrés de
préceptes. Car la désobéissance qui méprise le précepte de Dieu, en raison même
de cette désobéissance est un péché plus grave que le péché commis contre un
homme, abstraction faite de la désobéissance envers Dieu que ce péché entraîne.
(je dis cela parce que celui qui pèche contre le prochain agit aussi
contrairement au commandement de Dieu.) Cependant si l'on méprisait un commandement de Dieu plus important, le péché
serait encore plus grave.
Quant à la
désobéissance qui méprise un précepte humain, le péché est moins grave que
celui de mépriser l'auteur du précepte, parce que le respect envers le précepte
doit procéder du respect envers son auteur. Pareillement, le péché qui se
rattache directement au mépris envers Dieu, comme le blasphème, est plus grave,
abstraction fait de la désobéissance qu'il implique, que le péché qui ne
méprise que le précepte de Dieu.
Solutions :
1. Dans cette comparaison il ne s'agit pas d'égalité absolue,
mais de ressemblance : comme l'idolâtrie, quoique à un degré moindre, la
désobéissance aboutit au mépris de Dieu.
2. Toute désobéissance n'est pas un péché contre le Saint-Esprit,
mais seulement celle où l'on met de l'obstination. En effet, on ne pèche pas
contre le Saint-Esprit du fait que l'on méprise un obstacle quelconque au péché
; autrement le mépris de n'importe quel bien spirituel serait un péché contre le
Saint-Esprit, parce que l'on peut être détourné du péché par n'importe quel
bien. Ce qui fait le péché contre le Saint-Esprit, c'est le mépris des biens qui
conduisent à la pénitence et à la rémission des péchés.
3. Le premier péché de nos premiers parents, d'où le péché a
dérivé sur tous les hommes, ne fut pas la désobéissance, au sens où elle est un
péché spécial, mais l'orgueil qui les poussa à désobéir. Aussi, dans le texte
cité, saint Paul semble-t-il entendre la désobéissance au sens général où elle
s'identifie avec tout péché.
Il faut étudier
maintenant la reconnaissance ou gratitude, et le vice opposé ou ingratitude
(Question 107).
Sur la
reconnaissance, six questions : - 1. La gratitude est-elle une vertu spéciale, distincte
des autres ? - 2. Lequel, de l'innocent ou du pénitent, doit à Dieu de plus
grandes actions de grâce ? - 3. Est-on toujours tenu de rendre grâce pour les
bienfaits des hommes ? - 4. Faut-il tarder à rendre un bienfait ? - 5. La
reconnaissance doit-elle se mesurer aux bienfaits reçus, ou aux sentiments du
bienfaiteur ? - 6. Convient-il de rendre plus que ce qu'on a reçu ?
Objections :
1. Il semble que non. Car c'est de Dieu et de nos parents que
nous avons reçu les plus grands bienfaits. Mais l'honneur que nous rendons à
Dieu relève de la vertu de religion ; celui que nous rendons à nos parents, de
la vertu de piété. Donc la reconnaissance ou gratitude n'est pas une vertu
distincte des autres.
2. Une rétribution proportionnée relève de la justice
commutative, comme le montre le Philosophe. Mais, dit-il encore, "on rend
grâce pour rétribuer". Donc rendre grâce, ce qui relève de la gratitude, est
un acte de justice. Donc la gratitude n'est pas une vertu spéciale, distincte
des autres.
3. Aristote montre que la reconnaissance est nécessaire pour
entretenir l'amitié. Mais l'amitié se porte sur toutes les vertus qui rendent
l'homme aimable. Donc la reconnaissance ou gratitude, chargée de récompenser
les bienfaits, n'est pas une vertu spéciale.
Cependant :
Cicéron considère
la gratitude comme une vertu spéciale, qui fait partie de la justice.
Conclusion :
Nous l'avons dit
précédemment on doit diversifier la raison de dette, selon les diverses causes
de dettes, mais de telle sorte que le moins soit toujours inclus dans le plus.
C'est en Dieu, à titre premier et principal, que se trouve la cause de notre
endettement, du fait qu'il est le principe premier de tous nos biens.
Deuxièmement, en notre père qui est le principe premier de notre génération et
de notre éducation. Troisièmement, dans la personne constituée en dignité, de
qui procèdent les bienfaits communs. Quatrièmement, chez un bienfaiteur de qui
nous avons reçu des bienfaits particuliers et privés, pour lesquels nous avons
envers lui une obligation particulière. Donc, parce que tout ce que nous devons
à Dieu, à notre père ou à une personne constituée en dignité, nous ne le devons
pas à un bienfaiteur qui nous a accordé un bienfait particulier, il s'ensuit
qu'après la religion (culte dû à Dieu), la piété (à nos parents) et le respect
(aux personnes constituées en dignité), c'est la reconnaissance ou gratitude
qui répond à la générosité des bienfaiteurs. Et cette gratitude se distingue
des vertus que nous venons d'énumérer comme la fin d'une série se distingue de
ce qui la commence, parce qu'elle ne réalise ce principe que partiellement.
Solutions :
1. De même que la religion est une piété supérieure, ainsi
est-elle une reconnaissance ou gratitude éminente. C'est pourquoi, plus haute, nous
avons placé l'action de grâce comme un élément de la religion.
2. La rétribution proportionnée relève de la justice
commutative quand on l'envisage selon la dette légale, par exemple par un
contrat fixant le montant de la rétribution. Mais ce qui relève de la
reconnaissance ou gratitude, c'est la rétribution qui se fait par une
obligation d'honneur, c'est-à-dire qu'on acquitte spontanément. Aussi la
gratitude est-elle moins gracieuse, dit Sénèque, si elle est forcée.
3. Puisque la véritable amitié est fondée sur la vertu, tout
ce qui, chez l'ami, est contraire à la vertu arrête l'amitié, et tout ce qui
est vertueux la provoque. Ainsi l'amitié se conserve par l'échange des
bienfaits, bien que cet échange relève spécialement de la vertu de gratitude.
Objections :
1. Il semble que ce soit l'innocent, car dans la mesure où
l'on a reçu de Dieu un plus grand don, on est davantage tenu de lui rendre
grâce. Mais le don de l'innocence est plus grand que la restauration de la
justice.
2. Le bienfaiteur a droit à l'amour, comme à l'action de
grâce. Mais saint Augustin nous dit : "Qui donc, en réfléchissant à sa
faiblesse, oserait attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence,
de façon à t'aimer moins, comme s'il avait moins besoin de ta miséricorde, qui
remet les péchés à ceux qui se tournent vers toi ?" Et il ajoute : "C'est
pourquoi il doit t'aimer tout autant et même bien davantage : lorsqu'il voit
par qui je suis délivré de toutes les maladies de mes péchés, il découvre que
la même influence l'en a préservé." Donc l'innocent est tenu de rendre
grâce plus que le pénitent.
3. Plus le bienfait gracieux est prolongé, plus on doit en
rendre grâce. Mais le bienfait de la grâce divine est plus prolongé chez
l'innocent que chez le pénitent. Car saint Augustin dit au même endroit :
"J'attribue à ta grâce et à ta miséricorde que tu aies fait fondre la
glace de mes péchés. J'attribue aussi à ta grâce tout ce que je n'ai pas fait
de mal, car de quoi n'étais-je pas capable ? Et je reconnais que
tout m'a été pardonné, et le mal que j'ai fait de moi-même, et celui que, guidé
par toi, je n'ai pas fait."
Cependant :
On lit dans saint Luc
(7, 47) : "Celui à qui il est pardonné davantage aime davantage." Il
doit donc pour le même motif rendre grâce davantage.
Conclusion :
L'action de grâce
chez le bénéficiaire répond à la générosité du bienfaiteur. Or un bienfait
généreux est donné gratuitement. Aussi peut-il y avoir plus de générosité chez
le donateur de deux façons. D'abord par la quantité du don. Et à cet égard, l'innocent
est davantage tenu à rendre grâce parce que Dieu lui fait un plus grand don, et
plus prolongé, toutes choses égales d'ailleurs, à parler dans l'absolu.
On peut encore
parler d'un plus grand bienfait parce qu'il est donné plus gratuitement. Et à
ce titre, le pénitent est tenu de rendre grâce plus que l'innocent, parce que
le don que Dieu fait est plus gratuit ; car, alors qu'il méritait un châtiment,
c'est la grâce qui lui est donnée. Et ainsi, bien que le don fait à l'innocent,
considéré dans l'absolu, soit plus grand, le don fait au pénitent est plus
grand en comparaison : c'est ainsi qu'un petit don fait à un pauvre est plus
grand pour lui qu'un grand don fait à un riche. Et parce que les actions
concernent des cas individuels, on considère davantage dans une action ce qui
est tel dans des circonstances concrètes que ce qui est tel de façon absolue, comme
dit Aristote, à propos du volontaire et de l'involontaire.
Solutions :
Nous venons de
répondre aux objections.
Objections :
1. Il semble qu'on ne soit pas tenu de rendre grâce à tous
les hommes qui nous font du bien. En effet on peut se faire du bien, comme on
peut se nuire à soi-même, dit l'Ecclésiastique (14, 5) : "Celui qui est
mauvais pour lui-même, pour qui serait-il bon ?" Mais on ne peut se rendre
grâce à soi-même, car l'action de grâce semble passer de l'un à l'autre. Donc
on n'est pas tenu de rendre grâce à tout bienfaiteur.
2. L'action de grâce est la reconnaissance d'une bonne grâce.
Mais certains bienfaits nous sont accordés de mauvaise grâce, et même d'une
façon insultante, avec retard et tristesse. On ne doit donc pas toujours rendre
grâce à un bienfaiteur.
3. On ne doit aucune action de grâce à celui qui recherche son
intérêt. Mais certains accordent des bienfaits intéressés. On ne leur doit donc
pas d'action de grâce.
4. On ne doit pas d'action de grâce à un esclave car tout ce
qu'il est appartient à son maître. Pourtant il arrive que le serviteur soit le
bienfaiteur de son maître. On ne doit donc pas rendre grâce à tout bienfaiteur.
5. Nul n'est tenu de faire ce qui est déshonnête et sans
avantage. Mais il arrive parfois que le bienfaiteur soit comblé de félicité, et
il serait inutile de le récompenser pour son bienfait. Parfois il arrive que le
bienfaiteur passe d'une vie vertueuse à une vie de péché, et il apparaît alors
qu'on ne peut honnêtement reconnaître son bienfait. Il arrive aussi parfois que
le bénéficiaire soit si pauvre qu'il ne puisse rien donner en retour. Il
apparaît donc qu'on n'est pas toujours tenu de récompenser un bienfait.
6. Nul ne doit faire à autrui ce qui ne lui est pas avantageux
mais nuisible. Or il arrive que la récompense du bienfait est nuisible ou
inutile à celui qu'on veut remercier. Donc on ne doit pas toujours récompenser
un bienfait en rendant grâce.
Cependant :
Saint Paul dit (1
Th 5, 18) : "En toutes circonstances, rendez grâce."
Conclusion :
Tout effet a un
mouvement naturel de retour vers sa cause. Ce qui fait dire à Denys que Dieu
ramène tout à lui, comme étant la cause de tout. Car il faut toujours que
l'effet soit ramené à la fin voulue par l'agent. Or il est évident que le
bienfaiteur en tant que tel est cause pour le bénéficiaire. C'est pourquoi
l'ordre naturel requiert que celui-ci se tourne vers son bienfaiteur en lui
rendant grâce, selon leur condition à tous deux. Et comme nous l'avons dit au
sujet du père, on doit au bienfaiteur honneur et déférence parce qu'il a raison
de principe ; mais accidentellement on doit l'aider et le soutenir s'il en a
besoin.
Solutions :
1. Comme dit Sénèque dans son traité des Bienfaits : "On n'est pas libéral en se
donnant à soi-même, ni clément en se pardonnant, ni miséricordieux en étant
touché de ses propres maux, mais en agissant ainsi pour tous les autres ; de
même encore personne n'est bienfaiteur de soi-même, mais ne fait qu'obéir à sa
nature qui pousse à rejeter ce qui est nuisible et à rechercher ce qui est
profitable." Ainsi il n'y a pas lieu d'avoir gratitude ou ingratitude
envers soi-même, car on ne peut se refuser quelque chose qu'en le gardant pour
soi. Cependant on peut parler de ce qui nous arrive à nous-même, comme s'il
s'agissait d'un autre, ainsi qu'Aristote le dit à propos de la justice : par
métaphore on considère les différentes parties de l'être humain comme autant de
personnes.
2. Un bon esprit est plus attentif au bien qu'au mal. Donc, si
quelqu'un nous a accordé un bienfait d'une façon choquante, nous ne devons pas
nous abstenir totalement de remercier, mais nous le ferons moins que si le don
avait été fait avec grâce, car le bienfait lui-même en est diminué, parce que, dit
Sénèque, "la rapidité a beaucoup donné, le retard a beaucoup retiré".
3. Comme dit Sénèque, "Il importe beaucoup que je sache
si le bienfaiteur agit seulement dans son intérêt, ou aussi dans le mien. Celui
qui ne regarde que lui-même et ne nous aide que parce qu'il ne peut s'aider
lui-même autrement, me paraît semblable à l'homme qui cherche un pâturage pour
ses bêtes. S'il m'a admis au partage, il a pensé à nous deux, je suis ingrat et
injuste si je ne me réjouis pas de le voir profiter de ce qui a profité à
moi-même. C'est une grande méchanceté de réserver le nom de bienfait à ce qui
désavantage le donateur."
4. Comme dit encore Sénèque : "Tant que l'esclave se
borne à faire ce qu'on a coutume d'exiger de lui, il fait son service ; s'il en
fait davantage, c'est un bienfait. Car ce qui aboutit à un sentiment d'amitié
s'appelle bienfait."
5. Le pauvre lui-même est ingrat, s'il ne fait pas ce qu'il
peut. Car, de même que le bienfait consiste davantage dans le sentiment que
dans l'objet matériel, de même la reconnaissance. Aussi Sénèque dit-il : "Celui
qui reçoit avec reconnaissance a déjà fait un premier versement. Par
l'expression de nos sentiments nous montrons quelle reconnaissance les
bienfaits suscitent en nous, nous en témoignons non seulement au donateur mais
en tout lieu."
Et cela montre que
même à un bienfaiteur comblé on peut témoigner sa reconnaissance en lui
témoignant déférence et honneur. Aussi le Philosophe dit-il : "On doit
exprimer sa reconnaissance à l'homme fortuné par de l'honneur, et au pauvre par
de l'argent." Sénèque dit également : "Il y a bien des moyens de
rendre ce que nous devons, même à des gens heureux : un avis sincère, un
commerce assidu, une conversation simple, gaie et sans flatterie." Il ne
faut donc pas souhaiter que le bienfaiteur tombe dans l'indigence ou le malheur
afin de pouvoir lui rendre son bienfait. Comme dit Sénèque : "Si tu
souhaitais cela à celui dont tu n'as reçu aucun bienfait, ce voeu serait
inhumain. Combien davantage à un bienfaiteur !"
Si le bienfaiteur
a changé pour une vie mauvaise, on doit cependant lui manifester de la
reconnaissance selon l'état où il se trouve : par exemple en le ramenant à la
vertu si c'est possible. Mais si son mal est incurable, alors il est devenu un
autre homme et on ne lui doit plus de reconnaissance pour son bienfait.
Cependant autant qu'on le peut honnêtement, on doit garder le souvenir du
bienfait, nous dit Aristote.
6. Nous venons de le dire, la reconnaissance pour un bienfait
tient surtout au sentiment. C'est pourquoi on doit la témoigner de la manière
la plus avantageuse pour le bienfaiteur ; si par sa négligence cela tourne plus
tard à son désavantage, on ne l'attribuera pas à celui qui a fait son
remerciement. Comme dit Sénèque : "Il me fallait rendre, mais non garder
ou défendre ce que j'ai rendu."
Objections :
1. Il semble qu'on doit rendre un bienfait sans attendre. Car
ce que nous devons sans qu'un terme soit fixé, nous sommes tenus de le
restituer aussitôt. Or, pour la reconnaissance des bienfaits, il n'y a pas de
terme fixé, mais cela est une dette, on l'a dit à l’article précédent. Donc on
est tenu de reconnaître aussitôt un bienfait.
2. Le bien est d'autant plus louable qu'on le fait avec plus
de ferveur. Or qu'un homme ne mette aucun retard à faire ce qu'il doit, c'est
un effet de sa ferveur. Il apparaît donc plus louable de rendre aussitôt un
bienfait.
3. Sénèque dit que "le vrai bienfaiteur agit volontiers
et tout de suite". Or la gratitude doit s'égaler au bienfait. Donc le
remerciement doit être immédiat.
Cependant :
D’après Sénèque :
"Celui qui se hâte de rendre n'a pas le coeur d'un homme reconnaissant, mais
d'un débiteur."
Conclusion :
Dans la
reconnaissance, comme dans le bienfait, deux choses sont à considérer : le
sentiment et le don. La reconnaissance doit trouver son expression immédiate
dans le premier : "Veux-tu rendre un bienfait ? Reçois-le de bon coeur",
dit Sénèque.
Quant au don, il
faut attendre le moment où la reconnaissance sera la bienvenue. Une
reconnaissance qui prétend payer sa dette tout de suite, et même à contretemps,
n'est pas vertueuse, Sénèque le dit encore : "La dette semble peser à
celui qui est trop pressé de la payer, et celui à qui pèse une dette de
reconnaissance est un ingrat."
Solutions :
1. Une dette légale doit être acquittée tout de suite ;
autrement l'égalité essentielle à la justice serait violée si le débiteur
retenait ce qui appartient au créancier malgré celui-ci. Mais une dette morale
dépend de l'honnêteté de celui qui l'a contractée, et son devoir est de choisir
le moment le plus favorable pour s'en acquitter d'une façon vertueuse.
2. La ferveur n'est vertueuse que lorsqu'elle est réglée par
la raison. Si, par ferveur, on devance le temps requis, cette ferveur n'est pas
louable.
3. Les bienfaits eux-mêmes doivent être donnés en temps
opportun. Et quand ce temps est venu, il ne faut plus différer. De même pour la
reconnaissance.
Objections :
1. Il apparaît qu'elle doit prendre garde plutôt au bienfait
reçu. Car on doit être reconnaissant pour les bienfaits. Mais le "bienfait"
consiste en un fait réel, le mot lui-même le suggère. Donc la reconnaissance
doit prendre garde au don effectif.
2. La gratitude, qui remercie du bienfait, fait partie de la
justice. Or celle-ci envisage l'égalité entre ce qui est donné et ce qui est
reçu. Donc, dans la récompense exprimant la gratitude, on doit avoir égard au
don effectif plutôt qu'aux sentirnents du bienfaiteur.
3. Nul ne peut prendre garde à ce qu'il ignore. Mais Dieu seul
connaît le sentiment intérieur. La récompense exprimant la gratitude ne peut
donc pas se régler sur le sentiment.
Cependant :
Sénèque dit :
"Souvent nous avons plus d'obligation à celui qui nous donne peu, mais de
grand coeur, et à celui qui nous rend un petit service, mais de bon coeur."
Conclusion :
La récompense d'un
bienfait peut se rapporter à trois vertus : la justice, la reconnaissance, l'amitié.
- A la justice, lorsqu'il
s'agit d'un service qui est en même temps une dette légale, comme le prêt et
autres transactions analogues ; en ce cas, la récompense doit être envisagée
selon la quantité du don reçu.
- La récompense se
rattache à l'amitié et à la vertu de reconnaissance en tant qu'il s'agit d'une
dette morale. Mais ces deux cas sont différents. Car dans la reconnaissance
inspirée par l'amitié, il faut tenir compte de la cause de l'amitié. Aussi, dans
une amitié fondée sur l'utilité, la reconnaissance doit correspondre à
l'utilité procurée par le bienfait. Dans l'amitié fondée sur l'honneur, la
récompense doit tenir compte du choix ou du sentiment qui a inspiré le donateur,
car c'est cela qui est surtout requis à la vertu, selon Aristote. Et pareillement la
gratitude envisage le bienfait en tant qu'il est accordé gracieusement, ce qui
appartient au sentiment du donateur plus qu'à la réalité du don.
Solutions :
1. Tout acte moral dépend de la volonté. Ainsi le bienfait en
tant qu'il est louable et que la gratitude est tenue de le récompenser, consiste
matériellement dans le don effectif, mais formellement et à titre principal
dans la volonté, Sénèque l'a dit : "Le bienfait ne consiste pas dans ce
qu'on fait ou ce qu'on donne, mais dans l'esprit de celui qui le donne ou le
fait."
2. La reconnaissance est une partie de la justice, non qu'elle
soit une espèce de ce genre, mais elle se rattache à titre de vertu annexe au
genre de la justice, nous l'avons dit précédemment.
3. Dieu seul voit directement le coeur de l'homme ; mais
l'homme aussi peut le connaître par les signes qui le manifestent. C'est ainsi
que l'on connaît les sentiments du bienfaiteur à la manière dont le bienfait
est accordé, par exemple avec joie et promptitude.
Objections :
1. Il semble qu'il ne faut pas rendre par reconnaissance plus
que le bienfait reçu. En effet, d'après Aristote, on ne peut même pas rendre
l'équivalent à certains bienfaiteurs comme nos parents. Mais la vertu ne tente
pas l'impossible. Donc la compensation exigée par la reconnaissance ne tend pas
à surpasser le bienfait.
2. Si l'on rend plus que ce qu'on a reçu par le bienfait, par
là même on fait un don nouveau. Mais on est tenu de rendre en reconnaissance de
ce don nouveau. Donc celui qui avait accordé le premier bienfait sera tenu à
rendre davantage, et ainsi à l'infini. Or la vertu ne recherche pas l'infini, car,
selon Aristote : "l'infini détruit la nature du bien". Donc le
témoignage de reconnaissance ne doit pas dépasser le bienfait reçu.
3. La justice consiste en une égalité. Mais dépasser l'égalité
est un excès. Donc puisque, en toute vertu, l'excès est
vicieux, il apparaît que rendre plus que ce qu'on a reçu relève du vice et
s'oppose à la justice.
Cependant :
Aristote a dit :
"Il faut récompenser le bien qu'on nous a fait, et, à notre tour, nous
mettre à en faire." Le moyen, c'est de rendre plus que ce qu'on a reçu.
C'est donc à cela aussi que doit tendre la récompense.
Conclusion :
La récompense de
reconnaissance regarde dans le bienfait la volonté du bienfaiteur, nous l'avons
dit à l’article précédent. Or, ce qui la rend surtout recommandable, c'est son
caractère gracieux, c'est-à-dire d'avoir accordé un bienfait auquel rien ne
l'obligeait. Celui qui en a bénéficié a donc contracté une dette d'honneur, qu'il
acquitte en faisant de son côté un don gracieux. Cette gratuité apparaît
seulement si la reconnaissance dépasse ce qu'on a soi-même reçu. En effet, tant
que la récompense est inférieure ou seulement égale au bienfait, elle semble
bien n'acquitter qu'une dette. Donc, la récompense d'un bienfait doit toujours,
dans la mesure du possible, tend à le surpasser.
Solutions :
1. C'est le sentiment du bienfaiteur plus que la réalité
effective du bienfait qui doit inspirer la reconnaissance. Si l'on regarde ce
que l'enfant a reçu de ses parents, l'être et la vie assurément rien de sa part
ne saurait égaler pareil bienfait, dit Aristote. Mais si l'on regarde volonté
inspiratrice du bienfait et de la récompense, l'enfant peut rendre plus qu'il
n'a reçu, comme le remarque Sénèque. Quand même il ne le pourrait pas, la
volonté de rendre suffirait à sa reconnaissance.
2. La reconnaissance découle de la charité dont la dette ne
fait que grandir à mesure qu'on l'acquitte, selon la parole de saint Paul (Rm
13, 8) : "N'ayez aucune dette, sinon celle de l'amour mutuel." C'est
pourquoi il n'est pas inconcevable que le devoir de la reconnaissance ait
quelque chose d'infini.
3. Ce qui importe dans la vertu cardinale de justice, c'est
l'égalité matérielle ; dans la vertu de reconnaissance, c'est l'égalité entre
les vouloirs, c'est-à-dire que la volonté empressée du bienfaiteur qui agit de
bon coeur soit égalée par celle de l'obligé qui paye plus que sa dette.
- 1. Est-elle
toujours un péché ? - 2. Un péché spécial ? - 3. Un péché mortel ? - 4. Doit-on
cesser de faire du bien aux ingrats ?
Objections :
1. Il ne semble pas car, pour Sénèque, "l'ingrat est
celui qui ne rend pas un bienfait". Mais parfois on ne pourrait rendre un
bienfait qu'en commettant une faute, par exemple si ce bienfait avait consisté
à favoriser le péché. Puisque s'abstenir de pécher n'est pas un péché, il
apparaît que l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
2. Tout péché est au pouvoir de celui qui le commet car, pour
saint Augustin : "nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter". Or il
n'est pas toujours au pouvoir du pécheur d'éviter l'ingratitude, par exemple
quand il n'a pas de quoi rendre. De même l'oubli n'est pas en notre pouvoir, bien
que Sénèque affirme : "Le plus ingrat est celui qui oublie." Donc
l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
3. On ne voit pas comment récompenser de son bienfait celui
qui ne veut rien devoir, selon l'interdiction de saint Paul (Rm 13, 8) : "Ne
devez rien à personne." Mais pour Sénèque : "Celui qui doit malgré
lui est un ingrat." Donc l'ingratitude n'est pas toujours un péché.
Cependant :
Saint Paul (2 Tm 3,
2) énumère l'ingratitude avec les autres péchés : "Rebelles à leurs
parents, ingrats, impies, etc."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la dette de reconnaissance est une dette de cet honneur qu'exige la vertu.
Or il y a péché là où il y a opposition à la vertu. Il est évident que toute
ingratitude est un péché.
Solutions :
1. La reconnaissance envisage un bienfait. La complicité dans
le péché n'est pas un bienfait, mais un préjudice, qui ne mérite aucune
gratitude, sinon pour une bonne volonté trahie par l'ignorance et aidant à faire
le mal en croyant aider à faire le bien. Mais, en pareil cas, la récompense ne
saurait consister à aider à mal faire, car une telle récompense ne serait pas
un bien, mais un mal, c'est-à-dire tout le contraire de la reconnaissance.
2. L'impossibilité n'est jamais une excuse, puisque la
reconnaissance n'a besoin que de bonne volonté pour acquitter sa dette, nous
l'avons dit - L'oubli du bienfait relève de l'ingratitude quand il est l'objet
de la négligence, et non pas seulement d'un défaut naturel indépendant de la
volonté." Celui qui se laisse surprendre par l'oubli, dit Sénèque, semble
bien n'avoir pas souvent pensé à payer sa dette."
3. La dette de reconnaissance est la conséquence et comme
l'expression d'une dette d'affection, dont personne ne doit désirer être
quitte. Devoir à contrecoeur semble donc dénoter un manque d'affection pour
celui qui nous fait du bien.
Objections :
1. Il semble que non. Car tout péché agit contre Dieu qui est
le bienfaiteur suprême, et cela relève de l'ingratitude, qui n'est donc pas un
péché spécial.
2. Aucun péché spécial ne se trouve en divers genres de péché.
Or on peut être ingrat par des péchés de genres divers : en médisant de son
bienfaiteur, en le volant, etc. Donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
3. D'après Sénèque "est ingrat celui qui dissimule le
bienfait ; ingrat celui qui ne le rend pas ; plus ingrat que tous, celui qui
l'oublie". Mais tout cela ne relève pas d'une seule espèce de péché. Donc
l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
Cependant :
L’ingratitude
s'oppose à la reconnaissance ou gratitude, qui est une vertu spéciale. Elle est
donc un péché spécial.
Conclusion :
Tout vice tire son
nom du défaut de vertu qui s'oppose le plus au juste milieu de celle-ci. C'est
ainsi que "l'illibéralité" s'oppose davantage à la libéralité que ne
fait la prodigalité. Or, on peut pécher par excès contre la vertu de gratitude
: par exemple si l'on rend un bienfait pour des choses qui ne l'exigent pas, ou
plus rapidement qu'il ne faut, comme nous venons de le dire. Mais le vice par
défaut s'oppose davantage à la gratitude, parce que cette vertu, nous l'avons
établi tend au dépassement. C'est pourquoi, à proprement parler, "l'ingratitude"
désigne le défaut de gratitude. Or tout défaut, toute privation, est spécifiée
par l'habitus opposé ; la cécité et la surdité diffèrent comme la vue et
l'ouïe. Donc, comme la reconnaissance ou gratitude est une vertu spéciale, l'ingratitude
est un péché spécial.
Elle a pourtant
divers degrés, correspondant aux divers éléments exigés de la gratitude. Le
premier est que l'homme reconnaisse le bienfait reçu ; le deuxième, qu'il en
rende grâce ; le troisième qu'il le rétribue, compte tenu des circonstances et
selon ses possibilités. Mais parce que "ce qui est ultime dans la
génération d'un être est premier dans sa dissolution", le premier degré
d'ingratitude, c'est l'absence de récompense ; le deuxième, c'est le silence
qui cache le bienfait reçu ; et le troisième, le plus grave, c'est qu'on le
méconnaisse, par oubli ou de toute autre façon. - Et parce que l'affirmation
est impliquée dans la négation opposée, aux trois degrés négatifs de
l'ingratitude se rattachent trois formes positives ; rendre le mal pour le bien
; décrier le bienfait ; estimer le bienfait comme un méfait.
Solutions :
1. Dans tout péché il y a une ingratitude matérielle envers
Dieu, en tant que l'on fait quelque chose qui peut se rattacher à
l'ingratitude. Mais il y a ingratitude formelle quand un bienfait est
effectivement méprisé. Et c'est là un péché spécial.
2. Rien n'empêche que la raison formelle d'un péché spécial se
trouve matériellement dans plusieurs genres de péché. Et c'est ainsi qu'on
trouve dans de nombreux genres de péché la raison d'ingratitude.
3. Ces trois manières d'agir ne sont pas des espèces diverses,
mais les degrés divers d'un seul péché spécial.
Objections :
1. Il semble que oui, car c'est à Dieu surtout qu'on doit
être reconnaissant. Mais par le péché véniel on n'est pas ingrat envers Dieu, autrement
tous le seraient. Donc aucune ingratitude n'est péché véniel.
2. Un péché est mortel du fait qu'il s'oppose à la charité, nous
l'avons dit. Or l'ingratitude s'oppose à la charité d'où procède le devoir de
reconnaissance, nous venons de le dire. Donc l'ingratitude est toujours péché
mortel.
3. "Telle est la loi du bienfait, dit Sénèque, l'un doit
oublier aussitôt ce qu'il a donné, l'autre doit se rappeler ce qu'il a reçu."
Mais le premier doit oublier, semble-t-il, pour ne pas voir le péché du
bénéficiaire si celui-ci se montre ingrat. Cela ne serait pas nécessaire si
l'ingratitude était un péché sans gravité.
Cependant :
4. Il ne faut donner à
personne l'occasion de pécher mortellement. Mais comme dit Sénèque, toujours
dans son traité des Bienfaits, "il faut tromper quelquefois celui
qu'on aide, de sorte qu'il reçoive, mais sans savoir de qui". Cela semble
bien le conduire à l'ingratitude. C'est donc que celle-ci n'est pas toujours
péché mortel.
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré à l’article précédent, on peut être ingrat de deux façons. D'abord par
pure omission : on ne reconnaît pas, on ne loue pas, on ne récompense pas le
bienfait reçu. Et cela n'est pas toujours péché mortel. Parce que, nous l'avons
dit, la dette de gratitude demande que l'on donne libéralement, sans y être
tenu : ce n'est donc pas pécher mortellement que de l'omettre. C'est pourtant
péché véniel, parce que cela provient d'une négligence ou d'une disposition
insuffisante à la vertu. Mais il peut arriver qu'une telle ingratitude soit
péché mortel, soit à cause d'un mépris intérieur, soit à cause de la condition
du bienfaiteur à qui l'on refuse ce dont il a un besoin nécessaire, soit
absolument, soit en raison des circonstances.
On appelle encore
ingrat celui qui ne se contente pas de négliger sa dette de reconnaissance, mais
qui agit en sens contraire. Et cela, selon les circonstances de l'acte, est
tantôt péché mortel, tantôt péché véniel. Il faut pourtant noter ceci -
l'ingratitude qui découle du péché mortel réalise pleinement la raison
d'ingratitude, celle qui découle du péché véniel, de façon imparfaite.
Solutions :
1. Un péché véniel ne rend pas coupable d'ingratitude envers
Dieu selon la raison d'ingratitude réalisée. Il contient cependant de
l'ingratitude en tant que le péché véniel empêche un acte de vertu par lequel
l'homme accomplit le service de Dieu.
2. L'ingratitude qui accompagne le péché véniel ne s'oppose
pas à la charité, elle passe à côté d'elle, parce qu’elle n'exclut pas
l'habitus de charité, mais un de ses actes.
3. La réponse est encore donnée par Sénèque : "Ce serait
une erreur de croire, lorsque nous disons que le bienfaiteur doit oublier son
acte, que nous voulons chasser de sa mémoire une action aussi honorable.
Lorsque nous disons : "Il ne doit pas se souvenir", nous entendons
qu'il ne doit pas proclamer, ni se vanter."
4. Ne pas récompenser un bienfait que l'on ignore rend ingrat
celui-là seulement qui ne voudrait pas le récompenser, s'il le connaissait. Le
bienfaiteur a quelquefois raison de ne pas se faire connaître, soit pour éviter
la vaine gloire et la faveur des hommes, à l'exemple de saint Nicolas, qui jeta
en cachette de l'or dans une maison ; soit pour accorder un bienfait plus grand
en évitant de faire honte à celui qu'il assiste.
Objections :
1. Il semble que oui, car on lit au livre de la Sagesse (16, 29)
: "L'espoir de l'ingrat fondra comme le givre en hiver." Son espoir
ne fondrait pas si l'on ne cessait de lui faire du bien. Donc il faut cesser de
faire du bien aux ingrats.
2. On ne doit pas donner à autrui l'occasion de pécher. Mais
l'ingrat qui reçoit un bienfait y trouve l'occasion de pécher.
3. "On est puni par où l'on a péché", dit la Sagesse
(11, 16). Mais l'ingrat pèche contre le bienfait reçu. Donc il doit être privé
de bienfait.
Cependant :
Il est dit en saint Luc (10, 35) : "Le Très-Haut est bon
pour les ingrats et les mauvais." Mais comme il est dit au même endroit, nous
devons nous montrer ses enfants en imitant sa bonté. Nous ne devons donc pas
cesser de faire du bien aux ingrats.
Conclusion :
Deux points sont
ici à considérer. D'abord ce que mérite l'ingrat : certainement qu'on cesse de
lui faire du bien. Ensuite il faut considérer ce que doit faire le bienfaiteur.
D'abord il ne doit pas croire facilement à l'ingratitude car souvent, dit
Sénèque, "celui qui n'a pas rendu est reconnaissant", parce qu'il n'a
peut-être pas eu le moyen ou l'occasion de rendre. Ensuite, le bienfaiteur doit
s'efforcer de transformer l'ingratitude en reconnaissance : un second bienfait
a chance de réussir où le premier a échoué. Si cependant multiplier les
bienfaits n'aboutit qu'à accroître et aggraver l'ingratitude, il faut alors
cesser de faire du bien.
Solutions :
1. Ce texte parle seulement de ce que mérite l'ingrat.
2. Continuer à faire du bien à un ingrat, ce n'est pas lui
fournir l'occasion de pécher, mais plutôt de témoigner de la reconnaissance et
de l'affection. S'il s'opiniâtre dans son ingratitude, le bienfaiteur n'en est
pas responsable.
3. Le bienfaiteur ne doit pas se montrer tout de suite vengeur
de l'ingratitude, mais médecin indulgent, et essayer de la guérir en
multipliant les bienfaits.
- 1. La vengeance
est-elle licite ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Comment exercer la
vengeance ? - 4. Envers qui doit-on l'exercer ?
Objections :
1. Il semble que non, car on pèche en usurpant ce qui
appartient à Dieu. Or la vengeance lui appartient, car il est dit dans le
Deutéronome (32, 35) : "A moi la vengeance et la rétribution." Donc
toute vengeance est illicite.
2. Ce dont on tire vengeance n'est pas tolérable. Or on doit
tolérer les méchants. Car sur la parole du Cantique (2, 2) : "Comme un lis
parmi les épines", la Glose commente : "Il n'est pas bon, celui qui
ne peut tolérer les méchants." Donc on ne doit pas tirer vengeance des
méchants.
3. La vengeance s'accomplit par des châtiments, qui inspirent
la crainte servile. Mais, dit saint Augustin : "la loi nouvelle n'est pas
une loi de crainte, mais d'amour." Donc, au moins sous la nouvelle
alliance, on ne doit exercer aucune vengeance.
4. On dit qu'un homme se venge quand il punit les offenses
qu'il a subies. Mais le juge lui-même n'a pas le droit de punir ceux qui
pèchent contre lui. Saint Jean Chrysostome dit en effet : "Apprenons par l'exemple du Christ à supporter avec
magnanimité les offenses qui nous sont faites. Mais celles qui atteignent Dieu,
nous ne devons pas même les entendre."
5. Le péché de la multitude est plus nuisible que le péché
d'un seul. Or on lit dans l'Ecclésiastique (26, 5) : "Trois choses me font
peur : une calomnie qui court la ville, une émeute populaire, une fausse
accusation." Or on ne doit pas tirer vengeance du péché de la multitude, car
sur Matthieu (13, 29-30) : "Laissez-les pousser ensemble, pour ne pas
arracher le froment", la Glose explique : "Il ne faut retrancher de
la communauté ni la multitude ni le prince." Donc aucune autre vengeance
n'est licite.
Cependant :
On ne doit
attendre de Dieu rien que de bon et de licite. Mais on doit attendre de lui la
vengeance sur nos ennemis, car il est dit en Luc (18, 7) : "Et Dieu ne
vengerait pas ses élus qui crient vers lui jour et nuit ?" ce qui revient
à dire : "Au contraire, il le fera" Donc la vengeance n'est pas par
elle-même mauvaise et illicite.
Conclusion :
La vengeance se
réalise par un mal de peine infligé au pécheur. Il faut donc considérer
l'intention de celui qui l'exerce. Car si son intention se porte principalement
sur le mal de celui dont il se venge, et s'attarde sur ce mal, c'est absolument
illicite, parce que se réjouir du mal d'autrui relève de la haine, opposée à la
charité dont nous devons chérir tous les hommes. Et ce n'est pas une excuse que
de vouloir du mal à celui qui nous en a causé injustement, de même qu'on n'est
pas excusé de haïr ceux qui nous haïssent. Un homme ne doit jamais pécher
contre un autre sous prétexte que celui-ci a commencé de pécher contre lui, car
c'est là se laisser vaincre par le mal, ce que l'Apôtre nous interdit (Rm 12, 21)
: "Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais triomphe du mal en faisant le
bien." Mais si l'intention, dans la vengeance, se porte principalement sur
un bien que doit procurer le châtiment du pécheur, par exemple son amendement, ou
du moins sa répression, le repos des autres, le maintien de la justice et
l'honneur de Dieu, la vengeance peut être licite, en observant les autres
circonstances requises.
Solutions :
1. Celui qui, selon sa condition et son rang, exerce la
vengeance contre les méchants, n'usurpe pas ce que Dieu s'est réservé, mais use
d'un pouvoir que Dieu lui a concédé, comme il est dit du prince, dans l'épître
aux Romains (13, 4), "qu'il est le ministre de Dieu pour tirer vengeance
de celui qui fait le mal." Mais exercer la vengeance en dehors de l'ordre
établi par Dieu serait usurpation sur ses droits, et donc péché.
2. Les bons tolèrent les méchants en ce sens qu'ils supportent
patiemment les offenses qui les atteignent personnellement, autant qu'il le
faut ; mais cela ne signifie pas qu'ils doivent agir de même pour celles qui
sont faites à Dieu ou au prochain." La patience à supporter les offenses
qui s'adressent à nous, dit saint Chrysostome, c'est de la vertu ; mais rester
insensible à celles qui s'adressent à Dieu, c'est le comble de l’impiété."
3. La loi évangélique est une loi d'amour. C'est pourquoi ceux
qui font le bien par amour, les seuls d'ailleurs qui appartiennent vraiment à
l’Évangile, ne doivent pas être terrorisés par des menaces qu'il faut réserver
à ceux que l'amour ne pousse pas à bien agir. Ceux-ci ont beau être comptés
parmi les fidèles, ils n'en sont pas par le mérite.
4. Il peut arriver que l'offense faite à une personne
rejaillisse sur Dieu et l'Église ; cette personne doit alors venger l'injure
qui lui est faite. C'est ainsi qu'Élie fit descendre le feu du ciel sur ceux
qui venaient l'arrêter (2 R 1, 9 s.), qu'Élisée maudit les enfants qui se
moquaient de lui (2 R 2, 23), et que le pape Silvestre excommunia ceux qui l'avaient
condamné à l'exil. Mais dans la mesure où l'offense est purement personnelle, il
faut la supporter avec patience, à moins d'avoir des raisons d'agir
différemment. Car ces préceptes de patience doivent s'entendre en ce sens qu'il
faut avoir l'âme prête à les observer quand les circonstances l'exigent, comme
l'explique saint Augustin.
5. Quand la multitude tout entière a péché, la vengeance doit
s'exercer, soit sur la totalité, comme il advint à l'armée de Pharaon engloutie
dans la mer Rouge (Ex 14, 22), et de tous les habitants de Sodome, soit sur une
partie notable, ainsi que fut punie l'adoration du veau d'or (Ex 32, 27). -
D'autres fois, lorsqu'on peut espérer qu'un grand nombre viendront à
résipiscence, la vengeance tombera sur quelques-uns des principaux coupables
dont le châtiment effraiera les autres, comme nous le lisons dans les Nombres
(25, 4) où Dieu ordonne de pendre les chefs pour le péché de la foule.
Si le péché n'a
pas été commis par tous et s'il est possible de connaître les coupables, c'est
sur eux que tombera la vengeance, à moins que cette rigueur ne risque de
scandaliser les autres ; car alors, mieux vaudrait renoncer à punir et accorder
un pardon général.
Il en va de même
pour le prince : il faut fermer les yeux si le châtiment de sa faute doit
causer du trouble parmi le peuple ; à moins que cette faute elle-même n'ait des
effets spirituels ou temporels pires encore que le scandale à redresser.
Objections :
1. Il apparaît que non, car de même qu'on récompense les bons
d'avoir bien agi, on punit les mauvais pour leurs mauvaises actions. Mais la
rétribution des bons ne relève pas d'une vertu spéciale, car elle est un acte
de la justice commutative. Donc, au même titre, la vengeance ne doit pas être
considérée comme une vertu spéciale.
2. Il n'y a pas lieu d'ordonner une vertu spéciale à un acte
auquel l'homme est suffisamment disposé par d'autres vertus. Or pour venger le
mal, l'homme est suffisamment disposé par les vertus de force et de zèle.
3. A toute vertu spéciale s'oppose un vice spécial. Mais on ne
voit pas de vice qui s'oppose à la vengeance.
Cependant :
Cicéron en fait
une partie de la justice.
Conclusion :
Selon Aristote la
nature nous donne des aptitudes pour la vertu qui reçoivent leur complément de
l'habitude ou de toute autre cause. Les vertus viennent donc nous parfaire et
nous permettre de suivre, d'une manière convenable, les penchants innés qui
sont de droit naturel. À tout instinct nettement défini correspond donc une
vertu spéciale. Or, nous sommes naturellement portés à repousser les choses
nuisibles ; c'est pour cela que les animaux sont doués de l'appétit irascible, distinct
de l'appétit concupiscible. L'homme suit ce penchant en repoussant les offenses
pour ne pas en être atteint, ou en les punissant s'il en a été atteint déjà, non
pas dans l'intention de nuire, mais pour éviter d'en être victime. Cette
manière d'agir constitue la vengeance qui, dit Cicéron, "repousse et punit
la violence, l'injustice et tout ce qui peut nuire". Elle est donc bien
une vertu spéciale.
Solutions :
1. Le paiement d'une dette légale appartient à la justice
commutative ; celui d'une dette morale, en réponse à un bienfait personnel, appartient
à la reconnaissance. De même, le châtiment des fautes, quand il est infligé par
le pouvoir social, est un acte de justice commutative ; quand il est le fait
d'une personne privée qui se protège contre l'offense, c'est un acte de la
vertu de vengeance.
2. La vertu de force est l'auxiliaire de la vengeance en
dominant la crainte du danger à braver. Le zèle, à entendre par là un amour
brûlant, est la racine première de la vengeance ; on venge les injures faites à
Dieu et au prochain, parce que la charité les considère comme nôtres. Or, tout
acte de vertu a pour racine la charité, dit saint Grégoire : "La bonne
oeuvre est un rameau sans verdure, si elle n'a pas la charité pour racine."
3. À la vengeance s'opposent deux vices. L'un par excès, qui
est la cruauté ou sévérité, qui dépasse la mesure dans les châtiments. L'autre
par défaut consiste à punir trop mollement, selon les Proverbes (13, 24) :
"Celui qui ménage la baguette hait son fils." La vertu de vengeance
consiste en ce que, compte tenu de toutes les circonstances, on garde une juste
mesure en exerçant la vengeance.
Objections :
1. La vertu de vengeance ne doit pas imiter les châtiments
habituels chez les hommes. Mettre à mort un homme c'est comme l'arracher. Or le
Seigneur a interdit d'arracher l'ivraie, qui représente "les fils du
Mauvais" (Mt 13, 29 s.). Donc on ne doit pas mettre à mort les pécheurs.
2. Tous ceux qui pèchent mortellement paraissent mériter le
même châtiment. Donc, si quelques-uns de ceux qui pèchent mortellement sont
punis de mort, il semble que la mort doit les punir tous. Ce qui est évidemment
faux.
3. Lorsqu'on punit publiquement d'un péché, on met ce péché en
évidence. Ce qui semble dangereux pour la multitude à qui cet exemple offre une
occasion d'imiter le péché. Il apparaît donc qu'on ne doit infliger la peine de
mort pour aucun péché.
Cependant :
Les mêmes
châtiments sont édictés dans la loi divine, comme nous l'avons montré
précédemment.
Conclusion :
La vengeance est
licite et vertueuse dans la mesure où elle tend à réprimer le mal. Or certains,
qui n'ont pas l'amour de la vertu, sont retenus de pécher par la crainte de
perdre des biens qu'ils préfèrent à ceux qu'ils obtiennent par le péché ;
autrement la crainte ne réprimerait pas le péché. C'est pourquoi la vengeance
sur le péché doit s'exercer par la suppression de tout ce que l'on aime
davantage. Or ce sont la vie, l'intégrité corporelle, la liberté et les biens
extérieurs : richesse, patrie, réputation. A ce sujet saint Augustin cite
Cicéron : "Il y a dans les lois huit catégories de châtiments : la
"mort" qui enlève la vie ; "les fouets" et "le
talion" (qui fait perdre "oeil pour oeil"), qui enlèvent
l'intégrité corporelle ; "l'esclavage et la captivité", qui enlèvent
la liberté ; "l'exil", qui éloigne de la patrie ; "la
confiscation", qui enlève les richesses ; "le déshonneur", qui
fait perdre la réputation."
Solutions :
1. Le Seigneur défend d'arracher l'ivraie quand on risque
"d'arracher aussi le froment". Mais il est parfois possible de
supprimer les méchants par la mort, non seulement sans danger, mais avec grande
utilité pour les bons. En pareil cas, on peut infliger la peine de mort.
2. Tous ceux qui pèchent mortellement sont dignes de la mort
éternelle, à laquelle les condamnera, dans l'autre vie, "le jugement de
Dieu qui est selon la vérité" (Rm 2, 2). Mais, en cette vie, les peines
sont surtout médicinales. La peine de mort doit donc être réservée aux fautes
qui nuisent gravement au prochain.
3. Quand la faute est rendue publique, mais que la peine l'est
aussi, peine de mort ou autre châtiment dont les hommes ont horreur, leur
volonté est par là même détournée de la faute ; parce que la punition les
effraie plus encore que la faute ne les attire.
Objections :
1. Il semble qu'elle doit s'exercer contre ceux qui ont péché
involontairement. Car la volonté de l'un n'épouse pas celle de l'autre, et
pourtant l'un est puni pour l'autre, selon l'Exode (20, 5) : "Je suis un
Dieu jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la
troisième et quatrième génération." Aussi, pour le péché de Cham, Canaan
son fils fut-il maudit, d'après la Genèse (9, 25 s.). Giesi ayant péché, sa
lèpre se transmet à ses descendants (2 R 5, 27). Le sang du Christ expose au
châtiment la postérité des Juifs qui avaient dit (Mt 27, 25) : "Que son
sang soit sur nous et sur nos enfants." On lit encore (Jos 7) que le péché
d'Akan livra Israël au pouvoir de ses ennemis. Et pour le péché des fils d'Héli,
le même peuple s'effondre devant les Philistins (1 S 4, 2-10). Donc la
vengeance peut s'exercer sur des actes involontaires.
2. Il n'y a de volontaire que ce qui est au pouvoir de
l'homme. Mais parfois on punit quelqu'un pour ce qui n'est pas en son pouvoir, par
exemple la lèpre écarte des fonctions ecclésiastiques, une Église perd son
siège épiscopal à cause de la pauvreté ou de la méchanceté de ses membres. Donc
on n'exerce pas la vengeance uniquement pour un péché volontaire.
3. L'ignorance est cause d'involontaire. Mais la vengeance
s'exerce parfois sur des ignorants. Les petits enfants de Sodome, malgré une
ignorance invincible, périrent avec leurs parents (Gn 19, 25). De même de tous
petits furent engloutis avec Dathan et Abiron pour le péché commis par ceux-ci
(Nb 16, 27 s.). Même des bêtes dépourvues de raison furent condamnées à mort
pour le péché des Amalécites (1 S 15, 3).
4. La contrainte est ce qui s'oppose le plus au volontaire.
Mais celui qui a commis un péché en étant contraint par la peur n'en est pas
moins passible d'un châtiment. Donc la vengeance s'exerce aussi sur des
pécheurs involontaires.
5. Saint Ambroise nous dit (sur Lc 5, 3) : "La barque où
se trouvait Judas était agitée ainsi Pierre, bien appuyé sur ses mérites, était
agité par les démérites d'un autre." Or Pierre ne voulait pas le péché de
Judas. Donc on est puni parfois pour ce qu'on n’a pas voulu.
Cependant :
La peine est due
au péché. Mais tout péché est volontaire, dit saint Augustin. Donc la vengeance
ne doit s'exercer que pour des actes volontaires.
Conclusion :
On peut considérer
la peine de deux points de vue. D'abord selon sa racine de peine, et à ce titre
la peine n'est due qu'au péché, parce que la peine rétablit l'égalité de la
justice, en tant que celui qui par le péché a suivi indûment sa volonté, souffre
quelque chose de contraire à celle-ci. Aussi, puisque tout péché est volontaire,
même le péché originel, comme nous l'avons établi antérieurement, il s'ensuit
que personne n'est puni de cette façon sinon pour un acte volontaire.
Mais on peut
considérer la peine autrement : comme un remède destiné non seulement à guérir
le péché passé, mais aussi à prévenir le péché futur et à exciter au bien. De
ce point de vue, on est parfois puni sans avoir commis de faute, mais non pas
sans motif.
Il faut remarquer
cependant que jamais un remède n'enlève un bien plus grand pour promouvoir un
bien moindre ; c'est ainsi que la médecine ne crève pas l'oeil pour guérir le
talon. Cependant elle sacrifie parfois ce qui a moins de valeur pour venir en
aide à ce qui en a davantage. Or les biens spirituels sont les plus grands, et
les biens temporels les moindres. Aussi, quand un innocent est puni dans ses
biens temporels, ce sont pour la plupart des peines de la vie présente
infligées par Dieu pour l'humilier ou l'éprouver ; mais personne n'est puni
dans ses biens spirituels s'il n'a commis une faute personnelle, ni ici-bas ni
dans l'au-delà, parce que les peines n'y sont plus des remèdes mais la
conséquence de la damnation spirituelle.
Solutions :
1. Un homme n'est jamais puni d'une peine spirituelle pour le
péché d'un autre, parce que la peine spirituelle atteint l'âme, selon laquelle
chacun est libre. Mais parfois on est puni d'une peine temporelle pour le péché
d'un autre par trois motifs. 1° Parce qu'un homme, sur le plan temporel, est la
propriété d'un autre, et la punition de celui-ci l'atteint lui-même ; c'est
ainsi que par leur corps les enfants appartiennent à leur père et les esclaves
à leurs maîtres. 2° En tant que le péché de l'un se transmet à l'autre, soit
par imitation : ainsi les enfants imitent les péchés de leurs parents, et les
esclaves ceux de leurs maîtres pour pécher plus hardiment ; soit par mode de
mérite : ainsi les péchés des sujets leur méritent un chef pécheur, selon cette
parole de Job (34, 30 Vg) : "Il fait régner l'hypocrite à cause des péchés
du peuple." C'est ainsi que le peuple d'Israël fut puni à cause du
recensement opéré par David (2 S 24) ; soit par une certaine connivence ou
lâcheté : parfois les bons partagent la punition temporelle des méchants parce
qu'ils n'ont pas condamné leurs péchés, dit saint Augustin. 3° Pour insister
sur l'unité de la société humaine, en vertu de laquelle chacun doit veiller à
ce que les autres ne pèchent pas ; et aussi pour faire détester le péché, puisque
la peine due à l'un rejaillit sur tous, comme ne faisant qu'un seul corps, selon
saint Augustin parlant du péché d'Akan.
Quant à la parole
du Seigneur : "je punis les péchés des parents sur les enfants jusqu'à la
troisième et quatrième génération", elle vient de la miséricorde plutôt
que de la sévérité, puisque Dieu diffère la vengeance pour permettre aux
descendants de se corriger ; mais si la perversité augmente, il devient
nécessaire de punir.
2. Comme dit saint Augustin, le jugement humain devrait imiter
le jugement divin lorsqu'il est manifeste et que Dieu inflige une condamnation
spirituelle pour le péché personnel. Mais, quand il s'agit de jugements divins
qui demeurent secrets, et où Dieu inflige une punition temporelle à des
innocents, l'homme ne peut comprendre les raisons de tels jugements, pour
savoir ce qui est bon pour chacun. C'est pourquoi le jugement des hommes ne
doit jamais condamner un innocent à une peine afflictive, comme la mort, la
mutilation ou la flagellation.
Mais les hommes
peuvent condamner selon une peine de confiscation, même sans qu'il y ait faute,
mais non sans motif. Et cela en trois cas. 1° Lorsque quelqu'un, sans faute de
sa part, est rendu inapte à garder ou à obtenir un bien ; par exemple la lèpre
interdit les fonctions ecclésiastiques, et l'on ne peut accéder aux ordres
sacrés si l'on a été marié deux fois ou si l'on a fait verser le sang. 2° Parce
que le bien confisqué n'est pas personnel, mais commun : qu'une église soit le
siège d'un évêché, cela regarde le bien commun de la Cité, non celui du seul
clergé. 3° Parce que le bien de l'un dépend du bien de l'autre : par exemple le
crime de lèse-majesté commis par les parents prive leur fils de son héritage.
3. Les tout-petits partagent la punition temporelle due à
leurs parents non seulement parce qu'ils sont la chose de leurs parents, et que
leurs parents sont punis en eux, mais aussi parce que cela est à leur avantage,
car s'ils survivaient ils pourraient imiter la malice de leurs parents et
mériter ainsi de plus graves châtiments.
Sur les bêtes et
toutes les autres créatures sans raison, la vengeance s'exerce pour punir leurs
propriétaires, et pour inspirer l'horreur du péché.
4. La crainte ne crée pas une contrainte qui supprime le
volontaire, mais nous avons vu qu'elle comporte un mélange de volontaire et
d'involontaire.
5. Les autres Apôtres étaient troublés à cause du péché de
judas, de même que la multitude est punie pour le péché d'un seul, ce qui met
en valeur son unité, comme nous venons de le dire (sol. 2).
Étudions
maintenant la vérité et les vices opposés (Question 110- 113).
A propos de la
vérité, on se demande : - 1. Est-elle une vertu ? - 2. Une vertu spéciale ? -
3. Fait-elle partie de la justice ? - 4. Doit-elle diminuer plutôt qu'exagérer
?
Objections :
1. Il semble que non, car la première des vertus est la foi, qui
a la vérité pour objet. Donc, puisque l'objet est antérieur à l'habitus et à
l'acte, il apparaît que la vérité est quelque chose d'antérieur à la vertu.
2. Comme dit Aristote il revient à la vérité que "l'on
dise de soi-même ce qu'il en est, ni plus ni moins". Mais cela n'est pas
toujours louable, ni s'il s'agit du bien, car on lit dans les Proverbes (27, 2)
: "Qu'autrui fasse ton éloge, mais non ta propre bouche" ; ni s'il
s'agit du mal, car on lit cette critique dans Isaïe (3, 9) : "Ils étalent
leur péché, comme Sodome, au lieu de le dissimuler." Donc la vérité n'est
pas une vertu.
3. Toute vertu est théologale, ou intellectuelle, ou morale.
Or la vérité n'est pas une vertu théologale car elle a pour objet non pas Dieu
mais les affaires temporelles. Cicéron dit en effet : "La vérité dit, sans
rien y changer, ce qui est, fut, ou sera." Elle ne fait pas partie des
vertus intellectuelles ; elle est leur fin. Et elle n'est pas une vertu morale,
car elle ne consiste pas en un milieu entre l'excès et le défaut, car plus on
dit vrai, mieux cela vaut.
Cependant :
Aristote la place
au nombre des vertus.
Conclusion :
Le mot vérité peut
avoir deux sens.
- Dans le premier,
c'est ce qui fait dire d'une chose qu'elle est vraie. En ce sens, elle n'est
pas une vertu, mais l'objet ou la fin de la vertu. En effet, elle n'est pas une
espèce d'habitus, mais une certaine égalité entre l'intelligence ou le signe
intellectuel et la réalité comprise et signifiée, ou encore entre une chose et
sa règle ou son modèle, comme nous l'avons montré dans la première Partie.
- Dans le second
sens, c'est ce qui fait qu'un homme dit la vérité, et c'est ce qui fait dire de
lui qu'il est véridique. Ainsi définie, la vérité est évidemment une vertu :
car, dire ce qui est vrai est un acte bon, mais c'est la vertu "qui rend
bon celui qui la possède et aussi rend son oeuvre bonne."
Solutions :
1. Il s'agit ici de la vérité entendue au premier sens.
2. Parler de soi, dans la mesure où l'on dit vrai, est une
chose bonne, mais d'une bonté générale qui ne suffit pas à en faire un acte de
vertu ; il faut encore que toutes les circonstances soient ce qu'elles doivent
être ; autrement, l'acte sera vicieux. Ainsi en est-il quand, sans juste motif,
on fait son propre éloge, à supposer même qu'il soit vrai. Ainsi en est-il
encore lorsque l'on rend public le mal que l'on a fait, soit par forfanterie, soit
que la manifestation n'ait aucune utilité.
3. Celui qui dit vrai emploie certains signes conformes à la
réalité : des mots, des gestes et autres choses extérieures. Or, les vertus
morales seules règlent l'emploi de ces choses, comme aussi l'usage de nos
membres pour autant qu'ils sont soumis à la volonté. La vérité n'est donc ni
une vertu théologale, ni une vertu intellectuelle, mais une vertu morale.
Elle tient le
milieu entre l'excès et le défaut de deux manières. 1° Par rapport à l'objet, puisque
le vrai, par sa nature même, comporte une certaine égalité, et donc, comme tout
ce qui est égal à quelque chose, il se tient entre le trop et le trop peu.
Ainsi celui qui dit vrai de lui-même occupe-t-il le milieu entre celui qui
exagère et celui qui atténue. - 2° Par rapport à l'acte, il tient le milieu en
ce qu'il dit vrai quand il faut et comme il faut. Ici, l'excès consiste à
parler de soi alors qu'on devrait se taire ; le défaut, à se taire alors qu'on
devrait parier.
Objections :
1. Il semble que non, car le vrai et le bon sont
interchangeables. Or la bonté n'est pas une vertu spéciale, bien au contraire
toute vertu est bonté puisque "elle rend bon celui qui la possède".
2. Manifester ce qui appartient à l'homme est l'acte de la
vérité dont nous parlons. Mais cela est le fait de toute vertu, car tout
habitus vertueux se manifeste par son acte propre.
3. On appelle "vérité de la vie" une conduite
droite. C'est de cela que parle Ézéchias (Is 38, 3) : "Souviens-toi, Seigneur,
que je me suis conduit selon la vérité et avec un coeur loyal." Mais
toutes les vertus font vivre selon la vérité, on l'a vu par la définition de la
vertu donnée précédemment.
4. La vérité semble identique à la simplicité, car toutes deux
s'opposent à la simulation. Mais la simplicité n'est pas une vertu spéciale, car
elle constitue "l'intention droite" requise en toute vertu.
Cependant :
Aristote l'énumère
avec les autres vertus.
Conclusion :
La vertu a pour
fonction de "rendre bon l'acte humain". Aussi, lorsqu'il se rencontre
dans un acte une raison spéciale de bonté, est-il nécessaire qu'une vertu
spéciale y dispose. Et puisque l'ordre, selon saint Augustin est l'un des
éléments du bien, il s'ensuit qu'une raison spéciale de bonté se dégage d'un
ordre déterminé. Or, c'est un type d'ordre spécial, que les paroles et les
actions soient conformes à la réalité qu'elles expriment, comme le signe à la
chose signifiée ; et la vertu de vérité a pour fonction de perfectionner
l'homme sur ce point. Elle est donc évidemment une vertu spéciale.
Solutions :
1. Il y a convertibilité entre le vrai et le bien par le
sujet où ils se rencontrent - tout ce qui est vrai est bon, tout ce qui est bon
est vrai. Mais selon leur raison propre, ils se dépassent l'un l'autre. Il en
est d'eux comme de l'intelligence et de la volonté qui se compénètrent et se
débordent, car l'intelligence comprend la volonté et beaucoup d'autres choses ;
la volonté désire le bien de l'intelligence et beaucoup d'autres biens. Aussi
le vrai, selon sa raison propre de perfection de l'intelligence, est un bien
particulier en tant que réalité désirable. Le bien, pareillement, selon sa
raison propre, selon qu'il est fin de l'appétit, est quelque chose de vrai en
tant qu'il est intelligible. Donc, puisque la vertu inclut la notion de bien, la
vérité peut être une vertu spéciale, comme le vrai est un bien spécial. Au
contraire, la bonté ne le peut pas, puisque selon sa raison propre, elle est
plutôt un genre dont la vertu est une espèce.
2. Les habitus des vertus et des vices sont spécifiés par
l'objet qu'ils se proposent, et non pas par ce qui est accidentel et en dehors
de ce propos. On parle de soi, parce qu'on veut se faire connaître : c'est donc
un acte de la vertu de vérité ; les autres vertus peuvent nous faire connaître,
mais sans avoir directement et premièrement cette intention. L'homme courageux
veut faire acte de courage ; que, par son acte, il manifeste le courage qui
était en lui, c'est une conséquence qu'il n'avait pas principalement en vue.
3. Quand on parle de la vérité de la vie, il s'agit de la
vérité par laquelle quelque chose est vrai, et non pas de la vérité par
laquelle quelqu'un dit vrai. Comme toute autre chose, la vie est dite vraie quand
elle est conforme à ce qui est sa règle et sa mesure, c'est-à-dire la loi
divine : cette conformité lui donne sa droiture. Pareille vérité, pareille
droiture est commune à toutes les vertus.
4. Simplicité s'oppose à duplicité. Être double, c'est avoir une
chose dans la pensée et en exprimer une autre. En ce sens, la simplicité se
rattache à la vérité. Elle rend l'intention droite, non pas directement puisque
c'est la tâche de toute vertu, mais en excluant la duplicité où l'on met en
avant autre chose que ce qu'on veut vraiment.
Objections :
1. Il semble que non. En effet le propre de la justice est de
rendre à autrui ce qui lui est dû. Mais quand on dit la vérité, on ne rend pas
son dû à autrui comme on le fait dans toutes les parties de la justice que nous
venons d'étudier. Donc la vérité ne fait pas partie de la justice.
2. La vérité ressortit à l'intelligence. Mais nous avons
établi que la justice relève de la volonté. La vérité n'est donc pas une partie
de la justice.
3. Saint Jérôme distingue trois vérités : "la vérité de
la vie, la vérité de la justice et la vérité de la doctrine", dont aucune
ne fait partie de la justice. Car la vérité de la vie englobe toute les vertus,
on vient de le dire. La vérité de la justice s'identifie à cette vertu et n'en
est donc pas une partie, et la vérité de la doctrine se rapporte plutôt aux
vertus intellectuelles. Donc la vérité n'est à aucun titre une partie de la
justice.
Cependant :
Cicéron situe la
vérité parmi les parties de la justice.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment, si une vertu est annexée à la justice comme une vertu
secondaire à la vertu principale, c'est en partie parce qu'elle a quelque chose
de commun avec elle, et en partie parce qu'elle réalise imparfaitement sa
raison complète. Or la vertu de vérité rejoint la justice en deux points.
D'abord en ce qu'elle regarde autrui. La manifestation, dont nous avons dit
qu'elle est l'acte de la vérité, s'adresse à autrui : un homme manifeste à un
autre ce qui le concerne lui-même. Ensuite la justice établit une égalité entre
les choses, et la vertu de vérité établit une égalité entre les signes et les
choses.
Mais la vérité
reste inférieure à la raison propre de justice quant à la raison de dette. Car
cette vertu ne s'attache pas, comme la justice, à la dette légale, mais plutôt
à la dette morale en tant qu'honnêtement un homme doit à un autre la
manifestation de la vérité. C'est ainsi que la vérité est une partie de la
justice, comme une vertu secondaire annexe de la principales.
Solutions :
1. Parce que l'homme est un animal social, un homme doit à un
autre, par nature, ce qui est indispensable au maintien de la société humaine.
Or les hommes ne pourraient pas vivre ensemble s'ils n'avaient pas de confiance
réciproque, c'est-à-dire s'ils ne se manifestaient pas la vérité. Donc, d'une
certaine façon, la vertu de vérité rejoint la raison de dette.
2. Connaître la vérité se rapporte à l'intelligence. Mais par
sa volonté qui dispose de ses habitus et de ses membres, l'homme peut produire
des signes extérieurs pour faire connaître la vérité. C'est ainsi que la
manifestation de la vérité est un acte de la volonté.
3. La vérité dont nous parlons n'est pas la vérité de la vie, nous
l'avons dit plus haut. La vérité de la justice peut s'entendre de deux façons.
1° La justice est une règle dérivée de la règle première qui est la loi de
Dieu. Ainsi elle se distingue de la vérité de la vie qui est la règle de la vie
personnelle, tandis qu'elle est la règle à laquelle doivent se conformer les
jugements qui intéressent le prochain. En ce sens, pas plus que la vérité de la
vie, la vérité de la justice ne concerne la vérité dont nous traitons ici. 2°
D'autre part, la justice est un sentiment qui pousse à dire la vérité, par
exemple à faire un aveu ou à témoigner devant le juge. La vérité ainsi entendue
est un acte particulier de la vertu de justice, mais elle ne se rattache pas
directement à la vérité dont nous traitons, car cette manifestation du vrai a pour
objet principal le droit d'autrui. C'est ce qu'exprime Aristote en ces termes :
"Nous ne parlons pas ici de la vérité des aveux, ni de tout ce qui touche
à la justice ou à l'injustice."
La vérité de la
doctrine consiste en une certaine manifestation des réalités vraies qui sont
l'objet de la science, ce qui est encore autre chose que la vérité par laquelle
"on se montre, en paroles et en actes, tel que l'on est, ni plus, ni moins,
ni autrement". - Cependant comme les vérités scientifiques, en tant que connues
par nous, sont en nous et à nous, sous ce rapport la vérité doctrinale peut se
rattacher à notre vertu, comme aussi toute expression vraie, paroles ou actes, par
laquelle on manifeste ce que l'on connaît.
Objections :
1. Il semble que non, car on commet une fausseté en disant
moins aussi bien qu'en disant plus : que quatre égale cinq n'est pas plus faux
que quatre égale trois. Mais, selon Aristote, "tout ce qui est faux est
essentiellement mauvais et haïssable". Donc la vertu de vérité n'incline
pas davantage à diminuer qu'à exagérer.
2. Qu'une vertu incline vers un extrême plus que vers l'autre,
cela vient de ce que le milieu de cette vertu est plus proche d'un extrême que
de l'autre ; ainsi la force est plus proche de l'audace que de la timidité.
Mais le milieu de la vérité n'est pas plus proche d'un extrême que de l'autre, parce
que la vérité étant une égalité, se trouve dans un milieu strictement exact.
3. Celui qui nie la vérité semble s'éloigner de la vérité par
défaut, et celui qui y ajoute, par excès. Mais celui qui nie la vérité semble
s'opposer à la vérité plus que celui qui exagère, car la vérité n'est pas
compatible avec la négation, mais compatible avec l'exagération. Il semble donc
que la vertu de vérité doive incliner plutôt au plus qu'au moins.
Cependant :
Aristote dit que
selon cette vertu l'homme doit plutôt incliner vers le moins.
Conclusion :
S'écarter de la
vérité dans le sens du moins peut se produire de deux façons. D'abord par
affirmation : par exemple lorsque quelqu'un ne manifeste pas tout le bien qui
est en lui, comme sa science, sa sainteté, etc. Cela se fait sans blesser la
vérité, puisque le moins est contenu dans le plus. En ce sens la vertu de
vérité incline vers le moins. Car cela, dit Aristote, "paraît plus prudent
parce que les exagérations sont insupportables". Les hommes qui exagèrent
leurs qualités sont insupportables parce qu'ils semblent vouloir dépasser les autres.
Tandis que les hommes qui se diminuent sont agréables par leur modestie qui
s'abaisse au niveau des autres. Ce qui fait dire à saint Paul (2 Co 12, 6) :
"Si je voulais m'enorgueillir, ce ne serait pas de la folie, car je ne
dirais que la vérité. Mais j'évite de le faire, pour qu'on n'ait pas sur mon
compte une idée plus favorable qu'en me voyant ou en m'écoutant." On peut
aussi diminuer la vérité par négation : on nie les qualités que l'on a. Mais
cette diminution n'appartient pas à la vertu de vérité, car on y rencontre la
fausseté. Et pourtant cela même serait moins contraire à la vertu, non selon la
raison propre de vérité, mais selon la prudence, qu'il faut garder dans toutes
les vertus. En effet, il est plus contraire à la prudence, parce que plus
périlleux pour nous, et plus pénible pour les autres, de s'estimer et de se
vanter pour les qualités qu'on n'a pas, plutôt que de ne pas juger ou ne pas
dire les qualités qu'on a réellement.
Solutions :
Tout cela répond
aux objections.
LES VICES OPPOSÉS A LA VÉRITÉ
C'est d'abord le
mensonge (Question 110) ; ensuite, la simulation ou hypocrisie (Question 111) ;
enfin, la jactance (Question 112) qui a elle-même un vice opposé (Question
113).
- 1. Le mensonge
est-il toujours opposé à la vérité, comme contenant de la fausseté ? - 2. Ses
espèces. - 3. Est-il toujours un péché ? - 4. Un péché mortel ?
Objections :
1. Il semble que non, car les contraires ne peuvent
coexister. Mais le mensonge peut coexister avec la vérité, car celui qui dit le
vrai en croyant que c'est faux, celui-là ment, dit saint Augustin dans son
livre Contre le mensonge. Donc le mensonge ne s'oppose pas à la vérité.
2. La vertu de vérité ne consiste pas seulement en des paroles,
mais aussi en des actes, car selon Aristote : "cette vertu fait dire la
vérité dans les discours et dans la vie". Mais le mensonge consiste
exclusivement en des paroles, puisqu'on le définit "une parole de
signification fausse". Donc il apparaît que le mensonge ne s'oppose pas
directement à la vertu de vérité.
3. Saint Augustin écrit : "Ce qui fait la faute du
menteur, c'est son désir de tromper." Mais cela s'oppose à la
bienveillance ou à la justice plutôt qu'à la vérité.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Tout le monde s'accorde à appeler menteur celui qui profère le
faux en vue de tromper. Il est donc évident que le mensonge consiste à dire le
faux avec l'intention de tromper." Donc le mensonge s'oppose à la vérité.
Conclusion :
Deux choses
spécifient un acte moral son objet et sa fin. La fin est l'objet de la volonté,
qui a raison de moteur dans les actes moraux. Les puissances mues par la
volonté ont chacune leur objet, qui est l'objet prochain de l'acte volontaire
et qui joue dans l'acte de volonté par rapport à la fin le même rôle que la
matière vis-à-vis de la forme, comme nous l'avons montré. Or, nous venons de
dire que la vérité, et par conséquent les vices contraires, consistent à
exprimer quelque chose à l'aide de certains signes, ce qui est un acte de la
raison qui rattache le signe à la chose signifiée. En effet, toute
représentation exige un rapprochement, oeuvre propre de la raison ; ainsi les
animaux expriment bien quelque chose, mais sans en avoir l'intention ; leur
instinct les pousse à certains actes qui de fait sont expressifs. Cependant une
expression ou énonciation n'est un acte moral qu'à condition d'être volontaire
et intentionnelle, et son objet propre, c'est le vrai ou le faux. - Or, la
volonté déréglée peut avoir une double intention : d'abord exprimer ce qui est
faux, et par cette expression tromper quelqu'un. Donc si ces trois conditions
se trouvent réunies : fausseté de ce qui
est dit, volonté d'exprimer cette fausseté, intention de tromper, le
résultat est triple aussi : fausseté matérielle, puisqu'on dit quelque chose de
faux ; fausseté formelle puisqu'on veut le dire ; fausseté efficiente, puisqu'on
a l'intention de le faire croire. Mais c'est la fausseté formelle qui constitue
la raison de mensonge, à savoir la volonté d'exprimer ce qui est faux. C'est
pourquoi on appelle "mensonge" (mendacium) ce que l'on dit
"contre sa pensée" (contra mentem).
Ainsi donc, l’erreur qui dire ce qui est faux en le
croyant vrai, c'est fausseté matérielle, mais non formelle, puisque étrangère à
l'intention. Ce n'est donc pas un mensonge au sens propre du terme, car ce qui
n'est pas intentionnel est accidentel et ne saurait donc constituer une
différence spécifique. - La fausseté formelle consiste à dire ce qui est faux
avec la volonté de le dire ; quand bien même ce serait vrai, pareil acte, considéré
au point de vue de la volonté et de la moralité, contient par lui-même la
fausseté, et la vérité ne s'y rencontre que par accident. Cela entre donc dans
l'espèce mensonge. - Vouloir tromper
quelqu'un, lui faire croire ce qui est faux, cela ne ressortit pas
spécifiquement au mensonge, mais à une certaine perfection du mensonge, de même
qu'un être physique reçoit son espèce de sa forme, quand bien même l'effet de
celle-ci serait absent : par exemple, un corps pesant maintenu dans l'air par
une violence qui lui est faite et qui l'empêche de suivre l'exigence de sa
forme, qui l'attire en bas.
Il est donc
évident que le mensonge s'oppose directement et formellement à la vertu de
vérité.
Solutions :
1. On doit toujours juger une chose sur ce qui est en elle
formellement et par sa nature même, plutôt que sur ce qui s'y trouve
matériellement et par accident. Dire ce qui est vrai alors qu'on a l'intention
de dire ce qui est faux est donc plus opposé à la vérité, comme vertu morale, que
de dire ce qui est faux avec l'intention de dire vrai.
2. Comme dit saint Augustin, les mots tiennent la première
place parmi les signes. C'est pourquoi, quand on définit le mensonge "une
parole de signification fausse", on entend par là tous les signes. Aussi, celui
qui aurait l'intention d'exprimer quelque chose de faux par gestes, ne serait
pas innocent de mensonge.
3. Le désir de tromper appartient à l'effet ultime du mensonge,
non à son espèce, de même qu'aucun effet n'appartient à l'espèce de ce qui le
cause.
Objections :
1. La division du mensonge en officieux, joyeux et pernicieux semble maladroite. En effet, une
division doit se prendre de ce qui convient essentiellement à la réalité en
question, Aristote l'a montré. Mais l'intention du résultat n'appartient pas à
l'espèce de l'acte moral et n'a qu'un rapport accidentel avec lui, semble-t-il
; aussi des résultats en nombre infini peuvent-ils découler d'un seul acte. Or
cette division est prise de l'intention visant le résultat, car le mensonge
joyeux se fait par jeu, le mensonge officieux pour rendre service, et le
mensonge pernicieux afin de nuire. Donc cette division du mensonge est
inadéquate.
2. Saint Augustin dans son traité, divise le mensonge en huit
: 1° "doctrinal et religieux" ; 2° "sans utilité pour personne
et nuisible à quelqu'un" ; 3° "utile à l'un au préjudice d'un autre"
; 4° "fait pour le seul plaisir de tromper" ; 5° "fait par désir
de plaire" ; 6° "ne nuit à personne et aide quelqu'un à garder son
argent" ; 7°..." et aide à éviter la mort" ; 8°..." et aide
à éviter la souillure." Donc la première division du mensonge était
insuffisante.
3. Aristote divise le mensonge en "jactance" qui
exagère la vérité et "ironie" qui la diminue. Ces deux espèces de
mensonge ne se trouvent pas dans la division qu'on nous propose. Il semble donc
que celle-ci soit inadaptées.
Cependant :
Cette parole du
Psaume (5, 7) : "Tu fais périr les menteurs", est ainsi commentée par
la Glose : "Il y a trois espèces de mensonge : celui qui a pour but le
salut ou l'avantage de quelqu'un ; celui qui est fait par plaisanterie ; celui
qui est inspiré par la méchanceté." C'est la division du mensonge en
officieux, joyeux, pernicieux, qui est donc justifiée.
Conclusion :
On peut donner du
mensonge une triple division.
1° La première est
prise de la raison même de mensonge ; elle est donc propre et essentielle. A ce
point de vue, le mensonge se divise en deux espèces : la jactance, qui va
au-delà de la vérité ; l'ironie, qui reste en deçà, d'après Aristote. Cette
division est bien essentielle, puisque le mensonge, par sa nature même, est
contraire à la vérité qui est une égalité à laquelle s'opposent directement
l'excès et le défaut, nous l'avons dit à l’article précédent.
2° La deuxième
division considère le mensonge en tant qu'il a raison de faute, plus ou moins
grave selon le but que l'on se propose en le disant. La faute est plus grave si
l'on veut nuire au prochain ; c'est le mensonge pernicieux. Elle l'est moins, si l'on a en vue quelque bien : un
plaisir, et c'est le mensonge joyeux ;
un avantage, et c'est le mensonge officieux,
qu'il s'agisse d'aider quelqu'un ou de le protéger. Telle est la division
présentée au début de cet article.
3° La troisième
division est plus générale et considère uniquement le but du mensonge, sans
envisager si cela augmente ou diminue sa gravité. C'est la division en huit
membres de la deuxième objection. Les trois premiers sont compris dans le
mensonge pernicieux, d'abord contre
Dieu c'est le mensonge "doctrinal et religieux" ensuite contre le
prochain, soit avec la seule intention de "nuire à quelqu'un sans utilité
pour personne", soit avec celle "d'être utile à une personne au
préjudice d'une autre". Le premier de ces trois mensonges est le plus
grave, comme toujours quand un péché est contre Dieu, nous l'avons dit ; le
deuxième l'est plus que le troisième, que diminue l'intention d'être utile. -
La quatrième espèce, à la différence des précédentes qui aggravent le mensonge,
ne l'aggrave ni ne le diminue : c'est le mensonge "par seul plaisir de mentir", et Aristote
remarque que "ce mensonge et le plaisir que l'on y trouve viennent de ce
que l'on a l'habitus du mensonge". - Les quatre dernières espèces
diminuent le péché de mensonge. La cinquième en effet, est le mensonge joyeux, que
l'on dit "par désir de plaire". Les sixième, septième et huitième
espèces se rattachent au mensonge
officieux qui "aide quelqu'un à garder son argent", ou est utile
à son corps : "lui sauver la vie" ; ou à sa vertu : "le
préserver d'une faute qui souille le corps". Enfin, il est clair que plus
grand est le bien sur lequel se porte l'intention, plus aussi le péché est
diminué. C'est pourquoi, à bien regarder, les quatre dernières espèces de
mensonge sont disposées comme il convient en ordre de gravité décroissante, car
ce qui est utile l'emporte sur ce qui est agréable, la vie du corps est
préférable aux richesses, mais elle ne vient elle-même qu'après l'honneur et la
vertu.
Solutions :
Cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble bien que non ; car, très évidemment, les
évangélistes n'ont pas péché en rédigeant les évangiles. Pourtant ils semblent
avoir dit quelque chose de faux, car les paroles du Christ, et aussi celles
d'autres personnages, sont rapportées différemment par l'un ou l'autre, d'où il
apparaît que l'un ou l'autre a dit une fausseté.
2. Nul n'est récompensé par Dieu pour un péché. Or les
sages-femmes d'Égypte furent récompensées par Dieu pour leur mensonge, car on
lit dans l'Exode (1, 21) : "Dieu leur accorda une postérité."
3. La Sainte Écriture raconte les actions de saints
personnages pour les donner en exemple. Mais nous lisons que certains hommes
très saints ont menti. Ainsi Abraham affirma que son épouse était sa soeur (Gn
12, 13-19 ; 20, 2-5). Jacob a menti en se donnant pour Esaü, et pourtant il a
reçu la bénédiction (Gn 27). On nous vante encore Judith qui mentit à
Holopherne.
4. Il faut choisir un moindre mal pour en éviter un pire. C'est
ainsi que le médecin coupe un membre pour éviter l'infection du corps entier.
Mais on fait moins de mal en communiquant une information fausse qu'en
commettant ou en laissant commettre un homicide.
5. Il y a mensonge à ne pas accomplir une promesse. Mais il ne
faut pas accomplir toutes les promesses, car Isidore ordonne : "Si tu as
promis le mal, romps ton engagement."
6. Le mensonge est considéré comme péché parce qu'il sert à
tromper le prochain, ce qui fait dire à saint Augustin : "Si l'on
s'imagine qu'il y a un genre de mensonge exempt de péché, on se trompe
grossièrement en estimant qu'on peut honnêtement tromper les autres." Mais
tout mensonge n'est pas cause de tromperie, car un mensonge joyeux ne trompe
personne. En effet, on ne dit pas ce genre de mensonge pour être cru mais
seulement pour le plaisir ; aussi trouve-t-on parfois des expressions
hyperboliques dans l'Écriture.
Cependant :
On lit dans
l'Ecclésiastique (7, 13) : "Garde-toi de dire aucun mensonge."
Conclusion :
Une chose mauvaise
par nature ne peut jamais être bonne et licite ; parce que, pour qu'elle soit
bonne, il est nécessaire que tous les éléments y concourent ; en effet, "le
bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe
quel défaut" selon Denys. Or, le mensonge est mauvais par nature ; c'est
un acte dont la matière n'est pas ce qu'elle devrait être ; puisque les mots
sont les signes naturels des pensées, il est contre nature et illégitime qu'on
leur fasse signifier ce qu'on ne pense pas. Aussi Aristote dit-il que "le
mensonge est par lui-même mauvais et haïssable, tandis que le vrai est bon et
louable".
Tout mensonge est
donc un péché, comme l'affirme saint Augustin.
Solutions :
1. Il est sacrilège de penser que l'Évangile ou quelque autre
Écriture canonique affirme l'erreur, ou que leurs auteurs ont menti ; cela
détruirait la certitude de la foi qui repose sur l'autorité des Écritures. Le
fait que, dans l'Évangile ou ailleurs, les paroles de certains personnages sont
diversement rapportées, ne constitue pas un mensonge." Cette question, dit
saint Augustin, ne doit embarrasser aucunement celui qui juge avec sagesse que
la connaissance de la vérité résulte des pensées quelle que soit d'ailleurs
leur expression. On voit par là que nous ne devons pas accuser de mensonge le
récit que plusieurs personnes peuvent faire de ce qu'ensemble elles ont vu ou
entendu ensemble, bien que la forme et les paroles diffèrent."
2. Les sages-femmes n'ont pas reçu de récompense pour leur
mensonge, mais pour la crainte de Dieu et la bonne volonté qui les portèrent à
mentir. C'est ce qui est dit expressément dans l'Exode : "Parce qu'elles
avaient craint Dieu, Dieu leur accorda une postérité."
3. La Sainte Écriture, remarque saint Augustin, nous présente
certains personnages comme exemple de vertu parfaite ; on ne doit donc pas
croire qu'ils ont menti. Si quelques-unes de leurs paroles peuvent sembler
mensongères, il faut y voir des figures et des prophéties." Il faut croire
que de tels hommes, qui ont joué un rôle considérable dans les temps
prophétiques, ont dit et fait d'une manière prophétique tout ce que l'Écriture
leur attribue." Abraham, en faisant passer Sarah pour sa soeur, voulut
seulement taire la vérité, selon saint Augustin mais sans dire de mensonge, et
il l'explique lui-même : "Elle est vraiment ma soeur : elle est fille de
mon père, quoiqu'elle ne soit pas fille de ma mère" (Gn 20, 12). - C'est
figurativement que Jacob déclara être Esaü, le fils aîné d'Isaac, parce que le
droit d'aînesse lui appartenait légitimement. Il fit cette déclaration par
esprit prophétique, pour exprimer le mystère : un peuple puîné, celui des
païens, remplacerait le fils aîné, c'est-à-dire les Juifs.
L’Écriture loue
certaines personnes non pas comme modèles de vertu parfaite, mais pour des
sentiments bons en eux-mêmes, qui leur firent commettre des actes
répréhensibles. C'est ainsi que Judith reçoit des éloges, non pour avoir trompé
Holopherne, mais pour le patriotisme qui lui fit braver le danger. Mais on peut
dire aussi que les paroles de cette héroïne sont vraies au sens spirituel.
4. Le mensonge a raison de péché non seulement à cause du tort
fait au prochain, mais à cause de désordre qui lui est essentiel, on vient de
le dire. Or, il n'est jamais permis d'employer un moyen désordonné, donc
défendu, dans l'intérêt du prochain, par exemple de voler pour faire l'aumône
(excepté dans un cas de nécessité où toutes choses deviennent communes). Il
n'est donc jamais permis de dire un mensonge pour soustraire quelqu'un à
n'importe quel danger ; quoiqu'il soit permis de dissimuler prudemment la
vérité, dit saint Augustin.
5. Celui qui a l'intention de tenir sa promesse n'est pas un
menteur, puisqu'il ne parle pas contre sa pensée. Si de fait, il ne la tient
pas, il manque de fidélité en changeant son projet. Cependant il peut être
excusable en deux cas. - 1° S'il a promis une chose évidemment mauvaise : il a
péché en promettant, il a bien fait en changeant d'avis. - 2° Si les personnes
ou les affaires ont changé. Comme dit Sénèque, pour être obligé de tenir une
promesse, il faut que rien n'ait changé ; autrement, on n'a pas été menteur en
promettant, puisqu'on l'avait fait sous certaines conditions ; on n'est pas
infidèle en ne tenant pas, puisque ces conditions n'existent plus. Ainsi saint Paul
n'avait-il pas menti lorsqu'il n'alla pas à Corinthe comme il l'avait promis (2
Co 1, 15 s.), parce que des obstacles étaient survenus.
6. Dans une action on peut distinguer ce qui est fait et celui
qui le fait. Le mensonge joyeux est trompeur de sa nature, quoiqu'il ne le soit
ni par l'intention de celui qui le dit, ni par la manière dont il le dit. Il
n'en va pas de même des hyperboles et autres figures du discours, telles qu'on
en rencontre dans la Sainte Écriture. Comme dit saint Augustin : "Tout ce
qui se fait ou se dit dans un sens figuré n'est pas mensonge. Tout ce qu'on
énonce doit être entendu de l'objet auquel il se rapporte. Or, tout ce qui a
été fait, tout ce qui a été dit d'une manière figurative, exprime ce qu'il
signifie pour ceux qui doivent en comprendre le sens."
Objections :
1. Il semble bien, car on dit dans le Psaume (5, 7) : "Tu
extermines tous les menteurs" ; et dans la Sagesse (1, 11) : "Une
bouche mensongère donne la mort à l'âme." Mais l'extermination et la mort
de l'âme ne peuvent venir que du péché mortel. Donc tout mensonge est péché
mortel.
2. Tout ce qui transgresse un précepte du décalogue est péché
mortel. Mais le mensonge transgresse ce précepte du décalogue : "Tu ne
feras pas de faux témoignage."
3. Saint Augustin écrit : "Aucun menteur, par son
mensonge, ne respecte la foi, car il veut justement que celui à qui il ment lui
accorde cette foi que lui-même ne respecte pas lorsqu'il ment. Or tout
violateur de la foi commet l'iniquité." Or on ne pourrait parler ainsi
d'un péché véniel.
4. On ne peut perdre la récompense éternelle que pour un péché
mortel. Or, pour un mensonge, on perd la récompense éternelle en échange d'une
temporelle. En effet, selon saint Grégoire : "dans la récompense des
sages-femmes on découvre ce que mérite le péché de mensonge. Car la récompense
de leur bonté, qui aurait pu être la vie éternelle, s'est dégradée, à cause du
mensonge préalable, en récompense terrestre". Donc même un mensonge
officieux comme fut celui des sages-femmes, qui paraît le plus léger de tous, est
péché mortel.
5. Saint Augustin nous dit que "pour les parfaits, le
précepte n'est pas seulement de ne mentir en aucune façon, mais encore de ne
pas vouloir mentir". Mais agir contre le précepte est péché mortel. Donc
tout mensonge des parfaits est péché mortel et, au même titre, pour tous les
autres qui autrement seraient défavorisés.
Cependant :
D’après saint Augustin
: "Il y a deux espèces de mensonge qui, sans être gravement coupables, le
sont cependant : celui que nous faisons par plaisanterie, et celui que nous
faisons dans l'intérêt du prochain." Mais tout péché mortel est gravement
coupable. Donc le mensonge joyeux et le mensonge officieux ne sont pas des
péchés mortels.
Conclusion :
Le péché mortel
est proprement celui qui s'oppose à la charité, laquelle donne à l'âme d'être
unie à Dieu, nous l'avons dit. Or le mensonge peut s'opposer à la
charité de trois façons : par lui-même, par la fin recherchée, par les
circonstances qui s'y rencontrent.
1° Par lui-même le
mensonge s'oppose à la charité parce qu'il signifie le faux. Si c'est en
matière divine, il s'oppose à la charité envers Dieu, dont par un tel mensonge
on dissimule ou on altère la vérité. Aussi un tel mensonge ne s'oppose pas
seulement à la vertu de vérité, mais encore aux vertus de foi et de religion.
C'est pourquoi ce mensonge est le plus grave de tous ; et il est péché mortel.
- Si sa fausse signification concerne une connaissance utile au bien de l'homme,
par exemple au progrès de son savoir et à sa formation morale, ce mensonge, en
tant qu'il lèse le prochain par une information fausse, s'oppose à la charité
envers le prochain, si bien qu'il est péché mortel. Mais si la fausseté
exprimée par le mensonge concerne une chose indifférente, si bien que le
prochain n'en souffre aucun dommage, comme s'il est trompé sur des détails
contingents qui ne le concernent pas, un tel mensonge n'est pas par lui-même
péché mortel.
2° En raison de la
fin recherchée, certains mensonges s'opposent à la charité : par exemple si ce
que l'on dit offense Dieu, ce qui est toujours péché mortel, comme contraire à
la vertu de religion ; ou bien si cela nuit au prochain dans sa personne, ses
biens ou sa réputation. Et cela aussi est péché mortel, puisque nuire au
prochain est péché mortel, et l'on pèche mortellement par la seule intention de
pécher mortellement. - Mais si la fin voulue n'est pas contraire à la charité, le
mensonge ne sera pas péché mortel pour ce motif, comme on le voit dans le
mensonge joyeux où l'on cherche un peu de plaisir, et dans le péché officieux
où l'on cherche en outre l'utilité du prochain.
3° Le mensonge
peut être péché mortel parce qu'il s'oppose à la charité en raison de
circonstances accidentelles, comme le scandale, ou un dommage entraîné par le mensonge.
En ce cas aussi il y aura péché mortel, puisque quelqu'un n'est pas empêché par
la crainte du scandale de mentir publiquement.
Solutions :
1. Ces textes s'entendent du mensonge pernicieux, dit la
Glose sur le Psaume (5).
2. Puisque tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à
l'amour de Dieu et du prochain, comme nous l'avons dit, le mensonge s'oppose au
précepte dans la mesure où il s'oppose à cet amour. Aussi le précepte
interdit-il expressément le faux témoignage "contre le prochain" (Ex
20, 16 ; Dt 5, 20).
3. Même le péché véniel peut être appelé iniquité au sens
large, en tant qu'il manque à l'égalité réclamée par la justice, ce qui fait
dire à saint Jean (1 Jn 3, 4) : "Tout péché est iniquité." Saint Augustin
parle de même.
4. On peut considérer à deux points de vue le mensonge des
sages-femmes : d'abord quant à leur effet bienfaisant sur les Juifs et quant à
leur crainte de Dieu. A cet égard, leur vertu est louable et elles méritent une
récompense éternelle. Aussi saint Jérôme explique-t-il que Dieu leur accorda
une descendance spirituelle.
On peut aussi
considérer leur mensonge quant à son acte extérieur, par lequel elles ne
pouvaient mériter la récompense éternelle, mais peut-être une récompense
temporelle qui n'était pas opposée à la laideur de ce mensonge. C'est ainsi
qu'il faut comprendre les paroles de saint Grégoire, et non pas comme si leur
mensonge leur avait fait perdre la récompense éternelle méritée par leur
intention profonde, comme le prétendait l'objection.
5. Certains disent que pour les hommes parfaits, tout mensonge
est péché mortel. Mais cela est déraisonnable. En effet, aucune circonstance
n'aggrave un péché à l'infini, à moins de le faire changer d'espèce. Or le
sujet est une circonstance qui ne change pas l'espèce du péché, à moins d'un
motif qui s'y ajoute, comme la violation d'un voeu, ce qui ne peut se dire d'un
mensonge officieux ou joyeux. C'est pourquoi de tels mensonges ne sont pas des
péchés mortels chez les hommes parfaits, sauf par accident, en raison du scandale.
Et l'on peut ramener à cela la parole de saint Augustin : "Pour les
parfaits le précepte est non seulement de ne pas mentir, mais aussi de ne pas
le vouloir". Bien que saint Augustin ne parle que de façon dubitative, car
il commence par dire : "A moins que, peut-être..." Il n'empêche que
ceux-là même qui sont constitués gardiens de la vérité par leur office de juges
ou de docteurs, s'ils manquent à leur charge, commettent par le mensonge un
péché mortel. Dans les autres cas de mensonges, ils ne commettent pas forcément
un péché mortel.
- 1. La simulation
est-elle toujours un péché ? - 2. L'hypocrisie est-elle la même chose que la
simulation ? - 3. Est-elle opposée à la vérité ? - 4. Est-elle un péché mortel
?
Objections :
1. Il semble que non. On lit en effet dans saint Luc (24, 28)
que le Seigneur "fit semblant d'aller plus loin". Saint Ambroise dans
son livre sur les Patriarches nous dit qu'Abraham "parlait de façon
captieuse à ses serviteurs lorsqu'il leur disait (Gn 22, 5) : "Moi et
l'enfant nous irons jusque-là bas, nous adorerons et nous reviendrons vers
vous"". Mais "faire semblant" et "parler de façon
captieuse" relèvent de la simulation. Or on ne peut attribuer un péché au
Christ et à Abraham. Donc la simulation n'est pas toujours un péché.
2. Aucun péché n'est utile. Mais, dit saint Jérôme : "Jéhu,
roi d'Israël, nous donne un exemple utile et imitable à l'occasion, lui qui a
fait massacrer les prêtres de Baal en faisant semblant de vouloir adorer les
idoles" (2 R 10, 8). Et David prit le visage d'un fou devant Akish, roi de
Gat (1 S 21, 13).
3. Le bien est le contraire du mal. Donc, s'il est mal de
simuler le bien, il sera bien de simuler le mal.
4. On lit en Isaïe (3, 9) ce reproche : "Ils étalent leur
péché comme Sodome ! Ils ne dissimulent pas." Mais dissimuler le péché
relève de la simulation. Donc user de simulation n'est pas toujours un péché.
Cependant :
Sur le passage
d'Isaïe (16, 14) : "Dans trois ans..." la Glose explique : "Si l'on
compare deux maux, c'est un moindre mal de pécher ouvertement que de simuler la
sainteté." Mais pécher ouvertement est toujours un péché. Donc la
simulation est toujours un péché.
Conclusion :
Nous l'avons dit,
la
vertu de vérité fait que l'on se montre à l'extérieur, par des signes visibles,
tel qu'on est. Or les signes extérieurs ne sont pas seulement des paroles, mais
aussi des actes. De même qu'il est contraire à la vertu de vérité de parler
contre sa pensée, ce qui est mentir ; de même on s'oppose à la vérité en se
montrant, par des signes qui sont des actes ou des choses, contrairement à ce
qu'on est au fond, et c'est là ce qu'on appelle proprement la simulation. Aussi
est-elle à proprement parler un mensonge constitué par ces signes extérieurs que
sont les actions. Peu importe qu'on mente en paroles ou par tout autre fait, nous
l'avons dit. Aussi, puisque tout mensonge est un péché, nous l'avons vu aussi, il
s'ensuit que toute simulation est un péché.
Solutions :
Comme dit saint Augustin
: "Ce que nous figurons par nos actions n'est pas toujours mensonge. Il y
a mensonge quand ce que nous figurons ne signifie rien ; mais quand cela
aboutit à une signification, c'est une figure de la vérité." Et il ajoute
l'exemple des locutions figurées, dans lesquelles une chose est représentée
sans que nous l'affirmions être telle en réalité. Mais nous la proposons comme
la figure d'autre chose que nous voulons affirmer. C'est ainsi que notre
Seigneur "fit semblant d'aller plus loin", parce qu'il donna à sa
démarche l'allure de quelqu'un qui veut aller plus loin, pour signifier de
façon figurée qu'il était loin de la foi des deux disciples, d'après saint Grégoire
; ou bien, d'après saint Augustin, parce que, lui qui allait partir loin en
montant au ciel, il était comme retenu sur terre par leur hospitalité.
Abraham aussi a
parlé en figure. Aussi saint Ambroise dit-il de lui : "Il prophétisa ce
qu'il ignorait. Car il se disposait à revenir lui-même, après avoir immolé son
fils ; mais par sa bouche le Seigneur annonça ce qu'il préparait." Donc, ni
Jésus ni Abraham n'ont usé de simulation.
2. Saint Jérôme prend le mot simulation au sens large de
n'importe quelle feinte. Celle de David fut une fiction figurative, comme la
Glose l'explique sur le titre du Psaume (34) : "Je bénirai le
Seigneur en tout temps." Quant à la simulation de Jéhu, il n'est pas
nécessaire de l'excuser de mensonge ou de péché, car lui-même fut un mauvais
roi qui ne se détourna pas de l'idolâtrie de Jéroboam. Cependant il est loué et
il reçoit de Dieu une récompense temporelle non pour sa simulation, mais pour
son zèle à détruire le culte de Baal.
3. Certains affirment que nul ne peut faire semblant d'être
mauvais, car nul ne se fait passer pour mauvais par des oeuvres bonnes ; et si
l'on fait des oeuvres mauvaises, c'est qu'on est mauvais. Mais cet argument ne
porte pas, car on peut faire semblant d'être mauvais par des oeuvres qui ne
sont pas mauvaises en soi, mais qui ont une apparence de mal.
Cependant la
simulation est en elle-même un mal à titre de mensonge comme à titre de
scandale. Bien qu'elle rende mauvais le simulateur, ce n'est pas le mal qu'il
simule qui le rend mauvais. Et parce que la simulation est mauvaise par
elle-même, ce n'est pas en raison de ce qu'elle simule : qu'elle simule le bien
ou le mal, elle est un péché.
4. On ment en paroles quand on signifie ce qui n'est pas, mais
non quand on tait ce qui est, chose parfois permise. De même on simule quand, par
des signes extérieurs tels que des actions ou des choses, on signifie quelque
chose qui n'est pas, mais non si l'on omet de signifier ce qui est. C'est ainsi
qu'il faut comprendre ce que saint Jérôme dit au même endroit : "Le second
remède après le naufrage, c'est de dissimuler son péché" pour qu'il ne
scandalise pas autrui.
Objections :
1. Il semble que non. Car la simulation consiste en un
mensonge par action. Mais il peut y avoir hypocrisie même si l'on montre
extérieurement ce que l'on fait intérieurement, selon cette parole évangélique
(Mt 6, 2) : "Quand tu fais l'aumône, ne le fais pas claironner devant toi,
comme font les hypocrites."
2. Saint Grégoire nous dit : "Il y a des gens qui portent
l'habit de la sainteté et qui n'ont pas le mérite de la perfection. Il ne faut
aucunement les traiter d'hypocrites, parce que pécher par faiblesse est autre
chose que pécher par malice." Mais ceux qui portent l'habit extérieur de
la sainteté et n'ont pas le mérite de la perfection sont des simulateurs parce
que l'habit extérieur de la sainteté signifie les oeuvres de perfection. Donc
la simulation n'est pas identique à l'hypocrisie.
3. L'hypocrisie ne consiste que dans l'intention, car, au
sujet des hypocrites le Seigneur dit (Mt 23, 5) : "Ils font toutes leurs
actions pour être vus des hommes." Et saint Grégoire : "Ils ne
considèrent jamais ce qu'ils doivent faire, mais la manière de faire n'importe
quoi pour plaire aux hommes." Tandis que la simulation ne consiste pas
dans l'intention seulement, mais dans l'action extérieure. Aussi sur Job (36, 13
Vg) : "Les simulateurs et les rusés provoquent la colère de Dieu", la
Glose dit-elle : "Le simulateur simule une chose et en fait une autre ; il
affiche la chasteté et il s'abandonne à la luxure ; il exhibe la pauvreté et il
remplit sa bourse."
Cependant :
Isidore dit, dans
ses Étymologies : "Le
mot grec hypocrite se traduit en latin simulator, puisque celui qui est
mauvais au-dedans se montre bon à l'extérieur, car hypo signifie
"faux", et crisis, "jugement"".
Conclusion :
Comme le dit
Isidore au même endroit "le mot "hypocrite" a pour origine
l'apparence de ceux qui se produisent dans les spectacles avec des masques qui
distinguaient par leur diversité les personnages représentés, hommes ou femmes,
pour créer l'illusion chez les spectateurs de ces jeux." Ce qui fait dire à
saint Augustin : "De même que les comédiens (hypocritae) simulent
d'autres personnages, jouent le rôle de celui qu'ils ne sont pas (car l'acteur
qui joue Agamemnon ne l'est pas vraiment, mais le simule) - de même, dans
l'Église et dans toute la vie, tout homme, qui veut se faire prendre pour ce
qu'il n'est pas, est un hypocrite (hypocrite) : il simule la justice, il ne la pratique pas." Ainsi
faut-il dire que l'hypocrisie est une simulation ; non pas n'importe laquelle, mais
seulement celle où l'on simule un autre personnage, par exemple lorsqu'un
pécheur simule le personnage de l'homme juste.
Solutions :
1. Par nature l'oeuvre extérieure signifie l'intention. Donc,
lorsqu'en accomplissant de bonnes oeuvres qui, par leur caractère, contribuent
au culte de Dieu, on cherche à plaire non à Dieu mais aux hommes, on simule une
intention droite que l'on n'a pas. Aussi saint Grégoire dit-il : "Les
hypocrites font servir les choses de Dieu à l'intérêt du siècle car, par les
oeuvres saintes qu'ils affichent, ils ne cherchent pas à convertir les hommes, mais
à jouir de la popularité." Ainsi, ils simulent mensongèrement une
intention droite qu'ils n'ont pas, bien qu'ils ne simulent pas la bonne oeuvre
qu'ils accomplissent.
2. L'habit de sainteté, religieux ou clérical, signifie un
état qui oblige aux oeuvres de perfection. C'est pourquoi si celui qui prend
cet habit dans l'intention d'entrer dans l'état de perfection, en déchoit par
faiblesse, il n'est pas simulateur ou hypocrite, parce qu'il n'est pas tenu de
manifester son péché en quittant l'habit de sainteté. Il serait hypocrite et
simulateur s'il avait pris cet habit afin de s'afficher comme un homme juste.
3. La simulation, comme le mensonge, comporte deux éléments :
l'un est le signe, l'autre la réalité signée. Dans l'hypocrisie, c'est
l'intention mauvaise qui est envisagée comme la réalité signifiée, laquelle ne
correspond pas au signe. Mais dans toute espèce de simulation et de mensonge, ce
sont les réalités extérieures, paroles, actions et tout ce qui tombe sous le
sens, qui sont envisagés comme signes.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car dans la simulation ou hypocrisie,
il y a le signe et la réalité signifiée. Mais quant à ces deux termes, elle ne
paraît pas s'opposer à une vertu spéciale, car l'hypocrisie simule toutes les
vertus, et par toutes leurs oeuvres, comme le jeûne, la prière et l'aumône, d'après
saint Matthieu (6). Donc l'hypocrisie ne s'oppose pas spécialement à la vertu
de vérité.
2. Toute simulation procède d'une tromperie, si bien qu'elle
s'oppose à la simplicité. Or la tromperie s'oppose à la prudence, nous l'avons
montré. Donc l'hypocrisie, qui s'identifie à la simulation, ne s'oppose pas à
la vertu de vérité, mais plutôt à la prudence ou à la simplicité.
3. En morale, l'espèce est déterminée par la fin. Or la fin de
l'hypocrisie est d'obtenir du profit ou de la vaine gloire. Aussi sur ce texte
de job (27, 8 Vg) : "Quel est l'espoir de l'hypocrite, s'il est un voleur
cupide..." la Glose dit-elle : "L'hypocrite, appelé en latin simulateur,
est un voleur cupide puisque, en continuant une vie d'injustice, il désire être
vénéré pour sa sainteté, si bien qu'il dérobe une louange qui ne lui appartient
pas." Donc, puisque la cupidité et la vaine gloire ne s'opposent pas
directement à la vertu de vérité, il apparaît qu'il en va de même pour la
simulation ou hypocrisie.
Il y a que toute simulation est un mensonge, comme nous
l'avons dit à l’article 1. Or le mensonge s'oppose directement à la vertu de
vérité. Donc aussi la simulation ou hypocrisie.
Conclusion :
Selon Aristote la
contrariété est une opposition selon la forme, laquelle spécifie une réalité.
C'est pourquoi la simulation ou hypocrisie peut être opposée à une vertu de
deux façons : directe ou indirecte. Son opposition ou sa contrariété directe
est à considérer selon l'espèce même de l'acte, qui lui vient de son objet
propre. Aussi, puisque l'hypocrisie est une simulation par laquelle on feint un
personnage que l'on n'est pas, comme nous venons de le dire à l’article
précédent, il s'ensuit qu'elle s'oppose directement à la vérité "par
laquelle on se montre dans sa vie et dans ses paroles, tel qu'on est", dit
Aristote.
Quant à
l'opposition ou contrariété indirecte, elle peut être considérée selon
n'importe quel accident : par exemple selon une fin éloignée, ou selon un des
instruments de l'acte, etc.
Solutions :
1. Lorsque l'hypocrite simule une vertu, il la prend pour fin
non pas d'une manière réelle, comme celui qui veut posséder cette vertu, mais
selon l'apparence, comme celui qui veut paraître la posséder. De ce fait, il ne
s'oppose pas à cette vertu, mais à la vérité en tant qu'il veut tromper les
hommes au sujet de cette vertu. Quant aux oeuvres de cette vertu il ne les
assume pas comme visées par lui, mais à titre d'instruments, comme des signes
de cette vertu. Tout cela ne lui donne pas une opposition directe à cette
vertu.
2. Comme on l'a dit antérieurement, ce qui s'oppose
directement à la prudence, c'est la ruse dont le rôle est de découvrir
certaines voies apparentes, mais non réelles, pour arriver à ses fins. Or la
ruse atteint son but propre en paroles par la tromperie, en action par la
fraude. Et le rapport de la ruse à l'égard de la prudence se retrouve dans la
tromperie et la fraude à l'égard de la simplicité.
Or la tromperie ou
la fraude a pour but premier de tromper et parfois, secondairement, de nuire.
Aussi appartient-il directement à la simplicité de se garder de la tromperie.
Et ainsi, comme on l'a dit plus haut, la simplicité est une vertu identique à
celle de vérité ; elle n'en diffère que pour la raison, parce qu'on parle de
vérité selon que les signes concordent avec les réalités signifiées, et l'on
parle de simplicité selon qu'on ne poursuit pas des buts divergents en
recherchent intérieurement autre chose que ce que l'on paraît poursuivre.
3. Le profit et la gloire sont les fins éloignées du
simulateur comme du menteur. Aussi ne trouve-t-il pas sa signification dans ces
fins-là, mais dans sa fin prochaine, qui est de se montrer autre qu'il n'est.
Aussi arrive-t-il que certain simule de grandes choses à son propre sujet, sans
autre but que le plaisir de feindre, comme le dit Aristote, et comme nous
l'avons dit plus haut, à propos du mensonge.
Objections :
1. Il semble bien. Car saint Jérôme, dans sa glose d'Isaïe
(16, 14) dit : "Si l'on compare deux maux, c'est un moindre mal de pécher
ouvertement que de simuler la sainteté." Et sur Job (1, 21 Vg) : "Comme
Dieu en a décidé..." la Glose affirme que "la justice simulée n'est
plus la justice, mais double péché". Et sur ce verset des Lamentations (4,
6) : "La faute de mon peuple a surpassé le péché de Sodome", elle
explique : "On plaint les crimes de l'âme tombée dans l'hypocrisie et dont
le péché est plus grand que celui de Sodome." Mais les péchés de Sodome
sont des péchés mortels. Donc l'hypocrisie aussi.
2. Saint Grégoire dit que l'hypocrisie est un péché de malice.
Mais celui-ci est le plus grave de tous, car il relève du péché contre le Saint-Esprit.
3. Nul ne mérite d'encourir la colère de Dieu et d'être privé
de le voir, sinon à cause du péché mortel. Mais par l'hypocrisie on mérite la
colère de Dieu selon Job (36, 13 Vg) : "Les simulateurs et les rusés
provoquent la colère de Dieu." En outre l'hypocrite est privé de voir Dieu,
selon Job (13, 16 Vg) : "Aucun hypocrite ne paraîtra en sa présence."
Donc l'hypocrisie est toujours péché mortel.
Cependant :
Nous savons que
l'hypocrisie est un mensonge en action, puisqu'elle est une simulation. Or tout
mensonge en parole n'est pas péché mortel. De même pour l'hypocrisie.
2. L'hypocrite cherche à paraître bon. Mais cela ne s'oppose
pas à la charité. Donc l'hypocrisie n'est pas de soi péché mortel.
3. L'hypocrisie naît de la vaine gloire, selon saint Grégoire.
Mais celle-ci n'est pas toujours péché mortel. Donc l'hypocrisie non plus.
Conclusion :
Il y a deux
éléments dans l'hypocrisie : le manque de sainteté et la simulation. Donc si
l'on appelle hypocrite celui dont l'intention se porte sur l'un et l'autre, c'est-à-dire
celui qui ne se soucie pas d'être saint, mais seulement de le paraître, ce qui
est le sens habituel de la Sainte Écriture, alors il est évident qu'il y a
péché mortel. Car nul n'est totalement privé de sainteté sinon par le péché
mortel.
Mais si l'on
appelle hypocrite celui qui veut simuler la sainteté dont il est éloigné par le
péché mortel, alors, malgré son état de péché mortel, d'où le manque de
sainteté dans sa vie, sa simulation ne sera pas toujours péché mortel de sa
part, mais parfois péché véniel. Cette différence vient de la fin qu'il se
propose. Si elle est incompatible avec l'amour de Dieu ou du prochain, il y
aura péché mortel, par exemple s'il simule la sainteté pour répandre de fausses
doctrines, ou pour obtenir, quoique indigne, une dignité ecclésiastique, ou
d'autres biens temporels qu'il s'est fixés comme fin. Mais si la fin visée
n'est pas incompatible avec la charité, il y aura péché véniel, par exemple
chez celui qui met tout son plaisir à feindre, et dont Aristote dit qu'il "apparaît
plus vain que mauvais". Car le même discernement s'applique au mensonge et
à la simulation.
Mais il arrive
quelquefois qu'on simule la perfection de la sainteté, perfection qui n'est pas
nécessaire au salut. Et une telle simulation n'est pas toujours péché mortel, ni
accompagnée de péché mortel.
Solutions :
Et tout cela donne
la réponse aux objections. Il faut étudier maintenant d'abord la jactance, puis
l'ironie (Question 113), qui font partie du mensonge selon Aristote.
- 1. A quelle
vertu est-elle contraire ? - 2. Est-elle péché mortel ?
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle s'oppose à la vertu de vérité.
Car c'est le mensonge qui s'oppose à celle-ci. Or il peut y avoir jactance sans
mensonge, comme lorsque quelqu'un étale sa puissance. On lit en effet (Est 1, 3-4)
: "Assuérus fit un grand festin pour montrer les richesses de sa gloire et
de sa royauté, la grandeur et l'éclat de sa puissance."
2. Saint Grégoire fait de la jactance une des quatre espèces
de l'orgueil, celle où l'on se vante d'avoir ce qu'on n'a pas. Aussi est-il
écrit en Jérémie (48, 29-30) : "Nous avons appris l'orgueil de Moab, son
arrogance excessive. Sa prétention, sa superbe, l'orgueil de son coeur, moi je
les connais, dit le Seigneur. Je connais sa jactance, à laquelle ne correspond
pas son courage." Et d'après saint Grégoire, la jactance naît de la vaine
gloire. Or l'orgueil et la vaine gloire s'opposent à l'humilité. Ce n'est donc
pas à la vérité que s'oppose la jactance, mais à l'humilité.
3. Il apparaît que la jactance est causée par la richesse, d'après
le livre de la Sagesse (5, 8) : "A quoi nous a servi l'orgueil ? Que nous
a procuré la jactance des richesses ?" Mais l'excès de richesse paraît
relever du péché d'avarice, qui s'oppose à la justice ou à la libéralité. La
jactance ne s'oppose donc pas à la vertu de vérité.
Cependant :
Aristote affirme
que la jactance s'oppose à la vérité.
Conclusion :
La jactance au
sens propre paraît impliquer que l'on s'exalte soi-même en paroles, car ce que
l'homme veut jeter (jactance) au loin, il l'élève. Or, à proprement
parler, on s'exalte quand on parle de soi-même au-dessus de ce qu'on est. Cela
peut arriver de deux façons. D'abord lorsque quelqu'un parle de soi non pas en
dépassant la vérité, mais en dépassant l'opinion que les hommes ont de lui.
C'est ce que l'Apôtre veut éviter lorsqu'il écrit (2 Co 12, 6) : "je
m'abstiens, de peur qu'on ne se fasse de moi une idée supérieure à ce qu'on
voit en moi ou à ce qu'on m'entend dire." Une autre façon, c'est de
s'exalter soi-même en paroles au-dessus de ce qu'on est en réalité. Et parce
qu'il faut juger quelque chose plutôt sur ce qu'il est en lui-même que sur ce
qu’il est dans l'opinion d'autrui, on parle plus proprement de jactance quand
quelqu'un s'élève au-dessus de ce qu'il est, que lorsqu'il s'élève au-dessus de
ce qu'il est dans l'opinion d'autrui, en qu'on puisse parler de jactance dans
les deux cas. C'est pourquoi la jactance proprement dite s’oppose par excès à
la vertu de vérité.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour la jactance qui relève quelqu'un
dans l'opinion.
2. On peut considérer de deux façons le péché de jactance.
D'abord selon l'espèce de l'acte. Et ainsi il s'oppose à la vérité, comme on
vient de le dire à l'instant. On peut encore le considérer selon la cause dont
il dérive, sinon toujours du moins le plus souvent. Et ainsi la jactance
procède de l'orgueil, comme d'une cause qui la meut et la pousse de l'intérieur,
car du fait qu'on s'élève intérieurement au-dessus de soi-même par arrogance, il
s'ensuit souvent qu'à l'extérieur on se vante à l'excès. Mais parfois on cède à
la jactance non par arrogance, mais par une certaine vanité, et on y prend plaisir
parce qu'on est devenu tel par habitus. C'est pourquoi l'arrogance par laquelle
on s'élève au-dessus de soi-même est une espèce d'orgueil, qui ne s'identifie
pas à la jactance, mais qui la cause fréquemment, si bien que saint Grégoire la
met parmi les espèces de l'orgueil. En effet, le vantard cherche le plus
souvent à obtenir la gloire par sa jactance. Et c'est pourquoi, selon saint Grégoire,
la jactance naît de la vaine gloire qui a pour elle raison de fin.
3. L'opulence, elle aussi, produit la jactance de deux façons.
D'une façon occasionnelle en tant qu'on s'enorgueillit de ses richesses. C'est
pourquoi le livre des Proverbes (8, 18) associe orgueil et richesse. Et
l'opulence produit la jactance en lui servant de fin, car, selon Aristote, certains
se vantent non seulement en vue de la gloire, mais aussi en vue du gain, en
s'attribuant des capacités lucratives, par exemple en se faisant passer pour
des médecins, des sages, ou des devins.
Objections :
1. Il semble bien, car on lit dans les Proverbes (28, 25 Vg) :
"Celui qui se vante et se gonfle excite les querelles." Mais c'est là
péché mortel, car "Dieu déteste ceux qui sèment les discordes" (Pr 6,
19). Donc la jactance est péché mortel.
2. Tout ce qui est interdit par la loi de Dieu est péché
mortel. Mais sur l'Ecclésiastique (6, 2) : "Ne t'exalte pas dans les
pensées de ton âme", la Glose dit que Dieu "interdit la jactance et
l'orgueil".
3. La jactance est une sorte de mensonge. Or elle n'est pas un
mensonge officieux, ni joyeux. On le voit d'après la fin poursuivie par le
mensonge. Selon le Philosophe : "le vantard se met au-dessus de la réalité,
parfois sans aucun motif, parfois en vue de la gloire ou de l'honneur, parfois
pour de l'argent". Son mensonge n'est donc, évidemment, ni joyeux ni
officieux. Il en reste qu'il est toujours pernicieux, et il apparaît donc qu'il
est toujours péché mortel.
Cependant :
La jactance, selon
saint Grégoire vient de la vaine gloire, qui n'est pas toujours un péché mortel,
mais un péché véniel qu'on n'évite pas sans une très grande perfection. Car il
dit : "C'est être très parfait que de chercher la gloire de Dieu dans les
bonnes oeuvres que l'on fait, au lieu d'une joie égoïste dans les louanges
qu'on peut en recevoir." La jactance n'est donc pas toujours péché mortel.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité. Or la
jactance peut être envisagée à un double point de vue. D'abord en elle-même, comme
mensonge. Ainsi elle est un péché mortel si le mensonge par lequel on se
glorifie soi-même porte atteinte à la gloire de Dieu : tel le roi de Tyr auquel
le prophète Ezéchiel (28, 2) reprochait sa jactance : "Ton coeur s'est
élevé, tu as dit : "je suis un dieu""; ou s'il blesse la charité
envers le prochain que l'on insulte en se vantant : tel le pharisien, quand il
disait (Lc 18, 11) : "je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont
voleurs, injustes et adultères, ni encore comme ce publicain." Mais
parfois elle est péché véniel, si les mensonges dont on se prévaut ne sont ni
contre Dieu ni contre le prochain.
Ensuite, la
jactance peut être envisagée dans sa cause : l'orgueil, le désir du gain ou de
la vaine gloire. Si elle procède d'un orgueil ou d'une vaine gloire qui soit
péché mortel, elle sera péché mortel elle aussi. Autrement elle sera péché
véniel.
Mais parfois, quand
la jactance se déchaîne par appétit de lucre, cela semble relever de la
tromperie et du préjudice contre le prochain. Et c'est pourquoi une telle
jactance est plus proche du péché mortel." Se vanter pour gagner de
l'argent, dit Aristote est plus laid que pour se glorifier et se faire valoir."
Ce n'est cependant pas toujours péché mortel, car il peut y avoir un gain qui
ne cause pas de préjudice à autrui.
Solutions :
1. Celui qui se vante pour exciter des querelles, pèche
mortellement. Mais il arrive que la jactance n'ait avec les disputes qu'un
rapport accidentel ; elle n'est pas alors péché mortel.
2. La Glose parle ici de la jactance inspirée par un orgueil
interdit, et qui est péché mortel.
3. La jactance ne comporte pas toujours un mensonge pernicieux,
mais seulement dans les cas où, soit par elle-même, soit par sa cause, elle est
contraire à l'amour de Dieu ou du prochain. - Se vanter pour le plaisir que
l'on y trouve, c'est quelque chose de vain, dit Aristote et qui peut donc être
ramené au mensonge joyeux ; à moins que l'on s'y affectionne tellement que l'on
méprise à cause de cela les commandements de Dieu ; ce serait évidemment aller
contre l'amour dû à Dieu, en qui seul notre âme doit se reposer comme en sa fin
ultime. - Se vanter pour acquérir gloire et argent semble se rattacher au
mensonge officieux, à condition que ce ne soit pas au préjudice du prochain, ce
qui en ferait un mensonge pernicieux.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Comparaison de l'ironie avec la jactance.
Objections :
1. Il semble que l'ironie (du grec ancien eironeia, "ironie, dissimulation,
fausse ignorance"), par laquelle on se présente au-dessous de sa valeur, ne
soit pas un péché. Car aucun péché ne procède d'une assurance donnée par Dieu, par
laquelle certains sont amenés à s'abaisser, comme dans les Proverbes (30, 1-2
Vg) : "Vision racontée par un homme que Dieu assiste et fortifie, et qui
dit : "je suis le plus stupide des hommes."" Et on lit dans Amos
(7, 14) : "Amos répondit : "je ne suis pas prophète.""
2. Saint Grégoire écrit à saint Augustin, évêque des Anglais :
"Les âmes vertueuses reconnaissent qu'il y a de leur faute même là où il
n'y a pas de faute. Mais tout péché répugne à une âme vertueuse." Donc
l'ironie n'est pas un péché.
3. Fuir l'orgueil n'est pas un péché. Mais selon Aristote,
"certains se déprécient pour éviter de se gonfler".
Cependant :
Il y a cette parole de saint Augustin : "Lorsque tu mens
par humilité, si tu n'étais pas pécheur avant de mentir, tu le deviens par ton
mensonge."
Conclusion :
Qu'on se rabaisse
soi-même peut arriver de deux façons. D'abord en respectant la vérité, lorsque
l'on garde le silence sur ce qu'on a de meilleur, que l'on découvre ce qu'on a
de moins bon en le mettant en avant, et alors qu'il en est ainsi réellement. Se
diminuer ainsi n'est pas de l'ironie et ce n'est pas, par son genre, un péché à
moins que ce ne soit gâté par quelque circonstance.
On peut aussi se
déprécier en s'écartant de la vérité, par exemple en s'attribuant une vilenie
que l'on ne se reconnaît pas, ou en niant une grande qualité dont on a pourtant
conscience. C'est alors de l'ironie, laquelle est toujours un péché.
Solutions :
1. Il y a deux sagesses et deux folies. Car il y a une
sagesse selon Dieu, qui a pour compagne la folie selon les hommes ou selon le
monde, comme dit saint Paul (1 Co 3, 18) : "Si quelqu'un parmi vous croit
être sage, qu'il se fasse fou pour devenir sage." Autre est la sagesse
mondaine dont il dit aussitôt après : "Elle est folie auprès de Dieu."
Donc, celui que Dieu fortifie reconnaît être très stupide dans l'opinion des
hommes, parce qu'il méprise les biens de ce monde que recherche la sagesse
humaine. C'est pourquoi il dit ensuite (v. 2 Vg) : "La sagesse des
hommes n'est pas avec moi", et ensuite : "Et je connais la science
des saints." Ou bien on peut dire que "la sagesse des hommes"
est celle qui s'acquiert par la raison humaine, mais "la sagesse des
saints" celle qui vient de l'inspiration divine.
Quant à Amos, ce
qu'il nie, c'est d'être prophète de naissance parce qu'il n'appartenait pas à
une famille de prophètes, aussi ajoute-t-il : "Ni fils de prophète."
2. Il appartient à une âme vertueuse de tendre à la perfection
de la justice. Et c'est pourquoi elle regarde comme une faute non seulement de
manquer à la justice commune, ce qui est vraiment une faute, mais aussi de
manquer à la perfection de la justice, ce qui n'est pas toujours une faute.
Mais il n'appelle pas une faute ce qu'il ne reconnaît pas en être une, car cela
serait une ironie mensongère.
3. Personne ne doit faire un péché pour en éviter un autre. On
ne doit donc aucunement mentir pour éviter l'orgueil. Saint Augustin dit." Il ne faut pas craindre l'orgueil au point de manquer à la
vérité." Et saint Grégoire : "Imprudents sont les humbles qui se
prennent au lacet du mensonge."
Objections :
1. Il semble que l'ironie ne soit pas moins un péché que la
jactance. Car toutes deux sont des péchés en tant qu'elles s'éloignent de la
vérité, qui est une certaine égalité. Or on ne s'écarte pas plus de l'égalité
lorsqu'on exagère que lorsqu'on atténue la vérité. Donc l'ironie n'est pas
moins un péché que la jactance.
2. Selon Aristote, l'ironie est parfois de la jactance. Et la
jactance n'est jamais de l'ironie. L'ironie est donc un péché plus grave que la
jactance.
3. On lit dans les Proverbes (26, 25) : "S'il baisse la
voix, ne t'y fie pas, car il y a sept abominations dans son coeur." Mais
baisser la voix convient à l'ironie. Donc il y a en celle-ci de multiples
abominations.
Cependant :
Il y a cette affirmation d'Aristote : "Ceux qui
pratiquent l'ironie et en disent moins sont les plus agréables dans le commerce
de la vie."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut un mensonge est plus grave qu'un autre tantôt à cause de sa
matière, et c'est ainsi que le mensonge dans l'enseignement de la foi est le
plus grave ; tantôt à cause du motif qui pousse à pécher, et c'est ainsi que le
mensonge pernicieux est plus grave que le mensonge officieux ou joyeux. Or
l'ironie et la jactance mentent à propos du même objet (que ce soit par des paroles
ou par n'importe quels signes extérieurs), c'est-à-dire à propos de la
situation de celui qui parle. De ce point de vue, elles sont égales. Mais le
plus souvent la jactance procède d'un motif plus bas : l'appétit du gain ou de
l'honneur. Tandis que l'ironie évite, quoique de façon désordonnée, d'être
pénible aux autres par de la prétention. Et à ce point de vue, Aristote déclare
que la jactance est un péché plus grave que l'ironie. Cependant il arrive
parfois qu'on se déprécie pour un autre motif, par exemple pour mieux tromper.
Alors c'est l'ironie qui est un péché plus grave.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour l'ironie et la jactance selon que
l'on considère la gravité du mensonge pris en lui-même, ou à partir de sa
matière. Nous avons dit qu'à ce point de vue jactance et ironies sont à
égalité.
2. Il y a deux sortes de supériorité : au temporel et au
spirituel. Or il arrive parfois que par des signes extérieurs ou par des
paroles on se déprécie extérieurement, comme par un vêtement sordide ou quelque
chose d'analogue, en vue de manifester une supériorité spirituelle. Jésus dit
ainsi (Mt 6, 16) que certains "prennent un visage défait pour faire
remarquer aux hommes qu'ils jeûnent". Aussi encourent-ils à la fois le
vice d'ironie et celui de jactance, quoique sous des rapports différents ; et à
cause de cela leur péché est plus grave. Aussi Aristote dit-il : "La
surabondance et l'extrême dénuement conviennent également à la jactance." Et
on lit dans la vie de saint Augustin qu'il ne voulait avoir de vêtements ni
trop précieux ni trop sordides, parce que les hommes recherchent leur gloire
dans ces deux excès.
3. Comme il est dit dans l'Ecclésiastique (19, 23 Vg) : "Tel
méchant s'humilie, mais son coeur est plein de tromperie." C'est en ce
sens que Salomon, dans le proverbe cité, parle du méchant qui baisse la voix
par une humilité factice.
Il faut étudier
maintenant l'amitié, au sens d'affabilité (Question 114), et les vices qui lui
son opposés : la flatterie (Question 115) et le litige (Question 116).
- 1. Est-elle une
vertu spéciale ? - 2. Fait-elle partie de la justice ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car le Philosophe affirme que "l'amitié
parfaite est celle qui se fonde sur la vertu". Or toute vertu est cause
d'amitié, car selon Denys : "le bien attire l'amour de tous".
Donc l'amitié n'est pas une vertu spéciale, mais la conséquence de toute vertu.
2. Le philosophe dit de celui qui pratique l'amitié : "Il
reçoit toutes choses comme il le faut, sans être influencé par l'amour ou la
haine." Mais s'il donne des signes d'amitié à ceux qu'il n'aime pas, il
semble verser dans la simulation, laquelle s'oppose à la vertu. Donc une telle
amitié n'est pas de la vertu.
3. "La vertu se situe dans un juste milieu déterminé par
le sage", dit Aristote. Mais on lit dans l'Ecclésiaste (7, 4) : "Le
coeur du sage est dans la maison du deuil, le coeur des insensés dans la maison
de la joie." Il convient donc surtout à l'homme vertueux de se garder du
plaisir, selon Aristote. Or celui-ci dit encore que cette amitié "désire
naturellement s'associer au plaisir et redoute de contrister. Donc cette amitié
n'est pas une vertu".
Cependant :
Les préceptes de
la loi ont pour objet les actes des vertus. Mais il est dit dans
l'Ecclésiastique (4, 7 Vg) : "Montre-toi affable dans l'assemblée des
pauvres."
Conclusion :
Puisque, comme
nous l'avons dit la vertu est ordonnée au bien, là où se présente une raison
spéciale de bien, il doit y avoir une raison spéciale de vertu. Et l'ordre est
un des éléments du bien, nous l'avons rappelé au même endroit. Or, il faut que
les relations de la vie humaine soit harmonieusement ordonnées, aussi bien en
actions qu'en paroles, c'est-à-dire que chacun se conduise envers tous les
autres de la façon qui est juste. C'est pourquoi il faut une vertu spéciale qui
maintienne cet ordre harmonieux. C'est elle qu'on appelle amitié ou affabilité.
Solutions :
1. Aristote, dans son Éthique, parle de deux amitiés.
La première consiste principalement dans l'affection d'un homme pour un autre
et peut être la conséquence de n'importe quelle vertu. Nous avons parlé plus
haut de cette amitié au sujet de la charité. Il parle d'une autre amitié qui
consiste seulement en des manifestations extérieures, paroles et actes.
Celle-là ne réalise pas parfaitement la raison d'amitié, mais lui ressemble en
ce que l'on se comporte décemment avec ceux dont on partage la vie.
2. Par nature tout homme est l'ami de tous les autres par un certain
amour commun, selon le mot de l'Ecclésiastique (13, 15) : "Tout être
vivant aime son semblable." On manifeste cet amour par des signes d'amitié
qu'on adresse en paroles ou par action même à des étrangers et à des inconnus.
Aussi n'y a-t-il pas là de simulation. Car on ne donne pas à ces gens des
signes d'une parfaite amitié, parce qu'on n'a pas la même familiarité avec des
étrangers et avec ceux à qui nous unit une amitié de choix.
3. Si l'on dit que le coeur des sages est dans la maison du
deuil, ce n'est pas pour qu'il apporte de la tristesse à son prochain, car
saint Paul nous dit (Rm 14, 15) : "Si par un aliment ton frère est
contristé, tu ne te conduis plus selon la charité." C'est pour apporter de
la consolation à ceux qui sont tristes, selon l'Ecclésiastique (7, 34) : "Ne
te détourne pas de ceux qui pleurent, afflige-toi avec les affligés." Et
si le coeur des insensés est dans la maison de la joie, ce n'est pas afin de
réjouir les autres, mais pour profiter de leur joie.
Il appartient donc
au sage d'apporter du plaisir à ceux qui vivent avec lui, non le plaisir lascif
que la vertu repousse, mais un plaisir honnête, selon le Psaume (133, 1)."
Comme il est bon et joyeux pour les frères d'habiter ensemble !" Parfois
cependant, pour procurer un bien ou écarter un mal, l'homme vertueux ne
craindra pas de contrister ses compagnons, nous dit Aristote. Et saint Paul (2
Co 7, 8) : "Si je vous ai contrastés par ma lettre, je ne le regrette pas."
Et aussitôt après : "je me réjouis non de ce que vous avez été attristés, mais
de ce que cette tristesse vous a portés au repentir." C'est pourquoi nous
ne devons pas, à ceux qui sont portés au péché, montrer un visage joyeux pour
les réconforter, de peur de paraître acquiescer à leur péché et encourager leur
audace coupable. Aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (7, 24) : "As-tu des
filles ? Veille sur leur corps, et montre-leur un visage sévère."
Objections :
1. Il apparaît que non, car appartient à la justice de payer
à autrui ce qu'on lui doit. Or cela n'a rien à voir avec cette vertu qui a pour
objet de nous faire vivre agréablement avec les autres. Cette vertu-là n'est
donc pas une partie de la justice.
2. Selon Aristote cette vertu concerne "le plaisir ou la
tristesse qu'on trouve dans la vie commune". Mais modérer les plaisirs
revient à la tempérance, nous l'avons montré. Cette vertu fait donc partie de
la tempérance plus que de la justice.
3. Il est contraire à la justice, nous l'avons montré, de rétribuer
également des réalités inégales. Car d'après Aristote cette vertu "se
comporte envers des inconnus comme envers des gens connus, envers des familiers
comme envers des étrangers". Donc non seulement elle ne fait pas partie de
la justice, mais plutôt elle s'y oppose.
Cependant :
Macrobe fait de
l'amitié une partie de la justice.
Conclusion :
Cette vertu fait
partie de la justice en ce qu'elle s'y rattache comme la vertu annexe à une
vertu principale. Elle a en commun avec la justice d'être relative à autrui.
Mais elle lui est inférieure en ce qu'elle ne réalise pas pleinement la raison
de dette, où un homme est obligé envers un autre, soit par une dette légale, que
la loi le contraint d'acquitter, soit encore par une dette créée par quelque
bienfait. L'amitié tient compte seulement d'une certaine dette d'honneur qui
contraint l'homme vertueux envers lui-même plus qu'envers l'autre, en le
faisant agir selon ce qu'il se doit à lui-même.
Solutions :
1. Nous l'avons dit plus haut, l'homme est, par nature, un
animal social qui doit honnêtement manifester la vérité aux autres hommes, sans
quoi la société ne pourrait durer. Or, de même que l'homme ne pourrait vivre en
société sans vérité, il ne le pourrait pas s'il était privé d'agrément. Comme
dit Aristote : "Personne ne peut passer toute une journée avec un homme
chagrin ou sans agrément." C'est pourquoi l'homme est tenu par une
certaine dette naturelle d'honnêteté à rendre agréables ses relations avec les
autres, à moins que pour un motif particulier il s'impose de les contrister
pour leur bien.
2. Il appartient à la tempérance de refréner les plaisirs
sensibles. Mais notre vertu s'applique aux plaisirs de la vie commune, qui ont
une justification raisonnable, en tant que chacun se conduit comme il se doit envers
autrui. Et ces plaisirs-là, il n'y a pas à les refréner comme nuisibles.
3. Il ne faut pas entendre cette parole du Philosophe comme si
l'on devait s'entretenir et frayer de la même manière avec les familiers et
avec les étrangers, parce que, ajoute-t-il lui-même "il ne convient pas de
procéder de la même manière pour réconforter ou contrister soit des familiers, soit
des étrangers". Donc la ressemblance consiste seulement en ce que l'on
agit envers tous de la façon qui convient.
Étudions maintenant
les vices contraires à l'affabilité : l'adulation (Question 115), puis la
contestation (Question 116).
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Est-elle péché mortel ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car l'adulation consiste en un discours
de louanges adressé à quelqu'un dans l'intention de lui plaire. Mais ce n'est
pas un mal de louer quelqu'un, selon les Proverbes (31, 28) : "Ses fils se
lèvent pour la proclamer bienheureuse, son mari pour la louer." Pareillement,
vouloir plaire aux hommes n'est pas un mal selon saint Paul (1 Co 10, 33) :
"je m'efforce en tout de plaire à tous."
2. Le mal est contraire au bien, et le blâme à la louange.
Mais blâmer le mal n'est pas un mal. Donc louer le bien ne l'est pas non plus, alors
que cela se rattache à l'adulation. Donc celle-ci n'est pas un péché.
3. La médisance est contraire à l'adulation, aussi saint Grégoire
dit-il a que la médisance est un remède contre l'adulation : "Il faut
savoir que pour épargner l'orgueil engendré par des louanges immodérées, la
sagesse de notre Dieu permet que nous soyons déchirés par les critiques, afin
qu'exaltés par la voix du laudateur nous soyons abaissés par celle du
diffamateur." Mais nous avons vu que la diffamation est un mal. Donc
l'adulation est un bien.
Cependant :
On lit dans
Ézéchiel (13, 18) : "Malheur à ceux qui confectionnent des coussins pour
tous les coudes", et la Glose entend par là "les douceurs de
l'adulation".
Conclusion :
Nous avons dit que
l'affabilité, bien que son principal objet soit de faire plaisir à ceux qui
vivent avec nous, ne craint pas cependant de leur faire de la peine, quand cela
est nécessaire pour procurer un bien ou écarter un mal. Dès lors, chercher à
toujours faire plaisir, c'est dépasser la mesure et pécher par excès. Celui qui
n'a en cela d'autre intention que de plaire, Aristote l'appelle "complaisant"
; celui qui a l'intention d'y trouver son avantage est à proprement parler "flatteur"
ou "adulateur". Cependant, d'une manière générale, ce nom est donné à
tous ceux qui dépassent la juste mesure par des paroles ou des actes de
complaisance dans la vie de société.
Solutions :
1. Une louange peut être bonne ou mauvaise, selon que les
circonstances sont ou ne sont pas ce qu'elles doivent être. Louer quelqu'un, et
ainsi lui faire plaisir, pour l'encourager dans ses épreuves ou ses efforts, toutes
les autres circonstances étant régulières, c'est faire acte d'affabilité. Au
contraire, ce serait de la flatterie que de le louer de ce qui n'est pas digne
de louange, par exemple, de ce qui est mal, comme dit le Psaume (10, 3) :
"Le méchant est loué de sa convoitise" ; ou de ce qui est douteux :
"Ne loue personne avant qu'il ait parlé" (Si 27, 8)." Ne loue
pas un homme pour sa beauté" (Si 11, 2) ; ou encore s'il était à craindre
que cette louange ne poussât à la vaine gloire : "Ne loue personne avant
sa mort" (Si 11, 28).
De même, chercher
à plaire pour nourrir la charité ou faire progresser spirituellement, c'est
louable. Si, au contraire, on avait en vue la vaine gloire, un avantage
temporel, ou s'il s'agissait de mauvaises actions, ce serait un péché : "Dieu
a dispersé les os de ceux qui cherchent à plaire aux hommes" (Ps 53, 6
Vg). - "Si je plaisais encore aux hommes dit saint Paul, je ne serais pas
serviteur du Christ" (Ga 1, 10).
2. Blâmer le mal aussi est vicieux, si on le fait sans tenir
compte des circonstances. Et pareillement louer le bien.
3. Rien n'empêche que deux vices soient contraires. Et c'est
pourquoi, si la diffamation est un mal, de même l'adulation. Il y a
contradiction entre elles quant aux paroles, mais non directement quant à la fin
: l'adulateur cherche à faire plaisir à celui qu'il adule ; le diffamateur ne
cherche pas tellement à contrister sa victime, puisqu'il agit parfois en
cachette, mais plutôt à salir sa réputation.
Objections :
1. Il semble bien, car selon saint Augustin : "on
appelle mal ce qui nuit". Or l'adulation est souverainement nuisible, selon
le Psaume (10, 3) : "L'impie est glorifié pour ses convoitises, le pécheur
est béni, et provoque le Seigneur." Et on lit dans une lettre attribuée à
saint Jérôme : "Rien ne corrompt plus facilement les âmes" que
l'adulation. Et sur le Psaume (70, 4) : "Que l'humiliation les écrase",
la Glose dit : "La langue de l'adulateur est plus nuisible que le glaive
du persécuteur." Donc l'adulation est un péché très grave.
2. Celui qui nuit à autrui en paroles ne se nuit pas moins à
lui-même. D'où cette menace du Psaume (37, 15) : "L'épée leur entrera dans
le coeur." Mais celui qui adule autrui l'entraîne au péché mortel. Aussi
sur le Psaume (14, 5) : "Que l'huile du pécheur ne parfume pas ma tête",
la Glose donne ce commentaire : "La fausse louange du flatteur amollit les
âmes, les détache de l'austère vérité et les porte au mal."
3. Il est stipulé dans le Décret : "Le clerc coupable d'adulation et de trahisons sera
destitué de son office." Mais une telle peine n'est infligée que pour un
péché mortel.
Cependant :
Parmi les "péchés
légers" Saint Augustin énumère : "Aduler un haut personnage soit
spontanément soit par nécessité."
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, le péché mortel est celui qui s'oppose à la charité. Or l'adulation
s'y oppose parfois, et parfois non. Elle s'y oppose de trois façons. 1° Par la
matière, lorsqu'on loue le péché de quelqu'un par exemple. Car cela s'oppose à
l'amour de Dieu dont le flatteur offense la justice, et à l'amour du prochain, dont
il encourage le péché. Une telle adulation est péché mortel selon Isaïe (5, 20)
: "Malheur à ceux qui appellent le mal bien." 2° Par l'intention, ainsi
lorsqu'on flatte quelqu'un pour nuire par tromperie à son corps ou à son âme.
Cela encore est péché mortel, comme disent les Proverbes (27, 6) : "Les
blessures faites par celui qui vous aime sont meilleures que les baisers trompeurs
donnés par celui qui vous hait." 3° Par occasion, lorsque la louange de
l'adulateur fournit à autrui l'occasion de pécher, même sans que le flatteur
l'ait voulu. Sur ce point il faut examiner si l'occasion a été donnée ou
seulement reçue, et quel dommage s'en est suivi, comme nous l'avons expliqué à
propos du scandale.
Mais si quelqu'un
s'est livré à l'adulation dans le seul désir d'être agréable, ou encore pour
éviter un mal, ou pour parer à une nécessité, ce n'est pas contraire à la
charité, ce n'est donc que péché véniel.
Solutions :
1. Ces textes parlent de l'adulation qui loue le péché de
quelqu'un. On dit qu'une telle adulation est plus nuisible que le glaive du
persécuteur parce qu'elle atteint les biens spirituels qui sont les plus
précieux. Mais sa nocivité n'est pas aussi efficace, car le glaive du
persécuteur tue effectivement, il suffit à donner la mort, tandis que personne
ne peut être cause suffisante de péché pour autrui, comme nous l'avons montré.
2. Cet argument est valable pour celui qui flatte dans
l'intention de nuire. Il nuit à lui-même plus qu'aux autres parce qu'il est à
lui-même cause suffisante de péché ; pour les autres il n'en est qu'une cause
occasionnelle.
3. Ce texte parle de l'adulateur qui flatte traîtreusement
afin de tromper.
- 1. Est-elle
contraire à la vertu d'amitié ? - 2. Sa comparaison avec l'adulation.
Objections :
1. Il semble que non, car la contestation semble se rattacher
à la discorde, de même que la dispute. Mais la discorde s'oppose à la charité, nous
l'avons dit. Donc aussi la contestation.
2. On lit dans les Proverbes (26, 21) : "L'homme
irascible attise la dispute." Mais l'irascibilité s'oppose à la douceur.
Donc, de même la dispute et la contestation.
3. On lit dans la lettre de saint Jacques (4, 1) : "D'où
viennent les guerres et les contestations entre vous ? N'est-ce pas de vos
convoitises, qui combattent dans vos membres ?" Mais suivre ses
convoitises, c'est le contraire de la tempérance. Il semble donc que la
contestation ne s'oppose pas à la vertu d'amitié, mais à la tempérance.
Cependant :
Il y a l'autorité d'Aristote qui oppose la contestation à
l'amitié.
Conclusion :
A proprement
parler, la contestation consiste en paroles qui contredisent celles d'autrui.
Dans cette contradiction, on peut envisager deux points de vue. Parfois, la
contradiction vient de ce que le contradicteur refuse de s'accorder avec celui
qui parle, parce qu'il n'y a pas entre eux cet amour qui unit les coeurs. Et
cela relève de la discorde, qui est contraire à la charité. Mais parfois la
contradiction, en raison de la personne contredite, provient de ce que l'on ne
craint pas de lui faire de la peine. C'est alors qu'il y a contestation, opposée
à cette amitié ou affabilité qui nous permet de vivre agréablement avec les
autres. Aussi Aristote dit-il : "Ceux qui contrarient toujours afin de
contrister sans se soucier de rien, sont appelés gens difficiles et
contestataires."
Solutions :
1. La dispute se rattache plus proprement à la contradiction
de la discorde, la contestation à la contradiction qui cherche à contrister.
2. L'opposition directe des vices aux vertus n'est pas à
envisager selon leurs causes, car il arrive qu'un même vice naisse de diverses
causes, mais selon la spécificité de l'acte. Bien que la contestation naisse
parfois de la colère, elle peut provenir de beaucoup d'autres causes. Aussi
n'est-elle pas toujours opposée directement à la mansuétude.
3. Saint Jacques parle ici de la convoitise comme d'un mal
général d'où naissent tous les vices, comme dit la Glose (sur Rm 7, 7) : "La
loi est bonne car, en interdisant la convoitise, elle interdit tous les maux."
Objections :
1. Il apparaît que la contestation est un péché moindre que
le vice contraire, qui est la complaisance ou l'adulation. Car plus un péché
est nuisible, plus il est grave. Or l'adulation est plus nuisible que la
contestation, car on lit en Isaïe (3, 12) : "Ô mon peuple, ceux qui te
disent bienheureux te trompent, et ils effacent les chemins que tu dois suivre."
Donc l'adulation est un péché plus grave que la contestation.
2. Dans l'adulation il y a une certaine tromperie, car
l'adulateur dit une chose, et son coeur pense autrement. Or le contestataire
est sans tromperie, car il contredit ouvertement. Or celui qui pèche en
trompant est plus vil, d'après Aristote. Donc l'adulation est un péché plus
grave que la contestation.
3. La honte consiste à redouter le déshonneur, comme le montre
Aristote. Mais l'homme éprouve plus de honte à être adulateur que
contestataire. Donc la contestation est un péché moins grave que l'adulation.
Cependant :
C’est un fait
qu'un péché apparaît d'autant plus grave qu'il s'oppose davantage à une situation
spirituelle. Or la contestation paraît s'opposer davantage à un office
spirituel. Il est dit en effet (1 Tm 3, 2) : "L'évêque ne doit pas être
contestataire" et (2 Tm 2, 24) : "Il ne faut pas que le serviteur de
Dieu soit contestataire." Donc la contestation semble être un péché plus
grave.
Conclusion :
Nous pouvons
parler de ces deux péchés à un double point de vue. D'abord en considérant
l'espèce de ces deux péchés. Et à ce point de vue un péché est d'autant plus
grave qu'il s'oppose davantage à la vertu contraire. Or la vertu d'amitié
tend plus fondamentalement à faire plaisir qu'à contrister. Et c'est pourquoi
le contestataire qui cherche à contrister sans aucune limite pèche plus
gravement que le complaisant ou le flatteur qui cherche surabondamment à faire
plaisir.
D'autre part on
peut considérer ces deux péchés selon leurs motifs extérieurs. Et à ce point de
vue l'adulation est parfois plus grave, par exemple quand elle cherche à
obtenir de l'honneur ou un profit par une tromperie injustifiable. Mais parfois
la contestation est plus grave, par exemple si l'on veut combattre la vérité, ou
attirer le mépris sur celui que l'on contredit.
Solutions :
1. De même que le flatteur peut faire du mal en trompant
secrètement, le contestataire peut parfois nuire en attaquant ouvertement. Or
il est plus grave, toutes choses égales d'ailleurs, de nuire ouvertement à
quelqu'un, comme par violence, que de façon cachée ; c'est pourquoi la rapine
est un péché plus grave que le vol, nous l'avons dit précédemment
2. Dans les actes humains ce qui est le plus grave n'est pas
toujours le plus laid. La beauté de l'homme lui vient de la raison, et c'est
pourquoi les péchés les plus laids sont ceux où la chair l'emporte sur la
raison. Pourtant les péchés spirituels sont les plus graves, parce qu'ils
procèdent d'un plus grand mépris. De même les péchés comportant une tromperie
sont plus laids, en tant qu'ils paraissent découler d'une certaine faiblesse et
fausseté de la raison, alors que les péchés manifestes viennent parfois d'un
plus grand mépris. Et c'est pourquoi l'adulation, comme liée à la tromperie, semble
plus laide, mais la contestation venant d'un plus grand mépris, apparaît plus
grave.
3. Comme nous l'avons dit, la honte considère la laideur du
péché. Aussi n'a-t-on pas toujours plus de honte du péché le plus grave, mais
du péché le plus laid. De là vient que l'homme éprouve plus de honte de
l'adulation que de la contestation, bien que celle-ci soit plus grave.
Il faut étudier
maintenant la libéralité, puis les vices qui lui sont contraires : l'avarice
(Question 118), et la prodigalité (Question 119).
- 1. Est-elle une
vertu ? - 2. Quelle est sa matière ? - 3. Son acte ? - 4. Lui appartient-il de
donner plutôt que de recevoir ? - 5. Est-elle une partie de la justice ? - 6.
Est-elle la plus grande des vertus ?
Objections :
1. Il semble que non. Car aucune vertu ne contrarie une
inclination naturelle. Or l'inclination naturelle de l'homme le pousse à penser
à lui-même plus qu'aux autres. C'est le contraire pour le libéral parce que, dit
le Philosophe : "le libéral pense si peu à lui-même qu'il ne garde pour
lui que peu de choses".
2. L'homme soutient sa vie par ses richesses, et les richesses
sont des instruments de sa félicité, selon Aristote. Donc, puisque toute vertu
est ordonnée à la félicité, il apparaît que le libéral n'est pas vertueux
puisque, dit Aristote : "il n'est capable ni de recevoir ni de garder
l'argent, mais de le disperser".
3. Les vertus sont connexes entre elles. Mais on ne voit pas
de connexion entre la libéralité et les autres vertus, car beaucoup sont
vertueux qui ne peuvent pratiquer la libéralité parce qu'ils n'ont rien à
donner ; et beaucoup donnent ou dépensent avec libéralité, qui par ailleurs
sont vicieux. Donc la libéralité n'est pas une vertu.
Cependant :
Il y a cette parole de saint Ambroise : "L’Évangile nous
donne de nombreux enseignements sur la juste libéralité." Mais l'Évangile
n'enseigne que ce qui appartient à la vertu. Donc la libéralité est une vertu.
Conclusion :
Saint Augustin
nous dit que "bien user des choses dont nous pouvons user mal, c'est
l'affaire de la vertu". Or nous pouvons user bien ou mal non seulement de
ce qui est en nous, comme les puissances et les passions de l'âme, mais encore
de ce qui est hors de nous, comme les biens de ce monde qui nous sont accordés
pour le soutien de notre vie. Et c'est pourquoi, puisque en user bien relève de
la libéralité, par voie de conséquence, celle-ci est une vertu.
Solutions :
1. Comme disent saint Ambroise et saint Basile une
surabondance de richesse est donnée par Dieu à certains "pour qu'ils
obtiennent le mérite d'une bonne gestion". Mais l'individu se suffit de
peu. Et c'est pourquoi l'homme libéral mérite l'éloge en dépensant plus pour
les autres que pour lui-même. On doit toujours se réserver davantage les biens
spirituels, pour lesquels chacun peut subvenir d'abord à soi-même. Et cependant,
même pour les biens temporels, la libéralité ne demande pas d'être si attentif
aux autres qu'on néglige entièrement soi-même et les siens. Ce qui fait dire à
saint Ambroise : "C'est une libéralité recommandable de ne pas négliger
ses proches, quand on les sait dans le besoin."
2. La libéralité ne demande pas que l'on disperse ses
richesses sans rien garder pour se soutenir, et pour pratiquer les oeuvres de
vertu qui font parvenir à la félicité. Aussi Aristote dit-il : "L'homme
libéral se soucie de ses propriétés, grâce auxquelles il pourra aider les
autres." Et saint Ambroise : "Le Seigneur ne veut pas que l'on jette
d'un coup toutes ses ressources, mais qu’on les distribue. A moins d'imiter le
prophète Elisée qui tua ses boeufs et nourrit les pauvres de ce qu'il possédait
afin de se libérer de tout souci domestique", ce qui appartient à l'état
de perfection spirituelle dont nous parlerons plus loin. Cependant il faut
remarquer que le fait de donner avec libéralité, en tant que c'est un acte de
vertu, est ordonné à la béatitude.
3. Selon Aristote : "ceux qui dépensent beaucoup pour
leurs excès" ne pratiquent pas la libéralité, mais la prodigalité. Et de
même, tout homme qui dissipe sa fortune pour d'autres péchés. Comme dit saint Ambroise
: "Si tu viens en aide à celui qui cherche à voler les autres, ce n'est
pas une libéralité digne d'éloges. Et ta libéralité n'est pas parfaite si tu
donnes par ostentation plus que par miséricorde." C'est pourquoi ceux qui
manquent des autres vertus, bien qu'ils dépensent beaucoup pour des oeuvres
mauvaises, ne pratiquent pas la libéralité.
Il arrive aussi
que certains, bien que dépensant beaucoup pour de bons usages, n'ont pas
l'habitus de la libéralité : c'est le cas de tous ceux qui accomplissent des
actes de vertu avant d'en avoir acquis l'habitus, et donc qui ne les
accomplissent pas de la même manière que les hommes vertueux, nous l'avons déjà
dit.
Rien n'empêche
enfin que certains hommes vertueux pratiquent la libéralité, quoique pauvres.
Ce qui fait dire au Philosophe : "On parle de libéralité en raison d'une
disposition profonde à l'égard des richesses, car elle ne consiste pas dans la
multiplicité des dons, mais dans l'habitus de celui qui donne." Et saint Ambroise
: "C'est le coeur qui rend le cadeau riche ou pauvre et fixe le prix des
choses que l'on donne."
Objections :
1. Il semble que cette vertu ne concerne pas l'argent, car
toute vertu morale concerne des opérations ou des passions, selon Aristote.
Donc, puisque la libéralité est une vertu morale, il apparaît qu'elle concerne
les passions et non l'argent.
2. La libéralité s'occupe de l'usage de toutes les richesses.
Or les richesses naturelles sont plus réelles que les richesses artificielles
qui consistent en argent, comme le montre Aristote. Donc la libéralité n'a pas
l'argent comme objet premier.
3. Les diverses vertus ont diverses matières, parce que les
habitus se distinguent selon leurs objets. Or les biens extérieurs sont déjà la
matière de la justice distributive et de la justice commutative. Donc ils ne
sont pas la matière de la libéralité.
Cependant :
Le Philosophe
définit la libéralité "un juste milieu en ce qui concerne l'argent".
Conclusion :
Selon le
Philosophe, la libéralité donne à l'homme de "disperser". Aussi la
libéralité s'appelle encore "largesse", car ce qui est "large"
ne retient pas ce qu'il contient, mais le laisse se disperser. Et le mot même
de libéralité a le même sens : lorsqu'on disperse ses biens, on se "libère"
en quelque sorte du souci de les garder et de les posséder, et l'on montre
qu'on a le coeur "libre" de cet attachement. Or ce qu'un homme
disperse en le donnant à autrui, ce sont ses possessions que désigne le mot
"argent". C'est pourquoi l'argent est la matière propre de la
libéralité.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit, la libéralité ne se mesure pas à
la quantité donnée, mais au sentiment du donateur. Or celui-ci est conditionné
par les passions d'amour et de convoitise, de plaisir et de tristesse à l'égard
de ce que l'on donne. C'est pourquoi la matière immédiate de la libéralité ce
sont les passions intérieures, mais celles-ci ont un objet extérieur qui est
l'argent.
2. Selon saint Augustin, "tout ce que les hommes
possèdent ici-bas et dont ils sont les maîtres, on l'appelle argent (pecunia)
parce que toute la richesse des anciens consistait en du bétail (pecus)". Et le Philosophe
d’expliquer : "Nous appelons argent tout ce dont la valeur est mesurée par
la monnaie."
3. La justice établit l'égalité entre ces biens extérieurs, mais
il ne lui revient pas de modérer les passions intérieures. Aussi est-ce
différemment que l'argent est matière de la libéralité et matière de la
justice.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'emploi de l'argent soit l'acte de
la libéralité. Car des vertus diverses ont des actes divers. Mais l'emploi de
l'argent est un acte commun à d'autres vertus comme la justice et la
magnificence. Ce n'est donc pas l'acte propre de la libéralité.
2. La libéralité n'a pas seulement à donner, mais à recevoir
et à garder. Mais ces deux actes ne paraissent pas ressortir à l'emploi de
l'argent. Donc on parle de façon incomplète quand on appelle l'emploi de
l'argent l'acte propre de la libéralité.
3. L'emploi de l'argent ne consiste pas seulement à le donner,
mais à le dépenser. Mais dépenser de l'argent se réfère à celui qui dépense, et
ainsi cela ne paraît pas être un acte de libéralité. Car, dit Sénèque : "On
n'est pas libéral du fait qu'on se donne à soi-même." Donc n'importe quel
emploi de l'argent ne relève pas de la libéralité.
Cependant :
Il y a cette sentence du Philosophe : "On se sert au
mieux d'une chose quand on possède la vertu qui la concerne spécialement. Donc
celui qui possède la vertus relative à l'argent se servira au mieux de sa
richesse."
Conclusion :
Un acte est
spécifié par son objet, nous l'avons dit. Or l'objet ou matière de la
libéralité est l'argent et tout ce qui peut être mesuré par l'argent, nous
l'avons dit à l’article précédent. Et parce que toute vertu s'accorde
parfaitement avec son objet, il s'ensuit que, la libéralité étant une vertu, son
acte soit proportionné à l'argent. Or l'argent tombe sous la raison des biens
utiles parce que tous les biens extérieurs sont ordonnés à l'usage de l'homme.
C'est pourquoi l'acte propre de la libéralité, c'est l'emploi de l'argent ou de
la richesse.
Solutions :
1. Il revient à la libéralité de bien employer les richesses
en tant que telles, puisqu’elles sont l'objet propre de cette vertu. A la
justice il revient d'employer les richesses selon une autre raison, c'est-à-dire
selon la raison de dette, en tant que tel bien extérieur est dû à autrui. A la
magnificence il revient d'employer les richesses selon une raison spéciale, c'est-à-dire
selon qu'elles sont employées à l'achèvement d'une grande oeuvre. Aussi la
magnificence se présente-t-elle comme un surcroît apporté à la libéralité, comme
nous le dirons plus loin.
2. Le vertueux ne doit pas seulement employer à bon escient sa
matière ou son instrument, mais aussi préparer ce qui facilitera ce bon usage ;
ainsi il appartient au courage militaire non seulement de tirer l'épée contre
les ennemis, mais aussi de l'aiguiser et de la garder au fourreau. De même il
revient à la libéralité non seulement d'employer l'argent, mais aussi de le
tenir prêt et de le conserver pour pouvoir l'utiliser.
3. Nous l'avons dit la matière prochaine de la libéralité, ce
sont les passions intérieures qui affectent l'homme à l'égard de l'argent.
C'est pourquoi il appartient surtout à la libéralité de préserver l'homme de
tout attachement désordonné à l'argent qui l'empêcherait d'en user comme il le
doit. Or il y a deux manières d'employer l'argent : l'une envers soi-même, qui
concerne les dépenses ; l'autre envers autrui, qui concerne les dons. C'est
pourquoi le rôle de la libéralité est de faire qu’un amour excessif de l'argent
n'empêche ni les justes dépenses ni les justes donations. La libéralité, selon
Aristote, concerne surtout les donations et les dépenses. - Quant à la parole
de Sénèque, il faut la comprendre de la libéralité relative aux donations. En
effet, on n'appelle pas libéral celui qui se fait des dons à lui-même.
Objections :
1. Il semble qu'il ne lui appartient pas surtout de donner.
En effet, la libéralité est dirigée par la prudence, comme toutes les vertus
morales. Mais ce qui appartient surtout à la prudence, c'est de conserver les
richesses, d'où cette remarque d'Aristote : "Ceux qui n'ont pas acquis
leur fortune, mais l'ont reçue de ceux qui l'ont gagnée, la dépensent plus
libéralement, car ils n'ont pas l'expérience de la pauvreté."
2. Ce que l'on recherche par-dessus tout, on ne s'en attriste
pas et on ne s'en lasse jamais. Mais l'homme libéral s'attriste parfois d'avoir
donné, et d'ailleurs il ne donne pas à tous, remarque Aristote. Donc donner
n'est pas l'acte qui convient le plus à la libéralité.
3. Pour réussir ce que l'on recherche par-dessus tout, on
emploie tous les moyens possibles. Mais le libéral "n'aime pas demander",
selon le Philosophe, alors qu'il pourrait ainsi obtenir les moyens de donner
aux autres. Il apparaît donc qu'il ne recherche pas par-dessus tout à donner.
4. On tient davantage à se servir soi-même qu'à servir les
autres. Mais en dépensant on se sert soi-même, alors qu'en donnant on sert
autrui. Donc il revient à la libéralité de dépenser plus que de donner.
Cependant :
Il y a cette sentence du Philosophe : "L'homme libéral
est celui qui donne surabondamment."
Conclusion :
Ce qui est propre
à la libéralité, c'est l'emploi de l'argent. Or l'emploi de l'argent consiste à
le disperser, car son acquisition ressemble à la génération plus qu'à l'emploi
; et le garder en vue de pouvoir l'employer peut se comparer à l'habitus. Or
plus on disperse un bien en le jetant loin, plus est grande la vertu dont cette
dispersion procède, on le voit bien quand on envoie des projectiles. C'est
pourquoi il faut une vertu plus grande pour disperser de l'argent en le donnant
à d'autres, qu'en le dépensant pour soi. Or le propre de la vertu est de tendre
surtout à ce qui est le plus parfait, car pour Aristote : "la vertu est
elle-même perfection". C'est pourquoi la libéralité est louée surtout de
ce qu'elle donne.
Solutions :
1. Il revient à la prudence de conserver l'argent pour qu'il
ne soit ni volé ni dépensé inutilement. Or le dépenser utilement demande plus
de prudence encore que de le conserver, parce que l'emploi d'un bien, qu'on
peut assimiler à un mouvement, requiert plus de soins que sa conservation, assimilable
au repos.
Quant à ceux qui
ont hérité un argent gagné par d'autres, et qui dépensent plus libéralement, par
inexpérience de la pauvreté, s'ils le font seulement à cause de cette
inexpérience, ils n'ont pas la vertu de libéralité. Mais parfois une telle
inexpérience ne fait qu'enlever un obstacle à la libéralité, si bien qu'ils
pratiquent celle-ci avec plus d'empressement. En effet, la crainte de la
pauvreté dont on a l'expérience empêche parfois ceux qui ont gagné de l'argent
de le dépenser en agissant libéralement ; et de même l'amour dont ils aiment
l'argent comme étant leur oeuvre propre, dit Aristote.
2. Comme nous l'avons dit à l’article précédent, il appartient
à la libéralité d'employer l'argent comme il convient, et par suite de le
donner comme il convient, ce qui est une façon de l'employer. Or, toute vertu
s'attriste de ce qui s'oppose à son acte et cherche à éviter les obstacles. Or,
deux obstacles empêchent de donner comme il convient ; ne pas donner ce qu'il
conviendrait de donner, et donner quelque chose d'une manière qui ne convient
pas. Aussi l'homme libéral s'attriste-t-il de l'un comme de l'autre, mais surtout
du premier, qui s'oppose davantage à son acte propre. Et c'est pourquoi aussi
il ne donne pas à tous : en effet, en donnant à n'importe qui, son acte
rencontrerait des obstacles, car il n'aurait plus de quoi donner à qui cela
convient.
3. Il y a le même rapport entre donner et recevoir qu'entre
agir et pâtir. Or agir et pâtir n'ont pas le même principe. Aussi, parce que la
libéralité est principe de don, on n'exige pas du libéral qu'il soit prompt à
recevoir, et moins encore à demander. D'où ces vers : "Si quelqu'un
ici-bas veut plaire à chacun, qu'il donne beaucoup, qu'il reçoive peu, qu'il ne
demande rien." Mais il vise à donner selon ce qui convient à la libéralité,
c'est-à-dire le fruit de ses propres biens ; il les soigne avec zèle afin de
pouvoir en user avec libéralité.
4. Dépenser pour soi-même vient d'une inclination naturelle.
Aussi répandre sur d'autres son argent est l'oeuvre propre de la vertu.
Objections :
1. Il apparaît que non, car la justice envisage une dette.
Mais plus une somme est due, moins elle est donnée avec libéralité. Donc la
libéralité n'est pas une partie de la justice : elle s'y oppose.
2. La justice concerne les opérations, nous l'avons dit plus
haut. Or la libéralité concerne surtout l'amour et la convoitise de l'argent, qui
sont des passions. Donc la libéralité semble se rattacher à la tempérance plus
qu'à la justice.
3. Nous venons de dire que l'objet premier de la libéralité
est de donner comme il convient. Mais cela ressortit à la bienfaisance et à la
miséricorde, qui se rattachent à la charité, nous l'avons dit. Donc la
libéralité fait partie de la charité plutôt que de la justice.
Cependant :
Nous trouvons
cette sentence de saint Ambroise : "La justice se rapporte à la société
humaine. Car la société comporte une double règle : la justice et la
bienfaisance, ce que l'on appelle encore libéralité ou bonté." Donc la
libéralité se rattache à la justice.
Conclusion :
La libéralité
n'est pas une espèce de la justice, parce que la justice offre à l'autre ce qui
est à lui, tandis que la libéralité lui offre ce qui est à elle. Pourtant elle
se rencontre avec la justice sur deux points. D'abord, elle est à titre
principal dirigée vers l'autre, comme la justice. Deuxièmement, elle concerne
les biens extérieurs, comme la justice, bien que selon une autre raison, nous
venons de le dire. C'est pourquoi certains auteurs en font une partie de la
justice, à titre de vertu annexe à celle-ci comme à la vertu principale.
Solutions :
1. La libéralité, bien qu'elle ne vise pas la dette légale, comme
la justice, vise néanmoins une dette morale, qu'il n'est pas obligatoire, mais
décent d'acquitter. Aussi la raison de dette se trouve-t-elle chez elle réduite
au minimum.
2. La tempérance concerne les convoitises portant sur des
plaisirs charnels. Or la convoitise et le plaisir de l'argent ne dépendent pas
du corps mais plutôt de l'âme. Aussi la libéralité ne se rattache-t-elle pas
proprement à la tempérance.
3. Le don de l'homme bienfaisant et miséricordieux vient de ce
que l'on est plus ou moins affectueux envers celui que l'on gratifie, c'est
pourquoi un tel don se rattache à la charité ou à l'amitié. Mais le don fait
par libéralité provient de ce que le donateur est quelque peu attaché à
l'argent sans vraiment le convoiter ni l'aimer. Aussi donne-t-il, quand il le
faut, à des inconnus et non seulement à des amis. Aussi ne relève-t-il pas de
la charité, mais plutôt de la justice, qui concerne les biens extérieurs.
Objections :
1. Il semble bien, car toute vertu de l'homme est une
ressemblance de la vertu divine. Mais c'est par la libéralité que l'homme
ressemble le plus à Dieu "qui donne à tous généreusement sans récriminer"
(Jc 1, 5). Donc la libéralité est la plus grande des vertus.
2. Selon saint Augustin, "dans les choses dont la
grandeur ne tient pas à la masse, être plus grand c'est être meilleur".
Mais la raison de bonté paraît avoir une relation éminente avec la libéralité, car
Denys montre que le bien a tendance à se répandre. Aussi Ambroise dit-il encore
: "La justice observe la sérénité, la libéralité pratique la bonté." Donc
la libéralité est la plus grande des vertus.
3. C'est la vertu qui rend l'homme illustre et le fait aimer.
Mais Boèce dit : "La libéralité est surtout ce qui rend illustre", et
Aristote : "Parmi les vertus, c'est la libéralité qui se fait le plus
aimer."
Cependant :
Saint Ambroise
nous dit : "La justice est plus sublime que la libéralité, mais celle-ci
est plus aimable." Et Aristote : "L'honneur le plus grand est accordé
au courage et à la justice ; après eux, à la libéralité."
Conclusion :
Toute vertu tend
vers quelque bien. Aussi, dans la mesure où elle tend vers un bien meilleur, est-elle
meilleure elle-même. Or la libéralité tend au bien de deux façons. D'abord, de
façon première et essentielle, ensuite par voie de conséquence. Premièrement et
par soi, elle tend à ordonner l'affection de son sujet concernant la possession
et l'emploi de l'argent. A ce point de vue la libéralité est devancée par la
tempérance qui modère la convoitise et les plaisirs relatifs au corps du sujet.
Elle est devancée aussi par la force et la justice qui sont ordonnées plus ou
moins au bien commun, celle-là en temps de guerre, celle-ci en temps de paix.
Et toutes sont
devancées par les vertus qui ordonnent au bien divin. Car celui-ci devance tout
bien humain ; dans les biens humains, le bien public devance le bien privé ; et
là, le bien du corps l'emporte sur les biens extérieurs.
D'autre part la
libéralité est ordonnée à un certain bien par voie de conséquence. De ce point
de vue la libéralité est ordonnée à tous les biens que nous venons d'énumérer :
du fait que l'homme n'est pas attaché à l'argent, il s'ensuit qu'il l'emploie
facilement pour lui-même, à l'avantage des autres et pour l'honneur de Dieu. A
ce titre la libéralité a une certaine prééminence du fait qu'elle présente une
grande utilité.
Mais parce que
tout être est jugé avant tout sur ce qui lui convient de façon première et
essentielle plutôt que sur ses effets indirects, il faut dire que la libéralité
n'est pas la plus grande des vertus.
Solutions :
1. Le don divin provient de ce que Dieu aime les hommes
auxquels il donne, sans être attaché à ce qu'il donne. C'est pourquoi ses dons
relèvent davantage de la charité, la plus grande des vertus, que de la
libéralité.
2. Toute vertu participe de la raison de bien quant à l'acte
propre qu'elle émet. Or les actes de certaines autres vertus valent davantage
que l'argent fourni par la libéralité.
3. On aime surtout les hommes généreux, non d'une amitié
d'honneur, comme s'ils valaient mieux que les autres, mais d'une amitié utile
parce qu'ils rendent plus de services relatifs aux biens extérieurs, que les
hommes désirent d'ordinaire au maximum. Et leur célébrité a la même cause.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Un péché spécial ? - 3. Opposé à quelle vertu ? - 4. Un péché
mortel ? - 5. Le plus grave des péchés ? - 6. Un péché de la chair, ou de
l'esprit ? - 7. Un vice capital ? - 8. Ses filles.
Objections :
1. Il semble que non. Car avaritia est synonyme de aeris
aviditas "avidité du
métal" Il parce qu'elle consiste dans le désir de l'argent, ce qu'on peut
entendre de tous les biens extérieurs. Mais désirer ceux-ci n'est pas un péché.
L'homme les désire en vertu de sa nature parce que, par nature, ils lui sont
subordonnés, et parce qu'ils conservent sa vie, au point qu'on les appelle sa
"substance". Donc l'avarice n'est pas un péché.
2. Tout péché est contre Dieu, contre le prochain ou contre
soi-même, nous l'avons montré. Mais l'avarice n'est pas proprement un péché
contre Dieu, car elle ne s'oppose ni à la religion ni aux vertus théologales
qui ordonnent l'homme à Dieu. Elle n'est pas un péché contre soi-même, car
c'est le propre de la gourmandise et de la luxure, dont l'Apôtre nous dit (1 Co
6, 8) : "Par la fornication on pèche contre son propre corps." De
même, elle n'est pas un péché contre le prochain : on ne fait de tort à
personne en gardant ce que l'on a.
3. Ce qui arrive naturellement n'est pas un péché. Or
l'avarice est une conséquence naturelle de la vieillesse et de toute infirmité,
selon Aristote. Donc l'avarice n'est pas un péché.
Cependant :
Il est écrit (He 13, 5) : "Que votre conduite soit
exempte d'avarice, vous contentant de ce que vous avez."
Conclusion :
Partout où le bien
consiste en une mesure déterminée, le mal découle nécessairement d'un
dépassement ou d'une insuffisance de cette mesure. Or, dans tout ce qui est
moyen en vue d'une fin, le bien consiste en une certaine mesure, déterminée par
cette fin, comme le remède par la santé à obtenir, selon Aristote. Or les biens
extérieurs ont raison d'outils en vue d'une fin, nous venons de le dire. Aussi
est-il nécessaire que le bien de l'homme à leur égard consiste en une certaine
mesure ; c'est-à-dire selon laquelle il cherche à posséder des richesses
extérieures pour autant qu’elles sont nécessaires à le faire vivre selon sa
condition. Et c'est pourquoi il y a péché dans le dépassement de cette mesure
lorsqu'on veut les acquérir ou les garder au-delà de la mesure requise. Et cela
rejoint la raison de l'avarice, car celle-ci se définit "un amour immodéré
de la possession". Il est donc évident que l'avarice est un péché.
Solutions :
1. Il est naturel à l'homme de désirer les biens extérieurs
comme des moyens en vue d'une fin. C'est pourquoi il n'y a pas de vice pour
autant que ce désir se maintient à l'intérieur d'une règle tirée de la raison
de fin. Mais l'avarice passe outre à cette règle, et c'est pourquoi elle est un
péché.
2. L'avarice peut impliquer une démesure de deux façons
concernant les biens extérieurs. D'une première façon, elle est immédiate et
concerne l'acquisition ou la conservation de ces biens, c'est-à-dire qu'on les
acquiert ou qu'on les conserve plus qu'on ne doit. De cette façon l'avarice est
un péché directement commis contre le prochain, parce qu'un homme ne peut avoir
en excès des richesses extérieures sans qu'un autre en manque, parce que les
biens temporels ne peuvent pas avoir plusieurs possesseurs à la fois.
D'une autre façon,
l'avarice peut impliquer une démesure dans les affections que l'on porte intérieurement
aux richesses, parce qu'on les aime ou les désire, ou qu'on y prend son plaisir,
d'une façon immodérée. Ainsi l'avarice est un péché commis par l'homme contre
lui-même parce que ce péché dérègle ses affections, bien qu'il ne dérègle pas
son corps, comme les vices charnels. Par voie de conséquence, c'est un péché
contre Dieu, comme tous les péchés mortels, en tant que l'on méprise le bien
éternel à cause du bien temporel.
3. Les inclinations naturelles doivent être réglées par la
raison, qui a un rôle primordial dans la nature humaine. Et c'est pourquoi les
vieillards, à cause de la diminution de leurs forces, recherchent plus aisément
le secours des biens extérieurs, de même que tout indigent cherche à combler
son indigence ; cependant ils ne sont pas, excusés de péché s'ils dépassent, au
sujet des richesses, la juste mesure raisonnable.
Objections :
1. Il ne semble pas, car saint Augustin écrit : "L'avarice
qui s'appelle en grec l’amour de l’argent, ne doit pas s'entendre seulement de
l'argent ou des espèces, mais de tous les biens qui sont immodérément convoités."
Or, en tout péché il y a un désir immodéré de quelque chose, car il y a péché
lorsqu'on délaisse le bien immuable pour s'attacher aux biens changeants, on
l'a établi précédemment. Donc l'avarice est un péché général.
2. Selon Isidore avarus équivaut à avidus aeris
(avide du métal, c'est-à-dire de l'argent). Aussi "avarice" se dit en
grec : "amour de l'argent" ; mais par "argent" on désigne
tous les biens extérieurs dont le prix peut être établi en monnaie, comme on
l'a vu. Donc l'avarice consiste en l'appétit de n'importe quel bien extérieur.
3. Sur ce texte (Rm 7, 7) : "Car j'ignorais la
convoitise..." la Glose a ce commentaire : "La loi est bonne car, en
interdisant la convoitise, elle interdit tout ce qui est mal." Or la loi
interdit spécialement cette convoitise qu'est l'avarice, en disant (Ex 20, 17) :
"Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain." Donc la convoitise
d'avarice équivaut à tout mal.
Cependant :
L'épître aux
Romains (1, 29) énumère l'avarice parmi les péchés spéciaux : "Remplis de
toute espèce d'iniquité, de malice, de fornication, d'avarice..."
Conclusion :
Les péchés sont
spécifiés par leurs objets, nous l'avons vu. Or l'objet du
péché, c'est le bien auquel tend l'appétit déréglé. C'est pourquoi là où ce qui
est désiré de façon déréglée a une raison spéciale de bien il y a une raison
spéciale de péché. Mais la raison de bien utile est autre que la raison de bien
délectable. Or, de soi, les richesses ont raison de bien utile, car on les
désire pour ce motif qu'elles sont à l'usage de l'homme. C'est pourquoi
l'avarice est un péché spécial selon qu'elle est un amour immodéré des
possessions désignées sous le nom d'argent et dont l’avarice tire son nom.
Mais parce que le
verbe "avoir", qui semble selon son premier emploi se rapporter aux
possessions dont nous sommes totalement maître, s'est appliqué à bien d'autres
choses, car on dit avoir la santé, une épouse, un vêtement, etc. comme le
montre Aristote, par suite, le nom d'avarice s'est étendu à tout appétit
immodéré de posséder une chose quelconque. Ainsi saint Grégoire dit-il : "L'avarice
ne porte pas seulement sur l'argent, mais encore sur la science et la grandeur,
quand on désire la première place au-delà de la mesure légitime." En ce
sens l'avarice n'est pas un péché spécial. Et le texte de saint Augustin parle
de même.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Tous les biens extérieurs qui servent à la vie humaine sont
compris sous le nom d'argent en tant qu'ils ont raison de bien utile. Mais il y
en a qu'on peut obtenir par de l'argent, comme les plaisirs, les honneurs, etc.
qui sont désirables sous une autre raison. Aussi leur désir n'est-il pas appelé
proprement avarice selon que celle-ci est un vice spécial.
3. Cette glose parle de la convoitise désordonnée d'un bien
quelconque. Car on peut comprendre, dans l'interdiction de convoiter des
possessions, l'interdiction de convoiter tout ce que ces possessions peuvent
procurer.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle s'oppose à la libéralité, car sur
ce texte (Mt 5, 6) : "Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice",
saint Chrysostome distingue une justice générale et une justice spéciale, à
laquelle s'oppose l'avarice. Et Aristote parle de même.
2. Le péché d'avarice consiste en ce que l'homme dépasse la
mesure dans la possession des biens. Mais cette mesure est fixée par la
justice. Donc l'avarice s'oppose à la justice, non à la libéralité.
3. La libéralité est une vertu située entre deux vices
contraires, selon Aristote. Mais celui-ci montre que l'avarice n'a pas de vice
contraire. Donc elle ne s'oppose pas à la libéralité.
Cependant :
Il est écrit dans l'Ecclésiaste (5, 9) : "L'avare ne se
rassasie pas de l'argent ; celui qui aime les richesses n'en tire pas de revenu."
Mais ne pas se rassasier d'argent et l'aimer de façon désordonnée est contraire
à la libéralité, qui tient le juste milieu dans l'appétit des richesses. Donc
l'avarice s'oppose à la libéralité.
Conclusion :
L'avarice implique
une démesure à l'égard des richesses de deux façons. D'abord immédiatement, quant
à leur acquisition et à leur conservation, en tant qu'on acquiert de l'argent
ou qu'on le retient contre le droit d'autrui. En ce sens elle s'oppose à la
justice, et c'est ainsi que l'entend Ézéchiel (22, 27) : "Ses chefs, au
milieu du pays, sont comme des loups qui arrachent leur proie, versent le sang
et s'enrichissent par l'avarice."
D'autre part, l'avarice
implique une démesure dans les sentiments qu'on porte aux richesses, lorsqu'on
les aime ou les désire à l'excès, ou qu'on y prend un plaisir excessif, même
sans dérober le bien d'autrui. C'est en ce sens que parle saint Paul (2 Co 9, 5)
: "Que les frères organisent à l'avance votre générosité, afin qu'elle
soit prête comme une largesse et non comme un acte d'avarice", c'est-à-dire,
d'après la Glose, "en s'affligeant de donner, et en donnant peu".
Solutions :
1. Chrysostome et Aristote parlent de l'avarice entendue au
premier sens. L'avarice entendue au second sens est appelée par le Philosophe :
"illibéralité".
2. A proprement parler, la justice établit la mesure à garder
dans l'acquisition et la conservation des richesses, selon la raison de dette
légale, à savoir que l'homme ne prenne ni ne retienne ce qui appartient à
autrui. Tandis que la libéralité établit la mesure de raison à titre premier
dans les sentiments, et par voie de conséquence, dans l'acquisition et la
conservation de l'argent, et dans sa dispensation, selon qu'elles procèdent de
ces sentiments non en observant la raison de dette légale, mais de dette morale
réglée par la raison.
3. L'avarice, comme opposée à la justice, n'a pas de vice
contraire, parce que l'avarice consiste à posséder plus que l'on ne devrait en
justice. Le contraire, c'est de posséder moins, ce qui n'a pas raison de faute,
mais de peine. Tandis que l'avarice qui s'oppose à la libéralité a pour vice
contraire la prodigalité.
Objections :
1. Elle paraît l'être toujours, car nul n'est digne de mort
que pour un péché mortel. Or l'Apôtre après avoir parlé (Rm 1, 29) de ceux qui
sont "remplis de toute espèce d'iniquité, de malice, de fornication, d'avarice..."
ajoute : "Ceux qui agissent ainsi sont dignes de mort."
2. Le plus bas de l'avarice consiste à garder de façon
déréglée ses propres biens. Or cela paraît être péché mortel d'après saint Basile
: "C'est le pain de l'affamé que tu gardes, la tunique de celui qui est nu
que tu conserves, l'argent du pauvre que tu possèdes. Tout ce que tu pourrais
donner est une injustice envers le prochain." Mais commettre l'injustice
envers le prochain est péché mortel, parce que cela s'oppose à l'amour du
prochain. Donc, bien davantage, toute avarice est-elle péché mortel.
3. Nul n'est affligé d'aveuglement spirituel sinon par le
péché mortel qui prive l'âme de la lumière de grâce. Mais selon Chrysostome
c'est le désir de l'argent qui enténèbre l'âme.
Cependant :
Sur ce texte (1 Co
3, 12) : "Si l'on bâtit sur ce fondement...", la Glose dit que l'on
bâtit avec du bois, du foin et de la paille si l'on a le souci du monde, si
l'on cherche à lui plaire, ce qui se rattache au péché d'avarice. Or, bâtir
avec du bois, du foin et de la paille ne désigne pas le péché mortel mais le
péché véniel, car on dit de celui qui agit ainsi qu'il sera sauvé, mais comme à
travers le feu. Donc l'avarice est parfois péché véniel.
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l’article précédent, l'avarice se prend en deux sens. D'une part en ce qu'elle
s'oppose à la justice, et en ce sens elle est par nature péché mortel. En effet,
on attribue à l'avarice le fait de prendre ou de retenir le bien d'autrui, ce
qui se rattache à la rapine ou au vol, qui sont péchés mortels, on l'a vu. Il
arrive cependant, en ce genre d'avarice, qu'il y ait péché véniel à cause de
l'imperfection de l'acte, nous l'avons dit à propos du vol.
D'autre part on
peut voir dans l'avarice le contraire de la libéralité. En ce sens, elle
implique un amour désordonné des richesses. Donc, si cet amour s'accroît au
point de l'emporter sur la charité, c'est-à-dire que pour l'amour des richesses
on ne craint pas d'agir contre l'amour de Dieu et du prochain, l'avarice sera
péché mortel. Mais si le dérèglement de cet amour reste dans certaines limites,
en ce que l'homme, bien qu'aimant les richesses à l'excès ne fait pas passer
leur amour avant l'amour divin, s'il ne veut, pour la richesse, rien faire
contre Dieu et le prochain, alors l'avarice est péché véniel.
Solutions :
1. L'avarice est énumérée avec les péchés mortels selon cette
raison qui en fait un péché mortel.
2. Saint Basile parle de ce cas où l'on est tenu, par une
dette légale, à distribuer des biens aux pauvres à cause d'une nécessité grave,
ou parce qu'on a des richesses en excès.
3. A proprement parler, le désir des richesses enténèbre l'âme
lorsqu'il exclut la lumière de la grâce, en faisant passer l'amour des
richesses avant l'amour divin.
Objections :
1. Il semble bien, car on lit dans l'Ecclésiastique (10, 9
Vg) : "Rien de plus criminel que l'avare. Rien n'est plus coupable que
d'aimer l'argent, car celui-là est prêt à vendre son âme." Et Cicéron :
"Rien ne dénote une âme mesquine et vile comme d'aimer l'argent."
2. Un péché est d'autant plus grave qu'il s'oppose davantage à
la charité. Mais l'avarice s'y oppose au maximum, dit saint Augustin : "C'est
la cupidité qui empoisonne la charité."
3. Qu'un péché soit incurable souligne sa gravité, et c'est
pourquoi le péché contre le Saint-Esprit est dit le plus grave de tous, parce
qu'il est irrémissible. Mais l'avarice est un péché inguérissable, ce qui fait
dire au Philosophe : "La vieillesse, et toutes les formes d'impuissance, font
les avares." Donc l'avarice est le plus grave des péchés.
4. L'Apôtre dit (Ep 5, 5) que l'avare est un idolâtre. Mais
l'idolâtrie est comptée parmi les péchés les plus graves. Donc aussi l'avarice.
Cependant :
L’adultère est un
péché plus grave que le vol, d'après les Proverbes (6, 30-32). Or le vol se
rattache à l'avarice. Donc celle-ci n'est pas le plus grave des péchés.
Conclusion :
Tout péché, du
fait qu'il est un mal, consiste en une certaine corruption ou diminution d'un
bien ; en tant qu'il est volontaire, il consiste dans l'appétit d'un bien. Donc
on peut considérer l'ordre entre les péchés de deux points de vue. D'une part, du
côté du bien que le péché méprise ou détruit : plus ce bien est grand, plus le
péché est grave. A ce titre, le péché contre Dieu est le plus grave ; plus bas
vient le péché qui s'attaque à la personne de l'homme ; et plus bas encore
celui qui s'attaque aux biens extérieurs mis à l'usage de l'homme, et c'est le
péché qui se rattache à l'avarice.
D'autre part, on
peut considérer les degrés des péchés du côté du bien auquel l'appétit humain
se soumet de façon déréglée. Plus il est petit, plus le péché est laid, car il
est plus honteux de se soumettre à un bien inférieur plutôt qu'au bien supérieur.
Or le bien des choses extérieures est le moindre des biens humains, car il est
inférieur au bien du corps, lequel est inférieur au bien de l'âme, que surpasse
encore le bien divin. Dans cette ligne, le péché d'avarice par lequel l'appétit
humain se soumet aux choses extérieures elles-mêmes présente une laideur
considérable.
Cependant parce
que la corruption ou la privation du bien joue le rôle de forme dans le péché, tandis
que l'orientation vers un bien caduc n'en est que la matière, on doit estimer
la gravité du péché par rapport au bien qu'il corrompt, plutôt que par rapport
au bien qui subjugue l'appétit. Et c'est pourquoi on doit dire que l'avarice
n'est pas absolument parlant le plus grave des péchés.
Solutions :
1. Les textes cités envisagent l'avarice à partir du bien
auquel l'appétit se soumet. Aussi dans l'Ecclésiastique trouve-t-on ce motif
que l'avare "est prêt à vendre son âme", parce qu'il met en danger
son âme, c'est-à-dire sa vie, pour de l'argent. Cicéron ajoute encore que c'est
avoir "l'âme mesquine" de vouloir se soumettre à l'argent.
2. Saint Augustin donne ici à la cupidité un objet général :
tout bien temporel, et non l'objet spécial qui est celui de l'avarice. Car la
cupidité de tout bien temporel empoisonne la charité autant que l'homme
dédaigne le bien divin à cause de son attachement au bien temporel.
3. L'avarice n'est pas incurable de la même manière que le
péché contre le Saint-Esprit. Car celui-ci est inguérissable en raison du
mépris, parce que le pécheur méprise la miséricorde ou la justice divine, ou
encore les remèdes qui peuvent guérir le péché. C'est pourquoi une telle
incurabilité se rattache à la gravité majeure du péché. Celle de l'avarice
vient des déficiences auxquelles la nature humaine est toujours exposée, car
plus on est déficient plus on recherche le secours des biens extérieurs et plus
on tombe dans l'avarice. Aussi une telle incurabilité ne montre pas que
l'avarice est un péché plus grave mais, d'une certaine manière, plus dangereux.
4. On compare l'avarice à l'idolâtrie parce qu'elle lui
ressemble : de même que l'idolâtre se soumet à une créature extérieure, de même
l'avare. Mais de façon différente : l'idolâtre se soumet à une créature
extérieure pour lui rendre un culte divin, tandis que l'avare verse dans cet
excès en recherchant à se servir d'elle, non à lui rendre un culte. C'est
pourquoi on ne peut affirmer que l'avarice soit aussi grave que l'idolâtrie.
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'elle soit un péché spirituel, car de
tels péchés concernent des biens spirituels. Or la matière de l'avarice, ce
sont des biens temporels, c'est-à-dire les richesses extérieures.
2. Le péché spirituel s'oppose au péché charnel. Mais l'avarice
semble être un péché charnel, car elle découle de la corruption de la chair, comme
on le voit chez les vieillards qui tombent dans l'avarice par suite des
déficiences de leur nature charnelle.
3. Le péché charnel est celui qui désorganise même le corps de
l'homme, selon saint Paul (1 Co 6, 18) : "Le fornicateur pèche contre son
propre corps." Mais l'avarice tourmente l'homme jusque dans son corps ;
aussi Chrysostome commentant Marc (5, 15), compare-t-il l'avare au démoniaque
tourmenté dans son corps.
Cependant :
Saint Grégoire
compte l'avarice parmi les vices spirituels.
Conclusion :
Les péchés ont
principalement leur siège dans le sentiment. Or toutes les affections ou
passions de l'âme aboutissent aux délectations et aux tristesses, comme le
montre Aristote. Parmi les délectations, les unes sont charnelles, les autres
spirituelles. On appelle charnelles celles qui s'achèvent dans une sensation de
la chair, comme les plaisirs de la table et ceux de l'amour ; on appelle
spirituelles celles qui s'achèvent uniquement dans une connaissance de l'âme.
On appelle donc péchés charnels ceux qui se consomment dans les délectations charnelles,
et péchés spirituels ceux qui se consomment dans les délectations spirituelles,
sans jouissance de la chair. Et c'est le cas de l'avarice, car l'avare se
délecte dans sa conviction de posséder des richesses. C'est pourquoi l'avarice
est un péché spirituel.
Solutions :
1. Si l'avarice a un objet corporel, elle ne recherche pas
une jouissance corporelle, mais seulement psychique : l'homme trouve sa
jouissance en ce qu'il possède des richesses. Et c'est pourquoi son péché n'est
pas charnel.
Cependant en
raison de l'objet, l'avarice occupe le milieu entre les péchés purement
spirituels qui recherchent une délectation spirituelle concernant des objets
spirituels, comme l'orgueil qui jouit de sa supériorité ; et des vices purement
charnels qui recherchent une délectation purement charnelle dans son objet
charnel.
2. Le mouvement est spécifié par le terme vers lequel il va, non
par le terme d'où il vient. C'est pourquoi on appelle charnel un vice parce
qu'il tend à la délectation charnelle, non parce qu'il procède d'une déficience
de la chair.
3. Chrysostome compare l'avare au démoniaque non parce qu'il
est tourmenté dans sa chair, comme celui-ci, mais en les opposant parce que le
démoniaque dont parle saint Marc vivait nu, tandis que l'avare se charge de
richesses superflues.
Objections :
1. Il semble que non. Car elle s'oppose à la libéralité comme
à la vertu du juste milieu, et à la prodigalité comme à son extrême opposé.
Mais la libéralité n'étant pas une vertu principale, ni la prodigalité un vice
capital, on ne peut ranger l'avarice parmi les vices capitaux.
2. Comme on l'a dit précédemment, on appelle vices capitaux
ceux qui ont des fins primordiales auxquelles s'ordonnent les fins d'autres
vices. Mais cela ne convient pas à l'avarice, parce que les richesses n'ont pas
raison de fin, mais plutôt raison de moyen en vue de la fin, comme dit
Aristote.
3. Saint Grégoire affirme : "L'avarice naît tantôt de
l'orgueil, tantôt de la crainte. Car les uns, craignant de manquer des
ressources nécessaires, s'abandonnent à l'avarice ; d'autres, désireux de
paraître plus puissants, brûlent d'obtenir les biens d'autrui." Donc
l'avarice naît des autres vices, plus qu'elle n'est un vice capital pour les
autres.
Cependant :
Saint Grégoire
place l'avarice parmi les vices capitaux.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, on qualifie un vice de "capital" du fait que d'autres
vices en naissent selon sa raison de fin. La fin étant hautement désirable, l'homme,
poussé par le désir de cette fin, entreprend beaucoup de choses, en bien ou en
mal. Or la fin souverainement désirable est la béatitude ou félicité, qui est
la fin ultime de la vie humaine, on l'a établi antérieurement. C'est pourquoi
plus une chose participe des conditions de la félicité, plus elle est
désirable. Or l'une des conditions de la félicité, c'est qu'elle soit par
elle-même rassasiante ; autrement elle n'apporterait pas de repos à l'appétit, comme
la fin ultime. Or ce sont les richesses qui promettent au maximum ce
rassasiement, dit Boèce. Et la raison en est, d'après le Philosophe, que nous
employons l'argent comme un fidèle intendant pour obtenir tout ce que nous
voulons. Et l'Ecclésiaste (10, 19 Vg) dit : "Tout obéit à l'argent." C'est
pourquoi l'avarice, qui consiste dans l'appétit de l'argent, est un vice
capital.
Solutions :
1. La vertu s'accomplit dans la raison, le vice dans
l'inclination de l'appétit sensible. Or la visée principale de la raison n'est
pas celle de l'appétit sensible. Et c'est pourquoi il ne s'impose pas qu'un
vice principal s'oppose à une vertu principale. Aussi, bien que la libéralité
ne soit pas une vertu principale, parce qu'elle n'a pas pour visée le bien
principal de la raison, l'avarice est pourtant un vice capital parce qu'elle
vise l'argent, qui a une certaine primauté parmi les biens sensibles, pour le
motif qu'on vient de dire.
Quant à la prodigalité,
elle n'est pas ordonnée à une fin désirée à titre primordial, mais elle paraît
plutôt venir d'un manque de raison. Aussi Aristote déclare-t-il que le prodigue
est plus évaporé que mauvais.
2. Il est vrai que l'argent est ordonné à autre chose comme à
sa fin. Cependant, dans la mesure où il est utile pour acquérir tous les biens
sensibles, il est comme virtuellement toutes choses. Et c'est pourquoi il
présente une certaine ressemblance avec la félicité, nous venons de le dire.
3. Rien n'empêche que parfois un vice, tout en étant capital, naisse
d'autres vices, comme nous l'avons dit, pourvu que d'autres vices naissent de
lui habituellement.
Objections :
1. Il semble que l'avarice n'ait pas les filles qu'on lui
attribue : la trahison, la fraude, la fourberie, le parjure, l'inquiétude, la
violence et l'endurcissement contre la miséricorde. Car l'avarice, on l'a vu
s'oppose à la libéralité. Or la trahison, la fraude et la fourberie s'opposent
à la prudence ; le parjure à la religion ; l'inquiétude à l'espérance ou à la
charité, qui se repose dans l'être aimé ; la violence à l'injustice ;
l'endurcissement à la miséricorde. Donc ces vices ne se rattachent pas à
l'avarice.
2. La trahison, la tromperie et la fourberie semblent avoir le
même but, qui est de tromper le prochain. On ne doit donc pas énumérer tout
cela comme des filles diverses de l'avarice.
3. Isidore énumère neuf filles de l'avarice : "le
mensonge, la fraude, le vol, le parjure, l'appétit d'un bien honteux, le faux
témoignage, la violence, l'inhumanité, la rapacité". Donc l'énumération
ci-dessus est incomplète.
4. Aristote énumère plusieurs genres de vices se rattachant à
l'avarice, qu'il appelle "illibéralité". Ce sont "les regardant,
les grigous, les vendeurs de cumin, ceux qui accomplissent des actes
"illibéraux", ceux qui profitent de la prostitution, les usuriers, les
joueurs, les détrousseurs de cadavres, les bandits". Donc la première
énumération paraît incomplète.
5. Ce sont surtout les tyrans qui violentent leurs sujets. Or
le Philosophe dit au même endroit : "Nous n'appelons pas
"illibéraux" (c'est-à-dire avares), les tyrans qui ravagent les cités
et pillent les sanctuaires." Donc la violence ne doit pas être comptée
parmi les filles de l'avarice.
Cependant :
C’est saint Grégoire
qui attribue à l'avarice les filles de la première énumération.
Conclusion :
On appelle "filles"
de l'avarice les vices qui en naissent, et surtout ceux qui désirent ce qui est
sa fin. Mais parce que l'avarice est un amour excessif de la possession des
richesses, elle est excessive sur deux points. D'abord en retenant ce qu'elle
possède. C'est par là que l'avarice engendre l'endurcissement opposé à la
miséricorde. Le coeur de l'avare ne se laisse pas attendrir pour employer ses
richesses à soulager les malheureux. Ensuite, il appartient à l'avarice d'être
excessive dans ses acquisitions. Et à ce point de vue on peut considérer
l'avarice de deux façons. D'abord en tant qu'elle est dans le coeur, et ainsi
elle engendre l'inquiétude, elle introduit chez l'homme le souci et les
préoccupations superflues. Car, dit l'Ecclésiaste (5, 9), "l'avare n'est
jamais rassasié d'argent". Ensuite on peut considérer l'avarice dans ses
résultats. Et alors, dans l'acquisition des biens étrangers on emploie parfois
la force, ce qui ressortit à la violence, et parfois la tromperie. Si celle-ci
se fait en paroles seulement, il y aura fourberie, et parjure si l'on y ajoute
la confirmation d'un serment. Mais si la tromperie est commise en action à
l'égard des choses ce sera de la fraude ; à l'égard des personnes, ce sera la
trahison, comme on le voit chez Judas, qui livra le Christ par avarice.
Solutions :
1. Il n'est pas nécessaire que les filles d'un péché capital
soient du même genre que lui, parce qu'on peut ordonner à la fin recherchée par
un vice des péchés d'un autre genre que lui. Il ne faut pas confondre les
filles d'un péché avec ses espèces.
2. Nous venons de dire comment ces trois filles de l'avarice
se répartissent.
3. Ces neuf filles se ramènent aux sept précédentes. Car le
mensonge et le faux témoignage font partie de la fourberie ; le faux témoignage
est en effet une espèce particulière du mensonge, comme le vol est une espèce
de la fraude, dont il fait donc partie. L'appétit d'un gain honteux se rattache
à l'inquiétude. La rapacité fait partie de la violence, dont elle est une
espèce. Et l'inhumanité est identique à l'endurcissement contre la miséricorde.
4. Cette énumération d'Aristote concerne des espèces plutôt
que des filles, de l'illibéralité ou avarice. En effet, on peut être appelé
illibéral ou avare parce qu'on a du mal à donner ; si l'on donne peu on est
appelé regardant ; si l'on ne donne rien, grigou ; si l'on donne avec beaucoup
de difficulté, on est appelé vendeur de cumin, car on se donne beaucoup de mal
pour peu de chose.
Parfois aussi on
est appelé illibéral ou avare parce qu'on dépasse la mesure dans ses
acquisitions. Et cela de deux façons. D'abord en faisant des gains honteux, autrement
dit en accomplissant des oeuvres viles et serviles par des trafics illibéraux ;
ou parce qu'on s'enrichit par des actes vicieux, comme la prostitution ; ou
parce qu'on gagne à des services qu'on devrait accorder gracieusement, comme
font les usuriers, ou parce qu'on gagne peu en se donnant beaucoup de peine. Et
ensuite parce qu'on gagne injustement, en faisant violence aux vivants comme
les bandits, ou en détroussant les cadavres, ou en dépouillant ses amis, comme
les joueurs.
5. Comme la libéralité, l'avarice concerne des sommes de
moyenne importance. Aussi les tyrans qui s'emparent des grandes richesses par
la violence ne sont-ils pas appelés avares, mais injustes.
- 1. Est-elle le
contraire de l'avarice ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Est-elle un péché plus
grave que l'avarice ?
Objections :
1. Il semble que non, car les contraires ne peuvent exister
simultanément dans le même sujet. Mais certains sont à la fois prodigues et
avares. La prodigalité ne s'oppose donc pas à l'avarice.
2. Les opposés ont le même objet. Mais l'avarice, en tant
qu'elle s'oppose à la libéralité, concerne certaines passions dont on est
affecté au sujet de l'argent. Mais la prodigalité ne semble pas concerner des
passions de l'âme ; elle n'est pas affectée au sujet de l'argent, ni au sujet
de biens analogues. Elle ne s'oppose donc pas à l'avarice.
3. Nous l'avons dit précédemment, le péché est spécifié au
premier chef par sa fin. Mais la prodigalité paraît toujours ordonnée à une fin
illicite, pour laquelle on dissipe son argent, avant tout pour les plaisirs.
Aussi lit-on (Lc 15, 13) que le fils prodigue "gaspilla sa fortune en
menant une vie de débauche". Donc il semble que la prodigalité s'oppose
davantage à la tempérance et à l'insensibilité qu'à l'avarice et à la
libéralité.
Cependant :
Aristote situe la
prodigalité à l'opposé de la libéralité et de l'illibéralité, que nous appelons
avarice.
Conclusion :
En morale, l'opposition
des vices entre eux et envers la vertu se manifeste selon l'excès et le défaut.
Or l'avarice et la prodigalité diffèrent selon l'excès et le défaut, mais à des
niveaux différents. Car, pour ce qui est de l'attachement aux richesses, l'avare
est excessif en les aimant plus qu'il ne doit ; tandis que le prodigue est en
défaut parce qu'il ne s'en soucie pas comme il devrait. Mais à l'égard des
biens extérieurs, le propre du prodigue est d'être excessif pour donner, et en
défaut pour garder et acquérir ; au contraire, l'avare est celui qui est en
défaut pour donner, et excessif pour acquérir et garder. Ainsi est-il clair que
la prodigalité s'oppose à l'avarice.
Solutions :
1. Rien n'empêche que dans le même sujet se rencontrent deux
caractères contraires, à des plans différents. Mais on le qualifie plutôt par
ce qui est en lui à titre principal. De même que, dans la libéralité, qui
occupe un juste milieu, le principal est le don, à quoi s'ordonnent
l'acquisition et la conservation de l'argent, de même on juge l'avarice et la
prodigalité selon la façon de donner. Aussi celui qui donne avec excès est-il
appelé prodigue, et celui qui donne insuffisamment, avare. Mais parfois celui
qui donne insuffisamment n'est pas excessif dans ses acquisitions, remarque
Aristote. Il arrive aussi que certain, qui donne à l'excès et est prodigue pour
ce motif, soit excessif en même temps pour acquérir. Soit par nécessité parce
que, donnant à l'excès, ses propres biens ne suffisent plus, d'où la nécessité
d'acquérir de façon illégitime, ce qui se rattache à l'avarice. Soit encore par
un désordre de l'esprit : quand on ne donne pas pour faire le bien, comme si
l'on méprisait la vertu, on ne regarde pas trop d'où et comment on se procure
des ressources. Ainsi est-on prodigue et avare à des points de vue différents.
2. La prodigalité a bien pour objet les passions concernant
l'argent, non par excès mais par défaut.
3. Si le prodigue donne abondamment, ce n'est pas toujours en
vue des plaisirs, objets de l'intempérance, mais parfois parce qu'il est dans
son tempérament de ne pas se soucier des richesses, ou encore pour un autre
motif. Cependant le plus souvent, il tombe dans l'intempérance parce que, faisant
des dépenses excessives dans les autres domaines, il ne redoute pas de faire
des dépenses pour les plaisirs auxquels le porte davantage la convoitise de la
chair ; ou encore parce que, ne trouvant pas de satisfaction dans les biens
conformes à la vertu, il recherche les plaisirs matériels. Et c'est pourquoi
Aristote affirme : "Beaucoup de prodigues deviennent intempérants."
Objections :
1. Il semble que non, car saint Paul affirme (1 Tm 6, 10) :
"La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent." Mais ce
n'est pas là racine de la prodigalité, puisque celle-ci est à l'opposé.
2. Saint Paul dit aussi (1 Tm 6, 17) : "Ordonne aux
riches de ce monde de partager volontiers." Mais c'est ce que font surtout
les prodigues. Donc la prodigalité n'est pas un péché.
3. La prodigalité consiste en des dons excessifs, et dans un
souci insuffisant des richesses. Mais cela convient surtout aux parfaits qui
accomplissent ce précepte du Seigneur (Mt 6, 34) : "Ne soyez pas en souci
pour le lendemain" et (19, 28) : "Vends tout ce que tu as et donne-le
aux pauvres."
Cependant :
Le fils prodigue
est blâmé pour sa prodigalité (Lc 15, 13).
Conclusion :
Comme on l'a dit à
l’article précédent, la prodigalité s'oppose à l'avarice selon l'opposition
entre l'excès et le défaut. Or l'un et l'autre détruisent le juste milieu de la
vertu. Du fait de cette destruction, il y a vice et péché. Il faut donc en
conclure que la prodigalité est un péché.
Solutions :
1. Certains expliquent cette parole de l'Apôtre en
l'appliquant non à la cupidité actuelle, mais à une cupidité habituelle, qui
est le foyer de convoitise d'où naissent tous les péchés. D'autres disent qu'il
parle d'une cupidité générale envers toute espèce de bien. Et ainsi est-il
évident que la prodigalité naît de la cupidité ; car le prodigue veut obtenir
de façon contraire à l'ordre un bien temporel, soit pour plaire aux autres, soit
au moins pour satisfaire par ses dons sa volonté propre.
Mais si l'on y
regarde bien, l'Apôtre parle ici littéralement de la cupidité des richesses, car
il avait dit en premier lieu : "Ceux qui veulent devenir riches..." C'est
donc bien l'avarice qu'il qualifie de racine de tous les maux, non parce que
tous les maux en sortent toujours, mais parce qu'il n'y a aucun mal qui n'en
sorte parfois. Aussi la prodigalité naît-elle parfois de l'avarice, par exemple
lorsqu'un homme dépense beaucoup pour capter la faveur de certaines gens dont
il recevra des richesses.
2. L'Apôtre exhorte les riches à donner facilement et
généreusement leurs biens quand il le faut. C'est ce que les prodigues ne font
pas ; car, selon Aristote : "leurs largesses ne sont pas bonnes, ni faites
en vue du bien, ni faites comme il faudrait ; mais parfois ils donnent beaucoup
à des gens qui devraient rester pauvres, des histrions et des adulateurs, et
ils ne font rien pour des hommes de bien".
3. L'excès de la prodigalité ne se mesure pas principalement à
la quantité du don, mais plutôt à ce que celui-ci dépasse ce qu'il faut faire.
Aussi le libéral donne-t-il parfois plus que le prodigue, si c'est nécessaire.
On doit donc dire que ceux qui donnent tous leurs biens afin de suivre le
Christ, et éloignent de leur esprit tout souci des biens temporels, ne sont pas
prodigues, mais pratiquent parfaitement la libéralité.
Objections :
1. Par la prodigalité on se nuit à soi-même, car Aristote
enseigne : "La dissipation des richesses est comme une perdition de
soi-même." Or on pèche plus gravement si l'on se nuit à soi-même, selon
l'Ecclésiastique (14, 5) : "Celui qui est dur pour lui-même, pour qui
sera-t-il bon ?" L’avare, quant à lui, nuit au prochain à qui il ne
communique pas ses biens.
2. Le désordre qui surgit comme l'accompagnement d'une
condition louable est moins vicieux de ce fait. Mais le désordre de l'avarice
est parfois dans ce cas, comme on le voit chez des gens qui ne veulent pas
dépenser leur bien pour ne pas être forcés à recevoir celui d'autrui. Or le
désordre de la prodigalité accompagne une condition blâmable, c'est pourquoi, selon
Aristote : "nous attribuons la prodigalité aux hommes intempérants".
3. La prudence est la première des vertus morales, on l'a vu.
Mais la prodigalité s'oppose à la prudence plus que l'avarice, car on lit dans
les Proverbes (21, 20) : "Il y a un trésor précieux et de l'huile dans la
demeure du sage, mais l'imprudent gaspillera tout." Et Aristote dit :
"Le propre de l'insensé est de donner à l'excès et de ne rien recevoir."
Donc la prodigalité est un péché plus grave que l'avarice.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"le prodigue est considéré comme bien meilleur que l'avare".
Conclusion :
Considérée en
elle-même, la prodigalité est un moindre péché que l'avarice. Et cela pour
trois motifs.
1° L'avarice
s'éloigne davantage de la vertu opposée. Car il appartient davantage au libéral
de donner, ce que le prodigue fait à l'excès, que de prendre ou de retenir, ce
qui est l'excès de l'avare.
2° "Le
prodigue rend service à beaucoup de gens ; l'avare à personne, pas même à lui",
dit Aristote.
3° La prodigalité
se guérit facilement. Par l'inclination de la vieillesse, qui lui est
contraire. Parce qu'elle aboutit facilement à la pauvreté, pour avoir fait des
dépenses inutiles. Et devenu pauvre, le prodigue ne peut plus faire des dons
excessifs. Et enfin parce que la prodigalité conduit facilement à la vertu qui
lui ressemble. Mais l'avare n'est pas facilement guéri, pour les raisons
données plus haut.
Solutions :
1. La différence entre le prodigue et l'avare ne vient pas ce
que l'un pèche contre lui-même et l'autre contre autrui. Car le prodigue pèche
contre lui-même en dissipant les biens dont il devrait vivre ; et il pèche
encore contre autrui en dépensant des biens dont il devrait aider les autres.
Et cela apparaît surtout chez les clercs, dispensateurs des biens de l'Église
qui appartiennent aux pauvres, que l'on fraude en dépensant avec prodigalité.
Pareillement aussi l'avare pèche contre les autres par les insuffisances de ses
dons ; et il pèche contre lui-même en ne dépensant pas assez, ce que
l'Ecclésiaste (6, 2) décrit ainsi : "Dieu lui a donné des richesses et ne
lui permet pas d'en profiter." Cependant si par ses excès le prodigue nuit
à lui-même et à certains, il est utile à d'autres, tandis que l'avare n'est
utile à personne, ni même à lui, parce qu'il n'ose pas employer ses richesses, même
pour son propre usage.
2. Lorsque nous parlons des vices en général, nous en jugeons
selon leur raison propre ; ainsi, pour la prodigalité, nous tenons compte de ce
qu'elle détruit des richesses de façon excessive. Mais si quelqu'un dépense
trop par intempérance, cela additionne plusieurs péchés, et de tels prodigues
sont les pires, dit Aristote. Qu'un avare s'abstienne de recevoir le bien du
prochain, bien qu'en soi cela paraisse louable, cela peut être blâmable à cause
du motif, s'il ne veut rien recevoir pour n'être pas contraint à donner.
3. Tous les vices s'opposent à la prudence, de même que toutes
les vertus sont dirigées par elle. C'est pourquoi le péché qui s'oppose
seulement à la prudence est estimé plus léger.
- 1. Est-elle une
vertu ? - 2. Fait-elle partie de la justice ?
Objections :
1. Il semble que non, car aucune vertu n'en supprime une
autre. Or c'est ce que fait l'épikie, parce qu'elle supprime ce qui est juste
selon la loi, et semble s'opposer à la sévérité.
2. Saint Augustin a nous dit : "Bien que les hommes
jugent les lois temporelles quand ils les instituent, une fois qu'elles ont été
instituées et confirmées, il n'est plus permis au juge de les juger, mais il
doit juger selon elles." Or l'épikie semble juger la loi, quand elle
estime qu'il ne faut pas l'observer dans un cas donné. Donc l'épikie est un
vice plutôt qu'une vertu.
3. A l'épikie semble se rattacher l'attention que l'on porte à
l'intention du législateur, selon Aristote. Mais interpréter l'intention du
législateur est réservé au prince. C'est pourquoi l'empereur dit dans le Code : "Nous seul avons le devoir et
le droit d'interpréter entre l'équité et le droit." Donc l'acte de
l'épikie n'est pas licite, et l'épikie n'est pas une vertu.
Cependant :
Aristote en fait
une vertu.
Conclusion :
Nous l'avons dit
en traitant des lois, parce que les actes humains pour lesquels on porte des lois
consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l'infini, il a
toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en
défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont
porté des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre
l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visé par la loi. Ainsi la
loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce qu'elle est juste dans la
plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple
si un furieux a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou
encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie.
En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le
bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la
justice et du bien public. C'est à cela que sert l'épikie, que l'on appelle
chez nous l'équité. Aussi est-il clair que l'épikie est une vertu.
Solutions :
1. L'épikie ne se détourne pas purement et simplement de ce
qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et elle ne s'oppose
pas à la sévérité, car celle-ci suit fidèlement la loi quand il le faut ;
suivre la lettre de la loi quand il ne le faut pas, c'est condamnable. Aussi
est-il dit dans le Code : "Il
n'y a pas de doute qu'on pèche contre la loi si en s'attachant à sa lettre, on
contredit la volonté du législateur."
2. juger de la loi, c'est dire qu'elle est mal faite. Dire que
les termes de la loi n'obligent pas en telle ou telle circonstance, c'est juger
non pas de la loi en elle-même, mais d'un cas déterminé qui se présente.
3. L'interprétation a lieu dans les cas douteux, où il n'est
pas permis, sans la décision de l'autorité, de s'écarter des termes de la loi.
Dans les cas évidents, ce qu'il faut, ce n'est pas interpréter, mais agir.
Objections :
1. Il semble que non, car, on l'a vu précédemment il y a deux
sortes de justices : la justice particulière et la justice légale. Mais
l'épikie ne fait pas partie de la justice particulière parce qu'elle s'étend à
toutes les vertus, comme la justice légale. De même elle ne fait pas partie de
la justice légale parce qu'elle agit en dehors des dispositions de la loi.
2. On ne donne pas une vertu plus primordiale comme faisant
partie d'une vertu qui l'est moins, car c'est aux vertus cardinales, qui sont
primordiales, qu'on rattache à titre de parties les vertus secondaires. Mais
l'épikie semble être au-dessus de la justice, comme son nom le suggère, car il
vient de épi : au-dessus, et dikaion : ce qui est juste.
3. Il semble que l'épikie soit identique à la modération. Car
lorsque l'Apôtre dit (Ph 4, 5) : "Que votre modération soit connue de tous
les hommes", le mot grec correspond à épikie. Mais, selon Cicéron, la
modération fait partie de la tempérance. Donc l'épikie ne fait pas partie de la
justice.
Cependant :
Aristote dit que
"l'épikie est quelque chose de juste".
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit antérieurement, une "partie" d'une vertu peut se dire en trois
sens : partie subjective, partie intégrante et partie potentielle. La partie
subjective est celle à laquelle on attribue essentiellement le tout dont elle
n'est qu'une partie. Et cela peut se faire de deux façons. Parfois en effet on
attribue le tout aux parties selon une seule raison, comme on attribue le genre
"animal" au cheval et au boeuf ; mais parfois l'attribution est faite
à l'une des deux parties par priorité : c'est ainsi que l'être est attribué
d'abord à la substance et ensuite à l'accident. Donc l'épikie fait partie de la
justice prise en général, comme "une sorte de réalisation de la justice",
dit Aristote. Il est donc clair que l'épikie est une partie subjective de la
justice. Mais on l'appelle justice en priorité par rapport à la justice légale,
car celle-ci se dirige selon l'épikie. Aussi celle-ci est-elle comme la règle
supérieure des actes humains.
Solutions :
1. L'épikie correspond à proprement parler à la justice
légale ; d'une certaine façon elle y est incluse, et d'une certaine façon elle
la dépasse. Si l'on appelle justice légale celle qui obéit à la loi soit quant
à la lettre de celle-ci, soit quant à l'intention du législateur, qui est plus
importante, alors l'épikie est la partie la plus importante de la justice
légale. Mais si l'on appelle justice légale uniquement celle qui obéit à la loi
selon la lettre, alors l'épikie ne fait pas partie de la justice légale, mais
de la justice prise dans son sens général, et elle se distingue de la justice
légale comme la dépassant.
2. Comme dit Aristote, "l'épikie est meilleure qu'une
certaine justice, la justice légale qui observe la lettre de la loi. Mais parce
qu'elle-même est une certaine justice, elle n'est pas meilleure que toute
justice".
3. Il revient à l'épikie d'être modératrice à l'égard de
l'observance littérale de la loi. Mais la modération qui fait partie de la
tempérance modère la vie extérieure de l'homme, sa démarche, son vêtement, etc.
Cependant il est possible que chez les Grecs le mot "épikie" soit
transféré, à cause d'une certaine ressemblance, à toutes sortes de modérations.
Étudions
maintenant le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice, et qui est le
don de piété.
- 1. La piété
est-elle un don du Saint-Esprit ? - 2. Quelle est la béatitude et quels sont
les fruits qui lui correspondent ?
Objections :
1. Il semble que non, car les dons diffèrent des vertus, on
l'a déjà vu. Or on a dit récemment que la piété est une vertu.
2. Les dons sont supérieurs aux vertus, surtout aux vertus
morales, on l'a vu précédemment. Mais parmi les parties de la justice, la religion
est plus importante que la piété. Donc, si une partie de la justice devait être
mise parmi les dons, il semble que ce devrait être la religion plutôt que la
piété.
3. Les dons, avec leurs actes, demeurent dans la patrie, on
l'a vu. Mais l'acte de la piété ne peut y demeurer car saint Grégoire nous dit : "Ainsi, elle n'existera plus
dans la patrie, où il n'y aura pas de misère." Donc la piété n'est pas un
don.
Cependant :
Isaïe met la piété
parmi les dons : Isaïe (11, 3) : "Il jugera mais non sur l'apparence.
Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice,
il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays."
Conclusion :
Comme on l'a vu
précédemment les dons du Saint-Esprit sont des dispositions habituelles de l'âme
qui la rendent prête à se laisser mouvoir par l'Esprit. Entre autres impulsions,
l'Esprit-Saint nous pousse à un amour filial envers Dieu, selon l'épître aux
Romains (8, 15) : "Vous avez reçu l'Esprit des enfants d'adoption en qui
nous crions : Abba, Père."
Et parce que c'est le rôle propre de la piété de rendre au père le
culte que nous lui devons, il s'ensuit que la piété par laquelle nous rendons
un culte à Dieu comme à notre Père, sous l'impulsion du Saint-Esprit, cette
piété est un don de celui-ci.
Solutions :
1. La piété par laquelle nous rendons le culte que nous
devons à notre père selon la chair est une vertu ; mais la piété qui est un don
rend ce culte à Dieu en tant qu'il est Père.
2. Rendre un culte à Dieu créateur, ce que fait la vertu de religion,
est plus excellent que rendre un culte à notre père charnel, ce que fait la
piété qui est une vertu. Mais rendre un culte à Dieu comme Père est encore plus
excellent que de rendre un culte à Dieu comme Créateur et Seigneur. Aussi la
religion est-elle supérieure à la vertu de piété ; mais la piété comme
désignant un don est supérieure à la vertu de religion.
3. De même que par la piété qui est une vertu on rend un culte
non seulement à son père selon la chair, mais encore à tous ceux qui sont du même
sang, parce qu'ils se rattachent au père ; de même encore la piété qui est un
don rend ses devoirs et son culte non seulement à Dieu, mais encore à tous les
hommes en tant qu'ils se rattachent à Dieu. Et c'est pourquoi il revient à ce
don de piété d'honorer les saints et "de ne pas contredire l'Écriture, qu'on
la comprenne ou non", dit saint Augustin. Par suite, c'est encore elle qui
vient au secours des malheureux. Et bien que cet acte n'aie pas sa place dans
la patrie, surtout après le jour du jugement, son acte principal y aura
pourtant sa place, car il consiste à rendre à Dieu un culte filial qui alors
sera prédominant selon le livre de la Sagesse (5, 5) : "Voici comment ils
ont été comptés parmi les fils de Dieu." En outre les saints se rendront
mutuellement honneur. Mais maintenant, jusqu'au jour du jugement, les saints
seront miséricordieux pour ceux qui vivent dans cette condition de misère.
Objections :
1. Il semble qu'au don de piété ne corresponde pas la
deuxième béatitude Matthieu (5, 4) : "Heureux les doux, car ils
posséderont la terre." En effet, le don de piété correspond à la justice, ou
encore à la quatrième béatitude : "Bienheureux ceux qui ont faim et soif
de la justice." Ou encore à la cinquième : "Bienheureux les
miséricordieux", parce que, comme on l'a dit, l'oeuvre de la miséricorde
se rattache à la piété. Donc la deuxième béatitude ne se rattache pas au don de
piété.
2. Le don de piété est dirigé par le don de science, qui
figure dans l'énumération des dons chez Isaïe (11, 2). Or celui qui dirige et
celui qui exécute ont le même but. Donc, puisque la troisième béatitude -
"Bienheureux ceux qui pleurent" se rattache à la science, il semble
que la deuxième ne se rattache pas à la piété.
3. Les fruits correspondent aux béatitudes et aux dons, comme
on l'a vu antérieurement. Mais, parmi les fruits, la bonté et la bénignité
paraissent s'accorder davantage avec la piété que la mansuétude qui se rattache
à la douceur. Donc la deuxième béatitude ne correspond pas au don de piété.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "La piété convient aux hommes doux."
Conclusion :
Pour adapter les
béatitudes aux dons on peut envisager deux sortes de rapprochements. L'une
selon leur ordre, que saint Augustin semble avoir suivi. Aussi attribue-t-il la
première béatitude (selon saint Matthieu) au dernier des dons (selon Isaïe), qui
est le don de crainte. La deuxième - "Bienheureux les doux", il
l'attribue au don de piété, et ainsi de suite.
On peut envisager
d'autres rapprochements selon la raison propre du don et celle de la béatitude.
Il faut alors rapprocher les béatitudes et les dons selon leurs objets et leurs
actes. A ce point de vue, la quatrième béatitude Mt (5, 6) :
"Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront
rassasiés" et la cinquième béatitude Mt (5, 7) : "Heureux les
miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde." correspondent mieux que
la deuxième au don de piété. Cependant la deuxième rejoint la piété en tant que
la mansuétude supprime ce qui pourrait s'opposer aux actes de piété.
Solutions :
1. Cela répond à la première objection.
2. Selon les caractéristiques des béatitudes et des dons, la
même béatitude doit correspondre aux dons de piété et de science. Mais si l'on
suit l'ordre d'énumération, diverses béatitudes s'y adaptent, à condition
d'observer une certaine affinité, comme on vient de le dire.
3. Parmi les fruits, la bonté et la bénignité peuvent être
attribuées directement à la piété ; mais la mansuétude indirectement, en tant
qu'elle supprime ce qui empêcherait les actes de piété, on vient de le dire.
- 1. Les préceptes
du décalogue concernent-ils la justice ? - 2. Le premier précepte. - 3. Le
deuxième. - 4. Le troisième. - 5. Le quatrième. - 6. Les six derniers
préceptes.
Objections :
1. Il ne semble pas, car "l'intention du législateur est
de rendre les citoyens vertueux" de toutes les vertus, dit Aristote ;
aussi dit-il encore que la loi donne des préceptes concernant tous les actes de
toutes les vertus. Mais les préceptes du décalogue sont les principes premiers
de toute la loi divine. Donc ils ne concernent pas seulement la justice.
2. C'est à la justice que semblent se rattacher surtout les
préceptes judiciaires, qui se distinguent des préceptes moraux, comme on l'a vu
précédemment. Donc les préceptes du décalogue ne concernent pas la justice.
3. La loi transmet surtout les commandements concernant les
actes de justice qui se rattachent au bien commun, comme les fonctions
publiques et les institutions analogues. Mais il n'est pas fait mention de cela
dans les préceptes du décalogue.
4. Les préceptes du décalogue se distinguent en deux tables
correspondant à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain, qui relèvent de la
vertu de charité. Donc les préceptes du décalogue concernent la charité plus
que la justice.
Cependant :
La justice paraît
être la seule vertu qui nous ordonne à autrui. Mais tous les préceptes du
décalogue nous ordonnent à autrui, comme on le voit en les parcourant un par
un. Donc tous les préceptes du décalogue se rapportent à la justice.
Conclusion :
Les préceptes du
décalogue sont les premiers préceptes de la loi, et la raison naturelle leur
donne aussitôt son assentiment comme aux principes les plus évidents. Mais il
est non moins évident que la raison de dette, nécessaire pour qu'il y ait
précepte, apparaît dans la justice, qui regarde autrui ; parce que, dans ce qui
regarde lui-même, il apparaît au premier coup d'oeil que l'homme est maître de
lui, et qu'il lui est permis de faire ce qu'il veut. Mais quand il s'agit de ce
qui regarde autrui, il est évident qu'on est obligé de rendre à autrui ce qu'on
lui doit. Et c'est pourquoi il fallait que les préceptes du décalogue se
rapportent à la justice. Aussi les trois premiers préceptes concernent-ils les
actes de la religion, partie principale de la justice ; le quatrième concerne les
actes de la piété, partie secondaire de la justice ; les six autres préceptes
règlent les actes de la justice générale qui concerne les rapports entre égaux.
Solutions :
1. La loi vise à rendre vertueux tous les hommes, mais dans
un certain ordre : elle leur donne d'abord des préceptes pour les actes où se
manifeste plus clairement la raison de dette, nous venons de le dire.
2. Les préceptes judiciaires sont des déterminations des
préceptes moraux en tant qu'ils sont ordonnés au prochain, de même que les
préceptes cérémoniels sont des déterminations des préceptes moraux en tant
qu'ils sont ordonnés à Dieu. Ni les uns ni les autres ne se trouvent dans le
décalogue. Cependant ils sont des déterminations des préceptes de celui-ci, et
ainsi ils se rapportent à la justice.
3. Ce qui se rapporte au bien commun doit être réparti
diversement selon la diversité des hommes. C'est pourquoi on ne devait pas en
faire des préceptes du décalogue, mais des préceptes judiciaires.
4. Les préceptes du décalogue se rattachent à la charité comme
à leur fin selon saint Paul (1 Tm 1, 5) : "La fin du précepte, c'est la
charité." Mais ils se rattachent à la justice en tant qu'ils portent
immédiatement sur les actes de cette vertu.
Objections :
1. Il semble que ce précepte soit mal formulé. Car l'homme a
davantage d'obligation envers Dieu qu'envers son père selon la chair, d'après
l'épître aux Hébreux (12, 9) : "Ne serons-nous pas soumis bien davantage
au Père des esprits, pour avoir la vie ?" Or, le précepte sur la piété
dont on honore son père a une forme affirmative : "Honore ton père et ta
mère." Donc, à plus forte raison, le premier précepte de la religion dont
on doit honorer Dieu devrait-il être rédigé sous forme affirmative. D'autant
plus que l'affirmation précède par nature la négation.
2. On a dit à l’article précédent que le premier précepte se
rattache à la religion. Mais celle-ci, n'étant qu'une vertu, n'a qu'un acte. Or
le premier précepte prohibe trois actes. Premièrement : "Tu n'auras pas de
dieux étrangers devant moi." Deuxièmement "Tu ne feras pas d'idole."
Troisièmement "Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne les
serviras pas." Donc ce premier précepte est mal formulé.
3. Saint Augustin nous dit que le premier précepte exclut le
vice de superstition. Mais il y a bien d'autres superstitions nocives que
l'idolâtrie, on l'a vu précédemment.
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 3) : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi."
Conclusion :
Il revient à la
loi de rendre les hommes bons. C'est pourquoi il faut que ses préceptes soient
rangés selon l'ordre où la vertu est engendrée chez l'homme.
Or dans l'ordre de
la génération deux points sont à observer. D'abord que la première partie est
constituée en premier. Ainsi, dans la génération de l'animal, ce qui est
engendré d'abord, c'est le coeur, et pour la maison on pose d'abord les
fondations. Dans la bonté de l'âme vient en premier la bonté de la volonté, grâce
à laquelle l'homme use bien de toute autre bonté. Or la bonté de la volonté se
mesure d'abord à son objet, qui est la fin. C'est pourquoi, chez celui que la
loi doit former à la vertu, il fallait d'abord, pour ainsi dire, poser comme
fondement la religion, qui règle l'ordre de l'homme à Dieu, fin ultime de sa
volonté.
Deuxièmement, il
faut veiller, dans l'ordre de la génération, à enlever d'abord les oppositions
et les obstacles. Ainsi le laboureur nettoie son champ avant de l'ensemencer, comme
dit Jérémie (4, 3) : "Défrichez pour vous ce qui est en friche, ne semez
pas sur les épines et les chardons." C'est pourquoi, à l'égard de la
religion, l'homme devait d'abord être formé à éliminer les obstacles à la vraie
religion. Or le principal d'entre eux, c'est que l'homme s'attache à un faux dieu,
selon la parole (Mt 6, 24) : "Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon."
C'est pourquoi le premier précepte de la loi exclut le culte des faux dieux.
Solutions :
1. Même au sujet de la religion il y a un précepte affirmatif
: "Souviens-toi de sanctifier le sabbat." Mais il fallait le faire
précéder par les préceptes négatifs supprimant les obstacles à la religion. Car,
bien que l'affirmation précède par nature la négation, cependant, selon l'ordre
de la génération, la négation qui écarte les obstacles passe en premier, nous
venons de le dire. Et surtout dans les choses divines où les négations
l'emportent sur les affirmations, à cause de notre infirmité, selon Denys.
2. Le culte des dieux étrangers se montrait de deux façons.
Certains adoraient des créatures comme des dieux, mais sans en faire d'images.
C'est ainsi, selon Varron, que les anciens Romains ont longtemps honoré leurs
dieux sans les représenter. Et ce culte est prohibé le premier par ces paroles :
"Tu n'auras pas de dieux étrangers." Chez d'autres, le culte des faux
dieux s'adressait à des images. C'est pourquoi il était à juste titre interdit
de faire ces images : "Tu ne feras pas d'idole", et de leur rendre un
culte "Tu ne te prosterneras pas."
3. Toutes les autres superstitions procèdent d'un pacte, tacite
ou exprès, conclu avec le démon. Elles sont donc toutes condamnées par ces mots
"Tu n'auras pas de dieux étrangers."
Objections :
1. Il semble que ce deuxième précepte soit mal formulé. En
effet, ce précepte : "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu"
est expliqué dans la Glose : "Tu ne croiras pas qu'une créature est le
Fils de Dieu", ce qui prohibe une erreur en matière de foi. Et sur le
parallèle du Deutéronome (5, 11), elle explique : "...en attribuant le nom
de Dieu à du bois ou à de la pierre", ce qui prohibe une fausse profession
de foi, qui est un acte d'infidélité en même temps qu'une erreur. Or l'acte
d'infidélité est antérieur à la superstition, comme la foi est antérieure à la
religion. Donc ce précepte aurait dû précéder le premier, qui prohibe la
superstition.
2. On "prend" le nom de Dieu pour toutes sortes
d'actions : pour le louer, pour faire des miracles, et pour ce que nous disons
et faisons, selon la recommandation de saint Paul (Col 3, 17) : "Tout ce
que vous faites, en parole ou en acte, faites-le au nom du Seigneur." Donc
interdire de prendre le nom de Dieu en vain semble plus universel que
d'interdire la superstition, et ce deuxième précepte aurait dû venir avant le
premier.
3. On explique le précepte : "Tu ne prendras pas le nom
de Dieu en vain" par cette parole : "En jurant pour un rien." On
voit donc que ce précepte interdit le serment inutile, c'est-à-dire sans motif
suffisant. Mais le faux serment, étranger à la vérité, et le serment injuste, étranger
à la justice, sont beaucoup plus graves. C'est donc eux plutôt qu'il aurait
fallu interdire par ce précepte.
4. Un péché beaucoup plus grave que le parjure, c'est le
blasphème, et toutes les paroles et actions qui injurient Dieu. C'est donc tout
cela qui aurait dû être prohibé par ce précepte.
5. Dieu a beaucoup de noms. On n'aurait donc pas dû dire de
cette façon vague : "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu."
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 7 ; Dt 5, 11) :
"Tu ne prononceras
pas le nom de ton Dieu à faux (…)"
Conclusion :
Il faut commencer
par exclure les obstacles à la vraie religion, avant d'y établir celui qu'on
forme à la vertu. Or la vraie religion se heurte à un double obstacle. L'un, par
excès, consiste à rendre un culte religieux indu à un autre que Dieu : c'est de
la superstition. L'autre obstacle vient d'un défaut de respect, lorsque l'on
méprise Dieu : c'est alors le vice d'irréligiosité, comme nous l'avons vu. La
superstition empêche la religion en ce qu'elle s'oppose au culte rendu à Dieu.
Celui dont l'âme est asservie à un culte indu ne peut en même temps rendre à
Dieu le culte qui lui est dû, selon cette parole d'Isaïe (28, 20) : "Le
lit est si étroit que l'un des deux doit tomber", c'est-à-dire que le vrai
Dieu ou le faux doit quitter le coeur de l'homme, "et la couverture est
trop petite pour les couvrir tous deux". Quant à l'irréligiosité, elle
empêche la religion en ce qu'elle s'oppose à ce que Dieu, une fois accueilli, soit
honoré. Or, accueillir Dieu pour l'honorer précède les honneurs qu'on lui rend
après l'avoir accueilli. C'est pourquoi le précepte prohibant la superstition
précède le deuxième précepte qui interdit le parjure, lequel se rattache à
l'irréligiosité.
Solutions :
1. Ces commentaires sont mystiques. L'explication littérale
se trouve dans le Deutéronome (5, 11) : "Tu ne prendras pas en vain le nom
de ton Dieu", c'est-à-dire "en affirmant par serment ce qui n'existe
pas".
2. Ce précepte n'interdit pas tout usage du nom de Dieu, mais
précisément son emploi pour confirmer par serment une parole humaine, parce que
cet emploi est le plus fréquent chez les hommes. On peut cependant en déduire
qu'on interdit ainsi tout emploi déréglé du nom de Dieu. C'est de ce point de
vue que se placent les commentaires cités.
3. "Jurer pour un rien" se dit de celui qui jure
pour ce qui n'existe pas ; cela se rattache au faux serment qui mérite à titre
premier le nom de parjure, comme nous l'avons dit. Car, lorsque l'on jure
faussement, le serment est vain par lui-même, parce qu'il ne se fonde pas sur
la vérité. Mais quand quelqu'un jure sans réfléchir, par légèreté, la vanité ne
tient pas au serment lui-même, mais à celui qui jure.
4. Lorsque l'on instruit quelqu'un dans une science, on
commence par lui donner une introduction générale ; de même la loi, qui forme
l'homme à la vertu, avec les préceptes du décalogue qui viennent en premier, lui
montre par ses interdictions et ses commandements, ce qui se produit le plus
souvent au cours de la vie humaine. C'est pourquoi un précepte du décalogue
interdit le parjure, qui est plus fréquent que le blasphème.
5. On doit le respect aux différents noms de Dieu à cause de
la réalité signifiée, qui est unique, non en raison du sens des mots, qui sont
multiples. Et c'est pourquoi il est dit au singulier : "Tu ne prendras pas
en vain le nom de ton Dieu", car peu importe par lequel des noms de Dieu
le parjure est commis.
Objections :
1. Il semble que ce précepte sur la sanctification du sabbat
soit mal formulé. En effet, ce précepte, si on le comprend spirituellement, a
une portée générale. En effet sur Luc (13, 14) : "Le chef de la synagogue,
indigné de ce que Jésus avait fait une guérison le jour du sabbat...", saint
Ambroise explique : "La loi n'interdit pas de guérir un homme le jour du
sabbat, mais d'accomplir des oeuvres serviles, c'est-à-dire de se laisser
accabler par les péchés." Mais selon le sens littéral, c'est un précepte
cérémoniel, car il est écrit dans l'Exode (31, 13) : "Veillez à observer
mon sabbat, car c'est un signe entre moi et vous pour vos descendants." Or
les préceptes du décalogue sont à la fois spirituels et moraux. Donc ce
précepte n'est pas à sa place ici.
2. Les préceptes cérémoniels de la loi englobent les choses
sacrées, les sacrifices, les sacrements et les observances, nous l'avons
montré. Aux choses sacrées se rattachaient non seulement les jours sacrés, mais
aussi les lieux sacrés, en plus du sabbat. Il est donc illogique de faire
mention de l'observance du sabbat en omettant tous les autres préceptes
cérémoniels.
3. Celui qui transgresse un précepte du décalogue commet un
péché. Mais dans la loi ancienne certains transgressaient l'observance du
sabbat sans commettre de péché, comme ceux qui circoncisaient les enfants le
huitième jour, et les prêtres qui officiaient au Temple le jour du sabbat. Élie,
puisqu'il est parvenu en quarante jours à Horeb, la montagne de Dieu, a bien
voyagé le sabbat. De même encore les prêtres qui ont porté l'arche du Seigneur
pendant sept jours doivent avoir continué leur circuit pendant le sabbat (Jos 6,
14). Et il est dit aussi (Lc 13, 15) : "Est-ce que chacun de vous ne
détache pas son boeuf ou son âne pour le conduire à l'abreuvoir ?" Donc
cette sanctification du sabbat n'est pas à sa place dans le décalogue.
4. Même dans la loi nouvelle il faut observer les préceptes du
décalogue. Mais dans la loi nouvelle on n'observe pas ce précepte-ci ni quant
au sabbat ni quant au dimanche, où l'on fait la cuisine, où les gens voyagent, pêchent
et ont beaucoup d'autres occupations. Il ne convient donc pas de donner un
précepte sur l'observation du sabbat.
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Écriture (Ex 20, 8) : "Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier."
Conclusion :
Une fois enlevés
les obstacles à la vraie religion par les deux premiers préceptes du décalogue,
comme nous l'avons vu à l’article précédent, il était logique de donner un
troisième précepte qui établirait les hommes dans la vraie religion. Or il
revient à celle-ci de rendre un culte à Dieu. De même que l'Écriture sainte
nous propose les vérités divines sous les images de certaines réalités
corporelles, de même le culte extérieur est rendu à Dieu par un signe sensible.
Pour ce qui est du culte intérieur qui consiste dans la prière et la dévotion, l'homme
est guidé davantage par l'impulsion intérieure du Saint-Esprit ; mais, pour le
culte extérieur, il a fallu lui donner dans la loi un précepte portant sur un
signe sensible. Et parce que les préceptes du décalogue sont comme les
principes premiers et généraux de la loi, dans le troisième précepte du
décalogue on prescrit le culte extérieur de Dieu sous le signe de son bienfait
universel envers les hommes. C'est-à-dire qu'on rappelle ainsi l'oeuvre de la
création du monde, dont on nous dit que Dieu s'est reposé le septième jour. En
signe de quoi, il est prescrit de sanctifier le jour du Seigneur, c'est-à-dire
de le consacrer à un loisir en l'honneur de Dieu. C'est pourquoi dans l'Exode
(20, 11), après avoir énoncé le précepte de sanctifier le sabbat, on donne
cette raison : "En six jours Dieu fit le ciel et la terre, et le septième
jour il se reposa."
Solutions :
1. Le précepte de sanctifier le sabbat, entendu littéralement,
est en partie moral et en partie cérémoniel. Il est moral en ce que l'homme
doit consacrer quelque temps de sa vie à s'occuper des choses divines. Il y a
en effet dans l'homme un penchant naturel à consacrer quelque temps à tout ce
qui lui est nécessaire, comme les repas, le sommeil, etc. Aussi doit-il encore
consacrer quelque temps, selon l'invitation de la raison naturelle, à la
réfection de son âme en Dieu. Et c'est ainsi que réserver du temps à s'occuper
des choses divines est l'objet d'un précepte moral.
Mais en tant que
ce précepte détermine un temps spécial pour symboliser la création du monde, il
est un précepte cérémoniel. Il est encore cérémoniel en un sens allégorique, en
tant qu'il préfigurait le repos du Christ au tombeau, le septième jour. De même,
il a une signification morale en tant qu'il symbolise la cessation de toute
activité coupable et le repos de l'âme en Dieu. Et en ce sens c'est un précepte
de portée générale. De même encore il est cérémoniel selon une signification
analogique, comme figurant le repos procuré par la jouissance de Dieu dans la
patrie.
En fait, ce
précepte figure dans le décalogue en tant que moral, non en tant que
cérémoniel.
2. Les autres cérémonies de la loi symbolisent des oeuvres
divines particulières. Mais l'observance du sabbat est le signe d'un bienfait
général : la production de toutes les créatures.
Et c'est pourquoi
il convenait de l'introduire dans les préceptes généraux du décalogue plutôt
qu'un autre précepte cérémoniel.
3. Dans l'observance du sabbat, deux points sont à considérer.
Le premier est sa fin : que l'homme s'applique aux choses divines. C'est
signifié par cet ordre : "Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat."
Car dans la loi "sanctifier" signifie consacrer au culte divin.
L'autre point est l'arrêt de tout travail, ce qui est signifié ensuite : "Le
septième jour du Seigneur ton Dieu, tu ne feras aucun travail." Et de quel
travail il faut l'entendre, nous l'apprenons par le Lévitique (23, 35) : "En
ce jour-là vous ne ferez aucune oeuvre servile."
Une oeuvre est
dite servile parce qu'elle implique une servitude. Or il y en a trois sortes.
Par l'une l'homme est asservi au péché : "Celui qui commet le péché est
esclave du péché" (Jn 8, 34). En ce sens, toute oeuvre de péché est une
oeuvre servile. Une autre servitude est celle qui asservit un homme à un autre.
Mais ce ne peut être que corporellement, non selon l'esprit, comme nous l'avons
vu. C'est pourquoi, en ce sens, on appelle oeuvres serviles les travaux
corporels qu'un homme accomplit comme esclave d'un autre. La troisième sorte de
servitude est envers Dieu. Et en ce sens on peut identifier oeuvre servile et
oeuvre de latrie, car celle-ci constitue le service de Dieu.
Si l'on entend
"oeuvre servile" en ce sens, elle n'est pas interdite le jour du
sabbat. Ce serait contraire à la fin de l'observance sabbatique, car si l'homme
s'abstient des autres travaux le jour du sabbat, c'est pour vaquer aux oeuvres
qui se rattachent à notre servitude envers Dieu. C'est le sens de cette parole
(Jn 7, 23) : "On circoncit le jour du sabbat pour que ne soit pas
enfreinte la loi de Moïse." Et de cet autre (Mt 12, 5) : "Le jour du
sabbat, les prêtres dans le Temple violent le sabbat", c'est-à-dire y
travaillent corporellement "sans commettre de péché". C'est ainsi
encore que les prêtres, en portant l'arche autour de Jéricho pendant le sabbat,
n'ont pas transgressé le précepte du sabbat. De même encore, l'exercice
d'aucune activité spirituelle ne contredit l'observance du sabbat, comme
d'enseigner par la parole ou par l'écrit. Aussi la Glose dit-elle (sur Nb 28, 9)
: "Les forgerons et autres artisans se reposent le jour du sabbat. Le
lecteur de la loi divine ou le docteur ne cesse pas son travail et pourtant il
ne souille pas le sabbat, comme les prêtres qui violent le sabbat sans
commettre de péché."
Mais les autres
oeuvres serviles, au premier ou au second sens de ce mot, sont contraires à
l'observance du sabbat dans la mesure où elles empêchent l'application aux
choses divines. Et parce que l'on est détourné plus par une oeuvre de péché que
par une oeuvre licite, même si celle-ci est corporelle, celui qui pèche un jour
de fête viole le précepte plus que celui qui accomplit une oeuvre corporelle, mais
de soi licite. Ce qui fait dire à saint Augustin : "Les Juifs feraient
mieux ce jour-là de travailler utilement dans leurs champs que de soulever des
séditions au théâtre. Et leurs femmes feraient mieux de filer la laine le
sabbat que de danser toute la journée de façon inconvenante aux néoménies."
Mais celui qui pèche véniellement contre le sabbat ne manque pas au précepte, car
le péché véniel n'empêche pas la sainteté.
Les travaux
corporels qui ne servent pas au culte spirituel sont appelés serviles parce
qu'ils reviennent en propre aux serviteurs ; mais lorsqu'ils sont communs aux
esclaves et aux hommes libres, on ne les appelle pas serviles. Tout homme, esclave
ou libre, est tenu dans le domaine des choses nécessaires, de pourvoir non
seulement à soi-même mais encore au prochain, et d'abord en ce qui concerne le
salut du corps, selon les Proverbes (24, 11) : "Délivre ceux qu'on envoie
à la mort." Ensuite, en leur évitant une perte de leurs biens, selon le
Deutéronome (22, 1) : "Si tu vois vagabonder le boeuf ou la brebis de ton
frère, tu ne te déroberas pas, mais tu les ramèneras à ton frère." C'est
pourquoi le travail corporel destiné à conserver le salut de son propre corps
ne viole pas le sabbat. Manger, comme tout ce qu'on peut faire pour conserver
la santé de son corps, ne viole donc pas le sabbat. Et c'est pourquoi les
Maccabées n'ont pas souillé le sabbat en combattant pour se défendre un jour de
sabbat (1 M 2, 41). Ni pareillement Élie fuyant pour échapper à Jézabel un jour
de sabbat. Et c'est pourquoi encore le Seigneur (Mt 12, 4) excuse ses disciples
qui cueillaient des épis un jour de sabbat, poussés par la nécessité.
Pareillement, le travail corporel ordonné au salut corporel d'autrui n'est pas
contraire à l'observance du sabbat. Aussi Jésus dit-il (Jn 7, 23) : "Vous
êtes indignés contre moi parce que j'ai guéri un homme tout entier le jour du
sabbat ?" Pareillement encore le travail corporel ordonné à éviter un
dommage extérieur ne viole pas le sabbat. Aussi le Seigneur dit-il (Mt 12, 11) :
"Lequel d'entre vous, s'il n'a qu'une brebis et si elle tombe dans un trou
le jour du sabbat, n'ira la prendre et la relever ?"
4. Dans la loi nouvelle, l'observance du dimanche a remplacé
l'observance du sabbat, non en vertu d'un précepte de la loi, mais en vertu de
la constitution de l'Église et de la coutume du peuple chrétien. Cette
observance n'est pas figurative comme celle du sabbat dans l'ancienne loi, et
c'est pourquoi l'interdiction de travailler le dimanche n'est pas aussi stricte
que celle du sabbat ; certains travaux sont permis le dimanche, qui étaient
interdits le sabbat, comme la cuisine. En outre dans la loi nouvelle on
dispense plus facilement, pour une nécessité, de travaux prohibés qu'on ne le
faisait sous la loi ancienne. Parce que ce qui est figuratif sert à professer
la vérité, ce qui ne permet aucun relâchement même léger ; mais ces travaux
considérés en eux-mêmes peuvent varier selon le lieu et le temps.
Objections :
1. Il semble que le quatrième commandement, celui d'honorer
ses parents, soit mal présenté. En effet, c'est un précepte qui se rattache à
la piété. Mais si la piété fait partie de la justice, de même le respect, la
gratitude, et d'autres vertus dont on a déjà parlé. Il semble donc qu'on ne
devait pas donner un précepte spécial pour la piété, quand on n'en donne pas
pour les autres vertus.
2. La piété ne rend pas un culte aux parents seulement, mais
aussi à la patrie, aux autres membres de la famille et aux amis de la patrie, on
l'a dit en son lieu. Il est donc choquant que ce quatrième précepte mentionne
seulement d'honorer son père et sa mère.
3. On ne doit pas seulement honorer ses parents, mais encore
les soutenir. Le précepte est insuffisant sur ce point.
4. Il arrive parfois que ceux qui honorent leurs parents
meurent jeunes, et que d'autres qui ne les honorent pas vivent longtemps. On a
donc eu tort d'ajouter à ce précepte la promesse : "Pour que tu vives
longtemps sur la terre."
Cependant :
Il y a l'autorité
de la Sainte Écriture (Ex 20, 12) : "Honore ton père et ta mère, afin
que se prolongent tes jours sur la terre que te donne Yahvé ton Dieu".
Conclusion :
Les préceptes du
décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Parmi nos proches, c'est
à nos parents que nous avons le plus d'obligation. C'est pourquoi immédiatement
après les préceptes qui nous ordonnent à Dieu se trouve le précepte nous
ordonnant à nos parents, qui sont le principe particulier de notre existence
comme Dieu en est le principe universel. Et ainsi y a-t-il une certaine
affinité entre ce commandement et ceux de la première table.
Solutions :
1. Comme on l'a dit précédemment, la piété est ordonnée à
nous faire accomplir nos devoirs envers nos parents, ce qui concerne tout le
monde. Et c'est pourquoi, parmi les préceptes du décalogue qui sont pour tous, on
devait mettre un commandement relatif à la piété, plutôt qu'aux autres vertus
annexes de la justice, qui visent un devoir spécial.
2. On se doit à ses parents avant de se devoir à la patrie et
à ses consanguins, parce que ceux-ci et la patrie ne nous touchent qu'à cause
des parents dont nous sommes nés.
C'est pourquoi, puisque
les préceptes du décalogue sont les premiers préceptes de la loi, ils ordonnent
l’homme à ses parents plus qu'à sa patrie et aux autres consanguins. Néanmoins,
dans ce précepte d'honorer ses parents, on comprend qu'il ordonne à chacun ce
qui lui est dû, comme un devoir secondaire est inclus dans un devoir principal.
3. On doit respect et honneur aux parents en tant que tels.
Mais les assister et leur rendre d'autres services leur est dû en raison d'un
accident, par exemple parce qu'ils sont indigents, ou esclaves, etc., comme on
l'a dit plus haut. Et parce que ce qui est essentiel prime ce qui est
accidentel, le précepte d'honorer ses parents est prescrit de façon spéciale
dans ces préceptes de la loi que contient le décalogue. Dans ce précepte, comme
dans l'obligation principale, est inclus le devoir de les soutenir, avec tout
ce que l'on doit à ses parents.
4. La longévité est promise à ceux qui honorent leurs parents
non seulement quant à la vie future, mais aussi quant à la vie présente selon
saint Paul (1 Tm 4, 8) : "La piété est utile à tout, car elle a la promesse
de la vie présente comme de la vie future." Et cela se justifie. Celui qui
se montre reconnaissant d'un bienfait mérite, par une sorte de convenance, que
ce bienfait lui soit conservé ; par l'ingratitude, au contraire, on mérite de
perdre le bienfait. Or, après Dieu, c'est de nos parents que nous tenons le
bienfait de la vie corporelle. Aussi celui qui honore ses parents, comme pour
reconnaître leur bienfait, mérite de conserver la vie ; celui qui ne les honore
pas, comme un ingrat, mérite de la perdre. Cependant, parce que les biens et
les maux de la vie présente ne tombent sous le mérite ou le démérite que dans
la mesure où ils sont ordonnés à la récompense future, comme nous l'avons dit, il
arrive, selon le plan mystérieux des jugements divins qui visent surtout la
rémunération future, que certains, qui pratiquent la piété filiale, meurent
prématurément, et que d'autres, qui ne la pratiquent pas, vivent plus
longtemps.
Objections :
1. Ils ne semblent pas judicieusement formulés. Car il ne
suffit pas pour le salut de ne pas nuire au prochain, mais il est requis de lui
rendre ce qu'on lui doit, selon saint Paul (Rm 13, 7) : "Rendez à tous ce
qui leur est dû." Mais dans les six derniers préceptes il est uniquement
interdit de nuire au prochain.
2. Dans ces préceptes sont prohibés l'homicide, l'adultère, le
vol et le faux témoignage. Mais on peut nuire au prochain de bien d'autres
façons, comme on l'a déterminé précédemment.
3. On peut envisager la convoitise de deux façons : en tant
qu'elle est un acte de la volonté, comme au livre de la Sagesse (6, 21) :
"La convoitise de la sagesse conduit à la royauté perpétuelle" ; ou
bien en tant qu'elle est un acte de la sensualité, comme il est dit en saint Jacques
(4, 1) : "D'où viennent les guerres et les procès parmi vous ? N'est-ce
pas des convoitises qui combattent dans vos membres ?" Mais le précepte du
décalogue ne prohibe pas la convoitise de sensualité, car à ce compte les
premiers mouvements seraient des péchés mortels, puisqu'ils iraient contre un
précepte du décalogue. Pareillement, on n'interdit pas la convoitise de volonté,
puisqu'elle est incluse en tout péché. Donc on a eu tort de mettre dans les
préceptes du décalogue ceux qui prohibent la convoitise.
4. L'homicide est un péché plus grave que l'adultère ou le
vol. Mais il n'y a aucun précepte interdisant le désir de l'homicide. Il est
donc illogique d'avoir mis des préceptes interdisant la convoitise du vol et de
l'adultère.
Cependant :
Il y a l'autorité
de l'Écriture (Ex 20, 13-17) : "Tu ne tueras pas ; Tu ne
commettras pas d'adultère ; Tu ne voleras pas ; Tu ne porteras pas de
témoignage mensonger contre ton prochain ; Tu ne convoiteras pas la maison
de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son
serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton
prochain."
Conclusion :
Les vertus annexes
de la justice nous font rendre ce qui leur est dû à des personnes déterminées
envers lesquelles nous sommes obligés par un motif spécial. De même, par la
justice proprement dite nous rendons à tous en général ce qui leur est dû. Et
c'est pourquoi, après les trois premiers préceptes relatifs à la religion qui
nous fait rendre à Dieu ce que nous lui devons, et après le quatrième précepte,
relatif à la piété par laquelle nous acquittons notre dette envers nos parents,
ce qui inclut toutes les dettes fondées sur un motif spécial, il était
nécessaire de donner à la suite d'autres préceptes relatifs à la justice proprement
dite, qui rend indistinctement à tous les hommes ce qui leur est dû.
Solutions :
1. Ne nuire à personne est une obligation universelle. C'est
pourquoi les préceptes négatifs qui interdisent les dommages qu'on peut
infliger au prochain devaient, à cause de leur universalité, trouver place
parmi les préceptes du décalogue. Au contraire, ce que l'on doit procurer au
prochain se diversifie selon ses divers besoins. C'est pourquoi il ne fallait
pas introduire dans le décalogue ces préceptes affirmatifs.
2. Toutes les autres manières de nuire au prochain peuvent se
ramener à celles que ces préceptes interdisent, qui sont les plus générales et
les plus capitales. Car tous les torts qu'on afflige à la personne du prochain
sont prohibés avec l'homicide, qui est le plus capital. Toutes les offenses
contre les personnes qui lui sont unies, surtout inspirées par la passion, sont
comprises dans l'adultère. Ce qui concerne les dommages relatifs aux biens est
interdit en même temps que le vol. Ce qui relève de la parole, médisances, blasphèmes,
etc. est interdit avec le faux témoignage, qui s'oppose plus directement à la
justice.
3. Les préceptes prohibant la convoitise ne signifient pas
l'interdiction des premiers mouvements de convoitise qui ne dépasseraient pas
les bornes de la sensualité. Ce qui est directement prohibé, c'est le
consentement de la volonté à l'acte ou à la délectation.
4. En lui-même l'homicide n'a rien de désirable, il est plutôt
objet d'horreur, parce qu'il n'y a en lui aucune raison de bien. Mais
l'adultère comporte une raison de bien : le délectable. Le vol, lui aussi, comporte
une raison de bien : l'utile. Or le bien est par lui-même désirable. C'est
pourquoi il fallait interdire par des préceptes particuliers la convoitise de
l'adultère et du vol, mais non celle de l'homicide.
Après l'étude de la justice, vient logiquement celle de la force, qui
se divise en quatre :
- 1° La vertu même de force (Question 123-127).
- 2° Ses parties (Question 128-138).
- 3° Le don qui lui correspond (Question 139).
- 4° Les préceptes qui s'y rapportent (Question 140).
La première partie se subdivise ainsi :
- l° La force en elle-même (Question 123).
- 2° Son acte principal qui est le martyre (Question 124).
- 3° Les vices qui lui sont contraires (Question 125-127).
- 1. Est-elle une vertu ? - 2. Une vertu spéciale ? - 3. A-t-elle pour
objet la crainte et l'audace ? - 4. Seulement la crainte de la mort ? - 5.
A-t-elle pour objet la crainte de mourir au combat ? - 6. Son acte principal
est-il de supporter ? - 7. Agit-elle en vue de son propre bien ? - 8.
Trouve-t-elle du plaisir dans son action ? - 9. S'affirme-t-elle surtout dans
les cas soudains ? - 10. Emploie-t-elle la colère ? - 11. Est-elle une vertu
cardinale ? - 12. Comparaison entre elle et les autres vertus cardinales.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Paul affirme (2 Co 12, 9) :
"La vertu se déploie dans la faiblesse." Mais la force s'oppose à la
faiblesse, donc elle n'est pas une vertu.
2. Si c'est une vertu, elle est une vertu théologale, intellectuelle
ou morale. Mais elle ne rentre ni dans les vertus théologales, ni dans les
vertus intellectuelles, on l'a déjà montrés. Et elle ne paraît pas être une
vertu morale car, d'après Aristote certains paraissent courageux par ignorance,
ou par expérience, comme les soldats, et cela relève de l'art plus que de la
vertu morale ; certains aussi sont appelés courageux à cause de leurs passions,
comme la crainte des menaces ou du déshonneur, ou encore par tristesse, par
colère ou par espoir ; or, on l'a vu. la vertu morale n'agit pas par
passion mais par choix. Donc la force n'est pas une vertu.
3. La vertu humaine réside surtout dans l'âme, car elle en est
une "bonne qualité", on l'a dit précédemment. Mais la force semble
résider dans le corps ; au moins elle dépend du tempérament. Elle n'est donc
pas une vertu.
Cependant :
Saint Augustin met
la force au nombre des vertus.
Conclusion :
Selon Aristote :
"la vertu rend bon celui qui la possède et rend bonne son action", ce
qui s'applique à la vertu de l'homme. Or le bien de l'homme consiste à se
régler sur la raison, selon Denys. Il revient donc à la vertu de rendre l'homme
bon et à rendre raisonnable son action. Or cela se produit de trois manières.
1° La raison elle-même est rectifiée ; c'est l'oeuvre des vertus
intellectuelles. 2° Cette rectitude de la raison est instaurée dans les
relations humaines ; c'est la tâche de la justice. 3° Il faut supprimer les
obstacles à cet établissement de la droite raison dans les affaires humaines.
Or la volonté
humaine est empêchée de suivre la rectitude de la raison de deux façons. 1°
Parce qu'un bien délectable l'attire hors de ce que requiert la rectitude de la
raison, et cet empêchement est supprimé par la vertu de tempérance. 2° Parce
qu'une difficulté qui survient détourne la volonté de faire ce qui est
raisonnable. Pour supprimer cet obstacle, il faut la force d'âme qui permet de
résister à de telles difficultés, de même que par sa force physique l'homme
domine et repousse les empêchements corporels. Aussi est-il évident que la
force est une vertu, en tant qu'elle permet à l'homme d'agir conformément à la
raison.
Solutions :
1. La vertu de l'âme ne se déploie pas dans la faiblesse de
l'âme, mais dans la faiblesse charnelle, dont parlait l'Apôtre. Il appartient à
la force d'âme de supporter courageusement la faiblesse de la chair : c'est la
tâche de la vertu de patience, ou de la vertu de force. Que l'homme reconnaisse
sa propre faiblesse, cela relève de la perfection qu'on appelle l'humilité.
2. Parfois certains accomplissent l'acte extérieur d'une vertu
sans avoir cette vertu, pour une cause autre que la vertu. Et c'est pourquoi
Aristote énumère cinq modes selon lesquels certains sont appelés forts de façon
factice, parce qu'ils exercent un acte de force sans avoir cette vertu. Cela
arrive de trois façons. D'abord parce qu'ils se portent vers une tâche
difficile comme si elle ne l'était pas. Ce qui se divise en trois. Parfois cela
vient de l'ignorance, parce que l'on ne perçoit pas l’importance du danger.
Parfois cela se produit parce que l’on sait par expérience qu'on y a souvent
échappé. Et parfois cela se produit parce qu'on a une certaine connaissance et
une certaine pratique. Cela arrive chez les militaires qui, à cause de leur
connaissance et de leur expérience des armes estiment peu graves les périls de
la guerre et croient pouvoir les éviter par leur habileté. Aussi Végèce dit-il :
"Personne n'a peur de faire ce qu'il est très sûr d'avoir bien appris."
Ou encore deuxième
façon quelqu'un accomplit sans vertu un acte de force, poussé par une passion, comme
la tristesse qu'il veut chasser, ou encore la colère. Il y a une troisième
façon qui comporte un choix, non celui de la fin raisonnable, mais celui d'un
avantage temporel, comme l'honneur, le plaisir ou le gain ; ou le désir
d'éviter un désavantage comme un blâme, une souffrance ou un dommage.
3. La force d'âme est appelée une vertu, nous venons de le
dire, par ressemblance avec la force corporelle. Cependant il n'est pas
contraire à la raison de vertu qu'on ait par tempérament une inclination
naturelle à la vertu, on l'a dit précédemment.
Objections :
1. Il semble que non, car il est dit que la Sagesse (8, 7) :
"enseigne tempérance et prudence, justice et vertu", ce mot désignant
ici la force. Donc, puisque ce nom de vertu est commun à toutes, il apparaît
que la force est une vertu générale.
2. Saint Ambroise écrit : "La force n'est pas le lot
d'une âme médiocre, elle qui seule défend la beauté de toutes les vertus et
maintient la justice, et qui combat tous les vices par une lutte acharnée.
Invincible dans les travaux, courageuse dans le danger, impassible devant les
voluptés, elle bannit la cupidité comme une souillure capable d'efféminer la
vertu." Et il en dit autant des autres vices. Or cela ne peut convenir à
une vertu spéciale.
Donc la force est
une vertu générale.
3. Le nom de force semble dériver de "fermeté". Mais
toute vertu doit être ferme, dit Aristote.
Cependant :
Saint Grégoire en
fait une vertu parmi les autres.
Conclusion :
Comme on l'a dit
antérieurement le mot de force peut se prendre en deux sens. D'abord selon
qu’elle implique en elle-même une certaine fermeté d'âme. En ce sens, c'est une
vertu générale, ou plutôt une condition de, toute vertu parce que, d'après le
Philosophe, il est requis pour la vertu "d'agir de façon ferme et
inébranlable". Mais aussi on peut parler de la force selon qu’elle
implique fermeté d'âme pour supporter et repousser les difficultés particulièrement
impressionnantes, comme les dangers graves. C'est pourquoi, dit Cicéron, "la
force est une manière consciente d'affronter les périls et de supporter les
labeurs". C'est en ce sens que la force est présentée comme une vertu
spéciale, ayant une matière déterminée.
Solutions :
1. Selon Aristote le mot de vertu se rapporte "au
maximum d'une puissance". Or on parle d'une puissance naturelle
lorsqu'elle permet à quelqu'un de résister aux forces de destruction, mais
aussi lorsqu'elle est un principe d'action, comme Aristote le montre bien.
Et
parce que cette acception est la plus courante, le mot de vertu implique
habituellement le maximum de telle puissance ; car la vertu au sens courant
n'est rien d'autre que l'habitus qui permet de bien agir. Mais selon qu'elle
implique le maximum de puissance au premier sens, qui est plus spécial, on
l'attribue à une vertu spéciale, c'est-à-dire à la force, dont le propre est de
résister fermement à toute attaque.
2. Saint Ambroise entend la force au sens large, selon qu'elle
implique fermeté d'âme en face de tous les assauts. Cependant, même en tant
qu'elle est une vertu spéciale ayant une matière déterminée, elle aide toutes
les autres vertus à repousser les assauts de tous les vices. Car si quelqu'un
peut tenir solidement contre les attaques les plus dangereuses, il s'ensuit
qu'il est capable de résister à des difficultés moindres.
3. Cette objection vaut pour la force entendue de la première
manière.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Grégoire enseigne : "La
force des justes consiste à vaincre la chair, à combattre la sensualité, à
éteindre le plaisir de la vie présente." La force semble donc avoir plutôt
les plaisirs comme objets.
2. Cicéron dit qu'il appartient à la force "d'affronter
les périls et de supporter les labeurs". Or cela ne semble pas se
rattacher aux passions d'audace et de peur, mais plutôt à des actions humaines
laborieuses, ou à des événements périlleux.
3. A la crainte ne s'oppose pas seulement l'audace mais aussi
l'espérance, comme on l'a dit précédemment, en traitant des passions. Donc la
force ne doit pas concerner l'audace plus que l'espérance.
Cependant :
Il y a cette affirmation du Philosophe : "La force concerne
la crainte et l'audace."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, il revient à la vertu de force d'écarter l'empêchement qui
retient la volonté de suivre la raison. Que l'on soit retenu de faire quelque
chose de difficile, cela relève de la raison de crainte, qui fait reculer
devant un mal présentant une difficulté, comme on l'a vu plus haut en traitant
des passions. C'est pourquoi la chose concerne au premier chef la crainte des
choses difficiles qui peuvent retenir la volonté de suivre la raison. Or il ne
faut pas seulement subir fermement l'assaut de ces difficultés en réprimant la
peur, mais aussi s'y attaquer avec modération, quand il faut les exterminer
pour assurer sa sécurité future. Ce qui semble se rattacher à la raison
d'audace. C'est pourquoi la force concerne la crainte et l'audace, en réprimant
la crainte et en modérant l'audace.
Solutions :
1. Saint Grégoire parle là de la force des justes selon
qu'elle se rapporte indistinctement à toute vertu. Aussi parle-t-il d'abord de
ce qui regarde la tempérance, comme l'objection le note, et il ajoute ce qui
regarde particulièrement la force comme vertu spéciale quand il dit : "Aimer
les épreuves de ce monde en vue des récompenses éternelles."
2. Les événements dangereux et les tâches laborieuses
n'écartent la volonté de la raison que dans la mesure où on les craint. C'est
pourquoi il faut que la force ait pour objet immédiat la crainte et l'audace, et
médiatement les dangers et les labeurs, objets de ces passions.
3. L'espérance s'oppose à la crainte du côté de l'objet, parce
que l'espérance porte sur le bien, et la crainte sur le mal. Or l'audace
concerne le même objet et s'oppose à la crainte en ce que la première
l'affronte tandis que la seconde le fuit, nous l'avons vu. Et parce que la force
vise à proprement parler les maux temporels qui écartent de la vertu, comme on
le voit par la définition de Cicéron, il en découle que la force concerne à
proprement parler la crainte et l'audace, mais non l'espérance, sinon en tant
qu'elle est liée à l'audace, comme on l'a vu antérieurement.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas son seul objet. En effet, saint
Augustin déclare que la force "est un amour qui supporte facilement tout
pour ce qu'il aime" et que c'est "un sentiment qui ne craint ni la
mort ni aucune adversité".
2. Il faut que toutes les passions de l'âme soient amenées au
juste milieu par une vertu. Mais on ne peut attribuer à aucune vertu la tâche
de ramener les autres craintes à un juste milieu.
3. Aucune vertu ne se situe aux extrêmes. Or la crainte de la
mort, étant la crainte la plus forte, est à l'extrême, selon Aristote. Donc la
vertu de force ne se limite pas aux craintes mortelles.
Cependant :
Andronicus définit
la force : "Une vertu de l'appétit irascible qui ne se laisse pas
facilement effrayer par les craintes qu'inspire la mort."
Conclusion :
Comme on vient de
le voir, il revient à la vertu de force de protéger la volonté de l'homme afin
qu'elle ne recule pas devant un bien raisonnable par crainte d'un mal corporel.
Or il faut tenir le bien de la raison contre tout mal, parce que nul bien
corporel ne vaut le bien de la raison. C'est pourquoi il faut qu'on appelle
force d'âme celle qui maintient fermement la volonté de l'homme dans le bien de
la raison, malgré les plus grands maux, car celui qui tient ferme devant les
plus grands tiendra ferme contre les moindres, mais non réciproquement ; en
outre il revient à la vertu de viser le maximum. Or le plus terrible de tous
les maux corporels est la mort, qui nous enlève tous les biens corporels. Ce
qui fait dire à saint Augustin : "Le lien du corps ne doit être ni secoué
ni tourmenté, par le labeur ou par la douleur ; par crainte qu'il ne soit
enlevé et détruit, l'âme est agitée par la terreur de la mort." C'est
pourquoi la vertu de force concerne la crainte des périls de mort.
Solutions :
1. La force se comporte bien pour supporter toutes les
adversités. Cependant l'homme n'est pas appelé fort au sens absolu parce qu'il
les supporte, mais seulement parce qu'il supporte bien les plus grands maux.
Pour les autres maux, on l'appelle fort de façon relative.
2. Parce que la crainte naît de l'amour, toute vertu qui
modère l'amour de certains biens modère nécessairement la crainte des maux
contraires. Ainsi la libéralité, qui modère l'amour de l'argent, modère aussi
par voie de conséquence la crainte de le perdre. Et l'on retrouve cela dans la
tempérance et les autres vertus. Mais aimer sa propre vie est naturel, c'est
pourquoi il fallait une vertu spéciale pour modérer la crainte de la mort.
3. L'extrême dans les vertus est considéré par rapport à ce
qui sort de la limite de la raison droite. C'est pourquoi, si quelqu'un
affronte les plus grands dangers conformément à la raison, il ne s'oppose pas à
la vertu.
Objections :
1. Il semble que la force ne concerne pas proprement le
danger de mourir au combat. En effet, les martyrs sont loués principalement
pour leur force, mais non pour une activité guerrière.
2. Saint Ambroise "divise la force selon les travaux de
la guerre et les activités domestiques". Cicéron dit aussi : "Puisque
la plupart estiment que la guerre l'emporte sur la vie civile, il faut
rabaisser cette opinion car, si nous voulons juger en vérité, beaucoup
d'activités civiles sont plus importantes et plus nobles que la guerre." Mais
les affaires les plus importantes intéressent la vertu la plus importante.
3. Les guerres ont, pour but de maintenir la paix temporelle
de l’État. Car saint Augustin nous dit : "C'est pour obtenir la paix qu'on
fait la guerre." Mais il ne semble pas qu'on doive s'exposer à la mort
pour la paix temporelle de l'État, car une telle paix est l'occasion de
beaucoup de relâchements.
Cependant :
Aristote dit que
la force s'exerce au maximum à propos de la mort à la guerre.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l’article précédent, la force confirme l'esprit humain contre les plus
grands dangers qui sont les dangers de mort. Mais parce que la force est une
vertu, il appartient à sa nature de toujours tendre au bien, et il s'ensuit que
si l'homme ne s'enfuit pas devant les dangers mortels, c'est pour obtenir un
certain bien. Or les dangers mortels qui viennent de la maladie, de la tempête,
des assauts des bandits, etc. ne paraissent pas menacer quelqu'un directement
parce qu'il poursuit un bien. Mais les périls mortels qu'on affronte à la
guerre menacent l'homme directement à cause d'un bien, parce qu'il défend le
bien commun par une guerre juste. Or la guerre peut être juste en deux sens.
D'abord dans un sens général : pour ceux qui combattent dans l'armée. Ensuite
dans un sens individuel : par exemple lorsqu'un juge ou même une personne
privée ne redoute pas de porter un jugement juste par crainte d'une arme qui le
menace ou de n'importe quel danger, fût-il mortel. Il revient donc à la force
de rendre l'âme ferme contre les périls de mort qu'on rencontre non seulement
dans une guerre générale, mais aussi dans des conflits individuels qu'on peut
bien qualifier de guerres au sens large. Et en ce sens il faut accorder que la
force concerne proprement les périls mortels qu'on affronte à la guerre.
Mais l'homme fort
se comporte bien devant les périls mortels de toute espèce, surtout parce que
la vertu peut exposer à tous ces dangers, par exemple lorsqu'on ne refuse pas
par crainte d'une contagion mortelle d'aider un ami malade ; ou bien lorsqu'on
ne refuse pas, par crainte du naufrage et des bandits, d'entreprendre un long
voyage pour une affaire charitable.
Solutions :
1. Les martyrs
supportent des attaques personnelles pour le souverain bien, qui est Dieu.
C'est pourquoi leur vertu de force reçoit des éloges particuliers. Et cela
n'est pas étranger à la force qui se déploie à la guerre. C'est pourquoi ils
sont dits "montrer de la vaillance à la guerre" (He 11, 34).
2. On distingue les affaires domestiques et civiles des
affaires guerrières, celles qui concernent les guerres générales. Mais, dans
les affaires domestiques et civiles, peuvent surgir des périls mortels, venant
de certaines attaques qui sont des guerres particulières. Et ainsi, en ce
domaine, la force proprement dite peut-elle s'exercer.
3. La paix de l'État est bonne en soi et ne devient pas
mauvaise si certains en usent mal. Car beaucoup d'autres en usent bien, et elle
empêche beaucoup de maux comme les homicides, les sacrilèges, etc. bien pires
que les maux occasionnés par la paix et qui se rattachent surtout aux vices
charnels.
Objections :
1. Il ne semble pas
car, dit Aristote : "la vertu concerne le difficile et le bien". Mais
il est plus difficile d'attaquer que de supporter. Donc supporter n'est pas
l'acte principal de la force.
2. Il faut davantage de puissance pour pouvoir agir sur un
autre que pour n'être pas soi-même modifié par l'autre. Mais attaquer, c'est
agir sur l'autre, tandis que supporter est demeurer immobile. Donc, puisque la
force nomme une perfection de la puissance, il semble qu'il lui appartienne
d'attaquer plus que de supporter.
3. L'un des contraires est plus éloigné de l'autre que de sa
simple négation. Or celui qui supporte se contente de ne pas craindre : mais
celui qui attaque agit à l'inverse de celui qui craint, parce qu'il va de
l'avant. Il apparaît donc, puisque la force éloigne au maximum de la crainte, qu'il
lui revient davantage d'attaquer que de supporter.
Cependant :
Le Philosophe dit que
"certains sont appelés forts surtout parce qu'ils supportent des épreuves
pénibles".
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut Aristote affirme : "La force concerne les craintes à
réprimer, plus que les audaces à modérer." Car si cela est plus difficile
que ceci, c'est parce que le péril lui-même, objet de l'audace et de la crainte,
contribue à réprimer l'audace, et produit l'accroissement de la crainte. Or
l'attaque requiert cette force qui tempère l'audace, alors que supporter émane
de la répression de la crainte. C'est pourquoi l'acte principal de la force est
de supporter, c'est-à-dire de tenir bon dans les périls, plutôt que d'attaquer.
Solutions :
1. Supporter est plus difficile qu'attaquer pour trois
raisons. 1° Parce que supporter s'impose à celui qu'un homme plus fort attaque
alors que l'attaquant est en position de force. Or il est plus difficile de
combattre un ennemi plus fort qu'un ennemi plus faible. 2° Parce que celui qui
supporte éprouve déjà les périls comme présents ; celui qui attaque les tient
pour futurs. Or il est plus difficile de ne pas se laisser émouvoir par des
maux présents que par des maux futurs. 3° Parce que supporter demande un temps
prolongé, mais on peut attaquer par un élan subit. Or il est plus difficile de
rester longtemps immobile que de s'élancer brusquement vers quelque chose de
difficile. D'où cette remarque d'Aristote : "Certains volent au-devant des
dangers, mais s'enfuient quand ils les rencontrent ; les hommes forts font le
contraire."
2. Supporter implique bien une passion dans le corps, mais
aussi un acte de l'âme très fortement attachée au bien, d'où il suit qu'elle ne
cède pas à la passion du corps pourtant présente. Or la vertu tient à l'âme
plus qu'au corps.
3. Celui qui supporte ne craint pas, quoique le motif de sa
crainte soit présent, alors qu'il ne l'est pas pour celui qui attaque.
Objections :
1. Il semble que l'homme fort n'opère pas en vue du bien de
son propre habitus. Car, lorsqu'on agit, la fin a beau être première dans
l'intention, elle est néanmoins dernière dans l'exécution. Or l'acte de force, dans
son exécution, est postérieur à l'habitus de force lui-même. Il n'est donc pas
possible que l'homme fort agisse pour le bien de son propre habitus.
2. Saint Augustin nous dit : "Certains osent soutenir que
nous aimons les vertus uniquement à cause de la béatitude" c'est-à-dire en
les recherchant pour celle-ci "de telle sorte que nous n'aimions plus la
béatitude elle-même. S'il en était ainsi, nous cesserions d'aimer les vertus
elles-mêmes, quand nous n'aimons plus ce pourquoi nous les aimons". Or la
force est une vertu. Donc l'acte de force ne doit pas être rapporté à la force
elle-même, mais à la béatitude.
3. Pour saint Augustin la force est "l'amour qui supporte
facilement toutes les difficultés pour Dieu". Or Dieu n'est pas l'habitus
de force, mais un être bien supérieur, puisque la fin est forcément meilleure
que les moyens qui y conduisent. Donc l'homme fort n'agit pas pour le bien de
son propre habitus.
Cependant :
Aristote dit, que
"pour le fort, la force est un bien", donc une fin.
Conclusion :
Il y a deux fins :
la fin prochaine et la fin ultime. La fin prochaine de tout agent est
d'introduire dans un autre être la ressemblance de sa propre forme ; ainsi la
fin du feu qui chauffe, c'est d'introduire la ressemblance de sa chaleur dans
le patient, et la fin de l'architecte est d'introduire dans la matière la
ressemblance de son projet d'art. Or, quel que soit le bien qui en résulte, s'il
est voulu, on peut l'appeler fin éloignée de l'agent. De même que dans une
fabrication la matière extérieure est organisée par l'art, ainsi dans l'action
les actes humains sont organisés par la prudence. Il faut donc conclure que le
fort veut, comme fin prochaine, exprimer en acte une ressemblance de son
habitus, car il veut agir en harmonie avec celui-ci. Mais sa fin éloignée est
la béatitude, autrement dit : Dieu.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections. Car le premier argument raisonnait comme si l'essence
même de l'habitus était la fin, alors que celle-ci est sa ressemblance en acte,
nous venons de le dire. Les deux autres objections considèrent la fin ultime.
Objections :
1. Il semble bien, car la délectation est une action
naturelle libre d'empêchement, dit Aristote. Or l'action de l'homme fort
procède d'un habitus, qui agit à la manière d'une nature. Donc le fort trouve
du plaisir dans son action.
2. Sur le texte (Ga 5, 22) : "Les fruits de l'Esprit sont
charité, joie et paix", saint Ambroise dit que "les oeuvres des
vertus sont appelées des "fruits" parce qu'elles réconfortent
l'esprit de l'homme par une délectation sainte et pure". Mais l'homme fort
accomplit des actes de vertu. Donc il trouve dans son acte de la délectation.
3. Le plus faible est vaincu par le plus fort. Mais l'homme
fort aime le bien de la vertu plus que son propre corps, qu'il expose à des
périls mortels. Donc la délectation procurée par le bien de la vertu efface la
douleur physique, et ainsi l'homme agit entièrement dans la délectation.
Cependant :
Il y a cette affirmation d'Aristote : "Dans un acte, l'homme
fort n'éprouve, semble-t-il, aucune délectation."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment en traitant des vertus, il y a deux sortes de délectations :
l'une, physique, est produite par le toucher corporel ; l'autre, psychique, est
produite par la connaissance. Et celle-là est précisément l'effet des actions
vertueuses, parce qu'en elles on considère le bien de la raison. Or l'acte
primordial de la force, c'est de supporter des épreuves qui sont pénibles selon
la connaissance qu'on en a, comme la perte de la vie physique, aimée de l'homme
vertueux non seulement en ce qu'elle est un bien de nature, mais aussi en tant
qu'elle est nécessaire à une activité vertueuse et à ce qui s'y rapporte ; et
aussi de supporter des épreuves douloureuses pour le sens du toucher comme les
blessures ou la flagellation. C'est pourquoi l'homme fort d'une part a de quoi
se délecter, selon la délectation psychique, c'est-à-dire de l'acte de vertu
lui-même et de sa fin. Et d'autre part, il a de quoi souffrir, tant
psychiquement, lorsqu'il envisage la fin de sa propre vie, que corporellement.
C'est pourquoi on lit cette affirmation d'Éléazar (2 M 6, 30) : "je
souffre dans mon corps de cruelles douleurs ; mais dans mon âme je les supporte
volontiers par crainte de Dieu."
Or, la douleur
sensible du corps fait qu'on ne ressent pas la délectation psychique de la
vertu, sinon par une abondante grâce de Dieu, qui élève l'âme vers les choses
divines dans lesquelles elle trouve sa délectation, plus fortement que cette
âme n'est affectée par ses souffrances physiques. Ainsi le bienheureux Tiburce,
tandis qu'il marchait pieds nus sur des charbons ardents, disait "qu'il
lui semblait marcher sur un parterre de roses". Cependant la vertu de
force fait que la raison n'est pas absorbée par la douleur physique. La
délectation de la vertu surpasse la tristesse psychique en tant que l'homme
préfère le bien de la vertu à la vie physique et à ce qui s'y rapporte. Aussi
Aristote dit-il qu'"on ne demande pas à l'homme fort d'éprouver de la
délectation en la ressentant, mais qu'il lui suffit de ne pas céder à la
tristesse".
Solutions :
1. La véhémence de l'acte ou de la passion d'une puissance
empêche l'acte d'une autre puissance. C'est pourquoi la douleur sensible
empêche l'âme forte d'éprouver de la délectation dans son opération.
2. Si les activités vertueuses sont délectables, c'est surtout
à cause de leur fin ; or, elles peuvent être tristes par nature. Et cela se
produit surtout pour la force. Aussi le Philosophe dit-il : "Faire oeuvre
de vertu ne cause pas toujours de la délectation, sinon en tant que cette vertu
atteint sa fin."
3. La tristesse psychique est vaincue chez l'homme fort par la
délectation de la vertu. Mais, parce que la douleur physique est plus sensible
et que la connaissance sensible est plus évidente pour l'homme, il arrive que
la délectation spirituelle, qui tient à la fin de la vertu, soit comme dissipée
par l'acuité de la douleur physique.
Objections :
1. Il semble que non, car on appelle soudain ce qui arrive
inopinément. Mais Cicéron dit : "La force est une manière consciente
d'affronter les périls et de supporter les labeurs."
2. Saint Ambroise enseigne : "Il appartient à l'homme
fort de ne pas dissimuler le danger qui menace, mais de l'affronter et, comme
d'un observatoire spirituel, de devancer les événements futurs par une
réflexion prévenante, pour n'avoir pas à dire ensuite : je suis tombé dans
cette difficulté parce que je ne croyais pas qu'elle pouvait survenir." Mais
là où se produit un événement soudain, on ne peut avoir cette prévoyance. Donc
l'activité de la force ne concerne pas les cas soudains.
3. Selon Aristote : "l'homme fort a bon espoir".
Mais l'espoir attend un événement futur, ce qui est contraire à la soudaineté.
Donc l'activité de la force ne s'affirme pas dans les cas soudains.
Cependant :
Le Philosophe
affirme que la force concerne surtout "tous les dangers mortels qui se
présentent soudain".
Conclusion :
Deux éléments sont
à considérer dans l'activité de la force. L'un quant au choix qu'elle fait et, de
ce point de vue, la force ne concerne pas les cas soudains. Car l'homme fort
choisit de prévoir les périls qui peuvent surgir, afin de pouvoir y résister, ou
les supporter plus facilement, car, dit saint Grégoire : "Les traits que l'on prévoit blessent moins, et nous
supportons plus facilement les maux de ce monde si nous sommes protégés contre
eux par le bouclier de la prescience."
Mais il y a un
autre élément à considérer dans l'activité de la force, quant à la
manifestation de l'habitus vertueux. Et à ce point de vue la force se manifeste
surtout dans les cas soudains, parce que, d'après Aristote l'habitus de force
se manifeste surtout dans les périls soudains. Car l'habitus agit à la manière
de la nature. Aussi, que l'on agisse selon la vertu sans préméditation, lorsqu'une
nécessité surgit du fait de périls soudains, cela manifeste au maximum que la
force existe à l'état d'habitus dans cette âme confirmée. Mais quelqu'un qui
n'a pas l'habitus de force peut, par une préméditation prolongée, préparer son
esprit contre les périls. Et cette préparation, l'homme fort l'utilise quand il
a du temps pour le faire.
Solutions :
Tout cela donne la
réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que non, car personne ne doit prendre pour
instrument ce dont on ne peut pas user à son gré. Mais on ne peut pas user à
son gré de la colère, c'est-à-dire en pouvant l'employer quand on veut, et la
laisser quand on veut. Comme dit Aristote, quand une passion corporelle s'est
émue, elle ne s'apaise pas aussitôt que l'on veut. Donc l'homme fort ne doit
pas employer la colère dans son activité.
2. Celui qui suffit par lui-même à accomplir une tâche ne doit
pas se faire aider par ce qui est plus faible et plus imparfait. Mais la raison
suffit par elle-même à exercer l'oeuvre de la force, là où la colère est
inefficace. Aussi Sénèque dit-il : "La raison est capable par elle-même
non seulement de prévoir, mais aussi de gérer les affaires. Y a-t-il rien de
plus fou pour elle que de demander du renfort à la colère, c'est-à-dire que la
stabilité recoure à l'incertitude, la confiance au mensonge, la santé à la
maladie ?" Donc la force ne doit pas employer la colère.
3. Si certains accomplissent les oeuvres de la force avec plus
de véhémence par suite de leur colère, ils peuvent faire de même par tristesse
ou par convoitise. Ce qui fait dire à Aristote : "Les bêtes féroces, par
tristesse ou par douleur, sont excitées à braver les dangers, et les adultères
ont, par convoitise, toutes les audaces." Mais la force n'emploie pour
agir ni la tristesse ni la convoitise. Donc, au même titre, elle ne doit pas
employer la colère.
Cependant :
Il y a cette parole d'Aristote : "La colère vient en
aide aux forts."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment, au sujet de la colère et des autres passions de l'âme les
péripatéticiens et les stoïciens avaient des positions différentes. Les
stoïciens excluaient, de l'âme du sage ou vertueux, la colère et toutes les
autres passions. Les péripatéticiens, dont Aristote fut le chef de file, attribuaient
aux vertueux la colère et les autres passions, mais modérées par la raison. Et
peut-être ne différaient-ils pas sur le fond, mais sur la manière de parler.
Car les péripatéticiens appelaient passions de l'âme tous les mouvements de
l'appétit sensible, quelle que fût leur qualité, nous l'avons dit précédemment
; et parce que l'appétit sensible est mû par le commandement de la raison pour
coopérer à une action plus prompte, ils soutenaient que la colère et les autres
passions devaient être employées par les hommes vertueux, et modérées par le
commandement de la raison. Les stoïciens, au contraire, appelaient passions des
mouvements immodérés de l'appétit sensible, si bien qu'ils les qualifiaient de
maladies ; c'est pourquoi ils les séparaient absolument des vertus. Ainsi donc
l'homme fort emploie pour son acte une colère mesurée, non une colère
immodérée.
Solutions :
1. Une colère mesurée selon la raison est soumise au
commandement de la raison ; il en découle que l'on en use à son gré, ce qui
serait impossible avec une colère immodérée.
2. La raison n'emploie pas la colère pour son acte comme
recevant d'elle du secours, mais parce qu'elle emploie l'appétit sensible comme
un instrument, ainsi que les membres du corps. Et il n'est pas anormal que
l'instrument soit plus imparfait que l'agent principal, comme le marteau par
rapport au forgeron. Mais Sénèque était sectateur des stoïciens et a lancé les
paroles citées par l'objection, directement contre Aristote.
3. Puisque, nous l'avons vu, la force a deux actes : soutenir
et attaquer, elle n'emploie pas la colère pour soutenir, car la raison
accomplit cet acte d'elle-même ; mais, pour attaquer, elle emploie la colère
plus que les autres passions, parce qu'il revient à la colère de bondir sur ce
qui fait souffrir, et ainsi elle coopère directement avec la force dans ses
attaques. La tristesse, selon la raison qui lui est propre, s'effondre devant
ce qui nuit ; mais, par accident, elle coopère à l'attaque ; soit en tant que
la tristesse cause de la colère, comme on l'a vu précédemment ; ou en tant
qu’il s'expose au danger pour se débarrasser d'elle. Pareillement la convoitise,
selon sa raison propre, tend au bien délectable, et affronter les périls n’est
pas du tout de son fait. Mais parfois, par accident, la tristesse coopère à
l'attaque, en tant qu’il préfère braver le danger plutôt que renoncer au
plaisir. Et c'est pourquoi Aristote enseigner que parmi les forces qui nous
viennent de la passion, "la plus naturelle semble être celle qui provient
de la colère, et si cette force se soumet à un choix raisonnable et à une fin
nécessaire, elle est la vertu de force".
Objections :
1. Il semble que non. En effet, on vient de le dire la colère
a une grande parenté avec la force. Mais la colère n'est pas une passion
principale, ni l'audace qui se rattache à la force. Donc la force non plus ne
doit pas être classée parmi les vertus cardinales.
2. La vertu est ordonnée au bien. Mais la force n'y est pas
ordonnée directement, elle est plutôt ordonnée au mal, c'est-à-dire à supporter
les dangers et les labeurs, comme dit Cicéron. Donc elle n'est pas une vertu
cardinale.
3. Une vertu cardinale concerne les problèmes autour desquels
tourne la vie humaine, de même qu'une porte tourne sur ses gonds (cardines).
Mais la force concerne les périls mortels, qui se présentent rarement dans
la vie humaine. Donc la force ne doit pas être classée comme une vertu
cardinale, c'est-à-dire primordiale.
Cependant :
Saint Grégoire
saint Ambroise, et saint Augustin comptent la force parmi les quatre vertus
cardinales, c'est-à-dire primordiales.
Conclusion :
Comme on l'a déjà
dit, on appelle vertus cardinales ou primordiales, celles qui revendiquent
surtout pour elles ce qui appartient en général aux vertus. Parmi d'autres, conditions
communes à la vertu, l'une consiste à "agir avec fermeté" d'après
Aristote. Or la force revendique hautement pour elle le mérite de la fermeté.
En effet, on loue d'autant plus celui qui tient fermement qu'il est plus
fortement poussé à tomber ou à reculer. Or, ce qui pousse l'homme à s'écarter
de ce qui est conforme à la raison, c'est le bien qui réjouit et le mal qui
afflige. Mais la douleur physique pousse plus énergiquement que le plaisir, car
saint Augustin nous dit : "Il n'y a personne qui ne fuie la douleur plus
qu'il n'est attiré par le plaisir. Car nous voyons les bêtes les plus cruelles
s'écarter des plus grands plaisirs par la crainte de la douleur." Et parmi
les douleurs de l'âme et les périls, on craint surtout ceux qui conduisent à la
mort, et c'est contre eux que l'homme fort tient bon. Donc la force est une
vertu cardinale.
Solutions :
1. L'audace et la colère ne coopèrent pas avec la force en
facilitant un acte de tenir bon, qui fait le principal mérite de sa fermeté.
Par cet acte, en effet, l'homme fort réprime la crainte, qui est une passion
principale, nous l'avons dit précédemment.
2. La vertu est ordonnée au bien de la raison qu'il faut
conserver malgré les assauts des mauvais. Or la force est ordonnée aux maux
physiques comme à des contraires auxquels elle résiste ; mais elle est ordonnée
au bien de la raison comme à sa fin, qu'elle prétend conserver.
3. Bien que les périls mortels soient rares, cependant les
occasions se présentent fréquemment de les susciter lorsque, par exemple, un
homme voit se lever contre lui ses ennemis à cause de la justice qu'il observe,
et d'autres bonnes actions qu'il accomplit.
Objections :
1. Il semble qu'elle l'emporte sur toutes les autres vertus.
Car saint Ambroise dit que "la force est comme plus élevée que les autres
vertus".
2. La vertu concerne le difficile et le bon. Or la force
concerne ce qu'il y a de plus difficile. Donc elle est la plus grande des
vertus.
3. La personne de l'homme est plus digne que ses biens. Mais
la force concerne la personne de l'homme que l'on expose au péril de mort pour
sauvegarder le bien de la vertu. Tandis que la justice et les autres vertus
morales concernent les biens extérieurs. Donc la force est la principale de
toutes les vertus morales.
Cependant :
4. Cicéron a dit : "La splendeur de la vertu brille au
maximum dans la justice, qui donne son nom à l'homme de bien."
5. Aristote a dit : "Forcément, les vertus les plus
utiles à autrui sont les plus grandes." Mais la libéralité paraît plus
utile que la force. Donc elle est une plus grande vertu.
Conclusion :
Comme le dit saint
Augustin : "dans les choses où la quantité n'a pas d'importance, le plus
grand est identique au meilleur". Aussi une vertu est-elle d'autant plus
grande qu'elle est meilleure. Or le bien de la raison est le bien de l'homme, pour
Denys. Ce bien est possédé essentiellement par la prudence, qui est la
perfection de la raison. Quant à la justice, elle réalise le bien en ce qu'il
lui revient d'établir l'ordre de la raison dans toutes les affaires humaines.
Et les autres vertus ont pour rôle de conserver ce bien, en ce qu'elles
modèrent les passions, pour que celles-ci ne détournent pas l'homme du bien de
la raison. Et à ce rang, la force occupe la première place, parce que la
crainte du danger de mort est particulièrement efficace pour détourner du bien
de la raison. Après elle vient la tempérance, parce que les plaisirs du toucher
sont, plus que les autres, ce qui fait obstacle au bien de la raison. Or ce qui
est attribué à titre essentiel est plus important que ce qui est attribué à
titre de réalisation, et cela est plus important que ce qui a un office de
conservation par éloignement d'un obstacle. Aussi, parmi les vertus cardinales,
la plus importante est la prudence ; la deuxième la justice ; la troisième la
force ; la quatrième, la tempérance. Et après elles les autres vertus.
Solutions :
1. Saint Ambroise fait passer la force avant les autres
vertus selon une certaine utilité commune, celle qu'elle présente dans la
guerre et dans les affaires civiles et domestiques. C'est pourquoi il dit
d'abord, au même endroit : "Traitons maintenant de la force, qui l'emporte
sur les autres vertus et se partage entre la guerre et les affaires domestiques."
2. La raison de vertu consiste en ce qui est bien, plus qu'en
ce qui est difficile. Aussi faut-il évaluer la grandeur de la vertu à la mesure
de la bonté plutôt que de la difficulté.
3. L'homme ne s'expose aux dangers mortels que pour
sauvegarder la justice. Et c'est pourquoi le mérite de la force dépend dans une
certaine mesure de la justice. D'où cette remarque de saint Ambroise : "La
force sans la justice favorise l'iniquité. Plus elle est vigoureuse et plus
elle est prompte à opprimer les petits."
4. Nous concédons cet argument.
5. La libéralité est utile par ses bienfaits particuliers.
Mais la force a une utilité générale pour sauvegarder tout l'ordre de la
justice. Et c'est pourquoi le Philosophe affirme : "On aime surtout les
hommes justes et forts, parce qu'ils sont les plus utiles à la guerre et dans
la paix."
- 1. Est-il un
acte de vertu ? - 2. De quelle vertu est-il l'acte ? - 3. La perfection de cet
acte. - 4. La sanction du martyre. - 5. Sa cause.
Objections :
1. Il ne semble pas, car tout acte de vertu est volontaire.
Mais le martyre n'est pas toujours volontaire, comme on le voit pour les saints
innocents massacrés pour le Christ, dont saint Hilaire nous dit : "Ils ont
été portés au sommet des joies éternelles par la gloire du martyre."
2. Aucun acte illicite ne relève de la vertu. Mais le suicide
est illicite, on l'a vu. Cependant il lui est arrivé de consommer le martyre
car, d'après saint Augustin, "de saintes femmes, en temps de persécutions,
pour éviter les ennemis de leur pudeur, se jetèrent dans le fleuve, et
moururent ainsi ; et leur martyre est célébré par une grande affluence dans
l’Église catholique".
3. Il est louable de s'offrir spontanément pour accomplir un
acte de vertu. Mais il n'est pas louable de rechercher le martyre, car cela
paraît plutôt présomptueux et périlleux. Le martyre n'est donc pas un acte de
vertu.
Cependant :
Il faut dire que la récompense de la béatitude n'est due qu'à
un acte de vertu. Or elle est due au martyre selon la parole évangélique (Mt 5,
10) : "Heureux, ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le
Royaume des cieux est à eux." Donc le martyre est un acte de vertu.
Conclusion :
Comme on vient de
le rappeler, c'est vertu que de demeurer dans le bien prescrit par la raison.
Or ce bien raisonnable consiste dans la vérité comme dans son objet propre, et
dans la justice comme dans son effet propre, nous l'avons montré plus haut. Or,
il appartient à la raison de martyre que l'on tienne ferme dans la vérité et la
justice contre les assauts des persécuteurs. Aussi est-il manifeste que le
martyre est un acte de vertu.
Solutions :
1. Certains ont soutenu que l'usage du libre arbitre s'était
développé miraculeusement chez les saints innocents, si bien qu'ils ont subi le
martyre eux aussi volontairement. Mais parce que cela n'est pas confirmé par
l'autorité de l’Écriture, il vaut mieux dire que la gloire du martyre, méritée
chez d'autres par leur volonté propre, ces tout-petits mis à mort l'ont obtenue
par la grâce de Dieu. Car l'effusion du sang pour le Christ tient la place du
baptême. Aussi, de même que chez les enfants baptisés le mérite du Christ, par
la grâce baptismale, est efficace pour obtenir la gloire, de même chez les
enfants mis à mort pour le Christ, le mérite du martyre du Christ agit pour
leur obtenir la palme du martyre. Aussi saint Augustin dit-il dans un sermon où
il semble les interpellera : "Celui qui doutera que vous ayez reçu la
couronne parce que vous avez souffert pour le Christ, doit penser aussi que le
baptême du Christ n'est pas avantageux aux petits enfants. Vous n'aviez pas
l'âge pour croire au Christ qui allait souffrir ; mais vous aviez la chair dans
laquelle vous subiriez votre passion pour le Christ voué à la passion."
2. Saint Augustin, au même endroit, admet comme possible que
"l'autorité divine ait persuadé l’Église, par des témoignages dignes de
foi, qu'elle devait honorer la mémoire de ces saintes".
3. Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des
vertus. Or, on a dit précédemment que certains préceptes de la loi divine ont
été donnés aux hommes pour préparer leurs âmes, c'est-à-dire pour qu'ils soient
prêts à agir de telle ou telle façon, lorsque ce serait opportun. Ainsi encore,
certains préceptes se rattachent à l'acte de la vertu selon cette préparation, de
telle sorte que, tel cas se présentant, on agisse conformément à la raison. Et
cela est à observer surtout au sujet du martyre. Celui-ci consiste à supporter
comme il se doit des souffrances infligées injustement. On ne doit pas offrir à
autrui l'occasion d'agir injustement ; mais si l'autre agit ainsi, on doit le
supporter dans la mesure raisonnable.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas un acte de force. Car "martyr"
en grec signifie témoin. Or on rend un témoignage de foi au Christ selon les
Actes (1, 8) : "Vous serez mes témoins à Jérusalem, etc.", et saint Maxime
de Turin dit dans un sermon : "La mère du martyre, c'est la foi catholique,
que d'illustres athlètes ont signée de leur sang." Le martyre est donc un
acte de foi plus qu'un acte de force.
2. Un acte louable se rattache surtout à la vertu qui incline
à lui, qui est manifestée par lui, et sans laquelle il est sans valeur. Mais
c'est surtout la charité qui incline au martyre. Aussi saint Maxime dit-il dans
un sermon : "La charité du Christ est victorieuse dans ses martyrs." De
plus la charité se manifeste souverainement par l'acte du martyre, selon cette
parole de Jésus (Jn 15, 13) : "Personne n'a de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis." Enfin, sans la charité le martyre ne vaut
rien, dit saint Paul (1 Co 13, 3) : "Si je livrais mon corps aux flammes
et que je n'aie pas la charité, cela ne sert de rien." Donc le martyre est
un acte de charité plus que de force.
3. Saint Augustin dit dans un sermon sur saint Cyprien :
"Il est facile de vénérer un martyr en célébrant sa fête ; il est
difficile d'imiter sa foi et sa patience." Mais en tout acte de vertu ce
qui mérite le plus de louange, c'est la vertu dont il est l'acte. Donc le
martyre est un acte de patience plus que de force.
Cependant :
Nous trouvons ces
paroles dans la lettre de Cyprien aux martyrs et aux confesseurs : "Ô
bienheureux martyrs, par quelles louanges vais-je vous célébrer ? Ô soldats
pleins de force, par quelle parole éclatante vais-je montrer la vigueur de vos
corps ?" Chacun est loué pour la vertu dont il exerce l'acte. Donc le
martyre est un acte de la force.
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré plus haut. Il revient à la force de confirmer l'homme dans le bien de la
vertu contre les dangers, et surtout contre les dangers de mort qu'on rencontre
à la guerre. Or il est évident que dans le martyre l'homme est solidement
confirmé dans le bien de la vertu, lorsqu'il n'abandonne pas la foi et la
justice, à cause de périls mortels qui le menacent, surtout de la part de persécuteurs,
dans une sorte de combat particulier. Aussi saint Cyprien dit-il dans un sermon
: "La multitude voit avec admiration ce combat céleste, elle voit que les
serviteurs du Christ ont tenu bon dans la bataille, avec une parole hardie, une
âme intacte, une force divine." Aussi est-il évident que le martyre est un
acte de la vertu de force, et c'est pourquoi l'Église applique aux martyrs
cette parole (He 11, 34) : "Ils ont été forts dans le combat."
Solutions :
1. Deux points sont à considérer dans la vertu de force. L'un
est le bien dans lequel le fort demeure inébranlable, et c'est la finalité de
la vertu de force. L'autre est la fermeté elle-même qui l'empêche de céder aux
adversaires de ce bien, et c'est en cela que consiste l'essence de la force. De
même que la force civique affermit l'âme de l'homme dans la justice humaine
dont la conservation lui fait supporter des périls mortels ; de même la force
qui vient de la grâce confirme son coeur dans le bien "de la justice de
Dieu, qui est par la foi au Christ Jésus" (Rm 3, 22). Ainsi le martyre se
rapporte à la foi comme à la fin dans laquelle on est confirmé, et à la force
comme à l'habitus dont il émane.
2. Sans doute la charité incline à l'acte du martyre comme
étant son motif premier et principal ; elle est la vertu qui le commande ; mais
la force y incline comme étant son motif propre : elle est la vertu d'où il
émane. De là vient qu'il manifeste ces deux vertus. Et c'est par charité qu'il
est méritoire, comme tout acte de vertu. C'est pourquoi sans la charité il ne
vaut rien.
3. Comme nous l'avons dit, l'acte principal de la force, c'est
de supporter ; c'est de cela que relève le martyre, non de son acte secondaire
qui est d'attaquer. Et parce que la patience vient à l'aide de la force pour
son acte principal qui est de supporter, on comprend que, dans l'éloge des
martyrs, on loue aussi leur patience.
Objections :
1. Il semble que le martyre ne soit pas l'acte de la plus
haute perfection. Car ce qui relève de la perfection, c'est ce qui est l'objet
d'un conseil, non d'un précepte. Mais le martyre semble être nécessaire au
salut, d'après saint Paul (Rm 10, 10) : "La foi du coeur obtient la
justice, et la confession des lèvres, le salut." De même saint Jean (1 Jn
3, 10) : "Nous devons donner notre vie pour nos frères." Donc le
martyre ne relève pas de la perfection.
2. Il semble plus parfait de donner son âme à Dieu, ce qui se
fait par l'obéissance, que de lui donner son propre corps, ce qui se fait par
le martyre. Ce qui a fait dire à saint Grégoire : "L'obéissance vaut mieux
que toutes les victimes."
3. Il paraît meilleur de secourir les autres que de se
maintenir dans le bien, parce que, dit Aristote, le bien de la nation vaut
mieux que le bien d'un seul homme. Mais celui qui supporte le martyre n'est
utile qu'à lui seul, tandis que celui qui enseigne rend service à beaucoup.
Donc enseigner ou gouverner est plus parfait que subir le martyre.
Cependant :
Saint Augustin
fait passer le martyre avant la virginité qui est un acte de perfection. Donc
le martyre paraît contribuer souverainement à la perfection.
Conclusion :
Nous pouvons
parler d'un acte de vertu de deux façons. D'abord selon l'espèce de cet acte, en
tant qu'il se rattache à la vertu d'où il émane immédiatement. De ce point de
vue, il est impossible que le martyre, qui consiste à supporter vertueusement
la mort, soit le plus parfait des actes de vertu. Car supporter la mort n'est
pas louable de soi, mais seulement si c'est ordonné à un bien qui soit un acte
de vertu, comme la foi et l'amour de Dieu. C'est cet acte-là, parce qu'il est
une fin, qui est meilleur.
Mais on peut
envisager autrement l'acte de vertu. Selon son rattachement au premier motif, qui
est l'amour de charité. Et sous cet angle surtout un acte relève de la vie
parfaite parce que, selon saint Paul (Col 3, 14), "la charité est le lien
de la perfection". Or, parmi tous les actes de vertu, le martyre est celui
qui manifeste au plus haut degré la perfection de la charité. Parce qu'on
montre d'autant plus d'amour pour une chose que, pour elle, on méprise ce qu'on
aime le plus en choisissant de souffrir ce qu'il y a de plus haïssable. Or il
est évident que, parmi tous les biens de la vie présente, l'homme aime
suprêmement cette vie même, et au contraire hait suprêmement la mort elle-même,
surtout quand elle s'accompagne de supplices dont la crainte "écarte des
plus vifs plaisirs les bêtes elles-mêmes", dit saint Augustin. De ce point
de vue, il est évident que le martyre est par nature le plus parfait des actes
humains, comme témoignant de la plus grande charité selon cette parole (Jn 15, 13)
: "Il n'y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis."
Solutions :
1. Tout acte de perfection qui est l'objet d'un conseil est, le
cas échéant, objet de précepte en devenant nécessaire au salut. C'est ainsi, dit
saint Augustin, qu'un homme peut être tenu rigoureusement d'observer la
continence à cause de l'absence ou de la maladie de son épouse.
C'est pourquoi il
n'est pas contraire à la perfection du martyre qu'en certains cas il soit
nécessaire au salut. Car il reste des cas où supporter le martyre n'est pas
nécessaire au salut. Aussi lit-on que beaucoup de saints se sont offerts
spontanément au martyre par zèle de la foi et charité fraternelle. Il s'agit là
de préceptes qui doivent être compris comme demandant la préparation de l'âme.
2. Le martyre englobe ce qui est le summum de l'obéissance :
"être obéissant jusqu'à la mort, comme l'Écriture le dit du Christ (Ph 2, 8).
Aussi est-il clair qu'en soi le martyre est plus parfait que la simple
obéissance.
3. Cet argument est valable pour le martyre envisagé dans son
espèce propre, qui ne lui donne pas de supériorité sur les autres actes de
vertu, de même que la force n'est pas supérieure à toutes les vertus.
Objections :
1. Il semble que la mort ne soit pas incluse dans la raison
de martyre. Car saint Jérôme écrit : "Je dirai à bon droit que la mère de
Dieu fut vierge et martyre, bien qu'elle ait terminé sa vie dans la paix."
Et saint Grégoire." Bien qu'il y manque l'occasion de mourir, la paix a
son martyre, car si nous ne livrons pas notre tête à l'arme du bourreau, nous
mettons à mort, par le glaive spirituel, les désirs de la chair."
2. On lit que certaines femmes ont méprisé leur vie pour
conserver leur intégrité charnelle. Il apparaît ainsi que l'intégrité
corporelle de la chasteté a plus d'importance que la vie du corps. Mais parfois
cette intégrité corporelle est enlevée, ou on tente de l'enlever, à cause de la
confession de la foi chrétienne, comme c'est évident pour sainte Agnès et
sainte Lucie. Il paraît donc qu'on devrait parler de martyre si une femme perd
son intégrité charnelle pour la foi du Christ, plutôt que si elle perd aussi la
vie du corps. C'est pourquoi sainte Lucie disait : "Si tu me fais violer
malgré moi, ma chasteté me vaudra une double couronne."
3. Le martyre est un acte de la vertu de force, et il
appartient à celle-ci de ne pas craindre non seulement la mort, mais non plus
les autres adversités, selon saint Augustin. Mais il y a beaucoup d'adversités
autres que la mort, que l'on peut supporter pour la foi au Christ : la prison, l'exil,
la spoliation de ses biens, comme le montre l'épître aux Hébreux (10, 34).
Aussi célèbre-t-on le martyre du pape Marcel, mort pourtant en prison. Il n'est
donc pas nécessaire de subir la peine de mort pour être martyr.
4. Le martyre est un acte méritoire, nous l'avons dit. Mais un
acte méritoire ne peut être postérieur à la mort. Donc il la précède, et ainsi
la mort n'est pas essentielle au martyre.
Cependant :
Saint Maxime de
Turin dit, dans un panégyrique de martyr : "Il est vainqueur en mourant
pour la foi, alors qu'il aurait été vaincu en vivant sans la foi."
Conclusion :
Nous l'avons dit
on appelle martyr celui qui est comme un témoin de la foi chrétienne, qui nous
propose de mépriser le monde visible pour les réalités invisibles, selon la
lettre aux Hébreux (11, 34). Il appartient donc au martyre que l'homme témoigne
de sa foi, en montrant par les faits qu'il méprise toutes les choses présentes
pour parvenir aux biens futurs et invisibles. Or, tant que l'homme conserve la
vie du corps, il ne montre pas encore par les faits qu'il dédaigne toutes les
réalités corporelles ; car les hommes ont coutume de ne faire aucun cas de
leurs consanguins, de toutes leurs possessions et même de subir la douleur
physique, pour conserver la vie. D'où cette insinuation de Satan contre Job (2,
4) : "Peau pour peau. Et tout ce que l'homme possède, il le donnera pour
son âme", c'est-à-dire pour sa vie physique. C'est pourquoi, afin de
réaliser parfaitement la raison de martyre, il est requis de subir la mort pour
le Christ.
Solutions :
1. Ces textes, ou d'autres semblables, emploient le mot
martyre par métaphore.
2. Chez la femme qui perd son intégrité physique, ou qui est
condamnée à la perdre en raison de sa foi chrétienne, il n'est pas évident pour
les hommes qu'elle souffre par amour de la foi et pas plutôt par mépris de la
chasteté. Et c'est pourquoi, aux yeux des hommes, il n'y a pas là un témoignage
suffisant et cet acte n'a pas proprement raison de martyre. Mais pour Dieu, qui
pénètre les coeurs, cela peut valoir la récompense, comme le dit sainte Lucie.
3. On l'a dit plus haut, la force se manifeste principalement
au sujet des périls de mort, et par voie de conséquence au sujet des autres
périls. C'est pourquoi on ne parle pas de martyre proprement dit pour ceux qui
ont subi seulement la prison, l'exil ou la spoliation de leurs biens, sauf
lorsque la mort s'ensuit.
4. Le mérite du martyre ne se situe pas après la mort, mais
dans l'acceptation volontaire de la mort infligée. Pourtant il arrive parfois
qu'après avoir reçu pour le Christ des blessures mortelles, ou d'autres
violences prolongées jusqu'à la mort, le martyr survive longtemps. En cette
situation l'acte du martyre est méritoire, et au moment même où de telles
souffrances sont subies.
Objections :
1. Il semble que la foi seule soit cause du martyre. On lit
en effet (1 P 4, 15) : "Que nul d'entre vous n'ait à souffrir comme
homicide ou comme voleur ou quoi que ce soit de semblable. Mais si c'est comme
chrétien, qu'il n'en rougisse pas ; au contraire, qu'il glorifie Dieu de porter
ce nom." Mais on est appelé chrétien parce qu'on garde la foi au Christ.
Donc, seule la foi au Christ donne la gloire du martyre à ses victimes.
2. Martyre signifie témoin. Or on ne rend témoignage qu'à la
vérité. Et on ne décerne pas le martyre au témoignage de n'importe quelle
vérité, mais de la vérité divine. Autrement, si quelqu'un mourait pour avoir
confessé une vérité de géométrie ou d'une autre science spéculative, il serait
martyr, ce qui semble ridicule. Donc la foi seule cause le martyre.
3. Parmi les oeuvres de vertu, celles-là paraissent les plus
importantes qui sont ordonnées au bien commun, parce que "le bien de la
nation est meilleur que celui de l'individu", selon Aristote. Donc, si un
autre bien était cause du martyre, le titre de martyr serait attribué avant
tout à ceux qui meurent pour la défense de l'État. Ce qui n'est pas la coutume
de l'Église, car on ne célèbre pas le martyre de ceux qui meurent dans une
guerre juste. Donc la foi seule peut être cause du martyre.
Cependant :
On lit (Mt 5, 10)
: "Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice", ce
qui se rapporte au martyre, d'après la Glose. Or la foi n'est pas seule à se
rattacher à la justice, les autres vertus aussi. Donc les autres vertus peuvent
aussi être la cause du martyre.
Conclusion :
On vient de le
dire, les martyrs sont comme des témoins parce que leurs souffrances
corporelles subies jusqu'à la mort rendent témoignage non à une vérité
quelconque, mais à la vérité religieuse que le Christ nous a révélée, aussi
sont-ils appelés martyrs du Christ, comme étant ses témoins. Telle est la
vérité de la foi. Et c'est pourquoi la cause de tout martyre est la vérité de
la foi. Mais à celle-ci se rattache non seulement la croyance du coeur, mais
aussi la protestation extérieure. Or celle-ci ne se fait pas seulement par les
paroles d'une confession de foi, mais aussi par les faits montrant qu'on a la
foi, selon cette parole en saint Jacques (2, 18) : "C'est par les oeuvres
que je te montrerai ma foi." Aussi saint Paul (Tt 1, 16) dit-il de
certains : "Ils font profession de connaître Dieu, mais par leur conduite
ils le renient." Et c'est pourquoi les oeuvres de toutes les vertus, selon
qu'elles se réfèrent à Dieu, sont des protestations de la foi qui nous fait
comprendre que Dieu requiert de nous ces oeuvres, et nous en récompense. A ce
titre elles peuvent être cause de martyre. Aussi l'Église célèbre-t-elle le
martyre de saint Jean Baptiste qui a subi la mort non pour avoir refusé de
renier sa foi, mais pour avoir reproché à Hérode son adultère.
Solutions :
1. On est appelé chrétien parce qu'on est au Christ. Et l'on
dit que quelqu'un est au Christ non seulement parce qu'il croit en lui mais
aussi parce qu'il accomplit des actions vertueuses guidé par l'esprit du Christ,
selon saint Paul (Rm 8, 9) : "Si quelqu'un n'a pas l'esprit du Christ, il
ne lui appartient pas." Et l'on dit aussi qu'il est au Christ parce que, à
son imitation, il meurt au péché selon cette parole (Ga 5, 24) : "Ceux qui
appartiennent au Christ Jésus ont crucifié leur chair avec ses passions et ses
convoitises." Et c'est pourquoi on souffre comme le Christ non seulement
en souffrant pour une confession de foi en paroles, mais aussi chaque fois
qu'on souffre pour accomplir un bien quelconque, ou pour éviter un péché
quelconque à cause du Christ, parce que tout cela relève de la protestation de
foi.
2. La vérité des autres sciences ne se rattache pas au culte
divin. C'est pourquoi on ne l'appelle pas une vérité religieuse. Aussi sa
confession ne peut-elle être directement cause du martyre. Mais parce que tout
péché est mensonge, comme nous l'avons établi, éviter le mensonge, contre
quelque vérité que ce soit, en tant que le mensonge est contraire à la loi
divine, peut être cause de martyre.
3. Le bien de l’État occupe la première place parmi les biens
humains. Mais le bien divin, qui est la cause propre du martyre, l'emporte sur
le bien humain. Cependant, parce que le bien humain peut devenir divin s'il se
réfère à Dieu, il peut arriver que n'importe quel bien humain soit cause de
martyre, selon qu'il est référé à Dieu.
LES
VICES OPPOSÉS À LA FORCE
Nous allons les
étudier maintenant : la crainte (Question 125), l'intrépidité (Question 126) et
l'audace (Question 127).
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. S'oppose-t-elle à la force ? - 3. Est-elle péché mortel ? - 4.
Excuse-t-elle ou diminue-t-elle le péché ?
Objections :
1. Il semble que non. Car elle est une passion, on l'a établi
précédemment. Or, montre Aristote : "nous ne sommes ni loués ni blâmés
pour nos passions". Puisque tout péché est blâmable, il apparaît que la
crainte n'est pas un péché.
2. Rien de ce que prescrit la loi divine n'est un péché parce que
"la loi du Seigneur est sans tache" (Ps 19, 8). Or la crainte est
prescrite dans la loi de Dieu car saint Paul dit (Ep 6, 5) : "Esclaves, obéissez
à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement."
3. Rien de ce qui est en l'homme par nature n'est péché, parce
que le péché est contre la nature, selon saint Jean Damascène. Mais la crainte
est naturelle à l'homme, ce qui fait dire à Aristote : "qu'il faut être
fou, ou insensible à la douleur, pour ne rien craindre, ni tremblements de
terre ni inondations".
Cependant :
Il y a la parole du Seigneur (Mt 10, 28) : "Ne craignez
pas ceux qui tuent le corps." Et en Ézéchiel (2, 8) : "Ne les crains
pas et n'aie pas peur de leurs paroles."
Conclusion :
On appelle péché
dans les actes humains ce qui est contraire à l'ordre ; car l'acte humain qui
est bon consiste en un certain ordre, nous l'avons montrée. Or ici l'ordre
requis, c'est que l'appétit se soumette au gouvernement de la raison. La raison
dicte qu'il faut fuir certains actes et en rechercher d'autres. Parmi ceux
qu'il faut fuir, elle dicte que certains sont à fuir plus que d'autres ; et de
même, parmi ceux qu'il faut rechercher, elle dicte que certains sont à
rechercher davantage ; et plus un bien est à poursuivre, plus un mal opposé est
à fuir. De là vient cette dictée de la raison : on doit poursuivre certains
biens plus qu'on ne doit fuir certains maux. Donc, quand l'appétit fuit ce que
la raison lui dicte de supporter pour ne pas abandonner ce qu'il doit surtout
poursuivre, la crainte est contraire à l'ordre et a raison de péché. Mais quand
l'appétit fuit par crainte ce qu'il doit fuir selon la raison, alors l'appétit
n'est pas désordonné et il n'y a pas de péché.
Solutions :
1. La crainte au sens général du mot implique essentiellement
et dans tous les cas, la fuite ; aussi à cet égard n'implique-t-elle aucune
raison de bien ou de mal. Et il en est de même pour toutes les passions. C'est
pourquoi Aristote dit qu'elles ne sont ni louables ni blâmables, parce qu'on ne
loue ni ne blâme ceux qui se mettent en colère ou qui ont peur, mais parce
qu'ils le font d'une façon réglée par la raison, ou non.
2. Cette crainte à laquelle l'Apôtre nous incite est en accord
avec la raison, car le serviteur doit craindre de manquer aux services qu'il
doit rendre à son maître.
3. Les maux auxquels l'homme ne peut résister et dont
l'endurance ne peut rien lui apporter, la raison dicte qu'il faut les fuir.
C'est pourquoi la crainte n'est pas un péché.
Objections :
1. Il semble que non. Car la force concerne les dangers
mortels, on l'a montré Mais le péché de crainte ne se rattache pas toujours aux
dangers mortels. Car sur le Psaume (128, 1) : "Heureux ceux qui craignent
le Seigneur", la Glose dit que "la crainte humaine nous fait craindre
de subir les périls de la chair ou de perdre les biens du monde". Et sur
ce texte de Mt (26, 44) : "Il pria une troisième fois avec les mêmes
paroles", la Glose dit que la mauvaise crainte est triple : "crainte
de la mort, crainte de la douleur, crainte d'être lésé dans ses intérêts".
Donc le péché de crainte n'est pas contraire à la force.
2. Ce que l'on approuve surtout dans la force, c'est qu'elle
s'expose aux dangers mortels. Mais parfois on s'expose à la mort par crainte de
l'esclavage ou de la honte, comme saint Augustin le dit de Caton qui se donna
la mort pour ne pas devenir l'esclave de César. Donc le péché de crainte n'est
pas contraire à la force, mais lui ressemble.
3. Tout désespoir procède d'une crainte. Or le désespoir n'est
pas contraire à la force, mais à l'espérance, on l'a vu précédemment. Donc le
péché de crainte n'est pas non plus contraire à la force.
Cependant :
Aristote oppose
l'attitude craintive à la force.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment toute crainte procède de l'amour, car on ne craint que ce qui
s'oppose à ce qu'on aime. Or l'amour n'est pas réservé à un genre déterminé de
vertu ou de vice, mais l'amour bien réglé est inclus en toute vertu, car tout
homme vertueux aime le bien propre de sa vertu ; tandis que l'amour déréglé est
inclus en tout péché, car c'est de l'amour déréglé que procède la convoitise
déréglée. Aussi la crainte déréglée est-elle incluse pareillement en tout péché
: l'avare craint de perdre son argent, l'intempérant d'être privé de son plaisir,
et ainsi des autres. Mais la crainte la plus forte est celle de mourir, comme
le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le caractère désordonné d'une telle
crainte est contraire à la force, qui concerne les dangers mortels. C'est
pourquoi on dit que, par excellence, l'excès de crainte est contraire à la
force.
Solutions :
1. Ces textes parlent de la crainte déréglée en général, qui
peut s'opposer à diverses vertus.
2. Les actes humains se caractérisent surtout par leur fin, comme
nous l'avons montré précédemment. Or il appartient à l'homme fort de s'exposer
aux dangers mortels, en vue du bien ; mais celui qui s'y expose pour fuir la
servitude ou une condition pénible est vaincu par la crainte, qui est contraire
à la force. Aussi le Philosophe dit-il que "mourir pour fuir la pauvreté, par
désespoir d'amour, ou par accablement, n'est pas le fait de l'homme fort, mais
du lâche ; fuir le labeur, c'est de la faiblesse".
3. Comme nous l'avons dit précédemment, de même que
l'espérance est le principe de l'audace, la crainte est le principe du
désespoir. Aussi, de même que l'homme fort qui est audacieux avec mesure doit
avoir au préalable l'espérance, de même, mais inversement, le désespoir procède
d'une certaine crainte. Non de n'importe laquelle, mais d'une crainte de même
genre. Or le désespoir qui s'oppose à l'espérance appartient au genre des
choses divines ; tandis que la crainte qui s'oppose à la force appartient à un
genre différent, celui des périls mortels. Si bien que l'argument ne vaut pas.
Objections :
1. Il semble que non. Car la crainte, on l'a dit, se situe
dans l'appétit irascible, qui fait partie de la sensualité. Mais dans la
sensualité il n'y a que péché véniel, comme on l'a montré.
2. Tout péché mortel détourne totalement le coeur loin de
Dieu. Or, c'est ce que ne fait pas la crainte, car sur ce texte (Jg 7, 3) :
"Que celui qui a peur...", la Glose dit : "Le craintif est celui
qui tremble à l'approche d'une rencontre sans être terrifié au fond, mais il
peut se ressaisir et reprendre courage."
3. Le péché mortel éloigne non seulement de la perfection mais
aussi du précepte. Or la crainte n'éloigne pas du précepte mais seulement de la
perfection, car sur ce texte (Dt 20, 8) : "Qui a peur et sent mollir son
courage ?" la Glose dit : "Cela enseigne qu'il est impossible
d'atteindre à la perfection de la contemplation ou du combat spirituel si l'on
redoute encore d'être dépouillé de ses biens terrestres."
Cependant :
Pour un seul péché
mortel on encourt la peine de l'enfer. Or celle-ci est promise aux timorés
selon l'Apocalypse (21, 8) : "Les lâches, les renégats, les dépravés...
leur lot se trouve dans l'étang brûlant de feu et de soufre. C'est la seconde
mort." Donc la crainte est péché mortel.
Conclusion :
Comme nous l’avons
dit, la crainte est un péché selon qu'elle est désordonnée, c'est-à-dire
qu'elle fuit ce que, raisonnablement, elle ne devrait pas fuir. Or ce
dérèglement de la crainte ne réside parfois que dans l'appétit sensitif, sans
qu'intervienne le consentement de l'appétit rationnel. Alors elle ne peut être
péché mortel, mais seulement véniel. Mais parfois ce dérèglement de la crainte
parvient jusqu'à l'appétit rationnel, ou volonté, qui par son libre arbitre
fuit quelque chose contrairement à la raison. Un tel désordre est tantôt péché
mortel, tantôt péché véniel. Car si, par crainte, on fuit un péril mortel ou
quelque autre mal temporel, et qu'on se dispose ainsi à faire quelque chose
d'interdit, ou qu'on omette un devoir prescrit par la loi divine, une telle
crainte est péché mortel. Autrement elle sera péché véniel.
Solutions :
1. Cet argument procède de la crainte en tant qu'elle ne
dépasse pas la sensualité.
2. Cette glose également peut s'entendre d'une crainte
purement sensible. Ou bien, on peut mieux dire qu'est "terrifié au fond",
celui dont la crainte domine le coeur sans remède. Or il peut arriver que, même
si la crainte est péché mortel, sa victime ne soit pas terrifiée si obstinément
qu'on ne puisse la persuader de se reprendre. Ainsi parfois un homme qui pèche
mortellement en consentant à la sensualité est détourné d'accomplir
effectivement ce qu'il avait décidé de faire.
3. Cette glose parle d'une crainte qui écarte d'un bien non
nécessaire de précepte, mais conseillé pour la perfection. Or une telle crainte
n'est pas péché mortel, mais parfois véniel. Parfois aussi, elle n'est pas
péché s'il y a une cause raisonnable de craindre.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car la crainte est un péché, on vient
de le voir. Or le péché n'excuse pas le péché, il l'aggrave.
2. Si une crainte excuse le péché, ce serait au plus haut point
la crainte de la mort, qui frappe les plus courageux. Mais cette crainte ne
semble pas excuser parce que la mort, menaçant nécessairement tous les hommes, ne
paraît pas à craindre.
3. Toute crainte a pour objet un mal, temporel ou spirituel.
Or la crainte du mal spirituel ne peut excuser le péché parce qu'elle n'induit
pas au péché mais plutôt en éloigne. La crainte du mal temporel non plus
n'excuse pas du péché parce que, dit Aristote : "Il ne faut craindre ni
l'indigence ni la maladie, ni quoi que ce soit qui ne procède pas de nos
propres errements." Il semble donc que la crainte n'excuse nullement le
péché.
Cependant :
On lit dans les Décrets :
"Celui qui a souffert violence et a été ordonné malgré lui par les
hérétiques a une excuse valable."
Conclusion :
Comme on vient de
le dire, la crainte est qualifiée de péché dans la mesure où elle contredit
l'ordre de la raison. Or la raison juge que l'on doit fuir certains maux plus
que d'autres. C'est pourquoi si quelqu'un, pour fuir les maux qui selon la raison
sont à éviter davantage, ne fuit pas ceux qui sont moins à éviter, il n'y a pas
péché. Ainsi doit-on fuir la mort corporelle plus que la perte des biens
temporels ; donc, si quelqu'un par crainte de la mort promet ou donne quelque
chose à des bandits, il est excusé du péché qu'il encourrait, si, sans cause
légitime, en négligeant les hommes vertueux auxquels il devrait donner, il
faisait des largesses aux pécheurs.
Mais si quelqu'un,
fuyant par crainte des maux qui sont moins à fuir, encourt des maux que la
raison nous dit de fuir davantage, il ne pourrait être totalement excusé de
péché parce qu'une telle crainte serait désordonnée. On doit craindre les maux
de l'âme plus que les maux du corps, ceux du corps plus que ceux des
possessions extérieures. C'est pourquoi, si quelqu'un encourt des maux de l'âme,
c'est-à-dire des péchés, en fuyant les maux du corps, comme la flagellation ou
la mort, ou des maux extérieurs comme une perte d'argent ; ou s'il supporte des
maux corporels pour éviter une perte d'argent : il n'est pas totalement excusé
de péché. Cependant le péché est atténué dans une certaine mesure parce que
l'action faite par crainte est moins volontaire ; car la crainte qui menace
impose une certaine nécessité. Aussi Aristote dit-il de ces actions faites par
crainte qu'elles ne sont pas purement volontaires, mais mêlées de volontaire et
d'involontaire.
Solutions :
1. La crainte n'excuse pas en tant qu'elle est un péché, mais
en tant qu'elle est involontaire.
2. Bien que la mort menace nécessairement tous les hommes, cependant
l'abrégement de la vie est un mal, et par conséquent on doit le craindre.
3. Selon les stoïciens, pour qui les biens temporels n'étaient
pas des biens de l'homme, il s'ensuivait que les maux temporels n'étaient pas
des maux de l'homme et par conséquent n'inspiraient aucune crainte. Mais selon
saint Augustin ces biens temporels sont des biens, quoique d'ordre inférieur.
Ce qui était aussi l'opinion des péripatéticiens. C'est pourquoi on doit
craindre ce qui s'y oppose, mais pas au point de s'écarter à cause d'eux de ce
qui est bon selon la vertu.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Est-elle opposée à la force ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car ce qu'on approuve chez un homme
juste n'est pas un péché. Or dans l'éloge de l'homme juste on lit, au livre des
Proverbes (28, 1) : "Le juste a l'assurance du lion, il n'aura aucune
crainte." Donc, être intrépide n'est pas un péché.
2. "De tous les maux le plus terrible est la mort",
dit Aristote. Mais il ne faut pas craindre la mort, selon ce texte (Mt 10, 28) :
"Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, etc." Ni aucune des
attaques venant de l'homme, selon Isaïe (51, 12) : "Qui es-tu pour
craindre l'homme mortel ?" 3. La crainte naît
de l'amour, on l'a vu plus haut. Mais ne rien aimer de périssable relève de la
vertu parfaite, car, dit saint Augustin : "L'amour de Dieu jusqu'au mépris
de soi fait les citoyens de la Cité céleste." Donc ne rien redouter
d'humain ne paraît pas être un péché.
Cependant :
Le juge inique est
blâmé (Lc 18, 2) de ce qu'"il ne craignait pas Dieu et ne respectait pas
les hommes".
Conclusion :
Parce que la
crainte naît de l'amour, il faut porter le même jugement sur l'amour et sur la
crainte. Or il s'agit maintenant de la crainte des maux temporels, qui provient
de l'amour des biens temporels. Or il est dans la nature de chacun d'aimer sa
propre vie et ce qui y est ordonné, toutefois dans la mesure requise.
C'est-à-dire qu'on doit aimer tout cela non comme si l'on y mettait sa fin, mais
selon qu'on l'utilise en vue de la fin ultime. Aussi, que quelqu'un manque à
l'ordre requis dans l'amour de ces biens est contraire à l'inclination de sa
nature, et par conséquent c'est un péché. Cependant jamais personne ne manque
totalement de cet amour, parce que ce qui est naturel ne peut se perdre
totalement. C'est pourquoi l'Apôtre peut dire (Ep 5, 29) : "Personne n'a
jamais eu de haine pour sa propre chair." Aussi même ceux qui se donnent
la mort le font-ils par amour de leur chair, qu'ils veulent libérer des
angoisses présentes.
Aussi peut-il
arriver qu'un homme craigne moins qu'il ne faut la mort et les autres maux
temporels, parce qu'il aime moins qu'il ne doit les biens auxquels s'opposent
ces maux. Pourtant, qu'il ne craigne rien de tout cela ne peut venir d'un
manque total d'amour ; mais il croit impossible que lui surviennent des maux
opposés aux biens qu'il aime. Parfois cela vient de l'orgueil qui présume de
soi-même et méprise les autres, selon cette parole de Job (41, 25) : "Il a
été fait intrépide ; il regarde en face les plus hautains." Parfois aussi
cette absence de crainte vient d'un manque d'esprit ; c'est ainsi que pour
Aristote c'est par sottise que les Celtes n'ont peur de rien. Aussi est-il
clair que l'intrépidité est un vice, qu'elle soit causée par un manque d'amour,
par l'orgueil ou la stupidité. Pourtant, si celle-ci est invincible, elle
excuse du péché.
Solutions :
1. Ce qu'on approuve chez le juste, c'est que la crainte ne
le détourne pas du bien, et non pas qu'il n'ait aucune crainte. Car on lit dans
l'Ecclésiastique (1, 28 Vg) : "L'homme dénué de crainte ne pourra se
justifier."
2. La mort ou toute autre violence qu'on peut subir d'un homme
mortel ne doit pas être crainte au point de faire abandonner la justice. On
doit cependant les craindre en tant qu'elles peuvent empêcher un homme d'agir
vertueusement, soit en lui-même soit en faisant progresser les autres. Aussi
est-il écrit dans les Proverbes (14, 16) : "Le sage craint le mal et s'en
détourne."
3. Les biens temporels doivent être méprisés en tant qu'ils
nous empêchent d'aimer et de craindre Dieu. Et de ce point de vue aussi on ne
doit pas les craindre, selon cette parole de l'Ecclésiastique (34, 14) : "Celui
qui craint le Seigneur n'a peur de rien." Mais on ne doit pas mépriser les
biens temporels en tant qu'ils nous aident, comme des instruments, à pratiquer
la crainte et l'amour de Dieu
Objections :
1. Il semble que non. En effet, nous jugeons les habitus
d'après leurs actes. Or aucun acte de force n'est empêché par le fait que
quelqu'un est intrépide, car n'ayant aucune crainte, il supporte fermement et
attaque audacieusement.
2. L'intrépidité est vicieuse par manque de l'amour requis, par
orgueil ou par stupidité. Mais le manque d'amour requis s'oppose à la charité ;
l'orgueil, à l'humilité ; la stupidité, à la prudence ou à la sagesse. Donc le
vice d'intrépidité ne s'oppose pas à la force.
3. Les vices s'opposent à la vertu comme les extrêmes au juste
milieu. Mais ce milieu n'a, d'un côté, qu'un seul extrême. Donc, puisque
s'opposent à la force d'un côté la crainte, et de l'autre l'audace, il semble
bien que l'intrépidité ne lui soit pas opposée.
Cependant :
Aristote oppose
l'intrépidité à la force.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, la force a pour objet la crainte et l'audace. Or toute vertu morale
impose la mesure de la raison à la matière qu'elle concerne. Aussi ce qui
revient à la force est une crainte mesurée par la raison : l'homme doit
craindre ce qu'il faut, quand il le faut, et ainsi du reste. Or cette mesure de
la raison peut être détruite non seulement par excès, mais aussi par défaut.
Aussi, de même que la timidité est contraire à la force par excès de crainte, parce
que l'on craint ce que l'on ne doit pas craindre, ou autrement qu'il ne faut, de
même l'intrépidité est contraire à la force par défaut, parce que l'on ne
craint pas ce qu'il faut craindre.
Solutions :
1. L'acte de force consiste à supporter la crainte et à
attaquer non pas n'importe comment, mais selon la raison. Ce que ne fait pas
l'intrépide.
2. Par nature l'intrépidité détruit le juste milieu de la
force et par là s'oppose directement à la force. Mais en raison de ses causes, rien
n'empêche qu'elle s'oppose à d'autres vertus.
3. Le vice de l'audace s'oppose à la force par excès d'audace,
et l'intrépidité par défaut de crainte. Or la force établit un juste milieu
dans ces deux passions. Aussi n'est-il pas extraordinaire que, à des points de
vue différents, elle ait des extrêmes différents.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. Est-elle contraire à la force ?
Objections :
1. Il semble que non, car saint Grégoire applique au bon
prédicateur ce que Job (39, 21) dit du cheval : "Avec audace il s'élance
au combat." Mais personne ne parle d'un vice avec éloge. Donc ce n'est pas
un péché d'être audacieux.
2. Comme dit Aristote : "Il faut prendre son temps pour
délibérer, mais ensuite il faut agir rapidement." Mais l'audace favorise
cette rapidité. Donc l'audace n'est pas un péché, mais plutôt quelque chose de
louable.
3. L'audace est une passion qui naît de l'espérance, a-t-on vu
précédemment cl en traitant des passions. Mais l'espérance est une vertu, non
un péché.
Cependant :
On lit dans
l'Ecclésiastique (8, 15) : "Ne te mets pas en route avec un audacieux, de
peur qu'il ne fasse peser ses maux sur toi." Or on ne doit éviter la
compagnie de quelqu'un que pour éviter le péché. Donc l'audace est un péché.
Conclusion :
Nous l'avons dit
précédemment l'audace est une passion. Or, tantôt la passion est modérée par la
raison, tantôt elle manque de modération, soit par excès soit par défaut, et
c'est ainsi qu'elle est vicieuse. Mais il arrive que le nom même d'une passion
désigne son excès : ainsi on parle de la "colère" pour désigner cette
passion en tant qu'elle est excessive, donc vicieuse. C'est ainsi encore que
l'audace, entendue avec excès, est considérée comme un péché.
Solutions :
1. Il s'agit ici de l'audace mesurée par la raison, et qui se
rattache donc à la vertu de force.
2. Il est recommandable d'agir rapidement après avoir arrêté
sa décision. Mais si l'on veut agir rapidement avant d'avoir délibéré, on tombe
dans le vice de précipitation, qui s'oppose à la prudence, nous l’avons dit.
C'est pourquoi l'audace qui contribue à la rapidité de l'opération est louable
dans la mesure où elle est réglée par la raison.
3. Il y a des vices, et aussi des vertus, qui n'ont pas reçu
de nom, comme le montre Aristote C'est pourquoi il faut les désigner par des
noms de passions. Pour désigner des vices nous employons surtout des noms de
passions qui ont pour objet le mal, comme la haine, la crainte, la colère et
l'audace. Tandis que l'espérance et l'amour ont pour objet le bien, et c'est
pourquoi nous employons plutôt leurs noms pour désigner des vertus.
Objections :
1. Il semble que non, car l'excès qui caractérise l'audace
semble venir de la présomption. Or celle-ci se rattache à l'orgueil, qui
s'oppose à l'humilité. Donc l'audace s'oppose à l'humilité plus qu'à la force.
2. L'audace ne semble pas blâmable, sinon en tant qu'elle est
nuisible à l'audacieux lui-même qui affronte les périls de façon déraisonnable
; ou encore nuisible aux autres qu'il attaque par audace ou qu'il entraîne dans
le danger. Mais cela se rattache à l'injustice. Donc l'audace qui est un péché
ne s'oppose pas à la force, mais à la justice.
3. On l'a dit plus haut la force concerne la crainte et
l'audace. Mais parce que la timidité s'oppose à la force à cause de son excès
de crainte, il y a un autre vice opposé à la timidité par défaut de crainte.
Donc, si l'audace s'opposait à la force par son excès, au même titre la force
devrait avoir un vice opposé par défaut d'audace. Mais on ne trouve pas ce
vice. Donc l'audace, elle non plus, ne doit pas être donnée comme un vice
opposé à la force.
Cependant :
Aristote oppose
l'audace à la force.
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, il appartient à la vertu morale de garder la mesure de la raison
dans la matière qu'elle concerne. C'est pourquoi tout vice qui indique la
démesure quant à la matière d'une vertu morale, s'oppose à cette vertu comme le
démesuré au mesuré. Or l'audace, si ce mot désigne un vice, implique un excès
de la passion qu'on appelle audace. Aussi est-il évident qu'elle est opposée à
la force, qui concerne les craintes et les audaces.
Solutions :
1. L'opposition d'un vice à une vertu ne se prend pas à titre
principal de la cause de ce vice, mais de l'espèce de celui-ci. C'est pourquoi
l'audace n'a pas à être opposée à la même vertu que la présomption, qui est sa
cause.
2. De même que l'opposition directe d'un vice ne se prend pas
de sa cause, elle ne se prend pas non plus de son effet. Or la nuisance qui
provient de l'audace est son effet. Ainsi ne doit-on pas fonder sur elle ce qui
oppose l'audace à la vertu.
3. Le mouvement de l'audace consiste à assaillir ce qui est
contraire à l'homme ; la nature y incline, à moins que cette inclination ne
soit arrêtée par la crainte de subir un dommage. Et c'est pourquoi le vice par
excès que l'on appelle audace n'a pas d'autre défaut contraire que la timidité.
Mais l'audace ne s'accompagne pas toujours du seul défaut de timidité. Car
selon Aristote, "les audacieux volent au-devant du danger, mais quand
celui-ci est là, ils abandonnent", et cela par crainte.
LES
PARTIES DE LA FORCE
On se demandera
d'abord : Quelles sont-elles (Question 128) ? Ensuite, on traitera de chacune
d'elles (Questions 129-138).
Objections :
1. Il semble que l'énumération des parties de la force est
inadmissible. En effet Cicéron en énumère quatre - "la magnificence, la confiance, la patience et la persévérance".
Mais cela ne vaut rien. En effet la magnificence se rattache à la libéralité, car
toutes deux concernent l'argent et "le magnifique est nécessairement
libéral", dit Aristote. Mais la libéralité fait partie de la justice, on
l'a vu plus haut ; donc la magnificence ne fait pas partie de la force.
2. La confiance semble identique à l'espérance. Mais
l'espérance n'appartient pas à la force, car elle est une vertu par elle-même.
Donc la confiance ne fait pas partie de la force.
3. Par la force l'homme se comporte bien devant les dangers.
Mais la magnificence et la confiance n'impliquent dans leur raison aucun
rapport avec les dangers. Il ne convient donc pas de les ranger parmi les
parties de la force.
4. Selon Cicéron la patience implique le support des
difficultés, qu'il attribue aussi à la force. Donc la patience est identique à
la force, et non l'une de ses parties.
5. Ce qui est requis en toute vertu, ne doit pas être donné
comme une partie d'une vertu spéciale. Mais la persévérance est requise en
toute vertu, selon cette parole (Mt 24, 13) : "Celui qui persévérera
jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé."
6. Macrobe donne sept parties de la force : "magnanimité,
confiance, sécurité, magnificence, constance, tolérance, fermeté". D'autre
part, Andronicus admet sept vertus annexes de la force : "assurance, résolution,
magnanimité, virilité, persévérance, magnificence, courage". Donc
l'énumération de Cicéron est insuffisante.
7. Aristote énumère cinq modalités de la force. 1° La
politique, qui opère courageusement par crainte du déshonneur ou du châtiment.
2° La force militaire, qui est rendue courageuse par la pratique ou
l'expérience de la guerre. 3° Celle qui opère courageusement sous l'empire
d'une passion, et en particulier de la colère. 4° Celle qui opère courageusement
par l'habitude de vaincre. 5° Celle qui opère courageusement par inexpérience
du danger. Or aucune de nos énumérations ne contient ces forces-là. Donc ces
énumérations sont impropres.
Conclusion :
On l'a dit plus
haut, une vertu peut avoir trois sortes de parties : subjectives, intégrantes
et potentielles. Or on ne peut assigner à la force, en tant que vertu spéciale,
des parties subjectives, du fait qu'elle ne se divise pas en plusieurs vertus
spécifiquement différentes, parce qu'elle a une matière très spéciale. Mais on
lui attribue des parties pour ainsi dire intégrantes et potentielles.
Intégrantes, selon ce qui doit concourir à l'acte de la force. Potentielles, selon
que les périls mortels étant envisagés par la force, d'autres objets moins
difficiles sont envisagés par d'autres vertus ; celles-ci s'adjoignent à la
force comme le secondaire au principal.
Or, nous l'avons
dit plus haut, l'acte de la force est double : attaquer et supporter. A
l'attaque deux conditions sont requises.
1° D'abord qu'on
ait l'esprit préparé, c'est-à-dire prompt à attaquer. C'est pour cela que
Cicéron nomme la confiance par
laquelle, dit-il, "l'âme se sent pleine d'espoir pour accomplir des
actions grandes et glorieuses".
2° La seconde
condition vaut pour l'exécution : il ne faut pas lâcher prise dans la
réalisation de ce qu'on a entrepris avec confiance. Ici Cicéron nomme la magnificence. "La magnificence,
dit-il, est le projet de la réalisation de choses grandes et sublimes, que
l'âme s'est proposée avec éclat et grandeur." Il ne faut pas que
l'exécution recule devant un projet grandiose. Ces deux conditions, si on les
applique à la matière propre de la force, en seront comme les parties
intégrantes, indispensables à son existence. Si on les réfère à d'autres
matières moins ardues, ce seront des vertus spécifiquement distinctes de la
force, mais qui s'adjoignent à elle comme le secondaire au principal ; c'est
ainsi que le Philosophe applique la magnificence aux grandes dépenses, et la
magnanimité, qui semble identique à la confiance, aux grands honneurs.
3° A l'autre acte
de la force, qui est de supporter, deux conditions sont requises. D'abord que
devant la difficulté de maux menaçants, le coeur ne soit pas brisé par la
tristesse et ne déchoie de sa grandeur. C'est à cela que Cicéron rapporte la patience. Aussi définit-il la
patience : "le support volontaire et prolongé d'épreuves ardues et
difficiles, par un motif de service ou d'honnêteté".
4° L'autre
condition, c'est que, en souffrant ces difficultés de façon prolongée, on ne se
fatigue pas au point de renoncer, selon l'épître aux Hébreux (12, 3) : "Ne
vous laissez pas fatiguer en perdant coeur." C'est la tâche qu'il attribue
à la persévérance. Elle consiste
pour lui "à demeurer de façon stable et perpétuelle dans un parti adopté
avec délibération".
Si ces deux
conditions se restreignent à la matière propre de la force, elles en seront
comme des parties intégrantes. Mais si elles se réfèrent seulement à des
matières difficiles, elles seront des vertus distinctes de la force, mais qui
lui sont adjointes comme des vertus secondaires à la principale.
Solutions :
1. La magnificence ajoute à la matière de la libéralité une
certaine grandeur ; celle-ci augmente la difficulté, objet de l'appétit
irascible, que la vertu de force perfectionne au premier chef.
2. L'espérance qui se confie à Dieu est une vertu théologale, on
l'a montré plus haut. Mais par la confiance, qui figure parmi les parties de la
force, l'homme met son espoir en lui-même, tout en le subordonnant à Dieu.
3. Il paraît très périlleux d'attaquer des ennemis
considérables, parce que l'échec est alors très cuisant. Aussi, même si la
magnificence et la confiance agissent pour opérer ou attaquer de grandes choses,
elles ont une certaine affinité avec la force, en raison du péril menaçant.
4. La patience ne supporte pas seulement les périls mortels, que
concerne la force, en limitant les excès de la tristesse ; elle supporte aussi
d'autres difficultés et d'autres périls. A ce titre elle est une vertu annexe
de la force. Mais en tant qu'elle concerne les périls de mort, elle en est
partie intégrante.
5. La persévérance, en tant qu'elle signifie la continuation
d'une oeuvre bonne jusqu'à la fin, peut être une condition de toute vertu. Mais
elle fait partie de la force comme nous venons de le dire dans la Conclusion.
6. Macrobe nomme les quatre vertus déjà nommées par Cicéron :
confiance, magnificence, tolérance (qui tient la place de la patience) et
fermeté (qui tient la place de la persévérance). Mais il ajoute trois parties
de la force. Deux d'entre elles, la magnanimité et la sécurité, sont englobées
chez Cicéron par la confiance, mais Macrobe les distingue en les spécialisant.
Car la confiance implique l'espérance de grandes choses. Or l'espérance de quoi
que ce soit présuppose un appétit tendu par le désir vers de grandes choses, ce
qui se rattache à la magnanimité ; nous avons dit plus haut en effet que
l'espérance présuppose l'amour et le désir de son objet. Ou bien on peut dire, ce
qui est mieux, que la confiance se rattache à la certitude de l'espérance ; la
magnanimité, à la grandeur de la chose espérée.
L'espérance ne
peut être ferme si l'on n'écarte pas son contraire. Parfois en effet quelqu'un,
pour ce qui tient à lui, espère, mais son espérance est enlevée par la crainte,
car celle-ci est d'une certaine façon opposée à l'espérance, nous l'avons
montré plus haut. C'est pourquoi Macrobe ajoute la sécurité, qui exclut la
crainte. Il ajoute une troisième vertu : la constance, qu'on peut englober dans
la magnificence car il faut, lorsqu'on agit magnifiquement, avoir un coeur
constant. C'est pourquoi Cicéron dit qu'il revient à la magnificence non
seulement d'organiser de grandes affaires, mais encore de les imaginer avec de
l'ampleur dans l'esprit. La constance peut encore se rattacher à la
persévérance, car la persévérance est attribuée à celui qui n'est pas découragé
par la durée de l'action, tandis qu'on appelle constant celui qui n'est pas
découragé par n'importe quelle autre résistance.
Les vertus énumérées
par Andronicus paraissent revenir au même. Il nomme la persévérance et la
magnificence, comme Cicéron et Macrobe, et la magnanimité comme Macrobe. La
résolution est identique à la patience et à la tolérance, car pour lui "la
résolution est un habitus qui rend prêt à entreprendre comme il faut, et à
résister comme la raison le demande". L'assurance semble identique à la
sécurité car, pour Andronicus, "c'est la force de l'âme pour accomplir ses
oeuvres". La virilité est identique à la confiance, car il la définit
"un habitus qui se suffit à lui-même, accordé aux hommes courageux".
A la magnificence
il ajoute le courage (andragathia : vertu du "bon guerrier "),
que nous pouvons appeler encore bravoure. Or il revient à la magnificence non
seulement de tenir bon dans la réalisation d'oeuvres grandioses, ce qui revient
à la constance, mais encore de les exécuter avec une prudence et un zèle viril,
qui reviennent à la bravoure. Aussi Andronicus dit-il : "L'andragathia
est une vertu virile pour entreprendre des oeuvres utiles à la communauté."
On voit ainsi que toutes ces parties de la force se ramènent à la liste donnée
par Cicéron.
7. Ces cinq parties énumérées par Aristote n'atteignent pas à
la vraie raison de vertu, parce que, tout en se rejoignant dans l'acte de force,
elles diffèrent cependant par leur motif, comme on l'a montré plus haut. C'est
pourquoi ce sont moins des parties que des modes de la force.
Il faut maintenant
étudier chacune des parties de la force, mais en les ramenant toutes aux quatre
principales données par Cicéron sauf que nous mettons à la place de la
confiance la magnanimité dont traite Aristote. Nous étudierons donc :
- l° la
magnanimité (Question 129) ;
- 2° la
magnificence (Questions 134-135) ;
- 3° la patience
(Question 136) ;
- 4° la
persévérance (Questions 137-138).
Après avoir étudié
la magnanimité, nous étudierons les vices opposés (Questions 130-133).
- 1.
Concerne-t-elle les honneurs ? - 2. Seulement les grands honneurs ? - 3.
Est-elle une vertu ? - 4. Une vertu spéciale ? - 5. Fait-elle partie de la
force ? - 6. Quels sont ses rapports avec la confiance ? - 7. Avec la sécurité
? - 8. Avec les biens de la fortune ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la magnanimité réside dans l'appétit
irascible, ce qu'on voit à son nom, car magnanimité équivaut à "grandeur
d'âme", âme signifiant ici la puissance irascible, selon Aristote qui dit :
"Dans l'appétit sensible se trouvent le désir et l'âme" c'est-à-dire
le concupiscible et l'irascible. Mais l'honneur est un bien pour le
concupiscible, puisqu'il récompense la vertu. Il apparaît donc que la
magnanimité ne concerne pas les honneurs.
2. Étant une vertu morale, la magnanimité doit concerner ou
les passions ou les actions. Or elle ne concerne pas les actions, car elle
serait alors une partie de la justice. Il reste donc qu'elle concerne les
passions. Mais l'honneur n'est pas une passion. Donc la magnanimité ne concerne
pas les honneurs.
3. La magnanimité semble se rattacher à la recherche plus qu'à
la fuite, car on appelle magnanime celui qui tend à la grandeur. Or on ne loue
pas les gens vertueux de désirer les honneurs, mais plutôt de les fuir.
Cependant :
Le Philosophe dit :
"La magnanimité concerne les honneurs et le déshonneur."
Conclusion :
En vertu de son
nom, la magnanimité implique une âme qui tend à la grandeur. Or on reconnaît la
nature d'une vertu à deux choses : à la matière que son action concerne ; à son
acte propre qui consiste à traiter cette matière de la façon requise. Et parce
que l'habitus de la vertu se détermine au premier chef par son acte, on appelle
un homme magnanime parce que son âme est orientée vers un acte plein de
grandeur. Or un acte peut être appelé grand de deux façons : relativement ou
absolument. Un acte peut être appelé grand de façon relative alors même qu'il
consiste à employer une chose petite ou médiocre, mais de façon excellente.
Mais l'acte simplement et absolument grand est celui qui consiste dans l'emploi
excellent d'un bien supérieur. Or, ce qui est mis à l'usage de l'homme, ce sont
les biens extérieurs, dont le plus élevé absolument est l'honneur. Cela, parce
qu'il est tout proche de la vertu, en tant qu'il lui rend témoignage, comme
nous l'avons établi plus haut en outre, parce qu'il est rendu à Dieu et aux
êtres les plus parfaits, et parce que les hommes font tout passer après la
conquête de l'honneur et le rejet de la honte. Ainsi donne-t-on le nom de
magnanime à partir de ce qui est grand purement et simplement, comme on donne
le nom de fort à partir de ce qui est absolument difficile. Il est donc logique
que la magnanimité concerne les honneurs.
Solutions :
1. Le bien ou le mal considérés absolument relèvent de
l'appétit concupiscible ; mais si on leur ajoute la raison de difficulté, ils
relèvent de l'irascible. Et c'est ainsi que la magnanimité envisage l'honneur, en
tant que celui-ci présente la raison de chose grande et ardue.
2. Si l'honneur n'est ni une passion ni une action, il est pourtant
l'objet d'une passion, l'espérance, qui tend au bien ardu. C'est pourquoi la
magnanimité concerne immédiatement la passion de l'espérance, et médiatement
l'honneur ; de même avons-nous dit plus haut, au sujet de la force, qu'elle
concerne les périls mortels en tant qu'ils sont objets de crainte et d'audace.
3. On doit louer ceux qui méprisent les honneurs au point que
pour les obtenir ils ne font rien de déplacé et ne leur accordent pas une
valeur excessive. Mais si l'on méprisait les honneurs en ce que l'on ne se
soucierait pas de faire ce qui est digne d'honneur, ce serait blâmable. Et
c'est ainsi que la magnanimité concerne les honneurs : pourvu qu'on s'efforce
de faire ce qui est digne d'honneur, au lieu d'estimer grandement les honneurs
humains.
Objections :
1. Il semble que cela n'appartienne pas à la raison de
magnanimité. En effet, sa matière est l'honneur, on vient de le dire. Mais la
grandeur et la petitesse ne s'ajoutent à l'honneur que comme des accidents.
2. La magnanimité concerne les honneurs, comme la mansuétude
concerne les colères. Mais il n'appartient pas à la raison de mansuétude
qu'elle concerne de grandes ou de petites colères.
3. Un petit honneur est moins éloigné d'un grand que le
déshonneur. Mais la magnanimité se comporte bien devant le déshonneur. Donc de
même devant des honneurs modestes.
Cependant :
Le Philosophe
affirme "La magnanimité concerne les grands honneurs".
Conclusion :
D'après Aristote :
"la vertu est une certaine perfection", et cela s'entend d'une
perfection de la puissance "portée à son comble". La perfection de la
puissance ne doit pas être envisagée dans une activité quelconque, mais dans
une activité qui comporte de la grandeur ou de la difficulté. Car toute
puissance, si imparfaite qu'elle soit, est capable d'une activité au moins
médiocre et faible. C'est pourquoi il est essentiel à la vertu de concerner
"le difficile et le bien", selon Aristote. Or le difficile et le grand,
ce qui revient au même, peut être envisagé dans l'acte vertueux de deux façons.
D'abord du côté de la raison, en tant qu'il est difficile de trouver le milieu
de la raison, et de le déterminer dans une certaine matière. Cette difficulté
ne se trouve que dans l'acte des vertus intellectuelles, et aussi dans l'acte
de la justice. Une autre difficulté est du côté de la matière qui, de soi, peut
résister à la mesure de raison qu'on veut lui imposer. Cette difficulté se
remarque surtout dans les autres vertus morales, qui concernent les passions
car, "les passions luttent contre la raison" selon Denys.
A leur sujet il
faut remarquer que certaines passions ont une grande force pour résister à la
raison, principalement du fait qu'elles sont des passions ; et certaines
principalement du fait des objets de ces passions. Or les passions n'ont une
grande force pour lutter contre la raison que si elles sont violentes, parce
que l'appétit sensible, où résident les passions, est soumis par nature à la
raison. Et c'est pourquoi les vertus concernant de telles passions ne
s'exercent qu'au sujet de ce qui est grand dans ces passions, comme la force
concerne les grandes craintes et les grandes audaces ; la tempérance, les
convoitises des plus vives délectations ; la mansuétude, les plus violentes
colères.
Certaines passions
s'opposent à la raison avec une grande force du fait des réalités extérieures
qui sont leurs objets, comme l'amour ou cupidité de l'argent ou de l'honneur.
Et en ces domaines, il faut de la vertu non seulement dans ce qu'il y a de plus
intense, mais aussi pour les objets médiocres ou mineurs, parce que les
réalités extérieures même petites, sont très désirables, comme nécessaires à la
vie. Et c'est pourquoi, concernant l'appétit de l'argent, il y a deux vertus ;
l'une concerne les richesses médiocres ou modérées, c'est la libéralité ;
l'autre concerne les grandes richesses, c'est la magnificence. De même, concernant
les honneurs, il y a deux vertus. L'une qui concerne les honneurs moyens, n'a
pas de nom ; elle est nommée cependant par ses extrémités qu'on appelle philotimia
(amour de l'honneur) et aphilotimia (absence d'amour pour
l'honneur). En effet, on loue parfois celui qui aime l'honneur, et parfois
celui qui n'en a cure, pour autant que chacun des deux peut le faire avec
modération. Mais concernant les grands honneurs, il y a la magnanimité. C'est
pourquoi il faut dire que la matière propre de la magnanimité est le grand
honneur ; et le magnanime est celui qui tend à ce qui est digne d'un grand
honneur.
Solutions :
1. Grand et petit surviennent par accident à l'honneur
considéré en lui-même. Mais ils créent une grande différence par rapport à la
raison, dont il faut observer la mesure dans la pratique des honneurs, ce qui
est beaucoup plus difficile dans les grands honneurs que dans les petits.
2. La colère et les autres matières ne présentent de
difficulté notable que pour le maximum, qui est seul à nécessiter de la vertu.
Il en est autrement des richesses et des honneurs, qui sont des réalités existant
en dehors de l'âme.
3. Celui qui use bien des grandes choses peut encore davantage
user bien des petites. Donc le magnanime aspire à de grands honneurs parce
qu'il en est digne, ou bien en les jugeant inférieurs à ceux dont il est digne,
parce que la vertu ne peut être honorée pleinement par l'homme : c'est Dieu qui
doit l'honorer. Et c'est pourquoi il ne se laisse pas enivrer par de grands
honneurs, parce qu'il ne les estime pas supérieurs à lui, il les méprise
plutôt. Et plus encore les honneurs mesurés et petits. Pareillement, il n'est
pas abattu par les affronts, mais il les méprise comme indignes de lui.
Objections :
1. Il semble que non, car toute vertu morale se situe dans un
juste milieu. Or la magnanimité ne se situe pas dans un milieu, mais dans un
maximum, parce qu'elle "s'honore de ce qu'il y a de plus grand", dit
Aristote.
2. Qui a une vertu les a toutes, on l'a vu précédemment.
Mais
on peut avoir une vertu sans avoir la magnanimité, car, dit le Philosophe :
"Celui qui est digne d'un honneur modeste et s'en trouve haussé est un
modeste, non un magnanime."
3. La vertu est une bonne qualité de l'âme, on l'a vu
précédemment. Mais la magnanimité comporte des dispositions physiques car, dit
Aristote, "le magnanime se déplace lentement, sa voix est grave, son
élocution posée".
4. Aucune vertu ne s'oppose à une autre. Mais la magnanimité
s'oppose à l'humilité, car "le magnanime se juge très méritant et méprise
les autres", dit Aristote.
5. Les propriétés de toute vertu sont dignes d'éloge. Mais la
magnanimité a des propriétés blâmables : l'oubli des bienfaits, l'indolence et
la lenteur, l'ironie envers beaucoup, la difficulté à vivre avec les autres, l'intérêt
pour les choses belles plutôt que pour les choses utiles.
Cependant :
On lit à la
louange de certains guerriers (2 M 14, 18) : "Nicanor, apprenant la valeur
des compagnons de judas Maccabée, et leur grandeur d'âme dans les combats pour
la patrie, etc." Or, seules les oeuvres vertueuses sont louables ; donc la
magnanimité, à laquelle se rattache la grandeur d'âme, est une vertu.
Conclusion :
Il ressortit à la
raison de vertu humaine que dans les oeuvres humaines on observe le bien de la
raison, qui est le bien propre de l'homme. Or, parmi les biens humains
extérieurs, les honneurs occupent la première place, nous l’avons dit. Et c'est
pourquoi la magnanimité, qui établit la mesure de la raison dans les grands
honneurs, est une vertu.
Solutions :
1. Comme le dit aussi Aristote, "le magnanime est à
l'extrême de la grandeur" en ce qu'il tend à ce qu'il y a de plus grand ;
"mais il est dans le juste milieu, puisque c'est ainsi qu'il doit être"
: il tend à ce qu'il y a de plus grand, mais en obéissant à la raison. "Il
s'estime à sa juste valeur" parce qu'il ne prétend pas à ce qui est trop
grand pour lui.
2. La connexion des vertus ne s'entend pas de leurs actes en
ce sens que chacun devrait avoir les actes de toutes les vertus. Aussi l'acte
de la magnanimité ne convient-il pas à tous les hommes vertueux, mais seulement
aux plus grands. C'est selon les principes des vertus - la prudence et la grâce
- que toutes les vertus sont connexes, par la coexistence de leurs habitus dans
l'âme, soit en acte soit en disposition prochaine. Et ainsi, quelqu'un à qui ne
convient pas l'acte de magnanimité peut en avoir l'habitus qui le dispose à
accomplir un tel acte si sa situation le demandait.
3. Les mouvements corporels sont divers selon les
connaissances et les affections diverses de l'âme. C'est pourquoi il arrive que
la magnanimité produise certains accidents déterminés concernant les mouvements
du corps. En effet, la rapidité provient de ce qu'on recherche mille choses
qu'on a hâte d'accomplir ; mais le magnanime ne recherche que les grandes
choses, qui sont peu nombreuses et qui demandent une grande attention ; c'est
pourquoi ses mouvements sont lents. Pareillement le ton élevé de la voix et la
rapidité de la parole conviennent surtout à ceux qui sont prêts à discuter à
propos de tout ; cela n'appartient pas aux magnanimes, qui ne s'occupent que
des grandes choses. Et de même que ces allures corporelles conviennent aux
magnanimes selon leurs sentiments, elles se trouvent par nature chez ceux qui
par nature sont disposés à la magnanimité.
4. On trouve chez l'homme de la grandeur, qui est un don de
Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la
magnanimité permet à l'homme de voir sa dignité en considérant les dons qu'il
tient de Dieu. Et s'il a une grande vertu elle le fera tendre aux oeuvres de
perfection. Et il en est de même de tout autre bien, comme la science ou la
fortune. Mais l'humilité engage l'homme à se juger peu de chose en considérant
son insuffisance propre.
Pareillement, la
magnanimité méprise les autres selon qu'ils ne répondent pas aux dons de Dieu, car
elle ne les estime pas assez pour leur donner une estime déplacée. Mais
l'humilité honore les autres et les estime supérieurs en tant qu'elle découvre
en eux quelque chose des dons de Dieu. Ce qui fait dire au Psaume (15, 4) en
parlant de l'homme juste : "A ses yeux le méchant est réduit à rien",
ce qui correspond au mépris du magnanime." Mais il glorifie ceux qui
craignent le Seigneur", ce qui correspond à l'honneur rendu par l'humble.
Aussi est-il clair
que la magnanimité et l'humilité ne se contredisent pas, bien qu'elles
paraissent agir en sens contraire, parce qu'elles se placent à des points de
vue différents.
5. Ces propriétés rattachées à la magnanimité ne sont pas
blâmables mais suréminemment louables. Tout d'abord, que le magnanime ne se
rappelle pas ceux dont il a reçu des bienfaits, cela doit s'entendre en ce sens
qu'il n'éprouve pas de plaisir à recevoir des bienfaits s'il ne peut y répondre
par de plus grands. Ce qui est la reconnaissance parfaite, qu'il veut exercer, comme
les autres vertus, par un acte suréminent.
On dit ensuite
qu'il est plein d'indolence et de lenteur, non parce qu'il n'agit pas selon son
devoir, mais parce qu'il ne se mêle pas de toutes sortes d'affaires, mais
seulement des grandes, qui lui conviennent.
On dit encore
qu'il emploie l'ironie ; ce n'est pas par manque de sincérité, en ce qu'il
s'attribuerait faussement des actions basses, ou qu'il nierait des actions
nobles qu'il a faites ; c'est parce qu'il ne montre pas toute sa grandeur, surtout
à la foule de ses inférieurs ; parce que, dit encore Aristote au même endroit, il
revient au magnanime "d'être grand à l'égard de ceux qui possèdent les
honneurs et les biens de la fortune mais modéré avec les gens de condition
moyenne".
On dit encore
"qu'il ne peut vivre avec les autres" familièrement, "si ce ne
sont des amis", parce qu'il évite absolument l'adulation et l'hypocrisie
qui sont le fait d'âmes mesquines. Mais il vit avec tout le monde, grands et
petits, comme il convient, nous l'avons dit.
On dit enfin qu'il
préfère les choses belles : non n'importe lesquelles, mais celles qui sont
bonnes d'un bien honnête. Car en toute chose il fait passer l'honnêteté avant
l'utilité, parce que plus noble. En effet, on recherche l'utile pour remédier à
une insuffisance, ce qui est contraire à la magnanimité.
Objections :
1. Il semble que non, car aucune vertu spéciale n'opère dans
toutes les vertus. Mais le Philosophe affirme : "Appartient au magnanime
tout ce qui est grand dans chaque vertu."
2. On n'attribue à aucune vertu des actes émanant de vertus
diverses. Mais on attribue au magnanime des actes de vertus diverses. Aristote
dit en effet qu'il appartient au magnanime "de ne pas fuir celui qui vous
sermonne" : c'est prudence ; "de ne pas commettre d'injustice" :
c'est justice ; "d'être prompt à faire le bien", c'est charité, et
"de donner sans attendre", ce qui est libéralité, "d'être
véridique", ce qui est vérité, et "de ne pas être plaintif", c'est
la patience.
3. Toute vertu est un ornement spécial de l'âme selon Isaïe
(61, 10) : "Le Seigneur m'a revêtu des ornements du salut." Et il
ajoute aussitôt "comme une épouse parée de ses joyaux". Mais "la
magnanimité est l'ornement de toutes les vertus", dit Aristote. Donc la
magnanimité est une vertu générale.
Cependant :
Le Philosophe la
distingue des autres vertus.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut il appartient à une vertu spéciale d'établir la mesure de la raison
dans une matière déterminée. Pour la magnanimité, ce sont les honneurs, nous
l'avons dit. Or l'honneur, considéré en lui-même, est un bien spécial. Et ainsi
la magnanimité considérée en elle-même est une vertu spéciale. Mais parce que
l'honneur est la récompense de toute vertu, nous l'avons montré par voie de
conséquence, en raison de sa matière, elle est en relation avec toutes les
vertus.
Solutions :
1. La magnanimité ne concerne pas un honneur quelconque, mais
un grand honneur. De même que l'honneur est dû à la vertu, un grand honneur est
dû à une grande oeuvre de vertu. De là vient que le magnanime veut faire de
grandes choses en toute vertu, du fait qu'il tend à ce qui mérite un grand
honneur.
2. Parce que le magnanime tend aux grandes choses, il s'ensuit
qu'il tend surtout à celles qui impliquent une certaine supériorité, et fuit ce
qui relève d'une insuffisance. Or c'est une supériorité de faire le bien, de le
répandre, et de le rendre avec usure. C'est pourquoi le magnanime s'y porte
volontiers, en tant que tout cela présente une raison de supériorité, mais
selon une autre raison que dans les actes des autres vertus. Ce qui relève
d'une insuffisance, c'est qu'on attache tant d'importance à des biens ou à des
maux extérieurs que l'on s'abaisse pour eux en s'écartant de la justice ou de
n'importe quelle vertu. Pareillement, c'est pécher par insuffisance que de
cacher la vérité, parce que cela paraît un effet de la peur. Que l'on soit
plaintif, c'est un signe d'insuffisance, car cela montre que le coeur se laisse
abattre par des maux extérieurs. C'est ainsi que le magnanime évite tout cela
selon une raison spéciale, en tant que c'est contraire à la supériorité ou à la
grandeur.
3. Toute vertu a un éclat ou un ornement spécifique propre à
chacune. Mais il s'y ajoute une autre splendeur à cause de la grandeur de
l'oeuvre vertueuse procurée par la magnanimité, qui "grandit toutes les
vertus", selon Aristote.
Objections :
1. Il ne paraît pas, car on n'est pas une partie de soi-même.
Mais la magnanimité paraît être identique à la force. Sénèque dit en effet :
"La magnanimité, qu'on appelle aussi la force, te fera vivre dans une
grande confiance, si elle est dans ton coeur." Et Cicéron : "Les
hommes forts, nous les voulons magnanimes, amis de la vérité, indemnes de
mensonge."
2. Aristote dit : "Le magnanime n'aime pas le danger."
Or il appartient à l'homme fort de s'exposer au danger. Donc la magnanimité n'a
rien à voir avec la force, pour qu'on en fasse une de ses parties.
3. La magnanimité vise la grandeur dans les biens qu'il faut
espérer ; la force vise la grandeur dans les maux qu'il faut craindre ou affronter.
Mais le bien est davantage un principe que le mal. Donc la magnanimité est une
vertu plus primordiale que la force, et elle n'en fait donc pas partie.
Cependant :
Macrobe et
Andronicus font de la magnanimité une partie de la force.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment une vertu principale est celle à laquelle il revient d'établir
un mode général de vertu dans une matière principale. Or, parmi les modes
généraux de la vertu, il y a la fermeté d'âme, car "tenir ferme" est
requis en toute vertu. Cependant on loue surtout cette fermeté dans les vertus
qui tendent à quelque chose d'ardu, où il est difficile de rester ferme. Et
c'est pourquoi plus il est difficile de rester ferme dans un devoir ardu, plus
la vertu qui procure à l'âme cette fermeté, est primordiale. Or il est plus
difficile de rester ferme dans les dangers mortels où ce qui confirme l'âme est
la force, que dans l'espoir de la conquête des plus grands biens, pour lesquels
l'âme est confirmée par la magnanimité. Car de même que l'homme aime au maximum
sa propre vie, il fuit au maximum les dangers de mort. Ainsi est-il clair que
la magnanimité rejoint la force en tant qu'elle fortifie l'âme pour quelque
chose d'ardu. Mais elle s'en éloigne en ce qu'elle fortifie l'âme dans un
domaine où il est plus facile de rester ferme. Aussi la magnanimité fait-elle
partie de la force parce qu'elle s'y adjoint comme une vertu secondaire à la
principale.
Solutions :
1. Comme dit Aristote, "l'absence d'un mal a raison de
bien". Aussi, ne pas être vaincu par un mal grave comme un danger de mort,
ce qui regarde la force, équivaut en somme à l'acquisition d'un grand bien, ce
qui regarde la magnanimité. Et ainsi peut-il y avoir équivalence entre ces deux
vertus. Mais parce que la raison de difficulté est différente dans les deux cas,
à parler rigoureusement, le Philosophe voit dans la magnanimité une vertu
différente de la force.
2. On appelle amateur de danger celui qui s'expose
indifféremment au danger. C'est le fait de celui qui estime grandes beaucoup de
choses indifféremment, contrairement à la raison de magnanimité, car nul ne
paraît s'exposer au danger sinon pour un motif jugé important. Mais pour des
motifs vraiment importants le magnanime s'expose très volontiers au danger, parce
qu'il agit grandement dans la vertu de force, comme pour les actes des autres
vertus. C'est pourquoi le Philosophe dit au même endroit que "le magnanime
ne s'expose pas pour de petites choses, mais pour les grandes". Et Sénèque
: "Tu seras magnanime si tu ne cherches pas les dangers comme le téméraire,
si tu ne les redoutes pas comme le timide. Car une seule chose doit intimider
l'âme : la conscience d'une vie coupable."
3. Il faut fuir le mal en tant que tel ; qu'il faille y
résister, c'est par accident, dans la mesure où il faut supporter le mal pour
sauvegarder le bien. Mais le bien, de soi, est désirable, et qu'on le fuie ne
peut venir que par accident, en tant qu'on le juge au-dessus des capacités de
celui qui le désire. Or ce qui est par soi est toujours plus important que ce
qui est par accident. C'est pourquoi un mal ardu contredit la raison plus qu'un
bien ardu. Et c'est pourquoi la vertu de force est plus primordiale que la
magnanimité ; le bien a beau être absolument plus primordial que le mal, le mal
est plus primordial sous ce rapport.
Objections :
1. Il semble que la confiance n'ait rien à voir avec la
magnanimité. En effet, on peut avoir confiance non seulement en soi, mais en un
autre, selon saint Paul (2 Co 3, 4) : "Nous avons une telle confiance par
Jésus Christ auprès de Dieu. Ce n'est pas que de nous-même nous soyons capables
de revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous." Donc la confiance
ne se rattache pas à la magnanimité.
2. La confiance paraît opposée à la crainte selon cette parole
d'Isaïe (12, 2) : "J'agirai avec confiance, je ne craindrai pas." Mais
n'avoir pas de crainte se rattache davantage à la force. Donc la confiance se
rattache à celle-ci plus qu'à la magnanimité.
3. On ne doit de récompense qu'à la vertu. Mais la confiance
mérite la récompense, car on lit dans l'épître aux Hébreux (3, 6) : "La
maison du Christ, c'est nous, pourvu que nous gardions jusqu'à la fin la
confiance et la gloire de l'espérance." La confiance est donc une vertu
distincte de la magnanimité. On le voit aussi du fait que Macrobe l'en sépare
dans son énumération.
Cependant :
Cicéron semble
mettre la confiance à la place de la magnanimité, nous l'avons dit plus haut.
Conclusion :
Le mot de
confiance (fiducia) semble venir du mot foi (fides). Or il
revient à la foi de croire quelque chose et de croire quelqu'un. Et la
confiance se rattache à l'espérance selon ce texte de Job (11, 18) : "Sois
confiant, car il y a de l'espoir." C'est pourquoi le mot de confiance
semble signifier, au principe, que l'on conçoive de l'espoir parce que l'on
croit les paroles de celui qui nous promet du secours. Mais parce que la foi
désigne aussi une opinion convaincue, il arrive qu'on ait une forte conviction
et donc de l'espoir non seulement à cause de ce qu'un autre a dit, mais aussi à
cause de ce que nous observons en lui ; parfois en lui-même : ainsi en se
voyant en bonne santé on a confiance de vivre longtemps ; parfois en autrui :
ainsi en considérant que quelqu'un est notre ami et qu'il est puissant, nous
avons confiance d'être aidés par lui.
On a dit plus haut
que la magnanimité porte à proprement parler sur l'espoir d'un bien ardu. C'est
pourquoi, parce que la confiance implique une considération qui rend convaincue
l'opinion sur le bien poursuivi, il en découle que la confiance se rattache à
la magnanimité.
Solutions :
1. Comme dit Aristote, il appartient au magnanime "de ne
manquer de rien", car ce serait une insuffisance ; mais cela doit se
comprendre dans une mesure humaine, c'est pourquoi il ajoute : "ou presque".
Il est surhumain de ne manquer absolument de rien. Tout homme en effet a besoin
d'abord du secours de Dieu, ensuite aussi du secours de l'homme, car l'homme, par
nature, est un animal social du fait qu'il ne suffit pas à assurer sa vie. Donc,
dans la mesure où il a besoin des autres, il appartient au magnanime d'avoir
confiance en autrui, car cela contribue à l'excellence de l'homme d'avoir à sa
disposition d'autres hommes qui puissent l'aider, mais dans la mesure où il
peut agir par lui-même, le magnanime a confiance en lui-même.
2. Comme on l'a dit précédemment en traitant des passions, l'espérance
s'oppose directement au désespoir, qui concerne le même objet, le bien ; mais
selon la contrariété des objets, elle s'oppose à la crainte dont l'objet est le
mal. Or la confiance implique une certaine vigueur de l'espérance ; c'est
pourquoi, comme celle-ci, elle s'oppose à la crainte. Mais, parce que le propre
de la force est de fortifier l'homme concernant les maux, et celui de la magnanimité
de le fortifier concernant la conquête des biens, il en résulte que la
confiance se rattache plus proprement à la magnanimité qu'à la force. Mais
parce que l'espérance produit l'audace, qui se rattache à la force, il en
résulte que la confiance, par voie de conséquence, se rattache à la force.
3. La confiance, on vient de le dire, implique une certaine
espérance, elle est en effet une espérance fortifiée par une opinion solide.
Mais la qualité d'un sentiment, si elle peut rendre l'acte plus louable et par
là méritoire, ne détermine pas l'espèce de la vertu, qui dépend de sa matière.
C'est pourquoi la confiance ne peut, à proprement parler, nommer une vertu, mais
plutôt la condition de la vertu. C'est pourquoi elle est comptée parmi les
parties de la force, non comme une vertu annexe (à moins d'en faire, comme
Cicéron, l'équivalent de la magnanimité), mais une partie intégrante, nous
l'avons déjà dit.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y en ait pas, car la sécurité, on l'a
dit plus haut, implique qu'on soit à l'abri du trouble créé par la crainte.
Mais ceci est surtout l'oeuvre de la force, à laquelle la sécurité s'identifie
donc. Mais la force ne se rattache pas à la magnanimité, c'est plutôt le
contraire. Donc la sécurité ne s'y rattache pas non plus.
2. Isidore estime que sécurité vient de sine cura (sans
souci). Mais cela paraît contraire à la vertu, car celle-ci a souci du bien
honnête, selon saint Paul (2 Tm 2, 15) : "Aie un vif souci de te présenter
à Dieu comme un homme éprouvé." Donc la sécurité ne se rattache pas à la
magnanimité, qui apporte sa grandeur à toutes les vertus.
3. Vertu et récompense de la vertu ne sont pas identiques.
Mais la sécurité est donnée comme récompensant la vertu en Job (11, 14-18) :
"Si tu répudies le mal dont tu serais responsable, tu te coucheras en
sécurité." Donc la sécurité ne se rattache ni à la magnanimité ni à aucune
autre vertu dont elle ferait partie.
Cependant :
Cicéron dit qu'il
appartient au magnanime "de ne se laisser abattre ni par son trouble
intérieur, ni par l'homme, ni par la mauvaise fortune". Or c'est en cela
que consiste la sécurité. Donc celle-ci se rattache à la magnanimité.
Conclusion :
Comme dit Aristote,
"la crainte porte les hommes à prendre conseil", parce qu'ils se
soucient d'échapper à ce qu'ils redoutent. Or la sécurité se définit par
l'éloignement de ce souci créé par la crainte. Elle implique que l'esprit soit
en quelque sorte pleinement affranchi de la crainte, de même que la confiance
fortifie l'espérance. De même que l'espérance se rattache directement à la
magnanimité, la crainte se rattache directement à la force. Aussi, comme la
confiance se rattache immédiatement à la magnanimité, la sécurité se rattache
immédiatement à la force. Il faut cependant observer que l'espérance étant
cause de l'audace, de même la crainte est cause de désespoir, comme nous
l'avons montré en traitant des passions. Et c'est pourquoi, de même que par
voie de conséquence la confiance se rattache à la force en tant qu'elle emploie
l'audace, de même la sécurité, par voie de conséquence, se rattache à la
magnanimité en tant qu'elle repousse le désespoir.
Solutions :
1. Si on loue la force, ce n'est pas surtout pour son absence
de crainte, ce qui se rattache à la sécurité, mais pour sa fermeté en face des
passions. Aussi la sécurité n'est-elle pas identique à la force : elle en est
une condition.
2. Toute sécurité n'est pas louable, mais seulement celle qui
met de côté tout souci quand on le doit, lorsqu'il n'y a pas à craindre. De
cette façon elle est une condition de la force et de la magnanimité.
3. Il y a dans les vertus une ressemblance et une
participation de la béatitude future, nous l'avons montré. Et c'est pourquoi
rien n'empêche qu'une certaine sécurité soit la condition d'une vertu, bien que
la sécurité parfaite appartienne à la récompense de la vertu.
Objections :
1. Il semble que les biens de la fortune ne contribuent en
rien à la magnanimité. Car, selon Sénèque la vertu se suffit à elle-même. Mais
on vient de dire que la magnanimité magnifie toutes les vertus. Donc les biens
de la fortune ne lui ajoutent rien.
2. Aucun homme vertueux ne méprise ce qui lui est utile. Mais
le magnanime méprise ce qui se rattache à la fortune matérielle car, selon Cicéron
: "une grande âme se signale par son mépris des biens extérieurs".
Donc la magnanimité n'est pas aidée par les biens de la fortune.
3. Au même endroit Cicéron ajoute qu'il appartient au
magnanime "de supporter des épreuves cruelles sans déchoir de sa nature
d'homme, ni de sa dignité de sage". Et Aristote dit que "le magnanime,
dans les coups du sort, n'est pas triste". Mais les épreuves cruelles et
les coups du sort s'opposent aux biens de la fortune, et chacun s'attriste de
perdre ce qui l'aide à vivre. Donc les biens extérieurs ne contribuent pas à la
magnanimité.
Cependant :
Aristote affirme :
"Les biens de la fortune semblent bien y contribuer."
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré plus haut, la magnanimité a un double objectif : l'honneur, qui est sa
matière, et l'accomplissement d'une grande action qui est sa fin. Or les biens
de la fortune contribuent à tous deux. En effet, l'honneur n'est pas reconnu
seulement par les sages, mais aussi par la foule, qui apprécie au maximum les
biens extérieurs de la fortune ; il en résulte que leurs possesseurs jouissent
d'un plus grand honneur. Pareillement, les biens de la fortune se subordonnent
aux actes vertueux comme des instruments, car la richesse, les pouvoirs et les
amis nous donnent la faculté d'agir. Il est donc évident que les biens de la
fortune favorisent la magnanimité.
Solutions :
1. On dit que la vertu se suffit à elle-même parce qu'elle
peut exister même sans ces biens extérieurs. Elle en a cependant besoin pour
agir à son aise.
2. Le magnanime méprise les biens extérieurs en tant qu'il ne
les estime pas comme de grands biens pour lesquels il devrait s'abaisser.
Cependant il ne les méprise pas au point de ne pas estimer qu'ils sont utiles
pour faire oeuvre de vertu.
3. Celui qui ne juge pas quelque chose comme grand, ne se
réjouit pas beaucoup s'il l'obtient, et ne s'agite pas beaucoup s'il le perd.
Aussi, parce que le magnanime n'estime pas comme grands les biens de la fortune,
il s'ensuit qu'il ne s'enorgueillit pas beaucoup s'il les a, et ne se laisse
pas abattre s'il les perd.
LES VICES OPPOSÉS A LA MAGNANIMITÉ
On étudiera
d'abord les vices opposés à la magnanimité par excès : la présomption (Question
130), l'ambition (Question 131) et la vaine gloire (Question 132) ; puis la
pusillanimité (Question 133), qui lui est opposée par défaut.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. S'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
Objections :
1. Il semble que non. Car l'Apôtre écrit (Ph 3, 13) : "Oubliant
ce qui est derrière moi, je vais droit de l'avant... vers le prix à recevoir
là-haut..." Mais c'est de la présomption que de tendre vers ce qui nous
dépasse. Donc la présomption n'est pas un péché.
2. Pour Aristote : "il ne faut pas croire ceux qui
veulent nous persuader de ne songer qu'à l'homme, et puisque nous sommes
mortels, aux choses mortelles, mais autant qu'on le peut il faut rechercher
l'immortalité". Et il dit ailleurs que l'homme doit s'élever au divin
autant qu'il le peut. Mais les réalités divines et immortelles sont bien les plus
supérieures à l'homme. Donc, puisque il est essentiel à la présomption de
tendre à ce qui nous dépasse, il apparaît que la présomption n'est pas péché, mais
plutôt quelque chose de louable.
3. Selon saint Paul (2 Co 3, 5) : "Ce n'est pas que de
nous-mêmes nous soyons capables de penser à quelque chose comme venant de nous."
Donc, si la présomption est un péché en nous faisant rechercher quelque chose
qui nous dépasse, il apparaît que l'homme n'aura plus le droit de penser à
quelque chose de bien. Ce qui est inadmissible.
Cependant :
L’Ecclésiastique
(37, 3 Vg) demande : "Ô présomption perverse, par qui as-tu été créée
?" Et la Glose répond : "Par la mauvaise volonté de la créature."
Mais tout ce qui a sa racine dans la mauvaise volonté, est péché. Donc la
présomption est péché.
Conclusion :
Puisque ce qui est
conforme à la nature a été organisé par le plan divin, que la raison humaine
doit suivre, tout ce qui est fait par la raison humaine contre l'ordre habituel
qu'on découvre dans la nature, est vicieux et coupable. Or on découvre
habituellement dans tous les êtres de nature que toute action se proportionne à
la vertu de son agent, et qu'aucun agent naturel n'essaie d'aller au-delà de sa
capacité. C'est pourquoi il est vicieux et coupable, comme s'opposant à l'ordre
de la nature, qu'un être cherche à faire ce qui dépasse sa vertu. On rejoint
ainsi la raison de présomption, comme le mot même l'indique. Il est donc
évident que la présomption est un péché.
Solutions :
1. Rien n'empêche que quelque chose dépasse la puissance
active d'un être naturel, sans dépasser sa puissance passive. En effet, il y a
dans l'air une puissance passive d'être transmué en une matière qui ait
l'action et le mouvement du feu, ce qui dépasse la puissance active de l'air.
Ainsi, il serait vicieux et présomptueux qu'un homme en état de vertu
imparfaite s'évertue à obtenir aussitôt une vertu parfaite ; mais si l'on tend
à progresser vers la perfection de la vertu, ce n'est ni présomptueux ni
vicieux. Et c'est ainsi que l'Apôtre s'élançait vers l'avant, par un progrès
continu.
2. Selon l'ordre de la nature, les réalités divines et
immortelles dépassent l'homme ; celui-ci a cependant une puissance naturelle, l'intelligence,
par laquelle il peut s'unir à ces réalités. C'est en ce sens que, d'après le
Philosophe, l'homme doit s'élever au divin, non pour faire ce qui convient à
Dieu, mais pour s'unir à lui par l'intelligence et la volonté.
3. Comme dit Aristote : "Ce que nous pouvons faire par
les autres, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes." C'est
pourquoi, puisque nous pouvons concevoir et réaliser le bien avec l'aide de
Dieu, cela ne dépasse pas totalement notre capacité. Il n'est donc pas
présomptueux de vouloir agir vertueusement. Ce serait présomptueux si quelqu'un
s'y efforçait sans mettre sa confiance dans l'aide divine.
Objections :
1. Il semble que non, car on a vu précédemment que la
présomption est une espèce du péché contre le Saint-Esprit. Et celui-ci ne
s'oppose pas à la magnanimité, mais à la charité. Donc la présomption ne
s'oppose pas non plus à la magnanimité.
2. Il appartient à la magnanimité de se faire valoir par de
grandes actions. Mais on appelle présomptueux même celui qui se fait valoir par
de petites choses, du moment que cela dépasse sa capacité.
3. Le magnanime regarde comme petits les biens extérieurs.
Mais selon Aristote, "les présomptueux, quand ils sont fortunés, se
mettent à mépriser et à injurier les autres", comme attachant une grande
valeur aux biens extérieurs. Donc la présomption ne s'oppose pas à la
magnanimité par excès, mais seulement par défaut.
Cependant :
Aristote dit :
"Au magnanime s'oppose par excès le
khaunos", c'est-à-dire l'homme bouffi de vanité, que
nous appelons le présomptueux.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit la magnanimité consiste en un juste milieu, non selon la quantité de ce
qu'elle recherche car c'est le maximum, mais selon la proportion à la capacité
de chacun. En effet, le magnanime tend uniquement aux grandes choses qui lui
conviennent. Le présomptueux ne dépasse pas le magnanime par ce qu'il recherche
; il lui serait plutôt très inférieur. Mais il pèche par excès eu égard à sa
capacité, alors que le magnanime ne dépasse pas la sienne propre. Et c'est
ainsi que la présomption s'oppose à la magnanimité par excès.
Solutions :
1. On ne fait pas de n'importe quelle présomption un péché
contre le Saint-Esprit, mais seulement de celle qui méprise la justice de Dieu
par une confiance désordonnée en sa miséricorde.
Et une telle
présomption, en raison de son objet qui lui fait mépriser quelque chose de
divin, s'oppose à la charité, ou plutôt au don de crainte, qui nous fait
révérer Dieu. Dans la mesure où un tel mépris n'est pas proportionné à la
capacité de son auteur, on peut l'opposer à la magnanimité.
2. Comme la magnanimité, la présomption semble tendre à la
grandeur, car on ne qualifie guère de présomptueux celui qui dépasse ses
propres forces dans une affaire de peu d'importance. Si cependant on l'appelle
présomptueux, sa présomption ne s'oppose pas à la magnanimité, mais à cette
vertu dont nous avons parlé, et qui concerne les honneurs de moyenne
importance.
3. Nul ne tente quelque chose qui dépasse sa capacité, sinon
parce qu'il juge cette capacité plus grande qu'elle n'est. Ce peut être
seulement sous l'aspect quantitatif, par exemple lorsqu'on s'attribue une vertu
ou une science plus grande qu'on ne l'a. Ce peut être aussi à cause du genre de
supériorité, lorsqu'on s'estime grand, et plus digne que l'on n'est, à cause de
ses richesses, ou de quelque autre avantage fortuit. Comme dit Aristote, "ceux
qui, sans vertu, ont de tels avantages ne peuvent justement s'attribuer de la
grandeur et n'ont pas le droit d'être appelés magnanimes".
En outre, on peut
tendre, au-dessus de ses forces, à quelque chose qui en réalité est absolument
grand. C'est clair chez Pierre qui voulait souffrir pour le Christ, alors que
c'était au-dessus de ses forces. Parfois aussi, ce n'est pas quelque chose de
vraiment grand, mais qui est tel dans l'opinion des sots, comme de porter des
vêtements de prix, mépriser et injurier les autres. Cela ressortit à l'excès
dans la magnanimité, non selon la réalité, mais selon l'opinion. Aussi Sénèque
dit-il : "La magnanimité, si elle s'élève au-dessus de ses limites, rendra
l'homme irascible, bouffi d'orgueil, agité, inquiet et impatient de rechercher
toutes les supériorités, en paroles ou en actes, sans respecter la vertu."
On voit ainsi que, dans la réalité, le présomptueux s'oppose au magnanime par
défaut, alors qu'en apparence il semble s'opposer à lui par excès.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. S'oppose-t-elle par excès à la magnanimité ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car elle implique le désir d'être
honoré. Or l'honneur, de soi, est quelque chose de bon, et c'est le plus grand
des biens extérieurs ; aussi blâme-t-on ceux qui ne lui attachent pas
d'importance. Donc l'ambition, loin d'être un péché, est quelque chose de
louable, parce qu'il est louable de désirer le bien.
2. Chacun peut désirer sans péché ce qui lui est dû comme
récompense. Mais "l'honneur est la récompense de la vertu", dit
Aristote. Donc ambitionner l'honneur n'est pas un péché.
3. Ce qui provoque au bien et détourne du mal n'est pas péché.
Mais l'honneur provoque les hommes à faire le bien et à éviter le mal. C'est
ainsi que pour Aristote : "les peuples les plus braves sont ceux chez qui
les lâches sont humiliés et les braves honorés", et pour Cicéron : "l'honneur
nourrit les talents". Donc l'ambition n'est pas un péché.
Cependant :
Saint Paul (1 Co
13, 5) dit que "la charité n'est pas ambitieuse, ni intéressée". Or
rien ne s'oppose à la charité sinon le péché. Donc l'ambition (le désir
désordonné de l'honneur) est un péché.
Conclusion :
Comme nous l'avons
déjà dit, l'honneur implique une certaine vénération accordée à quelqu'un pour
reconnaître sa supériorité. Or, sur la supériorité de l'homme, il faut faire
attention à deux points. D'abord, que l'homme ne tient pas de lui-même la cause
de sa supériorité : elle est quelque chose de divin en lui. C'est pourquoi on
ne doit pas honorer soi-même en premier, mais Dieu. Ensuite il faut remarquer
que cette supériorité est donnée par Dieu à l'homme pour qu'il en fasse
profiter les autres. Aussi la reconnaissance de sa supériorité doit lui être
agréable en tant qu'elle lui permet d'aider autrui.
Donc le désir
d'être honoré peut être contraire à l'ordre de trois façons. 1° On désire voir
reconnaître une supériorité que l'on ne possède pas, ce qui est désirer un
honneur immérité. 2° On désire l'honneur pour soi, sans le reporter sur Dieu.
3° Le désir de l'honneur se repose dans l'honneur lui-même, sans qu'on le mette
au service des autres. Or l'ambition implique un désir désordonné de l'honneur.
Aussi est-il évident qu'elle est toujours un péché.
Solutions :
1. Le désir du bien doit être réglé selon la raison : s'il
dépasse cette règle, il sera vicieux. Il est donc vicieux de désirer l'honneur
sans se régler sur la raison. Si l'on blâme ceux qui n'attachent pas d'importance
à l'honneur selon ce que dicte la raison, c'est pour qu'ils évitent ce qui est
contraire à l'honneur.
2. L'honneur n'est pas la récompense de la vertu pour le
vertueux lui-même, en ce sens qu'il doit le rechercher en guise de récompense ;
la récompense qu'il recherche c'est la béatitude, vraie fin de la vertu.
L'honneur est la récompense de la vertu du côté des autres, car ils n'ont rien
de plus que l'honneur pour récompenser l'homme vertueux, et cet honneur tient
sa grandeur de ce qu'il rend témoignage à la vertu. Cela montre bien qu'il n'en
est pas la récompense suffisante, selon Aristote.
3. Il est vrai que par le désir de l'honneur, quand ce désir
est bien réglé, on est provoqué au bien et détourné du mal. De même, si ce
désir est désordonné, il peut donner l'occasion de faire beaucoup de mal, si
l'on ne se soucie pas de la façon d'obtenir l'honneur. Ce qui fait dire à
Salluste : "La gloire, l'honneur et le commandement sont souhaités
également par le brave et par le lâche ; mais le brave prend le droit chemin ;
le lâche, parce que les moyens honnêtes lui manquent, s'y efforce par la
tromperie et le mensonge." Et cependant, ceux qui ne font le bien et
n'évitent le mal que pour l'honneur, ne sont pas vertueux pour Aristote. Il dit
que ceux qui n'accomplissent des actes de bravoure que pour l'honneur ne sont
pas de vrais braves.
Objections :
1. Il semble que non. Car à un juste milieu ne s'oppose, d'un
côté, qu'un seul extrême. Or on a vu que la présomption s'oppose par excès à la
magnanimité. Donc l'ambition ne peut pas s'opposer à elle également par excès.
2. La magnanimité concerne les honneurs. Mais l'ambition vise
les dignités. Car il est écrit (2 M 4, 7) : "Jason ambitionnait le
pontificat." Donc l'ambition ne s'oppose pas à la magnanimité.
3. L'ambition semble se rattacher à l'apparat extérieur. Il
est écrit en effet (Ac 25, 23) qu'Agrippa et Bérénice entrèrent au prétoire
"en grande pompe" (Vulgate : cum multa ambitions) et que sur
le cadavre du roi Asa (2 Ch 16, 14) on brûla des aromates et des parfums "avec
magnificence" (Vulgate : ambitions nimia). Mais la magnanimité ne
se rattache pas à l'apparat extérieur. Donc l'ambition ne s'oppose pas à elle.
Cependant :
Cicéron dit :
"Dès qu'un homme se sent supérieur par quelque grandeur d'âme, il veut
avant tout être seul le premier de tous." Donc l'ambition se rattache à un
excès de magnanimité.
Conclusion :
Comme on l'a dit à
l’article précédent, l'ambition implique un amour désordonné des honneurs. Or
la magnanimité concerne bien les honneurs, mais elle en use comme il faut.
Ainsi est-il évident que l'ambition s'oppose à la magnanimité comme ce qui est
déréglé à ce qui est réglé.
Solutions :
1. La magnanimité vise deux fins. L'une est la fin qu'elle
recherche : c'est une grande oeuvre que le magnanime entreprend selon sa
capacité. Et à cet égard la présomption s'oppose par excès à la magnanimité, car
la présomption entreprend une grande oeuvre qui dépasse sa capacité. D'autre
part la magnanimité vise la matière qu'elle emploie de la façon requise, et qui
est l'honneur. Et à cet égard c'est l'ambition qui s'oppose par excès à la
magnanimité. Or, il n'est pas contradictoire qu'à des points de vue différents
il y ait plusieurs extrêmes pour un seul juste milieu.
2. Ceux qui sont constitués en dignité, à cause de la
supériorité de leur position, ont droit à être honorés. Et à cet égard, l'appétit
désordonné des dignités ressortit à l'ambition. Car si quelqu'un désirait de façon
déréglée une dignité non pour être honoré, mais pour un exercice de cette
dignité qui dépasserait sa capacité, il ne serait pas ambitieux, mais
présomptueux.
3. Le faste extérieur lui-même se rattache à l'honneur, aussi
est-il habituel de rendre honneur à ceux qui le déploient. Tel est le sens de
Jacques (2, 2) : "S'il entre dans votre assemblée un homme à bague d'or, au
costume resplendissant, et que vous lui disiez : "Toi, assieds-toi là,
"etc." Aussi l'ambition ne concerne-t-elle pas le faste extérieur, sinon
ce qui ressortit à l'honneur.
- 1. Le désir de
la gloire est-il un péché ? - 2. S'oppose-t-il à la magnanimité ? - 3. Est-il péché
mortel ? - 4. Est-il un vice capital ? - 5. Ses filles.
Objections :
1. Il ne semble pas, car on ne pèche jamais en imitant Dieu, au
contraire c'est recommandé (Ep 5, 1) : "Soyez les imitateurs de Dieu, comme
des enfants très chers." Mais l'homme qui recherche la gloire semble bien
imiter Dieu, qui cherche sa gloire chez les hommes selon Isaïe (43, 7) : "Ramène
mes fils de loin, et mes filles du bout de la terre ; tous ceux qui invoquent
mon nom, je les ai créés pour ma gloire." Donc le désir de la gloire n'est
pas un péché.
2. Ce qui provoque au bien ne peut être un péché. Or le désir
de la gloire provoque au bien, car Cicéron déclare : "La gloire pousse les
hommes au zèle." Même dans la Sainte Écriture, la gloire est promise aux
bonnes oeuvres (Rm 2, 7) : "A ceux qui par la constance dans le bien
recherchent gloire et honneur..."
3. Cicéron définit ainsi la gloire : "La renommée
élogieuse de quelqu'un", ce qui rejoint la définition de saint Ambroise :
"une réputation brillante et élogieuse". Mais désirer une réputation
élogieuse n'est pas un péché, selon ces paroles de l'Ecclésiastique (41, 15 Vg)
: "Prends soin de ton bon renom" et de saint Paul (Rm 12, 17 Vg) :
"Ayez à coeur ce qui est bien non seulement devant Dieu, mais aussi devant
tous les hommes." Cependant saint Augustin affirme : "Il
voit plus juste, celui qui reconnaît un vice dans l'amour de l'éloge."
Cependant :
Saint Augustin dit
: "A dire vrai, il faut reconnaître que l’amour de la gloire est aussi un
vice."
Conclusion :
La gloire signifie
un certain éclat. Recevoir de la gloire, c'est recevoir de l'éclat, dit saint Augustin.
Or l'éclat a une beauté qui frappe les regards. C'est pourquoi le mot de gloire
implique la manifestation de quelque chose que les hommes jugent beau, qu'il
s'agisse d'un bien corporel ou spirituel. Mais parce que ce qui est absolument
éclatant peut être vu par la foule, et même de loin, le mot de gloire signale
précisément que le bien de quelqu'un parvient à la connaissance et à
l'approbation de tous, comme dit Salluste : "La gloire ne se limite pas à
un individu." Mais en prenant le mot de gloire au sens large, cela ne
consiste pas seulement dans la connaissance d'une foule, mais aussi d'un petit
nombre, ou même de soi seul, lorsque l'on considère son propre bien comme digne
d'éloge.
Que l'on connaisse
et approuve son propre bien, ce n'est pas un péché. Saint Paul dit en effet (1
Co 2, 12) : "Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit
qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits."
Pareillement, ce n'est pas un péché de vouloir que ses bonnes oeuvres soient
approuvées par les autres, car on lit en saint Matthieu (5, 16) : "Que
votre lumière brille devant les hommes." C'est pourquoi le désir de la
gloire, de soi, ne désigne rien de vicieux.
Mais l'appétit de
la gloire vaine ou vide implique un vice, car désirer quelque chose de vain est
vicieux, selon le Psaume (4, 3) : "Pourquoi aimez-vous la vanité et
cherchez-vous le mensonge ?" Or la gloire peut être appelée vaine pour
trois motifs.
1° Du côté de la
réalité dont on veut tirer de la gloire, lorsqu'on la demande à ce qui n'existe
pas, ou à ce qui n'est pas digne de gloire, comme une réalité fragile et
caduque.
2° Du côté de
celui auprès de qui on recherche la gloire, comme l'homme dont le jugement est
flottant.
3° Du côté de
celui qui recherche la gloire, s'il ne rapporte pas l'appétit de sa gloire à la
fin requise : l'honneur de Dieu ou le salut du prochain.
Solutions :
1. Sur ce texte de saint Jean (13, 13) : "Vous m'appelez
Maître et Seigneur, et vous dites bien", saint Augustin remarque : "Il
est dangereux de se complaire en soi, quand on doit se garder de l'orgueil.
Mais celui qui est au-dessus de tout, quelques louanges qu'il se donne, ne
s'enorgueillit pas. Car c'est à nous de connaître Dieu, non à lui ; et personne
ne le connaît si lui, qui se connaît, ne se révèle pas." Aussi est-il
clair que Dieu ne cherche pas sa gloire pour lui, mais pour nous. Et
pareillement l'homme lui-même peut louablement désirer sa propre gloire pour le
service des autres, comme il est dit (Mt 5, 16) : "Pour qu'ils voient vos
bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est aux cieux."
2. La gloire qu'on tient de Dieu n'est pas vaine, mais vraie.
Et une telle gloire est promise en récompense pour les bonnes oeuvres. C'est
d'elle que parle saint Paul (2 Co 10, 17) : "Celui qui se glorifie, qu'il
se glorifie dans le Seigneur. Ce n'est pas celui qui se recommande lui-même qui
est un homme éprouvé ; c'est celui que le Seigneur recommande." Certains
sont provoqués à l'action vertueuse par l'appétit de la gloire humaine, ou même
par l'appétit d'autres biens ; mais celui qui agit vertueusement pour la gloire
humaine n'est Pas vraiment vertueux, comme le montre saint Augustin.
3. La perfection de l'homme exige que l'homme connaisse, mais
qu'il soit connu par les autres n'a rien à voir avec sa perfection et par
conséquent n'a pas à être désiré pour soi-même. Cela peut cependant être désiré
en tant que c'est utile à quelque chose : à ce que Dieu soit glorifié par les
hommes, ou à ce que les hommes progressent par le bien qu'ils découvrent chez
autrui ; ou à ce que l'homme lui-même, par les biens qu'il découvre en lui par
le témoignage de louange qu'on lui donne, s'efforce d'y persévérer et de
progresser encore. De cette façon il est louable de prendre garde à son bon
renom, et de se faire bien voir de Dieu et des hommes, mais non à ce qu'on se
délecte vainement dans l'éloge des hommes.
Objections :
1. Il semble que non,
car il appartient à la vaine gloire, on vient de le dire, de se glorifier de ce
qui n'existe pas, ce qui se rattache à la fausseté ; ou de réalités terrestres
ou caduques, ce qui se rattache à la cupidité ; ou du témoignage des hommes qui
est flottant, ce qui se rattache à l'imprudence. Mais tous ces vices ne
s'opposent pas à la magnanimité. Donc la vaine gloire non plus.
2. La vaine gloire ne s'oppose pas à la magnanimité par défaut,
comme la pusillanimité, qui paraît s'opposer à la vaine gloire. Ni pareillement
par excès, car c'est ainsi, on l'a dit, que s'opposent à la magnanimité la
présomption et l'ambition, dont diffère la vaine gloire. Donc celle-ci ne
s'oppose pas à la magnanimité.
3. Sur ce texte (Ph 2, 3) : "N'accordez rien à l'esprit
de dispute, rien à la vaine gloire", la Glose explique : "Il y avait
parmi eux des gens divisés, inquiets, se disputant par vaine gloire." Or
la dispute ne s'oppose pas à la magnanimité, donc la vaine gloire non plus.
Cependant :
Cicéron écrit :
"Il faut éviter le désir de la gloire, car il enlève la liberté de l'âme
pour laquelle les magnanimes doivent lutter de toutes leurs forces." Donc
elle s'oppose à la magnanimité.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut la gloire est un effet de l'honneur et de la louange ; car du
fait que quelqu'un est loué et qu'on lui montre du respect, on le fait briller
dans la connaissance des autres. Et parce que la magnanimité, comme on l'a vu
plus haut, concerne les honneurs, il s'ensuit qu'elle concerne aussi
la gloire, et puisqu'elle use modérément des honneurs, elle doit aussi user
modérément de la gloire. Et c'est pourquoi l'appétit désordonné de la gloire
s'oppose directement à la magnanimité.
Solutions :
1. Cela même est contraire à la grandeur d'âme, d'attacher
tant de prix à de petites choses qu'on s'en glorifie. Aussi Aristote dit-il du
magnanime : "Pour lui les honneurs sont peu de chose." Pareillement
il estime peu ce que l'on recherche pour être honoré, comme la puissance et la
richesse. Pareillement encore, il est contraire à la grandeur d'âme de se
glorifier de qualités inexistantes. Aussi Aristote dit-il du magnanime : "Il
se soucie de la vérité plus que de l'opinion." Pareillement encore, il est
contraire à la grandeur d'âme de se glorifier du témoignage de la louange
humaine, comme si on l'estimait d'un grand prix. Aussi Aristote dit-il encore
du magnanime : "Il ne se soucie pas d'être loué." Et ainsi rien
n'empêche que s'oppose à la magnanimité ce qui s'oppose à d'autres vertus, dans
la mesure où est surestimé ce qui est de peu de valeur.
2. Celui qui désire la vaine gloire sans mensonge est en deçà
du magnanime parce qu'il se glorifie d'avantages que le magnanime estime peu, on
vient de le dire. Mais si l'on tient compte de son estimation, il s'oppose au
magnanime par excès, parce qu'il considère la gloire qu'il recherche comme
quelque chose de grand, et qu'il la recherche plus qu'il n'en est digne.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'opposition entre les
vices ne tient pas compte de leurs effets. Cependant il y a opposition à la
grandeur d'âme du seul fait qu'on veut disputer ; car personne ne cherche à
disputer sinon pour une chose qu'il juge grande. Aussi le Philosophe dit-il :
"Le magnanime n'est pas disputeur, car rien ne lui paraît grand."
Objections :
1. Il semble que oui, car rien n'exclut la récompense
éternelle, sinon le péché mortel. Or la vaine gloire exclut la récompense
éternelle, car on lit en saint Matthieu (6, 1) : "Gardez-vous de pratiquer
votre justice devant les hommes, pour vous faire remarquer par eux, sinon vous
n'aurez pas de récompense auprès de mon Père qui est dans les cieux."
2. Quiconque prend pour soi ce qui est propre à Dieu pèche
mortellement. Mais par le désir de la vaine gloire on s'attribue quelque chose
qui est propre à Dieu. Car il est dit en Isaïe (42, 8) : "Ma gloire, je ne
la donnerai pas à un autre." Et dans la 1ère épître à Timothée
(1, 17) : "A Dieu seul honneur et gloire."
3. Le péché qui est le plus dangereux et le plus nocif est
évidemment mortel. Mais tel est le péché de vaine gloire, car sur ce texte (1
Th 2, 4) :"... A Dieu qui éprouve nos coeurs", la Glose dit : "Combien
l'amour de la gloire humaine a la force de nuire, celui-là seul le comprend qui
lui a déclaré la guerre, car s'il est facile à chacun de ne pas désirer la
gloire quand elle nous est refusée, il est difficile de ne pas se délecter
quand on nous l'offre." Chrysostome dit aussi : "La vaine gloire
entre à la dérobée et insensiblement enlève toutes les vertus de l'âme."
Cependant :
Chrysostome dit, que
si les autres vices se rencontrent chez les serviteurs du démon, la vaine
gloire se trouve aussi chez les serviteurs du Christ. Mais chez ceux-ci il n'y
a pas de péché mortel. Donc la vaine gloire n'est pas péché mortel.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, un péché est mortel du fait qu'il s'oppose à la charité. Or le
péché de vaine gloire, considéré en lui-même, ne paraît pas s'opposer à la
charité quant à l'amour du prochain. Relativement à l'amour de Dieu, il peut
s'opposer à la charité de deux façons. D'abord en raison de la matière dont on
se glorifie, par exemple si l'on se glorifie d'une chose fausse qui s'oppose au
respect dû à Dieu, selon cette parole d'Ézéchiel (28, 2) : "Ton coeur
s'est enorgueilli et tu as dit : je suis Dieu." Et saint Paul (1 Co 4, 7) :
"Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier
comme si tu ne l'avais pas reçu ?" Ou encore lorsqu'on fait passer avant
Dieu le bien temporel dont on se glorifie, ce qui est interdit en Jérémie (9, 23)
: "Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, ni le vaillant de sa
vaillance, ni le riche de ses richesses, mais qui veut se glorifier, qu'il
trouve sa gloire en ceci : avoir de l'intelligence et me connaître." Ou
encore lorsqu'on fait passer le témoignage des hommes avant celui de Dieu, comme
ceux qui sont condamnés en saint Jean (12, 43) : "Ils aimèrent la gloire des
hommes plus que la gloire de Dieu." Ensuite le péché de vaine gloire peut
s'opposer à la charité du côté du vaniteux lui-même, qui reporte son intention
sur la gloire comme sur sa fin ultime, car il y ordonne toutes ses oeuvres de
vertu, et pour obtenir cette fin, il n'hésite pas à commettre des actions
contre Dieu. Il est alors mortel. Aussi saint Augustin dit-il : "Ce vice
(l'amour de la louange humaine) est si ennemi de la foi fervente, lorsque le
désir de la gloire triomphe dans le coeur de la crainte ou de l'amour de Dieu, qu'il
a fait dire au Seigneur (Jn 5, 44) : "Comment
pouvez-vous croire, vous qui attendez votre gloire les uns des autres, et ne
cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul ?"
Si l'amour de la
gloire humaine, bien qu'elle soit vaine, ne s'oppose pas à la charité ni quant
au motif de la gloire, ni quant à l'intention de celui qui la cherche, c'est un
péché non pas mortel, mais véniel.
Solutions :
1. Aucun péché ne mérite la vie éternelle. Aussi l'oeuvre
vertueuse perd sa puissance méritoire pour la vie éternelle si elle est faite
par vaine gloire, même si celle-ci n'est pas péché mortel. Mais quand on perd
purement et simplement la récompense éternelle à cause de sa vaine gloire et
non relativement à un acte isolé, c'est alors que la vaine gloire est péché
mortel.
2. Tout homme qui désire une vaine gloire ne désire pas pour
lui cette excellence qui convient à Dieu seul. Car ce n'est pas la même gloire
que l'on doit à Dieu seul, et que l'on doit à un homme vertueux ou riche.
3. La vaine gloire est dite un péché dangereux non tellement à
cause de sa gravité propre, mais aussi parce qu'elle dispose à des péchés
graves en tant qu'elle rend l'homme présomptueux et trop confiant en lui. Et
c'est ainsi que peu à peu elle le dispose à être privé de ses richesses
intérieures.
Objections :
1. Il semble que non, car un vice qui naît d'un autre vice
n'est pas capital. Mais la vaine gloire naît toujours de l'orgueil.
2. L'honneur semble plus primordial que la gloire, qui en est
le résultat. Mais l'ambition, qui est un appétit déréglé d'honneur n'est pas un
vice capital. Donc le désir de vaine gloire non plus.
3. Un vice capital a une certaine primauté. Mais on ne voit
pas que la vaine gloire en ait aucune ; ni quant à la raison de péché, parce
qu'elle n'est pas toujours péché mortel ; ni quant à la raison de bien
désirable, parce que la gloire humaine est quelque chose de fragile, et
d'extérieur à l'homme.
Cependant :
Saint Grégoire met
la vaine gloire au nombre des sept péchés capitaux.
Conclusion :
Il y a deux façons
de présenter les vices capitaux. Certains y mettent l'orgueil, et alors ils n'y
mettent pas la vaine gloire. Saint Grégoire, dans le texte allégué au
commencement, fait de l'orgueil ou superbe la "reine de tous les vices"
et il donne la vaine gloire, qui en naît directement, comme un vice capital. Et
cela est raisonnable. L'orgueil en effet, comme on le dira plus loin, implique
un appétit déréglé de supériorité. Or toute espèce de bien désirable est cause
de perfection et de supériorité. C'est pourquoi les fins de tous les vices
s'ordonnent à la fin de l'orgueil. Et à cause de cela on voit qu'il a une
causalité générale sur les autres vices et ne doit pas être compté parmi ces
principes spécifiques des vices que sont les vices capitaux. Or, entre les
biens qui confèrent à l'homme une supériorité, le plus efficace paraît être la
gloire, en ce qu'elle implique la manifestation de la bonté ; car, par nature, le
bien est aimé et honoré de tous. C'est pourquoi, de même que par la gloire qui
se trouve chez Dieu, on obtient une supériorité dans le domaine divin, de même
par la gloire que donnent les hommes, on obtient une supériorité dans le
domaine humain. Aussi, à cause de cette proximité avec la supériorité que les
hommes désirent au maximum, il s'ensuit qu'elle est vivement désirable et que
son désir déréglé donne naissance à plusieurs vices. C'est pourquoi la vaine
gloire est un vice capital.
Solutions :
1. Qu'un vice naisse de l'orgueil ne s'oppose pas à ce qui
constitue un vice capital du fait que, on vient de le dire à l’instant, l'orgueil
ou superbe est "la reine et la mère de tous les vices".
2. La louange et l'honneur, on vient de le dire, se rattachent
à la gloire, comme à la cause dont celle-ci découle. Aussi la gloire se
rattache à elles comme étant leur fin ; car quelqu'un aime être honoré et loué
en tant qu'il estime devenir ainsi célèbre auprès des autres.
3. Pour la raison qu'on vient de dire, la vaine gloire a une
primauté au titre de désirable, et cela suffit à la raison de vice capital. Il
n'est pas requis que le vice capital soit toujours péché mortel, car même d'un
péché véniel peut naître un péché mortel, en tant que le véniel dispose au
mortel.
Objections :
1. Il semble inacceptable de déclarer filles de la vaine
gloire : la désobéissance, la jactance, l'hypocrisie,
la dispute, l'entêtement, la discorde, la manie des nouveautés. En effet, la
jactance selon saint Grégoire est une des espèces de l'orgueil. Or l'orgueil ne
naît pas de la vaine gloire, mais c'est le contraire, dit saint Grégoire plus
loin. Donc la jactance ne doit pas être donnée comme une fille de la vaine
gloire.
2. Les disputes et les discordes proviennent surtout de la
colère. Mais celle-ci est un vice capital, énuméré à côté de la vaine gloire.
Les disputes et les discordes ne sont donc pas filles de celle-ci.
3. Saint Chrysostome dit que "la vaine gloire est
toujours un mal, mais surtout dans la philanthropie", c'est-à-dire la
miséricorde. Or cela n'est pas nouveau, c'est habituel chez l'homme. Donc la
manie des nouveautés ne doit pas être donnée spécialement comme une fille de la
vaine gloire.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Grégoire qui donne cette liste des
filles de la vaine gloire.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, les vices qui, de soi, ont pour fin celle d'un vice capital sont
appelées ses filles. Or la fin de la vaine gloire est que l'on manifeste sa
propre supériorité, nous l'avons montré plus haut. Or l'homme peut y tendre de
deux façons.
1° Directement, par
des paroles, et c'est la jactance ; soit par des actes : s'ils sont vrais et de
nature à étonner : c'est la manie des nouveautés qui étonnent toujours ; s'ils
sont faux, c'est l'hypocrisie.
2° Indirectement, on
tente de manifester sa supériorité en montrant qu'on n'est pas inférieur aux
autres. Et cela de quatre façons. 1. Quant à l'intelligence, et c'est
l'entêtement par lequel on tient trop à son avis, sans vouloir suivre un avis
meilleur. 2. Quant à la volonté, et c'est la discorde, lorsque l'on ne veut pas
abandonner sa volonté propre pour s'accorder avec les autres. 3. Quant au
langage, et c'est la dispute lorsque l'on querelle à grands cris. 4. Quant à
l'action, et c'est la désobéissance lorsque l'on ne veut pas exécuter le
précepte du supérieur.
Solutions :
1. Comme on l'a dit plus haut la jactance fait partie de
l'orgueil quant à sa cause intérieure qui est l'arrogance. Quant à la jactance
extérieure, selon Aristote, elle est ordonnée parfois au gain, mais plus
fréquemment à la gloire et à l'honneur, et c'est ainsi qu'elle naît de la vaine
gloire.
2. La colère ne cause discorde et dispute que si la vaine
gloire s'y ajoute, du fait que l'on estime glorieux de ne pas céder à la
volonté et aux paroles des autres.
3. On blâme la vaine gloire concernant l'aumône pour le défaut
de charité que l'on voit chez celui qui fait passer la vaine gloire avant le
service rendu au prochain ; en effet, il emploie celui-ci comme un moyen pour
celle-là. Mais on ne le blâme pas de ce qu'il prétend faire l'aumône comme
quelque chose de nouveau.
- 1. Est-elle un
péché ? - 2. A quelle vertu s'oppose-t-elle ?
Objections :
1. Il semble que non, car tout péché rend mauvais, tandis que
toute vertu rend bon. Mais "le pusillanime n'est pas mauvais", dit
Aristote.
2. Celui-ci dit au même endroit : "On appelle surtout
pusillanime celui qui est digne de grands biens et pourtant n'en tire pas de
fierté." Mais nul n'est digne de grands biens, sinon le vertueux, car, dit
encore Aristote, "seul l'homme bon mérite vraiment l'honneur". Donc
le pusillanime est vertueux et la pusillanimité n'est pas un péché.
3. Il est écrit (Si 10, 15 Vg) : "La racine de tout péché,
c'est l'orgueil." Mais la pusillanimité ne procède pas de l'orgueil, car
l'orgueilleux s'élève au-dessus de lui-même, tandis que le pusillanime se
dérobe aux honneurs dont il est digne.
4. Pour le Philosophe, on appelle pusillanime "celui qui
s'estime moins qu'il ne vaut". Mais parfois de saints hommes s'estiment
moins qu'ils ne valent, comme Moïse et Jérémie : ils étaient dignes de la tâche
que Dieu leur avait destinée et que tous deux refusaient avec humilité (voir Ex
3, 10 et Jr 1, 6).
Cependant :
En morale il ne
faut éviter que le péché. Or, il faut éviter la pusillanimité, car il est écrit
(Col 3, 21) : "Pères, n'exaspérez pas vos enfants, pour qu'ils ne
deviennent pas pusillanimes."
Conclusion :
Tout ce qui est
contraire à une inclination naturelle est péché, parce que cela contrarie une
loi de nature. Or toute réalité naturelle a en elle une inclination à exercer
une activité proportionnée à sa puissance, comme on le voit chez tous les êtres
naturels, animés ou inanimés. De même que par la présomption on excède la
capacité de sa puissance en visant des buts trop grands, de même le pusillanime
reste au-dessous de la capacité de sa puissance, puisqu'il refuse de viser ce
qui est proportionné à celle-ci. C'est pourquoi le serviteur qui enfouit dans
la terre l'argent confié par son maître et ne l'a pas fait valoir par une
certaine crainte pusillanime, est puni par son maître (Mt 25, 14 et Lc 19, 12).
Solutions :
1. Aristote appelle "mauvais" ceux qui nuisent à
leur prochain. En ce sens on dit que le pusillanime n'est pas mauvais parce
qu'il n'inflige de nuisance à personne, sauf par accident c'est-à-dire en tant
qu'il omet les actions par lesquelles il pourrait rendre service. Car saint Grégoire
écrit : "Ceux qui négligent la prédication et s'abstiennent ainsi d'aider
le prochain sont, en stricte justice, coupables de tout le bien qu'ils auraient
pu apporter à la communauté."
2. Rien n'empêche quelqu'un qui a un habitus vertueux de
pécher, véniellement bien sûr, en gardant cet habitus ; ou mortellement, ce qui
détruit l'habitus de la vertu surnaturelle. C'est pourquoi il peut arriver
qu'en raison de la vertu qu'on possède on soit digne d'accomplir de grandes
choses, digne d'un grand honneur ; et pourtant qu'en ne cherchant pas à exercer
sa vertu, on pèche parfois véniellement, parfois mortellement. Ou bien l'on
peut dire que le pusillanime est capable de grandes choses selon la disposition
à la vertu qui est en lui, soit par un bon tempérament, soit par la science, soit
par les avantages extérieurs, mais il est rendu pusillanime parce qu'il refuse
de mettre tout cela au service de la vertu.
3. Même la pusillanimité peut, d'une certaine manière, naître
de l'orgueil, du fait qu'on s'appuie à l'excès sur son propre sentiment, qui
fait juger qu'on est incapable à l'égard d'actions pour lesquelles on a tout ce
qu'il faut. Ainsi lit-on dans les Proverbes (26, 16) : "Le paresseux est
plus sage à ses yeux que sept hommes qui répondent judicieusement." Car
rien n'empêche que l'on se rabaisse pour certaines choses et qu'on s'élève à
l'excès pour d'autres. Aussi saint Grégoire écrit-il au sujet de Moïse : "Il
serait orgueilleux s'il recevait sans trembler la charge de guider ce peuple ;
et il serait orgueilleux aussi s'il refusait d'obéir à l'ordre du Seigneur."
4. Moïse et Jérémie étaient dignes de la fonction pour
laquelle Dieu les choisissait par sa grâce. Mais en considérant leur propre
faiblesse ils refusaient ; cependant ils ne s'obstinaient pas, pour ne pas
tomber dans l'orgueil.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas à la magnanimité, car le
Philosophe nous dit : "Le pusillanime s'ignore lui-même ; car il
désirerait les biens dont il est digne, s'il se connaissait." Mais l'ignorance
de soi-même s'oppose à la prudence, ce qui est donc le cas de la pusillanimité.
2. En Matthieu (25, 26), le Seigneur appelle "méchant et
paresseux" le serviteur qui a refusé de faire fructifier son argent. Le
Philosophe, lui aussi, dit que "les pusillanimes semblent paresseux".
Mais la paresse s'oppose au souci, qui est un acte de la prudence, nous l'avons
vu plus haut.
3. La pusillanimité semble procéder d'une crainte désordonnée,
d'où cette parole d'Isaïe (35, 4) : "Dites aux pusillanimes : Soyez forts, ne craignez pas." Elle
semble aussi procéder d'une colère désordonnée, selon saint Paul (Col 3, 21) :
"Pères, n'exaspérez pas vos enfants, pour qu'ils ne deviennent pas
pusillanimes." Mais le dérèglement de la crainte s'oppose à la force, et
le dérèglement de la colère à la mansuétude.
4. Le vice qui s'oppose à une vertu est d'autant plus grave
qu'il en est plus dissemblable. Mais la pusillanimité est plus dissemblable de
la magnanimité que ne l'est la présomption. Donc, si la pusillanimité s'opposait
à la magnanimité, il s'ensuivrait qu'elle serait un péché plus grave que la
présomption. Ce qui est contraire à la parole de l'Ecclésiastique (37, 3 Vg) :
"Ô présomption très perverse, par qui as-tu été créée ?"
Cependant :
Pusillanimité et
magnanimité diffèrent selon la grandeur et la petitesse de l'âme, comme les
mots eux-mêmes le montrent. Mais grand et petit sont opposés. Donc la
pusillanimité s'oppose à la magnanimité.
Conclusion :
On peut considérer
la pusillanimité de trois façons.
1° En elle-même.
Et ainsi il est évident que, selon sa raison propre, elle s'oppose à la
magnanimité, dont elle diffère selon la différence entre grandeur et petitesse
sur la même matière ; car, de même que le magnanime, par grandeur d'âme, tend
aux grandes choses, ainsi le pusillanime, par petitesse d'esprit, s'éloigne des
grandes choses.
2° On peut
considérer la pusillanimité du côté de sa cause qui, pour l'intelligence, est
l'ignorance de sa propre condition et, pour l'appétit, la crainte d'être
insuffisant en ce que l'on estime faussement dépasser sa capacité.
3° On peut
considérer la pusillanimité du côté de son effet qui est l'éloignement de
grandes choses dont on est digne. Mais comme nous l'avons dit plus haut
l'opposition entre un vice et une vertu se mesure davantage selon son espèce
propre que selon sa cause ou son effet. Et c'est pourquoi la pusillanimité
s'oppose directement à la magnanimité.
Solutions :
1. Cet argument procède de la pusillanimité vue du côté de sa
cause dans l'intellect. Cependant on ne peut dire, à proprement parler, qu'elle
s'oppose à la prudence, même selon sa cause, parce qu'une telle ignorance ne
procède pas de la sottise, mais plutôt de la paresse à évaluer sa capacité, selon
Aristote, ou à exécuter ce que l'on a le pouvoir de faire.
2. Cet argument procède de la pusillanimité vue du côté de son
effet.
3. Cet argument procède du côté de la cause. Cependant la
crainte qui cause la pusillanimité n'est pas toujours la crainte de dangers
mortels. Donc, de ce côté encore, il n'est pas nécessaire d'opposer la
pusillanimité à la force. Quant à la colère, selon la raison de son mouvement
propre, qui entraîne à la vengeance, elle ne cause pas la pusillanimité, qui
abat l'esprit, mais plutôt elle exalte celui-ci. Mais elle engage à la pusillanimité
en raison des causes de la colère, qui sont les injustices subies, lesquelles
abattent l'esprit de la victime.
4. La pusillanimité, dans son espèce propre, est un péché plus
grave que la présomption, parce qu'elle éloigne l'homme du bien, ce qui est
très mal d'après Aristote. Mais la présomption est appelée "très perverse",
en raison de l'orgueil d'où elle procède.
- 1. Est-elle une
vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Quelle est sa matière ? - 4. Fait-elle
partie de la force ?
Objections :
1. Il semble que non. Car celui qui a une seule vertu les a
toutes, on l'a vu. Mais on peut avoir les autres vertus sans la magnificence.
Selon Aristote : "tout libéral n'est pas magnifique".
2. La vertu morale "se tient au milieu", prouve le
Philosophe. Mais ce n'est pas le cas de la magnificence, car elle dépasse
grandement la libéralité. Or le grand s'oppose au petit comme un extrême à
l'autre, le milieu étant à égale distance des deux. Ainsi la magnificence n'est
pas au milieu, mais à l'un des extrêmes. Elle n'est donc pas une vertu.
3. Aucune vertu ne s'oppose à une inclination naturelle, elle
la perfectionne plutôt, on l'a vu. Mais, comme dit le Philosophe : "le
magnifique n'est pas dépensier pour lui-même", ce qui est contraire à
l'inclination naturelle par laquelle on pourvoit avant tout à ses propres
besoins.
4. Selon Aristote : "l'art est la droite règle des choses
à faire". Mais la magnificence (magna facere) concerne les choses à
faire, comme son nom le montre. Donc elle est un art plus qu'une vertu.
Cependant :
La vertu humaine
est une certaine participation de la vertu divine. Mais la magnificence
appartient à la vertu divine, selon le Psaume (68, 35) : "Dans les nuées, sa
magnificence et sa vertu !" Donc la magnificence est le nom d'une vertu.
Conclusion :
Selon Aristote :
"on appelle vertu ce qui se rapporte au dernier degré de la puissance",
non du côté du défaut, mais du côté de l'excès, qui se définit par la grandeur.
Et c'est pourquoi agir grandement, d'où est venu le mot "magnificence",
se rattache précisément à la raison de vertu. Aussi "magnificence"
est-il le nom d'une vertu.
Solutions :
1. Tout libéral n'est pas magnifique en acte, parce qu'il lui
manque les moyens nécessaires pour agir magnifiquement. Cependant tout libéral
a l'habitus de la magnificence, soit en acte, soit en disposition prochaine, nous
l'avons dit en traitant de la connexion des vertus.
2. La magnificence se situe bien à un extrême, si l'on
considère ce qu'elle fait selon la quantité. Mais elle se situe au milieu, si
l'on considère la règle de raison qu'elle observe sans la manquer ni la
dépasser, comme on l'a dit au sujet de la magnanimité.
3. Il appartient à la magnificence d'agir grandement. Mais ce
qui concerne la personne de chacun est peu de chose par rapport à ce qui
convient aux choses divines et aux intérêts de la communauté. C'est pourquoi le
magnifique ne vise pas en priorité ce qui concerne sa propre personne, non
qu'il ne cherche pas son bien, mais celui-ci n'est pas grand. Mais s'il montre
de la grandeur en ce qui le concerne, alors le magnifique l'entreprend
magnifiquement, soit "pour ce qui se fait une seule fois, comme des noces
ou des solennités analogues" ; soit encore des entreprises durables :
c'est ainsi qu'il appartient au magnifique de se "préparer une habitation
appropriée".
4. Comme dit Aristote, "il faut à l'art une certaine
vertu", c'est-à-dire une vertu morale qui incline l'appétit à user droitement
de la règle de l'art. Et cela s'applique à la magnificence, qui n'est donc pas
un art, mais une vertu.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il lui revient de faire quelque
chose de grand. Mais cela peut convenir à n'importe quelle vertu, si elle est
grande ; ainsi, celui qui a une grande tempérance réalise une grande oeuvre de
tempérance. Donc la magnificence n'est pas une vertu spéciale, mais désigne
l'état parfait de toute vertu.
2. Faire quelque chose ou s'y appliquer, c'est identique. Mais
s'appliquer à la grandeur se rattache à la magnanimité, on l'a dit plus haut.
Donc faire quelque chose de grand appartient aussi à la magnanimité, dont la
magnificence ne se distingue donc pas.
3. La magnificence se rattache à la sainteté. En effet, il est
écrit de Dieu dans l'Exode (15, 11) : "Magnifique en sainteté", et
dans le Psaume (96, 6) : "Sainteté et magnificence dans son sanctuaire".
Mais la sainteté est identique à la religion, on l'a vu plus haut. Donc la
magnificence apparaît identique à la religion et n'est pas une vertu spéciale, distincte
des autres.
Cependant :
Le Philosophe la
compte parmi les autres vertus spéciales.
Conclusion :
Il revient à la
magnificence de faire quelque chose de grand, comme son nom l'indique. Mais
"faire" peut se prendre en deux sens : au sens propre ou au sens
large. Au sens propre, "faire" signifie opérer quelque chose sur une
matière extérieure, comme faire une maison. Au sens large, "faire" se
dit de n'importe quelle action, soit qu'elle passe sur une matière extérieure, comme
brûler et couper ; soit qu'elle demeure dans l'agent, comme penser et vouloir.
Donc, si l'on prend la magnificence en tant qu'elle implique la confection
d'une grande chose, en prenant "faire" au sens propre, alors la
magnificence est une vertu spéciale. Car l'oeuvre fabriquée est produite par
l'art. Or, on peut être attentif dans son usage à une raison spéciale de bonté
: que l'oeuvre fabriquée par l'art soit grande, en quantité, en valeur, en
dignité, ce qui est le fait de la magnificence. A ce point de vue la
magnificence est une vertu spéciale.
Mais si l'on prend
le mot de magnificence au sens de faire grand, en prenant "faire" au
sens large, alors la magnificence n'est pas une vertu spéciale.
Solutions :
1. Il revient à toute vertu parfaite de faire quelque chose
de grand dans son genre, en prenant "faire" au sens large ; mais non
en le prenant au sens propre, car cela est propre à la magnificence.
2. Il appartient à la magnanimité non seulement de tendre au
grand, mais encore "d'agir avec grandeur dans toutes les vertus" soit
par une fabrication, soit par une action, mais de telle sorte que la
magnanimité, à ce sujet, regarde seulement la raison de grandeur. Quant aux
autres vertus, si elles sont parfaites, elles agissent grandement ; mais elles
ne dirigent pas leur intention à titre principal vers ce qui est grand, mais
vers ce qui est propre à chaque vertu, la grandeur découlant de la puissance de
cette vertu. Tandis qu'il revient à la magnificence non seulement de faire
quelque chose de grand, en prenant "faire" dans son sens propre, mais
aussi de tendre à faire grand dans son intention. Aussi Cicéron définit-il la
magnificence : "Un projet et une gestion d'affaires grandes et sublimes, dans
une vaste et brillante perspective." Le "projet" se rapporte à
l'intention intérieure, la "gestion" à l'intention extérieure. Aussi
faut-il que, comme la magnanimité vise quelque chose de grand en toute matière,
la magnificence le vise dans une oeuvre à produire.
3. La magnificence veut faire une grande oeuvre. Or les
oeuvres faites par l'homme sont ordonnées à une fin. Mais aucune fin des
oeuvres humaines n'est aussi grande que l'honneur de Dieu. Ce qui fait dire au
Philosophe : "Les dépenses les plus honorables sont celles qui offrent à
Dieu des sacrifices, et ce sont elles que le magnifique pratique le plus."
C'est pourquoi la magnificence s'unit à la sainteté, parce que son effet
s'ordonne surtout à la religion, ou sainteté.
Objections :
1. Il semble que ce ne soient pas les grandes dépenses. Car
il n'y a pas deux vertus concernant la même matière. Or, concernant les
dépenses, il y a déjà la libéralité, on l'a vu plus haut.
2. "Tout magnifique est libéral", dit Aristote.
Mais la libéralité concerne les dons plus que les dépenses. Donc la
magnificence non plus ne concerne pas les dépenses, mais plutôt les dons.
3. Il revient à la magnificence de réaliser extérieurement un
grand ouvrage. Mais toutes les dépenses ne servent pas à réaliser un ouvrage
extérieur, même si elles sont considérables, par exemple si quelqu'un dépense
beaucoup d'argent en cadeaux. Donc les dépenses ne sont pas la matière propre
de la magnificence.
4. Il n'y a que les riches à pouvoir faire de grandes
dépenses. Or les pauvres eux-mêmes peuvent avoir toutes les vertus, car
celles-ci n'exigent pas nécessairement de la fortune, mais se suffisent à
elles-mêmes, dit Sénèque.
Cependant :
Le Philosophe nous
dit : "La magnificence ne s'étend pas à toutes les activités d'ordre
pécuniaire, comme la libéralité, mais seulement aux grandes dépenses, par où
elle dépasse la libéralité en grandeur."
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l’article précédent, il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand
ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut
faire de grands ouvrages sans grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il :
"Le magnifique, à frais égaux, fait une oeuvre plus magnifique." Or
la dépense est une perte d'argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C'est
pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que
fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l'argent de ces grandes
dépenses ; et l'amour de l'argent que le magnifique doit modérer, pour que ses
grandes dépenses ne soient pas freinées.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit plus haut, les vertus qui
concernent des réalités extérieures connaissent une certaine difficulté selon
le genre de réalité concerné par telle vertu, et une autre difficulté venant de
la grandeur de cette réalité. C'est pourquoi il faut deux vertus concernant
l'argent et son usage : la libéralité qui les concerne d'une façon générale, et
la magnificence qui concerne la grandeur dans l'usage de l'argent.
2. L'usage de l'argent appartient différemment au libéral et
au magnifique. Car il appartient au libéral selon qu'il procède de l'amour de
l'argent bien réglé. C'est pourquoi tout usage correct de l'argent, qui ne
connaît pas d'obstacle grâce à la modération de l'amour qu'on a pour lui, ressortit
à la libéralité ; ce sont les dons et les dépenses. Mais l'usage de l'argent
revient au magnifique comme moyen pour réaliser un grand ouvrage. Et un tel
usage ne peut se faire sans dépense.
3. Le magnifique aussi fait des dons et des cadeaux, selon le
Philosophe ; non pas sous leur aspect de don, mais plutôt sous la raison de
dépense ordonnée à la réalisation d'un grand ouvrage comme d'honorer quelqu'un,
ou de faire quelque chose dont l'honneur rejaillit sur toute la Cité, par
exemple s'il réalise un ouvrage auquel toute la Cité se dévoue.
4. L'acte principal de la vertu est le choix intérieur, que la
vertu peut comporter sans qu'on ait de fortune. Et ainsi, même le pauvre peut
être magnifique. Mais pour les actes extérieurs de vertu, il faut les biens de
la fortune, à titre d'instruments. De cette façon, le pauvre ne peut exercer
l'acte extérieur de magnificence dans ce qui est absolument grand. Mais
peut-être en ce qui est grand relativement à un certain ouvrage qui, bien que
petit en lui-même, peut être accompli magnifiquement, selon la mesure qu'il
comporte. Car, pour Aristote, petit et grand se disent de façon
relative.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la magnificence a la même matière
que la libéralité, on vient de le dire. Or la libéralité ne fait pas partie de
la force, mais de la justice.
2. La force concerne la crainte et l'audace. Or la
magnificence ne regarde nullement la crainte, mais seulement les dépenses, qui
sont des activités. Donc la magnificence paraît se rattacher à la justice, qui
concerne les activités, plus qu'à la force.
3. D'après le Philosophe, "le magnifique est comparable
au savant". Mais la science rejoint la prudence plus que la force.
Cependant :
Cicéron, Macrobe
et Andronicus font de la magnificence une partie de la force.
Conclusion :
La magnificence, comme
vertu spéciale, ne peut être une partie subjective de la force, parce qu'elle
n'a pas la même matière ; mais elle en fait partie en tant qu'elle lui est
annexée comme la vertu secondaire à la principale. Pour qu'une vertu soit
annexée à une vertu principale, deux conditions sont requises, on l'a dit plus
haut ; que la vertu secondaire ait quelque chose de commun avec la principale, et
qu'elle soit dépassée par celle-ci. Or la magnificence a en commun avec la
force de tendre à quelque chose d'ardu et de difficile, si bien qu'elle a son
siège dans l'irascible, comme la force. Mais la magnificence est inférieure à
la force en ce que l'ardu auquel s'applique la force tient sa difficulté du
danger qui menace la personne ; l'ardu auquel s'applique la magnificence tient
sa difficulté de la cherté des choses, ce qui est bien moins que le péril
personnel. Voilà pourquoi la magnificence fait partie de la force.
Solutions :
1. La justice regarde les activités en elles-mêmes, en tant
qu'on y considère la raison de dette. Mais la libéralité et la magnificence
considèrent les activités somptuaires selon leur rapport aux passions de l'âme,
mais diversement. Car la libéralité regarde la dépense par rapport à l'amour et
à la convoitise de l'argent, qui sont des passions du concupiscible et
n'empêchent pas le libéral de faire des donations et des dépenses. Aussi
est-elle une vertu située dans le concupiscible. Mais la magnificence regarde
les dépenses par rapport à l'espérance, en rencontrant quelque chose d'ardu non
pas absolument, comme la magnanimité, mais dans une matière déterminée : les
dépenses. Aussi la magnificence paraît-elle être dans l'irascible, comme la
magnanimité.
2. La magnificence, si elle n'a pas une matière commune avec
la force, a en commun avec elle la condition de la matière, en tant qu'elle
s'applique à quelque chose d'ardu en matière de dépenses, comme la force en
matière de craintes.
3. La magnificence règle l'emploi de l'art à une grande tâche,
on vient de le dire. Or l'art est dans la raison. C'est pourquoi il appartient
au magnifique de bien user de sa raison pour évaluer la proportion de la
dépense avec l'oeuvre à faire. Et cela est surtout nécessaire à cause de
l'importance de l'ouvrage et des frais, car si l'on n'y fait pas grande
attention, on risque un grand gaspillage.
Il faut étudier maintenant le vice opposé à la magnificence.
- 1. La parcimonie est-elle un vice ? - 2. Le vice qui s'oppose à elle.
Objections :
1. Il semble que non, car la vertu gouverne les petites
choses comme les grandes ; aussi les libéraux comme les magnifiques font de
petites choses. Mais la magnificence est une vertu. Donc pareillement la
parcimonie est plus une vertu qu'un vice.
2. Le Philosophe affirme que "la surveillance des comptes
rend parcimonieux". Mais la surveillance des comptes paraît louable, car
le bien de l'homme est de se conduire selon la raison, d'après Denys. Donc la
parcimonie n'est pas un vice.
3. Le Philosophe dit que le parcimonieux dépense son argent
avec tristesse. Mais cela ressortit à l'avarice ou illibéralité. Donc la
parcimonie n'est pas un vice distinct.
Cependant :
Aristote fait de
la parcimonie un vice spécial opposé à la magnificence.
Conclusion :
Comme on l'a dit
précédemment, les actes moraux sont spécifiés par leur fin. Aussi sont-ils
fréquemment nommés à partir d'elle. Donc on appelle quelqu'un parcimonieux
parce qu'il vise à agir petitement. Or, petit et grand, selon Aristote sont
relatifs. Aussi, lorsqu'on dit que le parcimonieux veut faire quelque chose de
petit, il faut le comprendre par rapport au genre de l'oeuvre accomplie. Là, on
peut apprécier le grand et le petit de deux façons : d'une part, du côté de
l'oeuvre à faire ; d'autre part du côté de la dépense. Donc le magnifique vise
au premier chef la grandeur de l'oeuvre, secondairement la grandeur de la
dépense qu'il n'évite pas, pour accomplir un grand ouvrage. Aussi le Philosophe
dit-il que "le magnifique, à frais égaux, fait une oeuvre plus magnifique".
A l'inverse, le parcimonieux recherche une petite dépense et le Philosophe dit
: "qu'il cherche comment dépenser le minimum". En conséquence il
recherche la petitesse de l'oeuvre, qu'il ne refuse pas pourvu qu'elle réclame
peu de frais. Aussi le Philosophe dit-il au même endroit : "Le
parcimonieux, après avoir dépensé énormément pour peu de chose" parce
qu'il ne veut pas le dépenser, "perd l'avantage" que lui aurait
procuré une oeuvre magnifique. Il est donc évident que le parcimonieux est en
dessous de la proportion qui doit exister pour la raison entre la dépense et
l'ouvrage. Ce défaut par rapport à la règle raisonnable est ce qui donne la
raison de vice. Il est donc évident que la parcimonie est un vice.
Solutions :
1. La vertu gouverne les petites choses selon la règle de la
raison, envers laquelle le parcimonieux est en défaut, on vient de le dire. Car
on n'appelle pas parcimonieux celui qui gouverne les petites choses, mais celui
qui, en gouvernant de grandes ou de petites choses, est en défaut envers la
règle de la raison.
2. Comme dit Aristote, "la crainte incite à prendre conseil".
C'est pourquoi le parcimonieux surveille attentivement les comptes, parce qu'il
a une crainte déréglée de voir gaspiller ses biens, même en petites quantités.
Aussi cela n'est-il pas louable, mais vicieux et blâmable, parce qu'il ne
dirige pas son amour de l'argent selon la raison, mais met sa raison au service
de cet amour déréglé.
3. De même que le magnifique s'accorde avec le libéral en ce
qu'il dépense son argent avec promptitude et plaisir, de même le parcimonieux
s'accorde avec l'illibéral ou avare en ce qu'il dépense avec tristesse et
retard. Mais ils diffèrent en ce que l'illibéralité porte sur les dépenses
ordinaires, et la parcimonie sur les grandes dépenses qu'il est plus difficile
de faire. Et c'est pourquoi la parcimonie est un moindre vice que
l'illibéralité. Aussi pour le Philosophe bien que la parcimonie et le vice
opposé soient mauvais, "ils ne sont pas déshonorants parce qu'ils ne font
pas de tort au prochain et ne sont pas ignobles".
Objections :
1. Il semble qu'il n'en existe pas. Car le petit s'oppose au
grand. Or la magnificence n'est pas un vice, mais une vertu. Donc aucun vice ne
s'oppose à la parcimonie.
2. Puisque la parcimonie est un vice par défaut, on l'a dit à l’article
précédent, il semble que s'il y avait un vice opposé à la parcimonie, il
consisterait seulement à gaspiller l'argent à l'excès. Mais Aristote remarque :
"Ceux qui dépensent beaucoup là où il faudrait dépenser peu, dépensent peu
là où il faudrait dépenser beaucoup" et ainsi ils ont quelque chose de
parcimonieux. Il n'y a donc pas de vice opposé à la parcimonie.
3. Les actes moraux sont spécifiés par leur fin, on l'a redit
à l’article précédent. Mais ceux qui gaspillent le font pour étaler leur
richesse, selon Aristote. Or cela se rattache à la vaine gloire, qui s'oppose à
la magnanimité, on l'a dit. Donc aucun vice ne s'oppose à la parcimonie.
Cependant :
Il y a l'autorité d'Aristote qui place la magnificence entre
deux vices opposés.
Conclusion :
Le petit s'oppose
au grand et tous deux se disent de façon relative. Comme il arrive que la
dépense soit petite par comparaison avec l'ouvrage, il arrive aussi qu'elle
soit grande sous le même rapport, si bien qu'elle dépasse la proportion qu'il
doit y avoir entre la dépense et l'ouvrage, selon la règle de la raison. Aussi
est-il évident qu'au vice de la parcimonie, par laquelle on est en défaut
envers la juste proportion des dépenses à l'égard de l'ouvrage, en voulant
dépenser moins que ne le requiert la dignité de celui-ci, il y a un vice opposé,
par lequel on est en excès par rapport à cette proportion, c’est-à-dire qu'on
dépense trop par rapport à l'ouvrage. En grec, ce vice s'appelle banausia, mot
qui vient de la fournaise de la forge, parce qu'à la manière du feu de la
fournaise, il "dévore" tout. On l'appelle aussi apyrokalia, c'est-à-dire
"sans bon feu", parce qu'à la manière du feu, il "flambe"
tout. Aussi en latin, ce vice peut se nommer consumptio (en français :
dilapidation, gaspillage.)
Solutions :
1. "Magnificence" se dit parce qu'on fait un grand
ouvrage, non parce que la dépense y est disproportionnée. C'est cela qui
ressortit au vice opposé à la parcimonie.
2. Le même vice est contraire à la vertu qui occupe le juste
milieu, et au vice contraire. Ainsi donc le vice de gaspillage s'oppose à la
parcimonie en ce qu'il excède ce que demande la dignité de l'ouvrage, dépensant
beaucoup là où il faudrait dépenser peu. Mais il s'oppose à la magnificence par
rapport à la grandeur de l'oeuvre, visée première du magnifique, en ce que là
où il faut beaucoup dépenser, il ne dépense rien ou presque.
3. Le gaspilleur, par l'espèce de son acte, s'oppose au
parcimonieux en tant qu'il outrepasse la règle de la raison dont le parcimonieux
s'éloigne par défaut. Cependant rien n'empêche qu'il ordonne sa conduite à la
fin d'un autre vice, comme la vaine gloire ou tout autre.
- 1. Est-elle une
vertu ? - 2. Est-elle la plus grande des vertus ? - 3. Peut-on l'avoir sans la
grâce ? - 4. Fait-elle partie de la force ? - 5. Est-elle identique à la
longanimité ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car les vertus existent à l'état le plus
parfait dans la patrie, dit saint Augustin. Mais là il n'y a pas de
patience, car il n'y a pas de maux à supporter, selon Isaïe (49, 10) et
l'Apocalypse (7, 16) : "Ils n'auront pas faim, ils n'auront pas soif, ils
ne souffriront pas du vent brûlant ni du soleil." Donc la patience n'est pas
une vertu.
2. On ne peut trouver aucune vertu chez les mauvais, parce que
la vertu rend bon celui qui la possède. Mais on trouve parfois de la patience
chez les hommes mauvais, comme on le voit avec les avares qui supportent
patiemment beaucoup de choses pour amasser de l'argent, selon l'Ecclésiaste (5,
16) : "Tous les jours de sa vie il les passe dans les ténèbres, dans les
soucis multiples, dans la misère et la tristesse."
3. Les fruits diffèrent des vertus, on l'a vu précédemment.
Or la patience figure parmi les fruits, comme le montre saint Paul (Ga 5, 22).
Cependant :
Saint Augustin
écrit dans son livre La Patience
: "La vertu appelée patience est un si grand don de Dieu que l'on
proclame la patience de celui-là même qui nous l'accorde."
Conclusion :
Comme on l'a dit
plus haut, les vertus morales sont ordonnées au bien en tant qu'elles
maintiennent le bien de la raison contre l'assaut des passions. Or, parmi les
autres passions, la tristesse est puissante pour empêcher le bien de la raison,
selon la parole de saint Paul (2 Co 7, 10) : "La tristesse du monde
produit la mort." Et l'Ecclésiastique (30, 23) : "La tristesse en a
tué beaucoup, elle n'est d'aucun profit." Aussi est-il nécessaire d'avoir
une vertu qui protège le bien de la raison contre la tristesse, pour que
celle-ci n'abatte pas la raison. C'est l'oeuvre de la patience, et qui fait
dire à saint Augustin : "La patience de l'homme nous fait supporter nos
maux d'une âme égale" c'est-à-dire sans être bouleversés par la tristesse,
"pour que d'une âme découragée, nous ne délaissions pas les biens qui nous
font parvenir à des biens meilleurs". Il est évident par là que la
patience est une vertu.
Solutions :
1. Les vertus morales n'existent pas dans la patrie avec le
même acte que dans le voyage de cette vie, c'est-à-dire par comparaison avec
les biens de la vie présente, mais par comparaison avec la fin qui existera
dans la patrie. Ainsi la justice n’existera plus dans la patrie au sujet des
achats et des ventes et autres affaire appartenant à la vie présente, mais
seulement pour nous soumettre à Dieu. Pareillement l'acte de la patience, dans
la patrie, ne consistera plus à supporter, mais à jouir des biens auxquels nous
voulions parvenir en étant patients. Aussi saint Augustin dit-il que dans la patrie
la patience proprement dite n'existera plus "parce qu'elle n'est
nécessaire que là où il y a des maux à tolérer ; mais le but auquel on parvient
par la patience sera éternel".
2. Comme le dit saint Augustin : "on appelle proprement
patients ceux qui supportent le mal sans le commettre plutôt que le commettre
sans le supporter. Chez ceux qui supportent des maux pour faire le mal, la
patience ne mérite ni louange ni admiration, car elle est nulle. Il y a là une
dureté qui peut étonner, mais à laquelle il faut refuser le nom de patience".
3. Comme on l'a dit précédemment, le fruit implique dans sa
notion un certain plaisir. "Les actes des vertus sont délectables en
eux-mêmes", dit Aristote. Or le nom de vertu, habituellement, désigne
aussi les actes des vertus. C'est pourquoi la patience, en tant qu'habitus, est
donnée comme une vertu ; et quant à la délectation que procure son acte, elle
est donnée comme un fruit. Et cela surtout du fait que la patience préserve
l'âme d'être accablée par la tristesse.
Objections :
1. Il semble bien, car ce qui est parfait est le plus grand
en n'importe quel genre. Mais "la patience fait oeuvre parfaite" dit
saint Jacques (1, 4). Elle est donc la plus grande des vertus.
2. Toutes les vertus sont ordonnées au bien de l'âme. Mais
cela paraît surtout vrai de la patience, car il est dit (Lc 21, 19) : "C'est
par votre patience que vous posséderez vos âmes."
3. Ce qui produit et maintient d'autres êtres apparaît supérieur
à eux. Mais, dit saint Grégoire, "la patience est la racine et la
gardienne de toutes les vertus".
Cependant :
Il y a le fait qu'elle n'est pas comptée parmi les quatre
vertus que saint Grégoire et saint Augustin appellent principales.
Conclusion :
Par définition les
vertus sont ordonnées au bien, car Aristote définit la vertu : "Ce qui
rend bon celui qui la possède et rend son oeuvre bonne." Aussi faut-il que
la vertu soit d'autant plus primordiale et puissante qu'elle ordonne l'homme au
bien d'une façon plus forte et plus directe. Or c'est le cas des vertus
constitutives du bien, plus que des vertus destructives des oppositions qui
détournent du bien. Et parmi les vertus constitutives du bien, l'une est plus
puissante que l'autre en ce qu'elle établit l'homme dans un plus grand bien ;
c'est le cas de la foi, de l'espérance et de la charité par rapport à la
prudence et à la justice. De même, parmi les vertus destructrices des
oppositions au bien, la plus puissante est celle qui lutte contre ce qui
éloigne le plus du bien. Or les dangers mortels, que concerne la force, ou les
plaisirs du toucher, que concerne la tempérance, détournent davantage du bien
que les adversités de toute sorte que concerne la patience. Et c'est pourquoi
la patience n'est pas la plus puissante des vertus, mais elle est inférieure
non seulement aux vertus théologales, à la prudence et à la justice, qui
établissent directement l'homme dans le bien, mais aussi à la force et à la
tempérance qui détournent des plus grands empêchements.
Solutions :
1. On dit que la patience fait oeuvre parfaite pour supporter
les adversités, desquelles procèdent : 1° la tristesse, que gouverne la
patience ; 2° la colère, que gouverne la mansuétude, 3° la haine, que supprime
la charité ; 4° le dommage injuste, que la justice interdit. Car ôter le
principe du mal est toujours ce qu'il y a de plus parfait. Cependant si la
patience est plus parfaite en cela, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit
absolument.
2. "Posséder" implique une domination tranquille.
C'est pourquoi l'on dit que l'homme possède son âme par la patience en ce qu'il
arrache radicalement les passions soulevées par les adversités, qui rendent son
âme inquiète.
3. On appelle la patience racine et gardienne de toutes les
vertus non parce qu'elle les cause et les maintient directement, mais parce
qu'elle écarte ce qui s'y oppose.
Objections :
1. Cela semble possible. En effet, la créature raisonnable
peut mieux accomplir ce à quoi la raison l'incline davantage. Mais il est plus
raisonnable de souffrir des maux en vue du bien qu'en vue du mal. Or certains
souffrent des maux en vue du mal, par leurs propres efforts, sans le secours de
la grâce. Car saint Augustin reconnaît que "les hommes supportent beaucoup
de labeurs et de souffrances pour l'amour de leurs vices". Donc, l'homme
peut bien davantage supporter des maux pour le bien, c'est-à-dire être vraiment
patient, sans le secours de la grâce.
2. Certains, sans être en état de grâce, ont plus d'horreur
pour le mal de vice que pour les maux du corps. Aussi est-il raconté que
certains païens ont supporté de grands maux pour ne pas trahir leur patrie ou
commettre une autre action déshonorante. Mais c'est là être vraiment patient.
Il parait donc qu'on peut avoir la patience sans l'aide de la grâce.
3. Il parait évident que certains supportent des maux pénibles
et amers pour recouvrer la santé du corps. Or le salut de l'âme n'est pas moins
désirable que la santé du corps. Donc, au même titre, quelqu'un peut supporter
beaucoup de maux pour le salut de son âme, ce qui est avoir vraiment la
patience, sans le secours de la grâce.
Cependant :
On chante dans le
Psaume (62, 6, Vg) : "C'est de lui (Dieu) que vient la patience."
Conclusion :
Comme dit saint Augustin
dans son livre La Patience :
"La violence des désirs fait supporter labeurs et souffrances ; et
personne n'accepte volontiers de subir ce qui le torture, sinon pour quelque
chose qui le délecte." Et la raison en est que d'elle-même l'âme a en
horreur la tristesse et la douleur, si bien qu'on ne choisirait jamais de les
souffrir pour elles-mêmes, mais seulement en vue d'une fin. Il faut donc que ce
bien pour lequel on veut souffrir des maux soit voulu et aimé davantage que ce
bien dont la privation nous inflige la douleur que nous supportons patiemment.
Or, préférer le bien de la grâce à tous les biens naturels dont la perte nous
fait souffrir, cela appartient à la charité qui aime Dieu par-dessus tout.
Aussi est-il évident que la patience, en tant qu'elle est une vertu, a pour
cause la charité, selon saint Paul : "La charité est patiente" (1 Co
13, 4). Et il est évident qu'on ne peut avoir la charité que par la grâce."
La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a
été donné" (Rm 5, 5). Il est donc clair qu'on ne eut avoir la patience
sans le secours de la grâce.
Solutions :
1. Si la nature humaine était intacte, l'inclination de la
raison y prévaudrait ; mais dans la nature corrompue, ce qui prévaut c'est l'inclination
de convoitise, qui domine dans l'homme. Et c'est pourquoi l'homme est plus
enclin à supporter les maux là où la convoitise trouve son plaisir dès
maintenant, que de supporter des maux en vue de biens futurs désirés selon la
raison. C'est pourtant cela qui est la véritable patience.
2. Le bien de la vertu politique est à la mesure de la nature
humaine. C'est pourquoi la volonté de l'homme peut y tendre sans le secours de
la grâce sanctifiante, toutefois non sans le secours d'une grâce actuelle de
Dieu. Mais le bien de la grâce est surnaturel ; aussi l'homme ne peut y tendre
par la seule force de sa nature. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. Supporter des maux pour la santé du corps procède de
l'amour dont l'homme, par nature, aime sa propre chair. Et c'est pourquoi la
comparaison ne vaut pas avec la patience, qui procède de l'amour surnaturel.
Objections :
1. Il apparaît que non. Car le même être ne fait pas partie
de lui-même. Or la patience semble identique à la force parce que, on l'a dit
plus haut, supporter est l'acte propre de la force, et cela appartient aussi à
la patience, car il est dit dans les "Sentences" de saint Prosper que
la patience "consiste à supporter les maux venus du dehors".
2. On a établir que la force concerne la crainte et l'audace
et qu'ainsi elle réside dans l'irascible. Mais la patience concerne les
tristesses et paraît ainsi résider dans le concupiscible. Donc la patience ne
fait pas partie de la force, mais plutôt de la tempérance.
3. Un tout ne peut exister sans l'une de ses parties. Donc, si
la patience fait partie de la force, la force ne pourra jamais exister sans la
patience ; cependant il arrive que le fort ne supporte pas patiemment les maux
: au contraire il attaque leur auteur. Donc la patience ne fait pas partie de
la force.
Cependant :
Cicéron, en fait
une partie de la force.
Conclusion :
La patience fait
partie de la force à titre de partie potentielle, parce qu'elle s'adjoint à
elle comme une vertu secondaire à la principale. En effet, il appartient à la
patience "de supporter d'une âme égale les maux venus de l'extérieur",
d'après saint Grégoire. Or, parmi les maux que les autres nous infligent, les
principaux et les plus difficiles à supporter sont ceux qui se rattachent aux
périls mortels, que concerne la force. On voit ainsi qu'en cette matière, c'est
la force qui est en tête, comme revendiquant pour elle ce qui est le plus
primordial en cette matière. Et c'est pourquoi la patience s'adjoint à elle
comme la vertu secondaire à la principale.
Solutions :
1. Il appartient à la force non de supporter n'importe quoi, mais
seulement ce qu'il est souverainement difficile de supporter : les périls
mortels. Tandis qu'à la patience il peut revenir de supporter n'importe quels
maux.
2. L'acte de la force ne consiste pas seulement en ce que l'on
persévère dans le bien malgré la crainte de périls futurs, mais aussi en ce que
l'on ne défaille pas sous la tristesse ou souffrance présente, et à cet égard
la patience a des affinités avec la force. Et cependant la force concerne au
premier chef les craintes dont la nature porte à la fuite, que la force refuse.
Quant à la patience, elle concerne davantage, à titre principal, les tristesses
; car on appelle patient non pas celui qui ne fuit pas, mais celui qui a une
conduite digne d'éloges en souffrant ce qui nuit présentement, de telle sorte
qu'il n'en ressent pas une tristesse désordonnée. Et voilà pourquoi la force
est proprement dans l'irascible, et la patience dans le concupiscible. Et cela
n'empêche pas que la patience fasse partie de la force, parce que l'adjonction
d'une vertu à une autre ne se juge pas selon la puissance où elle siège, mais
selon la matière ou la forme.
Et cependant la
patience n'est pas donnée comme faisant partie de la tempérance, quoique ces
deux vertus aient leur siège dans le concupiscible. Parce que la tempérance
concerne seulement les tristesses qui s'opposent aux plaisirs du toucher comme
celles qui viennent de l'abstinence d'aliments ou de plaisirs sexuels ; mais la
patience concerne surtout les tristesses que les autres nous infligent. De plus,
il revient à la tempérance de refréner ces tristesses, ainsi que les
délectations opposées ; à la patience il appartient d'empêcher l'homme de
s'éloigner du bien de la vertu à cause de ce genre de tristesses, si grandes
soient-elles.
3. La patience peut sous un certain rapport être donnée comme
une partie intégrante de la force, ce qui était le point de départ de
l'objection, en tant qu'on supporte patiemment les maux qui se rattachent aux
dangers mortels. Et il n'est pas contraire à la nature de la patience que l'on
attaque, en cas de besoin, celui qui fait du mal ; parce que, comme dit
Chrysostome sur "Arrière, Satan !", "il est louable d'être
patient devant les injures qu'on nous adresse ; mais supporter patiemment
celles qui s'adressent à Dieu, c'est par trop impie". Et saint Augustin
écrit que les préceptes de la patience ne sont pas contraires au bien de l'État
puisque, pour le garder, on doit combattre l'ennemi. Mais selon son
comportement envers tous les autres maux, la patience s'adjoint à la force
comme une vertu secondaire à la principale.
Objections :
1. C'est ce qu'il semble, car saint Augustin dit qu'on
célèbre la patience de Dieu non parce qu'il souffre un certain mal, mais en ce
qu'il "attend que les méchants se convertissent". Si bien qu'on dit
dans l'Ecclésiastique (5, 4) : "Le Seigneur sait attendre." Il semble
donc que la patience soit identique à la longanimité.
2. Le même habitus n'est pas opposé à deux êtres différents.
Mais l'impatience s'oppose à la longanimité par laquelle on accepte un retard ;
car certains ne peuvent supporter aucun retard, pas plus que les autres maux.
3. Le temps est une circonstance qualifiant les maux que l'on
supporte, et de même le lieu. Or, au point de vue du lieu, on ne découvre pas
une vertu distincte de la patience. Donc pareillement la longanimité, qui est
relative au temps en ce qu'on subit une longue attente, ne se distingue pas de
la patience.
Cependant :
Sur ce texte (Rm 2,
4) : "Méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience, de sa
longanimité ?" la Glose dit : "La longanimité paraît différer de la
patience, parce que ceux qui pèchent par faiblesse plutôt que par mauvaise
volonté, c'est par longanimité qu'on les supporte ; mais pour ceux qui, avec
obstination, se complaisent dans leurs voluptés, il faut dire qu'on les
supporte avec patience."
Conclusion :
On appelle
magnanimité la vertu qui donne le courage de tendre aux grandes choses ; de
même on appelle longanimité celle qui donne le courage de tendre à quelque
chose qui se trouve à une longue distance. C'est pourquoi, de même que la
magnanimité regarde l'espérance, qui tend au bien, plus que l'audace, la
crainte ou la tristesse, qui regardent le mal, de même la longanimité. Celle-ci,
par suite, rejoint davantage la magnanimité que la patience.
Cependant la
longanimité peut rejoindre la patience à un double titre. D'abord parce que la
patience, comme la force, supporte certains maux en vue d'un bien. Si celui-ci
est proche, ce support est plus facile ; mais si ce bien est longuement différé
alors que les maux à supporter sont déjà présents, l'attente devient plus
difficile. Ensuite le fait même de différer le bien espéré cause de la
tristesse, selon les Proverbes (13, 12) : "Un espoir différé afflige l'âme."
Aussi supporter cette affliction peut être le fait de la patience, comme de
supporter n'importe quelles tristesses.
Ainsi donc, on
peut englober sous la même raison de mal attristant et le retard du bien espéré,
ce qui relève de la longanimité ; et l'effort que l'on soutient pour persévérer
dans l'accomplissement d'une oeuvre bonne, ce qui relève de la constance. De ce
fait, aussi bien la longanimité que la constance sont englobées dans la
patience. Si bien que Cicéron définit la patience" le support volontaire
et prolongé d'épreuves ardues et difficiles, par un motif de service et
d'honnêteté". "Ardues" : il s'agit de la constance dans le bien.
"Difficiles" : il s'agit de la gravité du mal, qu'envisage
spécialement la patience. "Prolongé" concerne la longanimité en tant
qu'elle coïncide avec la patience.
Solutions :
1 et 2. Ce qui précède répond à ces deux objections.
3. Ce qui est distant dans l'espace, bien que ce soit éloigné
de nous, n'est cependant pas aussi éloigné du donné réel que ce qui est distant
dans le temps. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas. En outre, ce qui est
distant dans l'espace ne comporte de difficulté qu'en fonction du temps, parce
que cela met plus longtemps à nous parvenir.
4. Nous le concédons. Cependant il faut tenir compte du motif
de la différence signalée par la Glose. Parce que chez ceux qui pèchent par
faiblesse, la seule chose qui soit pénible, c'est leur longue persévérance dans
le mal, et c'est pourquoi l'on dit qu'ils sont supportés par longanimité. Mais
le fait même qu'on pèche par orgueil, est pénible ; et c'est pourquoi on dit
supporter par patience ceux qui pèchent par orgueil.
Après elle, nous
étudierons les vices opposés (Question 138) : - 1. La persévérance est-elle une
vertu ? - 2. Fait-elle partie de la force ? - 3. Quel rapport a-t-elle avec la
constance ? - 4. A-t-elle besoin du secours de la grâce ?
Objections :
1. Il semble que non, parce que, selon Aristote : "la
continence est plus importante que la persévérance". "Mais la
continence n'est pas une vertu", dit-il aussi. Donc la persévérance n'est
pas une vertu.
2. "La vertu est ce qui fait vivre droitement "selon
saint Augustin. Mais lui-même dit aussi : "On ne peut appeler persévérant
aucun homme tant qu'il vit et qu'il n'a pas persévéré jusqu'à la mort."
3. "Tenir ferme" dans l'oeuvre vertueuse est requis
pour toute vertu selon Aristote. Mais cela ressortit à la fonction de la persévérance,
car Cicéron définit celle-ci : "Demeurer ferme et constant pour un motif
bien considéré." Donc la persévérance n'est pas une vertu spéciale, mais
une condition de toute vertu.
Cependant :
Andronicus affirme
: "La persévérance est l'habitus concernant les choses auxquelles il faut
s'attacher ou non, et celles qui sont indifférentes." Mais un habitus qui
nous ordonne à bien faire quelque chose, ou à l'omettre, est une vertu. Donc la
persévérance est une vertu.
Conclusion :
D'après Aristote :
"la vertu concerne le difficile et le bien". C'est pourquoi, lorsqu'il
se présente une raison spéciale de bonté ou de difficulté, il y a une vertu
spéciale. Or l'oeuvre de la vertu peut comporter de la bonté et de la
difficulté pour deux motifs. D'une part à cause de l'espèce même de l'acte qui
tient à la raison de son objet propre. D'autre part à cause d'une durée
prolongée, car le fait même de s'obstiner longtemps à une tâche difficile
présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi s'attacher à un bien jusqu'à
son achèvement ressortit à une difficulté spéciale. On sait que la tempérance
et la force sont des vertus spéciales parce que l'une gouverne les plaisirs du
toucher, ce qui est de soi difficile, et l'autre gouverne les craintes et les
audaces concernant les dangers mortels, ce qui est également difficile de soi.
Et de même la persévérance est une vertu spéciale à laquelle il appartient, dans
l'une ou l'autre oeuvre vertueuse, de résister longuement si c'est nécessaire.
Solutions :
1. Aristote entend ici la persévérance au sens où l'on
persévère dans des actions où il est très difficile de tenir bon longtemps. Or
il n'est pas difficile de supporter longtemps des événements heureux, mais des
maux. Or les maux que sont les dangers mortels ne sont généralement pas à
supporter longtemps parce que, le plus souvent, ils passent vite. Aussi
n'est-ce pas à leur sujet qu'on loue le plus la persévérance. Parmi les autres
maux, les principaux sont ceux qui s'opposent aux plaisirs du toucher, parce
que de tels maux sont envisagés à propos des nécessités de la vie, par exemple
le manque d'aliments ou d'autres ressources, qui parfois demanderont à être
supportés longtemps. Ce n'est pas une difficulté pour celui qui n'en retire pas
beaucoup de tristesse et qui ne prend pas un grand plaisir dans les biens
opposés : on le voit chez l'homme tempérant, en qui ces passions ne sont pas
violentes. Mais cela est extrêmement difficile chez celui que ces passions
touchent vivement, car il n'a pas la vertu parfaite qui peut modifier ces
passions. C'est pourquoi, si l'on prend la persévérance de cette façon, elle
n'est pas une vertu parfaite mais, dans le genre vertu, un être inachevé.
Mais si nous
prenons la persévérance en ce sens qu'un individu s'obstine longtemps à
poursuivre un bien difficile, cela peut convenir aussi à celui qui possède une
vertu accomplie. Et si tenir bon lui est moins difficile, il persiste pourtant
dans un bien plus parfait. Aussi une telle persévérance peut-elle être une
vertu parce que la perfection de la vertu est attribuée selon la raison de
bonté plus que selon la raison de difficulté.
2. On donne parfois le même nom à la vertu et à son acte.
C'est ainsi que, pour saint Augustin, "la foi, c'est croire ce que tu ne
vois pas". Il peut cependant arriver que tel ait l'habitus de la vertu, sans
en exercer l'acte ; ainsi un pauvre peut avoir l'habitus de la magnificence, dont
pourtant il n'exerce pas l'acte. Mais parfois quelqu'un qui a un habitus
commence à exercer l'acte, mais ne le termine pas, par exemple si
l'entrepreneur commence à bâtir et n'achève pas la maison.
Il faut donc
conclure que le nom de persévérance est pris parfois pour l'habitus dans lequel
on choisit de persévérer, et parfois pour l'acte par lequel on persévère. Et
parfois celui qui possède l'habitus de persévérance choisit de persévérer et
commence l'exécution en persistant quelque temps ; cependant il n'achève pas
l'acte parce qu'il ne persiste pas jusqu'à la fin. Or la fin est double : celle
de l'oeuvre, et la fin de la vie humaine. De soi, il appartient à la
persévérance qu'on persévère jusqu'au terme de l'oeuvre vertueuse ; ainsi, que
le soldat persévère jusqu'à la fin du combat, et le magnifique jusqu'à
l'achèvement de son ouvrage. Il y a des vertus dont les actes doivent durer
pendant toute la vie, comme la foi, l'espérance et la charité, parce qu'elles
regardent la fin ultime de toute la vie humaine. Voilà pourquoi, à l'égard de
ces vertus qui sont principales, l'acte de persévérance ne s'achève pas avant
la fin de la vie. C'est en ce sens que saint Augustin parle de persévérance
pour désigner un acte consommé.
3. Quelque chose peut convenir à la vertu de deux façons.
D'abord, en raison de l'intention portant proprement sur la fin. Ainsi, persister
dans le bien jusqu'au bout relève de la persévérance, dont c'est la fin
spécifique. En outre, cela convient à la vertu par comparaison de l'habitus
avec son sujet. Et ainsi persister immuablement est un attribut de toute vertu,
en ce qu'elle est, comme tout habitus, une qualité difficile à perdre.
Objections :
1. Il semble que non, car selon Aristote la persévérance
concerne les tristesses relevant du toucher. Mais cela se rattache à la
tempérance. Donc la persévérance fait partie de la tempérance plus que de la
force.
2. Toute partie d'une vertu morale concerne certaines passions,
que cette vertu gouverne. Mais la persévérance ne comporte pas de modération
apportée aux passions, car plus ces passions sont violentes, plus celui qui persévère
selon la raison est digne d'éloge. Il apparaît donc que la persévérance ne fait
partie d'aucune vertu morale, mais de la prudence, qui perfectionne la raison.
3. Saint Augustin dit que "personne ne peut perdre la
persévérance". Mais l'homme peut perdre les autres vertus. Donc la
persévérance l'emporte sur toutes. Mais la vertu principale est plus forte que
sa partie. Donc la persévérance ne fait partie d'aucune vertu, c'est plutôt
elle qui est la vertu principale.
Cependant :
Cicéron fait de la
persévérance une partie de la force.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, la vertu principale est celle à laquelle on attribue
principalement quelque chose qui ressortit à la louange de la vertu, en tant
qu'elle le réalise à l'égard de sa matière propre, dans laquelle il est très
difficile et très bon de l'observer. Et par suite nous avons dit que la force
est une vertu principale parce qu'elle garde la fermeté dans les domaines où il
est très difficile de tenir bon, et qui sont les dangers mortels. C'est
pourquoi il est nécessaire d'adjoindre à la force, comme une vertu secondaire à
la principale, toute vertu dont le mérite consiste à soutenir fermement quelque
chose de difficile. Soutenir la difficulté qui provient de la longue durée de
l'oeuvre bonne, c'est ce qui fait le mérite de la persévérance ; et ce n'est
pas aussi difficile que d'affronter des périls mortels. C'est pourquoi la
persévérance s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale.
Solutions :
1. L'annexion d'une vertu secondaire à la principale ne tient
pas compte seulement de la matière, mais davantage du mode, parce qu'en toute
chose la forme l'emporte sur la matière. Aussi, bien que la persévérance
paraisse converger, quant à la matière, avec la tempérance plus qu'avec la
force, cependant, pour le mode, elle converge davantage avec la force, en tant
qu'elle assure la fermeté contre les difficultés provenant d'une longue durée.
2. La persévérance dont parle le Philosophe ne modère pas des
passions, mais consiste seulement en une certaine fermeté de la raison et de la
volonté. Mais la persévérance en tant qu'on y voit une vertu, gouverne
certaines passions : la crainte de la fatigue ou de l'échec dus à la longue
durée. Aussi cette vertu réside-t-elle dans l'irascible, comme la force.
3. Saint Augustin parle ici de la persévérance, non en tant
qu'elle désigne un habitus vertueux, mais en tant qu'elle désigne l'acte de
vertu continué jusqu'à la fin selon cette parole (Mt 24, 13) : "Parce
qu'il a persévéré jusqu'à la fin, il sera sauvé." C'est pourquoi il serait
contraire à la raison de persévérance ainsi entendue qu'on la perde, parce
qu'alors elle ne durerait pas jusqu'à la fin.
Objections :
1. On n'en voit pas, car la constance se rattache à la
patience, on l'a dit plus haut. Mais la patience diffère de la persévérance, donc
la constance ne se rattache pas à la persévérance.
2. La vertu concerne le bien difficile. Mais il ne semble pas
difficile d'être constant dans les petites affaires, comme dans les grandes
oeuvres qui relèvent de la magnificence. Donc la constance se rattache plus à
la magnificence qu'à la persévérance.
3. Si la constance se rattachait à la persévérance, elle ne
semblerait différer en rien de celle-ci, parce que l'une et l'autre implique
une certaine immobilité. Elles diffèrent pourtant, car Macrobe distingue la
constance de la fermeté, par laquelle on entend la persévérance, comme on l'a
dit. Donc la constance ne se rattache pas à la persévérance.
Cependant :
On dit que
quelqu'un est constant parce qu'il "se tient à" quelque chose (cum
- stat). Or rester attaché ainsi appartient à la persévérance telle que la
définit Andronicus ? Donc la constance relève de la persévérance.
Conclusion :
Sans doute la
persévérance et la constance se rejoignent-elles par leur fin qui est, pour
toutes deux, de persister fermement dans un certain bien. Mais elles diffèrent
selon les causes qui rendent cette persistance difficile. Car la vertu de
persévérance a pour rôle propre de faire persister fermement dans le bien
contre la difficulté qui vient de la longue durée de l'acte ; tandis que la
constance fait persister fermement dans le bien contre la difficulté qui
provient d'obstacles extérieurs.
Solutions :
1. Ces obstacles extérieurs sont surtout ceux qui donnent de
la tristesse. Et c'est à la patience que ressortit la tristesse, nous l'avons
dit. C'est pourquoi, selon la fin, la constance rejoint la persévérance, et
selon les difficultés qu'elles rencontrent, elle rejoint la patience. Or c'est
la fin qui est la plus importante, et c'est pourquoi la constance se rattache
plus à la persévérance qu'à la patience.
2. Il est plus difficile de persévérer dans les grands
ouvrages, mais dans les ouvrages petits et moyens il y a une difficulté, non à
cause de la grandeur de l'acte, que regarde la magnificence, mais au moins à
cause de sa longue durée, que regarde la persévérance. Et c'est pourquoi la
constance peut se rattacher à l'une et à l'autre.
3. Il est vrai que la constance se rattache à la persévérance,
à cause de ce qu'elles ont de commun ; mais elle ne lui est pas identique à
cause des différences que nous venons de dire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car on a dit qu'elle est une vertu. Mais
la vertu, dit Cicéron agit à la manière de la nature. L'inclination à la vertu
suffit donc à elle seule pour produire la persévérance. Celle-ci ne requiert
donc pas un autre secours venu de la grâce.
2. Le don de la grâce du Christ est plus grand que le dommage
créé par Adam, comme le montre saint Paul (Rm 5, 15). Mais avant le péché, l'homme
avait été créé "avec tout ce qui lui était nécessaire pour persévérer",
dit saint Augustin. Donc l'homme restauré par la grâce du Christ peut bien plus
encore persévérer sans le secours d'une grâce nouvelle.
3. Les oeuvres du péché sont parfois plus difficiles que les
oeuvres de la vertu. C'est pourquoi la Sagesse (5, 7) fait dire aux impies :
"Nous avons marché par des routes difficiles." Mais certains
persévèrent dans les oeuvres de péché sans le secours d'autrui. Donc, même dans
les oeuvres de vertu, on peut persévérer sans le secours de la grâce.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Nous affirmons que la persévérance est un don de Dieu, elle qui
fait persévérer dans le Christ jusqu'à la fin."
Conclusion :
On voit, d'après
ce que nous avons dit, que "persévérance" s'entend en deux sens.
D'abord comme
désignant l'habitus de la persévérance ; c'est alors une vertu. Et alors elle a
besoin du don de la grâce habituelle, comme les autres vertus infuses. Mais
aussi on peut l'entendre comme l'acte de la persévérance, qui dure jusqu'à la
mort. Et en ce sens elle n'a pas besoin seulement de la grâce habituelle, mais
encore du secours gratuit par lequel Dieu garde l'homme dans le bien jusqu'à la
fin de sa vie, comme nous l'avons dit en traitant de la grâce. En effet, de soi,
le libre arbitre est changeant, et ce défaut ne lui est pas enlevé par la grâce
habituelle en cette vie. Il n'est pas au pouvoir du libre arbitre, même
restauré par la grâce, de se fixer immuablement dans le bien, quoiqu'il soit en
son pouvoir de faire ce choix ; en effet il arrive souvent que le choix soit en
notre pouvoir, mais non l'exécution.
Solutions :
1. La vertu de persévérance, pour ce qui est d'elle, incline
à persévérer. Mais parce que l'on use de l'habitus quand on veut, il ne
s'ensuit pas nécessairement qu'ayant l'habitus de la vertu on en usera
immanquablement jusqu'à la mort.
2. Selon saint Augustin, "ce qui a été donné au premier
homme, ce n'est pas de persévérer, c'est de pouvoir persévérer par son libre
arbitre", parce qu'il n'y avait alors aucune corruption dans la nature
humaine qui rendît la persévérance difficile." Mais maintenant, aux hommes
prédestinés, ce qui est donné par la grâce du Christ ce n'est pas seulement de
pouvoir persévérer, mais de persévérer en fait... Aussi le premier homme, sans
subir aucune menace, usa de son libre arbitre pour désobéir à Dieu malgré ses
menaces, et il ne s'est pas maintenu dans une telle félicité, alors qu'il lui
était si facile de ne pas pécher. Tandis que les prédestinés, dont le monde
attaquait la fermeté, sont restés fermes dans la foi."
3. L'homme peut, par lui-même, tomber dans le péché, mais non
s'en relever sans le secours de la grâce. Et c'est pourquoi, du fait qu'il
tombe dans le péché, il se fait, autant qu'il dépend de lui, persévérant dans
le péché, à moins que la grâce de Dieu ne le libère. Il a donc besoin pour cela
du secours de la grâce.
- 1. La mollesse.
- 2. L'entêtement.
Objections :
1. Sur le texte (1 Co 6, 9) : "Ni adultères, ni
efféminés (molles), ni sodomites...", la Glose interprète (molles)
au sens de dépravés. Mais cela s'oppose à la chasteté. Donc la mollesse
n'est pas un vice opposé à la persévérance.
2. Selon le Philosophe : "la délicatesse est une espèce
de mollesse". Mais la délicatesse semble se rattacher à l'intempérance.
Donc la mollesse ne s'oppose pas à la persévérance, mais à la tempérance.
3. Le Philosophe dit encore que "le joueur est mou".
Mais l'amour immodéré du jeu s'oppose à l'eutrapélie, la vertu concernant les
plaisirs du jeu, selon Aristote.
Cependant :
Aristote dit que
l'homme mou s'oppose au persévérant.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, le mérite de la persévérance consiste en ce que l'on ne
s'éloigne pas du bien, quoi qu'on ait à supporter longuement difficultés et
labeurs. Ce qui s'y oppose directement, c'est que l'on renonce facilement au
bien à cause des difficultés qu'on ne peut soutenir. Et cela se rattache à la
mollesse, car on définit celle-ci comme cédant facilement à la pression. Mais
on ne taxe pas de mollesse ce qui cède à un assaut violent, car même les
murailles s'écroulent sous les coups du bélier. On ne taxera donc pas de
mollesse celui qui cède à de très graves assauts. Aussi le Philosophe dit-il :
"Si quelqu'un est vaincu par des plaisirs ou des tristesses hors du commun,
ce n'est pas étonnant, mais pardonnable, s'il tente de résister." Or il
est évident que la crainte du danger frappe plus fortement que le désir de la
jouissance. Et Cicéron écrit : "Il n'est pas normal que celui qui résiste
à la crainte soit emporté par le désir, ni que celui qu'on a vu triompher de la
souffrance soit vaincu par la volupté." Quant à celle-ci, elle meut plus
fortement par son attirance que la tristesse par la suppression de la volupté, parce
que le manque de volupté est une simple déficience. Aussi le Philosophe définit
exactement l'homme mou : celui qui s'éloigne du bien à cause des tristesses
causées par l'absence de voluptés, parce qu'il cède à une très faible
impulsion.
Solutions :
1. Cette mollesse peut avoir deux causes. D'abord l'habitude
: lorsque l'on est accoutumé aux voluptés, on peut plus difficilement en
supporter l'absence. Ou bien la mollesse vient d'une disposition naturelle : on
a une âme inconstante par fragilité de tempérament. Et de cette façon les
femmes se situent par rapport aux hommes, dit Aristote. C'est pourquoi ceux qui
se laissent impressionner comme des femmes sont appelés molles, au sens
d'efféminés.
2. A la volupté physique s'oppose la peine de l'effort ; et
c'est pourquoi l'effort est si contraire à la volupté. Or on appelle délicats
ceux qui ne peuvent soutenir certains efforts, ni ce qui diminue le plaisir.
Comme on lit dans le Deutéronome (28, 56) : "La femme tendre et délicate, au
point qu'elle ne peut poser à terre la plante de son pied, par mollesse..."
Et c'est pourquoi la délicatesse est une sorte de mollesse. Mais la mollesse
regarde plutôt le manque de délectations, et la délicatesse la cause qui
empêche celles-ci, comme la peine de l'effort.
3. Dans le jeu il y a deux éléments à considérer. D'abord le
plaisir, et c'est ainsi que le joueur immodéré s'oppose à l'eutrapélie. Ou bien
on considère dans le jeu un délassement, un repos, qui s'oppose à l'effort. Et
puisque être incapable d'un effort soutenu relève de la mollesse, il en est de
même pour la recherche excessive, dans le jeu, du délassement ou du repos.
Objections :
1. Il semble que non, car saint Grégoire dit que l'entêtement
naît de la vaine gloire. Or celle-ci ne s'oppose pas à la persévérance, mais
bien plutôt à la magnanimité, on l'a vu plus haut.
2. S'il s'oppose à la persévérance, ce sera ou par excès ou
par défaut. Mais il ne s'oppose pas à elle par excès, car même l'entêté cède
devant le plaisir ou la tristesse, car, selon le Philosophe, "il se
réjouit quand il triomphe, et il s'attriste si son avis a le dessous". Et
s'il s'oppose à elle par défaut, l'entêtement sera identique à la mollesse, ce
qui est évidemment faux. Donc l'entêtement ne s'oppose d'aucune manière à la
persévérance.
3. De même que le persévérant demeure fidèle au bien malgré
les tristesses, de même le continent et le tempérant malgré les désirs, le fort
malgré les craintes, et le doux malgré les colères. Mais on appelle entêté
celui qui persiste à l'excès dans sa position. Donc l'entêtement ne s'oppose
pas davantage à la persévérance qu'aux autres vertus.
Cependant :
Cicéron dit qu'il
y a le même rapport entre l'entêtement et la persévérance qu'entre la
superstition et la religion. Mais on a dit plus haut que la superstition
s'oppose à la religion. Donc aussi l'entêtement à la persévérance.
Conclusion :
Pour Isidore on
appelle pertinax (entêté), quelqu'un qui est "absolument
tenace" envers et contre tous. On le dit encore pervicax parce
qu'il s'obstine dans son opinion jusqu'à la victoire. Et Aristote appelle ces
gens-là "forts-dans-leur-opinion" ou encore "attachés-à-leur-propre-opinion"
parce qu'ils s'y obstinent plus qu'il ne faut ; le mou, moins qu'il ne faut ;
le persévérant, autant qu'il faut. Il est donc clair qu'on loue la persévérance,
située au juste milieu ; on blâme l'entêté parce qu'il le dépasse, et le mou
parce qu'il n'y atteint pas.
Solutions :
1. Si quelqu'un s'obstine exagérément dans son propre avis, c'est
parce qu'il veut ainsi montrer sa supériorité, et c'est pourquoi l'entêtement
est causé par la vaine gloire. Or nous avons dit plus haut que l'opposition des
vices aux vertus ne se juge pas selon leur cause, mais selon leur espèce
propre.
2. L'entêté pèche par excès en ce qu'il s'obstine de façon
déréglée contre de nombreuses difficultés. Cependant il y trouve finalement de
la jouissance, comme l'homme fort et l'homme persévérant. Mais parce que cette
jouissance est vicieuse, comme trop désirée et fuyant la tristesse contraire, l'entêté
ressemble à l'intempérant et au mou.
3. Les autres vertus tiennent bon contre l'assaut des passions
; cependant leur mérite propre n'est pas là, comme dans la persévérance. Le
mérite de la continence consiste plutôt en sa victoire sur les plaisirs. C'est
pourquoi l'entêtement s'oppose directement à la persévérance.
- 1. La force
est-elle un don du Saint Esprit ? - 2. Qu'est-ce qui lui correspond dans les
béatitudes et les fruits ?
Objections :
1. Il apparaît que non. Car les vertus diffèrent des dons. Or
la force est une vertu. On ne doit donc pas l'appeler un don.
2. Les actes des dons demeurent dans la patrie, on l'a vu
précédemment. Mais non l'acte de la force, car, selon saint Grégoire "la
force donne confiance à celui qui tremble devant les adversités", qui
n'existeront pas dans la patrie.
3. Pour saint Augustin, il appartient à la force "de nous
séparer de toute jouissance mortelle procurée par ce qui passe". Mais les
joies ou délectations sensibles regardent la tempérance plus que la force. Il
semble donc que la force ne soit pas un don correspondant à la vertu du même
nom.
Cependant :
Isaïe (11, 2)
énumère la force parmi les dons du Saint-Esprit : "Sur lui reposera
l'Esprit de Dieu, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de
force, esprit de connaissance et de crainte de Dieu."
Conclusion :
La force implique
une certaine fermeté d'âme, nous l'avons dit plus haut et cette fermeté d'âme
est requise pour faire le bien comme pour résister au mal, et surtout dans les
biens et les maux qui sont difficiles. Or l'homme, selon le mode qui lui est
propre et connaturel, peut posséder cette fermeté pour ces deux objectifs : ne
pas abandonner le bien à cause de la difficulté d'accomplir une oeuvre ardue ou
de supporter un mal cruel, et ainsi la force se présente comme une vertu
spéciale ou une vertu générale, nous l'avons dit.
Mais l'âme est
entraînée plus haut par le Saint-Esprit, afin de pouvoir achever toute
entreprise commencée et échapper à tout péril menaçant. Mais cela dépasse la
nature humaine ; car parfois il n'est pas au pouvoir de l'homme d'atteindre à
la fin de son ouvrage, ou d'échapper aux dangers qui parfois lui infligent la
mort. Mais c'est le Saint-Esprit qui opère cela dans l'homme, lorsqu'il le
conduit jusqu'à la vie éternelle, qui est la fin de toutes les oeuvres bonnes
et fait échapper à tous les périls. Et le Saint-Esprit infuse dans l'âme à ce
sujet une certaine confiance, excluant la crainte opposée. C'est à ce titre que
la force est présentée comme un don du Saint-Esprit, car nous avons dit
précédemment que les dons désignent une impulsion donnée à l'âme par l'Esprit
Saint.
Solutions :
1. La force qui est une vertu soutient l'âme pour lui faire
supporter tous les dangers, mais elle ne suffit pas à donner la confiance
d'échapper à tous : cela revient à la force qui est un don du Saint-Esprit.
2. Les dons n'ont pas dans la patrie les mêmes actes que dans
notre vie de pèlerinage. Là, ils ont les actes qui ont pour objet la jouissance
plénière de la fin et qui permettent de jouir d'une totale sécurité à l'abri
des peines et des maux.
3. Le don de force se rattache à la vertu non seulement dans
le fait de supporter les périls, mais aussi dans l'accomplissement de toute
oeuvre ardue. Et c'est pourquoi il est guidé par le don de conseil qui fait
choisir les biens les meilleurs.
Objections :
1. Il semble que la quatrième béatitude : "Heureux ceux
qui ont faim et soif de justice" ne corresponde pas au don de force. En
effet, ce n'est pas le don de force qui correspond à la vertu de justice mais
plutôt le don de piété. Mais être affamé et assoiffé de justice se rattache à
l'acte de justice. Donc cette béatitude se rattache au don de piété plus qu'au
don de force.
2. Faim et soif de justice impliquent le désir du bien. Mais
cela se rattache proprement à la charité, à laquelle ne correspond pas le don
de force mais plutôt le don de sagesse, nous l'avons vu.
3. Les fruits découlent des béatitudes, car la délectation
appartient à la raison de béatitude, selon Aristote. Mais dans les fruits on ne
voit pas ce que l'on peut mettre en rapport avec la force. Donc il n'y a pas
non plus de béatitude qui y corresponde.
Cependant :
Saint Augustin écrit
: "La force convient aux affamés, car ils peinent dans leur désir de
trouver la joie dans les vrais biens, et de détourner leur amour des biens
terrestres."
Conclusion :
Comme nous l'avons
vu plus haut saint Augustin rattache les béatitudes aux dons selon l'ordre
d'énumération, compte tenu d'une certaine convergence. C'est pourquoi il
attribue la quatrième béatitude, celle de la faim et de la soif, au quatrième
don, le don de force. Il y a bien là une certaine convergence. Car, comme nous
l'avons dit la force s'applique à des tâches ardues. Or il est très ardu
d'accomplir non seulement les oeuvres vertueuses qu'on appelle communément
oeuvres de justice, mais encore de les faire avec un désir insatiable, symbolisé
par la faim et la soif de justice.
Solutions :
1. Comme dit saint Jean Chrysostome, on peut prendre cette justice
non seulement au sens particulier, mais au sens universel, qui englobe toutes
les oeuvres de vertu, selon Aristote. Parmi elles, ce qui est ardu est visé par
le don de force.
2. La charité est la racine de tous les dons et de toutes les
vertus, nous l'avons dit. C’est pourquoi tout ce qui relève de la force peut
aussi relever de la charité.
3. Parmi les fruits, on en nomme deux qui correspondent
parfaitement au don de force : la patience qui concerne le support des maux, et
la longanimité qui peut avoir pour objet la longue durée nécessaire pour
attendre et réaliser le bien.
- 1. Ceux
concernent la force elle-même. - 2. Ceux qui concernent ses parties.
Objections :
1. Il apparaît que dans la loi divine, ces préceptes sont mal
présentés. En effet, la loi nouvelle est plus parfaite que l'ancienne. Or, dans
la loi ancienne, on trouve certains préceptes concernant la force, comme dans
le Deutéronome (20, 1). Donc dans la loi nouvelle aussi on aurait dû donner des
préceptes pour la force.
2. Les préceptes affirmatifs ont plus de portée que les
préceptes négatifs, parce que les affirmatifs englobent les négatifs, et non
l'inverse. Il est donc malheureux que la loi divine ne contienne, sur la force,
que des préceptes négatifs, prohibant la crainte.
3. La force est une des vertus principales, on l'a vu plus
haut. Mais les préceptes sont ordonnés aux vertus comme à leurs fins, aussi
doivent-ils leur être proportionnés. Donc les préceptes visant la force
auraient dû figurer dans le décalogue, où sont les principaux préceptes de la
loi.
Cependant :
Le contraire
apparaît dans l'enseignement de l’Écriture.
Conclusion :
Les préceptes de
la loi sont subordonnés à l'intention du législateur. Aussi, selon les diverses
fins que vise le législateur, il faut établir les lois différemment. C'est
ainsi que dans les affaires humaines les préceptes sont différents s'ils
émanent de la démocratie, du roi ou du tyran. Or la fin de la loi divine, c'est
que l'homme s'unisse à Dieu. Et c'est pourquoi les préceptes de la loi divine, qu'ils
concernent la force ou les autres vertus, sont donnés selon qu'il convient pour
ordonner l'âme à Dieu, d'où ces paroles du Deutéronome (20, 3) : "Ne
les craignez pas, car le Seigneur votre Dieu est au milieu de vous, et
combattra pour vous contre vos ennemis." Au contraire, les lois humaines
sont ordonnées à des biens terrestres, et c'est par rapport à eux qu'elles
donnent des préceptes concernant la force.
Solutions :
1. L'ancienne alliance avait des promesses temporelles. La
nouvelle en a qui sont spirituelles et éternelles, dit saint Augustin Aussi
était-il nécessaire que la loi ancienne enseignât au peuple comment combattre, même
physiquement, pour acquérir la terre promise. Mais dans la nouvelle alliance, il
fallait enseigner aux hommes comment, par le combat spirituel, ils
parviendraient à posséder la vie éternelle, selon le texte (Mt 11, 12) : "Le
Royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui l'emportent."
Aussi Pierre les avertit (1 P 5, 8) : "Votre adversaire, le diable, comme
un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer." Et saint Jacques (4, 7) :
"Résistez au diable, et il fuira loin de vous." Cependant parce que
les hommes qui tendent aux biens spirituels peuvent en être détournés par des
dangers corporels, il faudrait aussi donner dans la loi divine des préceptes de
force, pour supporter courageusement les maux temporels, selon cette parole (Mt
10, 28) : "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps."
2. Par ses préceptes, la loi doit instruire tous les hommes.
Mais ce qu'il faut faire dans le danger ne peut pas se ramener à une règle
commune, comme ce qu'il faut éviter. Et c'est pourquoi les préceptes concernant
la force sont donnés sous une forme négative plus qu'affirmative.
3. Comme nous l'avons dit, les préceptes du décalogue sont mis
dans la loi comme des principes premiers, qui doivent être connus d'emblée par
tous. Et c'est pourquoi ils ont dû concerner au premier chef les actes de la
justice où se manifeste à l'évidence la raison de dette, mais non les actes de
la force parce qu'il ne paraît pas aussi évident que ne pas craindre les périls
de mort soit une dette.
Objections :
1. Il apparaît qu'ils sont enseignés maladroitement dans la
loi divine. En effet, comme la patience et la persévérance, de même la
magnificence et la magnanimité ou confiance font partie de la force comme on
l'a montré plus haut ; mais sur la patience on trouve quelques préceptes dans
la loi divine ; pareillement sur la persévérance. Donc on aurait dû donner
également des préceptes sur la magnificence et la magnanimité.
2. La patience est une vertu particulièrement nécessaire, puisqu'elle
est pour saint Grégoire "la gardienne des autres vertus". Mais pour
celles-ci on donne des préceptes absolus. Il ne fallait donc pas donner pour la
patience des préceptes qui s'entendent seulement "de la préparation de
l'âme", selon saint Augustin.
3. La patience et la persévérance font partie de la force, on
l'a dit. Mais sur la force on ne donne que des préceptes négatifs, on vient de
le voir. Donc ni sur la patience ni sur la persévérance on ne devrait donner de
préceptes affirmatifs, mais seulement négatifs.
Cependant :
Le contraire
apparaît dans l'enseignement de l’Écriture.
Conclusion :
La loi divine
instruit parfaitement l'homme de ce qui est nécessaire pour vivre bien. Or
l'homme a besoin pour cela non seulement des vertus principales, mais aussi des
vertus secondaires et annexes. C'est pourquoi, comme on donne dans la loi
divine des préceptes adaptés sur les actes des vertus principales, on donne
aussi des préceptes adaptés sur les actes des vertus secondaires et annexes.
Solutions :
1. La magnificence et la magnanimité se rattachent au genre
de la force uniquement par une supériorité de grandeur qui les concerne à
propos de leur matière propre. Or, ce qui se rattache à une supériorité tombe
sous les conseils de perfection plus que sous les préceptes nécessaires au
salut. Et c'est pourquoi, au sujet de la magnificence et de la magnanimité, il
ne fallait pas donner des préceptes, mais plutôt des conseils. Les afflictions
et les labeurs de la vie présente se rattachent à la patience et à la
persévérance, non en raison de la grandeur qu'on y découvre, mais en raison de
leur nature. Et c'est pour cela qu'il a fallu donner des préceptes sur la
patience et sur la persévérance.
2. Comme nous l'avons dit plus haut les préceptes affirmatifs,
s'ils obligent toujours n'obligent pas à tout moment, mais selon le lieu et le
temps. C'est pourquoi, de même que les préceptes affirmatifs donnés sur les
autres vertus sont à recevoir quant à la préparation de l'âme, en ce sens que
l'homme doit être prêt à les accomplir quand il le faudra, de même les
préceptes concernant la patience.
3. La force, en tant qu'elle se distingue de la patience et de
la persévérance, concerne les plus graves périls, dans lesquels il faut agir avec
beaucoup de précautions, sans qu'il faille déterminer dans le détail ce qu'il
faut faire. Mais la patience et la persévérance concernent les afflictions et
les efforts plus légers. C'est pourquoi on peut y déterminer avec moins de
danger ce qu'il faut faire, surtout dans les grandes lignes.
Nous devons
étudier maintenant la tempérance. D'abord la nature de la tempérance (Question 141) ;
puis ses parties (Questions 143 à 169) ; Puis les préceptes qui s’y
rapportent (Question 170).
En ce qui concerne
la tempérance, nous étudierons d'abord la tempérance en elle-même (Question
141) ; ensuite les vices opposés (Question 142).
- 1. La tempérance
est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Concerne-t-elle
seulement les désirs et les plaisirs ? - 4. Concerne-t-elle seulement les
délectations du toucher ? - 5. Concerne-t-elle les délectations du goût en tant
que tel, ou seulement en tant qu'il est un certain toucher ? - 6. Quelle est la
règle de la tempérance ? - 7. Est-elle une vertu cardinale, c'est-à-dire
principale ? - 8. Est-elle la plus importante des vertus ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Aucune vertu en effet ne s'oppose au
penchant de la nature, pour cette raison qu'"il y a en nous une aptitude
naturelle à la vertu", selon Aristote. Or la tempérance éloigne des plaisirs
auxquels incline la nature. Donc elle n'est pas une vertu.
2. Les vertus sont connexes, on l'a vu antérieurement. Or il y
a des gens qui possèdent la tempérance et non d'autres vertus ; ainsi on en
rencontre beaucoup qui sont tempérants et qui en même temps sont avares ou
lâches.
3. A toute vertu correspond un don, on l'a montré plus haut.
Or il semble qu'il n'y ait pas de don qui corresponde à la tempérance : en
effet tous les dons ont déjà été attribués antérieurement aux autres vertus. La
tempérance n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "Ce que nous appelons tempérance est une vertu."
Conclusion :
On l'a dit le
propre de la vertu est d'incliner l'homme au bien. Or le bien de l'homme est
"d'être selon la raison", dit Denys. C'est pourquoi la vertu humaine
est celle qui incline à suivre la raison. C'est surtout le cas pour la
tempérance car, son nom même l'indique, elle comporte une certaine modération, un
"tempérament", qui est un effet de la raison. C'est pourquoi la
tempérance est une vertu.
Solutions :
1. La nature incline vers ce qui convient à chacun. C'est
pourquoi l'homme désire naturellement la jouissance qui lui convient. Mais
l'homme, en tant que tel, est un être raisonnable ; en conséquence, les
jouissances qui conviennent à l'homme sont celles qu'approuve la raison. La
tempérance n'éloigne pas de celles-ci, elle éloigne plutôt des jouissances
contraires à la raison. Il est donc clair que la tempérance ne contrarie pas le
penchant de la nature humaine, mais s'accorde avec lui. Elle contrarie
cependant l'inclination de la nature bestiale qui n'est pas soumise à la
raison.
2. La tempérance, en tant qu'elle répond parfaitement à la
notion de vertu, n'existe pas sans la prudence, absente chez les vicieux. C'est
pourquoi ceux qui manquent des autres vertus parce qu'ils sont soumis aux vices
qui leur sont contraires, n'ont pas non plus la tempérance. Mais ils en font
les actes soit par certaine disposition naturelle, dans la mesure où certaines
vertus imparfaites sont naturelles aux hommes, nous l'avons dit ou bien par une
disposition acquise par l'habitude ; mais ces dispositions, sans la prudence, n'ont
pas la perfection de la raison, on l'a dit précédemment.
3. A la tempérance correspond aussi un don, le don de crainte,
qui donne la maîtrise des délectations charnelles, selon le Psaume (119, 120) :
"Transperce ma chair de ta crainte." Le don de crainte regarde
principalement Dieu, que l'on évite d'offenser ; en cela il correspond à la
vertu d'espérance, nous l'avons dit. Mais il peut, à titre secondaire, regarder
tout ce qu'il faut fuir pour éviter d'offenser Dieu. Or l'homme a surtout
besoin de la crainte de Dieu pour fuir ce qui l'attire le plus fortement, ce
que concerne la tempérance. C'est pourquoi à la tempérance aussi correspond le
don de crainte.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Augustin dit en effet qu'"il
appartient à la tempérance de se garder pour Dieu intègre et irréprochable".
Mais cela convient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale.
2. Saint Ambroise dit que, "dans la tempérance, c'est
surtout la sérénité de l'âme qui est considérée et recherchée". Or cela
est vrai pour toute vertu.
3. Si l'on en croit Cicéron, "le beau est inséparable de
l'honnête... et toutes les choses justes sont belles". Or c'est
précisément le beau que l'on considère dans la tempérance. Elle n'est donc pas
une vertu spéciale.
Cependant :
Aristote lui donne
la place d'une vertu spéciale.
Conclusion :
C'est une coutume
dans le langage humain de restreindre certains noms communs à la désignation de
ce qui est principal dans l'ensemble qu'ils recouvrent ; ainsi, par antonomase,
le mot "Ville" est pris pour Rome. De même le mot "tempérance"
peut avoir deux sens. En premier lieu il peut avoir une signification commune.
Dans ce cas, la tempérance n'est pas une vertu particulière, mais une vertu
générale, car le mot tempérance signifie alors un certain "tempérament",
c'est-à-dire une mesure que la raison impose aux actions et aux passions
humaines ; ce qui est commun à toute vertu morale. La raison de tempérance
diffère cependant de la raison de force, même si l'on considère ces deux vertus
comme des vertus communes. La tempérance écarte en effet ce qui allèche
l'appétit à l'encontre de la raison, tandis que la force pousse à rester
inébranlable à l'égard de ce qui conduit l'homme à fuir le bien de la raison, ou
à le combattre.
Mais si on
considère la tempérance par antonomase, en ce qu'elle met un frein à la
convoitise de ce qui attire l'homme le plus fortement, elle est alors une vertu
spéciale, puisqu'elle a une matière spéciale comme la force.
Solutions :
1. L'appétit de l'homme est surtout corrompu par ce qui
l'attire à s'écarter de la règle de la raison et de la loi divine. C'est
pourquoi, de même que le mot tempérance s'entend de deux façons, d'une façon
générale et d'une façon éminente, de même aussi l'intégrité, que saint Augustin
attribue à la tempérance.
2. Ce que concerne la tempérance est capable de troubler l'âme
au plus haut point, car c'est essentiel à l'homme, comme nous le verrons plus
loin. C'est pourquoi la sérénité de l'âme est par excellence attribuée à la
tempérance, bien qu'elle convienne communément à toutes les vertus.
3. Quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est cependant
attribuée éminemment à la tempérance, pour deux motifs. D'abord selon la raison
commune de tempérance, à laquelle appartient une certaine proportion dans la
mesure et la convenance, en quoi consiste la raison de beauté, selon Denys.
Ensuite, parce que les biens dont détourne la tempérance sont les plus
inférieurs chez l'homme et lui conviennent selon la nature bestiale, comme on
le dira plus loin. Aussi est-ce surtout à cause d'eux que l'homme a tendance à
s'avilir. En conséquence la beauté est surtout attribuée à la tempérance, qui a
pour effet primordial d'écarter l'avilissement de l'homme.
Pour la même
raison, l'"honnête" convient au maximum à la tempérance. En effet, selon
Isidore : "Est honnête ce qui ne comporte rien de honteux ; en effet
l'honorabilité est comme une situation d'honneur." C'est cela que l'on
considère avant tout dans la tempérance, qui repousse les vices les plus
déshonorants, comme on le dira plus loin.
Objections :
1. Il semble qu'il n'en soit pas ainsi. Cicéron dit en effet que
"la tempérance est une domination ferme et mesurée de la raison sur le
désir sensuel et les autres mouvements désordonnés de l'âme". Mais par
mouvements de l'âme on désigne toutes les passions. La tempérance ne semble
donc pas se limiter aux désirs et aux plaisirs.
2. "La vertu regarde ce qui est difficile et bon", selon
Aristote. Or, il semble plus difficile de modérer la crainte, surtout en face
des périls de mort, que de modérer les convoitises et les jouissances, que les
souffrances et les périls de mort font mépriser, selon saint Augustin ; il
semble donc que la vertu de tempérance ne concerne pas principalement les
désirs et les plaisirs.
3. A la tempérance appartient "la grâce de la modération",
dit saint Ambroise. Et, pour Cicéron, la tempérance apporte "tout
apaisement des troubles de l'âme, et la mesure des choses". Or, il faut
trouver la mesure non seulement dans les désirs et les jouissances, mais aussi
dans les actions et autres choses extérieures. La tempérance ne concerne donc
pas seulement les désirs et les plaisirs.
Cependant :
Isidore déclare
que la tempérance "refrène le désir sensuel et la convoitise".
Conclusion :
Il appartient à la
vertu morale, nous l'avons dit, de conserver le bien de la raison contre les
passions qui s'opposent à la raison. Or le mouvement des passions de l'âme est
double, nous l'avons dit en traitant des passions : un mouvement selon lequel
l'appétit sensitif poursuit les biens sensibles et corporels, et un autre
mouvement selon lequel il fuit les maux sensibles et corporels. Or, le premier
mouvement de l'appétit sensitif s'oppose à la raison surtout par manque de
mesure, car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur
nature, ne s'opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des
instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre. Mais ils
s'opposent à elle surtout en tant que l'appétit sensitif ne se porte pas vers
eux selon la mesure de la raison. C'est pourquoi il appartient en propre à la
vertu morale de modérer les passions de ce genre qui impliquent la poursuite du
bien.
Le mouvement de
l'appétit sensitif qui fuit les maux sensibles est, lui, principalement
contraire à la raison, non pas tellement par son manque de mesure, mais à cause
surtout de son effet ; car celui qui fuit les maux sensibles et corporels qui
accompagnent parfois le bien de la raison, s'écarte par voie de conséquence du
bien même de la raison. Et c'est pourquoi il appartient à la vertu morale de
fortifier dans le bien de la raison.
La vertu de force,
dont le rôle est de donner la fermeté, concerne principalement la passion qui
porte à fuir les maux corporels, c'est-à-dire la crainte ; et par voie de
conséquence elle concerne l'audace qui, dans l'espoir d'un bien, affronte des
dangers redoutables. De même la tempérance, qui implique une certaine
modération, concerne principalement les passions qui tendent aux biens
sensibles, c'est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de
conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l'absence de
telles délectations. En effet, de même que l'audace présuppose des dangers
redoutables, de même une telle tristesse provient de l'absence de telles
délectations.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit en traitant des passions celles qui
se rapportent à la fuite du mal présupposent celles qui se rapportent à la
poursuite du bien, et les passions de l'irascible présupposent les passions du
concupiscible. Ainsi donc, alors que la tempérance modère directement les
passions du concupiscible tendant vers un bien, par voie de conséquence elle
modère toutes les autres passions, dans la mesure où la modération de ces
dernières fait suite à la modération des premières. En effet, celui qui ne
désire pas de façon immodérée espère en conséquence avec modération, et
s'attriste modérément de l'absence des biens désirables.
2. La convoitise implique un certain élan de l'appétit vers le
délectable, élan qui a besoin de la retenue attribuée à la tempérance. Mais la
crainte implique un recul de l'âme devant certains maux, contre lequel l'homme
a besoin d'un affermissement de l'âme que procure la force. Voilà pourquoi la
tempérance concerne les convoitises, et la force les craintes.
3. Les actes extérieurs procèdent des passions intérieures de
l'âme. C'est pourquoi leur modération dépend de la modération des passions
intérieures.
Objections :
1. Non, pas seulement, semble-t-il. Saint Augustin dit que
"le rôle de la tempérance est de réprimer et de calmer les convoitises qui
nous font désirer avidement ce qui nous détourne des lois de Dieu et des biens
que nous procure sa bonté". Et peu après il ajoute que "le rôle de la
tempérance est de mépriser les séductions sensibles et la louange populaire".
Or il n'y a pas que les convoitises des plaisirs du toucher qui nous détournent
des lois de Dieu, mais aussi les convoitises des plaisirs que nous procurent
les autres sens et qui appartiennent également aux séductions corporelles ; et
de même le désir des richesses, ou encore de la gloire mondaine. Aussi saint Paul
a-t-il pu dire (1 Tm 6, 10) que "l'amour de l'argent est la racine de tous
les maux". La tempérance ne concerne donc pas seulement les convoitises
des plaisirs du toucher.
2. Aristote dit que "celui qui n'est digne que de petites
choses et qui se juge tel, est tempérant, et non magnanime". Or, les
honneurs petits ou grands dont il est question ici ne sont pas agréables au
toucher, mais à l'âme qui les perçoit.
3. Les choses qui sont d'un seul genre semblent avoir la même
raison d'appartenir à la matière d'une vertu. Or tous les plaisirs des sens
semblent d'un seul et même genre. Ils appartiennent donc d'égale façon à la
matière de la tempérance.
4. Les jouissances de l'esprit sont plus grandes que celles du
corps, nous l'avons vu en parlant des passions. Or quelquefois, par convoitise
des plaisirs de l'esprit, des hommes s'écartent des lois de Dieu et perdent la
vertu, ainsi par curiosité pour la science. Aussi le démon a-t-il promis la
science au premier homme (Gn 3, 5) : "Vous serez comme des dieux, connaissant
le bien et le mal." La tempérance ne concerne donc pas seulement les
plaisirs du toucher.
5. Si les plaisirs du toucher étaient la matière propre de la
tempérance, il faudrait alors que la tempérance concerne tous les plaisirs du
toucher. Or elle ne les concerne pas tous : elle ne concerne pas, par exemple, les
plaisirs que l'on éprouve dans les jeux.
Cependant :
Aristote affirme
que la tempérance a pour domaine propre les convoitises et les plaisirs du
toucher.
Conclusion :
Nous l'avons dit
dans l’article précédent, la tempérance concerne les désirs et les plaisirs, comme
la force concerne les frayeurs et les audaces. Mais la force concerne les
frayeurs et les audaces à l'égard des maux les plus grands, qui détruisent la
nature elle-même : les périls de mort. Aussi faut-il pareillement que la
tempérance concerne les convoitises des plaisirs les plus grands. Et comme le
plaisir accompagne l'acte qui s'accorde sur la nature, les plaisirs sont
d'autant plus intenses que les actes qu'ils accompagnent sont plus naturels. Or,
ce qui est par-dessus tout naturel aux êtres vivants, ce sont les actes par
lesquels se conserve la nature de l'individu : le manger et le boire, et la
nature de l'espèce : l'union de l'homme et de la femme. Voilà pourquoi ce sont
les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs sexuels qui sont
proprement l'objet de la tempérance. Or les plaisirs de ce genre sont produits
par le sens du toucher. On en conclut donc que la tempérance concerne les
plaisirs du toucher.
Solutions :
1. Saint Augustin semble comprendre ici la tempérance non
comme une vertu spéciale ayant une matière déterminée, mais comme une vertu
apportant la mesure de raison en n'importe quelle matière, ce qui est la
condition générale de la vertu. - Cependant on peut dire aussi que celui qui
est capable de refréner les plus grandes jouissances peut encore davantage
refréner les plaisirs moins grands. C'est pourquoi il appartient premièrement
et proprement à la tempérance de modérer les convoitises des plaisirs du
toucher et secondairement les autres convoitises.
2. Aristote applique ici le nom de tempérance à la modération
des choses extérieures, lorsqu'on aspire à ce qui est à notre mesure ; mais non
selon qu'il se réfère à la modération des affections de l'âme, qui est l'objet
de la vertu de tempérance.
3. Les plaisirs des sens autres que le toucher se manifestent
différemment chez les hommes et chez les autres animaux. Chez ces derniers, en
effet, les sens ne procurent de jouissance qu'en référence à ce qui se rapporte
au sens du toucher ; ainsi le lion a du plaisir à voir le cerf ou à entendre sa
voix, mais en référence à la nourriture. Chez l'homme, au contraire, les autres
sens que le toucher procurent des plaisirs non seulement en référence à
celui-ci, mais aussi à cause de la convenance des sensations qu'ils donnent
eux-mêmes. Ainsi les plaisirs des autres sens, en tant qu'ils se réfèrent aux
plaisirs du toucher, sont du ressort de la tempérance non pas à titre principal,
mais seulement par voie de conséquence. Et en tant que les impressions de ces
autres sens sont agréables à cause de leur propre convenance, par exemple
lorsque l'homme se réjouit à l'audition d'un son harmonieux, ce plaisir ne se
rapporte pas alors à la conservation de la nature. Dès lors les passions de ce
genre n'ont pas ce caractère premier qui permettrait de parler, à leur propos, de
tempérance par antonomase.
4. Les plaisirs de l'esprit, même s'ils sont plus grands, selon
leur nature, que les plaisirs du corps, ne sont cependant pas autant perçus par
les sens. Et par conséquent ils n'affectent pas aussi violemment l'appétit
sensible, contre l'assaut duquel la vertu morale a pour rôle de défendre le
bien de la raison.
On peut dire
encore que les plaisirs de l'esprit, à proprement parler, sont conformes à la
raison. C'est pourquoi ils ne sont pas à refréner, sauf pour une raison
accidentelle quand par exemple un plaisir détourne d'un autre plus important et
plus légitime.
5. Les plaisirs du toucher ne se rapportent pas tous à la conservation
de la nature. C'est pourquoi il ne faut pas qu'ils soient tous du ressort de la
tempérance.
Objections :
1. Il semble que oui. Les plaisirs du goût se trouvent en
effet dans la nourriture et la boisson, qui sont plus nécessaires à la vie de
l'homme que les plaisirs sexuels, qui relèvent du toucher. Or, selon l’article
précédent, la tempérance concerne les plaisirs procurés par les choses qui sont
nécessaires à la vie de l'homme. Donc la tempérance concerne davantage les
plaisirs propres au goût que les plaisirs propres au toucher.
2. La tempérance concerne les passions plus que les choses
elles-mêmes. Mais, dit Aristote : "le toucher semble bien être le sens des
aliments", considérés dans leur substance même d'aliment. Au contraire, la
saveur, qui est proprement l'objet du goût, "est comme le charme des
aliments". La tempérance regarde donc davantage le goût que le toucher.
3. Selon Aristote, "c'est à propos des mêmes choses qu'on
parle de tempérance et d'intempérance, de continence et d'incontinence, de
constance et de mollesse" : à quoi se rattachent les plaisirs raffinés. Or
c'est aux plaisirs raffinés qu'appartient le plaisir donné par les saveurs qui
relèvent du goût. La tempérance a donc trait aux plaisirs propres au goût.
Cependant :
Aristote dit que
la tempérance et l'intempérance "semblent n'avoir affaire avec le goût que
peu ou pas du tout".
Conclusion :
Comme nous l'avons
vu dans l’article précédent, la tempérance concerne les grands plaisirs qui ont
trait surtout à la conservation de la vie humaine, quant à l'espèce ou quant à
l'individu. Dans ces plaisirs on peut considérer un élément principal et un
élément secondaire. L'élément principal est assurément l'usage même des choses
nécessaires : par exemple l'usage de la femme, qui est nécessaire à la
conservation de l'espèce ou l'usage de la nourriture ou de la boisson, qui sont
nécessaires à la conservation de l'individu. Et l'usage même de ces réalités
nécessaires comporte une certaine jouissance essentielle qui leur est adjointe.
L'élément secondaire, dans ces deux usages, est ce qui rend cet usage plus
agréable : comme la beauté et la parure de la femme, et la saveur agréable de
la nourriture et aussi son odeur.
C'est pourquoi la
tempérance concerne à titre premier le plaisir du toucher, qui suit
essentiellement l'usage même de la chose nécessaire, usage qui se fait toujours
par le contact. Mais en ce qui concerne les plaisirs du goût, de l'odorat ou de
la vue, la tempérance et l'intempérance ne les concernent que secondairement, en
tant que les impressions de ces sens contribuent à l'usage délectable des
choses nécessaires qui ressortissent au toucher. Cependant, comme le goût est
plus voisin du toucher que les autres sens, la tempérance concerne le goût plus
que les autres sens, pour cette raison.
Solutions :
1. L'usage même de la nourriture et le plaisir qui en est la
conséquence essentielle, appartiennent également au toucher. C'est pourquoi
Aristote dit que "le toucher est le sens de l'aliment ; nous nous
alimentons en effet de chaud et de froid, d'humide et de sec". Mais au
goût appartient le discernement des saveurs, qui contribuent au plaisir de la
nourriture, en tant qu'elles sont le signe que la nourriture nous convient.
2. Le plaisir de la saveur est comme de surcroît, tandis que
le plaisir du toucher fait suite essentiellement à l'usage de la nourriture et
de la boisson.
3. Les plaisirs raffinés consistent premièrement dans la substance
même de l'aliment, mais secondairement dans la saveur exquise et la préparation
des nourritures.
Objections :
1. Il ne semble pas que la règle de la tempérance doive tenir
compte des nécessités de la vie présente. En effet, ce qui est supérieur ne
prend pas sa règle dans ce qui est inférieur. Or la tempérance, puisqu'elle est
une vertu de l'âme, est supérieure aux nécessités du corps. La règle de la
tempérance ne doit donc pas être prise selon les nécessités du corps.
2. Celui qui dépasse la règle commet un péché. Donc, si les
nécessités corporelles étaient la règle de la tempérance, celui qui jouirait
d'un plaisir dépassant les nécessités de la nature, qui se contente de très peu,
pécherait contre la tempérance. Ce qui semble inadmissible.
3. Personne ne pèche en suivant la règle. Donc, si les
nécessités corporelles étaient une règle pour la tempérance, celui qui jouirait
d'un plaisir pour une nécessité corporelle, par exemple pour sa santé, serait
exempt de péché. Or cela semble faux. Les nécessités du corps ne sont donc pas
la règle de la tempérance.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "L'homme tempérant dans les choses de cette vie trouve sa
règle confirmée par les deux Testaments : il n'en aime aucune, il ne pense pas
devoir les désirer pour elles-mêmes, mais il s'en sert autant qu'il faut pour
les nécessités de cette vie et de ses tâches, avec la modération de l'usager, et
non avec la passion de l'amant."
Conclusion :
Le bien de la
vertu morale, nous l'avons dit, consiste principalement dans l'ordre de la
raison ; en effet, le bien de l'homme est d'être selon la raison, dit Denys. Or
l'ordre principal de la raison consiste à ordonner les choses à leur fin, et
c'est dans cet ordre que consiste avant tout le bien de la raison. En effet, le
bien a raison de fin, et la fin elle-même est la règle de ce qui est ordonné à
la fin. Or toutes les choses délectables qui se présentent à l'usage de l'homme
sont ordonnées aux nécessités de cette vie comme à leur fin. Et c'est pourquoi
la tempérance prend les nécessités de cette vie comme règle des choses
délectables dont elle se sert ; c'est-à-dire qu'elle en use pour autant que les
nécessités de cette vie le requièrent.
Solutions :
1. Les nécessités de cette vie, on vient de le dire, ont
raison de règle en tant qu'elles sont des fins. Mais il faut remarquer que, parfois,
autre est la fin de celui qui agit, et autre la fin de l'oeuvre ; ainsi il
apparaît que la fin de la construction est la maison, mais que la fin du
constructeur est parfois le désir de s'enrichir. Ainsi donc la tempérance
elle-même a pour fin et pour règle la béatitude, mais les choses dont la
tempérance fait usage ont pour fin et pour règle les nécessités de la vie
humaine, au-dessous desquelles se place ce qui est au service de la vie.
2. Les nécessités de la vie humaine peuvent s'entendre de deux
façons. D'une première façon, le nécessaire signifie "ce sans quoi un être
ne peut aucunement exister" ; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire
à l'être animal. D'une autre façon, le nécessaire signifie "ce sans quoi
une chose ne saurait être de la manière qui lui convient". Or la
tempérance prend en considération non seulement la première nécessité mais
aussi la seconde. C'est pourquoi Aristote dit que "le tempérant désire les
plaisirs en vue de sa santé, et en vue de son bien-être".
Quant aux choses qui
ne sont pas nécessaires elles peuvent se présenter de deux façons. Certaines, en
effet, sont des empêchements à la santé ou au bien-être. En aucune manière le
tempérant ne les utilise : car ce serait un péché contre la tempérance. Mais il
en est d'autres qui ne sont pas des empêchements. Le tempérant en use avec
mesure, suivant le lieu et le temps et suivant ce qui convient à son milieu.
C'est pourquoi, là encore, Aristote dit que le tempérant désire aussi d'autres
plaisirs qui ne sont pas nécessaires à la santé ou au bien-être, "pourvu
qu'ils ne leur soient pas contraires".
3. On vient de le dire, la tempérance considère la nécessité
dans son rapport de convenance à la vie. Mais il y a lieu de tenir compte non
seulement de ce qui convient au corps, mais aussi de ce qui convient en fait de
réalités extérieures, telles que richesses, fonctions et davantage encore de ce
qui convient à l'honorabilité. C'est pourquoi Aristote, ajoute ici même que, dans
les plaisirs dont il use, le tempérant "veille non seulement à ce qu'ils
ne fassent pas obstacle à la santé et au bon état physique, mais encore à ce
qu'ils ne soient pas en désaccord avec le bien", c'est-à-dire avec
l'honorabilité "et à ce qu'ils ne dépassent pas non plus les moyens, c'est-à-dire
les possibilités de la fortune". Saint Augustin, lui, dit que le tempérant
ne regarde pas seulement "la nécessité de cette vie, mais aussi la
nécessité des fonctions sociales".
Objections :
1. Il semble bien que non. En effet, le bien de la vertu
morale dépend de la raison. Or la tempérance concerne ce qui est le plus
éloigné de la raison : les plaisirs qui nous sont communs avec les animaux, dit
Aristote. Elle ne semble donc pas être une vertu principale.
2. Une chose paraît d'autant plus difficile à refréner qu'elle
est plus impétueuse. Or la colère, que refrène la douceur, semble plus
impétueuse que la concupiscence, que refrène la tempérance. On peut lire dans
le livre des Proverbes (27, 4) : "La colère n'a pas de miséricorde, ni la
fureur qui éclate ; et qui pourra contenir l'assaut d'un esprit emporté ?"
La douceur est donc une vertu plus primordiale que la tempérance.
3. L'espoir est un mouvement de l'âme supérieur au désir ou
convoitise, on l'a vu. Or l'humilité refrène le caractère présomptueux d'un
espoir démesuré. L'humilité semble être donc une vertu plus primordiale que la
tempérance, qui refrène la convoitise.
Cependant :
Saint Grégoire
place la tempérance parmi les vertus cardinales.
Conclusion :
Une vertu
principale ou cardinale, nous l'avons dit antérieurement, est celle qui possède
de façon éminente un des caractères communément requis à la raison de vertu. Or
la modération, qui est requise en toute vertu, est particulièrement digne
d'éloge quand elle se manifeste dans les plaisirs du toucher que concerne la
tempérance. Et cela parce que ces plaisirs nous sont plus naturels et qu'il est
donc plus difficile de s'en abstenir ou d'en refréner la convoitise ; et aussi
parce que leurs objets sont plus nécessaires à la vie présente, nous l'avons
montré plus haut. Voilà pourquoi l'on range la tempérance parmi les vertus
principales ou cardinales.
Solutions :
1. La force d'une cause se manifeste d'autant plus qu'elle
peut étendre son action à ce qui est plus éloigné. C'est pourquoi la force de
la raison se montre plus grande par cela même qu'elle peut ainsi modérer les
convoitises et les plaisirs les plus éloignés. C'est à cela que tient la
primauté de la tempérance.
2. Un mouvement de colère a pour cause quelque chose
d'accidentel, par exemple une blessure douloureuse. C'est pourquoi il passe
vite, quoique son impétuosité soit grande. Au contraire, le mouvement de
convoitise des plaisirs du toucher procède d'une cause naturelle ; aussi est-il
plus durable et plus répandu. Et c'est pourquoi il appartient à une vertu plus
capitale de le refréner.
3. Ce qu'on espère est plus noble que ce que l'on convoite ; à
cause de cela l'espoir est une passion principale placée dans l'irascible. Mais
les biens qui provoquent la convoitise et le plaisir du toucher émeuvent
l'appétit de façon plus violente, parce qu'ils sont plus naturels. C'est
pourquoi la tempérance, qui les modère, est une vertu principale.
Objections :
1. Il semble qu'il en soit ainsi. Saint Ambroise dit en effet
: "C'est la tempérance qui regarde et recherche le plus le souci de
l'honneur et la considération de la bienséance." Or une vertu est digne
d'éloges quand elle est honorable et décente. La tempérance est donc la plus
grande des vertus.
2. Il revient à une plus grande vertu de faire ce qui est plus
difficile. Or il est plus difficile de refréner les convoitises et les plaisirs
du toucher que de rectifier les actions extérieures : cela revient à la
tempérance, ceci à la justice. La tempérance est donc une vertu plus grande que
la justice.
3. Une chose paraît d'autant plus nécessaire et meilleure qu'elle
est d'un usage plus fréquent. Or la force a trait aux périls de mort, qui se
présentent plus rarement que les plaisirs du toucher, lesquels se présentent
tous les jours. Aussi l'usage de la tempérance est-il plus fréquent que celui
de la force. C'est pourquoi la tempérance est une vertu plus noble que la
force.
Cependant :
Aristote dit :
"Les vertus les plus grandes sont celles qui sont les plus utiles aux
autres ; c'est pourquoi nous honorons surtout les hommes forts et les hommes
justes."
Conclusion :
Selon Aristote :
"le bien de la multitude est plus divin que le bien de l'individu".
C'est pourquoi une vertu est d'autant meilleure qu'elle contribue davantage au
bien de la multitude. Or la justice et la force contribuent davantage au bien
de la multitude que la tempérance ; car la justice règle les relations avec
autrui ; la force affronte les périls des combats en vue du salut public, tandis
que la tempérance modère seulement les convoitises et les plaisirs individuels.
Il est donc clair que la justice et la force sont des vertus plus éminentes que
la tempérance. Et la prudence et les vertus théologales sont encore plus
importantes.
Solutions :
1. L'honneur et la bienséance sont surtout attribués à la
tempérance non pas à cause de l'excellence de son bien propre, mais à cause de
la grossièreté du mal contraire, dont elle préserve en réglant les jouissances
qui nous sont communes avec les bêtes.
2. La vertu concerne "ce qui est difficile et bon", mais
on apprécie la dignité d'une vertu davantage au point de vue de la bonté, où la
justice l'emporte, qu'au point de vue de la difficulté, où c'est la tempérance
qui l'emporte.
3. La valeur communautaire qui rattache une vertu à la
multitude des hommes lui confère une bonté plus éminente que son emploi fréquent
; cela donne la supériorité à la force, ceci à la tempérance. Aussi, de façon
absolue, la force est plus importante, bien que, d'un certain point de vue, on
puisse dire la tempérance plus importante que la force et même que la justice.
- 1.
L'insensibilité est-elle un péché ? - 2. L'intempérance est-elle un péché
puéril ? - 3. Comparaison entre intempérance et lâcheté. - 4. Le péché
d'intempérance est-il le plus déshonorant ?
Objections :
1. Il ne semble pas. On appelle en effet insensibles ceux qui
s'abstiennent des plaisirs du toucher. Mais s'abstenir tout à fait en ce
domaine semble louable et vertueux, comme cela ressort du livre de Daniel (10, 2-3)
: "En ces temps-là, moi, Daniel, je faisais une pénitence de trois
semaines ; je ne mangeais point de nourriture désirable : viande ni vin
n'approchaient de ma bouche, et je ne me parfumais pas." L'insensibilité
n'est donc pas un péché.
2. Le bien de l'homme est de se conformer à la raison, selon
Denys. Mais s'abstenir de tout plaisir du toucher fait grandement avancer
l'homme dans le bien de la raison. Daniel dit en effet (1, 17) qu'aux jeunes
gens qui ne mangeaient que des légumes "Dieu donna science et intelligence
en matière de lettres et en sagesse". L'insensibilité qui repousse tous
les plaisirs du toucher n'est donc pas vicieuse.
3. Ce qui écarte le plus du péché ne semble pas vicieux. Or le
meilleur remède pour s'abstenir du péché est de fuir les jouissances, ce qui
est une marque d'insensibilité. Aristote dit en effet "qu'en renonçant au
plaisir, nous pécherons moins". L'insensibilité n'est donc pas quelque
chose de vicieux.
Cependant :
Il n'y a que le vice pour s'opposer à la vertu. Or
l'insensibilité s'oppose à la vertu de tempérance, fait remarquer Aristote.
Conclusion :
Tout ce qui
contrarie l'ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux
activités nécessaires à la vie de l'homme. C'est pourquoi l'ordre naturel
requiert que l'homme se serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c'est
nécessaire à son salut, soit pour la conservation de l'individu, soit pour la
conservation de l'espèce. Donc, si quelqu'un fuyait la jouissance au point de
négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il commettrait
un péché, car se serait s'opposer à l'ordre naturel. C'est en cela que consiste
le vice d'insensibilité.
Il faut savoir
cependant qu'il est parfois louable ou même nécessaire de s'abstenir, en vue
d'une certaine fin, des jouissances qui font suite aux actes de ce genre. Ainsi,
en vue de la santé du corps, certains s'abstiennent des plaisirs que procurent
la nourriture, la boisson et les relations sexuelles. De même en vue de la
bonne exécution d'une tâche : ainsi est-il nécessaire aux athlètes et aux
soldats de s'abstenir de beaucoup de plaisirs, afin d'accomplir leur tâche
propre. De même encore les pénitents, pour retrouver la santé de l'âme, font
abstinence de choses délectables, comme s'ils suivaient un régime. Et les
hommes qui veulent s'adonner à la contemplation et aux choses divines doivent
s'abstenir davantage des désirs charnels. Mais rien de ce que l'on vient de
dire n'appartient au vice d'insensibilité, car tout cela est conforme à la
droite raison.
Solutions :
1. Daniel pratiquait cette abstinence des plaisirs, non parce
qu'il méprisait les plaisirs comme mauvais en eux-mêmes, mais pour une fin
louable, afin de se disposer à une plus haute contemplation en se privant des
plaisirs corporels. C'est pourquoi le texte ajoute aussitôt qu'une révélation
lui fut faite.
2. L'homme ne peut se servir de la raison sans les puissances
sensibles, qui ont besoin d'un organe corporel, comme on l'a vu dans la
première Partie ; il est donc nécessaire que l'homme sustente son corps pour
pouvoir user de sa raison. Or la réfection du corps se fait par des actes qui
procurent du plaisir. Le bien de la raison ne peut donc exister dans l'homme
s'il s'abstient de tout plaisir. Cependant, comme l'homme pour faire un acte de
raison a plus ou moins besoin de la puissance corporelle, il lui sera plus ou
moins nécessaire d'employer des plaisirs corporels. C'est pourquoi ceux qui ont
assumé la charge de s'adonner à la contemplation et de transmettre aux autres
le bien spirituel comme par une espèce de propagation spirituelle, s'abstiennent
de beaucoup de plaisirs, et en cela ils sont dignes de louange. Au contraire, ceux
à qui il appartient, en raison de leur office, de se livrer aux oeuvres corporelles
et à la génération charnelle, ne mériteraient pas, la louange en s'en
abstenant.
3. Il faut fuir le plaisir pour éviter le péché, non
totalement, mais de sorte qu'il ne soit pas recherché au-delà de ce que la
nécessité requiert.
Objections :
1. Non, semble-t-il. A propos de ce verset de saint Matthieu
(18, 3) : "Si vous ne retournez pas à l'état des enfants, etc." Saint
Jérôme dit que "l'enfant ne demeure pas en colère, il n'a pas le souvenir
du mal qu'on lui a fait, et ne se réjouit pas en voyant une belle femme", ce
qui est contraire à l'intempérance. L'intempérance n'est donc pas un péché
puéril.
2. Les enfants n'ont que des convoitises naturelles. Mais, au
sujet de celles-ci, peu d'hommes pèchent par intempérance, selon Aristote.
L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
3. Il faut choyer et nourrir les enfants. Au contraire il faut
toujours amoindrir et extirper la convoitise et la jouissance auxquelles a
trait l'intempérance. Saint Paul dit en effet (Col 3, 5) : "Mortifiez donc
vos membres terrestres : fornication, impureté, etc." L'intempérance n'est
donc pas un péché puéril.
Cependant :
Aristote dit :
"Nous appliquons ce mot d'intempérance aux fautes des enfants."
Conclusion :
Quelque chose est
appelé puéril de deux façons. D'une première façon, parce que cela convient aux
enfants. Ce n'est pas le sens donné par Aristote quand il dit que
l'intempérance est puérile. D'une autre façon, à cause d'une certaine analogie.
C'est de cette façon que les péchés d'intempérance sont dits puérils. Le péché
d'intempérance est en effet un péché de convoitise excessive, que l'on assimile
à l'enfant selon trois points de vue.
D'abord, selon ce
que l'un et l'autre convoitent. Comme l'enfant en effet, la convoitise désire
quelque chose de laid. Dans les choses humaines est beau ce qui est ordonné
selon la raison ; c'est pourquoi Cicéron dit que "le beau est ce qui est
conforme à l'excellence de l'homme en ce qui distingue sa nature des autres animaux".
Or l'enfant ne fait pas attention à l'ordre de la raison. Et de même, selon
Aristote, la convoitise n'écoute pas la raison.
Ensuite ils se
rencontrent quant au résultat. Si on laisse l'enfant faire sa volonté, sa
volonté propre ne cesse de grandir. Aussi, selon l'Ecclésiastique (30, 8),
"un cheval mal dressé devient rétif, et un enfant laissé à lui-même
devient impétueux". Il en est de même pour la convoitise. Si on lui donne
satisfaction, elle devient plus vigoureuse, comme le remarque saint Augustin :
"L'asservissement à la passion crée l'habitude, et la non-résistance à
l'habitude crée la nécessité."
Enfin, il y a
également similitude quant au remède qui s'applique à l'un et à l'autre. En
effet on corrige l'enfant en le contraignant. C'est ainsi qu'il est dit dans
les Proverbes (29, 13) : "Ne ménage pas à l'enfant sa correction. Si tu le
frappes de la baguette, tu délivreras son âme de l'enfer." De même, quand
on résiste à la convoitise on la ramène à la juste mesure de l'honnête. Comme
dit saint Augustin : "quand l'âme s'accroche aux choses spirituelles et y
demeure fixée, l'habitude - c'est-à-dire l'habitude de la convoitise charnelle
- voit ses assauts brisés et peu à peu la répression l'éteint. L'habitude, en
effet, quand nous la suivions, était plus grande ; mais quand nous la refrénons,
elle n'est pas supprimée tout à fait, mais certainement diminuée." Selon Aristote
: "de même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de
même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison".
Solutions :
1. L'objection entend par puéril ce qui se rencontre chez
l'enfant. Or ce n'est pas de cette façon que le péché d'intempérance est dit
puéril, mais par similitude.
2. Une convoitise peut être dite naturelle de deux façons.
D'une première façon, selon son genre. C'est ainsi que la tempérance et
l'intempérance ont pour objet des convoitises naturelles : elles portent en
effet sur les convoitises de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la
conservation de la nature. - D'une autre façon la convoitise peut être dite
naturelle quant à l'espèce de ce que la nature requiert pour sa conservation.
De ce point de vue il n'arrive pas souvent de pécher en matière de convoitise
naturelle. La nature n'exige en effet que ce qui permet de subvenir à la
nécessité de la nature : quand on le désire il ne peut y avoir péché que par un
excès quantitatif ; c'est en cela seulement que l'on pèche en matière de
convoitise naturelle, dit Aristote.
Mais il en va
différemment de certains excitants à la convoitise par lesquels on pèche le
plus souvent, et qui sont inventés par l'ingéniosité des hommes comme les mets
savamment préparés, et les parures féminines. Bien que les enfants ne
recherchent pas souvent cela, l'intempérance est cependant dite un péché puéril
pour la raison donnée dans la Conclusion
de l’article.
3. Ce qui appartient à la nature doit être développé et
cultivé chez les enfants. En revanche, ce qui est déraisonnable ne doit pas
être favorisé chez eux, mais corrigé, nous venons de le voir.
Objections :
1. Il semble que la lâcheté soit un vice plus grand que
l'intempérance. En effet, un vice est blâmé parce qu'il s'oppose au bien de la
vertu. Or la lâcheté s'oppose à la force, qui est une vertu plus noble que la
tempérance, à laquelle s'oppose l'intempérance. De ce fait, la lâcheté apparaît
aussi comme un vice plus grand que l'intempérance.
2. On est moins à blâmer quand on succombe en ce qui est plus
difficile à vaincre. C'est pourquoi Aristote dit qu'on "ne s'étonne pas de
voir un homme vaincu par des délectations ou des tristesses fortes et
excessives ; on est plutôt porté à lui pardonner". Or il semble plus
difficile de vaincre les jouissances que les autres passions. Selon Aristote,
"il est plus difficile de résister au plaisir que de contenir la colère".
L'intempérance, qui succombe au plaisir, est donc un péché moins grand que la
lâcheté, qui succombe à la crainte.
3. Le volontaire est essentiel à la raison de péché. Or la
lâcheté est plus volontaire que l'intempérance. Personne en effet ne désire
être intempérant, mais on désire fuir les périls de mort ; ce qui relève de la
lâcheté. La lâcheté est donc un péché plus grave que l'intempérance.
Cependant :
D’après Aristote,
"l'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus que la lâcheté".
Il y a donc plus de péché en elle.
Conclusion :
Un vice peut se
comparer à un autre de deux façons. Ou bien en considérant sa matière, son
objet ; ou bien considérant Je pécheur lui-même. De l'une et l'autre façon
l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté. D'abord, quand on
considère la matière. Car la lâcheté fuit les périls de mort, que nous évitons
à cause de la nécessité suprême : conserver la vie. Quant à l'intempérance, elle
a trait aux jouissances dont la recherche n'est pas aussi nécessaire à la
conservation de la vie parce que, nous l'avons dit, l'intempérance concerne
davantage des jouissances ou convoitises additionnelles que les convoitises ou
jouissances naturelles. Or le péché est d'autant plus léger que ce qui pousse à
pécher semble plus nécessaire. C'est pourquoi l'intempérance est un vice plus
grave que la lâcheté au point de vue de l'objet ou de la matière.
Il en est de même
au point de vue du pécheur. Et cela pour trois raisons. D'abord, parce qu'on
pèche d'autant plus gravement que l'on est davantage maître de son esprit ;
c'est pourquoi on ne reproche pas leurs péchés aux aliénés. Or les craintes et
les peines graves, surtout dans les dangers de mort, paralysent l'esprit de
l'homme. Ce que ne fait pas le plaisir, qui conduit à l'intempérance.
Ensuite, parce
qu'un péché est d'autant plus grave qu'il est plus volontaire. Or
l'intempérance comporte plus de volontaire que la lâcheté.
Et cela pour deux
raisons. En premier lieu, parce que l'action faite par crainte a son principe
dans une impulsion extérieure : c'est pourquoi elle n'est pas purement et
simplement volontaire, mais comporte du mélange, dit Aristote. Au contraire, l'action
faite pour le plaisir est purement et simplement volontaire. - En second lieu, parce
que les actes d'intempérance sont plus volontaires dans le particulier, mais
moins volontaires dans le général : personne en effet, ne voudrait être
intempérant ; cependant l'homme est attiré par des jouissances particulières
qui le rendent intempérant. Aussi le meilleur remède pour éviter l'intempérance
est-il de ne pas s'attarder à la considération de choses particulières. Mais, en
ce qui concerne la lâcheté, c'est le contraire. Car les faits particuliers et
subits, comme jeter son bouclier ou autres actes semblables, sont moins
volontaires, tandis que l'attitude générale elle-même est plus volontaire, comme
de chercher son salut dans la fuite. Or, ce qui est le plus volontaire purement
et simplement, c'est ce qui est volontaire dans les circonstances particulières,
où se situent les actes. C'est pourquoi l'intempérance qui est, de façon
absolue, plus volontaire que la lâcheté, est un vice plus grand.
Enfin, on peut
trouver plus facilement un remède contre l'intempérance que contre la lâcheté
du fait que les plaisirs de la nourriture et de la sexualité se présentent tout
au long de la vie, et envers elles l'homme peut s'exercer sans danger à devenir
tempérant ; tandis que les périls de mort se présentent plus rarement, et il
est plus dangereux pour l'homme de s'exercer envers eux à vaincre sa lâcheté.
L'intempérance est
donc en elle-même un péché plus grand que la lâcheté.
Solutions :
1. La supériorité de la force sur la tempérance peut se
considérer à deux points de vue ? : l° Au point de vue de la fin, qui ressortit
à la raison de bien, parce que la force est davantage ordonnée au bien commun
que la tempérance. De ce point de vue également la lâcheté a une certaine
supériorité sur l'intempérance, car c'est par lâcheté qu'on abandonne la
défense du bien commun. 2° Au point de vue de la difficulté, en tant qu'il est
plus difficile de subir les périls de mort que de s'abstenir de certaines
choses délectables. Sous ce rapport, ce n'est pas la lâcheté qui l'emporte sur
l'intempérance. De même en effet qu'il y a plus de vertu à ne pas succomber à
ce qui est plus fort, de même, inversement, c'est un vice moins grand d'être
vaincu par le plus fort, et un vice plus grand d'être surpassé par le plus
faible.
2. L'amour de la conservation de la vie, qui fait fuir les
périls de mort, est beaucoup plus naturel que toutes les délectations de la
nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la vie. C'est
pourquoi il est plus difficile de vaincre la crainte en face des périls de mort
que la convoitise des plaisirs alimentaires ou sexuels. Cependant il est plus
difficile de résister à ces derniers qu'à la colère, à la tristesse et à la
crainte de certains autres maux.
3. Donc la lâcheté volontaire est considérée davantage en
général et moins en particulier. C'est pourquoi chez elle il y a plus de
volontaire relatif et pas de volontaire absolu.
Objections :
1. Non, semble-t-il. De même en effet qu'on doit honorer la
vertu, de même on doit mépriser le péché. Or il y a des péchés qui sont plus
graves que l'intempérance, comme l'homicide, le blasphème, etc. Le péché
d'intempérance n'est donc pas le plus blâmable.
2. Les péchés qui sont les plus communs semblent moins
blâmables, car on en éprouve moins de honte. Mais les péchés d'intempérance
sont les plus communs, parce qu'ils ont pour matière ce qui se présente
communément dans la pratique de la vie humaine, en quoi aussi la plupart
commettent le péché. Les péchés d'intempérance ne semblent donc pas les plus
blâmables.
3. Aristote, dit que "la tempérance et l'intempérance
concernent les désirs et les plaisirs humains". Or il y a des désirs et
des plaisirs qui sont plus vils que les désirs et les plaisirs humains : ce
sont ceux, selon Aristote, qui relèvent de la bestialité et de la morbidité.
L'intempérance n'est donc pas la plus blâmable.
Cependant :
Selon Aristote, l'intempérance,
parmi les autres vices, "apparaît à juste titre blâmable".
Conclusion :
Le déshonneur
semble s'opposer à l'honneur et à la gloire. Or l'honneur est dû à la
supériorité, comme on l'a vu antérieurement, et la gloire implique l'éclat.
L'intempérance est donc la plus blâmable pour deux raisons : d'abord parce
qu'elle contrarie au maximum la dignité humaine. En effet, elle a pour matière
les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, nous l'avons dit. Selon le
Psaume (49, 21), "l'homme dans son luxe est sans intelligence, il
ressemble au bétail qu'on abat". Ensuite, parce qu'elle est le plus
contraire à l'éclat et à la beauté de l'homme, car c'est dans les jouissances
sur lesquelles porte l'intempérance qu'apparaît le moins la lumière de la
raison qui donne à la vertu tout son éclat et sa beauté. C'est pourquoi ces
jouissances sont appelées les plus serviles.
Solutions :
1. Selon saint Grégoire, les péchés de la chair, qui font
partie de l'intempérance, même s'ils sont moins coupables, méritent cependant
un plus grand mépris. Car la grandeur de la faute se prend du désordre par
rapport à la fin, tandis que le mépris regarde la honte, qui s'évalue surtout
selon l'indécence du pécheur.
2. Qu'un péché se commette habituellement diminue sa honte et
son déshonneur dans l'opinion des hommes, mais il n'en est pas ainsi selon la
nature des vices eux-mêmes.
3. Quand on dit que l'intempérance est la plus blâmable, il
faut l'entendre parmi les vices humains, qui ont trait aux passions quelque peu
conformes à la nature humaine. Mais les vices qui dépassent le mode de la
nature humaine sont encore plus blâmables. Cependant même ceux-ci semblent se
réduire au genre de l'intempérance selon un certain excès : comme lorsque
quelqu'un trouve son plaisir à manger de la chair humaine, ou à avoir des
relations sexuelles avec des bêtes ou avec des personnes du même sexe.
LES
PARTIES DE LA TEMPÉRANCE
Il faut maintenant
étudier les parties de la tempérance :
- I. D'abord ces
parties elles-mêmes en général (Question 143).
- II. Ensuite, chacune
d'entre elles en particulier (Questions 144-169).
Objections :
1. Il ne semble pas que Cicéron ait raison lorsqu'il cite, comme
parties de la tempérance, "la continence, la clémence et la modestie".
La continence, en effet, se distingue de la vertu par opposition, d'après
Aristote. Or la tempérance se range sous la vertu. La continence n'est
donc pas une partie de la tempérance.
2. La clémence semble avoir pour effet d'apaiser la haine ou
la colère. Or la tempérance n'a pas affaire à celles-ci, mais aux plaisirs du
toucher. La clémence n'est donc pas une partie de la tempérance.
3. La modestie se trouve dans les actes extérieurs. C'est
pourquoi saint Paul dit (Ph 4, 5) : "Que votre modestie soit connue de
tous les hommes." Or les actes extérieurs sont la matière de la justice, comme
on l'a dit plus haut. La modestie est donc davantage une partie de la justice
que de la tempérance.
4. Macrobe cite de plus nombreuses parties de la tempérance.
Il dit en effet qu'à la tempérance font suite "la modestie, la pudeur, l'abstinence,
la chasteté, le sens de l'humour, la modération, la frugalité, la sobriété, la
pudicité". Andronicus dit aussi que les tempérances domestiques sont
"la retenue, la continence, l'humilité, la simplicité, la distinction, la
bonne ordonnance, la limitation à ce qui suffit". Cicéron semble donc
avoir donné une énumération insuffisante des parties de la tempérance.
Conclusion :
Nous avons dit que
la vertu cardinale pouvait avoir trois sortes de parties : intégrantes, objectives
et potentielles.
Les parties intégrantes d'une vertu sont
les conditions qui concernent nécessairement la vertu. De ce point de vue, il y
a deux parties intégrantes de la tempérance : la pudeur, qui fait fuir
la honte contraire à la tempérance ; et le sens de l'honneur, qui fait
aimer la beauté de la tempérance. On l'a dit en effet, parmi les vertus, c'est
principalement la tempérance qui revendique pour elle un certain éclat, et les
vices d'intempérance sont les plus honteux.
Les parties subjectives d'une vertu sont
ses espèces. Mais on doit diversifier les espèces de la vertu selon la variété
de la matière ou objet. Or la tempérance a trait aux plaisirs du toucher, qui
se divisent en deux genres. Les uns sont ordonnés à la nutrition. Et s'il
s'agit de manger, la vertu en question est l'abstinence ; s'il s'agit de
boire, c'est proprement la sobriété. - Mais d'autres plaisirs sont
ordonnés à la génération. S'il s'agit du plaisir principal que procure l'union charnelle,
la vertu correspondante est la chasteté ; s'il s'agit des plaisirs
avoisinants, par exemple ceux que donnent les baisers, les attouchements et les
étreintes, la vertu correspondante est la pudicité.
Les vertus potentielles d'une vertu
principale sont les vertus secondaires qui, en certaines autres matières où
l'on ne rencontre pas la même difficulté, observent une mesure identique à
celle qu'observe la vertu principale envers la matière principale. Or il
appartient à la tempérance de modérer les plaisirs du toucher, qui sont les
plus difficiles à modérer. Aussi toute vertu régulatrice d'une matière
quelconque et modératrice du désir tendu vers quelque chose, peut-elle être
considérée comme une partie de la tempérance à titre de vertu annexe. Ce qui
arrive de trois façons : l° dans les mouvements intérieurs de l'âme ; 2° dans
les mouvements et les actes extérieurs du corps ; 3° dans les choses
extérieures.
En dehors du
mouvement de convoitise que modère et refrène la tempérance, on trouve dans
l'âme trois mouvements tendant vers quelque chose. Le premier est celui de la
volonté emportée par l'élan de la passion ; ce mouvement est retenu par la continence,
qui permet à la volonté de ne pas être vaincue, bien que l'homme subisse des
désirs immodérés. Un autre mouvement intérieur est celui de l'espoir et de
l'audace qui lui fait suite ; ce mouvement est modéré ou refréné par l'humilité.
Un troisième mouvement est celui de la colère cherchant à se venger ; ce
mouvement est refréné par la douceur ou la clémence.
En ce qui concerne
les mouvements et les actes du corps, c'est la modestie qui modère et
qui freine. Andronicus la divise en trois éléments. Au premier il appartient de
discerner ce qu'il faut faire et ne pas faire, et en quel ordre agir, et il lui
appartient de persister fermement en tout cela : c'est la bonne ordonnance
; le deuxième vise à ce que l'homme, en ce qu'il fait, observe la décence :
c'est la distinction ; le troisième regarde les conversations avec les
amis, ou avec les autres c'est la retenue.
En ce qui concerne
les choses extérieures une double modération est à observer. Il s'agit d'abord
de ne pas rechercher le superflu ; pour Macrobe c'est la frugalité, pour
Andronicus c'est la limitation à ce qui suffit. En second lieu, il ne faut pas
que l'homme recherche ce qui est trop raffiné ; pour Macrobe c'est la
modération, pour Andronicus c'est la simplicité.
Solutions :
1. La continence diffère de la vertu comme l'imparfait
diffère du parfait, on le dira plus loin ; c'est en ce sens qu'elle s'en
distingue. Cependant elle se rencontre avec la tempérance par sa matière, puisqu'elle
se rapporte aux plaisirs du toucher, et par sa forme, puisqu'elle consiste en
une certaine maîtrise. C'est pourquoi il convient d'en faire une partie de la
tempérance.
2. La clémence ou mansuétude n'est pas une partie de la
tempérance parce que leur matière serait la même, mais parce qu'elles se
rencontrent dans leur manière de refréner et de modérer, nous venons de le
dire.
3. Dans les actes extérieurs la justice s'applique à rendre à
l'autre son dû. Ce n'est pas à cela que vise la modestie, mais à une certaine
modération. C'est pourquoi elle n'est pas une partie de la justice, mais une
partie de la tempérance.
4. Par modestie Cicéron entend tout ce qui concerne la
modération des mouvements corporels et des choses extérieures ; et aussi la
modération de l'espoir, que nous avons dit à l'instant appartenir à l'humilité.
Il faut maintenant
traiter des parties de la tempérance en particulier. Et d'abord des parties
pour ainsi dire intégrantes : la pudeur (Question 144) et le sens de l'honneur
(Question 145).
- 1. La pudeur
est-elle une vertu ? - 2. Sur quoi porte-t-elle ? - 3. Devant qui la ressent-on
? - 4. Quels sont ceux qui la ressentent ?
Objections :
1. Il semble que la pudeur soit une vertu. Le propre de la
vertu est en effet de "se tenir dans le milieu que détermine la
raison" : c'est la définition donnée par Aristote. Or, selon Aristote la
pudeur se trouve en un tel milieu. La pudeur est donc une vertu.
2. Tout ce qui est louable, ou bien est vertu, ou bien
appartient à la vertu. Or la pudeur est quelque chose de louable. D'autre part
elle n'est la partie d'aucune vertu. Elle n'est pas une partie de la prudence, puisqu'elle
n'est pas dans la raison mais dans l'appétit. Elle n'est pas non plus une
partie de la justice, puisqu'elle comporte une certaine passion, alors que la
justice ne concerne pas les passions. De même elle n'est pas une partie de la
force, puisqu'il appartient à la force de tenir et d'attaquer, alors qu'à la
pudeur il appartient de fuir quelque chose. Elle n'est pas non plus une partie
de la tempérance, puisque la tempérance concerne les convoitises, alors que la
pudeur est "une certaine peur" selon Aristote et saint Jean
Damascène. Il reste donc que la pudeur est une vertu.
3. L'honnête coïncide avec la vertu, selon Cicéron. Or la
pudeur fait en quelque sorte partie du sens de l'honneur ; Saint Ambroise dit
en effet que "la pudeur est la compagne et l'amie de la tranquillité de
l'âme : fuyant l'impudence, étrangère à toute espèce de luxe, elle aime la
sobriété, elle favorise le sens de l'honneur et recherche la beauté". La
pudeur est donc une vertu.
4. Tout vice s'oppose à une vertu. Or il y a des vices qui
s'opposent à la pudeur, par exemple l'impudeur qui ne rougit de rien et
l'insensibilité excessive. La pudeur est donc une vertu.
5. "Les actes engendrent des habitus qui leur sont
semblables", dit Aristote. Or la pudeur implique un acte louable. La
multiplication de tels actes engendre donc un habitus. Or l'habitus d'oeuvres
louables est une vertu, comme le montre Aristote. La pudeur est donc une vertu.
Cependant :
Aristote dit que
la pudeur n'est pas une vertu.
Conclusion :
La vertu s'entend
de deux façons : au sens propre, et au sens large. Au sens propre, "la
vertu est une certaine perfection", d'après Aristote. C'est pourquoi tout
ce qui est incompatible avec la perfection, même s'il s'agit de quelque chose
de bon, manque de ce qui est essentiel à la vertu. Or la pudeur est
incompatible avec la perfection. Elle est en effet la crainte de quelque chose
de honteux, c'est-à-dire de blâmable. Saint Jean Damascène la définit : "La
crainte de commettre un acte honteux." Or, de même que l'espoir a pour
objet un bien possible et difficile à atteindre, de même la crainte a pour objet
un mal possible et difficile à éviter. C'est ce que nous avons vu en traitant
des passions. Mais celui qui est parfait, parce qu'il possède l'habitus de la
vertu, ne conçoit pas quelque chose à faire de blâmable et de honteux comme
possible et ardu, c'est-à-dire difficile à éviter ; il ne commet pas non plus
effectivement quelque chose de honteux dont il craindrait d'avoir à rougir.
C'est pourquoi la pudeur n'est pas, à proprement parler, une vertu, car elle
manque de la perfection exigée par la vertu.
Mais, au sens
large, on appelle vertu tout ce qui est bon et louable dans les actions et les
passions humaines. En ce sens la pudeur est appelée parfois vertu, puisqu'elle
est une passion louable.
Solutions :
1. "Tenir le juste milieu" ne suffit pas à la
raison de vertu, bien que ce soit un des éléments de la définition de la vertu
: il est requis en outre qu'elle soit "un habitus électif", c'est-à-dire
opérant par choix. Or la pudeur ne désigne pas un habitus mais une passion, et
son mouvement ne procède pas d'un choix, mais d'un certain élan émotif Elle n'a
donc pas ce qu'il faut pour être une vertu.
2. La pudeur, nous venons de le dire, est une crainte de la
honte et du blâme. Mais on a dit plus haut que le vice d'intempérance était le
plus honteux et le plus blâmable. C'est pourquoi la pudeur appartient davantage
à la tempérance qu'à toute autre vertu, en raison de son motif, l'objet honteux,
mais non en raison de son espèce comme passion, qui est la crainte. Toutefois, en
tant que les vices opposés aux autres vertus sont honteux et méritent le mépris,
la pudeur peut aussi se rattacher aux autres vertus.
3. La pudeur favorise le sens de l'honneur en écartant ce qui
est contraire à l'honneur, mais non au point d'atteindre à la parfaite raison
d'honneur.
4. Tout manque cause un vice, mais tout bien ne suffit pas à
la raison de vertu. C'est pourquoi tout ce à quoi un vice s'oppose directement
n'est pas nécessairement une vertu, bien que tout vice, par son origine, s'oppose
à quelque vertu. Et ainsi l'impudeur, en tant qu'elle provient d'un amour
excessif pour les choses honteuses, s'oppose à la tempérance.
5. Le fait d'éprouver souvent de la pudeur engendre l'habitus
de la vertu acquise qui fait éviter les choses honteuses sur lesquelles porte
la pudeur, mais ce n'est pas un habitus de pudeur pour l'avenir. Toutefois cet
habitus de la vertu acquise dispose à éprouver plus de pudeur là où il y aurait
matière à cela.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle porte sur un acte honteux.
Aristote dit en effet que la pudeur est "une crainte de l'humiliation".
Mais il arrive que ceux qui ne font rien de honteux souffrent l'humiliation. Comme
dit le Psaume (69, 8) : "C'est pour toi que je souffre l'insulte, que la
honte me couvre le visage." La pudeur ne porte donc pas, à proprement
parler, sur l'acte honteux.
2. Seul ce qui est péché semble honteux. Or on rougit de
choses qui ne sont pas des péchés, par exemple quand on accomplit des travaux
serviles. Il semble donc que la pudeur ne porte pas proprement sur l'acte
honteux.
3. Les actes des vertus ne sont pas honteux, mais ils sont
"très beaux", dit Aristote. Or il arrive parfois qu'on éprouve de la
honte en faisant des actes de vertu. C'est ainsi qu'on lit dans saint Luc (9, 26)
: "Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, de celui-là le Fils de
l'homme rougira..." La pudeur ne porte donc pas sur l'acte honteux.
4. Si la pudeur se rapportait strictement à l'acte honteux, il
faudrait que l'homme ait honte davantage des choses les plus honteuses. Mais il
arrive que l'homme ait honte davantage des choses qui sont de moindres péchés, alors
qu'au contraire il se glorifie de péchés très graves, si l'on en croit le
Psaume (52, 3) : "Pourquoi te prévaloir du mal, héros d'infamie
?" La pudeur ne porte donc pas proprement sur l'acte honteux.
Cependant :
Saint Jean
Damascène et saint Grégoire de Nysse disent l'un et l'autre que "la pudeur
est une crainte de l'acte honteux" ou "de ce qui a été accompli de
honteux".
Conclusion :
Nous avons dit en
traitant de la passion de crainte, que celle-ci se rapportait essentiellement
au mal ardu, c'est-à-dire difficile à éviter. Or il y a deux sortes de honte.
L'une d'elle est vicieuse, celle qui consiste dans une difformité de l'acte
volontaire. Celle-ci, à proprement parler, ne rentre pas dans la notion de mal
difficile à éviter. Car ce qui se trouve dans la seule volonté ne semble pas
être ardu et dépasser le pouvoir de l'homme, et ce n'est pas considéré pour ce
motif comme quelque chose de redoutable. C'est pourquoi Aristote, dit que ces
maux-là ne sont pas objet de crainte.
L'autre espèce de
honte a pour ainsi dire un caractère pénal. Elle consiste en effet dans le
blâme, de même qu'un certain éclat de gloire consiste dans l'honneur rendu à
quelqu'un. Et parce que ce blâme est un mal difficile à supporter, de même que
l'honneur est un bien difficile à acquérir, la pudeur, qui est une crainte de
la honte, regarde en premier lieu et principalement le blâme ou déshonneur. Et
parce que c'est le vice qui, proprement, mérite le blâme, et la vertu qui
mérite l'honneur, pour cette raison et par voie de conséquence, la pudeur
regarde la honte du vice. C'est pourquoi Aristote dit que l'homme éprouve moins
de pudeur pour les manques qui ne proviennent pas de sa faute.
Par ailleurs, la
pudeur regarde la faute de deux façons. En ce sens d'abord que l'homme se
retient de commettre des choses vicieuses par crainte du blâme. Et en cet autre
sens que l'homme, quand il fait des choses honteuses, se soustrait à la vue du
public, par crainte du blâme. Selon saint Grégoire de Nysse, il s'agit, dans le
premier cas, de la "peur d'avoir à rougir", dans le second cas, de la
"crainte de la honte". C'est pourquoi il dit que "celui qui
craint la honte se cache pour mal faire, et celui qui a peur d'avoir à rougir
craint de tomber dans le déshonneur".
Solutions :
1. La pudeur regarde proprement le déshonneur mérité par une
faute qui est un défaut volontaire. C'est pourquoi Aristote dit que "l'homme
a davantage honte de tout ce dont il est cause". L'homme vertueux méprise
les opprobres qui lui viennent à cause de sa vertu, car ils lui sont infligés
indignement. C'est ce que dit Aristote à propos des magnanimes ; et il est dit
des Apôtres (Ac 5, 41) qu'"ils s'en allèrent du Sanhédrin, tout joyeux
d'avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le Nom". Il arrive
cependant qu'un homme vertueux éprouve de la honte pour les injures qui lui
sont faites, mais c'est à cause de l'imperfection de sa vertu. Car plus on est
vertueux, plus on méprise les biens et les maux extérieurs. C'est pourquoi
Isaïe peut dire (51, 7) : "Ne craignez pas les injures des hommes."
2. L'honneur, bien qu'il soit dû à la seule vertu, nous
l'avons montré, est accordé cependant pour n'importe quelle supériorité ; de
même le blâme, qui n'est dû en vérité qu'à la seule faute, est infligé
cependant, du moins selon l'opinion des hommes, pour n'importe quelle
déficience. C'est pourquoi il arrive que l'on éprouve de la honte à cause de sa
pauvreté, de sa naissance modeste, etc.
3. La pudeur ne provient pas des oeuvres vertueuses
considérées en elles-mêmes. Cependant il arrive par accident que quelqu'un en
éprouve, soit parce qu'elles sont considérées dans l'opinion des hommes comme
vicieuses, soit parce que l'on craint, dans les oeuvres vertueuses, d'être taxé
de présomption ou même d'hypocrisie.
4. Il arrive parfois que des péchés plus graves soient moins
capables de susciter la honte, soit parce qu'ils comportent un aspect moins
honteux, comme par exemple les péchés de l'esprit comparés aux péchés de la
chair, soit parce qu'ils manifestent une certaine abondance de biens temporels
: c'est ainsi qu'on éprouve plus de honte de sa pusillanimité que de son audace,
d'un petit larcin que d'un vol important, qui donne une image de puissance. Et
ainsi du reste.
Objections :
1. Il semble qu'on n'éprouve pas davantage de pudeur devant
les personnes qui nous sont le plus unies. En effet, dit Aristote, "les
hommes rougissent davantage devant ceux dont ils veulent être admirés". Or
l'homme désire surtout être admiré des meilleurs, qui parfois ne sont pas les
plus proches. Ce n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que
l'homme rougit davantage.
2. Ceux-là paraissent être plus proches qui font des oeuvres
semblables. Or l'homme ne rougit pas de son péché devant ceux qu'il sait soumis
à un péché semblable. Selon Aristote : "ce que l'on fait soi-même, on
n'empêche pas ses proches de le faire". Ce n'est donc pas devant ceux qui
lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage.
3. Aristote dit : "L'homme éprouve davantage de pudeur
devant ceux qui divulguent à tous ce qu'ils savent, comme font les moqueurs et
les fabricants de fausses nouvelles." Mais ceux qui sont les plus proches
n'ont pas coutume de divulguer les vices. Ce n'est donc pas eux qu'il faut
surtout craindre.
4. Au même endroit, Aristote dit que "les hommes éprouvent
surtout de la honte devant ceux qui ne les ont jamais vu faillir, devant ceux
dont ils attendent pour la première fois quelque chose ou dont ils désirent
pour la première fois l'amitié". Mais ces gens-là ne sont pas les plus
proches. Ce n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme
rougit davantage.
Cependant :
Aristote dit que
"les hommes rougissent davantage devant ceux qui seront toujours présents".
Conclusion :
Le blâme est le
contraire de l'honneur. De même que l'honneur est un témoignage rendu à la
supériorité de quelqu'un, et surtout en ce qui concerne la vertu, de même le
blâme, que redoute la pudeur, est le témoignage rendu à un défaut, et surtout
en rapport avec quelque faute. C'est pourquoi, plus le témoignage de quelqu'un
est d'un grand poids, plus on en éprouvera de confusion. Or un témoignage peut
être jugé d'un grand poids ou bien à cause de sa vérité certaine ou bien à
cause de ses conséquences. La certitude de la vérité est liée au témoignage de
quelqu'un de deux façons.
Premièrement, à
cause de la rectitude de son jugement : c'est le cas des sages et des vertueux,
dont on désire surtout la louange, et dont on craint surtout le blâme. Au
contraire nul n'éprouve de honte devant les enfants et devant les animaux, à
cause de leur défaut de jugement droit.
Deuxièmement, à
cause de la connaissance que possèdent ceux qui rendent le témoignage, parce
que chacun juge bien de ce qu'il connaît. Ainsi avons-nous plus de pudeur
devant ceux qui nous observent tous les jours. Au contraire nous n'avons pas de
honte devant les étrangers et les inconnus qui ignorent notre conduite.
Du point de vue de
ses conséquences un témoignage est d'un grand poids en fonction de l'aide ou du
préjudice qui en résultent. C'est pourquoi les hommes désirent surtout être
honorés par ceux qui peuvent les aider, et ils éprouvent surtout de la honte
devant ceux qui peuvent nuire. C'est pourquoi, ici encore, nous redoutons
surtout le blâme des personnes qui nous sont proches, avec lesquelles nous devrons
toujours vivre ; car il en résulte pour nous un dommage en quelque sorte
permanent. Au contraire, ce qui nous vient des étrangers et de ceux qui ne font
que passer s'éloigne bientôt.
Solutions :
1. C'est pour une raison semblable que nous éprouvons de la
honte devant les meilleurs et devant ceux qui sont plus proches. Car, de même
que le témoignage des meilleurs est estimé plus efficace à cause de la
connaissance générale qu'ils ont des choses et de leur sens immuable de la
vérité, de même le témoignage des personnes qui nous sont plus familières paraît
plus efficace en raison de ce qu'elles connaissent mieux les choses
particulières qui nous concernent.
2. Nous ne redoutons pas le témoignage de ceux qui nous sont
liés par la ressemblance du péché, parce que nous ne pensons pas que notre
déficience leur apparaisse comme quelque chose de honteux.
3. Nous éprouvons de la pudeur devant les bavards, parce
qu'ils nous nuisent en répandant chez beaucoup leurs diffamations.
4. Nous éprouvons une plus grande pudeur même devant ceux
parmi lesquels nous n'avons rien fait de mal, à cause du dommage ultérieur, en
ce que par là nous perdons la bonne opinion qu'ils avaient de nous. Et en outre
parce que les contraires, en se rapprochant, paraissent plus gravement éloignés
: aussi lorsque, brusquement, on remarque quelque chose de honteux chez celui
qu'on estimait, on juge cela plus honteux encore.
Quant à ceux de
qui nous attendons quelque chose de nouveau, ou dont nous voulons pour la
première fois être les amis, nous redoutons davantage leur blâme, à cause du
tort qu'il nous ferait et qui nous empêcherait d'obtenir gain de cause et de
gagner leur amitié.
Objections :
1. Il semble que même les hommes vertueux peuvent éprouver de
la pudeur. En effet les contraires ont des effets contraires. Mais ceux qui
débordent de malice n'ont pas de pudeur. Il est écrit en Jérémie (3, 3) :
"Tu conservais un front de prostituée, ne sachant plus rougir." Ceux
qui sont vertueux ressentent donc davantage la pudeur.
2. Aristote dit que "les hommes rougissent non seulement
des vices, mais même des apparences de vices". Or cela arrive aussi chez
les vertueux.
3. Selon Aristote la pudeur est "la crainte de donner
mauvaise opinion de soi". Mais il arrive qu'on ait mauvaise opinion
d'hommes vertueux, lorsque par exemple ils sont diffamés à tort, ou subissent
d'indignes injures. La crainte de la honte peut donc exister chez l'homme
vertueux.
4. La pudeur est une partie de la tempérance, nous l'avons
dit. Mais une partie ne se sépare pas du tout. Puisque la tempérance se trouve
chez l'homme vertueux, il semble donc qu'il en soit de même pour la pudeur.
Cependant :
Aristote dit que
"la pudeur est étrangère à l'homme de bien".
Conclusion :
Nous l'avons dit
la pudeur est la crainte de quelque honte. Or, qu'on ne craigne pas un mal, cela
peut arriver pour deux raisons : parce qu'on n'y voit pas un mal, ou parce
qu'on ne le considère pas comme possible, ou comme difficile à éviter. Ce qui
explique que la crainte de la honte puisse faire défaut chez quelqu'un de deux
façons. D'abord parce que ce dont on devrait rougir n'est pas tenu pour
honteux. C'est ainsi que la crainte de la honte manque aux hommes enfoncés dans
le péché, qui n'en ont pas de déplaisir, mais plutôt s'en glorifient. Ou bien, on
ne craint pas la honte parce que l'on ne croit pas possible de tomber dans le
déshonneur, ou difficile de l'éviter. C'est le cas des vieillards et des hommes
vertueux qui n'éprouvent pas la crainte de la honte. Ils sont cependant dans
des dispositions telles que, s'ils commettaient quelque chose de honteux, ils
en auraient honte. C'est pourquoi Aristote dit que c'est seulement par
hypothèse qu'on pourrait attribuer la crainte de la honte à l'homme de bien.
Solutions :
1. La crainte de la honte fait défaut chez les hommes les
plus mauvais et chez les meilleurs, mais pour les raisons différentes que l'on
vient de dire. Elle se trouve au contraire chez ceux qui se comportent de façon
médiocre, en ce sens qu'ils ont en eux un certain amour du bien, sans être
totalement à l'abri du mal.
2. Il appartient au vertueux non seulement d'éviter le vice, mais
aussi ce qui a une apparence de vice, comme dit saint Paul (1 Th 5, 22) :
"Gardez vous de toute espèce de mal." Et Aristote dit que l'homme
vertueux doit éviter aussi bien les actes "qui sont effectivement
mauvais" que ceux qui ne le sont "qu'aux yeux de l'opinion".
3. L'homme vertueux méprise les calomnies et les injures comme
imméritées, nous l'avons dit. C'est pourquoi il n'en éprouve pas beaucoup de
honte. Cependant il peut y avoir un mouvement de honte, ici comme dans les
autres passions, qui devance la raison.
4. La pudeur n'est pas une partie de la tempérance comme si
elle entrait dans l'essence de cette vertu, mais comme disposant à elle. C'est
pourquoi saint Ambroise dit que "la pudeur pose les premiers fondements de
la tempérance", en inculquant l'horreur de ce qui est honteux.
- 1. Quel rapport
a-t-il avec la vertu ? - 2. Avec la beauté ? - 3. Avec l'utile et le délectable
? - 4. L'honneur est-il une partie de la tempérance ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas identique à la vertu. En effet,
Cicéron dit que l'honneur est "ce qui est recherché pour lui-même".
Or la vertu n'est pas recherchée pour elle-même, mais pour le bonheur. Aristote
dit en effet que le bonheur est "la récompense et la fin de la vertu".
L'honneur n'est donc pas la même chose que celle-ci.
2. Selon Isidore honestas signifie "comme un état
d'honneur". Mais l'honneur est dû à bien d'autres choses qu'à la vertu, car
c'est "la louange qui est due en propre à la vertu", dit Aristote.
L'honneur n'est
donc pas la même chose que la vertu.
3. "L'essentiel de la vertu consiste dans le choix
intérieur", selon Aristote. Mais l'honneur semble appartenir davantage à
la conduite extérieure, si l'on en croit saint Paul (1 Co 14, 40) : "Que
chez vous tout se fasse honnêtement et dans l'ordre."
4. L'honneur paraît consister dans les richesses extérieures, selon
l'Ecclésiastique (11, 14) : "Bien et mal, vie et mort, pauvreté et honneur,
tout vient du Seigneur." Or la vertu ne consiste pas dans les richesses
extérieures. L'honneur n'est donc pas la même chose que la vertu.
Cependant :
Cicéron divise le
bien honnête selon les quatre vertus principales, en lesquelles se divise
également la vertu. Le bien honnête est donc identique à la vertu.
Conclusion :
Selon Isidore, honestas
signifie "comme un état d'honneur". Il en résulte, semble-t-il, que
l'on appelle honnête ce qui est digne d'honneur. Or l'honneur, nous l'avons dit
plus haut, est dû à l'excellence. Et l'excellence de l'homme est appréciée
surtout selon la vertu, car la vertu, selon Aristote est "la disposition
de ce qui est parfait". Le bien honnête, à proprement parler, se rapporte
donc à la même chose que la vertu.
Solutions :
1. Comme Aristote le dit, parmi les choses que l'on désire
pour elles-mêmes, certaines sont désirées seulement pour elles-mêmes, et jamais
en vue d'autre chose, comme la félicité, qui est la fin ultime. Mais d'autres
choses sont désirées pour elles-mêmes en tant qu'elles ont en elles-mêmes une
raison de bonté, même si rien d'autre de bon ne nous arrivait par elle ; et elles
sont cependant désirables en vue d'autre chose, en tant qu'elles nous
conduisent à un bien plus parfait. C'est en ce sens que les vertus doivent être
désirées pour elles-mêmes. Voilà pourquoi Cicéron dit : "Il y a des choses
qui nous séduisent par elles-mêmes et nous attirent par leur dignité", comme
la vertu, la vérité, la science. Cela suffit à la raison de bien honnête.
2. Parmi les choses qui sont honorées et qui ne sont pas la
vertu, il en est de plus excellentes que celle-ci, comme Dieu et la béatitude.
Mais elles ne sont pas connues de nous par expérience comme les vertus, selon
lesquelles nous agissons quotidiennement. C'est pourquoi la vertu revendique
davantage pour elle la qualification d'honnête.
Quant aux autres
choses, qui sont inférieures à la vertu, elles sont honorées en tant qu'elles
aident aux oeuvres de la vertu, comme le bon renom, le pouvoir, les richesses.
En effet, dit Aristote, ces choses "sont honorées par certains ; mais, en
réalité, seul celui qui est bon doit être honoré". Or c'est par la vertu
qu'on est bon. C'est pourquoi la louange est due à la vertu selon qu'elle est
désirable en vue d'autre chose, mais l'honneur lui est dû en tant qu'elle est
désirable pour elle-même. C'est à ce point de vue qu'elle a raison de bien honnête.
3. Comme on vient de le dire, le bien honnête implique un
droit à l'honneur. L'honneur est une certaine reconnaissance de l'excellence de
quelqu'un, et l'on n'en témoigne qu'à partir de choses connues. Or le choix
intérieur ne parvient à la connaissance de l'homme que par des actes
extérieurs. C'est pourquoi la conduite extérieure a raison de bien honnête
selon qu'elle traduit la rectitude intérieure. Ainsi donc, l'honneur se trouve
radicalement dans le choix intérieur, mais il est signifié dans la conduite
extérieure.
4. Selon l'opinion du commun, l'excellence des richesses rend
l'homme digne d'honneur. De là vient que parfois le nom d'honneur est transféré
à la prospérité extérieure.
Objections :
1. Il semble que l'honnête ne soit pas identique au beau. En
effet, la raison d'honnête se prend de l'appétit, car, selon Cicéron,
"est honnête ce qui est désiré pour lui-même". Or le
beau concerne davantage la vue, à laquelle il plaît. Le beau n'est donc pas la
même chose que l'honnête.
2. La beauté requiert un certain éclat, qui appartient à la
raison de gloire, tandis que l'honnête concerne l'honneur. Comme l'honneur et
la gloire sont choses distinctes, il semble donc que l'honnête diffère aussi du
beau.
3. L'honnête est une même chose que la vertu, on vient de le
dire (a. 1). Or il y a une beauté qui est contraire à la vertu, si l'on en
croit Ézéchiel (16, 15) : "Tu t'es infatuée de ta beauté, tu as profité de
ta renommée pour te prostituer." L'honnête n'est donc pas la même chose
que le beau.
Cependant :
Il y a les paroles de saint Paul (1 Co 12, 23) : "Les
membres que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes
que nous entourons de plus d'honneur... Nos membres décents n'en ont pas besoin."
Il appelle ici moins honorables les membres honteux, et honorables les membres
qui sont beaux. L'honnête et le beau apparaissent donc comme une même chose.
Conclusion :
Comme on peut le
conclure des paroles de Denys "à la notion de beau ou de plaisant
concourent l'éclat et la bonne proportion" ; il dit en effet que Dieu est
beau "comme cause de l'harmonie et de l'éclat de l'univers". La
beauté du corps consiste donc pour l'homme à avoir les membres du corps bien
proportionnés, avec un certain éclat harmonieux du teint. De même la beauté
spirituelle consiste pour l'homme à avoir une conduite et des actions bien
proportionnées, selon l'éclat spirituel de la raison. Mais cela, c'est l'honnête,
que nous venons de déclarer identique à la vertu, laquelle règle toutes les
choses humaines conformément à la raison. C'est pourquoi l'honnête est la même
chose que la beauté spirituelle. Ce qui fait dire à saint Augustin : "J'appelle
honnête la beauté intellectuelle ou, pour mieux dire, spirituelle." Et il
ajoute que "beaucoup de choses visibles sont belles, auxquelles convient
moins bien l'épithète d'honnête".
Solutions :
1. L'objet qui meut l'appétit est le bien que l'on connaît.
Or, ce qui apparaît beau dans la perception même est tenu pour convenable et
bon. Ce qui fait dire à Denys que "le beau et le bien sont aimables à tous".
C'est pourquoi l'honnête lui-même est rendu désirable en tant qu'il possède une
beauté spirituelle. Comme dit Cicéron : "Voici la forme même, et comme le
visage de l'honnête ; si elle apparaissait aux yeux, elle inciterait, selon
Platon à un merveilleux amour de la sagesse."
2. La gloire est un effet de l'honneur, nous l'avons dit. Car,
lorsque quelqu'un est honoré et loué, il acquiert de l'éclat aux yeux des
autres. C'est pourquoi, de même que ce qui donne de l'honneur et ce qui donne à
la gloire sont une même chose, de même l'honnête et le beau.
3. Cette objection procède de la beauté corporelle. On peut
parler néanmoins de fornication spirituelle à propos de beauté spirituelle
quand quelqu'un s'enorgueillit de l'honneur lui-même. Comme dit Ézéchiel (28, 17)
: "Ton coeur s'est enflé d'orgueil à cause de ta beauté. Tu as corrompu la
sagesse à cause de ton éclat."
Objections :
1. Il semble qu'il n'en diffère pas. En effet, selon Cicéron,
l'honnête est "ce qui est désiré pour lui-même". Mais le délectable
l'est aussi." Il semble ridicule de chercher en vue de quoi l'on veut
éprouver du plaisir", dit Aristote. Le bien honnête
ne diffère donc pas du délectable.
2. Les richesses se rangent parmi les biens utiles. Comme dit
Cicéron, "il est une chose que l'on ne doit pas désirer pour elle-même et
pour ce qu'elle est, mais pour le profit et l'utilité qu'on en retire, c'est
l'argent". Or les richesses répondent à l'idée d'honneur. Comme il est
écrit dans l'Ecclésiastique (13, 2) : "Pauvreté et honneur (c'est-à-dire
la richesse), tout vient du Seigneur" ; et encore (13, 2) : "Ne te
charge pas d'un lourd fardeau, ne te lie pas à plus fort et plus riche que toi."
L'honnête ne diffère donc pas de l'utile.
3. Cicérone apporte la preuve que rien ne peut être utile qui
ne soit honnête. Et saint Ambroise fait de même. L'utile ne diffère donc pas de
l'honnête.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "le bien honnête est ce qui doit être désiré pour lui-même, tandis que
l'utile doit être rapporté à quelque chose d'autre".
Conclusion :
Le bien honnête se
rencontre dans un même sujet avec l'utile et le délectable, dont cependant il
diffère quant à sa raison. En effet, une chose est dite honnête, on l'a vu, en
tant qu'elle comporte une certaine beauté selon l'ordonnance de la raison. Or
ce qui est ordonné selon la raison convient naturellement à l'homme. Et toute
chose trouve naturellement du plaisir en ce qui lui convient. C'est ainsi que
l'honnête est naturellement délectable à l'homme, comme Aristote le démontre de
l'acte vertueux. Cependant tout ce qui est délectable n'est pas nécessairement
honnête, car une chose peut convenir à la sensibilité et ne pas convenir à la
raison, qui rend parfaite la nature humaine. Quant à la vertu elle-même, qui en
soi est honnête, elle se rapporte à autre chose, c'est-à-dire au bonheur, comme
à sa fin.
Ainsi donc, l'honnête,
l'utile et le délectable sont une même chose quant au sujet, mais ils diffèrent
par leur raison d'être. On appelle honnête ce qui possède une certaine
excellence digne d'honneur à cause de sa beauté spirituelle ; délectable ce en
quoi l'appétit se repose ; utile ce qui sert à atteindre autre chose. Cependant
le délectable est plus fréquent que l'utile et l'honnête, car tout ce qui est
utile et tout ce qui est honnête est en quelque manière délectable, tandis que
l'inverse n'est pas vrai, Aristote le fait remarquer.
Solutions :
1. On appelle honnête ce qui, comme tel, est désiré par
l'appétit rationnel, qui tend à ce qui convient à la raison. Le délectable en
revanche est désiré comme tel par l'appétit sensible.
2. Les richesses se voient attribuer le nom d'honnête selon
l'opinion de beaucoup de gens qui honorent les richesses ; ou encore dans la
mesure où elles sont ordonnées, à titre d'instrument, aux actes des vertus, nous
l'avons dit.
3. Cicéron et saint Ambroise veulent dire que rien de ce qui
s'oppose à l'honneur ne peut absolument et réellement être utile, parce que
cela s'oppose à la fin ultime de l'homme, qui est le bien conforme à la raison
; quoique peut-être cela puisse être utile de quelque façon, à l'égard d'une
fin particulière. Mais ils ne veulent pas dire que tout ce qui est utile, considéré
en soi, parvient à la notion d'honnête.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Il n'est pas possible, en effet, que la
même chose, du même point de vue, soit à la fois une partie et le tout. Or la
tempérance fait partie de l'honnête, dit Cicéron. Ce n'est donc pas l'honneur
qui est une partie de la tempérance.
2. Il est écrit que "le vin fait paraître honnête tous
les sentiments". Mais l'usage du vin, surtout quand il est excessif, ce
qui semble ici le cas, appartient davantage à l'intempérance qu'à la
tempérance. Le sens de l'honneur n'est donc pas une partie de la tempérance.
3. On appelle honnête ce qui est digne d'honneur. Mais "ce
sont les justes et les forts qui sont le plus honnêtes", dit Aristote. Le
sens de l'honneur n'appartient donc pas à la tempérance, mais plutôt à la
justice ou à la force. C'est pourquoi Éléazar dit (2 M 6, 28) : "Je
subirai avec courage une mort honorable pour nos vénérables et saintes lois."
Cependant :
Macrobe fait de
l'honneur une partie de la tempérance. De même saint Ambroise attribue
spécialement l'honneur à la tempérance.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, l'honneur est une certaine beauté spirituelle. Mais à ce qui est beau
s'oppose ce qui est laid. Et les contraires se font ressortir mutuellement au
maximum. Voilà pourquoi l'honneur semble spécialement appartenir à la
tempérance, qui repousse ce qu'il y a de plus laid et de plus indécent pour
l'homme, c'est-à-dire les voluptés bestiales. Il en résulte que le nom même de
tempérance fait penser, plus que tout autre, au bien de la raison, dont le rôle
est de modérer et de "tempérer" les convoitises mauvaises. Ainsi donc
l'honneur, en tant qu'il est attribué pour une raison spéciale à la tempérance,
en est appelé une partie, non pas partie subjective, ni partie comme le serait
une vertu annexe, mais partie intégrante, comme une condition de la tempérance.
Solutions :
1. La tempérance est dite partie subjective de l'honnête, quand
celui-ci est pris dans toute sa généralité. Mais ce n'est pas ainsi qu'il fait
partie de la tempérance.
2. Chez ceux qui sont en état d'ébriété, le vin fait paraître
honorables tous les sentiments, parce qu'il leur fait croire qu'ils sont grands
et dignes d'honneur.
3. La justice et la force méritent un plus grand honneur que
la tempérance à cause de l'excellence de leur bien plus grand. Mais la
tempérance mérite un plus grand honneur à cause de la répression de vices plus
déshonorants. Et c'est ainsi que le sens de l'honneur est davantage attribué à
la tempérance, selon la règle indiquée par saint Paul que "les membres que
nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous
entourons de plus d'honneur", c'est-à-dire en écartant ce qui est
déshonorant.
LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA TEMPÉRANCE
Il faut considérer
maintenant les parties subjectives de la tempérance. D'abord, celles qui ont
trait aux plaisirs procurés par la nourriture (Questions 146-150), ensuite
celles qui ont trait aux plaisirs sexuels (Questions 151-154).
A propos des
premières, nous traiterons de l'abstinence, qui concerne les aliments et les
boissons (Questions 146-148), et de la sobriété, qui concerne plus spécialement
la boisson (Questions 149-150).
A propos de
l'abstinence, nous examinerons trois questions : - 1. L'abstinence en elle-même
(Question 146). - 2. L'acte de l'abstinence, qui est le jeûne (Question 147). -
3. Le vice opposé, qui est la gourmandise (Question 148).
- 1. L'abstinence
est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ?
Objections :
1. Réponse négative, semble-t-il. Saint Paul dit en effet (1
Co 4, 20) : "Le Royaume de Dieu ne consiste pas dans la parole mais dans
la vertu." Or le Royaume de Dieu ne consiste pas dans l'abstinence, si
l'on en croit le même saint Paul (Rm 14, 17) : "Le Royaume de Dieu n'est
pas affaire de nourriture ou de boisson" ; et la Glose explique : "La
justice n'est pas dans le fait de s'abstenir ou de manger." L'abstinence
n'est donc pas une vertu.
2. S'adressant à Dieu, saint Augustin disait : "Tu m'as
enseigné à ne prendre les aliments que comme des remèdes." Or, régler
l'usage des remèdes n'appartient pas à la vertu, mais à l'art de la médecine.
Ainsi donc, au même titre, modérer l'usage des aliments, qui ressortit à
l'abstinence, n'est pas un acte de vertu, mais un effet de l'art.
3. Toute vertu "consiste dans un juste milieu", selon
Aristote. Mais l'abstinence ne semble pas consister en un milieu, mais dans un
manque, puisqu'elle tire son nom d'une soustraction. L'abstinence n'est donc
pas une vertu.
4. Aucune vertu n'exclut une autre vertu. Or l'abstinence
exclut la patience. Saint Grégoire dit en effet que "bien souvent
l'impatience fait sortir de la tranquillité les esprits de ceux qui font
abstinence". Et il dit aussi que "parfois l'orgueil traverse les
pensées des abstinents". Ce qui exclut ainsi l'humilité. L'abstinence
n'est donc pas une vertu.
Cependant :
On peut lire dans
la 2ème épître de saint Pierre (1, 5) : "Joignez à votre foi la
vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance l'abstinence." L'abstinence
est donc rangée parmi les vertus.
Conclusion :
Le mot abstinence
indique une soustraction d'aliments. Mais ce mot peut être entendu de deux
façons. Ou bien il désigne une privation pure et simple d'aliments. Et alors le
mot abstinence ne désigne ni une vertu, ni un acte de vertu, mais quelque chose
d'indifférent au point de vue moral. Ou bien l'abstinence peut s'entendre en
tant que réglée par la raison. Et alors elle signifie ou un habitus ou un acte
de vertu. C'est ce que suggère le texte de saint Pierre, où l'abstinence est
unie au discernement : que l'homme s'abstienne de nourriture selon qu'il est
nécessaire "à la convenance de ceux avec qui il vit et à la convenance de
lui-même, et selon les nécessités de la santé".
Solutions :
1. L'usage des aliments et l'abstinence de ceux-ci, considérés
en soi, ne concernent pas le royaume de Dieu. Comme dit saint Paul (1 Co 8, 8) :
"Ce n'est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu. Si nous
n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins ; et si nous en mangeons, nous
n'avons rien de plus", au spirituel s'entend. Mais l'un et l'autre, quand
ce sont des actes raisonnables inspirés par la foi et l'amour de Dieu, appartiennent
au royaume de Dieu.
2. La modération dans les aliments, quant à la quantité et à
la qualité, relève de l'art de la médecine s'il s'agit de la santé du corps ;
mais, selon les dispositions intérieures par rapport au bien de la raison, elle
relève de l'abstinence. Comme dit saint Augustin : "la nature ou la
quantité des aliments que l'on prend n'intéresse aucunement la vertu, pourvu
qu'on le fasse à la convenance de ceux avec qui l'on vit et à sa convenance
personnelle, et selon les nécessités de sa santé : ce qui importe, c'est la
facilité et l'égalité d'âme dont on est capable, lorsque la nécessité s'impose
de s'en abstenir."
3. Il appartient à la tempérance de refréner les plaisirs qui
séduisent le plus l'âme, de même qu'il appartient à la force d'affermir l'âme
contre les craintes qui écartent du bien de la raison. C'est pourquoi de même
que la force est louée pour un certain excès, d'où tirent leur nom toutes les
parties de la force, de même la tempérance est louée pour un certain manque, d'où
elle tire elle-même son nom, ainsi que toutes ses parties. Aussi l'abstinence, qui
est une partie de la tempérance, reçoit-elle son nom d'un manque. Et cependant
elle consiste dans un juste milieu, en tant qu'elle se conforme à la droite
raison.
4. Ces vices proviennent de l'abstinence dans la mesure où
elle ne se conforme pas à la droite raison. En effet la droite raison nous fait
nous abstenir "comme il faut", c'est-à-dire avec bonne humeur ; et
"en vue de ce qu'il faut", c'est-à-dire en vue de la gloire de Dieu, et
non en vue de notre propre gloire.
Objections :
1. Non, à ce qu'il semble. En effet toute vertu est en elle-même
digne d'éloge. Or ce n'est as le cas de l'abstinence, puisque saint Grégoire
dit que "la vertu d'abstinence n'est estimable qu'en considération
d'autres vertus". L'abstinence n'est donc pas une vertu spéciale.
2. Selon saint Augustin les saints pratiquent l'abstinence
dans le manger et le boire, non parce qu'une créature de Dieu serait mauvaise, mais
seulement "pour châtier leur corps". Or cela relève de la chasteté, comme
les mots mêmes l'indiquent. L'abstinence n'est donc pas une vertu spéciale, distincte
de la chasteté.
3. De même que l'homme doit se contenter d'une nourriture
modérée, de même il doit user de modération dans le vêtement. Saint Paul écrit
(1 Tm 6, 8) : "Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être
satisfaits." Mais la modération dans le vêtement ne requiert pas une vertu
spéciale. Il en est donc de même pour l'abstinence, qui modère l'usage des
aliments.
Cependant :
Macrobe considère
l'abstinence comme une partie spéciale de la tempérance.
Conclusion :
La vertu morale défend
le bien de la raison contre les assauts des passions, nous l'avons dit plus
haut. C'est pourquoi, là où se trouve un motif spécial pour que la passion
détourne du bien de la raison, une vertu spéciale est nécessaire. Or les
plaisirs de la nourriture sont de nature à détourner l'homme du bien de la
raison, tant à cause de leur intensité qu'à cause de la nécessité de la
nourriture, dont l'homme a besoin pour conserver sa vie, ce qu'il désire
par-dessus tout. Pour cette raison l'abstinence est une vertu spéciale.
Solutions :
1. Il y a une connexion nécessaire entre les vertus, nous
l'avons déjà dit. C'est pourquoi une vertu est aidée et mise en valeur par une
autre, par exemple la justice par la force. Ainsi en est-il de l'abstinence qui
est mise en valeur par les autres vertus.
2. L'abstinence châtie le corps et le défend non seulement
contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la
gourmandise. Car, lorsqu'il fait abstinence, l'homme devient plus fort contre
les attaques de la gourmandise, alors que celles-ci sont d'autant plus
puissantes que l'homme leur cède davantage. Le secours que l'abstinence prête à
la chasteté ne l'empêche pas cependant d'être une vertu spéciale, car une vertu
en aide une autre.
3. L'usage des vêtements est artificiel, tandis que l'usage
des aliments provient de la nature. C'est pourquoi une vertu spéciale est plus
nécessaire pour la modération des aliments que pour la modération dans le
vêtement.
- 1. Le jeûne
est-il un acte de vertu ? - 2. Est-il un acte d'abstinence ? - 3. Tombe-t-il
sous le précepte ? - 4. Certains sont-ils dispensés d'observer ce précepte ? -
5. Le temps du jeûne. - 6. Le jeûne exige-t-il un seul repas ? - 7. L'heure du
repas pour ceux qui jeûnent. - 8. Les aliments dont il faut s'abstenir.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, tout acte de vertu est
agréable à Dieu. Or le jeûne ne l'est pas toujours, selon Isaïe (58, 3) :
"Pourquoi jeûner, si tu n'y fais pas attention ?" Le jeûne n'est donc
pas un acte de vertu.
2. Nul acte de vertu ne s'écarte du juste milieu. Or c'est ce
que fait le jeûne. En effet, par la vertu d'abstinence on prend ce qui est
nécessaire pour subvenir aux nécessités de la nature, et le jeûne retranche
encore quelque chose à cela. Ou bien il faudrait admettre que ceux qui ne
jeûnent pas n'ont pas la vertu d'abstinence. Le jeûne n'est donc pas un acte de
vertu.
3. Ce qui convient communément à tous, aux bons et aux
méchants, n'est pas un acte de vertu.
Or il en est ainsi
du jeûne, puisque, avant de manger, tout le monde est à jeun. Le jeûne n'est
donc pas un acte de vertu.
Cependant :
Saint Paul énumère
le jeûne parmi les actes de vertu (2 Co 6, 5) : "... dans les jeûnes, par
la chasteté, par la science..."
Conclusion :
Un acte est
vertueux quand il est ordonné par la raison à quelque bien honnête. Or c'est le
cas du jeûne. En effet, on y recourt principalement pour trois buts. D'abord, pour
réprimer les convoitises de la chair. C'est pourquoi, dans le texte cité, saint
Paul parle de jeûne et de chasteté, car la chasteté est préservée par le jeûne,
et saint Jérôme dit que "sans Cérès et Bacchus, Vénus reste froide", ce
qui veut dire que la luxure perd son ardeur par l'abstinence du manger et du
boire. Ensuite, on jeûne pour que l'esprit s'élève plus librement à la
contemplation des réalités les plus hautes. C'est pourquoi il est dit, au livre
de Daniel (10, 3), qu'après un jeûne de trois semaines, il reçut une révélation
de Dieu. Enfin, on jeûne en vue de satisfaire pour le péché. Aussi est-il dit
au livre de Joël (2, 12) : "Revenez à moi de tout votre coeur, dans le
jeûne, les pleurs et les cris de deuil."
C'est ce que dit
saint Augustin dans un de ses sermons : "Le jeûne purifie l'âme, élève
l'esprit, soumet la chair à l'esprit, rend le coeur contrit et humilié, disperse
les nuées de la convoitise, éteint l'ardeur des passions, rend vraiment
brillante la lumière de la chasteté." Cela montre bien que le jeûne est un
acte de vertu.
Solutions :
1. Il arrive qu'un acte qui, par son genre, est vertueux, devienne
vicieux dans certaines circonstances. C'est pourquoi Isaïe ajoute : "Ce ne
sont pas des jeûnes comme ceux d'aujourd'hui qui feront là-haut entendre vos
voix", et il dit peu après : "Or, vous jeûnez dans la dispute et la
querelle et en frappant le pauvre à coups de poing." Ce que saint Grégoire
commente ainsi : "La volonté aspire à la joie, mais le poing apporte la
colère. C'est donc en vain que le corps est affaibli par l'abstinence, si
l'esprit, chassé par les mouvements désordonnés, est détruit par les vices."
Quant à saint Augustin, il dit que "le jeûne n'aime pas la verbosité, juge
la richesse superflue, méprise l'orgueil, vante l'humilité, donne à l'homme de
connaître sa faiblesse et sa fragilité".
2. Le milieu où se tient la vertu ne s'évalue pas selon la
quantité, mais "selon la droite raison", dit Aristote. Or la raison
juge que tel homme, pour un motif particulier, doit prendre moins de nourriture
qu'il ne lui en faudrait selon la condition commune, par exemple pour éviter la
maladie, ou pour accomplir plus aisément quelques activités corporelles.
Beaucoup plus encore, la droite raison y invite pour éviter des maux et obtenir
des biens spirituels. Ce n'est pas cependant la droite raison qui supprimerait
tellement de nourriture que la nature ne puisse se conserver ; car, comme le dit
saint Jérôme : "il n'y a pas de différence si tu mets longtemps ou peu de
temps à te tuer" ; et "Il offre en holocauste des biens volés, celui
qui afflige son corps de façon immodérée par la trop grande privation des
aliments ou le manque de nourriture ou de sommeil." De même encore, la
droite raison ne retranche pas la nourriture au point de rendre l'homme
incapable d'accomplir les oeuvres qui lui incombent. C'est pourquoi saint Jérôme
dit : "L'homme raisonnable perd sa dignité s'il fait passer le jeûne avant
la charité, et les veilles avant la pleine possession de son esprit."
3. Le jeûne naturel, dont on dit que quelqu'un est à jeun
avant d'avoir mangé, consiste en une simple négation. C'est pourquoi on ne peut
en faire un acte de vertu, mais seulement du jeûne par lequel on s'abstient
plus ou moins de nourriture dans un dessein raisonnable. C'est pourquoi le
premier est appelé "jeûne de celui qui est à jeun" et le second
"jeûne de celui qui jeûne", pour marquer que celui-ci agit de propos
délibéré.
Objections :
1. Réponse négative, semble-t-il. En effet, à propos du texte
de saint Matthieu (17, 20) : "Ce genre de démons...", saint Jérôme
dit : "Le jeûne consiste à s'abstenir non seulement d'aliments, mais de toutes
les séductions." Mais cela est vrai de n'importe quelle vertu. Le jeûne
n'est donc pas spécialement un acte d'abstinence.
2. Selon saint Grégoire le jeûne de Carême est la dîme de
toute l'année. Mais acquitter la dîme est un acte de religion, nous l'avons vu
précédemment. Le jeûne est donc un acte de religion, et non un acte
d'abstinence.
3. L'abstinence est une partie de la tempérance. Or la
tempérance se distingue de la force, à laquelle il appartient de supporter les
choses pénibles, ce qui semble particulièrement le cas du jeûne. Le jeûne n'est
donc pas un acte d'abstinence.
Cependant :
Isidore dit que
"jeûner, c'est vivre de peu et s'abstenir de nourriture".
Conclusion :
L'acte et
l'habitus ont la même matière. C'est pourquoi tout acte vertueux ayant telle
matière appartient à la vertu qui établit le milieu en cette matière. Or le
jeûne s'applique aux nourritures dans lesquelles l'abstinence détermine le
juste milieu. Il est donc clair que le jeûne est un acte d'abstinence.
Solutions :
1. Le jeûne proprement dit consiste à s'abstenir d'aliments.
Mais, entendu au sens métaphorique, il consiste à s'abstenir de tout ce qui
fait du mal, donc surtout des péchés.
Ou bien l'on peut
dire que le jeûne proprement dit est aussi l'abstinence de toutes les
séductions, parce que cet acte vertueux cesse de l'être par tous les vices liés
à ces séductions, on vient de le dire.
2. Rien n'empêche l'acte d'une vertu d'appartenir à une autre
vertu, s'il se trouve ordonné à la fin de celle-ci. De ce point de vue rien
n'empêche que le jeûne appartienne à la religion ou à la chasteté, ou à toute
autre vertu.
3. Il n'appartient pas à la force, en tant qu'elle est une
vertu spéciale, de supporter n'importe quelle chose pénible, mais seulement ces
choses qui se rapportent aux périls de mort. Supporter les désagréments qui
proviennent du manque des plaisirs du toucher, revient à la tempérance et à ses
parties : or ce sont là les désagréments du jeûne.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, les préceptes ne portent pas
sur les oeuvres surérogatoires, qui tombent sous le conseil. Or le jeûne est
une oeuvre surérogatoire ; autrement, il devrait être observé partout et toujours
de la même façon. Le jeûne ne tombe donc pas sous le précepte.
2. Quiconque transgresse un précepte commet un péché mortel.
Donc, si le jeûne était de précepte, tous ceux qui ne jeûnent pas pécheraient
mortellement. Ce qui semblerait un immense piège tendu aux hommes.
3. Comme dit saint Augustin, "quand la Sagesse même de
Dieu eut assumé l'homme qui nous appela à la liberté, il n'y eut plus qu'un
petit nombre de sacrements porteurs de salut, établis comme lien social des
peuples chrétiens, c'est-à-dire de la multitude libre soumise au Dieu unique".
Mais la liberté du peuple chrétien ne semble pas moins entravée par la
multiplicité des observances que par la multiplicité des sacrements. En effet, saint
Augustin dit que "certains chargent de servitudes notre religion elle-même
que la miséricorde de Dieu a voulue libre en lui donnant des sacrements très
clairs et peu nombreux." Il semble donc que l'Église n'a pas dû instituer
un précepte du jeûne.
Cependant :
Saint Jérôme, à
propos des jeûnes, écrit : "Que chaque province abonde dans son sens et
estime les préceptes des Anciens comme des lois apostoliques."
Conclusion :
De même qu'il
appartient aux princes séculiers de promulguer des lois précisant le droit
naturel en ce qui concerne le bien commun dans le domaine temporel, de même il
appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des décrets ce qui
regarde le bien commun des fidèles dans le domaine spirituel. Or, nous avons
dit que le jeûne est utile pour expier et réprimer la faute, et pour élever
l'esprit aux choses spirituelles. Chacun est ainsi tenu par la raison naturelle
de pratiquer le jeûne dans la mesure où cela lui est nécessaire pour obtenir
ces résultats. C'est pourquoi le jeûne dans sa raison générale tombe sous le
précepte de la loi naturelle. Mais la détermination du temps et du mode pour
jeûner selon la convenance et l'utilité du peuple chrétien tombe sous le
précepte du droit positif, édicté par les prélats de l'Église. C'est ce qu'on
appelle le jeûne ecclésiastique ; l'autre est le jeûne naturel.
Solutions :
1. En soi, le jeûne ne signifie pas quelque chose d'attrayant,
mais quelque chose de pénible. Ce qui le fait choisir, c'est son utilité pour
une fin. C'est pourquoi, considéré dans l'absolu, il n'est pas nécessité par un
précepte ; mais il le devient pour celui qui a besoin d'un tel remède. Et comme
c'est l'ensemble des hommes qui, le plus souvent, a besoin d'un tel remède, parce
qu'"à maintes reprises nous commettons des écarts, tous sans exception",
selon saint Jacques (3, 2) et parce que "la chair convoite contre l'esprit",
selon saint Paul (Ga 5, 17), il était bon que l'Église instituât des jeûnes à
observer communément par tous. Ce faisant, elle n'a pas placé sous le précepte
ce qui appartient simplement au surérogatoire, mais elle a déterminé dans le
particulier ce qui était nécessaire en général.
2. Les préceptes qui sont proposés par mode de décret général
n'obligent pas tout le monde de la même façon, mais selon ce qui est requis
pour la fin que se propose le législateur. Si quelqu'un, en transgressant le
décret, méprise l'autorité qui l'a établi, ou s'il le transgresse de telle
façon que la fin recherchée s'en trouve empêchée, un tel transgresseur pèche
mortellement. Mais si pour une cause raisonnable quelqu'un n'observe pas le
décret, en particulier dans le cas où le législateur, s'il était présent, ne
jugerait pas que le décret doive être observé, une telle transgression ne
constitue pas un péché mortel. Pour cette raison ceux qui n'observent pas les
jeûnes prescrits par l'Église ne pèchent pas tous mortellement.
3. Saint Augustin parle ici de choses "qui ne sont pas
contenues dans les textes de la Sainte Écriture, qui ne se trouvent pas non
plus dans les décrets des conciles épiscopaux, et qui ne sont pas sanctionnées
par la coutume de l’Église universelle". Mais les jeûnes de précepte sont
établis dans les conciles épiscopaux et confirmés par la coutume de l'Église
universelle. Et ils ne sont pas contraires à la liberté du peuple fidèle, mais
bien plutôt utiles pour empêcher la servitude du péché qui s'oppose à la
liberté de l'esprit, à cette liberté dont parle saint Paul (Ga 5, 13) : "Vous,
mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette liberté
ne se tourne pas en prétexte pour la chair."
Objections :
1. Il semble que tous sont tenus aux jeûnes de l'Église. En
effet, les préceptes de l'Église obligent comme les préceptes de Dieu ; il est
dit en saint Luc (10, 16) : "Qui vous écoute, m'écoute." Or tous sont
tenus d'observer les préceptes de Dieu. Donc tous sont tenus semblablement
d'observer les jeûnes institués par l'Église.
2. Ce sont surtout les enfants qui sembleraient devoir être
dispensés du jeûne, à cause de leur âge. Or les enfants ne sont pas dispensés, si
l'on en croit Joël (2, 15) : "Prescrivez un jeûne", écrit-il et un
peu plus loin il ajoute : "Réunissez les petits enfants, ceux qu'on
allaite au sein." Tous les autres sont donc bien plus tenus aux jeûnes.
3. Le spirituel doit être préféré au temporel, et le
nécessaire à ce qui ne l'est pas. Mais les travaux manuels sont ordonnés à un
profit temporel ; et un voyage, même s'il est ordonné à des choses spirituelles,
n'est pas de l'ordre du nécessaire. Puisque le jeûne est ordonné à l'utilité
spirituelle et tient sa nécessité d'un décret de l’Église, il semble qu'on ne
doive pas s'abstenir des jeûnes d'Église à cause d'un voyage ou de travaux
manuels.
4. On doit davantage agir de sa propre volonté que par
nécessité, selon saint Paul (2 Co 9, 7). Mais les pauvres ont l'habitude de
jeûner par nécessité, à cause du manque de nourriture. Ils doivent donc
beaucoup plus encore jeûner de leur propre volonté.
Cependant :
5. Il semble qu'aucun
juste ne soit tenu de jeûner. En effet, les préceptes de l'Église n'obligent
pas à l'encontre de la doctrine du Christ. Mais le Seigneur a dit en saint Luc
(5, 34) : "Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner pendant que
l'époux est avec eux." Or il est avec tous les justes, puisqu’il habite spirituellement
en eux ; c'est pourquoi il a dit en saint Matthieu (28, 20) : "Et moi, je
suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde." Ainsi donc les
prescriptions de l'Église n'obligent pas les justes à jeûner.
Conclusion :
On l'a dit
précédemment, les prescriptions communes sont proposées selon qu'elles
conviennent à la multitude. C'est pourquoi, en les édictant, le législateur
considère ce qui a lieu communément et dans la plupart des cas. Mais si, pour
un motif spécial on trouve chez quelqu'un un empêchement à l'observance de la
loi, l'intention du législateur n'est pas de l'y obliger.
Cependant une
distinction est à faire. Si l'empêchement est évident, on peut licitement par
soi-même se dispenser d'observer la prescription, surtout dans le cas où une
coutume intervient, ou bien si l'on ne peut pas facilement recourir au
supérieur. Mais si l'empêchement est douteux, on doit recourir au supérieur qui
a pouvoir de dispenser en de tels cas. Telle est la conduite à tenir dans les
jeûnes institués par l'Église : tous y sont communément obligés, à moins que ne
se présente quelque empêchement particulier.
Solutions :
1. Les préceptes de Dieu sont des commandements de droit
naturel, qui sont en eux-mêmes nécessaires au salut. Mais les prescriptions de l'Église
concernent des choses qui, par soi, ne sont pas nécessaires au salut, mais ne
le sont que par l'institution de l'Église. C'est pourquoi il peut y avoir des
empêchements à cause desquels on n'est pas tenu d'observer les jeûnes
ecclésiastiques.
2. Chez les enfants se trouve un motif tout à fait évident de
ne pas jeûner, à cause de la faiblesse de leur nature qui fait qu'ils ont
besoin d'une nourriture fréquente et qui ne soit pas prise trop abondamment à
la fois, et aussi à cause du besoin qu'ils ont de beaucoup de nourriture, nécessaire
à la croissance que procure le surplus des aliments. C'est pourquoi, aussi
longtemps qu'ils se trouvent dans la période de la croissance, qui se poursuit
chez la plupart jusqu'à la vingt et unième année révolue, ils ne sont pas tenus
à observer les jeûnes d'Église. Il convient cependant que, même pendant cette
période, ils s'exercent à jeûner plus ou moins à la mesure de leur âge.
Parfois cependant,
sous la menace d'une grande calamité et en signe d'une pénitence plus sévère, les
jeûnes sont prescrits même aux enfants. C'est ainsi que dans le livre de Jonas
(3, 7), on les prescrit même pour le bétail : "Hommes et bêtes, gros et
petit bétail ne goûteront rien, ne mangeront pas et ne boiront pas d'eau."
3. En ce qui concerne les voyageurs et les travailleurs
manuels, il semble qu'il faille distinguer. Si le voyage et le travail peuvent
être aisément différés ou diminués sans détriment pour le bien du corps et la
situation extérieure que requiert la conservation de la vie corporelle et
spirituelle, alors les jeûnes d'Église ne doivent pas être supprimés. Mais s'il
y a nécessité de partir immédiatement pour un voyage et d'accomplir de grandes
étapes, ou de travailler beaucoup pour les besoins du corps ou pour ceux de
l'esprit, et qu'en même temps les jeûnes d'Église ne puissent être observés, on
n'est pas obligé de jeûner ; il ne semble pas en effet que l'intention de
l’Église, en instituant des jeûnes, ait été d'empêcher d'autres oeuvres bonnes
et plus nécessaires. Il semble pourtant, en pareil cas, qu'il faille recourir à
la dispense du supérieur, à moins que peut-être existe la coutume de procéder
ainsi ; car du silence même de l'autorité on peut déduire qu'elle y consent.
4. Les pauvres qui ont assez de ressources pour faire un seul
repas suffisant ne sont pas dispensés des jeûnes d’Église en raison de leur
pauvreté. En semblent excusés cependant ceux qui, en mendiant, reçoivent
morceau par morceau et ne peuvent obtenir en une fois une réfection suffisante.
5. Cette parole du Seigneur peut être interprétée de trois
manières :
l° Selon
Chrysostome, les disciples qui sont appelés "compagnons de l'époux étaient
encore trop faiblement disposés" ; aussi les compare-t-on à un "Vieux
vêtement". C'est pourquoi, tant que le Christ était corporellement présent,
il valait mieux les encourager par une certaine douceur que les exercer par les
austérités du jeûne. De ce point de vue il convient mieux de dispenser du jeûne
les imparfaits et les novices que les anciens et les parfaits, comme le montre
la Glose sur ce verset du Psaume (131, 2) : "Comme l'enfant sevré près de
sa mère."
2° Selon saint Jérôme,
le Seigneur parle ici du jeûne de l'ancienne observance. Le Seigneur veut donc
signifier par là que les Apôtres ne devaient plus être tenus aux anciennes
observances, eux sur qui devait se répandre la nouveauté de la grâce.
3° Selon saint Augustin,
il y a lieu de distinguer un double jeûne : un jeûne qui appartient à "l'humanité
de la détresse". Celui-là ne convient pas aux parfaits, qui sont appelés
"compagnons de l'époux" ; c'est pourquoi saint Luc dit (5, 34) :
"Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner", et saint Matthieu :
"Les compagnons de l'époux ne peuvent mener le deuil." Et un autre
jeûne est celui qui appartient à la "joie de l'esprit fixé sur les biens
spirituels". Un tel jeûne convient aux parfaits.
Objections :
1. Il semble que les époques où l’Église prescrit le jeûne
soient mal choisies. Nous lisons en effet dans saint Matthieu (4, 2) que le
Christ a commencé le jeûne aussitôt après son baptême.
Or nous devons
imiter le Christ, saint Paul le rappelle (1 Co 4, 16) : "Soyez mes
imitateurs comme je le suis du Christ." Nous devons donc accomplir le
jeûne aussitôt après l'Épiphanie, fête où l'on célèbre le baptême du Christ.
2. Les cérémonies rituelles de la loi ancienne ne doivent pas
être observées dans la loi nouvelle. Or les jeûnes observés en certains mois
déterminés appartiennent aux cérémonies de la loi ancienne, comme on peut le
voir en Zacharie (8, 19) : "Le jeûne du quatrième mois, le jeûne du
cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du dixième deviendront pour la
maison de Juda allégresse, joie, gais jours de fête." Ainsi donc les
jeûnes appelés jeûnes des Quatre-Temps, prévus à certains mois, ne devraient
pas être observés dans l'Église.
3. Selon saint Augustin, de même qu'il y a un jeûne "d'affliction",
de même il y a un jeûne "d'exultation". Or c'est surtout la
résurrection du Christ qui apporte aux fidèles l'exultation spirituelle. C'est
donc pendant la cinquantaine pascale, que l'Église solennise à cause de la
résurrection du Seigneur, et les dimanches, jours où l'on en fait mémoire, que
des jeûnes doivent être prescrits.
Cependant :
Il y a la coutume commune de l'Église.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, le jeûne a un double but : la destruction de la faute, et
l'élévation de l'esprit vers les réalités d'en haut. C'est pourquoi des jeûnes
durent être spécialement prescrits aux moments où il fallait que les hommes se
purifient du péché, et que l'esprit des fidèles s'élève vers Dieu par la
dévotion. Certes, cela est principalement indiqué avant la solennité pascale.
C'est à ce moment que les fautes sont remises par le baptême qui se célèbre
solennellement dans la vigile pascale, quand on fait mémoire de la sépulture du
Seigneur. Car, dit saint Paul, "par le baptême nous avons été ensevelis
avec le Christ dans la mort" (Rm 6, 4). Il faut surtout, dans la fête de
Pâques, que l'esprit de l'homme soit élevé par la dévotion vers la gloire de
l'éternité, que le Christ a inaugurée a sa résurrection. C'est pourquoi
l'Église a décidé qu'il fallait jeûner immédiatement avant la solennité pascale,
et pour la même raison à la vigile des fêtes principales, afin de nous préparer
à les célébrer dévotement.
Pareillement, c'est
une coutume de l'Église de conférer les saints ordres quatre fois par an. Pour
le symboliser, le Seigneur rassasia de sept pains quatre milliers d'hommes, par
quoi est signifiée "l'année du Nouveau Testament", dit saint Jérôme.
A la réception de ces saints ordres il faut que se préparent par le jeûne ceux
qui ordonnent, ceux qui vont être ordonnés, et aussi tout le peuple pour
l'utilité duquel ils sont ordonnés. C'est pourquoi on lit dans saint Luc (6, 12)
que le Seigneur avant de choisir ses disciples, "s'en alla dans la
montagne pour prier" ; sur quoi saint Ambroise déclare : "Que
convient-il que tu fasses, lorsque tu veux entreprendre quelque pieux ministère
? Le Christ, sur le point d'envoyer ses Apôtres, commença par prier."
Quant au nombre
des jours du jeûne quadragésimal, saint Grégoire en donne trois raisons : la
première, "c'est que le décalogue reçoit son accomplissement des quatre
évangiles ; mais dix multiplié par quatre égale quarante". Ou bien, c'est
parce que "nous subsistons par quatre éléments dans ce corps mortel par la
volonté duquel nous nous opposons aux commandements du Seigneur reçus dans le
décalogue. Il est donc juste que nous affligions cette même chair pendant
quatre fois dix jours". - Ou bien, c'est parce que "nous nous
efforçons d'offrir ainsi à Dieu la dîme des jours. En effet, puisque l'année
comprend trois cent soixante cinq jours, nous nous affligeons pendant
trente-six jours", qui sont les jours de jeûne des six semaines de carême,
donnant ainsi à Dieu la dîme de notre année. - Saint Augustin ajoute une
quatrième raison. Le Créateur est trinité, Père, Fils et Esprit Saint. Par
ailleurs le nombre trois convient à la créature spirituelle : nous devons en
effet aimer Dieu "de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout
notre esprit". Et le nombre quatre convient à la créature visible : à
cause du chaud et du froid, de l'humide et du sec. Ainsi donc le nombre dix
signifie tout ce qui existe. Si on le multiplie par quatre, qui convient au
corps chargé de l'exécution, on obtient quarante.
Les jeûnes des
Quatre-Temps durent chacun trois jours, soit à cause du nombre des mois se
rapportant à chacun de ces temps, soit à cause du nombre des saints ordres qui
se confèrent en ces temps.
Solutions :
1. Le Christ n'a pas eu besoin du baptême pour lui-même, mais
pour nous recommander le baptême. C'est pourquoi il ne convenait pas qu'il
jeûnât avant son baptême, mais après, pour nous inviter à jeûner avant notre
baptême.
2. L'Église n'observe les jeûnes des Quatre-Temps ni tout à
fait dans les mêmes temps que les Juifs, ni non plus pour les mêmes raisons.
En
effet les Juifs jeûnaient en juillet, qui est le quatrième mois après avril, qu'ils
considèrent comme le premier mois de l'année. C'est alors que Moïse, descendant
du mont Sinaï, brisa les tables de la Loi (Ex 32, 19), et que, selon Jérémie
(52, 6), les remparts de la Cité furent forcés pour la première fois. Au
cinquième mois, qui chez nous est le mois d'août, lorsque, à cause des explorateurs
de la Terre promise, une sédition s'était élevée dans le peuple, ils reçurent
l'ordre de ne pas gravir la montagne (Nb 14, 42) ; c'est en ce mois que le
temple de Jérusalem fut incendié par Nabuchodonosor (Jr 52, 12), et ensuite par
Titus. Au septième mois, qui est le mois d'octobre, Godolias fut mis à mort, et
les restes d'Israël dispersés (Jr 41, 1-10). Au dixième mois, qui chez nous est
le mois de Janvier, le peuple, qui se trouvait en captivité avec Ézéchiel, apprit
que le Temple avait été renversé (Ez 33, 21).
3. Le "jeûne d'exultation" procède d'une inspiration
de l'Esprit Saint, qui est l'Esprit de liberté. Pour cette raison ce jeûne ne
doit pas tomber sous le précepte. Les jeûnes qui sont institués par un précepte
de l'Église sont donc plutôt des "jeûnes d'affliction" qui ne
conviennent pas aux jours de joie. C'est pourquoi il n'y a pas de jeûne
institué par l'Église pour toute la durée du temps pascal, ni non plus pour les
dimanches. Si quelqu'un jeûnait ces jours-là contre la coutume du peuple
chrétien, qui, dit saint Augustin : "doit être tenue pour loi", ou
encore en commettant une erreur, à la manière des manichéens qui jeûnent en
estimant qu'un tel jeûne est nécessaire, celui-là ne serait pas exempt de péché,
quoique le jeûne, considéré en lui-même, soit louable en tout temps, comme
l'écrit saint Jérôme : "Plût au ciel que nous puissions jeûner en tout
temps."
Objections :
1. Non, semble-t-il. On a dit en effet que le jeûne était un
acte de la vertu d'abstinence, qui n'est pas moins concernée par la juste
quantité dans la nourriture que par le nombre de repas. Or la quantité de
nourriture n'est pas fixée pour ceux qui jeûnent. Le nombre de repas ne doit
pas l'être non plus.
2. On se nourrit de boisson aussi bien que d'aliments. C'est
pourquoi la boisson rompt le jeûne ; ainsi, on ne peut recevoir l'Eucharistie
après avoir bu. Or il n'est pas interdit de boire plusieurs fois les jours de
jeûne, à différentes heures de la journée. Il ne doit donc pas être interdit
non plus de manger plusieurs fois quand on jeûne.
3. Certains remèdes, comme les électuaires, sont des aliments.
Beaucoup de personnes en prennent cependant les jours de jeûne après leur
repas. Le repas unique n'est donc pas essentiel au jeûne.
Cependant :
C’est la coutume
générale du peuple chrétien.
Conclusion :
Le jeûne est
institué par l'Église pour réprimer la convoitise, de façon cependant à
respecter la nature. L'unique repas semble suffire pour atteindre ce but :
l'homme peut à la fois contenter la nature, et réduire la convoitise en
diminuant la fréquence des repas. C'est pourquoi, dans sa modération, l'Église
a décidé que ceux qui jeûnent mangeraient une seule fois par jour.
Solutions :
1. La quantité de nourriture ne pouvait être fixée de façon
uniforme pour tous, car les tempéraments sont différents, et il peut se faire
que l'un ait besoin de plus de nourriture qu'un autre. Mais dans la plupart des
cas tous peuvent satisfaire aux besoins de la nature par un unique repas.
2. Il y a deux sortes de jeûne - le jeûne naturel, qui est
exigé pour la réception de l'eucharistie et qui est rompu par l'absorption de
toute boisson même l'eau, après quoi on ne peut recevoir l'eucharistie ; et le
jeûne d'Église, qui est le jeûne de "celui qui jeûne", et qui est
rompu seulement par ce que l’Église avait l'intention d'interdire en instituant
le jeûne. Or l'Église n'a pas voulu interdire l'usage de la boisson, qui est
prise pour désaltérer le corps et pour aider à la digestion des aliments plutôt
que pour se nourrir, encore qu'elle nourrisse aussi d'une certaine façon. -
Mais si l'on use de boisson de façon immodérée, on peut pécher et perdre le
mérite du jeûne ; de même si l'on mange de façon immodérée dans un seul repas.
3. Ces médicaments, même s'ils nourrissent d'une certaine
façon, ne sont pas pris principalement pour se nourrir, mais pour faciliter la
digestion. Ils ne rompent donc pas le jeûne, pas plus que l'absorption des
autres remèdes, à moins qu'on ne les prenne en grande quantité comme un moyen
détourné de se nourrir.
Objections :
1. Avoir fixé le repas à la neuvième heure, pour ceux qui
jeûnent, ne semble pas justifié. En effet, le statut du Nouveau Testament est
plus parfait que celui de l'Ancien. Or dans celui-ci on jeûnait jusqu'au soir.
Car il est écrit dans le Lévitique (23, 32) : "C'est le sabbat - en
jeûnant vous affligerez vos âmes", et aussitôt après : "Depuis ce
soir jusqu'au soir suivant, vous observerez le repos sabbatique." Donc, bien
davantage encore le jeûne doit, dans le Nouveau Testament, être prescrit
jusqu'au soir.
2. Le jeûne institué par l’Église est imposé à tous. Or tous
ne peuvent pas de façon précise savoir quelle est la neuvième heure. Il semble
donc que la fixation de l'heure ne devrait pas tomber sous le précepte du
jeûne.
3. Le jeûne est un acte de la vertu d'abstinence, on l'a dit
plus haut. Mais la vertu morale ne détermine pas le milieu de la même manière
pour tous, car, selon Aristote : "ce qui est beaucoup pour l'un sera peu
pour un autre". On ne doit donc pas fixer la neuvième heure à ceux qui
jeûnent.
Cependant :
Le concile de
Chalcédoine déclare que "pendant le carême, on ne doit aucunement
considérer que l'on jeûne si l'on mange avant la célébration de l'office de
vêpres" qui, pendant le temps du Carême, se dit après none. On doit donc
jeûner jusqu'à none.
Conclusion :
Nous l'avons dit
le jeûne est ordonné à l'expiation et à la prévention de la faute. Il faut donc
ajouter quelque chose à l'usage commun, sans pour autant accabler par trop la
nature. Or c'est une coutume judicieuse et commune pour les hommes de prendre
leur repas aux environs de la sixième heure : la digestion semble bien complète,
la chaleur naturelle s'est concentrée à l'intérieur en raison du froid de la
nuit, le liquide nourricier s'est répandu par tous les membres, aidé en cela
par la chaleur du jour jusqu'à la montée du soleil à son zénith ; c'est alors
aussi que l'organisme a surtout besoin d'être aidé contre la chaleur extérieure
de l'air, pour éviter que les humeurs intérieures se dessèchent. C'est pourquoi,
afin qu'en jeûnant on éprouve quelque désagrément en expiation de ses fautes, il
est convenable de fixer l'heure du repas à la neuvième heure.
Cette heure
convient aussi au mystère de la passion du Christ, qui s'est accomplie à la
neuvième heure, quand, "inclinant la tête, il rendit l'esprit". En
effet ceux qui jeûnent en affligeant leur chair se conforment à la passion du
Christ. Comme l'écrit saint Paul (Ga 5, 24) : "Ceux qui appartiennent au
Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises."
Solutions :
1. Le statut de l'Ancien Testament est comparé à la nuit et
celui du Nouveau Testament au jour, selon saint Paul (Rm 13, 12) : "La
nuit est avancée ; le jour est tout proche." C'est pourquoi dans l'Ancien
Testament on jeûnait jusqu'à la nuit, mais non dans le Nouveau Testament.
2. Cette heure déterminée ne se calcule pas selon un examen
précis mais selon une approximation : il suffit en effet qu'elle soit aux
environs de la neuvième heure. Et cela, tout le monde peut facilement s'en
rendre compte.
3. Une légère différence en plus ou en moins ne saurait faire
grand mal. En effet l'intervalle n'est pas bien grand entre la sixième heure, où
généralement les hommes prennent leur repas, et la neuvième heure, prescrite
pour ceux qui jeûnent. Une telle fixation de temps ne peut donc nuire vraiment,
quelle que soit la situation où l'on se trouve. Mais si, à cause de la maladie
ou de l'âge ou pour quelque autre cause, un grave dommage devait en résulter, il
faudrait alors dispenser du jeûne, ou avancer quelque peu l'heure du repas.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on ait raison d'interdire à ceux qui
jeûnent de manger de la viande, des oeufs et du laitage. En effet, on a dit
plus haut que le jeûne a été institué pour réprimer les convoitises de la
chair. Or l'usage du vin excite davantage à la luxure que l'usage de la viande,
d'après les Proverbes (20, 1) : "La luxure est dans le vin !", et
chez saint Paul (Ep 5, 18) : "Ne vous enivrez pas de vin : on n'y trouve
que libertinage." Puisque le vin n'est pas interdit à ceux qui jeûnent, il
semble donc que l'usage de la viande ne devrait pas être interdit non plus.
2. Certains poissons procurent autant de plaisir au goût que
certaines viandes. Or la convoitise est un "appétit du délectable".
C'est pourquoi, de même que l'usage du poisson n'est pas interdit dans le jeûne,
qui est institué pour refréner la convoitise, de même l'usage de la viande ne
doit pas être interdit non plus.
3. A certains jours de jeûne, certains mangent des oeufs et du
fromage. On peut donc également en user pendant le jeûne de carême.
Cependant :
Il y a la coutume générale des fidèles.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, le jeûne a été institué par l'Église pour réprimer les convoitises
de la chair. Mais celles-ci portent sur les choses délectables du toucher qui
se trouvent dans l'alimentation et dans les rapports sexuels. C'est pourquoi
l'Église a interdit les nourritures dont la consommation procure le plus grand
plaisir et celles qui excitent le plus au plaisir sexuel. Or telles sont les
chairs des animaux qui vivent et respirent sur la terre, et les nourritures qui
viennent d'eux, comme les laitages qui proviennent des quadrupèdes, et les
oeufs qui proviennent des oiseaux. En effet, comme ces nourritures sont plus proches
du corps humain, elles le délectent davantage et elles contribuent davantage à
sa réfection. Aussi, quand on s'en nourrit, se produit un plus grand surplus
qui se transforme en la matière de la semence, dont la multiplication est le
plus grand excitant à la luxure. Voilà pourquoi c'est de ces nourritures
surtout que l’Église a prescrit l'abstinence à ceux qui jeûnent.
Solutions :
1. Trois facteurs concourent à l'acte de la génération : la
chaleur, l'élément gazeux et l'élément liquide. A la production de la chaleur
contribue surtout le vin et les autres choses qui réchauffent le corps ; à la
production de l'élément gazeux semble contribuer ce qui provoque un gonflement
; mais à la production de l'élément liquide contribue surtout l'usage de la
viande qui a un grand pouvoir nutritif. Mais la modification de la chaleur et
l'abondance de l'élément gazeux passent rapidement, tandis que la substance de
l'élément liquide demeure longtemps. C'est pourquoi l'on interdit davantage à
ceux qui jeûnent l'usage de la viande que celui du vin, ou celui des légumes, qui
sont des aliments qui gonflent.
2. En instituant le jeûne, l’Église est restée attentive à ce
qui arrive le plus communément. Or la viande est généralement un aliment plus
agréable que le poisson, bien qu'il en soit autrement chez certaines personnes.
C'est pourquoi l'Église a interdit à ceux qui jeûnent de manger de la viande
plutôt que de manger du poisson.
3. Les oeufs et les laitages sont interdits à ceux qui jeûnent,
comme provenant d'animaux à viande : la viande est donc interdite à plus forte
raison. D'autre part, le jeûne de carême est le plus solennel, parce qu'on
l'observe pour imiter le Christ et parce qu'il nous dispose à célébrer
dévotement les mystères de notre rédemption. C'est pourquoi en tout jeûne il
est interdit de manger de la viande ; mais en outre, pour le jeûne de carême, il
est universellement interdit de manger des oeufs et des laitages. En ce qui
concerne l'abstinence des oeufs et des laitages, à l'occasion des autres jeûnes
que celui du carême, il existe des coutumes différentes suivant les pays ; on
doit les observer en se conformant aux moeurs des habitants. C'est pourquoi
saint Jérôme déclare en parlant des jeûnes : "Que chaque province abonde
dans son sens, et regarde les prescriptions de ses chefs comme des lois venues
des Apôtres."
- 1. La
gourmandise est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Est-elle
le plus grand des péchés ? - 4. Ses espèces. - 5. Est-elle un vice capital ? -
6. Ses filles.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car le Seigneur dit en saint Matthieu
(15, 11) : "Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme
impur." Or la gourmandise concerne les nourritures qui entrent dans
l'homme. Puisque tout péché souille l'homme, il semble donc que la gourmandise
ne soit pas un péché.
2. Personne ne pèche en ce qui est inévitable. Or la
gourmandise est un manque de modération en matière de nourriture que l’homme ne
peut éviter. Saint Grégoire dit en effet : "Dans l'action de manger, le plaisir
se mêle tellement à la nécessité qu'on ne sait pas ce qui est demandé par l'une
ou par l'autre." Et saint Augustin : "Seigneur ! Qui donc n'a pas
pris de nourriture en sortant un peu des bornes du nécessaire ?"
3. En toute espèce de péché le premier mouvement est déjà un
péché. Or le premier mouvement qui conduit à prendre de la nourriture n'est pas
un péché, autrement la faim et la soif seraient des péchés.
Cependant :
Saint Grégoire
recommande de "ne pas nous lever pour livrer le combat spirituel sans
avoir auparavant dompté l'ennemi qui se trouve en nous-même, c'est-à-dire
l'appétit de gourmandise". Or l'ennemi intérieur de l'homme, c'est le
péché. La gourmandise est donc un péché.
Conclusion :
La gourmandise ne
qualifie pas n'importe quel désir de manger et de boire, mais le désir
désordonné. Or on dit qu'un désir est désordonné lorsqu'il s'écarte de l'ordre
de la raison, en quoi réside le bien de la vertu morale. Et l'on appelle péché
ce qui s'oppose à la vertu. Il est donc clair que la gourmandise est un péché.
Solutions :
1. Ce qui entre dans l'homme par mode de nourriture, à ne
considérer que sa substance et sa nature, ne souille pas spirituellement
l'homme. Ce sont les Juifs, contre qui parlait le Seigneur, et les manichéens
qui pensaient que certains aliments rendaient impur, non à cause de leur
caractère figuratif, mais à cause de leur nature propre. Cependant la
convoitise désordonnée des aliments souille l'homme spirituellement.
2. Comme on vient de le dire, le vice de gourmandise ne consiste
pas en la substance de la nourriture, mais en la convoitise non réglée par la
raison. C’est pourquoi, lorsqu'on dépasse la quantité normale de nourriture, non
à cause de la convoitise, mais parce que l'on croit que c'est nécessaire, cela
ne relève pas de la gourmandise mais de quelque inexpérience. Ce qui relève de
la gourmandise, c'est uniquement, par convoitise d'une nourriture délectable, de
dépasser sciemment la mesure lorsqu'on mange.
3. Il y a deux espèces d'appétit. L'un est l'appétit naturel, qui
se trouve dans les puissances de l'âme végétative, en lesquelles il ne peut y
avoir de vertu ou de vice, puisqu'elles ne peuvent être soumises à la raison.
Cet appétit se subdivise en facultés de retenir, de digérer et d'évacuer. C'est
à cet appétit qu'appartiennent la faim et la soif - Mais il y a un autre
appétit, l'appétit sensible, et c'est dans la convoitise de cet appétit que
consiste le vice de gourmandise. Le premier mouvement de gourmandise implique
donc, dans l'appétit sensible, un dérèglement qui n'est pas exempt de péché.
Objections :
1. Non, semble-t-il. En effet, tout péché mortel est
contraire à un précepte du décalogue, ce qui ne semble pas vrai de la
gourmandise.
2. Tout péché mortel est contraire à la charité, on l'a montré
plus haut. Or la gourmandise ne s'oppose pas à la charité, ni à l'amour de Dieu
ni à l'amour du prochain. La gourmandise n'est donc pas péché mortel.
3. Selon saint Augustin : "Toutes les fois que
quelqu'un, dans le manger et le boire, consomme plus qu'il n'est nécessaire, qu'il
sache que cela est à compter parmi les menus péchés". Or il s'agit là de
gourmandise. La gourmandise est donc placée parmi les menus péchés, c'est-à-dire
parmi les péchés véniels.
Cependant :
4. Saint Grégoire dit : "Lorsque le vice de gourmandise
l'emporte, les hommes perdent tout ce qu'ils ont fait de fort ; et quand le
ventre n'est pas réprimé, toutes les vertus sont écrasées à la fois." Mais
la vertu n'est détruite que par le péché mortel. La gourmandise est donc un
péché mortel.
Conclusion :
Comme on l'a vu, le
vice de gourmandise consiste essentiellement en une convoitise déréglée. Or
l'ordre de la raison, qui règle la convoitise, peut être détruit de deux façons
: d'abord quand aux moyens relatifs à la fin, s'ils ne sont pas proportionnés à
cette fin ; ensuite quant à la fin elle-même, si la convoitise détourne l'homme
de la juste fin. Donc, si le désordre de la convoitise gourmande est
acceptée jusqu'à détourner de la fin ultime, alors la gourmandise sera péché
mortel. Ce qui arrive quand l'homme s'attache au plaisir de la gourmandise au
point de mépriser Dieu, c'est-à-dire s'il est prêt à agir contre ses préceptes
pour obtenir de tels plaisirs. - Mais si, dans le vice de gourmandise, le
désordre de la convoitise ne se rapporte qu'aux moyens, en ce sens qu'on désire
trop les plaisirs de la nourriture, mais sans faire pour cela quelque chose de
contraire à la loi de Dieu, alors la gourmandise est péché véniel.
Solutions :
1. Le vice de gourmandise est péché mortel en tant qu'il
détourne de la fin ultime ; il s'oppose ainsi indirectement au précepte de
sanctifier le jour du Seigneur, qui nous prescrit le repos dans la fin ultime.
En effet, tous les péchés mortels ne sont pas directement contraires aux
préceptes du décalogue, mais seulement ceux qui renferment une injustice, car
les préceptes du décalogue concernent spécialement la justice et les vertus qui
en font partie, nous l'avons vu.
2. En tant qu'elle détourne de la fin ultime, la gourmandise
est contraire à l'amour de Dieu qui, étant notre fin ultime, doit être aimé
par-dessus tout. C'est par là seulement que la gourmandise est péché mortel.
3. Ces paroles de saint Augustin doivent s'entendre de la
gourmandise selon qu'elle comporte un désordre de la convoitise par rapport aux
seuls moyens.
4. La gourmandise détruit les vertus non pas tant par
elle-même que par les vices dont elle est la source. Saint Grégoire dit en
effet : "Tandis que la gloutonnerie tend le ventre, les forces de
l'âme sont anéanties par la luxure."
Objections :
1. Il semble bien. En effet, on juge la grandeur d'un péché à
la grandeur de la peine. Or c'est le péché de gourmandise qui est le plus
gravement puni. Saint Chrysostome dit en effet." C'est la convoitise de la
nourriture qui chassa Adam du paradis ; c'est elle aussi qui amena le déluge au
temps de Noé" ; et on lit dans Ézéchiel (16, 49) : "Voici quel fut le
crime de Sodome, ta soeur : la voracité..." Le péché de gourmandise est
donc le plus grand des péchés.
2. En tout genre, le plus important, c'est la cause. Or la
gourmandise apparaît comme la cause d'autres péchés. Car sur ce passage du
Psaume (136, 10) : "Il frappa l'Égypte dans ses premiers-nés", la
Glose dit : "La luxure, la concupiscence, l'orgueil sont engendrés par le
ventre." La gourmandise est donc le plus grand des péchés.
3. Après Dieu, c'est lui-même que l'homme doit aimer le plus, on
l'a vu. Or c'est à lui-même que l'homme cause du dommage par le vice de
gourmandise, selon l'Ecclésiastique (37, 31) : "Beaucoup sont morts pour
avoir trop mangé." La gourmandise est donc le plus grand des péchés, au
moins en dehors des péchés commis contre Dieu.
Cependant :
Les vices de la
chair, parmi lesquels on compte la gourmandise, sont peu coupables, selon saint
Grégoire.
Conclusion :
On peut considérer
la gravité d'un péché à un triple point de vue :
- l° Au point de
vue de la matière du péché, et c'est le principal. De ce point de vue les
péchés qui se rapportent aux choses divines sont les plus grands. C'est
pourquoi le vice de gourmandise n'est pas le plus grand, car il a pour matière
ce qui concerne la réfection du corps.
- 2° Au point de
vue de celui qui pèche. De ce point de vue le péché de gourmandise est plutôt
diminué qu'aggravé, tant à cause de la nécessité de se nourrir qu'à cause de la
difficulté de discerner et de mesurer ce qui convient en ce domaine.
- 3° Au point de
vue des conséquences. De ce point de vue, le vice de gourmandise a une certaine
importance, en raison des différents péchés dont il fournit l'occasion.
Solutions :
1. Ces peines se réfèrent aux vices qui sont les conséquences
de la gourmandise ou à sa racine, plus qu'à la gourmandise elle-même. En effet,
le premier homme fut expulsé du paradis à cause de l'orgueil qui le conduisit à
un acte de gourmandise. Quant au déluge et au châtiment des habitants de Sodome,
ils furent provoqués par des péchés de luxure qui avaient précédé, et dont la
gourmandise avait fourni l'occasion.
2. L'objection se réfère à des péchés qui sont nés de la
gourmandise. Or la cause ne l'emporte sur l'effet que dans les cas de causalité
directe. La gourmandise n'est pas cause directe de ces vices, mais pour ainsi
dire cause accidentelle et occasionnelle.
3. Le gourmand n'a pas l'intention de nuire à son corps, mais
de prendre son plaisir dans la nourriture. Si un dommage en résulte pour le
corps, c'est par accident. Il s'ensuit que cela n'appartient pas directement à
la gravité de la gourmandise. La faute de celle-ci est néanmoins aggravée si
l'on encourt un dommage corporel à cause d'une absorption immodérée de
nourriture.
Objections :
1. Il semble que les espèces de la gourmandise ne soient pas
judicieusement distinguées par saint Grégoire, qui dit : "Le vice de
gourmandise nous tente de cinq manières : parfois il nous fait devancer l'heure
où le besoin se fait sentir, parfois rechercher des aliments exquis, parfois
désirer une nourriture préparée avec trop de recherche, parfois dépasser la
mesure dans la quantité même, parfois pécher par la violence même d'un désir
intense." Ce que saint Grégoire résume ainsi : "Prématurément, exquisément,
excessivement, avidement, passionnément." Les formes de gourmandise que
l'on vient de dire se diversifient selon les circonstances. Or les
circonstances, puisqu'elles sont des accidents de l'action, ne donnent pas lieu
à des espèces différentes. Les espèces de gourmandise ne sont donc pas
diversifiées ainsi.
2. Le temps constitue une certaine circonstance, de même que
le lieu. Si l'on conçoit donc une espèce de gourmandise en considération du
temps, il faudrait faire de même en considération du lieu et des autres
circonstances.
3. De même que la tempérance considère les circonstances
requises, de même les autres vertus morales. Or dans les vices qui s'opposent
aux autres vertus morales on ne distingue pas d'espèces selon les différentes
circonstances. On ne devrait pas le faire non plus dans la gourmandise.
Cependant :
Il y a le texte allégué de saint Grégoire.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la gourmandise comporte une convoitise désordonnée de la nourriture. Mais
dans l'action de manger on peut considérer deux choses : la nourriture même que
l'on mange, et la manducation. Le désordre de la convoitise peut donc
s'entendre de deux manières. D'une première manière, quant à la nourriture même
que l'on prend. Ainsi, quant à la substance ou l'espèce de nourriture, il
arrive que l'on recherche des aliments "exquis", c'est-à-dire coûteux
; quant à la qualité, il arrive que l'on recherche des aliments préparés "avec
trop de recherche" ; et quant à la quantité, il arrive que l'on dépasse la
mesure en mangeant "excessivement".
D'une autre
manière le désordre de la convoitise s'entend encore quant à l'absorption même
de la nourriture. Ou bien parce qu'on devance le temps convenable pour manger, ce
qui est manger "prématurément" ; ou bien parce qu'on n'observe pas la
mesure requise en mangeant, ce qui est manger "avidement". - Isidore
réunit en une seule les deux premières circonstances, et dit que le gourmand
commet des excès dans la nourriture selon "la substance, la quantité, la
manière et le temps".
Solutions :
1. La corruption des circonstances diverses donne naissance à
différentes espèces de gourmandise à cause des différents motifs, qui sont
spécificateurs en morale. En effet, chez celui qui recherche une nourriture
exquise, c'est la nature même des aliments qui excite la convoitise ; tandis
que chez celui qui devance le temps, c'est l'impatience d'attendre qui produit
le désordre et ainsi du reste.
2. Dans le lieu et les autres circonstances on ne trouve pas
un motif spécial se rapportant à l'usage de la nourriture, et susceptible de
produire une autre espèce de gourmandise.
3. Dans tous les autres vices où les diverses circonstances
impliquent des motifs différents, on doit admettre qu'il y a différentes espèces
de vices selon les différentes circonstances. Mais cela ne se présente pas dans
tous les cas, nous l'avons dit en parlant du péché.
Objections :
1. Il semble que non, car on appelle vices capitaux ceux qui,
en qualité de cause finale, donnent naissance à d'autres vices. Or la
nourriture, qui est la matière de la gourmandise, n'est pas une fin ; elle
n'est pas recherchée en vue d'elle-même, mais en vue de la réfection
corporelle.
2. Un vice capital semble avoir quelque primauté dans la
raison de péché. Or ce n'est pas le cas de la gourmandise qui semble être par
son genre le plus petit des péchés, comme étant plus proche de ce qui est
naturel. Elle ne semble donc pas être un vice capital.
3. Il y a péché quand on s'écarte du bien honnête pour obtenir
quelque chose d'utile à la vie présente, ou d'agréable aux sens. Mais en ce qui
concerne les biens utiles, il n'y a qu'un seul vice capital : l'avarice. Il
semble donc qu'il n'y ait aussi qu'un seul vice capital en ce qui concerne les
plaisirs. Et c'est la luxure, qui est un vice plus grand que la gourmandise, et
qui a trait à des plaisirs plus grands. Donc la gourmandise n'est pas un vice
capital.
Cependant :
Saint Grégoire
range la gourmandise parmi les vices capitaux.
Conclusion :
On appelle vice
capital, nous l'avons dit, celui qui donne naissance à d'autres vices selon sa
raison de cause finale, c'est-à-dire celui qui présente une fin très désirable,
dont la convoitise conduit les hommes à pécher de multiples façons. Mais une
fin est rendue très désirable par le fait qu'elle comporte une des conditions
du bonheur qui, par sa nature même, est désirable. Or, dit Aristote le plaisir
appartient à la notion de bonheur. C'est pourquoi la gourmandise qui a trait
aux plaisirs du toucher, les principaux de tous, est rangée à bon droit parmi
les vices capitaux.
Solutions :
1. La nourriture elle-même est sans doute ordonnée à autre
chose comme à sa fin. Mais comme cette fin, la conservation de la vie, est
extrêmement désirable, et qu'on ne peut l'obtenir sans nourriture, il en
résulte que la nourriture elle-même est extrêmement désirable. C'est à elle
qu'est ordonné presque tout le labeur de la vie humaine, comme le montre cette
parole de l'Ecclésiaste (6, 7) : "Toute la peine que prend l'homme est
pour sa bouche." - Il semble cependant que la gourmandise se rapporte
davantage aux plaisirs procurés par la nourriture qu'à la nourriture elle-même.
Ce qui fait dire à saint Augustin : "Certains, méprisant la santé du corps,
préfèrent manger - en quoi se trouve le plaisir - à être rassasiés... alors que
le but de tous ces plaisirs est de ne pas avoir faim ni soif."
2. La fin du péché se prend du bien vers lequel il se tourne,
mais
la gravité du péché se prend du bien dont il se détourne. C'est pourquoi un
vice capital que procure une fin très désirable peut ne pas avoir une grande
gravité.
3. Le délectable est désirable en lui-même. C'est pourquoi, en
fonction de sa diversité, il donne lieu à deux vices capitaux, la gourmandise
et la luxure. L'utile, au contraire, n'est pas désirable en lui-même, mais à
titre de moyen. En toutes les réalités utiles il semble donc n'y avoir qu'une
seule raison pour qu’elles nous soient désirables. Elles ne donnent lieu, pour
cette raison, qu'à un seul vice capital.
Objections :
1. Il ne semble pas cohérent d'assigner cinq filles à la
gourmandise, à savoir : "la joie inepte, la bouffonnerie, la malpropreté, le
verbiage et l'hébétude de l'esprit". En effet, la joie inepte suit tout
péché, disent les Proverbes (2, 14) : "Ils trouvent leur joie à faire le
mal, se complaisent dans la perversité." De même on trouve l'hébétude de
l'esprit en tout péché selon les Proverbes (14, 22) : "N'est-ce pas
s'égarer que de machiner le mal ?" Les filles de la gourmandise ne sont
donc pas bien énumérées.
2. La malpropreté qui suit la gourmandise consiste surtout à
vomir, selon Isaïe (28, 8) : "Toutes les tables sont pleines de
vomissements abjects." Or cela ne semble pas être un péché, mais plutôt
une peine, ou encore quelque chose d'utile qui fait l'objet d'un conseil, d'après
l'Ecclésiastique (31, 25 Vg) : "Si tu as été forcé de trop manger, lève-toi,
va vomir, et tu seras soulagé." La malpropreté ne doit donc pas être
placée parmi les filles de la gourmandise.
3. Isidore fait de la bouffonnerie une fille de la luxure.
Elle ne doit donc pas être placée parmi les filles de la gourmandise.
Cependant :
C’est saint Grégoire
qui assigne ces filles à la gourmandise.
Conclusion :
Nous l'avons dit
la gourmandise consiste proprement dans le plaisir immodéré qu'on prend à
manger et à boire. C’est pourquoi on met au nombre des filles de la gourmandise
les vices qui font suite à ce plaisir immodéré. Ces vices peuvent être vus du
côté de l'âme, ou du côté du corps. Du côté de l'âme, de quatre façons :
1° Quant à la
raison, dont la vivacité est émoussée par l'excès du manger et du boire. Selon
ce point de vue, on fait de "l'hébétude de l'intelligence" une fille
de la gourmandise, car les fumées de la nourriture et de la boisson troublent
la tête. Au contraire, l'abstinence aide à découvrir la sagesse, comme dit
l'Ecclésiaste (2, 3 Vg) : "J'ai décidé dans mon coeur d'arracher ma chair
à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la sagesse."
2° Quant à l'appétit, qui se dérègle de multiples manières par l'excès de
nourriture et de boisson, le gouvernement de la raison étant comme assoupi.
Selon ce point de vue, on parle de "joie inepte", car toutes les
autres passions désordonnées conduisent, selon Aristote, à la joie et à la
tristesse. Comme il est dit dans le 3ème livre d'Esdras, "le
vin transforme tout l'esprit en sécurité et en joie".
3° Quant à la parole proférée dans le désordre. Et ainsi on a "le
verbiage" car, selon saint Grégoire "si un bavardage effréné
n'emportait pas ceux qui s'adonnent à la gourmandise, ce riche, que l'on dit
festoyer splendidement chaque jour, n'aurait pas la langue si douloureusement
dévorée par le feu".
4° Quant aux actes désordonnés. Et l'on parle alors de "bouffonnerie",
c'est-à-dire d'une certaine exubérance de mouvements provenant d'un défaut de
la raison qui, ne pouvant maîtriser les paroles, ne peut pas non plus maîtriser
les gestes extérieurs. A propos de ces mots de saint Paul (Ep 5, 4) : "De
même pour les mépris et les facéties", la Glose ajoute : "Il s'agit
là de bouffonnerie, c'est-à-dire d'une exubérance qui provoque le rire." -
Néanmoins on pourrait rattacher l'une et l'autre aux paroles en lesquelles il
arrive de pécher soit par abondance, ce qui est le "verbiage", soit
par défaut de retenue, ce qui est la "bouffonnerie".
5° Du côté du corps, on parle de "malpropreté".
Ce qui peut se rapporter soit à l'émission désordonnée d'un quelconque surplus,
soit plus précisément à l'émission de la semence. C'est pourquoi à propos de
ces paroles de saint Paul (Ep 5, 3) : "Quant à la fornication et à la
malpropreté sous toutes ses formes, etc.", la Glose ajoute :"...
c'est-à-dire l'incontinence qui appartient de quelque façon au désir charnel."
Solutions :
1. La joie qui concerne l'acte du péché ou sa fin accompagne
tout péché, surtout le péché d'habitude. Mais la joie vague et mal définie, qui
reçoit ici l'épithète d'"inepte", provient principalement de
l'absorption immodérée de la nourriture et de la boisson. De même l'hébétude du
sens, qui empêche de choisir, se retrouve communément en tout péché. Mais
l'hébétude du sens concernant les choses de l'intelligence procède surtout de
la gourmandise pour la raison qu'on vient de dire.
2. Quoiqu'il soit utile de vomir quand on a trop mangé, c'est
pourtant une faute que de s'y obliger par la démesure dans le manger et le
boire. - On peut cependant sans faute provoquer le vomissement sur le conseil
du médecin comme remède à une indisposition.
3. La bouffonnerie ou inconvenance dans les paroles ou les
gestes provient de l'acte de gourmandise ; elle n'est pas causée par l'acte de
luxure mais par son désir. Elle peut donc se rattacher à l'un ou à l'autre
vice.
Nous devons maintenant étudier la sobriété (Question 149), puis le vice
opposé, l'ivrognerie (Question 150).
- 1. Quelle est sa matière ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3.
L'usage du vin est-il permis - 4. A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire
?
Objections :
1. Il ne semble pas que ce soit la boisson, car saint Paul
écrit (Rm 12, 3) : "Ne vous estimez pas plus qu'il ne faut, mais soyez
sages avec sobriété." La sobriété concerne donc aussi la sagesse, et pas
seulement la boisson.
2. Il est écrit (Sg 8, 7) que la Sagesse de Dieu "enseigne
sobriété et prudence, justice et courage". La sobriété est ici synonyme de
tempérance. Or la tempérance n'a pas seulement comme matière la boisson, mais
aussi la nourriture et la sexualité. La sobriété ne concerne donc pas seulement
la boisson.
3. Le mot "sobriété" semble venir de "mesure".
Or nous devons garder la mesure en tout ce qui nous concerne. Saint Paul dit
(Tt 2, 2) : "Vivons sobrement dans la justice et la piété", et la
Glose ajoute : "Sobrement, en nous-mêmes." Et saint Paul dit encore
(1 Tm 2, 9) : "Que les femmes aient une tenue décente, que leur parure
soit modeste et sobre." Il semble ainsi que la sobriété ne concerne pas
seulement ce qui est intérieur, mais aussi le comportement extérieur. La
matière propre de la sobriété n'est donc pas la boisson.
Cependant :
Selon
l'Ecclésiastique (31, 27), "le vin est la vie pour l'homme, quand on en
boit avec sobriété".
Conclusion :
Les vertus qui
tirent leur nom d'une condition générale de la vertu revendiquent spécialement
pour elles la matière où il est le plus difficile et le plus parfait de remplir
cette condition. C'est ainsi que la force concerne les périls de mort, et la
tempérance les plaisirs du toucher. Or le nom de sobriété se prend de la mesure
: on dit en effet que quelqu'un est sobre (sobrius) comme observant la bria
(mesure à vin). C'est pourquoi la sobriété s'attribue spécialement la matière
où il est spécialement louable d'observer la mesure. Or c'est le cas des
boissons enivrantes ; leur usage modéré est très bienfaisant, mais le moindre
excès est très nuisible, car il entrave l'usage de la raison, plus encore que
ne fait l'excès de nourriture. Comme dit l'Ecclésiastique (31, 28-30) : "Gaîté
du coeur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure ; amertume de
l'âme, voilà le vin qu'on boit avec excès, par passion et par défi. L'ivresse
excite la fureur de l'insensé pour sa perte." C'est pourquoi la sobriété
concerne spécialement la boisson, non pas n'importe laquelle, mais celle qui, par
ses fumées capiteuses, est capable de troubler l'esprit, comme le vin et tout
ce qui peut enivrer.
Mais si l'on prend
le mot sobriété dans un sens général, il peut être appliqué à n'importe quelle
matière, comme on l'a vu quand on a traité de la force et de la tempérance.
Solutions :
1. De même que le vin enivre physiquement, de même, par
métaphore, dit-on que la considération de la sagesse est une boisson enivrante,
car elle séduit l'âme par le plaisir qu'elle procure, ainsi que le suggère le
Psaume (23, 5) : "Ma coupe enivrante, comme elle est belle." C'est
pourquoi, de façon imagée, on parle de sobriété à propos de la contemplation de
la sagesse.
2. Tout ce qui relève proprement de la tempérance est
nécessaire à la vie présente ; c'est l'excès qui en est nuisible. Aussi est-il
nécessaire en tout cela d'observer la mesure, ce qui est le rôle de la
sobriété. C'est en ce sens qu'on donne à la tempérance le nom de sobriété. Mais
un léger excès dans la boisson nuit davantage que dans autre chose. C'est
pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson.
3. Quoique la mesure soit requise en tout, cependant on ne
parle pas, au sens strict, de sobriété en tout, mais seulement là où la mesure
est particulièrement nécessaire.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, l'abstinence vise la nourriture
et la boisson. Mais il n’y a pas de vertu spéciale concernant la nourriture. La
sobriété, qui a pour matière la boisson, n'est donc pas non plus une vertu
spéciale.
2. L'abstinence et la gourmandise concernent les délectations
du toucher, en tant que ce sens est celui des aliments. Or la nourriture et la
boisson concourent à notre alimentation. La vie animale a en effet besoin
d'être nourrie tout ensemble d'humide et de sec. La sobriété, qui concerne la
boisson, n'est donc pas une vertu spéciale.
3. En ce qui se rapporte à la nutrition, on distingue la
nourriture de la boisson ; de même on distingue différents genres de
nourritures et de boissons. Donc, si la sobriété était par elle-même une vertu
spéciale, il semble qu'il faudrait alors une vertu spéciale pour toute
différence de boisson ou de nourriture, ce qui ne s'impose pas. La sobriété ne
semble donc pas être une vertu spéciale.
Cependant :
Macrobe fait de la
sobriété une partie spéciale de la tempérance.
Conclusion :
Comme on l'a vu
plus haut, il appartient à la vertu morale de sauvegarder le bien de la raison
contre ce qui pourrait l'empêcher. Et c'est pourquoi, dès que l'on rencontre un
empêchement spécial pour la raison, il faut nécessairement une vertu spéciale
pour l'écarter. Or les boissons enivrantes ont un titre spécial à empêcher
l'usage de la raison, en tant qu'elles troublent le cerveau par leurs fumées.
C'est pourquoi, afin d'écarter cet obstacle à la raison, une vertu spéciale est
requise, qui est la sobriété.
Solutions :
1. La nourriture et la boisson ont ceci de commun qu'elles
peuvent empêcher le bien de la raison en étouffant celle-ci par l'excès du
plaisir. De ce point de vue, c'est l'abstinence qui concerne aussi bien la
nourriture que la boisson. Mais les boissons enivrantes créent un empêchement
spécial, on vient de le dire. C'est pourquoi une vertu spéciale est requise.
2. La vertu d'abstinence n'a pas trait aux aliments et aux
boissons en tant qu'ils sont nourrissants, mais en tant qu'ils font obstacle à
la raison. Le caractère spécial de la vertu ne doit donc pas se prendre du
point de vue de la nutrition.
3. Toutes les boissons enivrantes ont une seule et même façon
d'entraver l'usage de la raison. La diversité des boissons n'a donc qu'un
rapport accidentel à la vertu et ne peut, en raison de cette diversité, requérir
des vertus différentes. Il en est de même de la diversité des aliments.
Objections :
1. Il semble qu'il soit absolument illicite. Car on ne peut, sans
la sagesse, être sur le chemin du salut. Il est écrit, en effet (Sg 7, 28) :
"Dieu n'aime que celui qui vit avec la Sagesse" ; et un peu plus loin
(9, 18) : "Par la Sagesse les hommes ont été instruits de ce qui te plaît
et ont été sauvés." Or l'usage du vin empêche la sagesse, selon
l'Ecclésiaste (2, 3 Vg) : "J'ai pensé arracher ma chair à l'emprise du vin,
pour que mon âme se porte à la Sagesse." Boire du vin est donc absolument
interdit.
2. Comme le déclare saint Paul (Rm 14, 21) : "Il est bien
de s'abstenir de viande et de vin et de tout ce qui fait buter ou tomber ou
faiblir ton frère." Or, manquer au bien de la vertu est une faute, et
semblablement causer du scandale à ses frères. L'usage du vin est donc
illicite.
3. Saint Jérôme dit : "L'usage du vin avec les viandes
commença après le déluge, mais le Christ est venu à la fin des temps, et ramena
l'extrémité au principe." Au temps de la loi chrétienne, l'usage du vin
semble donc interdit.
Cependant :
Saint Paul écrit à
Timothée (1 Tm 5, 23) : "Cesse de ne boire que de l'eau. Prends un peu de
vin à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises." Et on peut lire
dans l'Ecclésiastique (31, 28) : "Gaîté du coeur et joie de l'âme, voilà
le vin qu'on boit avec mesure."
Conclusion :
Aucune nourriture
et aucune boisson, considérée en elle-même n'est interdite, selon les paroles
du Seigneur (Mt 15, 11) : "Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend
l'homme impur." En soi, boire du vin n'est donc pas illicite. Cela peut
cependant le devenir par accident : parfois à cause de la condition de celui
qui boit, lorsque, par exemple, il est facilement incommodé par le vin, ou
lorsqu'il est obligé, par voeu spécial, à ne pas boire de vin. Parfois, à cause
de la façon de boire, parce qu'il dépasse la mesure en buvant. Et parfois à
cause des autres, qui en sont scandalisés.
Solutions :
1. La sagesse peut se concevoir de deux façons : d'une
première façon, selon l'acception commune, en tant qu'elle suffit au salut.
Pour avoir ainsi la sagesse, il n'est pas requis de s'abstenir tout à fait de
vin, mais de s'abstenir seulement de son usage immodéré. - La sagesse peut se
concevoir aussi selon qu'elle indique un certain degré de perfection. Et ainsi
pour quelques-uns il est requis, s'ils veulent acquérir parfaitement la sagesse,
de s'abstenir totalement de vin, selon la condition des personnes et des lieux.
2. Saint Paul ne dit pas absolument qu'il est bon de s'abstenir
de vin, mais il le conseille dans le cas où il y a danger de scandale.
3. Le Christ nous détourne de certaines choses comme
absolument interdites, et de certaines autres comme s’opposant à la perfection.
C'est ainsi qu'il détourne du vin, comme des richesses, etc., ceux qui visent à
la perfection.
Objections :
1. Il semble qu'elle soit surtout requise chez les gens âgés
et importants. En effet, la vieillesse confère à l'homme une certaine
supériorité. C'est pourquoi le respect et l'honneur sont dus aux vieillards, selon
cette recommandation du Lévitique (19, 32) : "Tu te lèveras devant une
tête chenue, tu honoreras la personne du vieillard." Or saint Paul dit que
la sobriété doit être spécialement recommandée aux vieillards (Tt 2, 2) :
"Que les vieillards soient sobres "La sobriété est donc requise chez
les personnes les plus dignes.
2. L'évêque occupe dans l'Église le plus haut degré de
dignité. C'est à lui que la sobriété est prescrite par saint Paul (1 Tm 3, 2) :
"Il faut que l'évêque soit irréprochable, qu'il n'ait été marié qu'une
fois, qu'il soit sobre, pondéré, etc." La sobriété est donc surtout
requise chez les personnes élevées en dignité.
3. La sobriété implique l'abstinence de vin.
Mais le vin est
interdit aux rois, qui tiennent la place la plus élevée dans les affaires
humaines, et il est permis à ceux qui se trouvent dans un état d'abaissement.
On peut lire en effet dans les Proverbes (31, 4) : "Il ne convient pas aux
rois de boire du vin", et peu après (v. 6) : "Procure des boissons
fortes à qui va périr, du vin au coeur rempli d'amertume." La sobriété est
donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité.
Cependant :
Saint Paul écrit
(1 Tm 3, 11) : "Que les femmes soient dignes, point médisantes, sobres, etc."
et encore (Tt 2, 6) : "Exhorte les jeunes gens à être sobres."
Conclusion :
La vertu a une
double relation : d'une part avec les vices contraires qu'elle exclut et les
convoitises qu'elle réprime ; d'autre part avec la fin à laquelle elle conduit.
Ainsi donc une vertu est davantage requise chez certains pour une double
raison. D'abord, parce qu'ils se portent plus promptement aux convoitises que
la vertu doit réprimer, et aux vices que la vertu doit détruire. De ce point de
vue, la sobriété est surtout demandée aux jeunes gens et aux femmes ; aux
jeunes gens chez qui le désir du délectable a toute sa vigueur, à cause de
l'ardeur de leur âge ; et aux femmes chez qui n'existe pas une force suffisante
pour résister aux convoitises. C'est pourquoi, selon Valère Maxime, chez les
Romains dans l'Antiquité, les femmes ne buvaient pas de vin.
Ensuite la
sobriété est davantage réclamée de ceux pour qui elle est plus nécessaire à
l'accomplissement de leur tâche. En effet, le vin, quand il est pris avec excès,
est ce qui entrave le plus l'usage de la raison. C'est pourquoi la sobriété est
spécialement prescrite aux vieillards, chez qui la raison doit être en pleine
vigueur afin d'instruire les autres ; aux évêques, et à tous les ministres de
l'Église, qui doivent s'appliquer à leur ministère sacré avec un esprit de
dévotion ; et aux rois, qui doivent gouverner leurs sujets avec sagesse.
Solutions :
Cela montre la
réponse à faire aux différentes objections.
- 1. L'ivrognerie
est-elle un péché ? - 2. Est-elle un péché mortel ? - 3. Est-elle le plus grave
des péchés ? - 4. Excuse-t-elle du péché ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car tout péché a un autre péché qui lui
est contraire. Ainsi à la lâcheté s'oppose l'audace, à la pusillanimité la
présomption. Or aucun péché ne s'oppose à l'ivrognerie. Elle n'est donc pas un
péché.
2. Tout péché est volontaire. Or personne ne veut s'enivrer, car
personne ne veut être privé de l'usage de la raison. L'ivrognerie n'est donc
pas un péché.
3. Quiconque est cause de péché pour un autre pèche également.
Si donc l'ivrognerie était un péché, il s'ensuivrait que ceux qui invitent les
autres à boire, ce qui cause leur ivresse, pécheraient. Ce qui paraît bien
sévère.
4. Tous les péchés appellent la correction. Or on ne corrige
pas les ivrognes. Saint Grégoire a dit en effet : "Il faut user
d'indulgence envers eux et les laisser à leur penchant, de peur qu'ils ne
deviennent pires s'ils étaient arrachés à cette habitude." L'ivrognerie
n'est donc pas un péché.
Cependant :
Saint Paul écrit
(Rm 13, 13) : "Point de ripailles ni d'ivresses."
Conclusion :
L'ivrognerie peut
s'entendre en deux sens. En un premier sens, selon qu'elle signifie la
dégradation de l'homme qui a bu trop de vin, si bien qu'il n'est plus en
possession de sa raison. De ce point de vue, l'ivrognerie ne désigne pas une
faute, mais la déficience qui est un châtiment entraîné par la faute.
Dans un second
sens, l'ivrognerie peut désigner l'acte par lequel on tombe dans cette
dégradation. Cet acte peut causer l'ébriété de deux façons. Ou bien à cause de
la trop grande force du vin, ignorée du buveur. Il peut ainsi arriver que
l'ébriété soit sans péché, en particulier si elle se produit sans négligence de
la part du buveur. Il est à croire que Noé s'est enivré de cette façon, comme
on le dit dans la Genèse (9, 21). - Ou bien à cause d'une convoitise et d'un
usage désordonné du vin. C'est ainsi que l'ivresse est un péché. Elle fait
partie de la gourmandise comme une espèce dans un genre. La gourmandise se
divise en effet en ripailles et en ivresses, comme l'indique l'autorité de
saint Paul citée plus haut.
Solutions :
1. Comme dit Aristote l'insensibilité qui s'oppose à la
tempérance "est assez rare". C'est pourquoi ce vice, aussi bien que
toutes ses espèces qui s'opposent aux différentes espèces de l'intempérance, ne
porte pas de nom. Le vice opposé à l'ivrognerie n'a donc pas de nom. Toutefois
celui qui sciemment s'abstiendrait de vin au point de nuire gravement à sa
santé, ne serait pas exempt de faute.
2. Cette objection vient de ce que l'on considère la dégradation
conséquente et qui n'est pas voulue. Mais l'usage immodéré du vin, en quoi
consiste le péché, est volontaire.
3. De même que celui qui s'enivre est excusé du péché s'il
ignore la force du vin, de même celui qui invite à boire n'est pas coupable de
péché s'il ignore que le buveur, vu sa constitution, sera enivré par cette
boisson. Mais s'il n'y a pas ignorance, ni l'un ni l'autre n'est excusé de
péché.
4. La correction du pécheur doit parfois être différée, si
elle doit le rendre pire, nous l'avons dit. C'est pourquoi saint Augustin
parlant des excès de nourriture et des ivresses, écrit à l'évêque Aurélius :
"Autant que j'en puisse juger, ce n'est pas la rigueur, la dureté, la
violence qui suppriment ces vices, mais c'est l'enseignement plutôt que le commandement,
le conseil plutôt que la menace. C'est ainsi en effet qu'il faut agir avec la
plupart des pécheurs, et n'user de sévérité qu'envers le petit nombre."
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Augustin dit en effet que
l'ivresse est un péché mortel "si elle est fréquente". Or la
fréquence introduit une circonstance qui, on l'a vu plus haut, ne conduit pas à
une autre espèce de péché, et qui ne peut donc aggraver à l'infini, au point de
transformer un péché véniel en péché mortel. Par conséquent, si par ailleurs
l'ivresse n'est pas déjà un péché mortel, ce n'est pas de cette façon qu'elle
pourra le devenir.
2. Dans le même sermon, saint Augustin déclare : "Chaque
fois que quelqu'un, en mangeant ou en buvant, prend plus qu'il n'est nécessaire,
cela représente, reconnaissons-le, de menus péchés." Mais les menus péchés
sont des péchés véniels. L'ivrognerie qui a pour cause l'excès dans le boire, est
donc péché véniel.
3. On ne doit commettre aucun péché mortel pour soigner sa
santé. Or certains boivent surabondamment sur le conseil des médecins, afin de
se purger ensuite en vomissant, et de cette boisson surabondante l'ivresse peut
résulter. L'ivrognerie n'est donc pas un péché mortel.
Cependant :
Dans les
"Canons des Apôtres" on peut lire : "Si un évêque, un prêtre ou
un diacre s'adonne au jeu ou à l'ivrognerie, qu'ils se corrigent ou soient
déposés ; si c'est un sous-diacre, un lecteur ou un chantre, qu'ils se
corrigent ou soient privés de la communion ; de même si c'est un laïc." Mais
de telles peines ne sont infligées que pour un péché mortel. L'ivrognerie est
donc un péché mortel.
Conclusion :
Le péché
d'ivrognerie, nous l'avons dit, consiste en un usage et un désir désordonnés du
vin. Mais trois cas peuvent se présenter. Ou bien l'on ignore qu'il y a excès
et que la boisson est enivrante. L'ivresse peut survenir dans ce cas sans qu'il
y ait péché, nous l'avons dit. Ou bien on s'aperçoit qu'il y a excès, mais on
ne pense pas que la boisson soit assez forte pour enivrer. Alors il peut y
avoir ivresse avec péché véniel. Ou bien il peut arriver qu'on se rende
parfaitement compte que la boisson est prise avec excès et qu'elle est
enivrante, mais qu'on préfère cependant risquer l'ivresse plutôt que de
s'abstenir de boire. Il s'agit alors d'ivresse proprement dite, car les valeurs
morales tirent leur espèce non de ce qui arrive par accident en dehors de
l'intention, mais de ce qui est voulu en soi intentionnellement. Et dans ce cas
l'ivresse est un péché mortel, car lorsque l'homme le voulant et le sachant, se
prive de l'usage de la raison qui lui permet d'agir selon la vertu et de
s'écarter du péché, il pèche mortellement en s'exposant au péril de pécher. Saint
Ambroise dit en effet : "Nous affirmons qu'il faut fuir l'ivrognerie, qui
nous rend incapables d'éviter de commettre des crimes, car les crimes que nous
évitons lorsque nous sommes sobres, nous les commettons dans l'inconscience où
nous réduit l'ivresse." C'est pourquoi l'ivrognerie, à parler strictement,
est un péché mortel.
Solutions :
1. La fréquence fait de l'ivrognerie un péché mortel, non à
cause de la simple répétition des actes, mais parce qu'il n'est pas possible
qu'un homme qui s'enivre continuellement ne le fasse pas le sachant et le voulant,
puisqu'à maintes reprises il a fait l'expérience de la force du vin et de sa
propre facilité à s'enivrer.
2. Manger ou boire plus qu'il n'est nécessaire appartient au
vice de gourmandise, qui n'est pas toujours péché mortel. Mais boire trop en
sachant, et jusqu'à l'ivresse, c'est cela qui est péché mortel. C'est pourquoi
saint Augustin a dit : "L'ivrognerie est loin de moi ; ta miséricorde lui
permettra pas de m'approcher. L'intempérance, en revanche, s'insinue
quelquefois chez ton serviteur".
3. Nous l'avons dit, la nourriture et la boisson doivent se
mesurer selon ce qui convient à la santé du corps. C'est pourquoi, de même que
parfois une nourriture ou une boisson, qui sont modérées pour un homme en bonne
santé, sont excessives pour un malade, de même aussi peut-il arriver, à
l'inverse, que ce qui est excessif pour un homme en bonne santé soit modéré
pour un malade. Ainsi, lorsqu'on mange ou boit beaucoup sur ordonnance des
médecins, afin de provoquer un vomissement, on ne doit pas voir en cela un
excès. Il n'est pas nécessaire cependant, pour provoquer le vomissement que la
boisson soit enivrante, puisqu'on le produit en buvant même de l'eau tiède. Le
motif invoqué ne suffirait donc pas pour excuser l'ivresse.
Objections :
1. Il semble bien que oui. Saint Chrysostome dit en effet que
"rien n'est aimé du démon comme l'ivrognerie et la luxure, qui sont mères
de tous les vices". Et dans les Décrets on peut lire : "Que
les clercs craignent surtout l'ivrognerie, qui fait naître et grandir tous les
vices."
2. Est péché ce qui empêche le bien de la raison. Or c'est ce
que fait par-dessus tout l'ivrognerie. Elle est donc le plus grand des péchés.
3. La grandeur de la faute se voit à la grandeur du châtiment.
Or l'ivrognerie semble recevoir le plus grand châtiment, car saint Ambroise dit
qu'"il n'y aurait pas de servitude dans l'homme, s'il n'y avait pas
l'ivrognerie". Celle-ci est donc le plus grand des péchés.
Cependant :
Selon saint Grégoire
les vices spirituels sont plus grands que les vices charnels. Or l'ivrognerie
fait partie des vices charnels. Elle n'est donc pas le plus grand des péchés.
Conclusion :
Le mal est la
privation du bien. C'est pourquoi le mal est d'autant plus grave que le bien
dont il prive est plus grand. Or il est clair que le bien divin est plus grand
que le bien humain. C'est pourquoi les péchés qui vont directement contre Dieu
sont plus graves que l'ivrognerie, qui s'oppose directement au bien de la
raison humaine.
Solutions :
1. L'homme incline surtout aux péchés d'intempérance parce
qu'il y trouve des convoitises et des plaisirs qui nous sont connaturels. C'est
à ce point de vue que l'on dit que ces péchés sont surtout aimés du démon ; non
parce qu'ils sont plus graves que d'autres, mais parce qu'ils sont plus
fréquents chez les hommes.
2. Le bien de la raison est empêché d'une double façon : d'une
première façon, par ce qui est contraire à la raison ; d'une autre façon, par
ce qui enlève l'usage de la raison. Or ce qui est contraire à la raison a
davantage raison de mal que ce qui enlève momentanément l'usage de la raison.
En effet, l'usage de la raison, que supprime l'ivresse, peut être bon ou
mauvais, tandis que les biens des vertus, qui sont supprimés par ce qui est
contraire à la raison, sont toujours bons.
3. La servitude a suivi l'ivresse de façon occasionnelle.
Ainsi Cham a encouru dans sa postérité la malédiction de la servitude parce
qu'il s'était moqué de son père ivre. Mais la servitude n'a pas été le châtiment
direct de l'ivresse.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Aristote, dit en effet que "l'homme
en état d'ivresse mérite double malédiction". L'ivresse aggrave donc le
péché plus qu'elle ne l'excuse.
2. Un péché n'est pas excusé par le péché, mais plutôt
aggravé. Or l'ivrognerie est un péché. Elle n'excuse donc pas du péché.
3. Aristote dit que la raison de l'homme est liée par
l'ivresse ; de même qu'elle est liée aussi par la convoitise. Or celle-ci
n'excuse pas du péché. L'ébriété non plus par conséquent.
Cependant :
Saint Augustin dit
que Lot est excusé de l'inceste à cause de son ivresse.
Conclusion :
Dans l'ivrognerie,
nous l'avons vu deux choses sont à considérer : la dégradation qui suit, et
l'acte qui précède.
- Du côté de la
dégradation qui suit, dont l'effet est de lier l'usage de la raison, l'ivrognerie
peut excuser du péché, pour autant qu'elle cause l'involontaire par ignorance.
- Mais du côté de
l'acte qui précède, il semble qu'il faut distinguer. Si cet acte est suivi
d'ivresse mais sans qu'il y ait de péché, alors le péché qui suit est
totalement excusé de culpabilité. C'est sans doute ce qui est arrivé à Lot.
- Mais si l'acte
qui précède a été entaché de faute, alors on n'est pas totalement excusé du
péché qui suit, lequel devient volontaire en raison de la volonté de l'acte
précédent. C'est en effet en accomplissant un acte illicite qu'on est tombé
dans le péché suivant. Ce péché qui suit est cependant diminué, de même qu'est
diminué son caractère volontaire. C'est pourquoi saint Augustin, dit que "Lot
doit être jugé coupable non pour son inceste, mais pour autant que son ébriété
le méritait".
Solutions :
1. Aristote ne dit pas que l'homme en état d'ivresse mérite
une malédiction plus grave, mais "une double malédiction" à cause de
son double péché.
On peut répondre
aussi qu'il parle selon la loi d'un certain Pittacus qui avait statué : "Les
ivrognes, s'ils commettent des violences, seront plus sévèrement punis que les
gens sobres, parce qu'ils s'en rendent plus souvent coupables." En quoi, remarque
Aristote, "il semble qu'on ait visé à l'utilité", afin qu'il soit mis
fin aux violences, "plutôt qu'à l'indulgence qu'il faut avoir pour les
ivrognes", qui ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.
2. L'ivresse est de nature à excuser le péché non par le côté
où elle est elle-même un péché, mais par le côté où elle entraîne à sa suite
une dégradation.
3. La convoitise ne lie pas totalement la raison, comme fait
l'ivresse, à moins que, par hasard, cette convoitise soit telle qu'elle rende
l'homme fou. Cependant la passion de convoitise diminue le péché, car il est
moins grave de pécher par faiblesse que de pécher par malice.
Il faut maintenant
étudier la chasteté. D'abord, la vertu même de chasteté (Question 151) ;
ensuite, la virginité, qui est une partie de la chasteté (Question 152) ; enfin,
la luxure, qui est le vice contraire (Questions 153-154).
- 1. La chasteté
est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu générale ? - 3. Est-elle une vertu
distincte de l'abstinence ? - 4. Quels sont ses rapports avec la pudicité ?
Objections :
1. Il semble que non. Nous parlons en effet maintenant de
vertu de l'âme. Or la chasteté semble relever du corps. On dit en effet que
quelqu'un est chaste quand il se comporte d'une certaine façon dans l'usage de
certaines parties du corps. La chasteté n'est donc pas une vertu.
2. La vertu est un habitus volontaire, selon Aristote. Mais la
chasteté ne semble pas être quelque chose de volontaire, puisque c'est par la
violence qu'elle semble enlevée aux femmes qui ont été prises de force. Il
semble donc que la chasteté ne soit pas une vertu.
3. Aucune vertu n'existe chez les infidèles. Or il y a des
infidèles qui sont chastes. La chasteté n'est donc pas une vertu.
4. Les fruits se distinguent des vertus. Or la chasteté est placée
parmi les fruits, comme on le voit chez saint Paul (Ga 5, 23). La chasteté
n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Saint Augustin
nous dit : "Alors que tu devrais précéder ton épouse dans la vertu, car la
chasteté est une vertu, tu cèdes au premier assaut de la passion charnelle, et
tu voudrais que ton épouse fût victorieuse."
Conclusion :
Le mot
"chasteté" se prend de ce que la raison "châtie" la
convoitise, qui doit être corrigée comme un enfant, dit Aristote. Or le propre
de la vertu humaine consiste en ce que quelque chose est mesuré selon la raison,
comme on l'a vu plus haut en traitant de la vertu. La chasteté est donc
manifestement une vertu.
Solutions :
1. La chasteté se trouve sans doute dans l'âme comme dans son
siège, mais elle a sa matière dans le corps. Il appartient en effet à la
chasteté d'user modérément des membres du corps selon le jugement de la raison
et le choix de la volonté.
2. Comme dit saint Augustin : "Tant que dure la
résolution de l'âme, qui a permis au corps lui-même d'être sanctifié, la
violence d'une passion étrangère n'enlève pas au corps cette sainteté, qui se
conserve par la persévérance dans la continence." Et saint Augustin ajoute
: "La vertu de l'âme, qui a la force pour compagne, est décidée à
supporter tous les maux plutôt que de consentir au mal."
3. Selon saint Augustin : "ne pensons pas qu'il y ait une
vraie vertu chez celui qui n'est pas juste. Ne pensons pas qu'il soit vraiment
juste, s'il ne vit pas de la foi". C'est pourquoi il conclut qu'il n'y a
chez les infidèles ni vraie chasteté, ni autre vertu, car ils ne se réfèrent
pas à la fin requise. Et il ajoute : "Ce n'est pas par leurs fonctions",
c'est-à-dire par leurs actes, "mais par leurs fins que les vertus se
distinguent des vices".
4. La chasteté, en tant qu'elle agit selon la raison, est à
considérer comme une vertu ; mais en tant qu'elle trouve du plaisir dans son
acte, elle est mise au nombre des fruits.
Objections :
1. Il semble que oui. Saint Augustin dit en effet : "La
chasteté est un mouvement ordonné de l'âme qui ne soumet pas les biens majeurs
aux biens mineurs." Or cela appartient à toute vertu. La chasteté est donc
une vertu générale.
2. "Chasteté" vient de "châtiment". Mais
tout mouvement de la partie appétitive doit être châtié par la raison. Et comme
toute vertu morale refrène un mouvement de l'appétit, il semble donc que toute
vertu morale soit de la chasteté.
3. La fornication s'oppose à la chasteté. Or toute espèce de
péché semble être une fornication. Le Psaume (73, 27) dit en effet : "Tu
conduis à leur perte tous ceux qui forniquent en s'éloignant de toi." La
chasteté est donc une vertu générale.
Cependant :
Macrobe en
fait une partie de la tempérance.
Conclusion :
Le mot chasteté a
deux sens. D'abord un sens propre. La chasteté est alors une vertu spéciale, ayant
une matière spéciale : les convoitises de ce qui procure du plaisir en matière
sexuelle.
Ensuite, un sens
métaphorique. De même en effet que c'est dans l'union charnelle que consiste le
plaisir sexuel, qui est proprement la matière de la chasteté et du vice opposé,
la luxure, de même c'est dans une certaine union spirituelle de l'âme à
certaines choses que consiste la délectation qui est l'objet d'une certaine
chasteté spirituelle, ainsi appelée par métaphore, ou d'une fornication
spirituelle, ainsi appelée également par métaphore. En effet, lorsque l'esprit
de l'homme se délecte dans une union spirituelle avec l'être auquel il doit
s'unir et qui est Dieu ; quand il s'abstient de s'unir avec plaisir à d'autres
biens, contrairement aux exigences de l'être divin - alors on parle de chasteté
spirituelle, selon ces paroles de saint Paul (2 Co 11, 2) : "Je vous ai
fiancés avec un époux unique en vous présentant au Christ comme une vierge
chaste." Mais, si l'esprit s'unit avec plaisir, contrairement à l'ordre
divin, à toute autre chose, on parle de fornication spirituelle, selon ces
paroles de Jérémie (3, 1) : "Et toi, tu as forniqué avec de nombreux
amants." Si l'on conçoit la chasteté de cette façon, elle est une vertu
générale, car toute vertu retient l'esprit humain de s'unir avec plaisir à ce
qui est illicite. Cependant la raison de cette chasteté-là consiste
principalement dans la charité et dans les autres vertus théologales, par
lesquelles l'esprit de l'homme s'unit à Dieu.
Solutions :
1. Cet argument procède de la chasteté entendue au sens
métaphorique.
2. Comme on l'a dit plus haut, la convoitise du plaisir est
comparée surtout à l'enfant, car l'appétit délectable nous est connaturel, et
surtout celui des plaisirs du toucher, qui sont ordonnés à la conservation de
la nature ; de là vient que, si l'on nourrit la convoitise de ces plaisirs en y
consentant, elle s'accroît au maximum, tel l'enfant qu'on laisse faire ce qu'il
veut. Aussi est-ce surtout la convoitise de ces plaisirs qui a besoin d'être
corrigée. Voilà pourquoi c'est à propos de ces convoitises que l'on parle de
chasteté par excellence, de même que l'on parle de force à propos de ce qui
nous est le plus nécessaire pour que notre âme reste ferme.
3. Cette objection procède de la fornication spirituelle
entendue au sens métaphorique, laquelle s'oppose à la chasteté spirituelle, on
vient de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car pour la matière d'un seul genre une
seule vertu suffit. Or ce qui appartient à un seul sens semble appartenir au
même genre. Donc, puisque le plaisir trouvé dans les aliments, qui est la
matière de l'abstinence, et le plaisir trouvé dans les actes sexuels, qui est
la matière de la chasteté, appartiennent tous deux au sens du toucher, il ne
semble pas que la chasteté soit une vertu différente de l'abstinence.
2. Aristote assimile tous les vices d'intempérance aux péchés
"puérils", qui ont besoin de châtiment. Or la "chasteté"
prend son nom du "châtiment" des vices opposés. Puisque l'abstinence
refrène certains vices d'intempérance, il semble que l'abstinence soit la
chasteté.
3. Les plaisirs des autres sens relèvent de la tempérance, en
tant qu'ils sont ordonnés aux plaisirs du toucher, matière de la tempérance. Or
les plaisirs de la nourriture, qui sont la matière de l'abstinence, sont
ordonnés aux plaisirs sexuels, matière de la chasteté. Aussi saint Jérôme peut-il
dire : "Le ventre et les partis génitales sont voisins, de sorte que leur
voisinage fait comprendre combien leurs vices sont associés." L'abstinence
et la chasteté ne sont donc pas des vertus distinctes l'une de l'autre.
Cependant :
Saint Paul (2 Co 6,
5) nomme la chasteté en la distinguant du jeûne qui relève de l'abstinence.
Conclusion :
Nous l'avons dit, la
tempérance a pour matière propre les convoitises des plaisirs du toucher. C'est
pourquoi il est nécessaire que là où il y a différentes sortes de plaisirs, il
y ait aussi différentes vertus comprises dans la tempérance. Mais les plaisirs
sont proportionnés aux opérations dont ils sont les perfections, dit Aristote.
Or il est évident que les actes relevant de l'usage des aliments, par lesquels
se conserve la nature de l'individu, sont d'un autre genre que les actes
sexuels, par lesquels se conserve la nature de l'espèce. C'est pourquoi la
chasteté, qui concerne les plaisirs sexuels, est une vertu distincte de
l'abstinence, qui concerne les plaisirs de la table.
Solutions :
1. La tempérance ne consiste pas principalement, en ce qui
concerne les délectations du toucher, dans le jugement que les sens portent sur
les réalités qui sont touchées, car ce jugement les apprécie toutes selon la
même raison, mais dans leur usage même, dit Aristote. Mais ce n'est pas pour la
même raison que l'on mange et que l'on boit, ou que l'on recherche les plaisirs
sexuels. C'est pourquoi il faut qu'il y ait des vertus différentes, bien qu'il
s'agisse du même sens, le toucher.
2. Les délectations sexuelles sont plus violentes et
contraignent davantage la raison que les plaisirs de la table. A cause de cela
elles ont davantage besoin d'être corrigées et refrénées : car, si l'on y
consent, la force de la convoitise s'accroît d'autant, et la vigueur de
l'esprit est abaissée. C'est pourquoi saint Augustin a pu dire : "je le
sens, il n'y a rien qui fasse tomber de plus haut l'intelligence de l'homme que
les caresses de la femme, et ce contact des corps sans lequel on ne peut posséder
une épouse."
3. Les plaisirs des autres sens n'ont trait à la conservation
de la nature humaine que dans la mesure où ils sont ordonnés aux délectations
du toucher. C'est pourquoi, concernant ces délectations, il n'y a pas d'autre
vertu comprise dans la tempérance. Mais les plaisirs que procurent les aliments,
quoiqu'ils soient d'une certaine façon ordonnés aux jouissances sexuelles, sont
néanmoins ordonnés par eux-mêmes à la conservation de la vie de l'homme. Aussi
ont-ils par eux-mêmes une vertu spéciale, bien que cette vertu qu'on appelle
abstinence, ordonne son acte à la fin de la chasteté.
Objections :
1. Il ne semble pas que la pudicité relève spécialement de la
chasteté. En effet, pour saint Augustin, "la pudicité est une vertu de
l'âme". Elle n'est donc pas quelque chose qui se rattache à la chasteté, mais
elle est par elle-même une vertu distincte de la chasteté.
2. "Pudicité" vient de "pudeur", qui
semble être la même chose que la crainte de la honte. Or la crainte de la honte
se rapporte, selon saint Jean Damascène "à l'acte honteux" : ce qui
se vérifie en tout acte vicieux. La pudicité ne se rapporte donc pas plus à la
chasteté qu'aux autres vertus.
3. Aristote dit que toute intempérance est de façon générale
ce qui est le plus "blâmable". Mais il semble qu'il appartienne à la
pudicité de fuir ce qui est blâmable. La pudicité appartient donc à toutes les
parties de la tempérance, et non spécialement à la chasteté.
Cependant :
Saint Augustin
déclare, "Il faut prêcher la pudicité, afin que celui qui a des oreilles
pour entendre ne fasse rien d'illicite avec ses organes génitaux." Mais le
bon usage des organes génitaux est du ressort de la chasteté. La pudicité
appartient donc en propre à la chasteté.
Conclusion :
On vient de le
dire, le mot "pudicité" vient de "pudeur", qui signifie
crainte de la honte. C'est pourquoi il faut que la pudicité ait un rapport
essentiel avec ce qui inspire davantage un sentiment de honte. Or c'est le fait
des actes sexuels ; à tel point, dit saint Augustin que même l'acte conjugal, revêtu
de l'honorabilité du mariage, n'est pas exempt de ce sentiment de honte. Et
cela vient de ce que le mouvement des organes génitaux n'est pas soumis à
l'empire de la raison, comme c'est le cas pour le mouvement des autres membres
extérieurs. Or l'homme éprouve un sentiment de honte non seulement de cette
union charnelle, mais aussi de tout ce qui en est le signe, dit Aristote. Voilà
pourquoi la pudicité s'applique essentiellement aux réalités sexuelles ; et
principalement aux signes de ces réalités, comme les regards impudiques, les
baisers et les attouchements. Et c'est parce que ceux-ci ont coutume d'être
davantage perçus que la pudicité regarde surtout les signes extérieurs de ce
genre, tandis que la chasteté regarde davantage l'union sexuelle elle-même.
Ainsi donc la pudicité est ordonnée à la chasteté, non comme une vertu qui en
serait distincte, mais comme exprimant un certain environnement de la chasteté.
Parfois cependant l'une est prise pour l'autre.
Solutions :
1. Saint Augustin prend ici la pudicité pour la chasteté.
2. Quoique tous les vices aient un certain caractère honteux, c'est
surtout vrai cependant pour les vices d'intempérance, comme le montre ce qui a
été dit plus haut.
3. Parmi les vices d'intempérance, ceux qui méritent
principalement la honte sont les vices sexuels. Parce que les organes génitaux
n'obéissent pas, et parce que la raison se trouve absorbée au maximum.
- 1. En quoi
consiste-t-elle ? - 2. Est-elle licite ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Sa
supériorité par rapport au mariage. - 5. Sa supériorité par rapport aux autres
vertus.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne consiste pas dans l'intégrité
charnelle. En effet, pour saint Augustin, elle est "la résolution
perpétuelle de garder l'incorruptibilité dans une chair corruptible". Or
la résolution ne relève pas de la chair. La virginité ne réside donc pas dans
la chair.
2. La virginité implique une certaine pudicité. Or saint Augustin
dit que la pudicité réside dans l'âme. La virginité ne consiste donc pas dans
l'intégrité de la chair.
3. L'intégrité de la chair semble consister dans le sceau de
la pudeur virginale. Mais ce sceau est parfois brisé sans dommage pour la
virginité. Saint Augustin dit en effet que "ces membres peuvent en
diverses circonstances être blessés et souffrir violence ; et les médecins
parfois, afin de porter secours, pratiquent sur eux des opérations pénibles à
voir ; une sage-femme aussi, sous prétexte de vérifier avec la main l'intégrité
d'une vierge, la lui fait perdre en l'examinant". Et saint Augustin ajoute
: "je ne pense pas qu'il y ait personne d'assez sot pour croire que cette
vierge a perdu la sainteté de son corps, bien qu'elle ait perdu l'intégrité de
ce membre." La virginité ne consiste donc pas dans l'intégrité de la
chair.
4. La corruption de la chair consiste surtout dans l'émission
du sperme, qui peut se produire sans union charnelle, pendant le sommeil ou
même dans l'état de veille. Mais sans rapport charnel la virginité ne paraît
pas perdue. Saint Augustin dit en effet : "L'intégrité virginale et
l'abstention de tout rapport charnel, c'est la condition des anges." Ainsi
donc la virginité ne consiste pas dans l'intégrité de la chair.
Cependant :
Saint Augustin
déclare dans le même ouvrage que la virginité est "une continence qui voue,
consacre et réserve l'intégrité de la chair au Créateur même de l'âme et de la
chair".
Conclusion :
"Virginité" paraît venir de
"verdure" (virer). Et de même que l'on dit "vert" et
gardant sa "verdure" le végétal qui n'a pas été brûlé par une chaleur
excessive, de même la virginité implique, chez celui qui la garde, d'être
épargné par la brûlure de la convoitise qui semble se réaliser dans ce qui est
le comble de la délectation physique : le plaisir sexuel. Aussi saint Ambroise
dit-il : "La chasteté virginale est l'intégrité d'une chair restée indemne
de tout contact."
Dans le plaisir
sexuel il faut considérer trois composantes : la première est simplement
corporelle : c'est la violation du sceau virginal. La deuxième est dans la
connexion entre l'âme et le corps : c'est l'émission même du sperme qui produit
une délectation sensible. La troisième est uniquement du côté de l'âme : c'est
le propos de parvenir à une telle délectation. De ces trois composantes, la
première a une relation accidentelle avec l'acte moral, qui s'apprécie
essentiellement par rapport à l'âme. La deuxième a une relation matérielle avec
l'acte moral, car les passions sensibles sont la matière des actes moraux. Mais
la troisième joue le rôle de forme et de perfection, car l'essence de la
moralité se trouve achevée en ce qui relève de la raison.
Ainsi donc, puisque
l'on parle de virginité lorsque la corruption qu'on vient de dire est écartée, il
s'ensuit que l'intégrité du membre corporel a une relation accidentelle à la
virginité. L'exemption du plaisir ressenti dans l'émission du sperme, n'a
qu'une relation matérielle à la virginité. Quant au propos de s'abstenir
perpétuellement d'un tel plaisir, c'est lui qui donne à la virginité sa forme
et sa perfection.
Solutions :
1. Cette définition de saint Augustin touche directement ce
qui est formel dans la virginité, car la résolution dont il parle est celle de
la raison. L'épithète "perpétuelle", qu'il ajoute, ne s'entend pas
comme s'il fallait que celui qui est vierge ait toujours actuellement un tel
propos ; mais il faut qu'il le garde dans son intention, afin d'y persévérer de
façon perpétuelle. Ce qui est matériel est touché indirectement, lorsqu'il dit :
"l'incorruptibilité dans une chair corruptible". Cela est ajouté pour
montrer la difficulté de la virginité, car si la chair ne pouvait pas être
corrompue, il ne serait pas difficile d'avoir le propos perpétuel de
l'incorruptibilité.
2. La pudicité se trouve essentiellement dans l'âme, et
matériellement dans la chair ; de même la virginité. C'est pourquoi saint Augustin
dit : "Bien que la virginité soit conservée dans la chair", par quoi
elle est corporelle, "elle est cependant spirituelle, car c'est la piété
et la continence qui la vouent et la gardent".
3. Comme on l'a vu l'intégrité du membre corporel a une
relation accidentelle avec la virginité, en tant que l'intégrité demeure dans le
membre corporel lorsque, par une détermination de la volonté, on s'abstient du
plaisir sexuel. C'est pourquoi, s'il arrive que, d'une autre façon, l'intégrité
du membre soit par hasard détruite, la virginité ne reçoit pas plus de dommage
que d'une blessure à la main ou au pied.
4. Le plaisir qui provient de l'émission du sperme peut se
produire de deux façons. D'une première façon, lorsqu'il procède d'un propos de
l'esprit. Et alors il fait perdre la virginité, qu'il y ait union charnelle ou
non. Saint Augustin fait mention de celle-ci parce qu'elle cause habituellement
et naturellement cette émission du sperme.
D'une autre façon,
ce plaisir peut survenir en l'absence d'un propos de l'esprit, soit pendant le
sommeil, soit à l'occasion d'une violence que l'on subit et à laquelle l'esprit
ne consent pas, bien que la chair éprouve du plaisir ; soit encore par suite
d'une infirmité naturelle, comme chez ceux qui souffrent d'un flux de sperme.
Dans ce cas la virginité n'est pas perdue, car une telle pollution n'est pas
due à l'impudicité, que la virginité exclut.
Objections :
1. Il semble bien. En effet tout ce qui va contre un précepte
de la loi naturelle est illicite. Or, de même qu'il y a un précepte de la loi
naturelle qui vise la conservation de l'individu, comme le signifie la Genèse
(2, 16) : "Mange de tous les arbres du jardin", de même il y a un
précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de l'espèce, donné dans
la Genèse (1, 28) : "Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre."
Ainsi donc, de même que celui qui s'abstiendrait de toute nourriture pécherait,
comme agissant contre le bien de l'individu, de même celui qui s'abstient
totalement de l'acte de génération pèche, comme agissant contre le bien de
l'espèce.
2. Ce qui s'écarte du milieu de la vertu semble vicieux. Or la
virginité s'écarte du milieu de la vertu en s'abstenant de tous les plaisirs
sexuels. Aristote dit en effet : "
Celui qui goûte à
toute espèce de plaisirs sans en refuser aucun est intempérant, mais celui qui
les refuse tous est un rustre et un insensible." La virginité est donc
quelque chose de vicieux.
3. Seul le vice mérite la peine. Or dans l'Antiquité les lois
punissaient ceux qui gardaient perpétuellement le célibat, dit Valère Maxime.
C'est pourquoi, d'après saint Augustin on dit que Platon avait offert un
sacrifice pour que fût abolie comme un péché sa continence perpétuelle. La
virginité est donc un péché.
Cependant :
Aucun péché ne
relève directement d'un conseil. Or la virginité relève directement d'un
conseil. Saint Paul dit en effet (1 Co 7, 25) : "Pour ce qui est des
vierges, je n'ai pas de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil." La
virginité n'est donc pas illicite.
Conclusion :
Dans les actes
humains est vicieux ce qui s'écarte de la droite raison. Mais il appartient à
la droite raison d'utiliser les moyens selon la mesure qui convient à la fin.
Or il existe un triple bien pour l'homme, dit Aristote : un bien qui consiste
dans les choses extérieures, les richesses par exemple ; un autre qui consiste
dans les biens du corps ; et un troisième qui consiste dans les biens de l'âme,
parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meilleurs que ceux de la
vie active, comme Aristote le prouve et le Seigneur le déclare en saint Luc (10,
42) : "Marie a choisi la meilleure part." De ces biens, les biens
extérieurs sont ordonnés aux biens du corps ; les biens du corps le sont aux
biens de l'âme ; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à
ceux de la vie contemplative. Il appartient donc à la rectitude de la raison
d'utiliser les biens extérieurs selon la mesure convenant au corps, et ainsi de
suite. Il s'ensuit que si l'on s'abstient de posséder certaines choses - que
par ailleurs il serait bon de posséder - dans l'intérêt de la santé du corps, ou
encore en vue de la contemplation de la vérité, cela n'est pas vicieux, mais
conforme à la droite raison. De même, si l'on s'abstient des plaisirs corporels
pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à
la rectitude de la raison.
Or c'est pour cela
que la sainte virginité s'abstient de toute délectation sexuelle pour vaquer
plus librement à la contemplation de Dieu. Saint Paul dit en effet (1 Co 7, 34)
: "Celle qui n'a pas de mari, comme la vierge, a souci des affaires du
Seigneur ; elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est
mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari." Il
faut donc conclure que la virginité n'a rien de vicieux, mais qu'elle est
plutôt digne de louange.
Solutions :
1. Le précepte inclut une notion d'obligation, comme on l'a
vu en traitant de la charité. Or une chose peut être obligatoire de deux façons
: d'une première façon lorsqu'elle incombe à chaque individu ; elle ne peut
alors être omise sans péché. Mais autre est l'obligation qui incombe à la
multitude. Et l'accomplissement d'un tel devoir ne s'impose pas à chacun des
membres de la multitude. Il y a en effet beaucoup de choses qui sont
nécessaires à la multitude et qu'un seul ne suffit pas à accomplir ; elles sont
accomplies par la multitude, tandis que l'un fait telle chose, et l'autre telle
autre.
Il est donc
nécessaire que le précepte de la loi naturelle qui ordonne à l'homme de se
nourrir soit accompli par chacun ; autrement, en effet l'individu ne pourrait
se conserver. Mais le précepte de la génération regarde toute la multitude des
hommes, à qui il est nécessaire non seulement de se multiplier corporellement, mais
aussi de progresser spirituellement. C'est pourquoi il est suffisamment pourvu
à la multitude humaine si certains accomplissent l'oeuvre de la génération
charnelle, tandis que d'autres, qui s'en abstiennent, s'adonnent à la
contemplation des choses divines, pour la beauté et le salut du genre humain
tout entier. C'est ainsi, du reste, que, dans une armée, il en est qui gardent
le camp, d'autres qui portent les étendards, d'autres qui combattent par les
armes : tout cela s'impose à la multitude, mais ne peut être accompli par un
seul.
2. Celui qui s'abstient de tout plaisir sans égard pour la
droite raison, comme si le plaisir lui-même lui faisait horreur, est un
insensible et un rustre. Celui qui est vierge ne s'abstient pas de tout plaisir,
mais seulement du plaisir sexuel ; et il s'en abstient conformément à la droite
raison, on vient de le dire. Or le juste milieu de la vertu ne se détermine pas
selon la quantité, mais selon la droite raison, d'après Aristote. C'est
pourquoi celui-ci dit du magnanimes qu'il "atteint le sommet sous le
rapport de la grandeur, mais qu'il reste dans le juste milieu sous le rapport
de la convenance".
3. Les lois sont faites selon ce qui arrive le plus
généralement. Or il était rare, dans l'Antiquité, que l'on s'abstienne de tout
plaisir sexuel par amour de la contemplation : Platon seul l'aurait fait. Ce
n'est donc pas parce qu'il pensait que c'était un péché qu'il offrit un
sacrifice, mais pour condescendre à l'opinion fausse de ses concitoyens, remarque
saint Augustin au même endroit.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, selon Aristote, "aucune
vertu ne se trouve en nous par nature". Or la virginité se trouve en nous
par nature. Car tout homme est vierge en naissant. La virginité n'est donc pas
une vertu.
2. Quiconque possède une vertu les possède toutes, comme on
l'a vu en traitant des vertus. Or il y a des hommes ayant certaines vertus, qui
n'ont pas la virginité. Autrement, comme personne ne parvient au Royaume des
cieux sans la vertu, personne sans la virginité ne pourrait y parvenir ; ce qui
serait condamner le mariage. La virginité n'est donc pas une vertu.
3. Toute vertu est rétablie par la pénitence. Or ce n'est pas
le cas pour la virginité. C'est pourquoi saint Jérôme dit : "Bien que Dieu
puisse tout le reste, il ne peut pas restaurer la virginité perdue." Il
semble donc que la virginité ne soit pas une vertu.
4. Aucune vertu ne se perd sans qu'il y ait péché. Or la
virginité se perd sans péché : par le mariage. Donc la virginité n'est pas une
vertu.
5. On énumère côte à côte la virginité, la viduité et la
chasteté conjugale. Or aucune de celles-ci n'est tenue pour une vertu. La
virginité n'est donc pas non plus une vertu.
Cependant :
Saint Ambroise dit
: "L'amour de la virginité nous invite à en dire quelque chose, de peur
que le silence ne paraisse restreindre cette vertu qui est primordiale."
Conclusion :
Nous l'avons dit, ce
qu'il y a de formel et d'accompli dans la virginité, c'est le propos de
s'abstenir perpétuellement du plaisir sexuel, propos qui est rendu louable en
considération de la fin, qui est de vaquer aux choses divines. Ce qu'il y a de
matériel dans la virginité, c'est l'intégrité de la chair excluant toute
expérience du plaisir sexuel. Or il est manifeste que là où il y a une matière
spéciale ayant une excellence spéciale, se trouve une raison spéciale de vertu,
comme il apparaît dans la magnificence, qui se livre à de grandes dépenses, et
qui, pour cette raison, est une vertu spéciale, distincte de la libéralité, qui
porte d'une façon générale sur tout usage des richesses. De même, se garder pur
de toute expérience de la volupté sexuelle mérite plus excellemment la louange
que de se garder simplement du désordre de la volupté. C'est pourquoi la
virginité est une vertu spéciale, ayant le même rapport avec la chasteté que la
magnificence avec la libéralité.
Solutions :
1. Les hommes ont en naissant ce qui est matériel dans la
virginité, à savoir l'intégrité de la chair qui n'a pas fait l'expérience des
actes sexuels. Ils n'ont pas cependant ce qui est formel dans la virginité : le
propos de conserver cette intégrité en vue de Dieu. Et c'est en cela que la
virginité est une vertu. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Ce que nous
louons dans les vierges, ce n'est pas le fait d'être vierges, mais d'être
consacrées vierges à Dieu par une religieuse continence."
2. La connexion des vertus se prend de ce qu'il y a de formel
en elles, c'est-à-dire selon la charité ou selon la prudence, comme on l'a vu
plus haut et non selon ce qu'il y a de matériel. Rien n'empêche, en effet, qu'un
homme vertueux ait la matière d'une vertu et non la matière d'une autre ; ainsi
le pauvre a la matière de la tempérance, mais non la matière de la
magnificence. C'est de cette façon que chez un homme ayant d'autres vertus peut
manquer la matière de la virginité, c'est-à-dire l'intégrité de la chair, que
nous avons signalée. Il peut cependant posséder ce qui est formel dans la
virginité, c'est-à-dire être dans la disposition d'esprit d'avoir le propos de
conserver l'intégrité en question, si cela s'imposait à lui. De même, le pauvre
peut avoir, par disposition de son âme, le propos de faire des dépenses
fastueuses, si cela était en son pouvoir ; de même encore celui qui se trouve
dans la prospérité peut avoir, par Disposition de son âme, le propos de
supporter avec patience la situation contraire. Car sans cette disposition
d'âme, on ne peut être vertueux.
3. La vertu peut être réparée par la pénitence quant à ce qui
est formel, mais non quant à ce qui est matériel en elle. En effet, si le
magnificent a dilapidé ses richesses, ce n'est pas la pénitence de son péché
qui les lui rendra. De même celui qui par le péché a perdu sa virginité ne
recouvre plus la matière de la virginité en faisant pénitence, mais il recouvre
son propos de virginité.
En ce qui concerne
la matière de la virginité, il y a une chose qui pourrait être miraculeusement
restaurée par Dieu, c'est l'intégrité du membre corporel, que nous avons dit
avoir un rapport accidentel à la virginité. Mais il est une chose qui ne peut
être restaurée par un miracle, c'est que celui qui a fait l'expérience de la
volupté charnelle revienne à sa situation antérieure. En effet Dieu ne peut
faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été, nous l'avons dit dans la première
Partie.
4. La virginité en tant qu’une vertu comporte le propos, confirmé
par voeu, de garder cette perpétuelle intégrité de la chair. Selon saint Augustin,
la virginité "voue, consacre et réserve l'intégrité de la chair au
Créateur même de l'âme et de la chair". La virginité en tant que vertu, ne
se perd donc jamais que par le péché.
5. La chasteté conjugale mérite la louange du seul fait
qu'elle s'abstient des voluptés illicites ; elle n'a donc pas de supériorité
sur la chasteté commune. La viduité ajoute quelque chose à la chasteté commune
; elle ne parvient cependant pas à ce qui est parfait en cette matière :
l'exemption totale de la volupté charnelle. Seule, la virginité y parvient.
C'est pourquoi seule la virginité est considérée comme une vertu spéciale
supérieure à la chasteté, comme la magnificence est supérieure à la libéralité.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle lui soit supérieure. Saint Augustin
dit en effet : "Le mérite de la continence chez Jean, qui n'a pas connu le
mariage, n'est pas inférieur à celui d'Abraham, qui a engendré des fils." Mais
à une plus haute vertu correspond un mérite plus grand. La virginité n'est donc
pas une vertu supérieure à la chasteté conjugale.
2. La louange accordée au vertueux dépend de la vertu. Donc, si
la virginité était supérieure à la chasteté conjugale, il paraîtrait normal que
toute vierge fût plus digne de louange que n'importe quelle femme mariée. Ce
qui est faux. La virginité n'est donc pas supérieure au mariage.
3. Le bien commun est supérieur au bien privé d'après
Aristote. Or le mariage est ordonné au bien commun. Comme dit saint Augustin :
"Ce qu'est la nourriture pour la santé de l'homme, le mariage l'est pour
la santé du genre humain." La virginité, elle, est ordonnée au bien
particulier, car d'après saint Paul (1 Co 7, 28) on évite "les
tribulations de la chair" que supportent les gens mariés. La virginité
n'est donc pas meilleure que la chasteté conjugale.
Cependant :
Selon saint Augustin,
"avec une certitude rationnelle et sur l'autorité des Écritures, nous
découvrons que le mariage n'est pas un péché, mais aussi qu'il n'égale en bonté
ni la continence des vierges ni même celle des veuves".
Conclusion :
Comme le montre
l'ouvrage de saint Jérôme ce fut l'erreur de Jovinien de déclarer que la
virginité ne devait pas être préférée au mariage. Cette erreur est
principalement réfutée par l'exemple du Christ qui choisit pour mère une vierge
et qui garda lui-même la virginité ; par l'enseignement aussi de saint Paul (1
Co 7. 25) qui conseilla la virginité comme un bien meilleur ; et enfin par la
raison. Parce que le bien divin est meilleur que le bien humain. Parce que le
bien de l'âme est supérieur au bien du corps. Enfin parce que le bien de la vie
contemplative est préférable au bien de la vie active. Or la virginité est
ordonnée au bien de l'âme en sa vie contemplative, qui est de "penser aux
choses de Dieu". Le mariage, au contraire, est ordonné au bien du corps, qui
est la propagation du genre humain ; il appartient à la vie active, car l'homme
et la femme dans le mariage ont nécessairement à "penser aux choses du
monde", comme on le voit dans saint Paul (1 Co 7, 33). Il est donc hors de
doute que la virginité doit être mise au-dessus de la continence conjugale.
Solutions :
1. Le mérite se mesure non seulement à l'acte mais davantage
encore aux dispositions de celui qui agit. Or Abraham se trouvait prêt à garder
la virginité si les circonstances le lui demandaient. Aussi le mérite de la
chasteté conjugale est-il équivalent chez lui au mérite de la continence
virginale chez Jean, du moins quant à la part substantielle ; mais non quant à
la part accidentelle." Le célibat de Jean, dit saint Augustin et le
mariage d'Abraham ont, selon la diversité des temps, milité pour le Christ.
Mais Jean pratiqua effectivement la continence qui ne fut chez Abraham qu'une
disposition intérieure."
2. Quoique la virginité soit supérieure à la chasteté
conjugale, une personne mariée peut cependant être meilleure qu'une vierge pour
deux raisons.
1° En
considération de la chasteté elle-même, si celui qui est marié est plus disposé
à garder la virginité s'il le fallait, que celui qui, en fait, est vierge. Saint
Augustin conseille à celui qui est vierge de se dire : "Non ; je ne suis
pas meilleur qu'Abraham, quoique la chasteté du célibat soit meilleure que la
chasteté du mariage." Et il en donne ensuite la raison : "Ce qu'en
effet moi je fais maintenant, il l'eût mieux fait si, à son époque, il avait dû
le faire, et ce qu'il a fait, moi je ne ferais pas aussi bien, s'il me fallait
le faire maintenant."
2° Celui qui n'est
pas vierge peut avoir une autre vertu plus excellente. Ce qui fait dire à saint
Augustin : "Une vierge, bien que soucieuse des choses du Seigneur, sait-elle
que peut-être, en raison de quelque faiblesse qu'elle ignore, elle n'est pas
prête à souffrir le martyre, tandis que cette épouse, qu'elle prétendait
dépasser, est déjà capable de boire le calice de la passion du Seigneur ?"
3. Le bien commun est préférable au bien privé s'il est du
même genre, mais il peut se faire que le bien privé soit meilleur quant à son
genre. C'est de cette façon que la virginité consacrée à Dieu l'emporte sur la
fécondité de la chair. C’est pourquoi saint Augustin déclare : "Il ne faut
pas croire que la fécondité charnelle de celles qui, dans le mariage, n'ont en
vue que les enfants qu'elles donneront au Christ, puisse compenser la perte de
leur virginité."
Objections :
1. Il semble qu'elle soit la plus grande des vertus. Saint Cyprien
dit en effet : "Nous nous adressons maintenant aux vierges. Plus leur
gloire est sublime, plus nous devons en prendre soin. C'est la fleur de
l'Église, la beauté et la parure de la grâce spirituelle, la plus illustre
partie du troupeau du Christ."
2. Une plus grande récompense revient à une plus grande vertu.
Or c'est à la virginité que revient la plus grande récompense, le fruit au
centuple, comme le montre la Glose (d'après Mt 13, 23).
3. Une vertu est d'autant plus grande qu'elle rend plus
semblable au Christ. Or c'est par la virginité qu'on est rendu le plus
semblable au Christ. L'Apocalypse (14, 3) dit, en effet, des vierges qu'elles
"suivent l'Agneau partout où il va", et "chantent un cantique
nouveau, que personne d'autre ne pourrait dire". La virginité est donc la
plus grande des vertus.
Cependant :
Saint Augustin
déclare : "Personne, je pense, n'oserait préférer la virginité au
monastère", et il dit aussi : "L'autorité ecclésiastique fournit un
témoignage éclatant : les fidèles savent en effet à quel endroit des mystères
de l'autel on fait mémoire des martyrs, et à quel endroit celle des vierges
consacrées." Ce qui laisse entendre que le martyre est supérieur à la
virginité, et aussi l'état monastiques.
Conclusion :
Quelque chose peut
être dit absolument supérieure de deux façons.
1° D'une première
façon, dans un genre donné, et ainsi, dans le genre de la chasteté, la
virginité est absolument supérieure. Elle l'emporte en effet sur la chasteté du
veuvage et sur celle du mariage. Et comme la beauté est attribuée par
excellence à la chasteté, il s'ensuit que la beauté suprême est attribuée à la
virginité. C'est pourquoi saint Ambroise peut dire : "Quelle beauté peut
être estimée plus grande que celle de la vierge, qui est aimée du roi, approuvée
par le juge, dédiée au Seigneur, consacrée à Dieu ?"
2° Mais, d'une
autre façon, une chose peut être dite purement et simplement supérieure. Et
alors la virginité n'est pas la vertu supérieure. En effet, la fin l'emporte
toujours sur le moyen qui conduit à la fin ; et un moyen est d'autant meilleur
qu'il conduit plus efficacement à la fin. Or la fin qui rend la virginité digne
de louange, est de vaquer aux choses divines. Il s'ensuit que les vertus
théologales, et même la vertu de religion, dont l'acte consiste à s'occuper des
choses divines, sont supérieures à la virginité. De même encore les martyrs, qui
font le sacrifice de leur propre vie, agissent avec plus d'intensité pour
s'attacher à Dieu ; et aussi ceux qui vivent dans les monastères, qui ont fait,
à cette fin, le sacrifice de leur volonté et de tout ce qu'ils possèdent ; ils
sont supérieurs aux vierges, qui, à cette fin, ont sacrifié la volupté
charnelle. Ainsi donc la virginité n'est pas purement et simplement la plus
grande des vertus.
Solutions :
1. Les vierges sont "la plus illustre partie du troupeau
du Christ", et "leur gloire est plus haute" par comparaison aux
veuves et aux gens mariés.
2. Le fruit de cent pour un est attribué, d'après saint Jérôme
à la virginité en raison de sa supériorité sur le veuvage, qui reçoit soixante
pour un, et sur le mariage, qui reçoit trente pour un. Mais, selon saint Augustin."
le fruit de cent pour un est pour les martyrs, de soixante pour un pour les
vierges et de trente pour un pour les gens mariés". Il ne s'ensuit donc
pas que la virginité soit purement et simplement la plus grande de toutes les
vertus, mais qu'elle l'emporte, seulement sur les autres degrés de chasteté.
3. Les vierges "suivent l'Agneau partout où il va"
parce qu'elles imitent le Christ non seulement par l'intégrité de l'esprit, mais
aussi par l'intégrité de la chair, dit saint Augustin ; c'est pourquoi elles
suivent en tout le Christ. Cela ne veut pas dire cependant qu'elles le suivent
de plus près, car il y a d'autres vertus qui font adhérer de plus près à Dieu
par l'imitation de l'esprit.
Quant au
"cantique nouveau" que les vierges sont seules à chanter, c'est la
joie qu'elles éprouvent d'avoir conservé l'intégrité de leur chair.
LE VICE DE LA LUXURE
Nous devons
examiner maintenant le vice de la luxure, qui s'oppose à la chasteté. Nous le
ferons d'abord en général (Question 153), puis dans ses différentes espèces
(Question 154).
- 1. Quelle est sa
matière ? - 2. Toute union charnelle est-elle illicite ? - 3. La luxure
est-elle péché mortel ? - 4. Est-elle un vice capital ? - 5. Ses filles.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'elle ait seulement pour matière les
convoitises et les délectations sexuelles. Car saint Augustin écrit : "La
luxure veut être appelée rassasiement et abondance." Or le rassasiement
concerne le manger et le boire, et l'abondance concerne les richesses. La
luxure ne concerne donc pas proprement les convoitises et les plaisirs sexuels.
2. Il est écrit (Pr 20, 1 Vg) : "Chose luxurieuse que le
vin !" Or le vin appartient au plaisir de la nourriture et de la boisson.
C'est donc elles que la luxure semble avoir surtout pour matière.
3. On dit que la luxure est "le désir de la volupté
sensuelle". Or la volupté sensuelle ne se trouve pas seulement dans les
plaisirs sexuels, mais dans bien d'autres. Donc la luxure ne concerne pas
seulement les convoitises et les délectations sexuelles.
Cependant :
Selon saint Augustin,
la parole : "Qui sème dans sa chair récoltera de la chair la corruption
"s'adresse aux luxurieux (Ga 6, 8). Or semer dans la chair se fait par les
voluptés sexuelles. C'est donc à elles que se rapporte la luxure.
Conclusion :
Selon Isidore,
"luxurieux" se dit de celui qui "se relâche dans les voluptés".
Or ce sont les plaisirs sexuels qui sont le plus grand dissolvant de l'âme
humaine. C'est pourquoi la luxure a surtout pour matière les voluptés
sexuelles.
Solutions :
1. La tempérance a trait principalement et de façon précise
aux plaisirs du toucher, et c'est seulement par voie de conséquence et par une
certaine similitude qu'on parle d'elle en d'autres matières ; de même la luxure
se rapporte principalement aux voluptés sexuelles, celles qui dissolvent le
plus et tout spécialement l'âme de l'homme ; et secondairement elle se dit pour
toute autre matière se rattachant à un excès. C'est pourquoi la Glose sur
Galates (5, 19) dit que la luxure se trouve en "tout excès".
2. On dit que le vin est une chose luxurieuse, ou bien en ce
sens qu'en toute matière le débordement se réfère à la luxure, ou bien que
l'usage exagéré du vin offre un excitant à la volupté charnelle.
3. Même si l'on parle de volupté sensuelle en d'autres
matières, ce sont cependant les plaisirs sexuels qui revendiquent pour eux ce
nom. C'est aussi à leur propos que l'on parle spécialement de libido, comme on le voit
chez Saint Augustin.
Objections :
1. Il semble bien. En effet il n'y a que le péché qui entrave
la vertu. Or tout acte sexuel entrave au plus haut point la vertu. Saint Augustin
écrit : "J'estime qu'il n'y a rien qui fasse tomber l'âme de l'homme de
plus haut que les appâts de la femme, et ce contact des corps." Aucun acte
sexuel ne semble donc être sans péché.
2. Partout où l'on trouve quelque chose d'excessif qui nous
éloigne du bien de la raison, il y a là quelque chose de vicieux, puisque la
vertu se corrompt par l'excessif et par l'insuffisant, selon Aristote. Mais en
tout acte charnel il y a un excès de jouissance, qui absorbe la raison en ce
sens qu'il "est impossible de réfléchir à quelque chose à ce moment"
selon Aristote. Et, comme dit saint Jérôme, dans cet acte l'esprit de prophétie
ne touchait pas le coeur des prophètes. Aucun acte sexuel ne peut donc être
sans péché.
3. La cause est plus importante que son effet. Mais le péché
originel est transmis chez les enfants par le désir charnel, sans lequel il n'y
aurait pas d'acte sexuel, d'après saint Augustin. Il ne peut donc
pas y avoir d'acte sexuel sans péché.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "C'est une réponse suffisante aux hérétiques (à condition qu'ils
comprennent) de dire qu'il n'y a pas de péché en ce qui n'est commis ni contre
la nature, ni contre la coutume, ni contre le précepte." Et il parle de
l'acte charnel que les Anciens pratiquaient avec plusieurs épouses. Tout acte
sexuel n'est donc pas nécessairement un péché.
Conclusion :
Le péché dans les
actes humains est ce qui s'oppose à l'ordre de la raison. Mais l'ordre de la
raison consiste à ordonner convenablement toutes choses à leur fin. C'est
pourquoi il n'y a pas de péché à user raisonnablement des choses pour la fin
qui est la leur, en respectant la mesure et l'ordre qui conviennent, pourvu que
cette fin soit un véritable bien. Or, de même qu'il est vraiment bon de
conserver la nature corporelle de l'individu, de même c'est un bien excellent
que de conserver la nature de l'espèce humaine. Et de même que la nourriture
est ordonnée à la conservation de la vie individuelle, de même l'activité
sexuelle est ordonnée à la conservation de tout le genre humain. C'est pourquoi
saint Augustin peut dire : "Ce que la nourriture est pour le salut de
l'homme, l'acte charnel l'est pour le salut de l'espèce." Ainsi, de même
que l'alimentation peut être sans péché, lorsqu'elle a lieu avec la mesure et
l'ordre requis, selon ce qui convient à la santé du corps, de même l'acte
sexuel peut être sans aucun péché, lorsqu'il a lieu avec la mesure et l'ordre
requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine.
Solutions :
1. Un obstacle peut entraver la vertu de deux façons. D'abord
quant à l'état commun de la vertu, et alors la vertu n'est entravée que par le
péché. Ensuite, quant à l'état parfait de la vertu, et alors la vertu peut être
entravée par quelque chose qui n'est pas un péché, mais qui est un moindre
bien. C'est ainsi que l'activité sexuelle fait tomber l'âme, non de la vertu, mais
du "plus haut", c'est-à-dire de la perfection de la vertu. Comme dit
saint Augustin, "il était bon pour Marthe d'être occupée au service des
saints, mais il était meilleur pour Marie d'écouter la parole de Dieu ; de même
nous louons la vertu de Suzanne dans la chasteté conjugale, mais nous plaçons
au-dessus celle de la veuve Anne, et surtout celle de la Vierge Marie".
2. Comme nous l'avons dit plus haut, le milieu de la vertu ne
se mesure pas selon la quantité, mais selon ce qui convient à la droite raison.
Et c'est pourquoi l'abondance du plaisir que produit un acte sexuel conforme à
l'ordre de la raison n'est pas contraire au milieu de la vertu.
De plus, ce n'est
pas la quantité de plaisir qu'éprouve le sens extérieur et qui résulte de la
disposition du corps, qui importe à la vertu, mais la disposition où se trouve
l'appétit intérieur par rapport à ce plaisir.
Que la raison ne
puisse émettre un acte libre et s'élever à la considération des choses
spirituelles au moment où ce plaisir est éprouvé ne signifie pas que cet acte
soit contraire à la vertu. Car il n'est pas contraire à la vertu que l'acte de
la raison soit parfois interrompu par une chose qu'il est raisonnable de faire
; autrement, se livrer au sommeil serait contraire à la vertu.
Que la convoitise
et la jouissance sexuelles ne soient pas soumises à l'empire et à la modération
de la raison, cela provient de la peine du premier péché. En effet la raison
rebelle à Dieu a mérité d'éprouver la rébellion de sa chair, comme le montre
saint Augustin.
3. Comme dit saint Augustin dans le même passage : "De la
convoitise de la chair, fille du péché, mais qui n'est pas imputée à péché aux
régénérés, l'enfant naît soumis au péché originel." Il ne s'ensuit pas que
cet acte soit un péché, mais que dans cet acte se trouve une peine qui dérive
du premier péché.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, par l'acte sexuel est émis le
sperme, qui est un "excédent provenant de la nourriture", d'après
Aristote. Mais l'éjection des autres excédents ne constitue pas un péché. Il ne
peut donc pas non plus y avoir de péché dans l'acte sexuel.
2. On peut se servir licitement, comme il nous plaît, de ce
qui nous appartient. Mais dans l'acte charnel l'homme ne se sert que de ce qui
lui appartient, sauf peut-être dans l'adultère et dans le rapt. Il ne peut donc
y avoir de péché dans l'acte sexuel. Ainsi la luxure ne sera pas un péché.
3. Un péché a toujours un vice opposé. Or on ne voit aucun
vice qui soit opposé à la luxure. La luxure n'est donc pas un péché.
Cependant :
1. La cause est plus forte que son effet. Or le vin est
interdit à cause de la luxure, selon saint Paul (Ep 5, 18)." Ne vous
enivrez pas de vin : on y trouve la luxure." La luxure est donc interdite.
2. Saint Paul (Ga 5, 19) la cite parmi les oeuvres de la
chair.
Conclusion :
Plus une chose est
nécessaire, plus aussi il faut que l'ordre de la raison soit observé à son
sujet. Par conséquent il y a davantage de vice, si l'ordre de la raison est
oublié. Or l'acte sexuel, nous l'avons dit, est extrêmement nécessaire au bien
général qu'est la conservation du genre humain. C'est pourquoi l'ordre de la
raison doit être tout spécialement respecté en ce qui le concerne. Et par
conséquent, si l'on accomplit cet acte en dehors de ce que prévoit l'ordre de
la raison, on tombera dans le vice. Mais la luxure concerne par définition ce
qui viole l'ordre et la mesure de la raison dans le domaine sexuel. La luxure
est donc sans aucun doute un péché.
Solutions :
1. Aristote dit que "le sperme est un excédent dont on a
besoin" ; on l'appelle en effet excédent parce qu'il est un résidu de
l'opération de la fonction nutritive, et cependant on en a besoin pour l'oeuvre
générative. Sans doute y a-t-il d'autres excédents du corps humain dont on n'a
pas besoin. Aussi la manière dont ils sont rejetés n'a-t-elle pas d'importance,
pourvu que la décence de la vie en commun soit sauve. Mais il n'en est pas de
même de l'émission du sperme, qui doit se faire ainsi qu'il convient à la fin
pour laquelle on en a besoin.
2. S'élevant contre la luxure, saint Paul déclare (1 Co 6, 20)
: "Vous avez été bel et bien achetés ! Glorifiez donc Dieu dans vos corps."
Donc, du fait qu'on use de son corps de façon désordonnée par la luxure, on
insulte le Seigneur qui est le premier maître de notre corps. C'est pourquoi
saint Augustin, a pu dire : "Le Seigneur qui gouverne ses serviteurs pour
leur avantage, non pour le sien, a ordonné de ne pas détruire par les
tentations et les voluptés illicites le temple que tu as commencé d'être."
3. Ce qui est opposé à la luxure n'atteint pas grand monde, car
les hommes sont davantage portés aux jouissances. Cependant le vice opposé fait
partie de l'insensibilité. Ce vice se trouve chez celui qui déteste tellement
s'unir à la femme qu'il en vient même à ne pas accomplir le devoir conjugal.
Objections :
1. Il apparaît que non. En effet, la luxure paraît être la
même chose que l'impureté, si l'on en croit la Glose sur Éphésiens (5, 3). Mais
l'impureté est fille de la gourmandise, comme le montre saint Grégoire. Donc la
luxure n'est pas un vice capital.
2. D'après Isidore : "De même que par l'orgueil de
l'esprit on tombe dans la prostitution de la débauche, de même par l'humilité
de l'esprit on sauve la chasteté de son corps." Mais il est contraire à la
définition du vice capital de naître d'un autre vice. La luxure n'est donc pas
un vice capital.
3. La luxure est causée par le désespoir, si l'on en croit
saint Paul (Ep 4, 19) : "Par désespoir ils se sont livrés à la débauche."
Mais le désespoir n'est pas un vice capital ; bien plus, c'est une fille de
l'acédie, on l'a vu. A plus forte raison la luxure n'est-elle pas un vice
capital.
Cependant :
Saint Grégoire
place la luxure parmi les vices capitaux.
Conclusion :
Nous l'avons
montré, le vice capital est celui qui se propose un but très
désirable, au point que ce désir conduit l'homme à commettre beaucoup d'autres
péchés qui, tous, naissent de ce vice comme d'un vice primordial. Or la fin de
la luxure est la délectation sexuelle, qui est la plus intense. C'est pourquoi
cette délectation est souverainement désirable pour l'appétit sensible, tant à
cause de la véhémence du plaisir qu'à cause du caractère connaturel de cette
convoitise. Il est donc évident que la luxure est un vice capital.
Solutions :
1. Selon certains auteurs, l'impureté, que l'on range parmi
les filles de la gourmandise, est une certaine malpropreté corporelle, nous
l'avons dit plus haut. L'objection est donc étrangère au sujet. Mais si on
l'entend comme l'impureté de la luxure, alors il faut dire qu'elle a pour cause
matérielle la gourmandise, en ce sens que la gourmandise fournit la matière
corporelle à la luxure ; mais il ne s'agit pas ici de la cause finale, selon
laquelle on indique principalement l'origine des autres vices à partir des
vices capitaux.
2. Comme on l'a dit plus haut en traitant de la vaine gloire, on
tient l'orgueil pour la mère commune de tous les péchés. C'est pourquoi les
vices capitaux naissent eux-mêmes de l'orgueil.
3. Il est des hommes qui s'abstiennent des plaisirs luxurieux
principalement à cause de l'espérance de la gloire future, que le désespoir
nous enlève. C'est ainsi que le désespoir cause la luxure, en supprimant le
motif qui empêche celle-ci, mais il n'en est pas une cause directe, ce qui
semble requis pour un vice soit capital.
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit pas exact d'indiquer, comme filles
de la luxure, "l'aveuglement de
l'esprit, l'irréflexion, la précipitation, l'inconstance, l'amour de soi, la
haine de Dieu, l'attachement à la vie présente, l'horreur ou le désespoir de la
vie future". En effet, l'aveuglement de l'esprit, l'irréflexion et la
précipitation appartiennent à l'imprudence, qui se retrouve en tout péché, de
même que la prudence se retrouve en toute vertu. On ne doit donc pas les tenir
pour des filles ou espèces de la luxure.
2. La constance est considérée comme une partie de la force, on
l'a vu. Or la luxure ne s'oppose pas à la force, mais à la tempérance.
L'inconstance n'est donc pas une fille de la luxure.
3. "L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu" est le
principe de tout péché, pour saint Augustin. On ne doit donc pas le tenir pour
une fille de la luxure.
4. Isidore énumère quatre filles de la luxure : "les
paroles obscènes, la bouffonnerie, les facéties, les sottises". L'énumération
précédente paraît donc surabondante.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Grégoire.
Conclusion :
Quand les
puissances inférieures sont vivement touchées par leurs objets, le résultat est
que les facultés supérieures s'en trouvent empêchées et désorganisées dans leur
activité. Mais par le vice de luxure tout particulièrement, l'appétit inférieur,
le concupiscible, se tourne violemment vers son objet, c'est-à-dire le
délectable, à cause de la violence de la passion et du plaisir. Il en résulte que
par la luxure les facultés supérieures, la raison et la volonté, sont
désorganisées au plus haut point.
Il y a, dans
l'agir humain, quatre actes de la raison :
1° La "simple
intelligence" qui appréhende une fin comme bonne. Cet acte est entravé par
la luxure. On peut lire en Daniel (13, 56) : "La beauté t'a égaré, le
désir a perverti ton coeur." C'est l'aveuglement de l'esprit.
2° Le deuxième
acte est la délibération sur ce qu'il faut faire pour atteindre la fin. Là
encore la convoitise de la luxure dresse un obstacle. Comme le dit Térence, parlant
de l'amour sensuel : "Cette convoitise, admet ni délibération ni mesure ;
tu ne peux la maîtriser par la réflexion." A cela correspond "la
précipitation" qui implique la suppression du conseil, on l'a vu.
3° Le troisième
acte est le jugement porté sur ce qu'il faut faire. Lui aussi est empêché par
la luxure. Daniel (13, 9) dit des vieillards luxurieux "Ils en perdirent
le sens, oubliant les justes jugements." Voilà l'"irréflexion".
4° Le quatrième
acte est le précepte d'agir, venant de la raison. Nouvel obstacle posé par la
luxure, car l'assaut de la convoitise empêche l'homme d'accomplir ce qu'il a
décidé de faire. Aussi Térence dit-il à propos de celui qui se disait sur le
point de quitter une maîtresse : "Belles paroles, qui ne tiendront pas
devant une petite larme hypocrite."
Du côté de la
volonté, le désordre s'introduit dans deux actes.
1° L'un est
l'appétit de la fin. De ce point de vue, on cite "l'amour de soi", pour
autant qu'il s'élance vers le plaisir de façon tout à fait désordonnée, et par
opposition on cite "la haine de Dieu", pour autant que Dieu interdit
le plaisir trop avidement désiré.
2° L'autre est
l'appétit de ce qui conduit à la fin. De ce point de vue, on cite
"l'attachement à la vie présente" en laquelle on veut jouir de la
volupté, et, pas opposition, on cite "le désespoir de la vie future"
car celui qui est trop retenu par les désirs charnel ne cherche pas à parvenir
aux joies spirituelles mais les prend en dégoût.
Solutions :
1. Aristote dit que l'intempérance corrompt au plus haut
point la prudence. C'est pourquoi les vices opposés à la prudence naissent
surtout de la luxure, qui est la principale espèce d'intempérance.
2. La constance dans les choses difficiles et redoutables est
donnée comme une partie de la force. Mais manifester de la constance dans
l'abstention des plaisirs appartient à la continence, qui est une partie de la
tempérance. C'est pourquoi l'inconstance qui lui est opposée se présente comme
une fille de la luxure.
Cependant la
première inconstance est également causée par la luxure, qui amollit le coeur
de l'homme et le rend efféminé. Selon Osée (4, 11) : "La fornication, le
vin et l'ivresse étouffent le coeur." Végèce dit : "Celui-là craint
moins la mort, qui a connu moins de plaisirs dans sa vie." Il n'est pas
nécessaire, nous l'avons souvent dit, que les filles d'un vice capital aient la
même matière que lui.
3. L'amour de soi, considéré par rapport à tous les biens que
l'on désire pour soi, est le principe commun des péchés. Mais il se rapporte
spécialement au désir que l'on a pour soi des plaisirs de la chair ; l'amour de
soi est alors placé parmi les filles de la luxure.
4. Les filles de la luxure que cite Isidore sont des actes
extérieurs désordonnés, se rapportant principalement à la parole. En celle-ci
le désordre s'introduit de quatre façons :
l° A cause de la
matière. Ce sont alors "les paroles obscènes". Comme en effet
"la bouche parle de l'abondance du coeur", selon saint Matthieu (12, 34),
ceux qui se livrent à la luxure et dont le coeur est rempli de convoitises
honteuses, se répandent facilement en propos obscènes.
2° Du côté de la
cause. En effet, parce que la luxure entraîne l'irréflexion et la précipitation,
le résultat est qu'elle fait se répandre en des paroles légères et
inconsidérées, qu'on appelle "bouffonneries".
3° Quant à la fin,
en effet, parce que le luxurieux recherche le plaisir, il ordonne aussi ses
paroles au plaisir, et se répand aussi en "facéties".
4° Quant au sens
des paroles que la luxure pervertit, à cause de l'obscurcissement de l'esprit
qu'elle cause. Et le débauché se répand en "sottises" en tant que, dans
ses paroles, il préfère à toute autre chose les délectations qu'il désire.
- 1. Comment
diviser les parties de la luxure ? - 2. La fornication simple est-elle péché
mortel ? - 3. Est-elle le plus grand des péchés ? - 4. Y a-t-il péché mortel
dans les attouchements et les baisers, et dans les autres caresses de ce genre
? - 5. La pollution nocturne est-elle un péché ? - 6. Le stupre. - 7. Le rapt.
- 8. L'adultère. - 9. L'inceste. - 10. Le sacrilège. - 11. Le péché contre
nature. - 12. L'ordre de gravité entre ces espèces.
Objections :
1. Il ne convient pas, semble-t-il, de fixer six espèces de
la luxure : "la fornication simple,
l'adultère, l'inceste, le stupre, le rapt et le vice contre nature".
En effet la diversité de la matière ne constitue pas une diversité spécifique.
Or la division ci-dessus se prend d'une diversité de la matière selon qu'il y a
commerce charnel avec l'épouse d'un autre, ou avec une vierge, ou avec une
femme d'une autre condition. Il ne semble donc pas que cela puisse diversifier
les espèces de la luxure.
2. Les espèces d'un même vice ne sont pas diversifiées, semble-t-il,
par ce qui appartient à un autre vice. Or l'adultère ne diffère de la
fornication simple que par le fait qu'on s'approche de la femme d'un autre, et
que l'on commet ainsi une injustice. Il ne semble donc pas que l'on doive tenir
l'adultère pour une espèce particulière de la luxure.
3. De même qu'il arrive d'avoir un commerce charnel avec une
femme qui est liée à un autre homme par le mariage, de même il arrive de s'unir
charnellement à une femme liée à Dieu par voeu. Puisqu'on tient l'adultère pour
une espèce de la luxure, on devrait donc dire aussi que le sacrilège est une
espèce de la luxure.
4. Celui qui est marié pèche non seulement s'il s'approche
d'une autre femme que la sienne, mais aussi s'il use de sa propre épouse d'une
manière contraire à l'ordre. Or ce péché appartient à la luxure. Il devrait
donc être compté parmi ses espèces.
5. Saint Paul écrit (2 Co 12, 21) : "je crains qu'à ma
prochaine visite, mon Dieu ne m'humilie à votre sujet, et que je n'aie à
pleurer sur plusieurs de ceux qui ont péché précédemment et n'ont pas fait
pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication et d'impudicité." Il
semble donc que l'impureté et l'impudicité doivent également être placées parmi
les espèces de la luxure, comme la fornication.
6. Ce qu'on divise n'est pas à mettre dans le même groupe que
les membres de la division. Or la luxure est placée dans le même groupe que
ceux-ci, car saint Paul dit (Ga 5, 19) : "On sait tout ce que produit la
chair : fornication, impureté, débauche, luxure." Il ne semble donc pas
cohérent de donner la fornication comme une partie de la luxure.
Cependant :
La division
ci-dessus se trouve dans les Décrets de Gratien.
Conclusion :
Nous l'avons dit
le péché de luxure consiste en ce que l'on use du plaisir sexuel d'une manière
qui n'est pas conforme à la droite raison. Ce qui arrive de deux manières : l°
selon la matière en laquelle ce plaisir est recherché ; 2° lorsque la matière
requise étant présente, on n'observe pas les autres conditions requises.
Puisque la circonstance, comme telle, ne donne pas son espèce à l'acte moral, mais
que son espèce se prend de l'objet, c'est-à-dire de la matière de l'acte, il a
donc fallu fixer les espèces de la luxure en partant de la matière ou de
l'objet.
Cette matière peut
ne pas s'accorder avec la droite raison de deux façons :
D'une première
façon, quand elle s'oppose à la fin de l'acte sexuel. On a ainsi, lorsque la
génération de l'enfant est empêchée, le "vice contre nature", qui a
lieu en tout acte sexuel d'où la génération ne peut suivre. - Mais lorsqu'il
est seulement porté atteinte à l'éducation et à la promotion requise pour
l'enfant qui est né, on a la "fornication simple" qui se commet entre
un homme libre et une femme libre.
D'une autre façon,
la matière dans laquelle s'exerce l'acte sexuel peut ne pas s'accorder avec la
droite raison par rapport à d'autres êtres humains. Et cela doublement. 1° Du
côté de la femme même à laquelle on s'unit charnellement, lorsque l'honneur à
laquelle elle a droit n'est pas respecté. On a alors "l'inceste" qui
consiste dans l'abus de femmes qui vous sont liées par la consanguinité ou par
l'affinité. 2° Du côté de celui qui a pouvoir sur la femme. Si la femme est au
pouvoir d'un mari, on a "l'adultère". Si elle est sous puissance
paternelle, on a "le stupre", sans violence ; et le "rapt"
s'il y a violence.
Ces espèces de
luxure se diversifient davantage du côté de la femme que du côté de l'homme, parce
que, dans l'acte sexuel, la femme se comporte comme celle qui pâtit par mode de
matière, et l'homme comme celui qui agit. Or on a dit que les espèces susdites
sont déterminées selon la différence de matière.
Solutions :
1. Cette diversité de matière comporte une diversité formelle
d'objet qui lui est adjointe, laquelle se prend des différents modes
d'opposition à la droite raison.
2. Rien n'empêche que dans un même acte se rencontrent les
difformités de différents vices, nous l'avons dit. C'est de cette manière que
l'adultère se trouve à la fois appartenir à la luxure et à l'injustice. Et ce
n'est aucunement de façon accidentelle que la difformité de l'injustice affecte
la luxure. En effet, la luxure se montre plus grave si elle obéit tellement à
la convoitise qu'elle conduit à l'injustice.
3. La femme qui a fait voeu de continence a conclu comme un
mariage spirituel avec Dieu. Et le sacrilège que l'on commet en profanant une
telle femme est une sorte d'adultère spirituel. C'est de façon semblable que les
autres modes de sacrilège se ramènent aux autres espèces de la luxure.
4. Le péché d'un homme marié avec son épouse ne se commet pas
selon une matière illicite, mais selon d'autres circonstances. Or celles-ci, comme
on l'a dit, ne constituent pas l'espèce de l'acte moral.
5. Comme dit la Glose, l'impureté est mise là pour la luxure
contre nature. Et l'impudicité est la luxure commise avec des femmes qui ne
sont pas mariées ; elle semble donc appartenir au stupre.
Ou encore on peut
dire que l'impudicité se rapporte à certains actes qui entourent l'acte charnel,
comme les baisers, les attouchements, etc.
6. Le mot luxure est pris ici, comme dit la Glose, pour "toutes
sortes d'excès".
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, les choses qui sont énumérées
ensemble paraissent être de la même espèce. Or la fornication est citée à côté
de certaines pratiques qui ne sont pas des péchés mortels. Ainsi on peut lire
au livre des Actes (15, 29) : "Abstenez-vous des viandes immolées aux
idoles, du sang, des chairs étouffées et de la fornication." Mais l'usage
de ces viandes n'est pas un péché mortel, si l'on en croit saint Paul (1 Tm 4, 4)
: "Tout ce que Dieu a créé est bon, et aucun aliment n'est à proscrire si
on le prend avec action de grâce." La fornication n'est donc pas péché
mortel.
2. Aucun péché mortel ne tombe sous un précepte divin. Or Osée
reçoit ce commandement du Seigneur (Os 1, 2) : "Va, prends une femme
portée à la fornication et des enfants de fornication."
3. Aucun péché mortel n'est mentionné dans la Sainte Écriture
sans une réprobation. Or la fornication simple est mentionnée sans réprobation
dans l'Écriture à propos des anciens Pères.
Ainsi dit-on
d'Abraham qu'il alla vers Agar, sa servante (Gn 16, 4), de Jacob qu'il s'unit
aux servantes de ses femmes, Bilha et Zilpa (30, 5), de Juda qu'il s'approcha
de Tamar (38, 15) qu'il avait prise pour une prostituée. La fornication simple
n'est donc pas péché mortel.
4. Le péché mortel est contraire à la charité. Or la
fornication simple n'est pas contraire à la charité : ni à l'amour de Dieu, car
elle n'est pas directement un péché contre Dieu ; ni non plus à l'amour du
prochain, car, en la commettant, on ne fait tort à aucun autre homme. La fornication
simple n'est donc pas péché mortel.
5. Tout péché mortel conduit à la perdition éternelle. Or cela,
la fornication simple ne le fait pas. En effet de ce passage de saint Paul (1
Tm 4, 8) : "La piété est utile à tout", la glose d'Ambroise donne ce
commentaire : "Tout l'ensemble de la conduite chrétienne se trouve dans la
miséricorde et la piété. Celui qui leur reste fidèle, même s'il subit les
périls de la chair, subira sans aucun doute des défaites mais ne périra pas."
La fornication simple n'est donc pas péché mortel.
6. Saint Augustin dit que "la nourriture sert au salut du
corps, et l'union charnelle au salut du genre humain". Or l'usage
désordonné des nourritures n'est pas toujours péché mortel. Il en est donc de
même de l'usage désordonné de l'union charnelle. Et cela semble
particulièrement vrai de la fornication simple, qui est la moindre parmi les
espèces de la luxure qu'on a énumérées.
Cependant :
1. Il est
écrit dans le livre de Tobie (4, 13) : "Garde-toi de toute fornication, évite
de commettre ce crime, et contente-toi de ta femme." Or le crime constitue
un péché mortel. Donc la fornication, et toute union charnelle avec une autre
que son épouse, est péché mortel.
2. Seul le péché mortel exclut du royaume de Dieu. Or c'est ce
que fait la fornication. Saint Paul, après avoir cité la fornication et
quelques autres vices, conclut (Ga 5, 19) : "Ceux qui commettent ces
fautes-là n'hériteront pas le royaume de Dieu."
3. On trouve dans les Décrets de Gratien : "Il
faut savoir qu'on doit imposer pour le faux serment la même pénitence que pour
l'adultère et la fornication, pour l'homicide spontanément commis et pour les
autres vices criminels." Ainsi donc la fornication est un péché criminel, c’est-à-dire
mortel.
Conclusion :
Il faut tenir sans
aucune hésitation que la fornication est péché mortel, bien que, sur ce passage
du Deutéronome (23, 17) : "Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les
filles d'Israël...", la Glose ajoute : "Il défend d'approcher celles
dont la turpitude est vénielle." Car il ne faut pas dire "vénielle",
mais "vénale", ce qui est la caractéristique des prostituées.
Pour le comprendre,
on doit considérer que tout péché commis directement contre la vie de l'homme
est péché mortel. Or la fornication simple comporte un désordre qui tourne au
détriment de la vie chez celui qui va naître d'une telle union charnelle. Nous
voyons en effet que chez tous les animaux où la sollicitude du mâle et de la
femelle est requise pour l'éducation des petits, il n'y a pas chez eux d'accouplement
au hasard des rencontres, mais du mâle avec une femelle déterminée, que cette
femelle soit unique ou multiple ; on le voit bien chez tous les oiseaux. Mais
il en est autrement chez les animaux dont la femelle suffit à élever seule sa
progéniture ; chez ceux-là, l'accouplement a lieu au hasard des rencontres, comme
on le voit chez les chiens ou chez d'autres animaux. Or il est manifeste que
pour l'éducation d'un être humain, non seulement sont requis les soins de la
mère, qui le nourrit de son lait, mais aussi, et bien plus encore, les soins du
père, qui doit l'instruire et le défendre, et le faire progresser dans les
biens tant intérieurs qu'extérieurs. Et c'est pourquoi il est contraire à la
nature de l'homme de s'accoupler au hasard des rencontres ; mais il faut que
cela se fasse entre le mâle et une femme déterminée, avec qui il demeure
longtemps, ou même pendant toute la vie. Il s'ensuit qu'il est naturel aux
mâles de l'espèce humaine de chercher à être certains de leurs enfants, parce
que l'éducation de ceux-ci leur incombe. Or, cette certitude serait impossible
s'il y avait accouplement fortuit. - Mais ce choix d'une femme déterminé
s'appelle mariage. C'est pourquoi l'on dit qu'il est de droit naturel. Mais
parce que l'union charnelle est ordonnée au bien commun du genre humain tout
entier, et que, d'autre part, les biens communs tombent sous la détermination
de la loi, nous l'avons vu, il en résulte que cette union de l'homme et de la
femme, qui s'appelle le mariage, est déterminée par la loi. De quelle façon se
fait chez nous cette détermination, nous le dirons dans la troisième Partie de
cet ouvrage, lorsque nous traiterons du sacrement de mariage. - Puisque la
fornication est un accouplement fortuit, ayant lieu en dehors du mariage, elle
est donc contre le bien de l'enfant à élever. C'est pourquoi elle est péché
mortel.
Cette conclusion
conserve sa valeur même si le fornicateur qui a connu la femme pourvoit
suffisamment a l'éducation de l'enfant. Car ce qui tombe sous la détermination
de la loi est jugé selon ce qui arrive communément, et non ce qui peut arriver
dans tel cas particulier.
Solutions :
1. La fornication est mise au nombre de ces pratiques, non
parce qu’elle constitue une même espèce de faute, mais parce que de telles
pratiques pouvaient diviser juifs et païens et les empêcher de s'entendre. En
effet, chez les païens, la fornication simple n'était pas considérée comme
illicite, à cause de la corruption de la raison naturelle, tandis que les Juifs,
instruits par la loi divine, l'estimaient illicite. Quant aux autres pratiques,
les Juifs les avaient en horreur, à cause d'habitudes héritées de l'observance
de la Loi. C'est la raison pour laquelle les Apôtres les interdirent aux païens,
non comme étant en elles-mêmes illicites, mais comme faisant horreur aux Juifs,
nous l'avons déjà dit.
2. On dit que la fornication est un péché en tant qu'elle est
contraire à la droite raison. Mais la raison de l'homme est droite selon
qu'elle se règle sur la volonté divine, qui est la première et suprême règle.
C'est pourquoi ce que l'homme fait parce que Dieu le veut, en obéissant à son
commandement, n'est pas contraire à la droite raison, quoique semblant aller
contre l'ordre commun de la raison de même que ce qui se fait miraculeusement
par la puissance divine n'est pas contraire à la nature, quoique ce soit contre
le cours commun de la nature. Et c'est pourquoi Abraham ne pécha point en
voulant immoler son fils innocent, car il obéissait à Dieu, quoique cela, considéré
en soi, fût communément contraire à la rectitude de la raison humaine ; et de
même Osée ne pécha pas en forniquant sur l'ordre de Dieu. Une telle union
charnelle ne doit pas être appelée proprement une fornication, quoiqu’elle soit
appelée ainsi par référence à l'usage commun.
Ainsi saint Augustin
écrit-il : "Quand Dieu donne un ordre qui heurte les moeurs ou les
habitudes de qui que ce soit, même si cela ne s'est jamais fait, il faut le
faire." Et peu après il ajoute : "De même que dans la société humaine
le pouvoir supérieur doit être obéi des pouvoirs inférieurs, de même Dieu doit
être obéi par tous."
3. Abraham et Jacob s'approchèrent de ces servantes, mais ce
n'était pas pour un acte de fornication, comme nous le verrons plus tard quand
il sera question du mariage. - En revanche, il n'est pas nécessaire d'excuser
Juda de péché, lui qui fut aussi responsable de la vente de Joseph.
4. La fornication simple est contraire à l'amour du prochain
en ce qu'elle s'oppose au bien de la progéniture à naître, nous venons de le
montrer. Si elle contribue à la génération, ce n'est pas selon ce qu'il faut à
l'enfant qui va naître.
5. En accomplissant des oeuvres de piété, celui qui subit la
lubricité de la chair se libère de la perdition éternelle ; en effet, par ces
oeuvres, il se dispose à obtenir une grâce de conversion, et par elles il fait
réparation pour le péché sensuel qu'il a commis. Mais il ne faut pas croire
qu'il serait libéré par ses oeuvres de piété s'il persévérait dans son péché
jusqu'à la mort, sans se convertir.
6. Un seul accouplement peut donner naissance à un être
humain. C'est pourquoi le désordre de l'acte charnel, qui fait obstacle au bien
de l'enfant à naître, est péché mortel en raison même de l'acte, et non
seulement en raison du désordre de la convoitise. Tandis qu'un seul repas ne
fait pas obstacle au bien de toute la vie d'un homme ; et c'est pourquoi un
acte de gourmandise n'est pas, à considérer seulement son genre, péché mortel.
Il le serait en revanche si quelqu'un mangeait sciemment une nourriture qui
changerait la condition de sa vie tout entière : ce qui fut le cas pour Adam. -
Cependant la fornication n'est pas le moindre des péchés appartenant à la
luxure. En effet, l'union charnelle avec son épouse lorsqu'elle se fait sous la
poussée d'un désir désordonné, est moins grave.
Objections :
1. Il semble bien. En effet, un péché semble d'autant plus
grave qu'il procède d'une plus grande convoitise. Or le plus grand désir
charnel se trouve dans la fornication. En effet la Glose, commentant saint Paul
(1 Co 6, 18), dit que l'ardeur du désir charnel atteint son maximum dans la
luxure. Il semble donc que la fornication soit le péché le plus grave.
2. Quelqu'un pèche d'autant plus gravement qu'il commet une
faute envers un être qui lui est plus proche. Ainsi celui qui frappe son père
pèche plus gravement que celui qui frappe un étranger. Or, dit saint Paul (1 Co
6, 18), "celui qui fornique pèche contre son propre corps", l'être
qui lui est le plus uni. Il semble donc que la fornication soit le péché le
plus grave.
3. Plus un bien est grand, plus le péché qui se commet contre
lui semble grave. Or le péché de fornication semble aller contre le bien du
genre humain tout entier, comme on le déduit de l’article précédent. Il va
aussi contre le Christ, si l'on en croit saint Paul (1 Co 6, 15) : "J'irais
prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ?" La
fornication est donc le péché le plus grave.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que les péchés de la chair sont moins coupables que les péchés de l'esprit.
Conclusion :
La gravité du
péché peut se prendre de deux points de vue : en soi, ou selon une
considération accidentelle. En soi, la gravité du péché est prise en raison de
son espèce, qui s'apprécie selon le bien auquel le péché s'oppose. Or la
fornication va contre le bien de l'homme qui va naître. C'est pourquoi elle est
un péché plus grave selon son espèce que les péchés contre les biens extérieurs,
comme le vol ou autres péchés de ce genre. Mais elle est moins grave que les
péchés qui vont directement contre Dieu, et que le péché contre la vie de
l'homme déjà né, comme l'homicide.
Solutions :
1. Le désir charnel qui aggrave le péché est celui qui
consiste dans l'inclination de la volonté. Au contraire le désir charnel qui
est dans l'appétit sensible diminue le péché, car le péché est d'autant plus
léger que celui qui pèche est entraîné par une plus grande passion. Or c'est de
cette manière que le désir charnel, dans la fornication, est le plus grand. Aussi
saint Augustin dit : "Parmi toutes les guerres des chrétiens, les plus
dures sont les combats de la chasteté, où la lutte est quotidienne, mais rare
la victoire." Et Isidore dit : "Le genre humain est davantage soumis
au diable par la luxure de la chair que par tout autre chose." Car il est
très difficile de vaincre la violence de cette passion.
2. On dit que celui qui fornique pèche "contre son corps",
non seulement parce que le plaisir de la fornication se consomme dans la chair,
ce qui a lieu aussi dans la gourmandise, mais aussi parce que celui qui
fornique agit contre le bien de son propre corps, en tant qu'il le laisse aller
et le souille de façon illicite, et l'accouple à un autre. Ce n'est pas
cependant une raison pour conclure que la fornication est le péché le plus
grave. Car dans l'homme la raison l'emporte en valeur sur le corps, c'est
pourquoi, si le péché s'oppose davantage à la raison, il est plus grave.
3. La péché de fornication va contre le bien de l'espèce
humaine en tant qu'il entrave la génération individuelle d'un homme destiné à
naître. Mais celui qui participe déjà en acte à l'espèce appartient à la raison
de l'espèce plus que celui qui n'est homme qu'en puissance. De ce point de vue
l'homicide est plus grave que la fornication et que toutes les espèces de
luxure, comme s'opposant davantage au bien de l'espèce humaine. - Mais le bien
divin est plus grand que le bien de l'espèce humaine. C'est pourquoi les péchés
qui vont contre Dieu sont encore plus graves. - La fornication n'est pas
directement un péché contre Dieu, comme si celui qui fornique se proposait
d'offenser Dieu : elle l'est seulement par voie de conséquence, comme tous les
péchés mortels. De même en effet que les membres de notre corps sont les
membres du Christ, de même aussi notre esprit, qui ne fait qu'un avec le Christ
comme l'affirme saint Paul (1 Co 6, 17) : "Celui qui s'unit au Seigneur
n'est avec lui qu'un seul esprit." C'est pourquoi les péchés spirituels
sont également plus contraires au Christ que la fornication.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Paul déclare (Ep 5, 3) : "Quant
à la fornication, à l'impureté sous toutes ses formes, ou encore à la cupidité,
que leurs noms ne soient même pas prononcés parmi vous ; c'est ce qui convient."
Ensuite il ajoute l'obscénité - et la Glose commente, "comme dans les
baisers" et les "étreintes", les sots discours - selon la Glose :
"les paroles caressantes" ; les bouffonneries - selon la Glose :
"Ce que la cour demande aux fous, c'est-à-dire la farce." Un peu plus
loin saint Paul ajoute encore : "Sachez-le bien, ni le fornicateur, ni
l'impudique, ni le cupide n'ont droit à l'héritage dans le royaume du Christ et
de Dieu." Ici saint Paul ne rappelle plus l'obscénité, les sots discours
et la bouffonnerie. Ce ne sont donc pas des péchés mortels.
2. La fornication est qualifiée de péché mortel parce qu'elle
fait obstacle au bien de la progéniture à engendrer et à élever. Mais les
baisers, les attouchements et les étreintes n'y font rien. Il ne peut donc s'y
trouver de péché mortel.
3. Les actes qui sont en soi des péchés mortels ne peuvent
jamais être bons. Or les baisers, les attouchements, etc., peuvent parfois être
sans péché. Ils ne sont donc pas en soi des péchés mortels.
Cependant :
Le regard sensuel
est moindre que l'attouchement, l'étreinte ou le baiser. Or le regard
libidineux est péché mortel, selon saint Matthieu (5, 28) : "Quiconque
regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son coeur l'adultère avec
elle." Encore bien plus par conséquent le baiser sensuel et autres actes
semblables, sont-ils des péchés mortels.
Saint Cyprien
écrit : "Déjà le seul fait de partager la même couche, de s'embrasser, de
tenir des conversations, de se donner des baisers, et de dormir à deux dans le
même lit, quelle honte et quel crime !" Par tout cela, l'homme se rend
donc coupable de crime, c'est-à-dire de péché mortel.
Conclusion :
Un acte est
qualifié de péché mortel de deux façons. D'une première façon, selon son
espèce. De cette façon, le baiser, l'embrassement ou l'attouchement, selon leur
espèce, ne désignent pas un péché mortel. Ils peuvent en effet être faits sans
désir charnel, soit à cause des coutumes du pays, soit en raison d'une
nécessité ou pour une cause raisonnable.
D'une autre façon,
une chose est dite péché mortel en raison de sa cause. Ainsi par exemple celui
qui fait l'aumône pour entraîner quelqu'un dans l'hérésie pèche mortellement en
raison de l'intention corrompue. Or nous avons dit plus haut que le
consentement au plaisir du péché mortel est aussi un péché mortel, et non
seulement le consentement à l'acte. Ainsi donc, comme la fornication est péché
mortel, et plus encore les autres espèces de luxure, il en résulte que le
consentement au plaisir de ce péché est péché mortel, et non seulement le
consentement à l'acte. C'est pourquoi, lorsque les baisers, les étreintes et
actions semblables sont faits en vue du plaisir sexuel, ce sont péchés mortels.
C'est dans ce cas seulement qu'ils sont dits libidineux. Ainsi de tels actes, selon
qu'ils sont libidineux, sont péchés mortels.
Solutions :
1. Saint Paul ne rappelle pas ces trois actes parce qu'ils ne
reçoivent le nom de péché que dans la mesure où ils conduisent aux actes nommés
précédemment.
2. Les baisers et les attouchements, bien qu'en soi ils
n'empêchent pas le bien de la progéniture, procèdent néanmoins du désir sensuel,
qui est la racine de cet empêchement. C'est à cause de cela qu'ils ont raison
de péché mortel.
3. Cet argument permet seulement de conclure que de tels actes
ne sont pas des péchés selon leur espèce.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. En effet, le mérite et le démérite
concernent le même objet. Or on peut acquérir des mérites en dormant. Il en fut
ainsi de Salomon qui, en dormant, obtint du Seigneur le don de sagesse, dit la
Bible (1 R 3, 5 ; 2 Ch 1, 7). Donc on peut démériter en dormant. Il semble donc
que la pollution nocturne soit un péché.
2. Tout homme ayant l'usage de la raison peut pécher. Or, en
dormant, on conserve l'usage de la raison, car fréquemment on raisonne dans le
sommeil, on préfère une chose à une autre, on donne son accord ou son
désaccord. Et ainsi le sommeil n'empêche pas que la pollution nocturne soit un
péché, puisque, par le genre de l'acte, elle est un péché.
3. C'est en vain qu'on réprimande ou qu'on instruit celui qui
ne peut agir selon la raison ou contre la raison. Or l'homme est instruit ou
réprimandé par Dieu dans le sommeil, comme on le voit dans le livre de Job (33,
15) : "Par des songes, par des visions nocturnes, quand une torpeur s'abat
sur les humains et qu'ils sont endormis sur leur couche, alors Dieu parle à
l'oreille de l'homme et lui donne ses instructions." Dans le sommeil on
peut donc agir selon la raison ou contre la raison, ce qui signifie agir bien
ou pécher. Il semble donc que la pollution nocturne soit un péché.
Cependant :
Voici ce que dit
saint Augustin : "L'image qui naît dans la pensée de celui qui parle de
ces choses apparaît dans le rêve avec un tel relief qu'on ne la distingue plus
d'une véritable union charnelle, si bien que la chair s'émeut aussitôt et que
s'ensuivent les effets qui sont les conséquences ordinaires de ce mouvement. En
cela il n'y a pas davantage péché qu'il n'y a péché à parler de ces choses à
l'état de veille, car on ne peut évidemment en parler sans y penser."
Conclusion :
On peut considérer
la pollution nocturne de deux façons. Premièrement, en elle-même. De cette
façon elle n'a pas raison de péché. En effet tout péché dépend du jugement de
la raison, parce que même le premier mouvement de la sensualité ne peut être un
péché que dans la mesure où il peut être réprimé par le jugement de la raison.
C'est pourquoi, quand le jugement de la raison est supprimé, la raison de péché
est enlevé. Or, dans le sommeil, la raison n'a pas son jugement libre. Il n'est
personne en effet qui, en dormant, ne se porte vers quelque représentation
imagée comme vers les choses elles-mêmes nous l'avons montré dans la première
Partie. C'est pourquoi ce que l'homme fait en dormant, alors qu'il n'a pas le
libre jugement de la raison, ne lui est pas imputé à péché ; de même non plus
ce que fait le furieux ou le dément.
D'autre part, on
peut considérer la pollution nocturne par rapport à la cause, laquelle peut
être triple.
1° D'abord, corporelle.
En effet, lorsque le liquide séminal est en surabondance dans le corps ou
lorsqu'il se fait une éjection de ce liquide, soit par la trop grande chaleur
du corps, soit par n'importe quel autre trouble, le dormeur songe à ce qui se
rattache à l'éjaculation de cette humeur surabondante ou plus liquide, comme il
arrive aussi quand la nature est alourdie par quelque autre surplus ; en sorte
que se forment parfois dans l'imagination des images se rapportant à leur
éjection. Donc, si la surabondance d'un tel liquide provient d'une cause
coupable, par exemple d'un excès de nourriture ou de boisson, alors la
pollution nocturne a raison de faute du fait de sa cause. Mais si la
surabondance ou éjection d'un tel liquide n'est pas l'effet d'une cause
coupable, la pollution nocturne n'est pas coupable, ni en elle-même ni dans sa
cause.
2° Une autre cause
de pollution nocturne peut être intérieure à l'âme, lorsqu'il arrive par
exemple que celui qui dort ait une pollution par suite de pensées antérieures.
Mais la pensée qui précède dans l'état de veille est parfois purement
spéculative, par exemple lorsque l'on pense aux péchés charnels à cause d'un
débat théologique ; parfois au contraire elle s'accompagne d'un mouvement de
convoitise ou de répulsion. Or la pollution se produit de préférence quand on a
pensé aux vices charnels en convoitant de tels plaisirs, car, dans ce cas, une
certaine trace et inclination demeure dans l'âme, en sorte que le dormeur est
conduit plus facilement dans son imagination à consentir aux actes qui amènent
la pollution. C'est en ce sens qu'Aristote dit : "Dans la mesure où
certains actes passent insensiblement de l'état de veille à l'état de sommeil, les
songes des gens de bien sont meilleurs que ceux du premier venu." De même
saint Augustin dit : "A cause de la bonne inclination de l'âme, certains
de ses mérites peuvent, même dans le sommeil, sa manifester avec éclat." Et
ainsi il est clair que la pollution nocturne a raison de faute du côté de sa
cause. - Cependant il arrive parfois qu'à la suite d'une pensée concernant des
actes charnels, même spéculative ou accompagnée de répulsion, une pollution se
produise dans le sommeil. Elle n'a pas alors raison de faute, ni en elle-même
ni dans sa cause.
3° Il existe
encore une troisième cause qui est spirituelle et extrinsèque, lorsque, par
exemple, sous l'action du démon les représentations imaginaires du dormeur sont
troublées en vue d'un tel effet. Cela vient parfois d'un péché antérieur, lorsqu'on
a négligé de se prémunir contre les illusions du démon. C'est pourquoi on
chante le soir à Complies : "Empêche notre ennemi de souiller nos corps."
- Mais parfois c'est sans aucune faute de l'homme et par la seule malice du
démon. Dans les Conférences des Pères, on peut lire le cas de ce moine
qui, les jours de fête, souffrait toujours d'une pollution nocturne que le
diable provoquait pour l'empêcher de s'approcher de la sainte communion.
Ainsi donc il
apparaît que la pollution nocturne n'est jamais un péché, mais parfois la
séquelle d'un péché antérieur.
Solutions :
1. Ce n'est pas par son sommeil que Salomon a mérité que Dieu
lui donne la sagesse, mais ce fut le signe d'un désir qui avait précédé. C'est
pourquoi, selon saint Augustin, il est écrit que cette demande avait plu à
Dieu.
2. Selon que les facultés sensitives intérieures sont plus ou
moins appesanties par le sommeil, selon l'agitation ou la pureté des vapeurs, l'usage
de la raison est plus ou moins entravé chez le dormeur. Il y a cependant
toujours quelque empêchement qui ne lui permet pas d'avoir un jugement tout à
fait libre, comme nous l'avons dit dans la première Partie. C'est pourquoi on
ne peut lui imputer à péché ce qu'il fait alors.
3. L'appréhension de la raison n'est pas empêchée dans le
sommeil de la même manière que son jugement, car celui-ci s'accomplit par
recours aux choses sensibles, premiers principes de la connaissance humaine.
C'est pourquoi rien n'empêche que l'homme, en dormant, appréhende selon la
raison quelque chose de nouveau, soit à partir de ce qui reste des pensées
antérieures et à partir des images qui se présentent, soit encore à partir
d'une révélation divine, ou d'une suggestion d'un ange, bon ou mauvais.
Objections :
1. Il ne semble pas que le stupre doive être placé parmi les
espèces de la luxure. En effet, il implique "la défloration illicite d'une
vierge", selon les Décrets. Mais cela peut avoir lieu entre un
homme libre de tout lien et une femme qui l'est aussi, ce qui ressortit à la
fornication. Le stupre ne doit donc pas être considéré comme une espèce de la
luxure, distinguée de la fornication.
2. Comme dit saint Ambroise : "Que personne ne se flatte
d'échapper aux lois humaines : tout stupre est un adultère." Or, parmi les
espèces qui se distinguent par opposition, l'une n'est pas comprise dans
l'autre. Donc, puisque l'adultère est une espèce de la luxure, il semble que le
stupre ne doive pas être considéré comme une autre espèce.
3. Causer du dommage à quelqu'un semble relever davantage de
l'injustice que de la luxure. Or celui qui commet le stupre cause un dommage à
autrui, c'est-à-dire au père de la jeune fille qu'il déshonore, lequel peut
considérer qu'un dommage lui a été fait, et intenter une action en justice
contre le séducteur. Le stupre ne doit donc pas être considéré comme une espèce
de la luxure.
Cependant :
Le stupre consiste
exactement dans l'acte sexuel par lequel une vierge est déflorée. La luxure
portant exactement sur les choses sexuelles, il semble donc que le stupre soit
une espèce de la luxure.
Conclusion :
Lorsque, concernant
la matière d'un vice, une difformité spéciale se rencontre, on doit parler
d'une espèce déterminée de ce vice. Or la luxure, on l'a vu, est un péché
relatif au domaine sexuel. Quand une vierge, se trouvant sous la garde
paternelle, est déflorée, on rencontre une difformité spéciale. Tant du côté de
la jeune fille qui, du fait qu'elle est déflorée sans qu'aucun contrat de
mariage ait précédé, se trouve empêchée de conclure par la suite un mariage
légitime, et mise sur la voie de la prostitution, dont elle se gardait pour ne
pas perdre le sceau de sa virginité. Tant du côté du père, qui a la charge de
la garder selon l'Ecclésiastique (42, 11) : "Ta fille est légère ?
Surveille-la bien, qu'elle n'aille pas faire de toi la risée de tes ennemis."
Il est donc manifeste que le stupre, qui comporte la défloration illicite des
vierges vivant sous la garde de leurs parents, est une espèce déterminée de la
luxure.
Solutions :
1. Bien que la vierge soit libre du lien matrimonial, elle
n'est pas libre cependant de la puissance paternelle. En outre, le sceau de la
virginité, qui ne doit être enlevé que par le mariage, constitue un empêchement
spécial à l'union charnelle par fornication. C'est pourquoi le stupre n'est pas
une fornication simple, comme l'union charnelle "avec des prostituées",
donc avec des femmes déjà déflorées, comme le montre saint Paul (2 Co 12, 21) :
"Ceux qui n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de
fornication, etc."
2. Saint Ambroise entend le mot "stupre" dans un autre
sens : selon que ce mot est pris de façon générale pour désigner tout péché de
luxure. Le stupre désigne donc ici l'union charnelle d'un homme marié avec
toute autre femme que son épouse. On le voit par ce que saint Ambroise dit
ensuite : "Ce qui n'est pas permis à la femme n'est pas permis non plus à
l'homme." C'est ainsi que l'entend également le texte des Nombres (5, 13) :
"Si un homme, à l'insu du mari, a couché avec une femme, si donc elle est
déshonorée dans le secret, sans qu'il y ait de témoins contre elle et sans
qu'on l'ait surprise dans le stupre, etc."
3. Rien n'empêche qu'un péché devienne plus difforme par
l'adjonction d'un autre. C'est le cas du péché de luxure qui devient plus
difforme quand s'y adjoint un péché d'injustice, car la convoitise qui ne
s'abstient pas du délectable pour éviter l'injustice semble être plus
désordonnée. Or le stupre comporte une double injustice qui lui est adjointe.
Une injustice du côté de la vierge. Même si le séducteur ne lui fait pas
violence, il la déprave cependant, et il est tenu à lui faire réparation. C'est
pourquoi on peut lire dans l'Exode (22, 16) : "Si quelqu'un séduit une
vierge non encore fiancée et couche avec elle, il devra verser le prix et la
prendre pour épouse. Si le père de la jeune fille refuse de la lui accorder, le
séducteur versera une somme d'argent équivalent au prix fixé pour les vierges."
Il commet une
autre injustice à l'égard du père de la jeune fille. C'est pourquoi il est tenu,
selon la loi, à une peine à son endroit. On peut lire dans le Deutéronome (22, 28)
: "Si un homme rencontre une jeune fille vierge qui n'est pas fiancée, la
saisit et couche avec elle, pris sur le fait, l'homme qui a couché avec elle
donnera au père de la jeune fille cinquante pièces d'argent ; elle sera sa
femme, puisqu'il a usé d'elle, et il ne pourra jamais la répudier." Et
cela, "pour qu'il ne semble pas qu'on lui ai fait outrage", dit saint
Augustin.
Objections :
1. Il ne semble pas être une espèce de la luxure distincte du
stupre. Isidore dit en effet que "le rapt est de façon précise l'union
charnelle illicite : il vient du mot "corrompre". Il s'ensuit que
celui qui réussit un rapt jouit de son stupre". Il semble donc que le rapt
ne doit pas être considéré comme une espèce de la luxure distincte du stupre.
2. Le rapt semble comporter une certaine violence. On dit en
effet dans les Décrets - que "le rapt est commis lorsque par
violence on enlève une jeune fille de la maison de son père, afin de la
déflorer et d'en faire sa femme". Mais faire violence à quelqu'un n'a
qu'un rapport accidentel avec la luxure, qui a trait, de soi, à la jouissance
de l'union charnelle. Le rapt ne semble donc pas devoir être donné comme une
espèce déterminée de la luxure.
3. Le péché de luxure est maîtrisé par le mariage. En effet, saint
Paul écrit (1 Co 7, 2) : "En raison du péril d'impudicité, que chaque
homme ait sa femme..." Or le rapt empêche de se marier ensuite. Il est dit
en effet au Concile de Meaux : "On a décidé que ceux qui enlèvent des femmes,
s'en emparent ou les séduisent, ne les aient en aucune façon pour épouses, même
si, par la suite, ils les ont reçues en mariage avec le consentement de leurs
parents." Le rapt n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure.
4. On peut s'unir à son épouse sans péché de luxure. Or le
rapt peut être commis si, de manière violente, on enlève sa femme de la maison
paternelle et si on la connaît charnellement. Le rapt n'est donc pas une espèce
déterminée de la luxure.
Cependant :
Pour Isidore
"le rapt est une union charnelle illicite". Or c'est là un péché de
luxure. Le rapt est donc une espèce de celle-ci.
Conclusion :
Le rapt, tel que
nous en parlons maintenant, est une espèce de la luxure. Parfois, il est vrai, le
rapt rejoint le stupre ; parfois aussi le rapt se trouve sans le stupre ; et
parfois le stupre existe sans le rapt. Ils se rejoignent quand on fait violence
à une vierge pour la déflorer illicitement. Cette violence est parfois commise
tant à l'égard de la vierge elle-même qu'à l'égard du père ; parfois elle est
commise à l'égard du père, mais non à l'égard de la vierge, lorsque par exemple
celle-ci consent à être enlevée par violence de la maison paternelle. La
violence du rapt diffère encore d'une autre façon ; car parfois la jeune fille est
enlevée de force de la maison paternelle et violée contre son gré ; et parfois,
même si elle est enlevée de force, elle n'est pas cependant souillée par la
violence, mais de son plein gré, soit que cela se fasse dans une union par
fornication, ou dans une union matrimoniale. Quelle que soit en effet la façon
dont la violence se présente, la raison de rapt se trouve vérifiée. - On
rencontre aussi le rapt sans défloration ; si par exemple le ravisseur s'empare
d'une veuve ou d'une fille qui n'est plus vierge. C'est pourquoi le pape
Symmaque dit : "Nous maudissons les ravisseurs des veuves ou des vierges, pour
la monstruosité d'un tel crime." - On rencontre enfin le stupre sans le
rapt, quand quelqu'un déflore illicitement une vierge sans avoir fait intervenir
la violence.
Solutions :
1. Comme la plupart du temps le rapt se rencontre avec le
stupre, il arrive parfois que l'on prenne l'un pour l'autre.
2. Si l'on fait violence, cela semble provenir de l'intensité
de la convoitise, qui conduit à ne pas fuir le péril.
3. Il faut parler différemment du rapt des jeunes filles qui
sont fiancées, et du rapt de celles qui ne le sont pas. En effet, celles qui
sont fiancées doivent être rendues à leur promis, qui ont un droit sur elles en
raison des fiançailles mêmes. Mais celles qui ne sont pas fiancées doivent être
rendues d'abord au pouvoir paternel, et alors, selon la volonté des parents, on
peut licitement les recevoir pour épouses. Mais si l'on agit autrement, le
mariage est contracté illicitement ; quiconque en effet ravit un bien est tenu
à restitution. Le rapt ne rompt pas cependant le mariage déjà contracté, même
s'il empêche celui qui doit être contracté.
Ce qui est dit
dans le Concile dont on parle l'a été en abomination de ce crime, et a été
abrogé. C'est pourquoi saint Jérôme déclare le contraire : "On peut
trouver dans l'Écriture trois genres de mariages légitimes. Le premier, lorsqu'une
vierge chaste ayant gardé sa virginité est donnée légitimement à un homme. Le
deuxième, lorsqu'une vierge a été enlevée dans la ville par un homme et a été
contrainte par lui à l'union charnelle ; si telle est la volonté du père, cet
homme la dotera autant que le père le voudra, et il paiera le prix de sa
pudicité. Le troisième enfin, lorsque la femme lui est refusée et accordée à un
autre par la volonté du père." - Ou bien on peut l'entendre de celles qui
sont fiancées et surtout en raison des verbes au présent.
4. Le fiancé, en raison des fiançailles mêmes, a des droits
sur sa fiancée. C'est pourquoi, bien qu'il pèche en faisant violence, il est
cependant excusé du crime de rapt. Aussi le pape Gélase précise-t-il : "Cette
loi des anciens chefs disait qu'un rapt était commis, lorsqu'une jeune fille
était enlevée sans que rien eût été fait au sujet de ses noces."
Objections :
1. Il semble que l'adultère ne soit pas une espèce déterminée
de la luxure, distincte des autres. On parle en effet d'"adultère" (adulterium)
quand quelqu'un s'approche "d'une autre" (ad alteram) comme
de la sienne, dit une glose sur l'Exode. Mais une autre femme que la sienne
peut être de différentes conditions : ce peut être une vierge se trouvant sous
le pouvoir paternel, ou une prostituée, ou une femme de tout autre condition.
Il ne semble donc pas que l'adultère soit une espèce de la luxure distincte des
autres.
2. Saint Jérôme dit que "peu importe pour quelle raison
on délire". Selon Sixte le pythagoricien, "est adultère l'amant trop
ardent de sa femme". Et semblablement de toute autre femme. Or, en toute
luxure, il y a un amour plus ardent qu'il n'est dû. L'adultère se trouve donc
en toute luxure, et l'on ne doit pas en faire une espèce particulière de la
luxure.
3. Là où l'on aperçoit la même raison de difformité, il ne
semble pas qu'il y ait une autre espèce de péché. Or dans le stupre comme dans
l'adultère il semble qu'il y ait une même raison de difformité : ici et là, on
viole une femme soumise au pouvoir d'un autre.
Cependant :
Le pape saint Léon
dit que "l'adultère est commis lorsque, poussé par sa propre convoitise
charnelle ou avec le consentement de l'autre, on couche avec un autre ou une
autre contrairement au pacte conjugal". Or cela comporte une difformité
spéciale de luxure. L'adultère est donc une espèce déterminée de la luxure.
Conclusion :
L'adultère, comme
le mot l'indique, est "l'action de s'approcher d'un lit étranger" (ad
alienum forum). En cela on commet une double faute contre la chasteté et
contre le bien de la génération humaine. Une première faute parce qu'on
s'approche d'une femme qui ne nous est pas liée par le mariage, ce qui est
requis pour le bien de l'éducation de ses propres enfants. Une autre faute
parce qu'on s'approche d'une femme qui est liée par le mariage à un autre, et
qu'on empêche ainsi le bien des enfants de cet autre. Il en est de même de la
femme mariée qui se souille par l'adultère. C'est pourquoi on lit dans
l'Ecclésiastique (23, 23) : "Toute femme pèche en étant infidèle à son
mari. Tout d'abord elle a désobéi à la loi du Très-Haut (où se trouve le
précepte : "Tu ne commettras pas l'adultère") - ; ensuite elle est
coupable envers son mari (parce qu'elle lui enlève toute certitude au sujet de
ses enfants) ; en troisième lieu elle s'est souillée par l'adultère et a conçu
des enfants d'un étranger" - ce qui va contre le bien de sa propre
progéniture. Le premier point est commun à tous les péchés mortels ; les deux
autres appartiennent spécialement à la difformité de l'adultère. Il est donc
manifeste que l'adultère est une espèce déterminée de la luxure, comme ayant
une difformité spéciale en ce qui concerne les actes sexuels.
Solutions :
1. Le péché de celui qui a une épouse et qui s'approche d'une
autre femme peut être nommé par rapport à lui, et alors c'est toujours un
adultère, car il agit contre la fidélité du mariage ; soit par rapport à la
femme de laquelle il s'approche. Alors c'est parfois un adultère quand par
exemple l'homme marié s'approche de l'épouse d'un autre ; et parfois son péché
est un stupre, ou une autre faute, selon les différentes conditions des femmes
dont il s'approche. Or on a dit plus haut que les espèces de luxure se prennent
selon les différentes conditions de la femme.
2. Le mariage est spécialement ordonné, nous l'avons dit, au
bien de la progéniture humaine. Or l'adultère est spécialement contraire au
mariage en tant qu'on viole la loi du mariage que l'on doit à son conjoint. Et
parce que celui qui est l'amant trop ardent de son épouse agit contre le bien
du mariage, en pratiquant celui-ci d'une manière déshonnête, quoique sans
violer la fidélité, il peut d'une certaine façon être appelé adultère, et
davantage même que celui qui est l'amant passionné de la femme d'un autre.
3. L'épouse est au pouvoir du mari comme unie à lui par le
mariage. La jeune fille est au pouvoir du père comme devant être unie par lui
dans le mariage. C'est pourquoi le péché d'adultère va contre les liens du
mariage d'une façon différente que le péché de stupre. Et pour cette raison ils
sont considérés comme des espèces différentes de la luxure.
Quant aux autres
questions concernant l'adultère, on en parlera dans la troisième Partie, quand
il sera traité du mariage.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas une espèce déterminée de la
luxure. En effet, "inceste" signifie "non chaste". Or, c'est
la luxure tout entière qui s'oppose à la chasteté. Il semble donc que l'inceste
ne soit pas une espèce de la luxure, mais la luxure elle-même.
2. Dans les Décrets il est dit que "l'inceste
consiste à abuser des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou
l'affinité". Mais l'affinité diffère de la consanguinité. L'inceste n'est
don pas une seule espèce de la luxure, mais plusieurs.
3. Ce qui, de soi, n'implique pas quelque difformité ne
constitue pas une espèce déterminée de vice. Or s'approcher des consanguins ou
des alliés n'est pas de soi quelque chose de difforme : autrement cela n'eût
été permis à aucune époque. L'inceste n'est donc pas une espèce déterminée de
la luxure.
Cependant :
Les espèces de la
luxure se distinguent selon la condition des femmes dont on abuse. Or dans
l'inceste est impliquée une condition spéciale de la femme, puisque c'est, on
vient de le dire, "l'abus des femmes auxquelles on est lié par la
consanguinité ou l'affinité". L'inceste est donc une espèce déterminée de
luxure.
Conclusion :
Nous l'avons dit, il
est nécessaire de trouver une espèce déterminée de la luxure là où l'on trouve
quelque chose qui s'oppose à l'usage licite des réalités sexuelles. Or, dans
les relations avec des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou
l'affinité, on trouve quelque chose qui ne convient pas à l'union charnelle, et
cela pour une triple raison.
La première, c'est
que l'homme doit naturellement un certain respect à ses parents, et par
conséquent aux consanguins, car ils tirent, de façon proche, leur origine des
mêmes parents. C'est à tel point que dans l'Antiquité, comme le rapporte Valère
Maxime, il n'était pas permis à un fils de se baigner en même temps que son
père, de peur que tous deux ne se voient nus. Or il est évident, d'après ce que
nous avons dit que c'est surtout les actes sexuels qui comportent une certaine
honte contraire au respect ; aussi est-ce de ces actes que les hommes
rougissent. C'est pourquoi il est inconvenant que l'union charnelle se fasse
entre de telles personnes. C'est cette raison qui semble exprimée dans le
Lévitique, où il est dit (18, 7) : "C'est ta mère ; tu ne découvriras pas
sa nudité." Et ensuite on dit la même chose pour les autres parents.
La deuxième raison,
c'est qu'il est nécessaire aux personnes liées par le sang de vivre ensemble ou
de se fréquenter. C'est pourquoi, si les hommes n'étaient pas détournés de
l'union charnelle, une trop grande occasion leur serait donnée de s'unir, et
ainsi leurs âmes s'amolliraient trop par la luxure. C'est la raison pour
laquelle, dans la loi ancienne, ces personnes obligées de vivre ensemble, semblent
avoir été spécialement objet de cette prohibition.
La troisième
raison, c'est qu'alors on empêcherait la multiplication des amis. En effet, lorsque
l'homme prend une épouse hors de sa parenté, tous les consanguins de sa femme
se lient à lui par une amitié spéciale, comme s'ils étaient ses propres
consanguins. C'est ainsi que saint Augustin peut dire : "Une très juste
raison de charité invite les hommes, pour qui la concorde est utile et
honorable, à multiplier leurs liens de parenté ; un seul homme ne devait pas en
concentrer trop en lui-même, il fallait les répartir entre sujets différents."
Aristote ajoute
encore une quatrième raison comme l'homme aime naturellement celle qui est du
même sang, si cet amour s'ajoutait à l'amour qui vient de l'union charnelle, l'ardeur
de l'amour deviendrait trop grande, et le stimulant du désir charnel
deviendrait extrême, ce qui est contraire à la chasteté.
Il est donc
évident que l'inceste est une espèce déterminée de la luxure.
Solutions :
1. Ce désordre avec des personnes qui nous sont liées
entraînerait au maximum la destruction de la chasteté, tant à cause de la
fréquence des occasions qu'à cause aussi de la trop grande ardeur d'amour, comme
on vient de le voir. C'est pourquoi ce désordre avec de telles personnes est
appelé "inceste" par excellence.
2. Une personne est liée avec quelqu'un par affinité à cause
de la personne qui lui est liée par le sang. C'est pourquoi, puisque l'affinité
existe à cause de la consanguinité, on trouve en l'une et l'autre une
inconvenance fondée sur la même raison.
3. Dans l'union charnelle des personnes qui sont liées par la
parenté il y a quelque chose d'indécent en soi et qui répugne à la raison
naturelle, comme par exemple que l'union charnelle se fasse entre parents et
enfants, dont la parenté est essentielle et immédiate. En effet c'est par
nature que les enfants doivent honorer leurs parents. C'est ainsi qu'Aristote
raconte qu'un cheval, qu'on avait fait par ruse s'accoupler avec sa mère, se
jeta de lui-même dans un précipice, comme frappé d'horreur, car même chez
certains animaux il existe un respect naturel à l'égard des parents.
Quant aux autres
personnes qui ne sont pas liées directement mais par degrés à leurs parents, l'indécence
de leur union ne tient pas à elles-mêmes ; en ce domaine la décence ou
l'indécence varie selon la coutume, la loi humaine ou divine. Car, nous l'avons
dit la pratique sexuelle, parce qu'elle est ordonnée au bien commun, est
soumise à la loi. C'est pourquoi saint Augustin, a pu dire que "plus
l'union charnelle entre frères et soeurs fut recommandable autrefois sous la
pression de la nécessité, plus elle devint par la suite condamnable par une
prohibition religieuse".
Objections :
1. Il semble que le sacrilège ne puisse être une espèce de la
luxure. En effet, une même espèce ne se trouve pas dans différents genres qui
ne sont pas subalternes. Or le sacrilège est une espèce de l'irréligion, comme
on l'a établi antérieurement. Le sacrilège ne peut donc pas être une espèce de
la luxure.
2. Dans les Décrets le sacrilège n'est pas placé parmi
les espèces de la luxure.
3. Si, par luxure, un attentat est commis contre une chose
sainte, cela arrive aussi par des vices d'autres genres. Or le sacrilège n'est
pas placé parmi les espèces de la gourmandise, ni parmi les espèces d'un autre
vice semblable. On ne doit donc pas davantage le placer parmi les vices de la
luxure.
Cependant :
Saint Augustin dit
: "De même qu'il est injuste de franchir les limites d'un champ par
avidité de posséder, de même il est injuste de renverser les barrières des
moeurs par convoitise des rapports sexuels." Or, franchir les limites d'un
champ dans un domaine sacré est un péché de sacrilège. Pour la même raison, renverser
les barrières des moeurs par convoitise des rapports sexuels dans un domaine
sacré constitue le vice de sacrilège. Or la convoitise des rapports sexuels
ressortit à la luxure. Le sacrilège est donc une espèce de la luxure.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit précédemment, l'acte d'une vertu ou d'un vice, lorsqu'il est ordonné à la
fin d'une autre vertu ou d'un autre vice, prend l'espèce de ceux-ci ; c'est
ainsi qu'un vol commis en vue d'un adultère passe dans l'espèce de l'adultère.
Or il est clair qu'observer la chasteté en vue du culte à rendre à Dieu est un
acte de religion - on le voit chez ceux qui vouent et gardent la virginité, comme
le montre saint Augustin. Il est donc manifeste que la luxure, lorsqu'elle
viole quelque chose qui appartient au culte divin, ressortit à l'espèce du
sacrilège. C'est de cette façon que le sacrilège peut être placé parmi les
espèces de la luxure.
Solutions :
1. La luxure, selon qu'elle est ordonnée à la fin d'un autre
vice, devient une espèce de ce vice. C'est ainsi qu'une espèce de la luxure
peut être aussi une espèce de l'irréligion, entrant pour ainsi dire dans un
genre supérieur.
2. Les Décrets énumèrent les fautes qui sont en
elles-mêmes des espèces de la luxure, mais le sacrilège est une espèce de la
luxure selon qu'il est ordonné à la fin d'un autre vice. Il peut d'ailleurs se
rencontrer avec différentes espèces de la luxure. Si en effet on abuse d'une
personne qui nous est liée selon la parenté spirituelle, on commet un sacrilège
par mode d'inceste. Mais si l'on abuse d'une vierge qui est consacrée à Dieu, en
tant qu'elle est une épouse du Christ, c'est un sacrilège par mode d'adultère ;
si c'est en tant qu'elle est commise à la garde d'un père spirituel, ce sera
une sorte de stupre de nature spirituelle ; et si l'on emploie la violence, ce
sera un rapt de nature spirituelle, qui, même selon les lois civiles, est puni
plus gravement qu'un autre rapt. C'est pourquoi l'empereur Justinien dit :
"Si quelqu'un a l'audace, je ne dis pas d'enlever, mais de violenter
seulement les vierges très saintes pour les épouser, qu'il soit frappé de la
peine capitale."
3. Le sacrilège est commis contre une chose sainte. Mais une
chose sainte peut être soit une personne consacrée que l'on convoite pour
coucher avec elle, et cela appartient alors à la luxure ; soit quelque chose
que l'on convoite pour se l'approprier, et cela appartient à l'injustice. Le
sacrilège peut encore appartenir à la colère, quand par exemple quelqu'un, par
colère, commet un préjudice envers une personne consacrée. Ou bien on commet un
sacrilège en absorbant par gourmandise une nourriture consacrée. Cependant on
attribue plus spécialement le sacrilège à la luxure, qui s'oppose à la chasteté,
que certaines personnes sont spécialement consacrées à observer.
Objections :
1. Il semble que le vice contre nature ne soit pas une espèce
de la luxure. En effet, dans l'énumération des espèces de la luxure que donne l’article
précédent, on ne fait pas mention du vice contre nature.
2. La luxure s'oppose à la vertu, et c'est de cette manière
qu'elle est comprise dans la malice. Or le vice contre nature n'est pas compris
dans la malice mais dans la bestialité, comme le montre Aristote. Le vice
contre nature n'est donc pas une espèce de la luxure.
3. La luxure porte sur les actes ordonnés à la génération
humaine, on l'a dit plus haut. Mais le vice contre nature porte sur des actes
qui ne peuvent être suivis de la génération. Le vice contre nature n'est donc
pas une espèce de la luxure.
Cependant :
Saint Paul énumère
ce vice parmi les autres espèces de luxure, quand il dit (2 Co 12, 21) :"...
Ils n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication et
d'impudicité." Et la Glose précise : "Impureté, c'est-à-dire luxure
contre nature."
Conclusion :
Comme on l'a vu
plus haut, il y a une espèce déterminée de luxure là où se rencontre une raison
spéciale de difformité rendant l'acte sexuel indécent. Mais cela peut exister
de deux façons : d'une première façon, parce que cela s'oppose à la droite
raison, ce qui est commun à tout vice de luxure ; d'une autre façon, parce que,
en outre, cela contredit en lui-même l'ordre naturel de l'acte sexuel qui
convient à l'espèce humaine ; c'est là ce qu'on appelle "vice contre
nature". Il peut se produire de plusieurs manières.
- D'une première
manière, lorsqu'en l'absence de toute union charnelle, pour se procurer le
plaisir vénérien, on provoque la pollution : ce qui appartient au péché
d'impureté que certains appellent masturbation.
- D'une autre
manière, lorsque l'on accomplit l'union charnelle avec un être qui n'est pas de
l'espèce humaine : ce qui s'appelle bestialité.
- D'une troisième
manière, lorsqu'on a des rapports sexuels avec une personne qui n'est pas du
sexe complémentaire, par exemple homme avec homme ou femme avec femme : ce qui
se nomme vice de Sodome.
- D'une quatrième
manière, lorsqu'on n'observe pas le mode naturel de l'accouplement, soit en
n'utilisant pas l'organe voulu soit en employant des pratiques monstrueuses et
bestiales pour s'accoupler.
Solutions :
1. En cet endroit on énumère les espèces de luxure qui ne
s'opposent pas à la nature humaine. C'est pourquoi on omet le vice contre
nature.
2. La bestialité diffère de la malice, qui s'oppose à la vertu
humaine, en ce qu'elle comporte un certain excès concernant la même matière.
C'est pourquoi elle peut être ramenée au même genre.
3. Le luxurieux ne recherche pas la génération humaine, mais
la jouissance sexuelle, que l'on peut éprouver sans les actes qui ont pour
suite la génération humaine. C'est ce qui est recherché dans le vice contre
nature.
Objections :
1. Il semble que le vice contre nature ne soit pas le péché
le plus grave parmi les espèces de la luxure. En effet, un péché est d'autant
plus grave qu'il est plus contraire à la charité. Or l'adultère, le stupre et
le rapt, qui portent préjudice au prochain, paraissent plus contraires à la
charité envers le prochain que les péchés contre nature, par lesquels on ne
porte aucun préjudice à autrui. Le péché contre nature n'est donc pas le péché
le plus grand parmi les espèces de la luxure.
2. Les péchés les plus graves paraissent ceux qui se
commettent contre Dieu. Or le sacrilège est directement commis contre Dieu, puisqu'il
s'attaque au culte divin. Le sacrilège est donc un péché plus grave que le vice
contre nature.
3. Un péché semble d'autant plus grave qu'il s'exerce sur une
personne que nous devons aimer davantage. Or, selon l'ordre de la charité, nous
devons aimer les personnes qui nous sont proches, lesquelles sont souillées par
l'inceste, plus que les personnes étrangères, lesquelles sont souillées par le
vice contre nature. L'inceste est donc un péché plus grave que le vice contre
nature.
4. Si le vice contre nature est le plus grave, il semble alors
qu'il soit d'autant plus grave qu'il est davantage contre nature. Or l'impureté
ou masturbation semble être davantage contre nature, puisque ce qui paraît plus
conforme à la nature est que l'agent et le patient soient différents. D'après
cela l'impureté serait donc le plus grave des péchés contre nature. Or cela est
faux. Donc les vices contre nature ne sont pas les plus graves parmi les péchés
de luxure.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "de tous les vices qui relèvent de la luxure, le pire est celui qui se
fait contre nature".
Conclusion :
En tout genre ce
qu'il y a de pire est la corruption du principe dont tout le reste dépend. Mais
les principes de la raison sont ce qui est conforme à la nature, car la raison,
compte tenu de ce qui est déterminé par la nature, dispose le reste selon ce
qui convient. Il en est ainsi dans le domaine spéculatif aussi bien que dans
celui de l'action. C'est pourquoi, de même que dans le domaine spéculatif
l'erreur concernant ce dont l'homme a naturellement la connaissance constitue
l'erreur la plus grave et la plus difforme, de même dans l'action agir contre
ce qui est déterminé selon la nature constitue ce qu'il y a de plus grave et de
plus difforme. Donc puisque, dans les vices contre nature, l'homme transgresse
ce qui est déterminé selon la nature quant aux activités sexuelles, il s'ensuit
qu'en une telle matière ce péché est le plus grave. - Après lui vient l'inceste
qui, nous l'avons dit, est contraire au respect naturel que nous devons à nos
proches.
Par les autres
espèces de la luxure on omet seulement ce qui est déterminé selon la droite
raison, les principes naturels restant saufs. Or ce qui répugne le plus à la
raison est d'utiliser le sexe non seulement à l'encontre de ce qui convient à
la progéniture qu'il faut engendrer, mais aussi en portant préjudice à autrui.
C'est pourquoi la fornication simple, qui se commet sans porter préjudice à une
autre personne, est la moindre parmi les espèces de la luxure. Si l'on abuse
d'une femme soumise au pouvoir d'un autre en vue de la génération, c'est une
injustice plus grave que si elle est seulement confiée à la garde de son
protecteur. C'est pourquoi l'adultère est plus grave que le stupre. - L'un et
l'autre sont aggravés par la violence. A cause de cela le rapt d'une vierge est
plus grave que le stupre, et le rapt d'une épouse plus grave que l'adultère. -
Et toutes ces fautes sont encore aggravées s'il y a sacrilège, nous l'avons dit.
Solutions :
1. De même que l'ordre de la raison droite vient de l'homme, de
même l'ordre de la nature vient de Dieu lui-même. C'est pourquoi dans les
péchés contre nature, où l'ordre même de la nature est violé, il est fait
injure à Dieu lui-même, l'ordonnateur de la nature. Aussi saint Augustin dit-il
: "Les turpitudes contre nature doivent être partout et toujours détestées
et punies, comme celles des habitants de Sodome.
Quand même tous
les peuples imiteraient Sodome, ils tomberaient tous sous le coup de la même
culpabilité, en vertu de la loi divine qui n'a pas fait les hommes pour user
ainsi d'eux-mêmes.
C'est violer
jusqu'à cette société qui doit exister entre Dieu et nous de souiller par les
dépravations de la sensualité la nature dont il est l'auteur."
2. Les vices contre nature sont aussi contre Dieu, on vient de
le dire. Et ils l'emportent d'autant plus sur la corruption du sacrilège, que
l'ordre de la nature humaine est plus primitif et plus stable que tout autre
ordre surajouté.
3. A tout individu la nature de l'espèce est plus étroitement
unie que n'importe quel individu. C'est pourquoi les péchés qui se commettent
contre la nature de l'espèce sont les plus graves.
4. Le péché par lequel on use mal de quelque chose est plus
grave que celui qui omet le bon usage de cette chose. C'est pourquoi, parmi les
vices contre nature, le péché d'impureté, qui consiste dans la seule omission
de l'union charnelle avec autrui occupe le dernier rang. - Mais le plus grave
est la bestialité, où l'on n'observe pas la relation requise avec l'espèce.
C'est pourquoi, sur ce passage de la Genèse (37, 2 Vg) : "Il accusa ses
frères du crime le plus bas", la Glose ajoute : "Parce qu'ils avaient
eu des relations avec les bêtes de leur troupeau." - Après ce crime se
place le vice de l'homosexualité, où l'on ne tient pas compte du sexe requis. -
Ensuite, c'est le péché de celui qui n'observe pas le mode qui convient pour
l'union sexuelle. Et si l'on n'utilise pas l'organe sexuel qui convient, le
vice est plus grave que si le désordre concerne seulement le mode de l'union.
LES
PARTIES POTENTIELLES DE LA TEMPÉRANCE
Nous devons
étudier maintenant les parties potentielles de la tempérance. Et d'abord la
continence ; puis la clémence (Questions 157-159) ; enfin, la modestie
(Question 160). A propos de la première de ces parties, nous étudierons la
continence (Question 155) et l'incontinence (Question 156).
- 1. La continence
est-elle une vertu ? - 2. Quelle est sa matière ? - 3. Quel est son siège ? -
4. Comparaison de la continence avec la tempérance.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet une espèce ne se distingue pas
de son genre par opposition. Or la continence se distingue de la vertu par
opposition, selon Aristote. La continence n'est donc pas une vertu.
2. Personne ne pèche en pratiquant la vertu, car, selon saint Augustin
: "la vertu est ce dont personne n'use mal". Or on peut pécher en se
contenant : par exemple si l'on désire faire quelque chose de bon et qu'on se
retienne de le faire. La continence n'est donc pas une vertu.
3. Aucune vertu ne fait s'abstenir l'homme de ce qui est
licite, mais seulement de ce qui est illicite. Or la continence fait s'abstenir
l'homme des biens qui sont licites. En effet, la Glose, à propos de saint Paul
(Ga 5, 23) dit que, par la continence, "on s'abstient aussi de choses
licites". La continence n'est donc pas une vertu.
Cependant :
Tout habitus
louable semble être une vertu. Or c'est le cas de la continence. Car pour
Andronicus "elle est un habitus qui n'est pas vaincu par la délectation".
La continence est donc une vertu.
Conclusion :
Le mot "continence"
s'emploie en un double sens. En effet, certains parlent de continence quand on
s'abstient de tout plaisir sexuel. C'est pourquoi saint Paul (Ga 5, 23) joint
la continence à la chasteté. Ainsi la continence parfaite est primordialement
la virginité, et secondairement la viduité. A ce point de vue, par conséquent, la
continence a la même raison que la virginité, dont nous avons dit qu'elle est
une vertu.
Mais d'autres
disent que la continence est ce qui permet à quelqu'un de résister aux convoitises
mauvaises qui l'agitent violemment. C'est de cette manière qu'Aristote entend
la continence. C'est aussi de cette manière qu'elle est comprise dans les
Conférences des Pères En ce sens, la continence a quelque chose de la vertu,
en tant que la raison est affermie contre les passions, afin de ne pas être
entraînée par elles ; cependant elle n'atteint pas à la perfection de la vertu,
qui fait que même l'appétit sensible est soumis à la raison, si bien qu'il ne
connaît plus l'insurrection de passions violentes contraires à la raison. C'est
pourquoi Aristote dit que "la continence n'est pas une vertu, mais qu'elle
est un certain mélange", en tant qu'elle a quelque chose de la vertu, et
qu'elle manque en quelque chose à la vertu. - Cependant si, dans un sens plus
large, nous entendons le mot vertu de tout principe d'oeuvres louables, nous
pouvons dire que la continence est une vertu.
Solutions :
1. Aristote distingue
la continence par opposition à la vertu, quand il considère ce qui lui manque
par rapport à celle-ci.
2. C'est le propre de l'homme d'être selon la raison. C'est
pourquoi l'on dit que quelqu'un se "tient" en lui-même, quand il se
tient conformément à la raison. Or ce qui appartient à la perversion de la
raison n'est plus conforme à la raison. Aussi appelle-t-on vraiment continent
celui qui se tient selon la raison droite, et non selon la raison pervertie. Or
les mauvais désirs s'opposent à la raison droite, de même que les bons désirs
s'opposent à la raison pervertie. C'est pourquoi on appelle proprement et
vraiment continent celui qui persiste dans la raison droite en s'abstenant des
désirs mauvais, et non celui qui persiste dans la raison pervertie en
s'abstenant des bons désirs ; on dit plutôt de ce dernier qu'il est obstiné
dans le mal.
3. La Glose parle ici de la continence en l'entendant dans le
premier sens, selon qu'elle désigne une vertu parfaite, qui s'abstient non
seulement des biens illicites, mais aussi de certains biens licites qui sont
moins bons, afin de tendre totalement aux biens plus parfaits.
Objections :
1. Il ne semble pas que sa matière soit les convoitises des
plaisirs du toucher. Saint Ambroise dit en effet : "La beauté générale, comme
forme constante et intégrale de l'honneur, est ce que vise le continent dans
tous ses actes." Or les actes humains ne se rattachent pas tous aux
délectations du toucher. La continence n'a donc pas seulement pour matière les
convoitises des plaisirs du toucher.
2. Le mot "continence", nous venons de le voir, vient
de ce que l'on se "tient" dans le bien de la raison droite. Mais il y
a d'autres passions qui détournent plus violemment de la raison droite que les
convoitises des délectations du toucher : la crainte des périls de mort par exemple,
qui paralyse ; la colère aussi, qui ressemble à la démence, dit Sénèque. Donc
la continence ne concerne pas seulement les convoitises des délectations du
toucher.
3. Cicéron dit que "la continence est ce qui fait que la
cupidité est dirigée par le conseil". Mais on a coutume de parler
davantage de cupidité à propos des richesses qu'à propos des plaisirs du
toucher, selon saint Paul (1 Tm 6, 10) : "La cupidité est la racine de
tous les vices." La continence n'a donc pas comme matière propre les
convoitises des plaisirs du toucher.
4. Les plaisirs du toucher ne se trouvent pas seulement dans
les activités sexuelles, mais aussi dans la nourriture. Or on a l'habitude de
ne parler de continence qu'à propos de la vie sexuelle. Sa matière propre n'est
donc pas la convoitise des délectations du toucher.
5. Parmi les délectations du toucher, il en est qui ne sont
pas humaines, mais bestiales : aussi bien en ce qui concerne les aliments, lorsqu'on
se réjouit de manger de la chair humaine par exemple, qu'en ce qui concerne les
actes sexuels, lorsqu'on abuse, par exemple, des animaux ou des enfants. Or, d'après
Aristote, ces abus ne relèvent pas de la continence. Les désirs des plaisirs du
toucher ne sont donc pas la matière propre de la continence.
Cependant :
Aristote dit que
"la continence et l'incontinence ont la même matière que la tempérance et
l'intempérance". Or la tempérance et l'intempérance ont pour matière les
convoitises des plaisirs du toucher. Il en est donc de même pour la continence
et l'incontinence.
Conclusion :
Le mot
"continence" implique une certaine retenue, en ce sens que l'on se
"contient" de suivre la passion. C'est pourquoi l'on parle proprement
de continence à propos de ces passions qui incitent à rechercher quelque chose,
et en lesquelles il est louable que la raison retienne l'homme en cette
poursuite ; mais elle ne concerne pas proprement les passions qui impliquent un
certain retrait, comme la crainte et les autres passions semblables, en
lesquelles il est louable en effet de conserver de la fermeté dans la poursuite
de ce que la raison prescrit, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Or il
faut bien voir que les inclinations naturelles sont les principes de tout ce
qui advient par la suite. C'est pourquoi les passions poussent à poursuivre
quelque chose avec d'autant plus de véhémence qu'elles suivent davantage une
inclination de la nature. Mais la nature incline principalement à ce qui lui
est nécessaire, ou bien pour la conservation de l'individu, comme c'est le cas
de la nourriture ou bien pour la conservation de l'espèce, comme c'est le cas
des actes sexuels. Or les délectations qu'ils procurent appartiennent au
toucher. C'est pourquoi la continence et l'incontinence sont dites proprement
concerner les convoitises des plaisirs du toucher.
Solutions :
1. De même que le mot tempérance peut être pris en un sens
général et s'appliquer alors à toute matière, et s'appliquer cependant au sens
strict à cette matière où il est surtout bon que l'homme soit refréné, de même
la continence s'applique strictement à la matière où il est très bon et très
difficile de se contenir : les convoitises du toucher. Mais en un sens général
et d'un certain point de vue, elle peut s'appliquer à n'importe quelle autre
matière. C'est en ce sens que saint Ambroise emploie le mot de continence.
2. En ce qui concerne la crainte, ce n'est pas proprement la
continence qui est louée, mais plutôt la fermeté d'âme que la force implique.
Quant à la colère,
elle donne, il est vrai, un élan pour poursuivre quelque chose ; cependant cet
élan fait suite à une appréhension de l'esprit, selon laquelle on s'estime lésé
par un autre, beaucoup plus qu'à une inclination naturelle. C'est pourquoi l'on
dit que quelqu'un, d'un certain point de vue, est continent quant à la colère, mais
on ne dit pas cela de manière pure et simple.
3. Les biens extérieurs comme les honneurs, la richesse, et
autres choses semblables, semblent bien selon Aristote "être par eux-mêmes
dignes d'être choisis, mais non comme s'ils étaient nécessaires" à la
conservation de la nature. C'est pourquoi, en ce qui les concerne, "nous
ne parlons pas simplement de continents ou d'incontinents", mais à un
certain point de vue, "en précisant qu'ils sont continents ou incontinents
vis-à-vis des avantages pécuniaires ou des honneurs", etc. Il faut en
conclure que Cicéron, ou bien utilise le mot "continence" en un sens
général, en tant que ce mot inclut aussi la continence envisagée d'un certain
point de vue, ou bien que par "cupidité" il entend strictement la
convoitise des choses délectables au toucher.
4. Les plaisirs procurés par le sexe sont plus véhéments que
les plaisirs procurés par la nourriture. Aussi est-ce à propos du domaine
sexuel que nous avons l'habitude de parler de continence et d'incontinence plus
qu'à propos des plaisirs de la nourriture ; bien que, d'après Aristote, on
puisse en parler à propos des uns et des autres.
5. La continence est un bien de la raison humaine : aussi se
rapporte-t-elle aux passions qui peuvent être connaturelles à l'homme. C'est
pourquoi Aristote dit que, "si quelqu'un tenant un enfant désire le
dévorer, ou trouver un plaisir charnel inconvenant, qu'il suive ou non son
désir, il n'est pas possible de parler à son propos de continence purement et
simplement, mais sous un certain rapport".
Objections :
1. Il semble que ce soit la puissance concupiscible. Il faut
en effet que le siège d'une vertu soit proportionné à sa matière. Or la matière
de la continence, on l'a vu, est la convoitise de ce qui est délectable au
toucher, convoitise qui appartient à la faculté du concupiscible.
2. "Les choses opposées appartiennent au même domaine."
Or l'incontinence est dans le concupiscible, dont les passions l'emportent sur
la raison. Andronicus dit en effet que l'incontinence est "la malice du
concupiscible, qui choisit les plaisirs mauvais, malgré la défense de l'appétit
raisonnable". La continence, pour la même raison, est donc dans le
concupiscible.
3. Le sujet de la vertu humaine est ou bien la raison, ou bien
la faculté de l'appétit, qui se divise en volonté, en concupiscible et en
irascible. Or la continence n'est pas dans la raison, car elle serait alors une
vertu intellectuelle. Elle ne se trouve pas non plus dans la volonté, car la
continence a pour matière les passions, qui ne sont pas dans la volonté. Elle
n'est pas non plus dans l'irascible, car elle n'a pas comme matière propre les
passions de l'irascible, on l'a vu. Il reste donc qu'elle se trouve dans le
concupiscible.
Cependant :
Toute vertu se
trouvant dans une puissance supprime l'acte mauvais de cette puissance. Or la
continence ne supprime pas l'acte mauvais du concupiscible, puisque, dit
Aristote, "le continent a des désirs mauvais". La continence n'est
donc pas dans le concupiscible.
Conclusion :
Toute vertu
existant dans une faculté fait que celle-ci n'a pas la même disposition que
lorsqu'elle est soumise au vice opposé. Or le concupiscible se comporte de la
même façon en celui qui est continent et en celui qui est incontinent, car en
l'un et en l'autre il a de violents accès de convoitise mauvaise. Il est donc
clair que la continence ne siège pas dans le concupiscible. Pareillement, la
raison se comporte de la même façon dans les deux cas, car le continent et
l'incontinent ont une raison droite, et tous deux, en l'absence de passion, ont
l'intention de ne pas suivre les convoitises illicites. - Mais une première
différence entre eux se trouve dans le choix, car le continent, quoique soumis
à de violentes convoitises, choisit cependant de ne pas les suivre, conformément
à la raison, tandis que l'incontinent choisit de les suivre, malgré
l'opposition de la raison. Et c'est pourquoi il faut que la continence ait son
siège dans cette puissance de l'âme qui a pour acte le choix, et qui est, nous
l'avons vu, la volonté.
Solutions :
1. La continence a pour matière les convoitises des plaisirs
du toucher, non en ce sens qu'elle les modère, ce qui appartient à la
tempérance, laquelle réside dans le concupiscible, mais en ce sens qu'elle leur
résiste. Il faut donc qu'elle soit dans une autre puissance, car la résistance
suppose deux antagonistes.
2. La volonté est intermédiaire entre la raison et le
concupiscible, et peut être actionnée par l'une et l'autre. En celui qui est
continent la volonté obéit à la raison ; en celui qui est incontinent elle
obéit au concupiscible. C'est pourquoi la continence peut être attribuée à la
raison comme à ce qui la meut en premier, et l'incontinence au concupiscible, bien
que l'un et l'autre relèvent immédiatement de la volonté comme de leur siège
propre.
3. Quoique les passions n'aient pas leur siège dans la volonté,
celle-ci a le pouvoir de leur résister. C'est ainsi que la volonté du continent
résiste aux convoitises.
Objections :
1. Il semble que la continence est meilleure que la
tempérance. On lit en effet dans l'Ecclésiastique (26, 15 Vg) : "L'âme
continente n'a pas de prix." Aucune vertu ne peut donc équivaloir à la
continence.
2. Une vertu est d'autant meilleure qu'elle mérite une plus
grande récompense. Mais la continence semble mériter la récompense la plus
grande, car saint Paul a écrit (2 Tm 2, 5) : "L'athlète ne recevra la
couronne que s'il a loyalement combattu." Or le continent qui subit
l'assaut violent des passions et des convoitises mauvaises combat davantage que
le tempérant, qui ne connaît pas de ces violences. La continence est donc une
vertu meilleure que la tempérance.
3. La volonté est une puissance plus noble que l'appétit
concupiscible. Or la continence se trouve dans la volonté, tandis que la
tempérance se trouve dans l'appétit concupiscible, on vient de le voir. La
continence est donc une vertu meilleure que la tempérance.
Cependant :
Cicéron et
Andronicus rattachent la continence à la tempérance comme à la vertu
principale.
Conclusion :
On l'a vu plus
haut, la continence se prend en un double sens. En un premier sens, selon
qu'elle implique la cessation de tous les plaisirs sexuels. Si on l'entend
ainsi, la continence est meilleure que la simple tempérance, comme il ressort
de ce que nous avons dit plus haut de l'excellence de la virginité par rapport
à la simple chasteté.
En un autre sens
la continence peut être entendue selon qu'elle comporte une résistance de la
raison aux convoitises mauvaises qui nous agitent violemment. De ce point de
vue la tempérance est bien meilleure que la continence, car le bien de la vertu
mérite la louange en ce qu'il est conforme à la raison. Or, le bien de la
raison a plus de vigueur chez le tempérant, en qui l'appétit sensible lui-même
est également soumis à la raison et comme dominé par elle, que chez le
continent, en qui l'appétit sensible résiste violemment à la raison par ses
convoitises mauvaises. C'est pourquoi la continence se compare à la tempérance
comme l'imparfait au parfait.
Solutions :
1. Cette citation peut s'entendre de deux façons. D'une
première façon, en tant que l'on comprend la continence comme une abstention de
tout ce qui a rapport au sexe. En ce sens on dit que "l'âme continente n'a
pas de prix", dans le genre chasteté, car la fécondité de la chair, que
l'on recherche dans le mariage n'égale pas la continence des vierges ou des
veuves, comme on l'a vu plus haut.
D'une autre façon,
cette citation peut s'entendre en tant que le mot continence est pris en
général pour toute abstention des choses illicites. On dit alors que "l'âme
continente n'a pas de prix", car on ne l'estime pas comme l'or ou l'argent,
qui se mesurent au poids.
2. La force de la convoitise, ou sa faiblesse, peut provenir
d'une double cause. Elle provient en effet parfois d'une cause corporelle. Car
certains, en raison de leur tempérament naturel, sont plus prompts que d'autres
à la convoitise. En outre, certains ont, plus que d'autres, des occasions de
plaisirs qui enflamment leur convoitise. Et alors la faiblesse de la convoitise
diminue le mérite, tandis que la force de la convoitise augmente le mérite.
Mais parfois la faiblesse ou la force de la convoitise provient d'une cause
spirituelle méritoire, par exemple d'une charité fervente, ou d'une raison
vigoureuse, comme c'est le cas chez l'homme tempérant. Et alors la faiblesse de
la convoitise, en raison de sa cause, augmente le mérite, tandis que sa force
le diminue.
3. La volonté est plus proche de la raison que l'appétit
concupiscible. Il en résulte que le bien de la raison pour lequel on loue la
vertu, apparaît plus grand quand il atteint non seulement la volonté, mais
aussi l'appétit concupiscible - ce qui est le cas chez le tempérant - que
lorsqu'il atteint seulement la volonté, ce qui est le cas chez le continent.
- 1.
L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps ? - 2. L'incontinence
est-elle un péché ? - 3. Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance. -
4. Quel est le plus laid : ne pas contenir sa colère, ou sa convoitise ?
Objections :
1. Il semble que l'incontinence ne relève pas de l'âme, mais
du corps. En effet, la différence des sexes ne se trouve pas du côté de l'âme, mais
du côté du corps. Or la différence des sexes entraîne une différence quant à la
continence. Aristote a dit en effet que les femmes ne sont ni continentes ni
incontinentes. La continence ne relève donc pas de l'âme mais du corps.
2. Ce qui relève de l'âme n'est pas une conséquence du
tempérament corporel. Or l'incontinence dépend du tempérament. Aristote dit en
effet que "ce sont surtout les gens emportés", c'est-à-dire les
colériques "et les atrabilaires qui, du fait de leur convoitise sans frein,
sont incontinents". L'incontinence relève donc du corps.
3. La victoire appartient plutôt au triomphateur qu'au vaincu.
Mais on dit que quelqu'un est incontinent quand "la chair, qui convoite
contre l'esprit", triomphe de lui. L'incontinence relève donc davantage de
la chair que de l'âme.
Cependant :
Si l'homme diffère
des bêtes, c'est à titre premier par son âme. Il en diffère aussi selon la
raison de continence ou d'incontinence, car nous ne disons pas des animaux
qu'ils sont continents ou incontinents, comme le montre Aristote.
L'incontinence se trouve donc surtout du côté de l'âme.
Conclusion :
Tout être est
attribué davantage à ce qui en est la cause par soi qu'à ce qui en offre
seulement l'occasion. Or ce qui se trouve du côté du corps offre seulement
l'occasion de l'incontinence. En effet, par la disposition du corps, il peut
arriver que des passions véhémentes se lèvent dans l'appétit sensible, qui est
une puissance de l'organe corporel. Mais ces passions, quelque véhémentes
qu'elles soient, ne sont pas une cause suffisante d'incontinence, mais une
occasion seulement, car, tant que dure l'usage de la raison, l'homme peut
toujours résister aux passions. Mais si les passions grandissent au point de
supprimer totalement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux qui, à
cause de la véhémence des passions, tombent dans la démence, il ne sera plus
question de continence ou d'incontinence ; parce que chez eux a disparu le
jugement de la raison, que le continent observe tandis que l'incontinent
l'abandonne. Il faut donc conclure que la cause directe de l'incontinence se
trouve du côté de l'âme, qui n'emploie pas la raison pour résister aux
passions. Cela peut se produire de deux façons, d'après Aristote. D'une
première façon, l'âme cède aux passions avant même d'avoir consulté la raison :
c'est "l'incontinence effrénée", ou "impétuosité". D'une
autre façon, l'homme ne s'en tient pas à ce qui lui a été conseillé, du fait
qu'il est faiblement attaché au jugement que la raison a porté, aussi
appelle-t-on cette incontinence-là une "débilité". Il est donc clair
que l'incontinence relève premièrement de l'âme.
Solutions :
1. L'âme humaine est la forme du corps, et elle possède
certaines facultés qui emploient des organes corporels, dont les opérations
servent aussi à ces oeuvres de l'âme qui ne sont pas corporelles, c'est-à-dire
à l'acte de l'intelligence et de la volonté ; c'est ainsi que l'intelligence
reçoit des sens ses images, et que la volonté est poussée par la passion de
l'appétit sensible. De ce point de vue, parce que la femme possède
corporellement une complexion fragile, il arrive dans la plupart des cas
qu'elle donne faiblement son adhésion, même si parfois, chez certaines, il en
va autrement, comme on le voit dans les Proverbes (31, 10) : "Une femme
forte, qui la trouvera ?" Et parce que ce qui est faible ou débile "est
considéré comme nul", il s'ensuit qu'Aristote parle des femmes comme
n'ayant pas un jugement ferme de la raison, quoique chez certaines femmes ce
soit le contraire qui arrive. Et c'est pourquoi il dit que "les épouses ne
sont pas appelées continentes, car elles n'ont pas le commandement", comme
ayant une solide raison, "mais sont commandées", comme suivant
facilement les passions.
2. Sous l'assaut de la passion, il arrive que l'on suive
immédiatement la passion avant le conseil de la raison. Or l'entraînement de la
passion provient habituellement soit de sa soudaineté, comme chez les
colériques, soit de sa véhémence, comme chez les atrabilaires qui, à cause de
leur constitution terrestre, s'enflamment de façon très violente. Mais il
arrive à l'inverse que quelqu'un ne persiste pas dans ce qui lui est conseillé,
parce que son adhésion est faible, à cause de la mollesse de sa complexion, comme
on l'a dit des femmes. Il semble que cela se produise aussi chez les indolents,
pour la même cause que chez les femmes. Or tout cela arrive en tant que la
complexion du corps fournit une occasion d'incontinence ; il n'y a pas là
cependant une cause suffisante, on l'a vu.
3. La convoitise de la chair chez l'incontinent triomphe de
l'esprit, non par nécessité, mais par une certaine négligence de l'esprit qui
ne résiste pas fortement.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Augustin dit en effet que "nul
ne pèche en ce qu'il ne peut éviter". Or nul ne peut, de lui-même, éviter
l'incontinence, selon la Sagesse (8, 21 Vg) : "je sais que je ne puis être
continent à moins que Dieu me le donne." L'incontinence n'est donc pas un
péché.
2. Tout péché semble se trouver dans la raison. Or, chez
l'incontinent, le jugement de la raison est vaincu.
3. Personne ne pèche par le fait qu'il aime Dieu violemment.
Or on peut devenir incontinent par la violence de l'amour divin. En effet Denys
déclare que "Paul, par incontinence d'amour divin, a dit : je vis, non plus moi, etc."
L'incontinence n'est donc pas un péché.
Cependant :
Saint Paul
l'énumère parmi d'autres péchés, quand il dit (2 Tm 3, 3) : "médisants, incontinents,
intraitables, etc."
Conclusion :
L'incontinence
peut s'entendre de trois façons.
1° Au sens propre
et absolu. En ce sens l'incontinence a pour matière les convoitises des
plaisirs du toucher, de même que l'intempérance comme il a été dit plus haut au
sujet de la continence. Et alors l'incontinence est un péché pour une double
raison ; d'abord parce que l'incontinent s'écarte de ce qui est conforme à la
raison ; ensuite parce qu'il se plonge dans des jouissances honteuses. C'est
pourquoi Aristote dit que "l'incontinence encourt le blâme non seulement
comme tout péché", qui consiste à s'écarter de la raison, "mais comme
une certaine malice", en tant qu'elle poursuit des convoitises mauvaises.
2° On parle
d'incontinence relative, au sens propre sans doute, en tant que l'homme
s'écarte de ce qui est conforme à la raison, mais non au sens strict : lorsque,
par exemple, on n'observe pas la mesure de la raison dans le désir des honneurs,
des richesses ou d'autres choses semblables, qui paraissent en soi être bonnes.
En cette matière il n'y a pas incontinence au sens strict, mais au sens relatif,
comme on l'a dit plus haut de la continence. En ce cas l'incontinence est un
péché, non parce qu'on se livre à des convoitises mauvaises, mais parce qu'on
n'observe pas la mesure de raison qui est nécessaire, même quand on désire des
choses qui, de soi, méritent d'être recherchées.
3° On parle
d'incontinence relative non au sens propre, mais par analogie : lorsqu'on
désire, par exemple, quelque chose dont on ne peut mal user, comme les vertus.
En cette matière on peut dire par analogie que quelqu'un est incontinent ; car,
de même que celui qui est incontinent se laisse totalement entraîner par la
convoitise mauvaise, de même on peut se laisser totalement entraîner par la
convoitise bonne, qui est conforme à la raison. Une telle incontinence n'est
pas un péché, mais appartient à la perfection de la vertu.
Solutions :
1. L'homme peut éviter le péché et faire le bien, non
cependant sans le secours divin, comme il est dit en saint Jean (15, 5) :
"Sans moi vous ne pouvez rien faire." Que l'homme ait besoin du
secours divin pour être continent n'empêche donc pas que l'incontinence soit un
péché, car, dit Aristote : "Ce que nous pouvons par nos amis, nous le
pouvons en quelque sorte par nous-même."
2. En celui qui est incontinent le jugement de la raison est
vaincu, non par nécessité, ce qui supprimerait la raison de péché, mais par une
certaine négligence de l'homme qui ne s'applique pas fermement à résister à la
passion selon le jugement de la raison qui lui appartient.
3. Cet argument vaut pour l'incontinence entendue au sens
métaphorique, et non au sens propre.
Objections :
1. Il semble que l'incontinent pèche plus gravement que
l'intempérant. Il apparaît en effet que l'on pèche d'autant plus gravement que
l'on agit davantage contre sa conscience, selon saint Luc (12, 47) : "Le
serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, n'aura rien tenu prêt et
n'aura pas agi selon cette volonté, recevra un grand nombre de coups." Or
l'incontinent semble agir davantage que l'intempérant contre sa conscience, car
d'après Aristote, l'incontinent qui sait que ce qu'il convoite est mauvais, agit
néanmoins selon la passion ; tandis que l'intempérant juge que ce qu'il
convoite est bon. L'incontinent pèche donc plus gravement que l'intempérant.
2. Un péché semble d'autant moins guérissable qu'il est plus
grave. C'est pourquoi les péchés contre le Saint-Esprit, qui sont les plus
graves, sont dits irrémissibles. Or le péché d'incontinence semble être plus
inguérissable que le péché d'intempérance. En effet, le péché se guérit par
l'admonition et la correction, qui ne semblent d'aucune utilité à l'incontinent,
lequel sait qu'il agit mal et n'en continue pas moins ; l'intempérant, au
contraire, croit agir bien, et par suite l'admonition pourrait lui être de
quelque utilité. L'incontinent semble donc pécher plus gravement que
l'intempérant.
3. On pèche d'autant plus gravement que l'on pèche avec une
plus grande sensualité. Or l'incontinent pèche avec une sensualité plus grande
que l'intempérant, car il a des convoitises violentes que l'intempérant n'a pas
toujours. L'incontinent pèche donc davantage que l'intempérant.
Cependant :
L’impénitence
aggrave tout péché, au point que saint Augustin peut dire que l'impénitence est
le péché contre le Saint-Esprit. Or "l'intempérant, dit Aristote, n'est
pas capable de se repentir, car il demeure dans son choix ; au contraire, tout
incontinent est prompt à se repentir". L'intempérant pèche donc plus
gravement que l'incontinent.
Conclusion :
Le péché, selon
saint Augustin, se trouve surtout dans la volonté. En effet, "c'est par la
volonté que l'on pèche et que l'on vit dans la droiture". Il s'ensuit que
là où il y a une plus grande inclination de la volonté vers le péché, celui-ci
est plus grave. Or chez l'intempérant la volonté est inclinée à pécher par son
propre choix, qui procède d'un habitus acquis par la coutume. Chez
l'incontinent, au contraire, la volonté est inclinée à pécher par une passion.
Et parce que la passion passe rapidement tandis que l'habitus est "une
qualité qui change difficilement", il en résulte que l'incontinent se
repent aussitôt que la passion a cessé ; ce qui n'arrive pas à l'intempérant, qui
se réjouit plutôt d'avoir péché, car l'acte du péché lui est devenu connaturel
en raison de l'habitus. C'est pourquoi dans les Proverbes (2, 14), on dit des
intempérants : "Ils trouvent leur joie à mal faire, et se complaisent dans
les choses les plus mauvaises." Ainsi donc il est clair que "l'intempérant
est bien pire que l'incontinent", dit également Aristote.
Solutions :
1. C'est vrai, l'ignorance intellectuelle précède parfois
l'inclination de l'appétit, et en est la cause. Dans ce cas, plus l'ignorance
est grande, plus elle diminue le péché, ou même elle l'excuse totalement, dans
la mesure où elle le rend involontaire. D'autres fois, au contraire, l'ignorance
de la raison suit l'inclination de l'appétit. Dans ce cas le péché est d'autant
plus grave que l'ignorance est plus grande, car cela montre que l'inclination
de l'appétit est plus forte. Or l'ignorance de l'incontinent aussi bien que de
l'intempérant provient de ce que l'appétit est incliné vers quelque chose :
soit par la passion, comme chez l'incontinent ; soit par l'habitus, comme chez
l'intempérant. Mais l'ignorance causée par là est plus grande chez
l'intempérant que chez l'incontinent. D'abord, quant à la durée, parce que chez
l'incontinent cette ignorance ne dure que le temps de la passion, de même que
l'accès de fièvre tierce dure aussi longtemps que dure le trouble de l'humeur.
L'ignorance de l'intempérant, en revanche, dure longuement, à cause de la
permanence de l'habitus : c'est pourquoi "elle est assimilée à la phtisie,
ou à toute autre maladie chronique", dit Aristote. - D'autre part
l'ignorance de l'intempérant est plus grande aussi quant à ce qui est ignoré.
Car l'ignorance de l'incontinent se rapporte à un objet particulier, qu'il
estime devoir actuellement choisir, tandis que l'ignorance de l'intempérant se
rapporte à la fin elle-même, en ce qu'il juge bon de poursuivre sans frein ses
convoitises. C'est pourquoi Aristote dit que "l'incontinent est meilleur
que l'intempérant, car en lui ce qu'il y a de meilleur, le principe, est
sauvegardé", c'est-à-dire la juste estimation concernant la fin.
2. La connaissance seule ne suffit pas à la guérison de
l'incontinent, mais il y faut le secours intérieur d'une grâce apaisant la
convoitise, comme aussi le remède extérieur de l'admonition et de la correction,
grâce auxquelles l'incontinent commence à résister à la convoitise, ce qui
affaiblit celle-ci, comme on l'a vu plus haut. C'est aussi par les mêmes moyens
que l'intempérant peut être guéri, mais sa guérison est plus difficile pour
deux motifs. Le premier se prend du point de vue de la raison, qui est faussée
quant à l'estimation de la fin ultime, laquelle se comporte comme le fait un
principe dans la démonstration ; il est en effet plus difficile de ramener à la
vérité celui qui se trompe quant au principe, et pareillement, en matière
d'action, celui qui se trompe quant à la fin. L'autre motif se prend du point
de vue de l'inclination de l'appétit, qui, chez l'intempérant, provient de
l'habitus, difficile à détruire ; l'inclination de l'incontinent, au contraire,
provient de la passion, qu'il est plus facile de réprimer.
3. La convoitise de la volonté, qui accroît le péché, est plus
grande chez l'intempérant que chez l'incontinent, nous venons de le voir. Mais
la convoitise de l'appétit sensible est parfois plus grande chez l'incontinent,
car celui-ci ne pèche que sous l'effet d'une forte convoitise, tandis que
l'intempérant pèche aussi sous l'effet d'une faible convoitise, et parfois même
la devance. C'est pourquoi Aristote dit que "nous blâmons davantage
l'intempérant qui, dépourvu de désirs ou n'en éprouvant que de faibles", c'est-à-dire
désirant en pleine liberté, n'en recherche pas moins les plaisirs." Que ne
ferait-il pas, en effet, sous l'empire d'une ardente passion ?"
Objections :
1. Il semble que l'incontinence dans la colère soit pire que
l'incontinence dans la convoitise. L'incontinence semble en effet d'autant plus
légère qu'il est plus difficile de résister à la passion. C'est pourquoi
Aristote dit : "Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'on soit vaincu par des
plaisirs et des peines violents et excessifs ; bien plus, on mérite le pardon."
Mais, dit Héraclite, "il est plus difficile de combattre la convoitise que
la colère". L'incontinence dans la convoitise est donc plus légère que
l'incontinence dans la colère.
2. Si la passion, à cause de sa violence, détruit totalement
le jugement de la raison, on est tout à fait excusé du péché, comme cela se
voit chez celui qui, sous l'empire de la passion, devient fou furieux. Or le
jugement de la raison demeure davantage chez celui qui est incontinent dans la
colère que chez celui qui est incontinent dans la convoitise. En effet, comme
le montre Aristote, "la colère prête l'oreille en quelque mesure à la
raison, mais non la convoitise". L'incontinence dans la colère est donc
pire que l'incontinence dans la convoitise.
3. Un péché semble d'autant plus grave qu'il présente plus de
danger. Or l'incontinence dans la colère semble plus dangereuse, car elle peut
conduire l'homme à un péché plus grand, à l'homicide par exemple, qui est un
péché plus grand que l'adultère, auquel conduit l'incontinence dans la
convoitise. L'incontinence dans la colère est donc plus grave que
l'incontinence dans la convoitise.
Cependant :
D’après Aristote,
"l'incontinence dans la colère est moins laide que l'incontinence dans la
convoitise".
Conclusion :
Le péché
d'incontinence peut être considéré d'un double point de vue.
Premièrement, du
côté de la passion qui domine la raison. Et alors l'incontinence dans la
convoitise charnelle est plus laide que l'incontinence dans la colère, car le
mouvement de convoitise comporte un désordre plus grand que le mouvement de
colère. De cela Aristote donne quatre motifs :
- 1° Le mouvement
de colère participe en quelque manière de la raison, pour autant que celui qui
est en colère cherche à venger une injustice qui lui a été faite, ce que dicte
plus ou moins la raison ; non parfaitement cependant, car il ne fait pas
attention à la juste mesure de la vindicte. Au contraire, le mouvement de la
convoitise est totalement selon le sens, et en aucune façon selon la raison.
- 2° Le mouvement
de colère suit davantage la complexion du corps : à cause de la rapidité du
mouvement de la bile, qui se tourne en colère. C'est pourquoi il est plus
facile, à celui qui, par tempérament, est disposé à la colère, de s'irriter, qu'à
celui qui est disposé à la convoitise, de s'enflammer de désir. Aussi est-il
également plus fréquent aux coléreux d'avoir pour ascendants des coléreux, qu'aux
sensuels de naître de sensuels. Or ce qui provient d'une disposition naturelle
du corps est estimé mériter davantage l'indulgence.
- 3° La colère
cherche à agir en plein jour, tandis que la convoitise cherche l'ombre et
s'introduit par tromperie.
- 4° Celui qui est
saisi par la convoitise agit en éprouvant du plaisir, tandis que celui qui est
saisi par la colère agit comme forcé par une tristesse antérieure.
Deuxièmement on
peut considérer le péché d'incontinence d'un autre point de vue, quant au mal
dans lequel on tombe en s'écartant de la raison. Et alors l'incontinence dans
la colère est, la plupart du temps, d'une gravité plus grande, car elle conduit
à nuire au prochain.
Solutions :
1. Il est plus difficile de combattre assidûment la
convoitise que la colère, car la convoitise est plus continue. Mais, sur le moment,
il est plus difficile de résister à la colère, à cause de son impétuosité.
2. La convoitise est dite dépourvue de raison, non parce
qu'elle supprime totalement le jugement de la raison, mais parce qu'elle ne
procède en rien d'un jugement de la raison. Et à cause de cela elle est plus
grave.
3. Cet argument procède de la considération des résultats de
l'incontinence.
Nous devons
étudier la clémence et la mansuétude (Question 157), et ensuite les vices qui
leur sont contraires (Questions 158-159).
- 1. La clémence
et la mansuétude sont-elles identiques ? - 2. Sont-elles des vertus ? - 3.
Sont-elles des parties de la tempérance ? - 4. Leur comparaison avec les autres
vertus.
Objections :
1. Il semble que la clémence et la mansuétude soient tout à
fait identiques. La mansuétude en effet est modératrice des colères, dit
Aristote. Or la colère est un désir de vengeance. Puisque la clémence est
"l'indulgence du supérieur à l'égard de l'inférieur dans la détermination
des peines", d'après Sénèque et que la vengeance s'exerce par le châtiment,
il semble que la clémence et la mansuétude soient identiques.
2. D'après Cicéron, "la clémence est la vertu par
laquelle l'âme excitée à la haine est retenue par la bonté". Et ainsi il
semble que la clémence soit modératrice de la haine. Or la haine, d'après saint
Augustin, est causée par la colère, que concerne la mansuétude. Il semble donc
que la mansuétude et la clémence soient identiques.
3. Un même vice ne s'oppose pas à différentes vertus. Or un
même vice, la cruauté, s'oppose à la mansuétude et à la clémence.
Cependant :
Selon la
définition de Sénèque, la clémence est "la douceur du supérieur à l'égard
de l'inférieur", tandis que la mansuétude ne s'exerce pas seulement de
supérieur à inférieur, mais de quiconque à l'égard de quiconque. La mansuétude
et la clémence ne sont donc pas tout à fait la même chose.
Conclusion :
Comme dit Aristote
: "La vertu morale concerne les passions et les actions." Or les
passions intérieures sont les principes des actions extérieures, ou encore en
sont des empêchements. C'est pourquoi les vertus qui modèrent les passions
concourent d'une certaine façon au même effet que les vertus qui modèrent les
actions, quoiqu'elles diffèrent d'espèce. C'est ainsi qu'il appartient en
propre à la justice de détourner l'homme du vol, à quoi il est incliné par
l'amour et le désir désordonné de l'argent, lesquels sont modérés par la libéralité.
Et c'est pourquoi la libéralité se retrouve avec la justice dans son effet qui
est de s'abstenir du vol.
Il en va de même
dans la question présente. En effet, c'est par la passion de la colère que
quelqu'un est incité à infliger un châtiment plus grave. Il appartient, au
contraire, directement à la clémence de diminuer les châtiments ; ce qui
pourrait être empêché par l'excès de la colère. C'est pourquoi la mansuétude, en
tant qu'elle réprime l'emportement de la colère, rejoint l'effet de la clémence.
Elles diffèrent cependant en ce que la clémence est modératrice de la punition
extérieure, tandis que la mansuétude a pour fonction propre d'atténuer la
passion de la colère.
Solutions :
1. La mansuétude vise proprement le désir même de vengeance.
La clémence, elle, vise les peines employées extérieurement à la vengeance.
2. L'affectivité incline à atténuer ce qui par soi ne plaît
pas. Or l'amour que l'on éprouve pour quelqu'un fait que son châtiment ne plaît
pas par lui-même, mais seulement parce qu'il est ordonné à autre chose, à la
justice par exemple, ou à la correction du coupable. C'est pourquoi l'amour
rend prompt à atténuer les peines, ce qui appartient à la clémence ; et la
haine, au contraire, empêche cette atténuation. C'est la raison pour laquelle
Cicéron dit que "l'âme excitée par la haine", c'est-à-dire à punir
plus gravement, "est retenue par la clémence", afin de ne pas
infliger une peine trop sévère ; non que la clémence soit directement
modératrice de la haine, mais de la peine.
3. A la mansuétude, qui concerne directement les colères, s'oppose
proprement le vice d'"irascibilité", qui implique un excès de colère.
La "cruauté", elle, implique un excès dans la punition. C'est
pourquoi Sénèque dit : "L'on appelle cruels ceux qui ont un motif de punir,
mais ne gardent pas la mesure."
Quant à ceux qui
prennent plaisir aux châtiments en tant que tels, sans s'occuper du motif, on
peut les appeler sauvages ou féroces, comme n'ayant pas le sentiment humain par
lequel l'homme aime naturellement l'homme.
Objections :
1. Elles ne semblent l'être ni l'une ni l'autre. En effet, aucune
vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or la clémence et la mansuétude semblent
l'une et l'autre s'opposer à la sévérité qui est une vertu.
2. "La vertu se corrompt par le trop et par le trop peu."
Or aussi bien la clémence que la mansuétude consistent en une certaine
diminution. En effet la clémence diminue les peines, et la mansuétude, la
colère. Ni la clémence ni la mansuétude ne sont donc des vertus.
3. La mansuétude, ou douceur, est placée, en saint Matthieu (5,
4), parmi les béatitudes, et par saint Paul (Ga 5, 23), parmi les fruits. Or
les vertus diffèrent à la fois des béatitudes et des fruits. Donc la mansuétude
ne fait pas partie des vertus.
Cependant :
Selon Sénèque,
"tous les hommes de bien se distingueront par la clémence et la mansuétude".
Or la vertu est proprement ce qui appartient aux hommes de bien, car "la
vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bon ce qu'il fait",
dit Aristote. La clémence et la mansuétude sont donc des vertus.
Conclusion :
La raison de vertu
morale consiste en ce que l'appétit est soumis à la raison, Aristote l'a
montré. Or c'est ce que l'on trouve aussi bien dans la clémence que dans la
mansuétude, car la clémence, en diminuant les peines, "s'inspire de la
raison", dit Sénèque, de même la douceur modère la colère en se conformant
à la droite raison, dit Aristote. Il s'ensuit manifestement que la clémence
aussi bien que la mansuétude sont des vertus.
Solutions :
1. La mansuétude ne s'oppose pas directement à la sévérité, car
elle concerne les colères, tandis que la sévérité a rapport au fait extérieur
d'infliger des peines. De ce point de vue la sévérité semblerait donc s'opposer
davantage à la clémence qui, elle aussi, a rapport à la punition extérieure, nous
l'avons dit. Il n'y a pas cependant opposition car l'une et l'autre s'inspirent
de la droite raison. En effet, la sévérité est inflexible en ce qui concerne le
fait d'infliger des peines, quand la droite raison le réclame ; la clémence, elle,
diminue les peines en se conformant aussi à la droite raison, c'est-à-dire
quand il le faut, et dans le cas où il le faut. C'est pourquoi elles ne sont
pas opposées, car elles n'ont pas le même point de vue.
2. D'après Aristote, l'habitus qui tient le milieu dans la
colère n'a pas reçu de nom ; et c'est pourquoi la vertu reçoit son nom d'une
diminution de la colère qui est signifiée par le mot de mansuétude. La raison
en est que la vertu est plus proche de la diminution que de l'augmentation, car
il est plus naturel à l'homme de désirer la vengeance des injures qui lui ont
été faites que de rester en deçà. En effet, dit Salluste, "il n'est guère
de gens à qui paraissent trop petites les injures qui leur sont faites".
Quant à la
clémence, elle fixe les peines, en deçà non de ce qui est conforme à la droite
raison, mais de ce qui est conforme à la loi commune, objet de la justice
légale : considérant certaines circonstances particulières, la clémence diminue
les peines, comme discernant que l'homme ne doit pas être puni davantage. C'est
pourquoi Sénèque dit que "la clémence a pour objet premier de déclarer que
ceux qu'elle acquitte n'étaient passibles de rien de plus ; le pardon, au
contraire, est une remise de la peine méritée". Il est donc clair que la
clémence est à la sévérité ce que l'épikie est à la justice légale, dont
l'un des éléments est la sévérité dans l'application des peines prévues par la
loi. La clémence diffère cependant de l'épikie, comme on le montrera
plus loin.
3. Les béatitudes sont les actes des vertus ; les fruits, eux,
sont les jouissances provenant des actes des vertus. Rien n'empêche donc de
placer la mansuétude à la fois parmi les vertus, les béatitudes et les fruits.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, la clémence a pour fonction de
diminuer des peines, on l'a dit. Or Aristote, attribue cette fonction à
l'épikie, qui appartient à la justice, comme on l'a vu antérieurement. Il
semble donc que la clémence ne soit pas une partie de la tempérance.
2. La tempérance concerne les convoitises. Or la mansuétude et
la clémence ne concernent pas les convoitises, mais plutôt la colère et la
vengeance. On ne doit donc pas les considérer comme des parties de la
tempérance.
3. Selon Sénèque, "c'est de la folie que de prendre
plaisir à la cruauté". Or cela s'oppose à la clémence et à la mansuétude.
Puisque la folie est opposée à la prudence, il semble donc que la clémence et
la mansuétude soient des parties de la prudence, plutôt que de la tempérance.
Cependant :
Sénèque dit que
"la clémence est la tempérance d'une âme qui a le pouvoir de se venger".
Cicéron, lui aussi, fait de la clémence une partie de la tempérance.
Conclusion :
Les parties sont
attribuées aux vertus principales selon qu'elles imitent celles-ci en quelques
matières secondaires, quant au mode d'où dépend principalement leur dignité de
vertu, et d'où elles tirent leur nom. Ainsi le mode et le nom de justice
consistent en une certaine égalité ; ceux de la force en une certaine fermeté, ceux
de la tempérance en une certaine répression, en tant qu'elle réprime les
convoitises très véhémentes des plaisirs du toucher. Or la clémence et la
mansuétude consistent de même en une certaine répression, puisque la clémence
diminue les peines, et que la mansuétude tempère la colère, comme on le voit
par ce que nous avons dit. C'est pourquoi aussi bien la mansuétude que la clémence
sont adjointes à la tempérance comme à la vertu principale. C'est ainsi qu'on
en fait des parties de la tempérance.
Solutions :
1. Dans l'atténuation des peines il y a deux choses à
considérer. La première est que l'atténuation des peines se fasse selon
l'intention du législateur, en dépit des termes de la loi. Et à ce titre elle
appartient à l'épikie. La seconde est une certaine modération du
sentiment, en sorte que l'homme n'use pas de son pouvoir en punissant. Et cela
appartient proprement à la clémence ; à cause de quoi Sénèque dit que la
clémence est "la tempérance d'une âme qui a le pouvoir de se venger".
Cette modération de l'âme provient d'une certaine douceur de sentiment qui fait
que l'on répugne à tout ce qui peu contrister le prochain. C'est pourquoi
Sénèque dit que la clémence est une certaine "douceur" de l'âme ; car,
à l'inverse, la dureté de l'âme semble être chez celui qui ne craint pas de
contrister les autres.
2. L'adjonction de vertus secondaires aux vertus principales
s'apprécie d'après le mode de la vertu, lequel est un peu comme sa forme, plutôt
que d'après sa matière. Or la mansuétude et la clémence se rencontrent avec la
tempérance dans le mode, on vient de le dire, quoiqu'elles ne se rencontrent
pas dans la matière.
3. On parle de folie (insania) par destruction de la
santé (sanitas). De même que la santé du corps se gâte lorsque le corps
s'écarte de la complexion normale de l'espèce humaine, de même on parle de
folie lorsque l'âme humaine s'écarte de la disposition normale de l'espèce
humaine. Cela arrive quant à la raison, par exemple lorsque quelqu'un perd
l'usage de la raison ; et quant à la puissance de l'appétit, par exemple
lorsque quelqu'un perd les sentiments humains, qui font que "l'homme est
naturellement l'ami de l'homme", comme dit Aristote. Or la folie qui
exclut l'usage de la raison s'oppose à la prudence. Mais lorsque quelqu'un
prend plaisir aux peines des hommes, on parle alors de folie parce que, en cela,
l'homme semble privé de ces sentiments humains qui inspirent la clémence.
Objections :
1. Il semble que ces vertus soient les plus importantes. En
effet, le mérite de la vertu consiste surtout en ce qu'elle ordonne l'homme à
la béatitude, qui consiste en la connaissance de Dieu. Or c'est, plus que tout,
la mansuétude qui ordonne l'homme à la connaissance de Dieu, car saint Jacques
écrit (1, 21) : "Recevez avec douceur la Parole qui a été implantée en
vous" ; et l'Ecclésiastique (5, 13 Vg) : "Sois docile à écouter la
parole de Dieu." Et Denys : "C'est à cause de sa grande mansuétude
que Moïse fut trouvé digne de l'apparition de Dieu." La mansuétude est
donc la plus grande des vertus.
2. Une vertu semble d'autant plus importante qu'elle est plus
agréable à Dieu et aux hommes. Mais la mansuétude est tout ce qu'il y a de plus
agréable à Dieu. L'Ecclésiastique dit en effet (1, 27) : "Ce que Dieu aime,
c'est la fidélité et la mansuétude." C'est pourquoi le Christ nous invite
spécialement à imiter sa mansuétude en disant (Mt 11, 29) : "Apprenez de
moi que je suis doux et humble de coeur." Et saint Hilaire a dit : "C'est
par la mansuétude de notre esprit que le Christ habite en nous." Elle est
aussi très agréable aux hommes. C'est pourquoi on peut lire dans l'Ecclésiastique
(3, 19 Vg) : "Mon fils, conduis tes affaires avec douceur, et tu seras
plus aimé qu'un homme munificent." A cause de cela il est dit dans les
Proverbes (20, 28) : "Le trône du roi est fortifié par la clémence." La
mansuétude et la clémence sont donc les vertus les plus importantes.
3. Saint Augustin dit : "Les doux sont ceux qui cèdent
devant les méchancetés et ne résistent pas au mal mais triomphent du mal par le
bien." Or cela semble appartenir à la miséricorde (ou piété), qui paraît
être la plus grande des vertus puisque, sur cette parole de saint Paul (1 Tm 4,
8) : "La piété est utile à tout", la glose d'Ambroise dit que "toute
la religion chrétienne se résume dans la piété". La mansuétude et la
clémence sont donc les plus grandes vertus.
Cependant :
La clémence et la
mansuétude ne sont pas placées parmi les vertus principales, mais sont annexées
à une autre vertu tenue pour plus primordiale.
Conclusion :
Rien n'empêche que
des vertus ne soient pas les plus importantes d'un point de vue absolu et
universel, mais le soient d'un point de vue relatif, dans un certain genre. Or
il n'est pas possible que la clémence et la douceur soient absolument les
meilleures des vertus. Car leur mérite se prend de ce qu'elles éloignent du mal,
en ce sens qu'elles atténuent la colère ou le châtiment. Or il est plus parfait
de poursuivre le bien que de s'abstenir du mal. Et c'est pourquoi les vertus
qui ordonnent directement au bien, comme la foi, l'espérance, la charité, et
aussi la prudence et la justice, sont, d'un point de vue absolu, des vertus
plus grandes que la clémence et la mansuétude.
Mais, relativement,
rien n'empêche que la mansuétude et la clémence aient une certaine supériorité
parmi les vertus qui résistent aux affections mauvaises. En effet la colère, que
la mansuétude atténue, empêche au plus haut point, à cause de son impétuosité, l'esprit
de l'homme de juger librement de la vérité. C'est la raison pour laquelle la
mansuétude est ce qui, plus que tout, rend l'homme maître de lui-même. Aussi
l'Ecclésiastique dit-il (10, 31 Vg) : "Mon fils, garde ton âme dans la
douceur." Il reste que les convoitises des plaisirs du toucher sont plus
honteuses et assiègent de façon plus continue. C'est à cause de cela que la
tempérance est davantage considérée comme une vertu principale, nous l'avons
vue.
Quant à la
clémence, du fait qu'elle atténue les peines, elle semble surtout approcher de
la charité, la plus excellente des vertus, par laquelle nous faisons du bien au
prochain et lui épargnons le mal.
Solutions :
1. La mansuétude prépare l'homme à la connaissance de Dieu en
écartant les obstacles. Et cela de deux façons. D'abord, en rendant l'homme
maître de lui-même par l'atténuation de sa colère, nous venons de le dire.
D'une autre façon encore, parce qu'il appartient à la mansuétude d'empêcher
l'homme de contredire les paroles de vérité, ce que certains font souvent sous
le coup de la colère. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Être doux c'est
ne pas contredire la Sainte Écriture, parce qu'on la comprend et qu'elle
fustige certains de nos vices, ou parce qu'on ne la comprend pas, comme si, par
nous-mêmes, nous étions capables d'être plus sages et de voir plus juste."
2. La mansuétude et la clémence rendent l'homme agréable à
Dieu et aux hommes, en ce qu'elles concourent au même effet que la charité, la
plus grande des vertus, en diminuant les maux du prochain.
3. La miséricorde et la piété se rencontrent avec la
mansuétude et la clémence en ce qu'elles concourent à un même effet, qui est
d'écarter les maux du prochain. Elles diffèrent cependant quant à leur motif.
En effet, la piété écarte les maux du prochain en raison de la révérence
qu'elle a pour un supérieur comme Dieu ou les parents. La miséricorde, elle, écarte
les maux du prochain parce qu'elle en éprouve de la tristesse, les estimant
siens ; ce qui provient de l'amitié, qui fait que les amis se réjouissent et
s'attristent des mêmes choses. La mansuétude fait cela en écartant la colère
qui pousse à la vengeance. Et la clémence le fait par douceur d'âme, en jugeant
équitable que quelqu'un ne soit pas puni davantage.
Étudions maintenant les vices opposés. Et d'abord la colère, qui
s'oppose à la mansuétude (Question 158) ; ensuite la cruauté, qui s'oppose à la
clémence (Question 159).
- 1. Peut-il être permis de se mettre en colère ? - 2. La colère
est-elle un péché ? - 3. Est-elle péché mortel ? - 4. Est-elle le plus grave
des péchés ? - 5. Les espèces de la colère. - 6. La colère est-elle un vice
capital ? - 7. Quelles sont les filles de la colère ? - 8. Y a-t-il un vice
opposé ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, commentant le passage de
saint Matthieu (5, 22) : "Celui qui se met en colère contre son frère, etc.",
saint Jérôme dit : "Certains manuscrits ajoutent : sans motif ; mais dans
les meilleurs cette addition n'existe pas, et la colère est tout à fait exclue."
En aucune façon il n'est donc légitime de se mettre en colère.
2. D'après Denys, "le mal de l'âme est d'être dépourvue
de raison". Or la colère est toujours sans raison. Aristote, dit en effet que
"la colère n'écoute pas parfaitement la raison". Et saint Grégoire que
"lorsque la colère frappe la tranquillité de l'âme, elle la déchire en
quelque sorte, la partage et la trouble". Comme dit saint Cassien "quelle
que soit la cause de la colère, son bouillonnement aveugle l'oeil du coeur".
Se mettre en colère est donc toujours un mal.
3. La colère est "un désir de vengeance", comme dit
la Glose à propos du Lévitique (19, 17) : "Tu n'auras pas dans ton coeur
de haine pour ton frère." Or désirer la vengeance ne semble pas légitime, car
cela doit être réservé à Dieu, selon cette parole du Deutéronome (32, 35) :
"A moi la vengeance." Il semble donc que se mettre en colère soit
toujours un mal.
4. Tout ce qui nous détourne de la ressemblance divine est un
mal. Or se mettre en colère nous détourne toujours de cette ressemblance, puisque
Dieu "juge avec tranquillité", selon la Sagesse (12, 18). Se mettre
en colère est donc toujours un mal.
Cependant :
Chrysostome dit en
commentant saint Matthieu : "Celui qui s'irrite sans motif sera coupable, mais
celui qui le fait avec raison ne sera pas coupable. Car si la colère n'existe
pas, ni l'instruction ne progresse, ni les jugements ne sont portés, ni les
crimes ne sont réprimés." Se mettre en colère n'est donc pas toujours un
mal.
Conclusion :
La colère (ira)
est à proprement parler une passion de l'appétit sensible, d'où la faculté
de l'"irascible" tire son nom, comme on l'a vu dans le traité des
passions. Or, en ce qui concerne les passions de l'âme, il faut voir que le mal
peut se trouver en elles de deux façons.
- 1° D'une
première façon, en raison de la nature même de la passion, qui se détermine par
son objet. C'est ainsi que l'envie, selon son espèce, comporte un certain mal ;
elle est en effet une tristesse du bien des autres, ce qui, en soi, est
contraire à la raison. C'est pourquoi l'envie, "à peine nommée, suggère
aussitôt quelque chose de mal", dit Aristote. Mais cela ne s'applique pas
à la colère, qui est un appétit de vengeance. En effet, le désir de vengeance
peut être bon ou mauvais.
- 2° Le mal se
trouve aussi dans une passion selon la quantité de celle-ci, c'est-à-dire selon
sa surabondance ou son défaut. C'est ainsi que le mal peut se trouver dans la
colère, par exemple, lorsque quelqu'un se met trop ou pas assez en colère, sortant
de la mesure de la droite raison. Mais si l'on s'irrite selon la droite raison,
se mettre en colère est louable.
Solutions :
1. Les stoïciens considéraient la colère et toutes les autres
passions comme des émotions échappant à l'ordre de la raison et, à cause de
cela, ils déclaraient que la colère et toutes les autres passions étaient
mauvaises, comme nous l'avons rapporté au traité des passions. C'est ainsi que
saint Jérôme considère la colère - il parle en effet de la colère par laquelle
on s'irrite contre le prochain en désirant son mal. - Mais pour les
péripatéticiens, dont saint Augustin approuve davantage l'opinion, la colère et
les autres passions de l'âme sont des mouvements de l'appétit sensible, réglés
ou non selon la raison. De ce point de vue, la colère n'est pas toujours
mauvaise.
2. La colère peut être en rapport avec la raison de deux
façons. Elle peut la précéder, et ainsi faire sortir la raison de sa rectitude
: elle est alors mauvaise. Mais elle peut aussi la suivre, en ce sens que
l'appétit sensible s'élève contre les vices, conformément à l'ordre de la
raison. Alors cette colère est bonne : on l'appelle "la colère par zèle".
C'est pourquoi saint Grégoire dit : "Il faut avoir grand soin que la
colère, que l'on prend comme un instrument de la vertu, ne commande pas à
l'esprit ; qu'elle ne marche pas devant comme une maîtresse, mais qu'elle ne
quitte jamais sa place en arrière de la raison, comme une servante prête à
faire son service." Même si, dans l'exécution de l'acte, cette colère gêne
quelque peu le jugement de la raison, elle ne lui enlève pas sa rectitude.
C'est pourquoi saint Grégoire, au même endroit dit que "la colère
provoquée par le zèle trouble l'oeil de la raison, mais que la colère provoquée
par le vice l'aveugle". Or il n'est pas contraire à la notion de vertu que
la délibération de la raison soit interrompue pendant l'exécution de ce que
celle-ci a délibéré de faire. Car, de même, l'art serait gêné dans son action
si, dans le temps qu'il doit agir, il délibérait sur ce qu'il faut faire.
3. Désirer la vengeance pour le mal de celui qu'il faut punir
est illicite. Mais désirer la vengeance pour la correction des vices et le
maintien du bien de la justice est louable. L'appétit sensible peut tendre à
cela sous l'impulsion de la raison. Et lorsque la vengeance s'accomplit
conformément à un jugement rendu, cela vient de Dieu, dont le pouvoir punitif
est l'instrument dit saint Paul (Rm 13, 4).
4. Nous pouvons et nous devons ressembler à Dieu dans le désir
du bien, mais nous ne pouvons tout à fait lui ressembler dans le mode de ce
désir, car il n'y a pas en Dieu, comme en nous, d'appétit sensible, dont le
mouvement doive servir la raison. C'est pourquoi saint Grégoire dit que "la
raison se dresse plus vigoureusement contre les vices, quand la colère qui lui
est soumise lui apporte ses services".
Objections :
1. Non semble-t-il. En effet, nous déméritons en péchant.
Mais "par les passions nous ne déméritons pas, de même que nous
n'encourons pas de blâme", dit Aristote. Aucune passion n'est donc un
péché. Or la colère est une passion, on l'a vu plus haut en traitant des
passions. Donc la colère n'est pas un péché.
2. En tout péché il y a conversion à un bien périssable. Mais
dans la colère on ne se tourne pas vers un bien périssable, mais vers le mal
d'autrui. La colère n'est donc pas un péché.
3. "Nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter", dit
saint Augustin. Mais l'homme ne peut éviter la colère, puisque, à propos de
cette parole du Psaume (4, 5) : "Irritez-vous, mais ne péchez pas", la
Glose dit que "le mouvement de colère n'est pas en notre pouvoir".
Aristote dit aussi que "celui qui se met en colère agit avec tristesse"
; or la tristesse est contraire à la volonté. La colère n'est donc pas un
péché.
4. Le péché est "contraire à la nature", dit saint Jean
Damascène. Or se mettre en colère n'est pas contraire à la nature humaine, puisque
c'est un acte de la faculté naturelle qu'est l'irascible. C'est pourquoi saint Jérôme,
dit que "s'irriter est une chose humaine".
Cependant :
Il y a la parole de saint Paul (Ep 4, 31) : "Que tout
emportement et toute colère soient extirpés de chez vous."
Conclusion :
La colère, on l'a
vu, désigne proprement une passion. Or une passion de l'appétit sensible est
bonne pour autant qu'elle est réglée par la raison ; mais si elle exclut
l'ordre de la raison, elle est mauvaise. Or dans la colère l'ordre de la raison
peut se rapporter à deux choses :
- 1° A la chose
désirable vers laquelle on tend, et qui est la vengeance. Si l'on désire que la
vengeance se fasse selon l'ordre de la raison, l'appétit de colère est louable,
et on l'appelle "colère provoquée par le zèle". Mais si l'on désire
que, de quelque manière, la vengeance se fasse contre l'ordre de la raison, si
par exemple on désire punir quelqu'un qui ne l'a pas mérité, ou plus qu'il ne
l'a mérité, ou encore ne pas le faire selon l'ordre légitime, ou non en vue de
la juste fin, qui est la conservation de la justice et la correction de la
faute, l'appétit de colère sera vicieux. Et on l'appelle "colère provoquée
par le vice".
- 2° L'ordre de la
raison, en ce qui concerne la colère, se rapporte aussi à la mesure à garder
dans la colère, en sorte que, par exemple, le mouvement de colère ne s'enflamme
pas de façon immodérée, ni intérieurement ni extérieurement. Si cela est oublié,
la colère ne sera pas sans péché, même si l'on recherche une juste vengeance.
Solutions :
1. Puisque la passion peut être réglée ou non par la raison, la
notion de mérite ou de démérite, de louange ou de blâme, ne se prend donc pas
selon la passion considérée absolument. Cependant, selon qu'elle est réglée par
la raison, on peut la tenir pour méritoire et louable ; au contraire, selon
qu'elle n'est pas réglée par la raison, on peut la tenir pour déméritoire ou
blâmable. Ce qui fait dire à Aristote, au même endroit : "Celui qui
s'irrite de quelque manière est digne de louange ou de blâme."
2. L'homme en colère ne désire pas le mal d'autrui pour
lui-même, mais en vue de la vengeance vers laquelle son désir se tourne comme
vers un bien périssable.
3. L'homme est maître de ses actes par l'arbitrage de la
raison. C'est pourquoi les mouvements qui devancent le jugement de la raison ne
sont pas au pouvoir de l'homme dans leur généralité, c'est-à-dire qu'ils ne le
sont pas au point que nul d'entre eux ne surgisse, bien que la raison puisse
les empêcher de surgir, chacun individuellement. C'est en ce sens que l'on dit
que le mouvement de colère n'est pas au pouvoir de l'homme, c'est-à-dire au
point que nul ne surgisse. Cependant, parce qu'il est d'une certaine manière au
pouvoir de l'homme, il ne perd pas totalement son caractère peccamineux, lorsqu'il
est désordonné. - Quand Aristote dit que "l'homme en colère agit avec
tristesse", il ne faut pas le comprendre comme s'il s'attristait de se
mettre en colère, mais il s'attriste de l'injure qu'il estime lui avoir été
faite, et cette tristesse le pousse à désirer la vengeance.
4. Dans l'homme, l'irascible est naturellement soumis à la
raison. Son acte est donc naturel à l'homme pour autant qu'il est conforme à la
raison ; et il est contraire à la nature de l'homme pour autant qu'il est en
dehors de l'ordre de la raison.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Job dit en effet (5, 2) : "L'irritation
fait périr le sot", et il parle de la mort spirituelle, d'où le péché
mortel tire son nom. Toute colère est donc péché mortel.
2. Rien ne mérite la damnation éternelle, si ce n'est le péché
mortel. Or la colère mérite la damnation éternelle. Le Seigneur dit en effet en
saint Matthieu (5, 22) : "Quiconque se met en colère contre son frère en
répondra au tribunal, etc." ; et la Glose précise que "par les trois
choses "dont il est ici question, à savoir" le tribunal, le Sanhédrin
et la géhenne, sont désignées individuellement, eu égard au mode du péché, les
différentes demeures dans la damnation éternelle". La colère est donc
péché mortel.
3. Tout ce qui est contraire à la charité est péché mortel. Or
la colère, en soi, est contraire à la charité, comme le montre saint Jérôme qui,
commentant ce même passage de saint Matthieu : "Celui qui se met en colère
contre son frère, etc.", dit que cela est contraire à la dilection du
prochain. Donc la colère est péché mortel.
Cependant :
À propos de ce
passage du Psaume (4, 5) : "Irritez-vous, mais ne péchez pas", la
Glose précise : "La colère qui n'est pas poussée jusqu'à son effet est
vénielle."
Conclusion :
Un mouvement de
colère peut être un désordre et un péché de deux façons, nous l'avons dit :
- 1° Du côté de ce
que l'on désire, lorsque par exemple on désire une injuste vengeance. La colère
est alors, par sa nature, péché mortel, car elle est contraire à la charité et
à la justice. Il peut arriver cependant qu'un tel désir soit un péché véniel, à
cause de l'imperfection de l'acte. Cette imperfection se prend ou bien du côté
du sujet qui désire, lorsque, par exemple, le mouvement de colère devance le
jugement de la raison, ou bien du côté de la chose désirée, lorsque l'on a la
volonté de se venger dans une question minime, qu'il faut considérer comme rien,
au point que cette volonté, même mise à exécution, ne serait pas un péché
mortel : lorsque, par exemple, on tire un peu les cheveux à un enfant, ou autre
chose semblable.
- 2° Le mouvement
de colère peut être désordonné quant au mode de se mettre en colère, lorsque, par
exemple, on se met intérieurement trop ardemment en colère, ou lorsqu'on
manifeste extérieurement trop de signes de colère. Alors, la colère n'a pas en
soi, par sa nature, raison de péché mortel. Il peut cependant arriver qu'elle soit
péché mortel, si, par exemple, à cause de l'impétuosité de la colère, on se
détache de l'amour de Dieu et du prochain.
Solutions :
1. De ce texte de Job il ne ressort pas que toute colère soit
péché mortel, mais qu'elle conduit à la mort spirituelle les insensés qui, n'usant
pas de la raison pour refréner le mouvement de colère, se laissent entraîner à
des péchés mortels, par exemple au blasphème contre Dieu, ou au tort causé au
prochain.
2. Le Seigneur a prononcé cette parole au sujet de la colère
en complément de ce texte de la loi : "Quiconque tuera en répondra au
tribunal." Le Seigneur parle donc là du mouvement de colère qui va
jusqu'au désir de tuer le prochain, ou de le blesser gravement. Si le
consentement de la raison s'ajoute à un tel désir, il y aura sans aucun doute
un péché mortel.
3. Dans le cas où la colère va contre la charité, elle est
péché mortel. Mais cela n'arrive pas toujours, comme on le voit par ce qui a
été dit.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Saint Chrysostome dit en effet que
"rien n'est plus affreux à voir qu'un homme en fureur, et rien n'est plus
laid qu'un visage et, beaucoup plus encore, qu'une âme irrités".
2. Il semble qu'un péché soit d'autant plus mauvais qu'il est
plus nuisible, car dit saint Augustin, "on appelle mal ce qui nuit".
Or la colère nuit au plus haut point, car elle retire à l'homme la raison, par
laquelle il est maître de lui-même. Saint Chrysostome a dit en effet : "Il
n'y a aucune différence entre la colère et la folie : La colère est un démon
passager, bien plus pénible que la possession démoniaque."
3. Les mouvements intérieurs se jugent d'après leurs effets
extérieurs. Or un des effets de la colère est l'homicide, qui est le plus grave
des péchés.
Cependant :
La colère se
compare à la haine comme la paille à la poutre. Saint Augustin dit en effet :
"Prenez garde que la colère ne se tourne en haine, et ne transforme en
poutre une paille." La colère n'est donc pas le plus grave des péchés.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, le désordre de la colère se considère de deux points de vue : selon le
caractère indu de ce qu'elle désire, et selon la façon indue dont elle se
produit.
- 1° Si l'on
considère ce que désire l'homme irrité, la colère paraît être le moindre des
péchés. La colère désire en effet le mal de la peine d'autrui sous l'aspect du
bien qu'est la vengeance. C'est pourquoi, du côté du mal qu'elle désire, le
péché de colère se rencontre avec ces péchés qui recherchent le mal du prochain,
par exemple avec l'envie et la haine. Mais la haine veut le mal d'autrui de
façon absolue, en tant que tel ; l'envieux, lui, veut le mal d'autrui à cause
du désir de sa propre gloire ; tandis que le coléreux veut le mal d'autrui sous
l'aspect de la juste vengeance. Il est donc clair que la haine est plus grave
que l'envie, et l'envie plus grave que la colère, car il est plus mauvais de
désirer le mal sous son aspect de mal que sous son aspect de bien, et plus
mauvais de désirer le mal sous l'aspect du bien extérieur que constitue
l'honneur ou la gloire, que sous l'aspect de la rectitude de la justice.
- 2° Du côté du
bien qui est pour celui qui se met en colère le motif de vouloir le mal, la
colère se rencontre avec le péché de convoitise, qui tend vers un bien. Ici
encore, le péché de colère semble, absolument parlant, être moindre que la
convoitise ; le bien de la justice que désire celui qui se met en colère est en
effet meilleur que le bien délectable ou utile que désire la convoitise. C'est
pourquoi Aristote dit : "L'incontinent en matière de convoitise est plus
méprisable que l'incontinent en matière de colère."
- 3° Mais quant au
désordre qui se produit selon la façon de se mettre en colère, la colère a une
certaine primauté, à cause de la véhémence et de la rapidité de son mouvements.
On peut lire dans les Proverbes (27, 4) : "La colère est cruelle, comme
aussi la fureur dans ses emportements ; et qui pourrait supporter le
déchaînement d'un esprit surexcité ?" Ce qui fait dire à saint Grégoire :
"Sous l'aiguillon de la colère, le coeur bat violemment, le corps tremble,
la langue se paralyse, le visage s'enflamme, les yeux se durcissent, on ne
connaît plus personne, on crie sans savoir ce que l'on dit."
Solutions :
1. Saint Chrysostome parle de la laideur des gestes
extérieurs que provoque l'accès de la colère.
2. Cet argument procède du mouvement désordonné de la colère
qui provient de son impétuosité qu'on vient de signaler.
3. L'homicide ne provient pas moins de la haine ou de l'envie
que de la colère. La colère est cependant plus légère, en tant qu'elle
s'inspire d'un sentiment de justice, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que les espèces de colère ne sont pas bien
définies par Aristote lorsqu'il dit que, parmi ceux qui se mettent en colère, il
y en a qui sont "emportés",
d'autres "rancuniers", d'autres
"insociables" ou "implacables". D'après lui
les "rancuniers" sont ceux "dont la colère est difficile à
apaiser et dure longtemps". Mais cela semble se rapporter à des
circonstances de temps. Il semble donc que, selon d'autres circonstances, on
pourrait aussi concevoir d'autres espèces de colère.
2. Les "insociables", ou "implacables", sont
présentés par lui comme ceux "dont la colère ne se dissipe pas sans
sévices ou punition". Mais cela appartient aussi à l'inflexibilité de la
colère. Il semble donc que les "insociables" soient identiques aux
"rancuniers".
3. En saint Matthieu (5, 22) le Seigneur indique trois degrés
de colère, lorsqu'il dit : "Quiconque se fâche contre son frère", puis
: "Celui qui dit à son frère : crétin", enfin : "Celui qui
dit à son frère : renégat." Mais ces degrés ne se rapportent pas aux
espèces distinguées par Aristote. Les divisions de la colère par celui-ci ne semblent
donc pas appropriées.
Cependant :
Saint Grégoire de
Nysse dit qu'"il y a trois espèces de colère : la colère fielleuse, la
maniaque", qu'on appelle folie, "et la furieuse". Ces trois
colères semblent les mêmes que celles indiquées par Aristote. Car la colère
fielleuse est "celle qui possède en elle-même son principe et son
mouvement", et qu'Aristote attribue aux emportés ; la colère maniaque est
"celle qui demeure et qui dure", et qu'Aristote attribue aux
rancuniers ; la colère furieuse est "celle qui épie le moment propice au
châtiment", et qu'Aristote attribue aux insociables. Saint Jean Damascène
adopte la même division. La distinction donnée par Aristote n'est donc pas à
rejeter.
Conclusion :
La distinction
indiquée peut se rapporter ou bien à la passion de colère ou bien au péché de
colère lui-même. Nous avons montré, en traitant des passions, comment cette
distinction se rapportait à la passion de colère. C'est surtout de cette façon
que l'envisagent saint Grégoire de Nysse et le Damascène. Maintenant il nous
faut examiner la distinction de ces espèces selon qu'elles se rapportent au
péché de colère, comme fait Aristote.
On peut en effet
considérer le désordre de la colère à deux points de vue.
- 1° Au point de
vue de l'origine même de la colère. C'est le cas des "emportés", qui
se mettent trop vite en colère, et pour une cause légère.
- 2° On peut
considérer le désordre de la colère au point de vue de sa durée, en ce qu'elle
persiste trop longtemps. Ce qui peut se produire de deux façons. D'abord, parce
que le motif de la colère, l'injure reçue, demeure trop longtemps en mémoire :
il s'ensuit que l'homme en conçoit une tristesse durable ; aussi est-on lourd
et amer à soi-même. Ensuite, cela se produit en raison de la vengeance
elle-même, que l'on recherche avec obstination. C'est le fait des insociables
ou des implacables, qui n'abandonnent pas la colère jusqu'à ce qu'ils aient
puni.
Solutions :
1. Dans les espèces indiquées ce n'est pas principalement le
temps que l'on considère, mais la facilité de l'homme à la colère ou son
obstination dans la colère.
2. Les rancuniers et les implacables ont les uns et les autres
une colère qui dure, mais pour un motif différent. Car les rancuniers ont une
colère permanente à cause de la persistance de la tristesse qu'ils tiennent
enfermée en eux-mêmes ; et comme ils ne se répandent pas en signes extérieurs
de colère, ils ne peuvent être apaisés par les autres ; ils ne s'écartent pas
non plus par eux-mêmes de la colère, à moins qu'avec le temps la tristesse ne
s'efface, et qu'ainsi cesse la colère. - Mais chez les implacables la colère
est durable à cause de leur violent désir de vengeance. Et c'est pourquoi elle
ne s'élimine pas avec le temps, et seule la punition l'apaise.
3. Les degrés de colère indiqués par le Seigneur
n'appartiennent pas aux diverses espèces de colère, mais se prennent selon le
processus de l'acte humain. En eux il y a d'abord quelque chose qui prend
naissance dans le coeur. A ce propos le Seigneur dit : "Quiconque se fâche
contre son frère." Puis, c'est quand la colère se manifeste au-dehors par
quelques signes extérieurs, même avant de s'exprimer dans l'effet. A ce propos
le Seigneur dit : "Celui qui dit à son frère : "crétin"", ce
qui est l'exclamation d'un homme en colère. Le troisième degré est atteint
quand le péché, conçu intérieurement, est parvenu à son effet. Or l'effet de la
colère est le dommage causé à autrui dans un but de vengeance. Mais le moindre
des dommages est celui qui se fait par la parole seule. C'est pourquoi le Seigneur
dit à ce propos : "Celui qui dit à son frère : renégat." Ainsi l'on
voit que le deuxième degré ajoute au premier, et le troisième aux deux autres.
Donc, si le premier est un péché mortel, dans le cas dont parle le Seigneur, à
plus forte raison les deux autres. C'est pourquoi pour chacun d'eux sont
assignés des degrés de condamnation correspondants. Pour le premier est assigné
le "jugement", qui est ce qu'il y a de moindre, car, dit saint Augustin
: "dans le jugement il y a encore place pour la défense". Pour le
second est assignée la "délibération", au cours de laquelle "les
juges discutent entre eux de la peine qu'il faut infliger". Pour le
troisième est assignée la "géhenne du feu", qui est la
"condamnation".
Objections :
1. Non semble-t-il. En effet, la colère naît d'une tristesse.
Or la tristesse est un vice capital, que l'on appelle "acédie". La
colère ne doit donc pas être considérée comme un vice capital.
2. La haine est un péché plus grave que la colère. On devrait
donc, plus que la colère, en faire un vice capital.
3. A propos de ce texte des Proverbes (29, 22) : "L'homme
irascible engage la querelle", la Glose déclare : "La colère est la
porte de tous les vices : si cette porte est fermée, le repos intérieur sera
donné aux vertus ; mais si elle est ouverte, l'âme sera mobilisée pour tous les
forfaits." Or aucun vice capital n'est le principe de tous les péchés, mais
de certains en particulier. La colère ne doit donc pas être placée parmi les
vices capitaux.
Cependant :
Saint Grégoire
place la colère parmi les vices capitaux.
Conclusion :
Comme on le voit
par ce qui a été dit antérieurement, le vice capital est celui d'où naissent
beaucoup d'autres vices. Or c'est un fait que beaucoup de vices peuvent naître
de la colère, et pour une double raison.
- 1° En raison de
son objet, qui a un caractère très désirable, puisque la vengeance est désirée
sous l'aspect du juste ou de l'honnête, qui attire par sa dignité, on l'a vu
plus haut.
- 2° En raison de
son impétuosité, qui précipite l'esprit dans tous les désordres. Il est donc
manifeste que la colère est un vice capital.
Solutions :
1. Cette tristesse d'où naît la colère n'est pas, dans la
plupart des cas, le vice d'acédie, mais la passion de tristesse qui fait suite
à une injure reçue.
2. Comme on l'a vu plus haut, le vice capital est celui qui a
une fin très désirable, de sorte qu'ainsi, à cause du désir qu'on a d'elle, beaucoup
de péchés se commettent. Or la colère, qui désire un mal sous la raison de bien,
a une fin plus désirable que la haine qui désire un mal sous la raison de mal.
C'est pourquoi la colère, plus que la haine, est un vice capital.
3. La colère est dite "porte des vices" pour une
raison accidentelle, parce qu'elle supprime ce qui leur fait obstacle, en
empêchant le jugement de la raison, par lequel l'homme s'éloigne du mal. Mais
directement et par elle-même elle est cause de certains péchés particuliers
qu'on appelle ses filles.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on ait raison d'assigner six filles à
la colère : "la querelle, l'excitation
de l'esprit, l'outrage, la clameur, l'indignation, le blasphème". Le
blasphème est considéré par Isidore, comme une fille de l'orgueil. Il n'est
donc pas une fille de la colère.
2. La haine naît de la colère, dit saint Augustin. Elle
devrait donc être comptée parmi les filles de la colère.
3. L'excitation de l'esprit semble être la même chose que
l'orgueil. Or l'orgueil n'est pas la fille de quelque vice, mais "la mère
de tous les vices", comme saint Grégoire le rappelle. L'agitation
tumultueuse de l'esprit ne doit donc pas être comptée parmi les filles de la
colère.
Cependant :
Il y a que saint Grégoire attribue ces filles-là à la colère.
Conclusion :
La colère peut
être considérée d'une triple manière :
- 1° d'abord, selon
qu'elle est dans le coeur. A ce titre, elle engendre deux vices. L'un se prend
du côté de celui contre qui l'homme s'irrite, qu'il estime indigne pour lui
avoir fait une telle chose : c'est "l'indignation" ; l'autre vice se
prend du côté de celui qui s'irrite, en tant qu'il rumine les différents moyens
de se venger, et ces pensées gonflent son coeur comme dit Job (15, 2) : "Le
sage se gonfle-t-il de vent ?" Et c'est "l'excitation de l'esprit".
- 2° Ensuite la
colère est considérée selon qu'elle est dans la bouche. Et ainsi elle engendre
un double désordre : l'un qui fait que l'homme la manifeste dans sa manière de
parler ; c'est lui que désigne le texte : "Celui qui dit à son frère :
renégat." On a alors affaire à la "clameur", par laquelle il
faut entendre des mots désordonnés et confus. L'autre désordre fait que l'on se
répand en paroles injurieuses. Si elles sont proférées contre Dieu, ce sera le
"blasphème" ; si elles le sont contre le prochain, ce sera
"l'outrage".
- 3° Enfin la
colère est considérée selon qu'elle va jusqu'à des voies de fait. Et ainsi de
la colère naît "la querelle", par laquelle il faut entendre tous les
dommages que, de fait, la colère inflige au prochain.
Solutions :
1. Le blasphème que l'on profère de propos délibéré procède
de l'orgueil de l'homme qui se dresse contre Dieu. L'Ecclésiastique dit en
effet (10, 12) : "Le principe de l'orgueil, c'est d'abandonner le Seigneur",
ce qui veut dire que perdre le respect de Dieu est la première partie de
l'orgueil, et fait naître le blasphème. Mais le blasphème que l'on profère
parce que l'esprit a été bouleversé procède de la colère.
2. La haine, même si elle naît parfois de la colère, a
néanmoins une cause antérieure d’où elle procède directement, et qui est la
tristesse ; de même, à l'inverse, l'amour naît de la délectation. Or, de la
tristesse ressentie on passe parfois à la colère et parfois à la haine. C'est
pourquoi il est plus normal de dire que la haine naît de l'acédie (ou tristesse
spirituelle) que de la colère.
3. L'excitation de l'esprit n'est pas prise ici pour l'orgueil,
mais pour une certaine violence ou audace de l'homme qui cherche à se venger.
Or l'audace est un vice opposé à la force.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il y ait un vice opposé à la colère, provenant
d'un manque d'irascibilité. Car il n'y a rien de vicieux qui fasse ressembler
l'homme à Dieu. Or, lorsque l'homme est tout à fait sans colère, il ressemble à
Dieu qui juge avec tranquillité. Il ne semble donc pas qu'il soit vicieux de
manquer tout à fait de colère.
2. Le manque de ce qui n'est utile à rien n'est pas vicieux.
Or le mouvement de colère n'est utile à rien, comme le prouve Sénèque dans son
traité de la colère. Il semble donc que le défaut de colère ne soit pas
vicieux.
3. Le mal de l'homme, selon Denys est "d'être en dehors
de la raison". Or, en l'absence de tout mouvement de colère, le jugement
de la raison demeure encore intact. Le défaut de colère ne cause donc jamais un
vice.
Cependant :
Saint Chrysostome,
commentant saint Matthieu, dit : "Celui qui ne se met pas en colère, quand
il y a une cause pour le faire, commet un péché. En effet la patience déraisonnable
sème les vices, entretient la négligence, et invite à mal faire non seulement
les méchants, mais les bons eux-mêmes."
Conclusion :
La colère peut
s'entendre de deux façons. D'une première façon, comme le simple mouvement de
la volonté par lequel, non par passion, mais en vertu du jugement de la raison,
on inflige une peine. En ce sens un manque de colère est sans aucun doute un
péché. C'est de cette façon que saint Chrysostome conçoit la colère, lorsqu'il
dit : "La colère qui est motivée n'est pas colère mais jugement. En effet
la colère proprement dite signifie un ébranlement de la passion. Or celui qui
s'irrite avec raison ne le fait pas par passion. C'est pourquoi on dit qu'il
fait justice, et non qu'il se met en colère."
D'une autre façon on
entend par colère le mouvement de l'appétit sensible, qui s'accompagne de
passion et d'une modification physique. Dans l'homme, ce mouvement fait suite
nécessairement au simple mouvement de la volonté, parce que l'appétit inférieur
suit naturellement le mouvement de l'appétit supérieur, à moins qu'il n'y ait
un obstacle. C'est pourquoi le mouvement de colère ne peut faire totalement
défaut dans l'appétit sensible, sauf par carence ou débilité du mouvement
volontaire. Par voie de conséquence, le manque de la passion de colère est donc
aussi un vice, de même que le défaut du mouvement volontaire pour punir
conformément au jugement de la raison.
Solutions :
1. Celui qui ne se met pas du tout en colère alors qu'il le
doit, imite peut-être Dieu quant au manque de passion, mais il ne l'imite pas à
un autre point de vue, en ce que Dieu punit en vertu de son jugement.
2. La passion de colère est utile, comme tous les autres
mouvements de l'appétit sensible, pour faire exécuter plus promptement ce que
dicte la raison. Autrement, ce serait en vain qu'existerait en l'homme un
appétit sensible, alors que la nature ne fait rien d'inutiles.
3. En celui qui agit de façon ordonnée, le jugement de la
raison est non seulement cause du simple mouvement de la volonté, mais aussi de
la passion de l'appétit sensible, nous venons de le dire. C'est pourquoi, de
même que l'absence de l'effet signale l'absence de la cause, de même l'absence
de colère signale l'absence du jugement de raison.
- 1.
S'oppose-t-elle à la clémence ? - 2. Comparaison de la cruauté avec la férocité
ou sauvagerie.
Objections :
1. Il ne semble pas. Sénèque dit en effet qu'"on appelle
cruels ceux qui dépassent la mesure dans le châtiment", ce qui est
contraire à la justice. Or la clémence n'est pas considérée comme une partie de
la justice, mais comme une partie de la tempérance. La cruauté ne semble donc
pas s'opposer à la clémence.
2. Jérémie (6, 23) parle d'un peuple "cruel et sans pitié".
Il semble ainsi que la cruauté s'oppose à la miséricorde. Or la miséricorde
n'est pas identique à la clémence, on l'a dit plus haut. La cruauté ne s'oppose
donc pas à la clémence.
3. La clémence a trait à l'infliction des peines, on l'a dit, tandis
que la cruauté se rapporte aussi à la suppression des bienfaits, d'après les
Proverbes (11, 17 Vg) : "L'homme cruel afflige même ses proches." La
cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence.
Cependant :
Sénèque dit qu'"à
la clémence s'oppose la cruauté, qui n'est rien d'autre que la barbarie de
l'âme dans l'application des peines".
Conclusion :
Le mot cruauté (crudelitas)
semble venir de crudité (cruditas). De même que les choses qui sont
bien cuites et rendues digestes ont d'ordinaire une saveur agréable et douce, de
même les choses qui sont crues ont une saveur repoussante et rude. Or on a dit
plus haut que la clémence comporte une certaine douceur ou tendresse d'âme qui
porte à diminuer les peines. La cruauté s'oppose donc directement à la
clémence.
Solutions :
1. La diminution des peines, qui se fait conformément à la
raison, relève de l'épikie, mais la douceur du sentiment qui y incline
relève de la clémence ; de même l'excès du châtiment, si l'on considère l'action
extérieure, relève de l'injustice, mais, si l'on considère la dureté d'âme qui
rend prompt à augmenter les peines, cet excès relève de la cruauté.
2. La miséricorde et la clémence se rencontrent en ce que
l'une et l'autre fuient et ont en horreur la misère d'autrui, de façon
différente cependant. Car il appartient à la miséricorde de soulager la misère
en accordant des bienfaits, tandis qu'il appartient à la clémence de diminuer
la misère en atténuant les peines. Puisque la cruauté comporte une exagération
dans les peines infligées, elle s'oppose, plus directement à la clémence qu'à
la miséricorde. Cependant, à cause de la similitude de ces vertus, on tient
parfois la cruauté pour un manque de miséricorde.
3. La cruauté est prise ici pour un manque de miséricorde, dont
le propre est de ne pas accorder de bienfaits. Cependant on peut dire aussi que
la suppression même du bienfait est une certaine peine.
Objections :
1. Il semble que la cruauté ne diffère pas de la férocité ou
sauvagerie. En effet, il semble qu'à une vertu soit opposé, d'un seul côté, un
seul vice. Or à la clémence sont opposées par excès et la férocité et la
cruauté. Il semble donc que la cruauté et la férocité soient identiques.
2. Isidore dit que "l'homme sévère (severus) est
ainsi appelé comme étant sauvage et vrai (saevus et venus), car il fait
justice sans indulgence", et, par suite, la sévérité ou férocité semble
exclure la rémission des peines dans les jugements, qui ressortit à la bonté.
Or c'est là le fait de la cruauté, on l’a dit. La cruauté est donc la même
chose que la férocité.
3. A la vertu s'oppose un vice par excès, et aussi un vice par
défaut, lequel est à la fois contraire à la vertu, qui se trouve dans un juste
milieu, et au vice par excès. Or un même vice par défaut s'oppose à la cruauté
et à la férocité, c'est la lâcheté ou faiblesse. En effet saint Grégoire déclare
: "Qu'il y ait de l'amour, mais sans mollesse ; de la rigueur, mais sans
rudesse. Qu'il y ait du zèle, mais sans sévérité immodérée ; de la bonté, mais
ne pardonnant pas plus qu'il ne convient." La férocité est donc identique
à la cruauté.
Cependant :
Pour Sénèque,
"celui qui, sans avoir subi de dommage, s'irrite contre quelqu'un qui
n'est pas un pécheur, n'est pas appelé cruel, mais féroce ou sauvage".
Conclusion :
Les mots de
"férocité" et de "sauvagerie" se prennent par comparaison
avec les bêtes sauvages, qui sont aussi appelées féroces. En effet, ces animaux
s'attaquent aux hommes pour se repaître de leur chair, et ils ne le font pas
pour une cause de justice, dont la considération appartient à la raison seule.
C'est pourquoi, à proprement parler, on parle de sauvagerie ou de férocité à
propos de celui qui, en infligeant des peines, ne considère pas la faute
commise par celui qu'il punit, mais seulement le plaisir qu'il prend à la
souffrance des hommes. Il est clair que cela fait partie de la bestialité, car
une telle délectation n'est pas humaine, mais bestiale, provenant d'une
habitude mauvaise ou d'une corruption de la nature, comme toutes les autres
tendances bestiales de ce genre. La cruauté, au contraire, considère la faute
en celui qui est puni ; toutefois, elle dépasse la mesure dans le châtiment.
C'est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou sauvagerie, comme la malice
humaine diffère de la bestialité, dit Aristote.
Solutions :
1. La clémence est une vertu humaine ; aussi la cruauté, qui
est une malice humaine, s'oppose-t-elle à elle directement. La férocité ou
sauvagerie, au contraire, fait partie de la bestialité. Il s'ensuit qu'elle ne
s'oppose pas directement à la clémence, mais à une vertu plus excellente, qu'Aristote
appelle "héroïque ou divine", et qui semble, selon nous, appartenir
aux dons du Saint-Esprit. On peut donc dire que la férocité s'oppose
directement au don de piété.
2. "Sévère "n'équivaut pas purement et simplement à
"féroce", terme qui évoque le vice, mais à "féroce en ce qui
concerne la vérité", à cause d'une certaine ressemblance avec la férocité,
qui n'adoucit pas les peines.
3. La rémission dans le fait de punir n'est un vice que si
elle néglige l'ordre de la justice, selon lequel on devrait punir à proportion
de la faute, ce que la cruauté dépasse. Mais la férocité, elle, ne fait aucune
attention à cet ordre. C'est pourquoi la rémission dans le châtiment s'oppose
directement à la cruauté, et non à la férocité.
Nous devons
maintenant parler de la modestie. D'abord de la modestie en général (Question
160) ; ensuite, de chacune de ses espèces en particulier (161-169).
- 1. Est-elle une
partie de la tempérance ? - 2. Quelle est la matière de la modestie ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. En effet modestie vient de "mesure"
(modus). Or dans toutes les vertus la mesure est nécessaire, car la
vertu est ordonnée au bien, et le bien, dit saint Augustin consiste dans
"la mesure, l'espèce et l'ordre". La modestie est donc une vertu
générale, et on ne doit pas en faire une partie de la tempérance.
2. Le mérite de la tempérance semble consister principalement
dans une certaine "modération". Or c'est de celle-ci que vient le mot
modestie. La modestie semble donc être identique à la tempérance, et non être
l'une de ses parties.
3. La modestie semble porter sur la correction des autres, d'après
saint Paul (2 Tm 2, 24) : "Le serviteur de Dieu ne doit pas être
querelleur, mais doux à l'égard de tous, corrigeant avec modestie ceux qui
résistent à la vérité." Or la correction de ceux qui sont en faute est un
acte de justice ou de charité, on l'a vu précédemment. Il semble donc que la
modestie soit plutôt une partie de la justice que de la tempérance.
Cependant :
Cicéron fait de la
modestie une partie de la tempérance.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut la tempérance use de modération en ce qu'il y a de plus difficile à
modérer : les convoitises des délectations du toucher. Or, partout où se trouve
une vertu se rapportant spécialement à ce qui est plus important, il faut qu'il
y ait une autre vertu se rapportant à ce qui l'est moins, car il est nécessaire
que la vie de l'homme soit réglée en tout selon les vertus. C'est ainsi, comme
on l'a vu plus haut, que la magnificence se rapporte aux grandes dépenses
d'argent, et qu'à côté d'elle la libéralité est nécessaire, qui se rapporte aux
dépenses de médiocre importance. Il est donc nécessaire qu'il y ait une vertu
modératrice des petites choses, qu'il n'est pas aussi difficile de modérer.
Cette vertu s'appelle la modestie, et elle est annexée à la tempérance comme à
la vertu principale.
Solutions :
1. Un nom commun est parfois attribué aux plus petites choses
; c'est ainsi qu'on donne le nom commun d'"anges", au dernier ordre
des anges. De même aussi la "mesure", qui se remarque communément en
toute vertu, est attribuée spécialement à la vertu qui apporte la mesure dans
les petites choses.
2. Certaines choses ont besoin d'être tempérées à cause de
leur véhémence, comme on "tempère" le vin fort. Mais la modération
est nécessaire en toutes choses. C'est pourquoi la tempérance a davantage trait
aux passions violentes, et la modestie aux passions moindres.
3. La modestie s'entend ici de la mesure prise communément, selon
qu'elle est nécessaire dans toutes les vertus.
Objections :
1. Il semble que la modestie ne concerne que les actes
extérieurs. En effet, les mouvements intérieurs des passions ne peuvent pas
être connus des autres. Or saint Paul demande (Ph 4, 5) que "notre modestie
soit connue de tous les hommes". La modestie ne se rapporte donc qu'aux
actions extérieures.
2. Les vertus qui ont pour matière les passions se distinguent
de la vertu de justice qui a pour matière les actions. Or la modestie semble
être une seule vertu. Si donc elle a trait aux actions extérieures, elle n'aura
pas trait aux passions intérieures.
3. Aucune vertu, demeurant une et la même, ne porte à la fois
sur les choses se rapportant à l'appétit, ce qui est le propre des vertus
morales ; sur les choses se rapportant à la connaissance, ce qui est le propre
des vertus intellectuelles ; et sur les choses se rapportant à l'irascible et
au concupiscible. Donc, si la modestie est une seule vertu, elle ne peut avoir
tout cela pour matière.
Cependant :
En tout ce dont on
vient de parler, on doit observer la "mesure", d'où la modestie tire
son nom. La modestie concerne donc tout cela.
Conclusion :
La modestie
diffère de la tempérance, on l'a vu en ce que la tempérance modère ce qui est
le plus difficile à réprimer, tandis que la modestie modère ce qui l'est
médiocrement. Cependant les auteurs semblent avoir parlé diversement de la
modestie. Partout où ils ont discerné une raison spéciale de bien ou de
difficulté en matière de modération, ils ont soustrait cela à la modestie, réservant
celle-ci aux modérations de moindre importance. Or il est clair pour tous que
la répression des plaisirs du toucher présente une difficulté spéciale. C'est
pourquoi tous ont distingué la tempérance de la modestie. Mais, en outre, Cicéron
a vu qu'un certain bien spécial existait dans la modération des châtiments. Et
c'est pourquoi il a soustrait la clémence à la modestie, réservant celle-ci
pour toutes les autres choses qui restent à modérer.
Ces choses
paraissent être au nombre de quatre.
- La première est
le mouvement de l'âme vers une certaine supériorité, que modère l'humilité.
- La deuxième est
le désir de ce qui se rapporte à la connaissance, ce que modère la studiosité, qui
s'oppose à la curiosité.
- La troisième est
ce qui se rapporte aux mouvements et aux actions du corps, afin qu'ils se
fassent de façon décente et honnête, tant dans les choses faites sérieusement
que dans celles faites par jeu.
- La quatrième est
ce qui se rapporte aux apprêts extérieurs, dans les vêtements et les autres
choses de ce genre.
Mais concernant
certaines de ces choses, d'autres auteurs ont parlé de vertus particulières ;
ainsi Andronicus mentionne "la mansuétude, la simplicité et l'humilité",
et autres vertus de ce genre, dont nous avons parlé plus haut. Aristote, lui, concernant
les plaisirs des jeux, a mentionné "l'eutrapélie". Tout cela rentre
dans la modestie, au sens où l’entend Cicéron. Et, de cette manière, la
modestie se rapporte non seulement aux actions extérieures, mais aussi aux
mouvements intérieurs.
Solutions :
1. Saint Paul parle de la modestie selon qu'elle porte sur les
choses extérieures. Cependant la modération des mouvements intérieurs peut
aussi se manifester par certains signes extérieurs.
2. Sous la modestie sont comprises différentes vertus, assignées
par différents auteurs. Par conséquent rien n'empêche que la modestie ait pour
matière des choses qui requièrent différentes vertus. Cependant il n'y a pas, entre
les parties de la modestie, une différence aussi grande qu'entre la justice, qui
porte sur les opérations, et la tempérance, qui porte sur les passions. Car, dans
les actions et les passions en lesquelles il n'y a pas une difficulté
exceptionnelle du côté de la matière, mais seulement du côté de la modération, il
n'est question que d'une seule vertu, sous le rapport de la modération.
3. Et cela éclaire la réponse à donner à la troisième
objection.
LES ESPÈCES DE LA MODESTIE
Il faut maintenant
étudier les différentes espèces de la modestie.
- I. L'humilité et
l'orgueil qui s'oppose à elle (Questions 161-165).
- II. La
studiosité (Question 166) et la curiosité qui lui est opposée (Question 167).
- III. La modestie
dans les paroles et dans les gestes (Question 168).
- IV. La modestie dans la toilette extérieure (Question 169).
- 1. Est-elle une
vertu ? - 2. Siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la raison ? -
3. Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous ? - 4. Fait-elle partie
de la modestie ou de la tempérance ? - 5. Comparaison de l'humilité avec les
autres vertus. - 6. Les degrés de l’humilité.
Objections :
1. Il ne semble pas. La vertu implique en effet une notion de
bien. Or l'humilité semble impliquer la raison de mal pénal, selon le Psaume
(105, 18) : "On l'humilia en affligeant ses pieds d'entraves." L'humilité
n'est donc pas une vertu.
2. La vertu et le vice sont opposés. Or l'humilité se
manifeste parfois dans le vice. L'Ecclésiastique dit en effet (19, 23 Vg) :
"Il y a celui qui s'humilia frauduleusement."
3. Nulle vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or l'humilité
semble s'opposer à la vertu de magnanimité, qui tend aux grandes choses, alors
que l'humilité les fuit.
4. La vertu, selon Aristote est "la disposition de ce qui
est parfait". Or l'humilité semble convenir aux imparfaits. C'est pourquoi
il ne convient pas à Dieu de s'humilier, lui qui ne peut être au-dessous de
personne. L'humilité n'est donc pas une vertu.
5. "Toute vertu morale a pour matière les actions ou les
passions", d'après Aristote. Or l'humilité n'est pas mise par lui au
nombre des vertus qui ont trait aux passions, et elle n'est pas non plus rangée
par lui sous la justice, qui porte sur les actions. Il semble donc qu'elle ne
soit pas une vertu.
Cependant :
Origène commentant
ce verset de saint Luc (1, 48) : "Il a regardé l'humilité de sa servante",
dit que, dans l’Écriture, l'humilité est expressément déclarée l'une des vertus,
puisque le Sauveur a dit (Mt 11, 9) : "Apprenez de moi que je suis doux et
humble de coeur."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit antérieurement en traitant des passions, le bien ardu a quelque chose par
quoi il attire l'appétit, à savoir sa raison de bien, et il a quelque chose qui
provoque la répulsion, à savoir sa difficulté d'être atteint ; le premier de
ces éléments fait naître un mouvement d'espoir, et le second un mouvement de
découragement. Or nous avons dit plus haut qu'à des mouvements de l'appétit qui
se comportent par mode d'impulsion, il faut qu'il y ait une vertu morale qui
modère et refrène ; et à l'égard de ceux qui se comportent par mode de
répulsion et de recul du côté de l'appétit, il faut qu'il y ait une vertu
morale qui affermisse et pousse en avant. C'est pourquoi, en ce qui concerne
l'appétit du bien ardu, deux vertus sont nécessaires : l'une qui tempère et
refrène l'esprit, pour qu'il ne tende pas de façon immodérée aux choses élevées,
et c'est la vertu d'humilité ; l'autre qui fortifie l'esprit contre le
découragement, et le pousse à poursuivre ce qui est grand conformément à la
droite raison, et c'est la magnanimité. Il apparaît donc ainsi que l'humilité
est une vertu.
Solutions :
1. Selon Isidore "humble (humilis) signifie pour
ainsi dire appuyé à terre (humi)",
c'est-à-dire adhérant à ce qui est bas. Ce qui se réalise de deux
façons.
1° En vertu d'un
principe extrinsèque, lorsque par exemple un homme est abaissé par un autre. Et
alors l'humilité a un caractère pénal.
2° En vertu d'un
principe intrinsèque. Cela peut parfois être bon, lorsque quelqu'un, par
exemple, considérant ce qui lui manque, s'abaisse selon sa condition, comme
Abraham disant au Seigneur (Gn 18, 27) : "Je parlerai à mon Seigneur, moi
qui suis poussière et cendre." L'humilité est alors une vertu. Mais
parfois cela peut être mauvais, lorsque, par exemple, "l'homme, oubliant
sa dignité, se compare aux bêtes stupides, et devient semblable à elles" (Ps
49, 13).
2. Comme on vient de le dire, l'humilité, selon qu'elle est
une vertu, comporte dans sa raison un certain abaissement louable vers le bas.
Mais parfois cela a lieu seulement selon les signes extérieurs, selon les
apparences. Aussi est-ce là "une fausse humilité", dont saint Augustin
dit qu'elle est "un grand orgueil", car il semble qu'elle tende à une
gloire supérieure. - Mais parfois cela a lieu selon le mouvement intérieur de
l'âme. C'est en ce sens que l'humilité est appelée proprement une vertu, car la
vertu ne consiste pas dans des choses extérieures, mais principalement dans le
choix intérieur de l'esprit, comme le montre Aristote.
3. L'humilité réprime l'appétit, de peur qu'il ne tende vers
ce qui est grand en s'écartant de la droite raison. La magnanimité, elle, pousse
l'esprit vers ce qui est grand en se conformant à la droite raison. Il apparaît
donc que la magnanimité ne s'oppose pas à l'humilité, mais au contraire
qu'elles ont en commun de se conformer toutes deux à la droite raison.
4. Il y a deux façons de dire qu'un être est parfait. D'une
première façon, un être est dit parfait purement et simplement, quand aucun
défaut ne se trouve en lui, ni selon sa nature, ni par rapport à quelque autre
chose. Et ainsi Dieu seul est parfait, et l'humilité ne lui convient donc pas
selon la nature divine, mais seulement selon la nature humaine qu'il a assumée.
- D'une autre façon on peut dire qu'un être est parfait sous quelque rapport, par
exemple selon sa nature, ou selon sa condition, ou selon le temps. En ce sens
l'homme vertueux est parfait. Sa perfection cependant reste déficiente en
comparaison de Dieu. C'est ainsi qu'Isaïe (40, 17) peut dire : "Toutes les
nations sont comme rien devant lui." Et c'est ainsi que l'humilité peut
convenir à tout homme.
5. Aristote voulait traiter des vertus selon qu'elles sont
ordonnées à la vie civique, où la soumission d'un homme à un autre est
déterminée selon l'ordre de la loi, et fait partie de la justice légale. Mais
l'humilité, selon qu'elle est une vertu spéciale, regarde principalement la
subordination de l'homme à Dieu, à cause de qui il se soumet aussi aux autres
lorsqu'il s'humilie.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'humilité siège dans l'appétit, mais
plutôt dans le jugement de la raison. En effet, l'humilité s'oppose à
l'orgueil. Or l'orgueil consiste surtout en ce qui se rapporte à la
connaissance. Saint Grégoire dit en effet : "L'orgueil, quand il s'étend
extérieurement jusqu'au corps, se fait d'abord connaître par les yeux", ce
qui faisait dire au Psalmiste (131, 1) : "Seigneur, mon coeur ne s'est pas
enflé d'orgueil, et mes regards n'ont pas été hautains." Or les yeux
servent surtout à la connaissance. Il semble donc que l'humilité se rapporte
surtout à la connaissance que l'on prend de soi et qu'on estime petite.
2. Selon saint Augustin : "l'humilité est presque toute
la doctrine chrétienne". Il n'y a donc rien dans la doctrine chrétienne
qui soit inconciliable avec l'humilité. Or la doctrine chrétienne nous invite à
désirer ce qu'il y a de meilleur, comme dit saint Paul (1 Co 12, 31) : "Aspirez
aux charismes les meilleurs." L'humilité ne consiste donc pas à réprimer
le désir des choses ardues, mais porte plutôt sur leurs estimations.
3. Il appartient à la même vertu de réprimer un élan excessif
et d'affermir l'âme contre un recul excessif. Ainsi, c'est la même vertu de
force qui réprime l'audace et qui affermit l'âme contre la peur. Or la
magnanimité affermit l'âme contre les difficultés qui se rencontrent dans la
poursuite des grandes choses. Donc, si l'humilité réprimait l'appétit des
grandes choses, il s'ensuivrait qu'elle ne serait pas une vertu distincte de la
magnanimité. Ce qui semble faux. L'humilité ne porte donc pas sur l'appétit des
grandes choses mais plutôt sur leur estimation.
4. Andronicus place l'humilité dans le train de vie extérieur.
Il dit en effet que l'humilité est "un habitus qui évite les excès dans
les dépenses et les apprêts". Elle ne règle donc pas le mouvement de
l'appétit.
Cependant :
Saint Augustin dit
que l'homme humble est "celui qui choisit d'être abaissé dans la maison du
Seigneur, plutôt que d'habiter dans la demeure des pécheurs". Or le choix
relève de l'appétit. L'humilité se trouve donc dans l'appétit, plutôt que dans
l'estimation.
Conclusion :
Comme on l'a dit, il
appartient en propre à l'humilité que nous nous réprimions nous-mêmes, afin de
ne pas être entraînés à ce qui nous dépasse. Mais il est nécessaire pour cela
que nous prenions conscience de ce qui nous manque en comparaison de ce qui
excède nos forces. C'est pourquoi la connaissance du manque qui nous est propre
fait partie de l'humilité comme règle directrice de l'appétit. Pourtant, c'est
dans l'appétit lui-même que l'humilité réside essentiellement. Aussi doit-on
dire que le propre de l'humilité est de diriger et de modérer le mouvement de
l'appétit.
Solutions :
1. L'élévation du regard est un signe d'orgueil, en tant
qu'il exclut le respect et la crainte. Car ce sont surtout les gens timides et
respectueux qui ont coutume de baisser les yeux, comme s'ils n'osaient pas se
comparer aux autres. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'humilité soit
essentiellement dans la connaissance.
2. Prétendre à quelque chose de grand en se fiant à ses
propres forces est contraire à l'humilité. Mais il n'est pas contraire à
l'humilité de tendre à de grandes choses en mettant sa confiance dans le
secours divin, surtout puisque l'on est d'autant plus élevé aux regards de Dieu
que l'on se soumet davantage à lui par humilité. "Autre chose, dit saint Augustin
est de s’élever vers Dieu, autre chose de s'élever contre Dieu. Celui qui
s'abaisse devant lui est élevé par lui, et celui qui se dresse contre lui est
abaissé par lui."
3. On trouve dans la vertu de force une même et unique raison
de réprimer l'audace et d'affermir l'âme contre la crainte. Cette unique raison
est en effet que l'homme doit faire passer le bien de la raison avant les
périls de la mort. Au contraire, la raison que nous avons de refréner la
présomption de l'espérance, ce qui relève de l'humilité, est différente de la
raison que nous avons d'affermir l'âme contre le désespoir, ce qui relève de la
magnanimité. En effet, la raison que nous avons d'affermir l'âme contre le
désespoir, est la conquête de notre bien propre, car il ne faut pas qu'en
désespérant l'homme se rende indigne du bien qui lui convenait. S'agit-il en
revanche de réprimer la présomption de l'espérance, la raison principale est
prise alors de la révérence due à Dieu, qui fait que l'homme ne s'attribue pas
plus qu'il ne lui revient selon le rang qu'il a reçu de Dieu. Ainsi donc
l'humilité semble impliquer principalement la sujétion de l'homme à Dieu. C'est
pourquoi saint Augustin, qui assimile l'humilité à la pauvreté en esprit, la
fait dépendre du don de crainte, par lequel on révère Dieu. De là vient que la
force se comporte autrement vis-à-vis de l'audace que l'humilité vis-à-vis de
l'espoir. Car la force se sert de l'audace plus qu'elle ne la réprime ; c'est
pourquoi l'excès a plus de ressemblance avec elle que le défaut. L'humilité, au
contraire, réprime l'espoir ou la confiance en soi-même plus qu'elle ne s'en
sert ; c'est pourquoi l'excès est davantage en opposition avec elle que le
défaut.
4. L'excès dans les dépenses et les apprêts extérieurs est
d'ordinaire le fait d'une certaine fierté, que l'humilité réprime. De ce point
de vue l'humilité se trouve secondairement dans les choses extérieures, selon
qu'elles sont les signes du mouvement intérieur de l'appétit.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car, on l'a dit l'humilité consiste
principalement dans la sujétion de l'homme à Dieu. Mais ce qui est dû à Dieu ne
doit pas être donné à l'homme, comme c'est clair pour tous les actes
d'adoration. L'homme ne doit donc pas par humilité se mettre au-dessous de
l'homme.
2. D'après saint Augustin, "l'humilité doit être placée
du côté de la vérité, non du côté de la fausseté". Or il y a des hommes
qui occupent une très haute situation : s'ils se mettaient au-dessous de leurs
inférieurs, cela ne pourrait pas se faire sans fausseté.
3. Nul ne doit faire ce qui tourne au détriment du salut
d'autrui. Mais si par humilité l'on se mettait au-dessous d'un autre, cela
tournerait parfois au détriment de celui à qui l'on se soumet, car cela
pourrait lui inspirer de l'orgueil ou du mépris. C'est pourquoi saint Augustin
a pu dire : "...de peur qu'en observant une trop grande humilité, on ne
détruise l'autorité qui doit gouverner." Il ne faut donc pas que l'homme
se mette au-dessous de tous par humilité.
Cependant :
Il y a ces paroles de saint Paul (Ph 2, 3) : "Que chacun
par humilité estime les autres supérieurs à soi."
Conclusion :
On peut considérer
deux points de vue en l'homme : ce qui est de Dieu, et ce qui est de l'homme.
Mais tout ce qui est défaut est de l'homme, et tout ce qui est salut et perfection
est de Dieu, selon Osée (13, 9) : "Ô Israël, ta perte vient de toi-même, ton
secours de moi seul." Or l'humilité, nous l'avons dit, regarde proprement
la révérence par laquelle l'homme se soumet à Dieu. C'est pourquoi tout homme, s'il
considère ce qui est de lui, doit se mettre au-dessous du prochain en
considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu.
Mais l'humilité
n'exige pas que l'on mette ce qui, en soi-même, est de Dieu, au-dessous de ce
qui apparaît être de Dieu en l'autre. Car ceux qui reçoivent en partage les
dons de Dieu savent bien qu'ils les ont. Saint Paul dit en effet (1 Co 2, 12)
que nous avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu "afin de connaître les dons
que Dieu nous a faits". C'est pourquoi, sans manquer à l'humilité, on peut
préférer les dons que l'on a soi-même reçus aux dons de Dieu qui paraissent
avoir été attribués aux autres. Ce mystère, dit saint Paul (Ep 3, 5), "n'avait
pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d'être révélé
maintenant à ses saints Apôtres".
De même l'humilité
n'exige pas non plus que l'on mette ce que l'on a d'humain au-dessous de ce qui
est humain dans le prochain. Autrement, il faudrait que tout homme se jugeât
plus pécheur que tous les autres, et cependant saint Paul a pu dire sans manquer
à l'humilité (Ga 2, 15) : "Nous sommes, nous, des juifs de naissance, et
non de ces pécheurs de païens."
Néanmoins, tout
homme peut juger qu'il y a dans le prochain quelque chose de bon que lui-même
n'a pas, ou qu'il y a en lui-même quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas
chez l'autre, ce qui lui permet de se mettre par humilité au-dessous du
prochain.
Solutions :
1. Non seulement nous devons révérer Dieu en lui-même, mais
aussi révérer en toute chose ce qui est de lui, non cependant par le même mode
dont nous révérons Dieu. C'est pourquoi nous devons, par l'humilité, nous
mettre au-dessous de tous les autres à cause de Dieu." Soyez soumis, dit
saint Pierre (1 P 2, 13), à toute créature humaine à cause de Dieu." Pour
Dieu seul cependant nous devons montrer de l'adoration.
2. Si nous préférons ce qui est de Dieu dans le prochain à ce
qui est propre en nous, nous ne pouvons tomber dans la fausseté. C'est pourquoi
ce passage de saint Paul : "Que chacun par l'humilité estime les autres
supérieurs à soi", est ainsi commenté par la Glose. "Nous ne devons
pas estimer cela par une sorte de feinte : estimons vraiment, au contraire, qu'il
peut y avoir en l'autre quelque chose de caché qui nous soit supérieur, même si
notre bien, par quoi nous paraissons lui être supérieur, n'est pas caché."
3. L'humilité, comme du reste les autres vertus, réside
principalement à l'intérieur de l'âme. On peut ainsi, selon l'acte intérieur de
l'âme, se mettre au-dessous d'un autre, sans pour autant donner occasion à ce
qui pourrait être au détriment de son salut. C'est en ce sens qu'Augustin dit
dans sa "Règle" : "Que
le supérieur, par un sentiment de crainte de Dieu, se mette sous vos pieds."
Mais dans les actes extérieurs d'humilité, comme aussi dans les actes des
autres vertus, il faut user de la modération qui convient, pour qu'ils ne
puissent tourner au détriment de l'autre. Si cependant quelqu'un fait ce qu'il
doit, et que les autres en prennent occasion de pécher, cela n'est pas imputé à
celui qui agit avec humilité, car il ne commet pas de scandale, bien qu'un
autre soit scandalisé.
Objections :
1. Il semble que non. L'humilité, en effet, regarde
principalement la révérence par laquelle on se soumet à Dieu, on l'a dit. Or il
appartient à la vertu théologale d'avoir Dieu pour objet. L'humilité doit donc
être considérée plutôt comme une vertu théologale que comme une partie de la
tempérance ou modestie.
2. La tempérance est dans le concupiscible. Or l'humilité
semble être dans l'irascible, comme aussi l'orgueil, qui lui est opposé, et qui
a l'ardu pour objet. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la
tempérance ou modestie.
3. L’humilité et la magnanimité portent sur les mêmes choses, cela
ressort de ce que nous avons dit. Or la magnanimité n'est pas une partie de la
tempérance, mais plutôt de la force, ainsi qu'on l'a vu antérieurement. Il
semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie.
Cependant :
Commentant saint Luc,
Origène dit : "Si tu veux savoir le nom de cette vertu, et comment
l'appellent les philosophes, remarque que l'humilité sur laquelle Dieu abaisse
ses regards est la même vertu que celle que les philosophes appellent métriotès", c'est-à-dire mesure ou
modération, laquelle appartient manifestement à la modestie ou tempérance.
L'humilité fait donc partie de la modestie ou tempérance.
Conclusion :
En assignant des
parties aux vertus on fait principalement attention, nous l'avons dit plus haut
à la ressemblance dans la manière d'agir de la vertu. Or la manière d'agir de
la tempérance, d'où elle tire surtout son mérite, c'est le freinage ou la
répression de l'emportement d'une passion. Voilà pourquoi toutes les vertus qui
refrènent ou répriment l'élan des affections, ou qui modèrent les actions, sont
considérées comme des parties de la tempérance. Or, de même que la douceur
réprime le mouvement de colère, de même l'humilité réprime le mouvement
d'espoir, qui est un élan de l'esprit tendant vers de grandes choses.
C'est pourquoi, de
même que la douceur est une partie de la tempérance, de même l'humilité. Pour
cette raison Aristote dit que celui qui tend vers de petites choses, selon ses
possibilités, n'est pas appelé magnanime, mais "tempéré" : nous, nous
pouvons l'appeler humble. Et, pour la raison dite plus haut, l'humilité, parmi
les autres parties de la tempérance, est contenue sous la modestie, de la
manière dont en parle Cicéron : en tant que l'humilité n'est rien d'autre
qu'une certaine modération de l'esprit." Ayez, dit saint Pierre (1 P 3, 4),
la parure incorruptible d'une âme douce et humble."
Solutions :
1. Les vertus théologales, qui se rapportent à la fin ultime,
premier principe dans le domaine du désirable, sont causes de toutes les autres
vertus. Que l'humilité soit causée par la vénération de Dieu n'exclut donc pas
qu'elle soit une partie de la modestie ou tempérance.
2. Les parties sont assignées aux vertus principales, non
selon leur ressemblance quant au sujet ou à la matière mais selon leur
ressemblance quant à leur forme d'agir, on l'a dit. C'est pourquoi, bien que
l'humilité ait son siège dans l'irascible, elle n'en est pas moins placée parmi
les parties de la modestie et de la tempérance à cause de son mode d'agir.
3. Quoique la magnanimité et l'humilité se rencontrent dans
une même matière, elles diffèrent cependant par leur mode d'agir. C'est la
raison pour laquelle la magnanimité est une partie de la force, et l'humilité
une partie de la tempérance.
Objections :
1. Il semble que l'humilité soit la plus importante des
vertus. En effet, commentant ce qui est dit en saint Luc du pharisien et du
publicain, saint Jean Chrysostome dit que "si l'humilité, même mêlée de
fautes, court si facilement qu'elle dépasse la justice accompagnée d'orgueil, où
n'ira-t-elle pas si elle est jointe à la justice ? Elle sera présente au
tribunal de Dieu au milieu des anges". Il apparaît ainsi que l'humilité
l'emporte sur la justice. Or la justice est la plus remarquable de toutes les
vertus, et renferme en elle toutes les vertus, comme le montre Aristote.
L'humilité est donc la plus grande des vertus.
2. Il semble que l’humilité est la plus grande des vertus.
Saint Augustin dit en effet : "Voulez-vous élever très haut un grand
édifice ? Pensez d’abord à lui donner comme fondement l’humilité."
3. l’humilité est promise à la plus grande récompense :
Luc (14, 11) "Qui s’abaisse sera élevé."
4. "Envisages-tu, dit saint Augustin, par l'homme qu'il
a daigné assumer, fut un enseignement moral". Or c'est principalement son
humilité qu'il nous a proposé d'imiter, lorsqu'il a dit (Mt 11, 29) : "Apprenez
de moi que je suis doux et humble de coeur." Et saint Grégoire affirme :
"On découvre la preuve de notre rachat dans l'humilité de Dieu." L'humilité
semble être donc la plus grande des vertus.
Cependant :
La charité
l'emporte sur toutes les vertus, selon saint Paul (Col. 3, 14) : "Par-dessus
tout, ayez la charité." L'humilité n'est donc pas la plus grande des
vertus.
Conclusion :
Le bien de la
vertu humaine réside dans l'ordre de la raison, lequel se prend principalement
par rapport à la fin. C'est pourquoi les vertus théologales, qui ont la fin
ultime pour objet, sont les plus grandes.
Secondairement, on
prête attention à la manière dont les moyens sont ordonnés à la fin. Et cette
ordonnance se trouve essentiellement dans la raison elle-même qui ordonne, et, par
participation, dans l'appétit ordonné par la raison. Cette ordonnance est faite
de manière universelle par la justice, surtout par la justice légale.
L'humilité, elle, fait que l'homme demeure bien soumis en toutes choses à
l'ordre, d'une façon universelle, tandis que toute autre vertu le fait en telle
ou telle matière particulière. C'est pourquoi, après les vertus théologales, après
aussi les vertus intellectuelles qui ont pour siège la raison elle-même, et
après la justice, surtout légale, l'humilité est plus importante que les autres
vertus.
Solutions :
1. L'humilité ne l'emporte pas sur la justice, mais sur
"la justice à laquelle est joint l'orgueil" et qui a cessé d'être une
vertu ; de même que, en sens inverse, le péché est remis par l'humilité : il
est dit en effet du publicain que, en récompense de son humilité, "il s'en
retourna chez lui justifié" (Lc 18, 14). C'est pourquoi saint Jean
Chrysostome peut dire : "Prête-moi deux attelages : l'un composé de
la justice et de l'orgueil, l'autre du péché et de l'humilité. Tu verras le
péché dépasser la justice, non par ses propres forces, mais par les forces de
l'humilité qui lui est jointe ; et tu verras l'autre couple vaincu, non par la
faiblesse de la justice, mais par le poids et l'enflure de l'orgueil."
2. De même que l'assemblage ordonné des vertus est comparé, en
raison d'une certaine ressemblance, à un édifice, de même ce qui est premier
dans l'acquisition des vertus est comparé à la fondation qui est posée en
premier dans l'édifice. Mais les véritables vertus sont infusées par Dieu.
C'est pourquoi ce qui est premier dans l'acquisition des vertus peut s'entendre
de deux façons : d'une première façon, parce qu'on enlève un obstacle. Et, à ce
titre, l'humilité tient la première place, en tant qu'elle chasse l'orgueil
auquel Dieu résiste, et rend l'homme docile et ouvert à l'influx de la grâce
divine, en tant qu'elle vide l'enflure de la superbe." Dieu résiste aux
orgueilleux, écrit saint Jacques (4, 6), mais il donne sa grâce aux humbles."
C'est de cette façon que l'humilité est appelée le fondement de l'édifice
spirituel.
D'une autre façon,
dans les vertus quelque chose est premier directement, en donnant dès
maintenant accès à Dieu. Or le premier accès à Dieu se fait par la foi. "Celui
qui s'approche de Dieu doit croire" (He 11, 6). Et à ce titre c'est la foi
qui est le fondement, d'une façon plus noble que l'humilité.
3. A qui méprise la terre, le ciel est promis. Ainsi à ceux
qui méprisent les richesses terrestres sont promis les trésors célestes, selon
cette parole (Mt 6, 19) : "Ne vous amassez pas de trésors sur la terre,...
mais amassez-vous des trésors dans le ciel." De même, à ceux qui méprisent
les joies du monde sont promises les consolations célestes (Mt 5, 5) : "Heureux
ceux qui pleurent, car ils seront consolés." De même encore l'élévation
spirituelle est promise à l'humilité, non parce qu'elle la mérite à elle seule,
mais parce qu'il lui appartient en propre de mépriser la grandeur terrestre.
C'est pourquoi saint Augustin dit : "Ne crois pas que celui qui s'humilie
sera toujours à terre, puisqu'il est dit : "Il sera exalté". Mais ne
crois pas qu'il le sera aux yeux des hommes par les grandeurs terrestres."
4. Le Christ nous a principalement recommandé l'humilité, parce
que c'est le grand moyen d'écarter ce qui fait obstacle au salut qui consiste
pour l'homme à tendre vers les biens célestes et spirituels, biens dont il est
empêché quand il cherche la gloire dans le domaine terrestre. C'est pourquoi le
Seigneur, pour faire disparaître l'obstacle au salut, a montré par des exemples
d'humilité qu'il fallait mépriser la grandeur qui paraît au-dehors. L'humilité
est ainsi comme une disposition qui permet d'accéder librement aux biens
spirituels et divins. Donc, de même que la perfection est supérieure à la
disposition, de même la charité et les autres vertus par lesquelles l'homme est
directement conduit à Dieu sont supérieures à l'humilité.
Objections :
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la distinction de
l'humilité en douze degrés que l'on trouve dans la "Règle" de saint Benoît
(ch.7) :
- 1° "se
montrer toujours humble de coeur et de corps, en tenant les yeux fixés à
terre" ;
- 2° "parler
peu, de choses sérieuses, et sans élever la voix" ;
- 3° "ne pas
rire avec facilité et promptitude" ;
- 4° "garder
le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé" ;
- 5°
"observer la règle commune du monastère" ;
- 6° "se croire
et se dire le plus méprisable de tous" ;
- 7°
"s'avouer et se croire indigne et inutile en tout" ;
- 8°
"confesser ses péchés" ;
- 9° "embrasser
patiemment par obéissance les choses dures et pénibles" ;
- 10° "se
soumettre avec obéissance au supérieur" ;
- 11° "ne pas
prendre plaisir à faire sa volonté propre" ;
- 12°
"craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements".
En effet, on
énumère ici des choses qui se rapportent à d'autres vertus : à l'obéissance par
exemple et à la patience. On énumère aussi des choses qui semblent relever
d'une opinion fausse, qui n'est le fait d'aucune vertu, comme "se croire
et se dire le plus méprisable de tous", ou "s'avouer et se croire
indigne et inutile en tout". On a tort de placer tout cela parmi les degrés
de l'humilité.
2. L'humilité, comme d'ailleurs les autres vertus, va de
l'intérieur à l'extérieur. Dans les degrés indiqués on a donc tort de placer ce
qui appartient aux actes extérieurs avant ce qui appartient aux actes
intérieurs.
3. Saint Anselme lui, distingue sept degrés d'humilité :
- 1° "se
savoir méprisable" ;
- 2° "en être
affligé" ;
- 3° "le
confesser" ;
- 4° "le
persuader", c'est-à-dire vouloir qu'on le croie ;
- 5°
"supporter patiemment qu'on le dise" ;
- 6°
"supporter d'être traité avec mépris" ;
- 7° "aimer
cela".
Les degrés
indiqués plus haut semblent donc en surnombre.
4. A propos de saint Matthieu (3, 15), la Glose ajoute :
"L'humilité parfaite a trois degrés : le premier est de se soumettre à ses
supérieurs, et de ne pas se préférer à ses égaux, et c'est bien ; le deuxième
est de se soumettre à ses égaux, et de ne pas se préférer à ses inférieurs, et
c'est mieux ; le troisième est de se soumettre à ses inférieurs, et c'est la
perfection." Donc, les degrés indiqués semblent trop nombreux.
5. "La mesure de l'humilité, écrit saint Augustin est
donnée à chacun à la mesure de sa grandeur. L'orgueil, qui est d'autant plus
insidieux qu'on est plus grand, la met en danger." Or la mesure de la
grandeur humaine ne peut pas être fixée par un nombre déterminé de degrés. Il
semble donc qu'on ne puisse assigner des degrés déterminés à l'humilité.
Conclusion :
Comme on le voit
par ce qui a été dit plus haut l'humilité se trouve essentiellement dans
l'appétit, selon que l'homme refrène le mouvement de son âme pour l'empêcher de
tendre à la grandeur de façon désordonnée. Mais l'humilité a sa règle dans la
connaissance, afin que l'homme ne s'estime pas supérieur à ce qu'il est. Et le
principe et la racine de cette double conduite, c'est la révérence de l'homme
envers Dieu. Mais de cette humble disposition intérieure procèdent certains
signes extérieurs dans les paroles, et dans les faits et gestes, qui
manifestent ce qui se cache à l'intérieur, comme cela se passe aussi pour les
autres vertus. En effet "à son air on connaît un homme, à son visage on
connaît l'homme de sens", dit l'Ecclésiastique (19, 29).
Dans les degrés
indiqués de l'humilité se trouve quelque chose qui appartient à la racine de
l'humilité, à savoir le douzième degré : "Craindre Dieu et se rappeler
tous ses commandements." On trouve aussi quelque chose qui appartient à
l'appétit : ne pas tendre de façon désordonnée vers sa propre supériorité. Ce
qui a lieu de trois manières : l° lorsque l'homme ne suit pas sa propre volonté,
ce qui appartient au onzième degré ; 2° lorsqu'il règle sa volonté sur le
jugement du supérieur, ce qui appartient au dixième degré ; 3° lorsqu'il ne
s'écarte pas de cette voie dans les moments durs et pénibles de l'existence, ce
qui appartient au neuvième degré.
On trouve encore
certaines choses se rapportant à l'estimation de l'homme reconnaissant ses
défauts, et cela de trois manières : l° par le fait que l'homme reconnaît et
confesse ses propres défauts, ce qui appartient au huitième degré ; 2° par le
fait que, considérant ses défauts, il s'estime incapable de grandes choses, ce
qui appartient au septième degré ; 3° par le fait qu'il estime les autres
supérieurs à lui sous ce rapport, ce qui appartient au sixième degré.
On trouve enfin
certaines choses se rapportant aux signes extérieurs. Parmi ces signes il en
est un dans les faits, lorsque l'homme, dans ses oeuvres, ne s'écarte pas de la
voie commune, ce qui appartient au cinquième degré. Il en est deux autres dans
les paroles, lorsque l'homme ne devance pas le moment de parler, ce qui
appartient au quatrième degré, et lorsqu'il ne dépasse pas la mesure en parlant,
ce qui appartient au deuxième degré. Les autres signes se trouvent dans les
gestes extérieurs, quand on réprime par exemple la hardiesse du regard, ce qui
appartient au premier degré, et quand on retient le rire extérieur et les
autres signes d'une joie inepte, ce qui appartient au troisième degré.
Solutions :
1. On peut sans fausseté "se croire et se déclarer le
plus méprisable de tous", selon les défauts cachés qu'on reconnaît en soi,
et les dons de Dieu qui sont cachés dans les autres. C'est pourquoi saint Augustin
peut dire : "Songez que certains ont sur vous de secrètes supériorités, même
si vous apparaissez extérieurement meilleurs qu'eux."
De même, on peut
sans fausseté "s'avouer et se croire indigne et inutile en tout" si
l'on considère ses propres forces, et que l'on rapporte tout son pouvoir à Dieu."
Ce n'est pas que de nous-mêmes, écrit saint Paul (2 Co 3, 5), nous ayons
qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous ; notre capacité
vient de Dieu."
Il n'est pas
illogique non plus de mettre au compte de l'humilité ce qui appartient à
d'autres vertus puisque, de même qu'un vice sort d'un autre vice, de même, par
un ordre naturel, l'acte d'une vertu procède de l'acte d'une autre vertu.
2. L'homme a deux moyens pour parvenir à l'humilité : le
premier et le principal, c'est le don de la grâce. A ce point de vue, ce qui
est intérieur précède ce qui est extérieur. Le second moyen, c'est l'effort de
l'homme. A ce point de vue, l'homme commence par réprimer l'extérieur, et il
parvient ensuite à extirper la racine intérieure. C'est en suivant cet ordre
que sont indiqués ici les degrés de l'humilité.
3. Tous les degrés indiqués par saint Anselme se ramènent à
connaître, à exprimer et à vouloir sa propre abjection. En effet, le premier
degré appartient à la connaissance de ses propres défauts. Mais, parce qu'il
serait blâmable d'aimer ses propres défauts, cela est exclu par le deuxième
degré. A la manifestation de ses défauts se rapportent le troisième et le
quatrième degré, de sorte qu'on ne déclare pas seulement ses défauts, mais
qu'on veut en persuader les autres. Les trois autres degrés concernent
l'appétit, qui ne cherche pas l'honneur mais l'abjection extérieure, ou la
supporte avec égalité d'âme, qu'elle lui vienne par des paroles ou par des
faits. Car, comme le dit saint Grégoire, "c'est peu d'être humble
vis-à-vis de ceux qui nous honorent, puisque les séculiers en font autant ;
mais nous devons surtout être humble vis-à-vis de eux qui nous font souffrir".
Et cela appartient aux cinquième et sixième degrés. Ou bien encore on embrasse
volontiers les humiliations extérieures, ce qui appartient au septième degré.
Et ainsi tous ces degrés sont compris dans les sixième et septième degrés de la
liste de saint Benoît.
4. Ces degrés sont pris non en considérant la réalité
elle-même, c'est-à-dire la nature de l'humilité, mais par comparaison avec le
niveau des hommes, qui sont ou bien des supérieurs, des inférieurs ou des
égaux.
5. Cet argument procède lui aussi des degrés d'humilité
considérés non selon la nature même de l'humilité comme fait la liste de saint Benoît,
mais selon les différentes conditions des hommes.
L'ORGUEIL
Nous allons
maintenant étudier l'orgueil : d'abord, l'orgueil en général (Question 162) ;
ensuite, le péché du premier homme qui fut un péché d'orgueil (Questions
163-165).
- 1. L'orgueil
est-il un péché ? - 2. Est-il un vice spécial ? - 3. Quel en est le siège ? -
4. Quelles sont ses espèces ? - 5. L'orgueil est-il péché mortel ? - 6. Est-il
le plus grave de tous les péchés ? - 7. Ses rapports avec les autres péchés. -
8. Doit-on y voir un vice capital ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Aucun péché en effet ne fait l'objet
d'une promesse divine. Dieu promet ce que lui-même va faire, mais il n'est pas
l'auteur d'un péché. Or l'orgueil est cité parmi les promesses divines, comme
on le voit dans Isaïe (60, 15) : "Je ferai de toi un objet d'éternel
orgueil, un motif de joie d'âge en âge."
2. Désirer la ressemblance divine n'est pas un péché : il est
en effet naturel à toute créature de le désirer, et en cela consiste la
perfection. Cela convient surtout à la créature raisonnable, qui a été faite
"à l'image et à la ressemblance de Dieu". Mais, dit Prosper
d'Aquitaine l'orgueil est "l'amour de sa propre excellence", par
laquelle l'homme ressemble à Dieu, l'excellence même. C'est ce qui fait dire à
saint Augustin : "L'orgueil veut imiter ta grandeur, car toi seul, ô Dieu,
es élevé au-dessus de tout." L'orgueil n'est donc pas un péché.
3. Le péché est non seulement contraire à une vertu, mais
aussi à un vice opposé, comme le montre Aristote. Or on ne trouve pas de vice
qui soit opposé à l'orgueil. L'orgueil n'est donc pas un péché.
Cependant :
Il y a dans le livre de Tobie (4, 14) : "Ne laisse
jamais l'orgueil dominer dans ton coeur ou dans tes paroles."
Conclusion :
L'orgueil (superbia)
tire son nom de ce que l'on prétend volontairement à ce qui nous dépasse.
Comme dit Isidore : "Le "superbe" est ainsi appelé parce qu'il
veut paraître "supérieur" à ce qu'il est : en effet celui qui veut
dépasser ce qu'il est un orgueilleux." Or la raison droite exige que la
volonté de chacun se porte à ce qui lui est proportionné. Il est donc clair que
l'orgueil implique quelque chose qui s'oppose à la droite raison. Or cela
constitue un péché, car, selon Denys le mal de l'âme est "d'être en dehors
de la raison". L'orgueil est donc manifestement un péché.
Solutions :
1. L'orgueil peut s'entendre de deux façons : d'abord en ce
sens qu'il dépasse la règle de la raison. C'est ainsi que nous disons qu'il est
un péché. D'autre part, l'orgueil peut simplement tirer son nom de la
surabondance. En ce sens, tout ce qui est surabondant peut être appelé orgueil.
C'est ainsi que l'orgueil est promis par Dieu, à la manière d'une surabondance
de biens. C'est pourquoi la Glose de Jérôme commentant ce passage, dit qu'il y
a un orgueil bon et un orgueil mauvais. On pourrait dire encore que l'orgueil
est entendu ici de façon matérielle pour l'abondance de biens dont les hommes
peuvent s'enorgueillir.
2. La raison est ordonnatrice de ce que l'homme désire par
nature. Et ainsi, si quelqu'un s'écarte de la règle de raison, soit en plus
soit en moins, un tel appétit sera vicieux, comme on le voit pour l'appétit de
la nourriture, qu'il est cependant naturel de désirer. Or l'orgueil désire
l'excellence en excédant ce qui convient à la raison droite. C'est pourquoi
saint Augustin dit que l'orgueil est "le désir d'une grandeur déréglée".
Et il dit encore : "L'orgueil est une imitation perverse de Dieu. Il
déteste en effet l'égalité avec les égaux sous la dépendance de Dieu, et veut
au contraire leur imposer sa propre domination à la place de celle de Dieu."
3. L'orgueil s'oppose directement à la vertu d'humilité qui, en
un certain sens, concerne les mêmes objets que la magnanimité, nous l'avons vu
plus haut. Il en résulte que le vice qui s'oppose par défaut à l'orgueil est
proche du vice de pusillanimité, qui s'oppose par défaut à la magnanimité. En
effet, de même qu'il appartient à la magnanimité de pousser l'âme à de grandes
choses à l'encontre du désespoir, de même il appartient à l'humilité de retenir
l'âme du désir désordonné des grandes choses, à l'encontre de la présomption.
Or la pusillanimité, quand elle comporte un défaut dans la poursuite des
grandes choses, s'oppose à proprement parler à la magnanimité par défaut ; et
quand elle comporte une application de l'âme à des choses plus viles qu'il ne
convient à l'homme, elle s'oppose à l'humilité par défaut : l'un et l'autre
aspect procède en effet d'une petitesse d'âme. Et de même, à l'inverse, l'orgueil
peut par excès s'opposer à la fois à la magnanimité et à l'humilité, selon des
aspects différents : il s'oppose à l'humilité en tant qu’il méprise la sujétion,
et à la magnanimité en tant qu’il prétend de façon désordonnée aux grandes
choses. Cependant, comme l’orgueil implique une certaine supériorité, il
s’oppose plus directement à l’humilité ; et de même la pusillanimité, qui
implique une petitesse d’âme dans la poursuite des grandes choses s’oppose plus
directement à la magnanimité.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, saint Augustin dit : "Tu
ne trouveras aucun péché qui ne fasse appel à l’orgueil." Prosper
d'Aquitaine lui aussi, dit qu'"aucun péché ne peut être, n'a pu être ou ne
pourra être sans l'orgueil". L'orgueil est donc un péché général.
2. Commentant ce passage de Job (33, 17) : "...pour le
détourner de ses oeuvres et mettre fin à son orgueil", la Glose dit que
"s'enorgueillir contre le Créateur c'est transgresser ses commandements
par le péché". Or, selon saint Ambroise, tout péché est "une
transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements venus du
ciel". Tout péché est donc orgueil.
3. Un péché particulier s'oppose toujours à une vertu
particulière. Or l'orgueil s'oppose à toutes les vertus, si l'on en croit saint
Grégoire : "L'orgueil ne se contente nullement de la destruction d'une
seule vertu. Il se lève en toutes les parties de l'âme, et, comme une maladie
générale et pestilentielle, il corrompt le corps tout entier." Quant à
Isidore ; il dit que l'orgueil "est la ruine de toutes les vertus".
L'orgueil n'est donc pas un péché spécial.
4. Tout péché particulier a une matière particulière. Or
l'orgueil a une matière générale. Saint Grégoire dit en effet : "L'un
s'enorgueillit de la richesse, l'autre de l'éloquence, un autre de choses
basses et terrestres, un autre encore de vertus sublimes." L'orgueil n'est
donc pas un péché spécial.
Cependant :
Il y a ce que dit saint Augustin : "Que l'on cherche, et
l'on trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un vice tout à fait
distinct des autres." Or le genre ne se distingue pas de ses espèces.
L'orgueil n'est donc pas un péché général, mais un péché particulier.
Conclusion :
On peut considérer
le péché d'orgueil de deux façons : d'une première façon, selon le caractère
spécifique, qui se prend de l'objet propre. A ce point de vue l'orgueil est un
péché particulier, parce qu'il a un objet particulier ; c'est en effet l'appétit désordonné de sa propre excellence, nous
l'avons dit.
D'une autre façon,
on peut considérer l'orgueil selon l'influence qu'il exerce sur les autres
péchés. A ce point de vue il a une certaine généralité, en ce sens que
l'orgueil peut engendrer tous les péchés, et cela de deux manières :
directement d'abord, en tant que les autres péchés sont ordonnés à la fin de
l'orgueil, qui est la supériorité du sujet, à laquelle peut être ordonné tout
ce que l'on désire de façon désordonnée ; indirectement ensuite et par accident,
par la suppression de l'obstacle au péché, en tant que par l'orgueil l'homme
méprise la loi divine, qui l'empêche de pécher. Rappelons ce que dit Jérémie (2,
20) : "Tu as brisé ton joug, rompu tes liens, tu as dit : je ne servirai
pas."
Il faut savoir
cependant que ce caractère général de l'orgueil signifie que tous les vices
peuvent naître de l'orgueil, mais cela ne veut pas dire que tous naissent
toujours de lui. En effet, quoique l'on puisse transgresser tous les préceptes
de la loi en péchant de quelque façon par mépris, ce qui est le propre de
l'orgueil, ce n'est cependant pas toujours par mépris que l'on transgresse les
préceptes divins, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse. C'est
pourquoi saint Augustin peut dire : "Beaucoup de choses se font de façon vicieuse,
qui ne se font pas par orgueil."
Solutions :
1. Ce n'est pas ici une parole de saint Augustin lui-même, mais
la parole d'un autre avec lequel il discute. Il la rejette plus loin, en
montrant qu'on ne pèche pas toujours par orgueil.
On peut dire cependant
que ces citations se comprennent quand on considère l'effet extérieur de
l'orgueil, qui est une transgression des préceptes, ce qui se retrouve en tout
péché, mais non quand on considère l'acte intérieur de l'orgueil, qui est
mépris du précepte. Car le péché ne se commet pas toujours par mépris, mais
parfois par ignorance, et parfois par faiblesse, on vient de le dire.
2. On commet parfois un péché effectivement, mais sans que
l'affection y prenne part. Ainsi celui qui, sans le savoir, tue son père, commet
un parricide en fait, mais non selon l'affection, car il n'en avait pas
l'intention. C'est en ce sens qu'on dit que transgresser un précepte de Dieu
c'est s'enorgueillir contre Dieu : c'est toujours vrai en fait, mais pas
toujours selon l'affection.
3. Un péché peut détruire la vertu de deux façons : d'une
première façon, parce qu'il est directement contraire à une vertu. Et de cette
façon l'orgueil ne détruit pas toute vertu, mais seulement l'humilité ; de même
que tout autre péché spécial détruit la vertu spéciale qui lui est opposée, en
agissant en sens contraire.
D'une autre façon
un péché détruit la vertu en usant mal de la vertu elle-même, et ainsi
l'orgueil détruit toute vertu, en tant qu'il prend occasion des vertus pour
s'enorgueillir, comme aussi de toute autre chose permettant de se faire valoir.
Il ne s'ensuit pas que l'orgueil soit un péché général.
4. L'orgueil a un objet d'une espèce particulière, objet qui
peut cependant se retrouver en différentes matières. Il est en effet un amour
désordonné de sa propre excellence. Or l'excellence peut se retrouver en
différents domaines.
Objections :
1. Il semble que l'orgueil ne siège pas dans l'irascible. En
effet, d'après saint Grégoire, "l'obstacle à la vérité, c'est l'enflure de
l'esprit, car, tandis qu'il se gonfle, il s'obscurcit". Or la connaissance
de la vérité n'appartient pas à l'irascible, mais à la faculté rationnelle.
L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible.
2. Saint Grégoire dit : "Les orgueilleux ne considèrent
pas la vie de ceux à qui ils devraient se juger inférieurs par humilité, mais
de ceux à qui ils se jugent supérieurs par orgueil." Ainsi, semble-t-il, l'orgueil
procède d'une considération indue. Or la considération ne relève pas de
l'irascible, mais plutôt du rationnel. L'orgueil n'est donc pas dans
l'irascible, mais plutôt dans le rationnel.
3. L'orgueil recherche l'excellence non seulement dans les
choses sensibles, mais aussi dans les choses spirituelles. Il consiste même
principalement dans le mépris de Dieu, comme dit l'Ecclésiastique (10, 12) :
"Le principe de l'orgueil : c'est d'abandonner le Seigneur." Mais
l'irascible, qui fait partie de l'appétit sensible, ne peut pour cette raison
s'étendre à Dieu et aux réalités intelligibles. L'orgueil ne peut donc pas être
dans l'irascible.
4. Selon Prosper d'Aquitaine, "l'orgueil est l'amour de
sa propre excellence". Or l'amour n'est pas dans l'irascible mais dans le
concupiscible. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible.
Cependant :
Saint Grégoire
oppose à l'orgueil le don de crainte. Or la crainte appartient à l'irascible.
L'orgueil est donc dans l'irascible.
Conclusion :
Le siège d'une
vertu ou d'un vice doit se déterminer d'après leur objet propre. En effet, un
habitus ou un acte ne sauraient avoir un objet différent de celui de la
puissance qui est leur siège. Or l'objet propre de l'orgueil est quelque chose
d'ardu : l'orgueil est en effet le désir de la propre excellence, on l'a vu. Il
faut donc que, de quelque manière, l'orgueil appartienne à la puissance
irascible.
Mais on peut
entendre l'irascible en deux sens :
- 1° Au sens
propre. Il est alors une partie de l'appétit sensible, de même que la colère
(ira), entendue au sens propre, est une passion de l'appétit sensible.
- 2° L'irascible
peut s'entendre en un sens plus large et être attribué aussi à l'appétit
intellectuel. A celui-ci est attribuée parfois également la colère ; ainsi
attribue-t-on la colère à Dieu et aux anges, non sans doute comme passion, mais
comme un acte de justice. Ce n'est pas cependant en ce sens général que
l'irascible est une puissance distincte du concupiscible, comme on le voit par
ce qui a été dit dans la première Partie.
Donc, si l'ardu
qui est l'objet de l'orgueil était seulement quelque chose de sensible, à quoi
pourrait tendre l'appétit sensible, il faudrait que l'orgueil soit dans l'irascible,
qui est une partie de l'appétit sensible. Mais comme l'ardu, que regarde
l'orgueil, se trouve généralement à la fois dans le domaine sensible et dans le
domaine spirituel, il est nécessaire de dire que le siège de l'orgueil est
l'irascible entendu non seulement au sens propre, selon qu'il est une partie de
l'appétit sensible, mais aussi en un sens plus général, selon qu'il se trouve
dans l'appétit intellectuel ou volonté. C’est pourquoi on attribue de l'orgueil
aux démons.
Solutions :
1. La connaissance de la vérité est double.
- L'une est
purement spéculative. L'orgueil fait obstacle à celle-ci de façon indirecte, en
supprimant la cause. En effet, l'orgueilleux ne soumet pas son intelligence à
Dieu pour recevoir de lui la connaissance de la vérité. On peut lire en saint Matthieu
(11, 25) : "Tu as caché ces choses aux sages et aux habiles", c'est-à-dire
aux orgueilleux, qui se croient sages et habiles, "et tu les as révélées
aux petits", c'est-à-dire aux humbles. L'orgueilleux ne daigne pas non
plus s'instruire auprès des hommes, alors que l'Ecclésiastique a dit (6, 33) :
"Si tu prêtes l'oreille", en écoutant avec humilité, "tu
recevras la doctrine".
- Mais il y a une
autre connaissance de la vérité, qui est une connaissance affective. L'orgueil
empêche directement cette connaissance de la vérité. Car les orgueilleux, prenant
plaisir en leur propre excellence, ont en dégoût l'excellence de la vérité. Saint
Grégoire dit que les orgueilleux "ont quelque perception des choses
secrètes, mais ne peuvent en expérimenter la douceur ; s'ils en ont la science,
ils en ignorent la saveur". C'est pourquoi on peut lire dans les Proverbes
(11, 2) : "Chez les humbles se trouve la sagesse."
2. Comme on l'a vu, l'humilité observe la règle de la droite
raison, selon laquelle on a une juste estimation de soi. L'orgueil, au
contraire, n'observe pas cette règle de la raison droite, mais s'estime
au-dessus de ce qu'il est. Cela provient d'un appétit désordonné de sa propre
excellence, car ce que l'on désire ardemment, on le croit facilement. Il en
résulte aussi que son désir se porte plus haut qu'il ne convient. C'est
pourquoi tout ce qui porte l'homme à s'estimer au-dessus de ce qu'il est, le
conduit à l'orgueil. En particulier, cela se produit quand on considère les
défauts des autres, alors qu'au contraire, dit saint Grégoire "les saints
hommes mettent les autres au-dessus d'eux-mêmes en considérant leurs vertus".
Cela ne prouve donc pas que l'orgueil soit dans le rationnel, mais qu'il y ait
dans la raison quelque cause d'orgueil.
3. L'orgueil n'est pas seulement dans l'irascible selon qu'il
est une partie de l'appétit sensible, mais selon que l'irascible est entendu en
un sens plus large, on vient de le voir.
4. Comme dit saint Augustin, l'amour précède toutes les autres
affections de l'âme et en est la cause. C'est pourquoi il peut être engagé dans
chacune des autres affections. C'est ainsi que l'orgueil se définit un amour de
sa propre excellence, en tant que c'est l'amour qui provoque la présomption
désordonnée d'être supérieur aux autres, ce qui appartient proprement à
l'orgueil.
Objections :
1. Il ne semble pas juste d'attribuer à l'orgueil les quatre
espèces que lui assigne saint Grégoire : "L'enflure des orgueilleux se
manifeste de quatre manières :
1° lorsqu'ils estiment que le bien qu'ils possèdent leur
vient d’eux-mêmes ;
2° ou lorsqu'ils pensent l'avoir reçu pour leurs mérites, s'ils
croient que ce bien leur a été donné d'en haut ;
3° ou lorsqu'ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas ;
4° ou, lorsque, méprisant les autres, ils désirent paraître
posséder seuls le bien qu'ils ont."
En effet, l'orgueil
est un vice distinct de l'infidélité, de même que l'humilité est une vertu
distincte de la foi. Or, quand on estime que le bien qu'on a ne vient pas de
Dieu, ou qu'on obtient la grâce de Dieu par ses propres mérites, cela ressortit
à l'infidélité. Il n'y a donc pas là des espèces de l'orgueil.
2. Une même réalité ne doit pas être donnée comme une espèce
appartenant à des genres différents. Or on a dit que la vantardise est une
espèce du mensonge. On ne doit donc pas en faire une espèce de l'orgueil.
3. Il y a d'autres vices qui semblent appartenir à l'orgueil
et qui ne sont pas énumérés par saint Grégoire. Saint Jérôme dit en effet que
"rien ne paraît aussi orgueilleux qu'un ingrat". Et saint Augustin
déclare : "Se disculper indûment d'un péché que l'on a commis appartient à
l'orgueil." La présomption aussi, par laquelle on cherche à acquérir ce
qui nous dépasse, semble appartenir surtout à l'orgueil. Les espèces d'orgueil
ne sont donc pas toutes comprises dans la division de saint Grégoire.
4. On trouve d'autres divisions de l'orgueil. Saint Anselme
distingue trois exaltations de l'orgueil, lorsqu'il dit qu'il y en a une
"dans la volonté", une autre "dans les paroles", et une
autre "dans les actions". Saint Bernard compte douze degrés de
l'orgueil : "La curiosité, la légèreté d'esprit, la joie inepte, la
jactance, la singularité, l'arrogance, la présomption, l'excuse des péchés, la
fausse confession, la rébellion, le désir de liberté, l'habitude de pécher."
Ces formes d'orgueil ne paraissent pas comprises parmi les espèces assignées par
saint Grégoire. Sa division ne paraît donc pas exacte.
Cependant :
L’autorité de
saint Grégoire suffit.
Conclusion :
Comme on l'a vu, l'orgueil
comporte un désir immodéré d'excellence, qui n'est pas conforme à la droite
raison. Or il faut remarquer que toute excellence découle d'un bien réellement
possédé. Ce bien peut être considéré de trois manières.
- 1° En lui-même ;
il est évident que plus le bien que l'on a est grand, plus l'excellence qui en
résulte est grande. C'est pourquoi lorsqu'on s'attribue un bien plus grand que
celui que l'on a, il en résulte que l'appétit tend vers une excellence propre
qui dépasse la mesure qui convient. C'est la troisième espèce d'orgueil :
"Quand on se vante d'avoir ce que l'on n'a pas."
- 2° En sa cause.
Il est plus excellent d'avoir un bien par soi-même que de le tenir d'un autre.
C'est pourquoi, quand quelqu'un considère le bien qu'il a d'un autre comme si
ce bien lui venait de lui-même, son appétit se porte vers sa propre excellence
au-dessus de sa mesure. Or quelqu'un est cause de son bien de deux façons : l°
Effectivement ; 2° en raison du mérite. C'est de ce point de vue que sont
retenues les deux premières espèces d'orgueil : "quand on pense avoir par
soi-même ce que l'on a de Dieu", ou "quand on croit que ce qui nous a
été donné d'en haut est dû à nos propres mérites".
- 3° Dans la manière
de posséder : quelqu'un acquiert une excellence supérieure quand il possède un
bien d'une manière plus excellente que les autres. De cela aussi il résulte que
l'appétit se porte de façon désordonnée vers sa propre excellence. De ce point
de vue est retenue la quatrième espèce d'orgueil : "Quand, méprisant les
autres, on veut paraître le seul."
Solutions :
1. La juste appréciation peut être faussée de deux manières :
1° D'une manière universelle. Ainsi, dans ce qui touche à la fin, la juste
appréciation est faussée par le manque de foi ; 2° d'une manière particulière, quand
il s'agit d'un bien particulier désirable. Cela ne constitue pas un manque de
foi. Celui qui fornique, par exemple, estime, à ce moment-là, qu'il est bon
pour lui de forniquer ; il ne manque pas à la foi cependant, comme il le ferait
s'il disait de manière universelle que la fornication est bonne.
Cette distinction
s'applique à l'orgueil. Car dire de manière universelle qu'un bien ne vient pas
de Dieu, et que la grâce est donnée par suite des mérites de l'homme, c'est un
manque de foi. Mais lorsque quelqu'un, par appétit désordonné de sa propre
excellence, se glorifie de ses biens comme s'il les avait par soi ou en vertu
de ses propres mérites, cela relève de l'orgueil et non, à proprement parler, du
manque de foi.
2. La jactance ou vantardise est une espèce du mensonge, quand
on considère l'acte extérieur par lequel quelqu'un s'attribue faussement ce
qu'il n'a pas. Mais quand on considère l'arrogance intérieure du coeur, elle
est placée par Grégoire parmi les espèces d'orgueil.
3. L'ingrat est celui qui s'attribue à lui-même ce qu'il tient
d'un autre. Les deux premières espèces d'orgueil ressortissent donc à
l'ingratitude. Mais si quelqu'un se disculpe du péché qu'il a commis, cela
appartient à la troisième espèce, car cela revient à s'attribuer le bien de
l'innocence qu'on n'a pas. Et quand on a la présomption de tendre à ce qui nous
dépasse, cela semble appartenir principalement à la quatrième espèce, par
laquelle on veut se préférer aux autres.
4. Les trois espèces distinguées par saint Anselme s'entendent
selon le processus de tout péché, qui d'abord est conçu dans le coeur ; ensuite
est proféré par la bouche ; enfin est consommé par l'acte.
Les douze degrés
indiqués par saint Bernard sont pris par opposition aux douze degrés d'humilité
dont nous avons parlé plus haut. En effet, le premier degré d'humilité est
"de se montrer toujours humble de coeur et de corps, en tenant ses regards
fixés à terre". A quoi s'oppose la curiosité, qui promène partout ses
regards avec indiscrétion et sans retenue. Le deuxième degré d'humilité est
"de parler peu et de façon raisonnable, sans éclats de voix". A quoi
s'oppose la légèreté d'esprit, qui fait que l'homme se comporte avec superbe
dans ses propos. Le troisième degré d'humilité est "de ne pas rire avec
facilité et promptitude". A quoi s'oppose la joie inepte. Le quatrième
degré d'humilité est "de garder le silence jusqu'à ce que l'on soit
interrogé". A quoi s'oppose la jactance. Le cinquième degré d'humilité est
"d'observer la règle commune du monastère". A quoi s'oppose la
singularité, par laquelle on veut paraître plus saint que l'on n'est. Le
sixième degré d'humilité est "de se croire et de se déclarer le plus
méprisable de tous". A quoi s’oppose l’arrogance, qui fait que tous se
préfère aux autres. Le septième degré d’humilité est "de s’avouer et de se
croire inutile et incapable en tout". A quoi s’oppose la présomption que
l’on croit capable des plus grandes choses. Le huitième degré de l’humilité est
l’aveu de ses péchés. A quoi s’oppose la promptitude à s’en excuser. Le
neuvième degré est "de faire preuve de patience dans les moments durs et
pénibles". A quoi s’oppose la fausse confession, qui manifeste le refus de
subir la peine pour les péchés que l'on a fait semblant de regretter. Le
dixième degré d'humilité est "l'obéissance". A quoi s'oppose la
rébellion. Le onzième degré d'humilité est "de ne pas prendre plaisir à
faire sa volonté". A quoi s'oppose la liberté par où l'on se réjouit de
faire librement ce que l'on veut. Le dernier degré d'humilité est "la
crainte de Dieu". A quoi s'oppose l'habitude de pécher, qui implique le
mépris de Dieu. Dans ces douze degrés on signale non seulement les espèces de
l'orgueil, mais aussi certaines de ses causes et de ses conséquences. Nous
avons dit plus haut la même chose à propos de l'humilité.
Objections :
1. Il semble que non. A propos du Psaume (7, 4) : "Seigneur
mon Dieu, si j'ai fait cela", la Glose ajoute : "... c'est-à-dire
tout péché, qui est orgueil." Donc, si l'orgueil était péché mortel, tout
péché serait mortel.
2. Tout péché est contraire à la charité. Or l'orgueil ne
semble pas toujours contraire à la charité, ni quant à l'amour de Dieu, ni
quant à l'
amour du prochain, car l'excellence que l'on recherche par orgueil de
façon désordonnée n'est pas toujours contraire à l'honneur de Dieu ou à
l'utilité du prochain.
3. Tout péché mortel est contraire à la vertu. Or l'orgueil
n'est pas contraire à la vertu, mais il en procède plutôt." L'homme, dit
saint Grégoire s'enorgueillit parfois des vertus les plus hautes et les plus
célestes." L'orgueil n'est donc pas un péché mortel.
Cependant :
Saint Grégoire dit
que "l'orgueil est le signe le plus évident des réprouvés ; et l'humilité,
à l'inverse, celui des élus". Or les hommes ne sont pas réprouvés pour des
péchés véniels. L'orgueil n'est donc pas un péché véniel, mais un péché mortel.
Conclusion :
L'orgueil s'oppose
à l'humilité. Or l'humilité concerne proprement la sujétion de l'homme à Dieu, on
l'a vu plus haut. C'est pourquoi, à l'inverse, l'orgueil concerne proprement le
manque de cette sujétion : on s'élève au-dessus de ce qui nous a été fixé selon
la règle ou mesure divine, contrairement à ce que dit saint Paul (2 Co 10, 13) :
"Pour nous, nous n'irons pas nous vanter hors de mesure, mais nous
prendrons comme mesure la règle même que Dieu a assignée." Aussi lit-on
dans l'Ecclésiastique (10, 12) que "le principe de l'orgueil de l'homme, c'est
d'abandonner le Seigneur", car la racine de l'orgueil se montre à ce que
l'homme, en quelque manière, ne se soumet pas à Dieu et à la règle qu'il a
tracée. Or il est clair que le fait même de ne pas se soumettre à Dieu
constitue un péché mortel, puisque c'est se détourner de lui. Il en résulte que
l'orgueil, par son genre, est un péché mortel.
Cependant :
De même qu'en d'autres
dérèglements qui sont, par leur genre, péchés mortels, la fornication et
l'adultère par exemple, il y a des mouvements qui sont des péchés véniels à
cause de leur imperfection, lorsqu'ils devancent le jugement de la raison et
échappent à son consentement, de même en matière d'orgueil arrive-t-il que des
mouvements d'orgueil soient des péchés véniels, du moment que la raison n'y
consent pas.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit plus haut l'orgueil n'est pas un
péché universel par essence, mais il l'est par un certain rejaillissement, en
ce sens que tous les péchés peuvent naître de lui. Il ne s'ensuit donc pas que
tous les péchés sont mortels, mais seulement lorsqu'ils naissent d'un orgueil
complet, qui est, nous venons de le dire, péché mortel.
2. L'orgueil est toujours contraire à l'amour de Dieu, car
l'orgueilleux ne se soumet pas à la règle divine comme il le doit. Parfois
aussi il est contraire à l'amour du prochain, quand on se place, de façon
désordonnée, au-dessus du prochain, et qu'on se soustrait à la sujétion qu'on
lui doit. En cela aussi on déroge à la règle divine qui a établi une hiérarchie
entre les hommes, certains devant être soumis à d'autres.
3. L'orgueil ne naît pas des vertus comme d'une cause directe,
mais comme d'une cause accidentelle, dans la mesure où l'on tire des vertus une
occasion d'orgueil. Mais rien n'empêche qu'une chose soit cause accidentelle
d'une autre chose qui lui est contraire, dit Aristote. Ainsi arrive-t-il que
certains s'enorgueillissent de l'humilité elle-même.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, un péché semble d'autant plus
léger qu'il est plus difficile à éviter. Or l'orgueil est difficile à éviter, car,
dit saint Augustin, "les autres péchés s'emploient à produire des oeuvres
mauvaises, mais l'orgueil s'attaque aux oeuvres bonnes, pour les détruire".
L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés.
2. D'après Aristote, "un plus grand mal s'oppose à un
plus grand bien". Or l'humilité, à laquelle s'oppose l'orgueil, n'est pas
la plus grande des vertus, on l'a dit plus haut. Donc les vices qui s'opposent
à de plus grandes vertus, comme le manque de foi, le désespoir, la haine de
Dieu, l'homicide, et autres semblables, sont des péchés plus graves que
l'orgueil.
3. Un mal plus grand n'est pas puni par un mal qui l'est
moins. Or il arrive que l'orgueil soit puni par d'autres péchés, comme on peut
le voir dans saint Paul, quand il dit (Rm 1, 28) que les philosophes, à cause
de l'arrogance de leur coeur, "ont été livrés à leur esprit sans jugement,
pour faire ce qui ne convient pas". L'orgueil n'est donc pas le plus grave
des péchés.
Cependant :
À cette parole du
Psaume (119, 51) : "Les orgueilleux m'ont bafoué à plaisir", la Glose
ajoute : "Le plus grand péché dans l'homme est l'orgueil."
Conclusion :
Dans le péché il
faut envisager deux éléments : la conversion à un bien fini, qui constitue la
matière du péché, et l'aversion loin du bien immuable, qui est la raison
formelle et achevée du péché. Ce n'est pas le côté de la conversion qui fait de
l'orgueil le plus grave des péchés, car l'élévation, que l'orgueilleux désire
de façon désordonnée, n'est pas en elle-même ce qui est le plus opposé au bien
de la vertu. Mais c'est du côté de l'aversion que l'orgueil a la plus grande
gravité, car dans les autres péchés l'homme se détourne de Dieu soit par
ignorance, soit par faiblesse, soit parce qu'il désire quelque autre bien, tandis
que l'orgueil détourne de Dieu par le refus même de se soumettre à Dieu et à
ses lois. C'est pourquoi Boèce dit que "tous les vices fuient loin de Dieu,
mais seul l'orgueil s'oppose à Dieu". C'est ce qui fait dire aussi à saint
Jacques (4, 6) : "Dieu résiste aux orgueilleux." Ainsi donc, se
détourner de Dieu et de ses préceptes qui, pour les autres péchés, est comme
une conséquence, appartient essentiellement à l'orgueil, dont l'acte est le
mépris de Dieu. Et parce que l'essentiel est plus important que l'accidentel, il
s'ensuit que l'orgueil est, par son genre, le plus grave des péchés, parce
qu'il les dépasse dans cette aversion, qui donne sa forme complète au péché.
Solutions :
1. Un péché est difficile à éviter de deux façons : d'une
première façon, à cause de la violence de son attaque. C'est ainsi que
l'attaque de la colère est violente à cause de son emportement soudain. Et
"il est plus difficile encore de résister à la convoitise", à cause, de
son affinité avec la nature, dit Aristote. Cette difficulté d'éviter le péché
diminue sa gravité, car le péché est d'autant plus grave que la poussée de la
tentation qui nous fait tomber est moindre, dit saint Augustin.
D'une autre façon
le péché est difficile à éviter à cause de son caractère caché. A ce point de
vue il est difficile d'éviter l'orgueil, car il prend aussi occasion des biens
eux-mêmes, on l'a vu. C'est pourquoi saint Augustin, dit expressément
qu'"il s'attaque aux oeuvres bonnes". De même on peut lire dans le
Psaume (142, 4) : "Sur la voie où je marchais, les orgueilleux m'ont
dressé un piège." Un mouvement d'orgueil se glissant subrepticement n'a
pas une très grande gravité, avant qu'il soit aperçu par le jugement de la
raison. Mais ensuite, on l'évite facilement. C'est facile si l'on considère sa
propre infirmité." Pourquoi, dit l'Ecclésiastique (10, 9), tant d'orgueil
dans la terre et la cendre ?" C'est facile aussi si l'on considère la
grandeur de Dieu." Pourquoi, dit un ami de Job (15, 13 Vg), ton esprit
s'enfle-t-il contre Dieu ?" C'est facile encore à cause de l'imperfection
des biens dont l'homme s'enorgueillit." Toute chair, dit Isaïe (40, 6) est
comme l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs." Et
encore (64, 6) : "Toutes nos justices sont comme du linge Souillé."
2. L'opposition du vice à la vertu se prend de l'objet vers
lequel se fait la conversion. A ce point de vue l'orgueil n'est pas le plus
grand des péchés, de même que l'humilité n'est pas non plus la plus grande des
vertus. Mais si l'on considère l'aversion, l'orgueil est le plus grand des
péchés, comme apportant une aggravation aux autres péchés. En effet, le péché
d'infidélité lui-même est rendu plus grave lorsqu'il procède du mépris de
l'orgueil, que lorsqu'il provient de l'ignorance ou de la faiblesse. On doit en
dire autant du désespoir ou des autres péchés analogues.
3. De même que dans le raisonnement par l'absurde on est
parfois convaincu en étant amené à une absurdité plus manifeste, de même pour
convaincre l'orgueil des hommes, Dieu les punit parfois en permettant qu'ils
s'effondrent en des péchés charnels qui, même s'ils sont moins graves, comportent
néanmoins une honte plus manifeste. C'est pourquoi saint Isidore déclare :
"L'orgueil est le pire de tous les vices, soit parce qu'il est le fait des
personnes les plus éminentes, soit parce qu'il naît des oeuvres de justice et
de vertu, et que sa faute est moins ressentie. Au contraire, la luxure de la
chair est perceptible à tous, car elle apparaît immédiatement comme honteuse. Cependant
Dieu a voulu qu'elle fût moins grave que l'orgueil, mais aussi que celui qui
est retenu par l'orgueil et ne le perçoit pas, tombe dans la luxure de la chair
afin qu'après avoir été humilié par elle, la confusion lui permette de se
relever." C'est aussi ce qui montre la gravité de l'orgueil. En effet, de
même que le sage médecin laisse le malade tomber dans une maladie plus bénigne
pour le guérir d'une maladie plus grave, de même la plus grande gravité du
péché d'orgueil apparaît par cela même que Dieu, pour y remédier, permet que
l'on tombe en d'autres péchés.
Objections :
1. Il semble que l'orgueil ne soit pas le premier de tous les
péchés. En effet, ce qui est premier se retrouve en tout ce qui suit. Or les
péchés ne sont pas tous entachés d'orgueil. Saint Augustin dit en effet :
"Il y a beaucoup de choses qui se font de façon vicieuse et qui ne se font
pas par orgueil." L'orgueil n'est donc pas le premier de tous les péchés.
2. L'Ecclésiastique dit (10, 12) que "le principe de
l'orgueil, c'est l'abandon du Seigneur". L'apostasie ou abandon du
Seigneur est donc antérieure à l'orgueil.
3. L'ordre des péchés semble devoir suivre l'ordre des vertus.
Or l'humilité n'est pas la première des vertus, c'est plutôt la foi. L'orgueil
n'est donc pas le premier des péchés.
4. "Tous les hommes mauvais et les séducteurs, écrit
saint Paul (2 Tm 3, 13), font toujours plus de progrès dans le mal." Il
semble ainsi que le principe de la malice humaine ne vienne pas du plus grand
des péchés. Or l'orgueil est le plus grand des péchés, on l'a dit. Il n'est
donc pas le premier péché.
5. Ce qui est apparent et fictif est postérieur à ce qui est
véritable. Or Aristote dit : "L'orgueilleux feint la force et l'audace."
Le vice de l'audace est donc antérieur au vice de l'orgueil.
Cependant :
D’après l'Ecclésiastique
(10, 15, Vg) : "Le principe de tout péché est l'orgueil."
Conclusion :
En tout genre ce
qui est par soi est premier. Or nous avons dit plus haut que l'aversion qui
nous détourne de Dieu, et qui donne au péché sa forme et son achèvement, appartient
par soi à l'orgueil, tandis qu'elle n'appartient aux autres péchés que par voie
de conséquence. Il s'ensuit que l'orgueil est essentiellement le premier des
péchés ; et il est aussi le principe de tous les péchés, comme nous l'avons dit,
en traitant des causes du péché, du côté de l'aversion, qui est dans le péché
l'élément principal.
Solutions :
1. On dit que l'orgueil est "le commencement de tout
péché" non parce que tout péché, individuellement pris, naît de l'orgueil,
mais parce qu'il est de la nature de tous les genres, de péché de naître de
l'orgueil.
2. On dit que s'écarter de Dieu est le commencement de
l'orgueil de l'homme, non comme si c'était un péché différent de l'orgueil, mais
parce que c'est la première partie de l'orgueil. On a dit en effet que
l'orgueil vise principalement la soumission à Dieu, pour laquelle il a du
mépris. Ensuite il méprise aussi de se soumettre aux créatures à cause de Dieu.
3. L'ordre des vertus et celui des vices ne sont pas
nécessairement les mêmes. En effet le vice détruit la vertu. Mais ce qui est le
premier à naître est le dernier à disparaître. C'est pourquoi, de même que la
foi est la première des vertus, de même l'infidélité est le dernier des péchés,
auquel l'homme est parfois conduit par les autres péchés. Commentant ce passage
du Psaume (137, 7) : "Détruisez, détruisez jusqu'aux fondements", la
Glose ajoute : "L'incrédulité se faufile dans l'entassement des vices."
Et saint Paul dit (1 Tm 1, 19) : "Pour s'être affranchis de la bonne
conscience, certains ont fait naufrage dans la foi."
4. On dit que l'orgueil est le péché le plus grave du point de
vue de ce qui constitue le péché, d'où se prend la gravité dans le péché. C'est
pourquoi l'orgueil est cause de la gravité des autres péchés. Il arrive donc qu'avant
l'orgueil il y ait des péchés plus légers, qui sont commis par ignorance ou par
faiblesse. Mais parmi les péchés graves l'orgueil est le premier, parce qu'il
est la cause qui aggrave les autres péchés. Et comme ce qui est le premier à
causer les péchés est aussi le dernier à disparaître, sur ce passage du Psaume
(19, 14) : "Alors je serai pur du grand péché", la Glose commente :
"Il s'agit du péché d'orgueil, qui est le dernier chez ceux qui reviennent
à Dieu, et le premier chez ceux qui s'écartent de Dieu."
5. Aristote dit que l'orgueil feint la force, non parce qu'il
consiste seulement en cela, mais parce que l'homme pense pouvoir acquérir une
supériorité aux yeux des autres, surtout s'il paraît audacieux ou fort.
Objections :
1. Il semble que oui. Isidore en effet, et aussi saint Cassien
comptent l'orgueil parmi les vices capitaux.
2. L'orgueil paraît être identique à la vaine gloire, car l'un
et l'autre recherchent la supériorité. Or on fait de la vaine gloire un vice
capital. On doit donc en faire un aussi de l'orgueil.
3. Saint Augustin dit : "L'orgueil engendre l'envie, et
ne va jamais sans cette compagne." Or l'envie est un vice capital, on l'a
vu. Donc bien plus encore l'orgueil.
Cependant :
Grégoire n'énumère
pas l'orgueil parmi les vices capitaux.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit plus haut, l'orgueil peut être considéré de deux façons, en lui-même, selon
qu'il est un péché spécial ; et selon qu'il a une certaine influence sur tous
les péchés. Or on appelle vices capitaux des péchés spéciaux d'où naissent de
nombreux genres de péchés. C'est pourquoi certains, considérant l'orgueil selon
qu'il est un péché spécial, l'ont rangé au nombre des vices capitaux. Saint Grégoire,
au contraire, considérant l'influence universelle qu'il exerce sur tous les
vices, comme nous l'avons dit ne le range pas au nombre des vices capitaux, mais
en fait "la reine et la mère de tous les vices". "Lorsque la
superbe reine des vices, dit-il s'est emparée du coeur et en a triomphé, elle
le livre bientôt, pour être dévasté, aux sept vices principaux, qui sont comme
ses chefs d'armée, et d'où naissent une multitude d'autres vices."
Solutions :
1. La réponse ressort de ce qui vient d'être dit.
2. L'orgueil n'est pas identique à la vaine gloire ; il en est
la cause. En effet, l'orgueil désire l'excellence de façon désordonnée, tandis
que la vaine gloire désire manifester cette excellence.
3. De ce que l'envie, qui est un vice capital, naît de
l'orgueil, il ne résulte pas que l'orgueil est un vice capital, mais qu'il est
quelque chose de plus primordial que les vices capitaux.
Il faut maintenant
étudier le péché du premier homme, qui fut commis par orgueil (Question 163).
Et d'abord son péché ; ensuite, le châtiment du péché (Question 164) ; enfin, la
tentation, par laquelle l'homme fut induit à pécher (Question 165).
- 1. Le premier
péché de l'homme fut-il de l'orgueil ? - 2. Que désirait le premier homme en
péchant ? - 3. Son péché fut-il plus grave que tous les autres péchés ? - 4.
Qui pécha davantage, l'homme ou la femme ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Paul dit (Rm 5, 19) : "Par la
désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse." Or
le péché du premier homme fut le péché originel par quoi tous furent constitués
pécheurs. La désobéissance fut donc le péché du premier homme, et non
l'orgueil.
2. Commentant saint Luc, saint Ambroise dit que le diable
tenta le Christ selon le même ordre qui fit tomber le premier homme. Or le
Christ fut d'abord tenté de gourmandise, comme on le voit dans saint Matthieu
(4, 3) : "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres se changent en
pains." Le premier péché du premier homme ne fut donc pas l'orgueil, mais
la gourmandise.
3. L'homme a péché sur la suggestion du diable. Mais le diable,
induisant l'homme en tentation, lui a promis la science, comme on le voit dans
la Genèse : "Ils deviendraient pareils à des dieux ; comme si lui, qui
les avait faits hommes, était jaloux de la divinité." Or croire cela relève
du manque de foi. Le premier péché de l'homme fut donc un péché d'infidélité, et
non un péché d'orgueil.
Cependant :
Il y a les paroles de l'Ecclésiastique (10, 15 Vg) : "Au
principe de tout péché, il y a l'orgueil." Or le péché du premier homme
est le principe de tout péché, d'après saint Paul (Rm 5, 12) : "Par un
seul homme le péché est entré dans le monde." Le premier péché de l'homme
fut donc l'orgueil.
Conclusion :
A un même péché
peuvent concourir plusieurs mouvements, parmi lesquels celui en qui le désordre
se trouve d'abord est à considérer comme le premier péché. Or il est clair que
le désordre se trouve d'abord dans le mouvement intérieur de l'âme, avant de se
trouver dans le mouvement extérieur du corps. En effet, dit saint Augustin :
"la sainteté du corps ne se perd pas, si la sainteté de l'âme demeure".
Mais, parmi les mouvements intérieurs, le désir de la fin se produit avant le
désir de ce qui est recherché en vue de la fin. C'est pourquoi le premier péché
de l'homme fut là où put se trouver le premier désir d'une fin désordonnée. Or,
l'homme se trouvait constitué dans l'état d'innocence de telle manière
qu'aucune rébellion ne pouvait avoir lieu de la chair contre l'esprit. Aussi le
premier désordre de l'appétit humain ne put-il provenir de ce qu'il aurait
désiré quelque bien sensible auquel aurait tendu la convoitise de la chair hors
de l'ordre de la raison. Il reste donc que le premier désordre de l'appétit
humain est venu de ce qu'il a désiré de façon désordonnée un bien spirituel.
Mais il n'aurait pas eu un désir désordonné s'il avait désiré ce bien selon la
mesure à lui prescrite par la règle divine. Il en résulte donc que le premier
péché de l'homme résida en ce qu'il désira un bien spirituel au-delà de la
mesure convenable. Ce qui relève de l'orgueil. Il est donc évident que le péché
du premier homme fut un péché d'orgueil.
Solutions :
1. La désobéissance de l'homme au précepte divin ne fut pas
voulue pour elle-même, car cela ne pouvait se produire à moins de présupposer
un désordre de la volonté. Il reste donc qu'elle a été voulue en vue d'autre
chose. Or la première chose que l'homme a voulue de façon désordonnée fut sa
propre supériorité. La désobéissance fut donc une conséquence de l'orgueil.
C'est ce qui fait dire à saint Augustin que "l'homme, enflé d'orgueil et
obéissant aux suggestions du serpent, méprisa les ordres de Dieu".
2. La gourmandise eut aussi sa part dans le péché de nos
premiers parents. On lit en effet dans la Genèse : "La femme vit que
l'arbre était bon à manger et séduisant à voir... Elle prit de son fruit et
mangea." Cependant ce ne fut pas la bonté de la nourriture, ni sa beauté, qui
fut le premier motif pour pécher, mais plutôt l'invitation du serpent, qui
avait dit : "Vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux." En
cédant à ce désir, la femme a commis un péché d'orgueil. C'est pourquoi le
péché de gourmandise a découlé du péché d'orgueil.
3. Le désir de la science fut causé, chez nos premiers parents,
par le désir désordonné de leur supériorité. C'est pourquoi dans les paroles du
serpent il y a d'abord : "Vous serez comme des dieux", et ensuite :
"connaissant le bien et le mal."
4. Comme dit saint Augustin : "La femme n'aurait pas
ajouté foi aux paroles du serpent, elle n'aurait pas cru que Dieu leur eût
défendu une chose bonne et utile, s'il n'y avait déjà eu dans son esprit
l'amour de sa propre puissance, et une certaine présomption orgueilleuse."
Cela ne veut pas dire que l'orgueil précéda l'invitation du serpent, mais
qu'aussitôt après cette invitation, la prétention envahit son esprit, et il
résulta qu'elle crut vrai ce que lui disait le démon.
Objections :
1. Il semble que l'orgueil du premier homme n'a pas consisté
à désirer la ressemblance avec Dieu. En effet, personne ne pèche en désirant ce
qui lui convient selon sa nature. Or la ressemblance de Dieu convient à l'homme
selon sa nature, puisqu'on lit dans la Genèse (1, 26) : "Faisons l'homme à
notre image et à notre ressemblance." L'homme ne pécha donc pas en
désirant la ressemblance avec Dieu.
2. Il semble que l'homme a désiré la ressemblance avec Dieu
afin de posséder la science du bien et du mal. C'est en effet ce qui lui était
suggéré par le serpent : "Vous serez comme des dieux, connaissant le bien
et le mal." Or le désir de la science est naturel à l'homme, comme dit
Aristote : "Tous les hommes désirent naturellement savoir." L'homme
n'a donc pas péché en désirant la ressemblance avec Dieu.
3. Aucun sage ne choisit ce qui lui est impossible. Or le
premier homme était doté de sagesse, d'après l'Ecclésiastique (17, 7) : "Dieu
les remplit de science et d'intelligence." Comme tout péché consiste en un
désir délibéré, qui est un choix, il semble donc que le premier homme n'a pas
péché en désirant quelque chose d'impossible.
Or il est
impossible que l'homme soit semblable à Dieu, comme le montre cette parole de
l'Exode (15, 11) : "Qui est semblable à toi parmi les dieux, Seigneur
?" Le premier homme n'a donc pas péché en désirant ressembler à Dieu.
Cependant :
Commentant cette
parole du Psaume (69, 5) : "Ce que je n'ai pas pris, il me faut le rendre",
saint Augustin dit : "Adam et Ève voulurent ravir la divinité, et
perdirent la félicité."
Conclusion :
Il y a deux
ressemblances. L'une, d'égalité absolue. Nos premiers parents n'ont pas désiré
cette ressemblance, car une telle ressemblance avec Dieu ne peut être envisagée,
surtout par le sage. Mais il y a une autre ressemblance d'imitation, que la
créature peut avoir avec Dieu, en tant qu'elle participe quelque peu, selon sa
propre mesure, de la ressemblance avec Dieu. Car Denys a dit : "Les mêmes
choses, par rapport à Dieu, sont à la fois semblables et dissemblables ;
semblables parce que l'effet ressemble à sa cause autant qu'il peut ;
dissemblables parce que l'effet est toujours inférieur à sa cause." Or
tout bien existant dans la créature est une similitude participée du bien
premier. C'est pourquoi, en désirant un bien spirituel dépassant sa mesure, nous
l'avons dit à l’article précédent, l'homme désire la ressemblance divine de
façon désordonnée.
Il faut cependant
remarquer que le désir se porte à proprement parler sur une chose que l'on n'a
pas. Or le bien spirituel, par lequel la créature raisonnable participe de la
ressemblance divine, peut s'entendre de trois façons.
- 1° Selon l'être
de la nature. Une telle ressemblance a été imprimée en l'homme au principe même
de la création, et la Genèse dit que "Dieu fit l'homme à son image et à sa
ressemblance" ; et en l'ange, ce que dit Ézéchiel (28, 12) : "Toi, un
modèle de ressemblance."
- 2° Selon la
connaissance. L'ange, au moment de sa création, a reçu aussi cette
ressemblance. C'est pourquoi, après avoir dit : "Toi, un modèle de
ressemblance", Ézéchiel ajoute aussitôt : "rempli de sagesse".
Le premier homme, lui, au moment de sa création, n'avait pas encore reçu cette
ressemblance en acte, mais seulement en puissance.
- 3° Selon le
pouvoir d'agir. Ni l'ange ni l'homme n'avaient encore obtenu cette ressemblance
en acte au principe même de la création, car il restait à l'un et à l'autre
quelque chose à faire pour parvenir à la béatitude.
Ainsi donc, puisque
l'un et l'autre, le diable et le premier homme, ont désiré de façon désordonnée
la ressemblance avec Dieu, ce n'est pas en désirant la ressemblance de nature
qu'ils ont péché. Mais le premier homme a péché principalement en désirant la
ressemblance avec Dieu quant à la "science du bien et du mal", comme
le serpent le lui suggéra : il voulait, par la vertu de sa propre nature, se
fixer à lui-même ce qu'il était bon et ce qu'il était mauvais de faire ; ou
bien encore prévoir par lui-même ce qui allait arriver de bien ou de mauvais.
Il a péché aussi secondairement en désirant la ressemblance avec Dieu quant à
son propre pouvoir d'action, afin d'agir par la vertu de sa propre nature pour
acquérir la béatitude Aussi saint Augustin dit-il : "L'amour de son propre
pouvoir se grava dans l'esprit de la femme." Quant au diable, il a péché
en désirant la ressemblance de Dieu quant au pouvoir. C'est pourquoi saint Augustin
dit qu'"il a voulu jouir de sa propre puissance plus que de celle de Dieu".
Pourtant, l'un et l'autre ont désiré à un certain point de vue s'égaler à Dieu,
puisqu'ils ont voulu l'un et l'autre s'appuyer sur eux-mêmes, en méprisant
l'ordre de la règle divine.
Solutions :
1. Cet argument procède de la ressemblance de nature : ce
n'est pas à cause du désir de cette ressemblance que l'homme a péché, on vient
de le dire.
2. Désirer la ressemblance avec Dieu quant à la science, sans
plus, n'est pas un péché. Mais désirer cette ressemblance de manière
désordonnée, c'est-à-dire en dépassant la mesure, est un péché. Commentant ce
passage du Psaume (71, 19) : "Dieu, qui sera semblable à toi ?" Saint
Augustin dit : "Celui qui veut être Dieu par lui-même a un désir pervers
d'être semblable à Dieu ; comme le diable, qui refusa de lui être soumis ; et
comme l'homme, qui refusa, comme serviteur, d'observer les commandements."
3. Cet argument procède de la ressemblance d'égalité.
Objections :
1. Il semble bien que oui. Saint Augustin dit en effet :
"Ce fut un grand mal que de pécher, alors qu'il était si facile de ne pas
pécher." Nos premiers parents eurent une grande possibilité de ne pas
pécher, car il n'y avait rien à l’intérieur d'eux-mêmes qui les poussait à
pécher. Le péché de nos premiers parents fut donc plus grave que les autres.
2. Le châtiment est proportionné à la faute. Mais le péché de
nos premiers parents fut puni de la façon la plus grave, puisque c'est par lui que
"la mort est entrée dans le monde", selon saint Paul (Rm 5, 12).
3. Ce qui est premier en un genre semble être ce qu'il y a de
plus grand, dit Aristote. Or le péché de nos premiers parents fut le premier
parmi les autres péchés des hommes. Il fut donc le plus grand.
Cependant :
Origène écrit :
"je ne pense pas qu'aucun de ceux qui se sont trouvés au degré le plus
haut et le plus parfait en soit rejeté ou s'en détache subitement, mais il faut
qu'il le fasse peu à peu et graduellement." Or nos premiers parents
étaient établis dans le degré le plus haut et le plus parfait. Leur premier
péché ne fut donc pas le plus grand de tous les péchés.
Conclusion :
La gravité d'un
péché peut être considérée de deux points de vue. D'un premier point de vue, selon
l'espèce même du péché. C'est ainsi que nous disons que l'adultère est un péché
plus grave que la fornication simple. D'un autre point de vue la gravité d'un
péché est relative à une circonstance de lieu, de personne ou de temps. Or la
première de ces gravités est la plus essentielle au péché, et la principale.
C'est pourquoi c'est d'après elle plutôt que d'après la seconde qu'un péché est
appelé grave.
Il faut donc dire
que le péché du premier homme ne fut pas plus grave que tous les autres péchés
humains si l'on considère l'espèce de péché. En effet, même si l'orgueil, par
son propre genre, a une certaine primauté parmi les autres péchés, cependant
l'orgueil par lequel on nie ou l'on blasphème Dieu est plus grave que l'orgueil
par lequel on désire de façon désordonnée la ressemblance divine, ce qui fut
l'orgueil de nos premiers parents, on l'a vu.
Mais si l'on
considère la condition des personnes qui ont péché, ce péché eut une très
grande gravité, à cause de la perfection de leur état. C'est pourquoi il faut
dire que ce péché fut le plus grave à un certain point de vue, mais non de
façon absolue.
Solutions :
1. Cet argument procède de la gravité du péché résultant de
la condition du pécheur.
2. La grandeur du châtiment qui suivit ce premier péché ne
correspond pas à la gravité de son espèce propre, mais au fait qu'il fut le
premier, car, à cause de lui, l'innocence du premier état cessa, et, celle-ci
étant supprimée, toute la nature humaine se trouva désorganisée.
3. Dans les choses qui sont ordonnées par soi, la première est
nécessairement la plus grande. Mais un tel ordre ne se trouve pas dans les
péchés, car un péché peut faire suite à un autre par accident. Il ne s'ensuit
donc pas que le premier péché fut le plus grand.
Objections :
1. Il semble bien que le péché d'Adam fut le plus grave.
Saint Paul dit en effet (1 Tm 2, 14) : "Ce n'est pas Adam qui se laissa
séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression."
Il semble ainsi que le péché de la femme se produisit par ignorance, tandis que
le péché de l'homme fut commis avec une science certaine. Dès lors ce péché est
plus grave, selon saint Luc (12, 47) : "Le serviteur qui, connaissant la
volonté de son maître... n'aura pas agi selon cette volonté, recevra un grand
nombre de coups. Quant à celui qui, sans la connaître, aura par sa conduite
mérité des coups, il n'en recevra qu'un petit nombre." Adam a donc péché
plus gravement qu'Ève.
2. "Si l'homme est le chef, dit saint Augustin, il doit
vivre mieux et précéder son épouse en toutes les bonnes actions, afin que
celle-ci imite son mari." Mais si celui qui doit agir mieux tombe dans le
péché, il pèche plus gravement. Adam a donc péché plus gravement qu'Eve.
3. Le péché contre le Saint-Esprit semble être le plus grave.
Or Adam semble avoir péché contre le Saint-Esprit, car il a péché en présumant
de la miséricorde divine, ce qui relève du péché de présomption. Il semble donc
qu'Adam ait péché plus gravement qu'Ève.
Cependant :
Le châtiment
répond à la faute. Or la femme a été punie plus gravement que l'homme, comme on
le voit dans la Genèse (3, 16). Elle a donc péché plus gravement que lui.
Conclusion :
Nous l'avons dit à
l’article précédent la gravité d'un péché s'apprécie davantage d'après l'espèce
du péché que d'après la condition du pécheur. Il faut donc dire que, si nous
considérons la condition des personnes, celle de l'homme et de la femme, le
péché de l'homme est plus grave, car il était plus parfait que la femme.
Mais si l'on
considère le genre même du péché, il faut dire que le péché de tous deux fut
égal car, pour tous deux, ce fut l'orgueil. C'est pourquoi saint Augustin dit
que la femme eut une excuse à son péché "en raison de son sexe inégal, mais
qu'elle pécha avec un orgueil égal".
Si l'on considère
maintenant l'espèce de l'orgueil, la femme pécha plus gravement pour une triple
raison.
-1° D'abord parce
que la prétention fut plus grande chez la femme que chez l'homme. En effet, la
femme a cru vrai ce que le serpent lui persuada : que Dieu leur avait interdit
de manger du fruit de peur qu'ils ne parviennent à lui ressembler. Et ainsi, voulant
acquérir, en mangeant du fruit défendu, la ressemblance avec Dieu, son orgueil
s'éleva à vouloir obtenir quelque chose contre la volonté de Dieu. L'homme, au
contraire, n'a pas cru que cela était vrai. C'est pourquoi il n'a pas voulu
acquérir la ressemblance divine contre la volonté de Dieu, mais son orgueil
consista à vouloir l'acquérir par lui-même.
- 2° Ensuite, parce
que la femme a non seulement péché elle-même, mais a suggéré aussi le péché à
l'homme. Elle a donc péché contre Dieu et contre le prochain.
- 3° Enfin, parce
que le péché de l'homme fut diminué en ce qu'il consentit au péché "par
cette espèce de bienveillance amicale, qui fait que très souvent on offense
Dieu pour ne pas d'un ami se faire un ennemi ; mais la sentence divine montra
qu'il n'aurait pas dû le faire". Ainsi parle saint Augustin. Il apparaît donc
ainsi que le péché de la femme fut plus grave que le péché de l'homme.
Solutions :
1. Cette séduction de la femme a suivi une prétention
antérieure. C'est pourquoi une telle ignorance n'excuse pas, mais aggrave le
péché, car par ignorance elle s'est élevée à une plus grande prétention.
2. Cet argument procède de la circonstance relative à la
condition de la personne, qui fit que le péché de l'homme fut plus grave d'un
certain point de vue.
3. L'homme n'a pas présumé de la miséricorde divine jusqu'au
mépris de la justice divine, ce que fait le péché contre le Saint-Esprit. Mais,
dit saint Augustin, "n'ayant pas l'expérience de la sévérité de Dieu, il
crut que ce péché était véniel", c'est-à-dire facile à pardonner.
- 1. La mort, qui
est le châtiment commun. - 2. Les autres châtiments particuliers qui sont
indiqués dans la Genèse.
Objections :
1. Il semble que la mort ne soit pas le châtiment du péché de
nos premiers parents. En effet, ce qui est naturel à l'homme ne peut être
appelé châtiment du péché, car le péché ne parfait pas la nature, mais la
vicie. Or la mort est naturelle à l'homme ; ce qui le montre, c'est que son
corps est composé d'éléments contraires ; et aussi que le mot
"mortel" fait partie de la définition de l'homme. La mort ne fut donc
pas le châtiment du péché de nos premiers parents.
2. La mort et les autres déficiences corporelles se retrouvent
pareillement chez l'homme et chez les autres animaux, selon l'Ecclésiaste (3, 19)
: "Le sort de l'homme et celui de la bête est le même : l'un meurt, l'autre
aussi." Or chez les bêtes la mort n'est pas un châtiment du péché.
3. Le péché de nos premiers parents fut commis par des
personnes particulières. Or la mort atteint la nature humaine tout entière. Il
ne semble donc pas qu'elle soit le châtiment du péché de nos premiers parents.
4. Tous les hommes descendent également de nos premiers
parents. Donc, si la mort était le châtiment du péché de nos premiers parents, il
s'ensuivrait que tous les hommes souffriraient la mort de la même façon. Ce qui
paraît faux, car certains meurent plus tôt ou plus douloureusement que
d'autres. La mort n'est donc pas la peine du premier péché.
5. Le mal de peine vient de Dieu, on l'a dit antérieurement.
Or la mort ne semble pas venir de Dieu, puisqu'il est écrit dans la Sagesse (1,
13) : "Dieu n'a pas fait la mort."
6. Les châtiments ne semblent pas être méritoires, car le
mérite se place dans la catégorie du bien, et le châtiment dans la catégorie du
mal. Or la mort est parfois méritoire, comme on le voit pour la mort des
martyrs. Il semble donc que la mort ne soit pas un châtiment.
7. Le châtiment paraît être affligeant. Or la mort ne peut
être affligeante, à ce qu'il semble.
Car, quand la mort
est là, l'homme ne sent pas, et quand elle n'est pas là, elle ne peut être
sentie. La mort n'est donc pas un châtiment du péché.
8. Si la mort était un châtiment du péché, elle l'aurait suivi
immédiatement. Or cela n'est pas vrai, car nos premiers parents ont vécu
longtemps après leur péché, comme on le voit dans la Genèse. Donc la mort ne
semble pas être le châtiment du péché.
Cependant :
Il y a les paroles de saint Paul (Rm 5, 12) : "Par un
seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort."
Conclusion :
Lorsque quelqu'un
est privé, à cause de sa faute, d'un bienfait qui lui avait été accordé, la
privation de ce bienfait est le châtiment de sa faute. Comme nous l'avons dit
dans la première Partie l'homme, dans son état primitif, avait reçu de Dieu ce
don : aussi longtemps que son esprit resterait soumis à Dieu, les puissances
inférieures de son âme seraient soumises à son esprit raisonnable, et son corps
soumis à son âme. Mais comme, par le péché, l'esprit de l'homme s'éloigna de la
soumission à Dieu, il s'ensuivit que les forces inférieures ne furent plus
soumises totalement à la raison, et il en résulta une rébellion de l'appétit
charnel contre la raison ; il s'ensuivit aussi que le corps ne fut plus
totalement soumis à l'âme, et il en résulta la mort, et les autres déficiences
corporelles. En effet, la vie et l'intégrité du corps consistent en ce qu'il
reste soumis à l'âme, comme le perfectible à son principe de perfection. C'est
pourquoi, à l'inverse, la mort et la maladie, et toutes les déficiences
corporelles, relèvent du défaut de soumission du corps à l'âme. C'est donc
clair : de même que la rébellion de l'appétit charnel contre l'esprit est un
châtiment du péché de nos premiers parents, de même la mort et toutes les
déficiences corporelles.
Solutions :
1. On appelle naturel ce qui est causé par les principes de
la nature. Or les principes essentiels de la nature sont la forme et la
matière. La forme de l'homme est l'âme raisonnable, qui est de soi immortelle.
C'est pourquoi la mort n'est pas naturelle à l'homme si l'on considère sa
forme. Mais la matière de l'homme est tel corps, composé de contraires, ce qui
entraîne nécessairement la corruptibilité. A ce point de vue la mort est
naturelle à l'homme. Cependant cette condition du corps humain matériel est une
conséquence nécessaire de la matière, car il fallait que le corps de l'homme
fût un organe du toucher, et par conséquent un intermédiaire entre les choses
tangibles, ce qui ne pouvait se faire s'il n'était composé de contraires, comme
le montre Aristote. Cependant cette condition ne dispose pas la matière à la
forme, car, si c'était possible, il faudrait plutôt, puisque la forme est
incorruptible, que la matière le fût aussi. De même, que la scie soit en fer, cela
est dû à sa forme et à son action, afin qu'elle soit apte à scier par sa dureté
; mais qu'elle soit sujette à la rouille, cela est une conséquence nécessaire
de cette matière, et cela ne tient pas au choix de l'agent ; car si l'ouvrier
le pouvait, il ferait en fer une scie qui ne pourrait rouiller. Or Dieu, qui
est le Créateur de l'homme, est tout-puissant. C'est pourquoi par un don
gratuit, il affranchit l'homme, en le créant, de la nécessité de mourir qui
était une conséquence de la matière. Cependant ce privilège fut supprimé par le
péché de nos premiers parents. Ainsi donc la mort est naturelle, à cause de la
condition de la matière, et elle est un châtiment, à cause de la perte du don
divin préservant de la mort.
2. Cette ressemblance de l'homme avec les autres animaux se
prend de la condition de la matière, c'est-à-dire du corps composé de
contraires, et non de la forme. En effet, l'âme de l'homme est immortelle, tandis
que les âmes des bêtes sont mortelles.
3. Nos premiers parents ont été établis par Dieu non seulement
comme des personnes individuelles, mais comme les principes de toute la nature
humaine qui devait, à partir d'eux, passer à leurs descendants, en même temps
que le don divin préservant de la mort. C'est pourquoi toute la nature humaine,
ayant été par leur péché destituée d'un si grand don pour leurs successeurs, a
encouru la mort.
4. Un manque peut provenir du péché de deux manières. D'une
première manière, par mode de châtiment fixé par le juge. Un tel manque doit
être égal chez tous ceux à qui le péché appartient d'égale façon. Un autre
manque est celui qui fait suite par accident à un châtiment de ce genre : par
exemple la chute sur la route de celui qui s'est rendu aveugle par sa faute. Un
tel manque n'est pas proportionné à la faute, et il n'est pas pris en
considération par le juge humain, qui ne peut connaître à l'avance les
événements fortuits.
Ainsi donc, le
châtiment fixé pour le premier péché, qui lui répond de façon proportionnée, fut
la suppression du don divin par lequel étaient maintenues la rectitude et
l'intégrité de la nature humaine. Mais les défauts qui sont la conséquence de
la suppression de ce don, sont la mort et les autres peines de la vie présente.
C'est pourquoi ces peines ne sont pas nécessairement égales en tous ceux
qu'atteint également le premier péché.
A la vérité, comme
Dieu connaît à l'avance tous les événements futurs, ces peines, distribuées par
la prescience et la providence divine, se trouvent différemment chez les uns et
chez les autres, non pas à cause des mérites précédant cette vie, comme l'a
déclaré Origène - ce qui va à l'encontre de ce qu'a dit saint Paul (Rm 9, 11) :"...
quand ils n'avaient fait ni bien ni mal", à l'encontre aussi de ce qui a
été montré dans notre première Partie : que l'âme n'est pas créée avant le
corps -, mais soit à cause du châtiment des péchés des parents, souvent punis
dans les enfants, en tant que le fils est quelque chose du père, soit à cause
du remède salutaire de celui qui est soumis aux peines de ce genre, pour qu'il
soit par là préservé de pécher, ou qu'il ne s'enorgueillisse pas non plus de
ses vertus, et soit couronné par la patience.
5. On peut considérer la mort de deux façons. D'une première
façon, selon qu'elle est un certain mal de la nature humaine, et ainsi elle ne
vient pas de Dieu, mais elle est une certaine déficience provenant de la faute
humaine. - D'une autre façon, elle peut être considérée en tant qu'elle a
raison de bien, c'est-à-dire comme juste châtiment. Et ainsi elle vient de
Dieu. C'est pourquoi saint Augustin dit que Dieu n'est pas l'auteur de la mort,
sinon en tant qu'elle est un châtiment.
6. Comme dit saint Augustin : "De même que les méchants
usent mal non seulement des maux, mais aussi des biens, de même les justes
usent bien non seulement des biens, mais aussi des maux. C'est ainsi que les
méchants font un mauvais usage de la loi, bien que la loi soit un bien, et les
bons un bon usage de la mort, bien que la mort soit un mal." C'est donc en
tant que les saints font un bon usage de la mort que pour eux la mort devient
méritoire.
7. La mort peut s'entendre de deux façons. D'une première
façon elle s'entend de la privation de la vie. Ainsi elle ne peut être sentie, puisqu'elle
est une privation du sens et de la vie. Elle n'est pas alors une peine sensible,
mais simplement un châtiment.
D'une autre façon
la mort signifie la corruption qui se termine à la privation qu'on vient de
dire. Or, de la corruption, comme aussi de la génération, nous pouvons parler
en un double sens. En un sens, selon qu'elle est le terme de l'altération. Et
ainsi, à l'instant où la vie cesse, on dit que la mort est présente. En ce sens
la mort n'est pas non plus une peine sensible. - En un autre sens la corruption
peut s'entendre de l'altération qui précède, selon que l'on dit que quelqu'un
meurt quand il va vers la mort, de même que l'on dit que quelque chose est
engendré, quand le mouvement va vers sa génération. Et ainsi la mort peut être
affligeante.
8. Comme dit saint Augustin : "Quoique nos premiers
parents aient vécu de longues années après le péché, ils commencèrent cependant
à mourir le jour où ils subirent la sentence de mort qui les condamnait à
vieillir."
Objections :
1. Il semble que l'Écriture ne détermine pas bien les
châtiments particuliers de nos premiers parents. En effet, on ne doit pas
qualifier comme châtiment du péché ce qui existerait même sans péché. Or, les
douleurs de l'enfantement existeraient même sans le péché, semble-t-il, car la
disposition du sexe féminin requiert que l'enfant ne puisse naître sans douleur
pour celle qui enfante. De même aussi la soumission de la femme à l'homme est
une conséquence de la perfection du sexe masculin et de l'imperfection du sexe
féminin. De même encore, la production des épines et des ronces fait partie de
la nature de la terre, qui aurait existé même en l'absence du péché. Il n'est
donc pas juste de présenter tout cela comme des châtiments du premier péché.
2. Ce qui appartient à la dignité de quelqu'un ne semble pas
être pour lui un châtiment. Mais la multiplicité des grossesses appartient à la
dignité de la femme et ne doit donc pas être considérée comme un châtiment.
3. Le châtiment du péché de nos premiers parents découle sur
tous, comme on l'a dit de la mort. Or la multiplicité des grossesses n'est pas
le fait de toutes les femmes, et tous les hommes ne mangent pas leur pain à la
sueur de leur front. Ce ne sont donc pas là des châtiments qui conviennent au
premier péché.
4. Le lieu du paradis avait été fait pour l'homme. Or rien dans
l'ordre des choses ne doit être vain. Il semble donc que cela n'a pas été une
peine convenable pour l'homme, d'être chassé du paradis.
5. On dit que le lieu du paradis terrestre est de soi
inaccessible. C'est donc inutilement que d'autres obstacles furent placés pour
empêcher que l'homme y retourne, comme "les chérubins et la flamme du
glaive tournoyant" (Gn 3, 22).
6. Après le péché l'homme fut aussitôt soumis à la nécessité
de la mort, et ainsi il ne pouvait plus, grâce à l'arbre de vie, recouvrer l'immortalité.
C'est donc inutilement qu'il lui fut interdit de manger de l'arbre de vie, comme
il est dit dans la Genèse (3, 22) : "Pour éviter qu'il ne cueille de
l'arbre de vie et ne vive à jamais."
7. Insulter le misérable semble inconciliable avec la miséricorde
et la clémence qui, dans l'Écriture, semblent surtout attribuées à Dieu, selon
la parole du Psaume (145, 9) : "Ses tendresses vont à toutes ses oeuvres."
Il est donc choquant de montrer Dieu insultant nos premiers parents déjà
réduits à la misère par le péché, lorsqu'il dit : "Voilà que l'homme est
devenu comme l'un de nous pour connaître le bien et le mal."
8. Le vêtement est nécessaire à l'homme, comme la nourriture, selon
saint Paul (1 Tm 6, 8) : "Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons
être satisfaits." Ainsi donc, de même que la nourriture fut donnée à nos
premiers parents avant le péché, de même aussi le vêtement a dû leur être
donné. Il ne convient donc pas de dire que, après le péché, Dieu, leur "fit
des tuniques de peau" (Gn 3, 21).
9. Le châtiment qui frappe quelqu'un pour son péché doit
l'emporter dans le mal sur le profit qu'il retire de son péché : autrement, le
châtiment ne détournerait pas du péché. Or nos premiers parents obtinrent de
leur péché que "leurs yeux s'ouvrirent", dit la Genèse (3, 7). Et
cela surpasse en bien tous les châtiments qui sont indiqués comme conséquence
du péché. Les châtiments qui furent les conséquences du péché de nos premiers
parents sont donc décrits de façon maladroite.
Cependant :
Des châtiments
furent imposés par Dieu qui "fait tout avec nombre, poids et mesure",
dit le livre de la Sagesse (11, 21).
Conclusion :
Nous l'avons dit,
nos
premiers parents furent privés, à cause de leur péché, du don divin qui
maintenait en eux l'intégrité de la nature humaine, et sa suppression fit
tomber la nature humaine dans des déficiences ayant un caractère pénal. C'est
pourquoi ils furent doublement punis. D'abord, en ce que leur fut retiré ce qui
convenait à l'état d'intégrité, le lieu du paradis terrestre : "Et le
Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden." Et comme l'homme ne pouvait
revenir par lui-même à cet état de première innocence, c'est avec raison que
furent ajoutés les obstacles l'empêchant de retrouver ce qui convenait à ce
premier état, à savoir la nourriture, "afin qu'il ne cueille pas de
l'arbre de vie", et le lieu : "Dieu posta devant le jardin d'Éden les
chérubins et la flamme du glaive fulgurant."
Mais
secondairement ils furent punis en ce qu'ils furent assujettis à ce qui
correspond à la nature lorsqu'elle est privée d'un tel don. Et cela quant au
corps et quant à l'âme. Quant au corps, auquel appartient la différence des
sexes, une peine fut affectée à la femme, et une autre à l'homme. A la femme
une peine fut affectée selon les deux liens qui l'unissent à l'homme : la
génération des enfants et le partage des activités familiales. Quant à la
génération des enfants, la femme fut punie doublement. D'abord, quant aux
fatigues qu'elle éprouve en portant l'enfant lorsqu'il est conçu, ce qui est
signifié par ces paroles : "Je multiplierai les peines de tes grossesses."
Ensuite, quant à la douleur dont elle souffre en enfantant -. "Dans la
peine tu enfanteras." Quant à la vie familiale, la femme est punie en ce
qu'elle est soumise à la domination de son mari, selon ces paroles : "Tu
seras sous le pouvoir de ton mari." - Mais, de même qu'il appartient à la
femme d'être soumise à son mari en ce qui concerne l'économie familiale, de
même il appartient à l'homme de procurer ce qui est nécessaire à la vie. En
cela il est puni d'une triple façon. D'abord, par la stérilité de la terre :
"Maudit soit le sol à cause de toi." Ensuite, par la préoccupation du
travail, sans lequel on ne retire pas les fruits de la terre "A force de
peine, tu en retireras subsistance tous les jours de ta vie." Enfin, quant
aux obstacles que rencontreront ceux qui cultivent la terre : "Elle
produira pour toi épines et chardons."
Pareillement aussi,
en ce qui concerne l'âme, est décrit le triple châtiment qui fut le leur.
Premièrement, quant à la confusion qu'ils éprouvèrent de la rébellion de la
chair contre l'esprit ; c'est pourquoi il est dit : "Alors leurs yeux à
tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus." Deuxièmement, quant
au remords de leur propre faute ; c'est pourquoi il est dit : "Voilà que
l'homme est devenu comme l'un de nous pour connaître le bien et le mal." Troisièmement,
quant au rappel de la mort à venir ; c'est pourquoi il est dit à l'homme :
"Tu es glaise, et tu retourneras à la glaise." Que "Dieu leur
fit des tuniques de peau" est aussi un signe de leur mortalité.
Solutions :
1. Dans l'état d'innocence, l'enfantement aurait eu lieu sans
douleur. Saint Augustin dit en effet : "A l'enfantement, les entrailles de
la femme se seraient dilatées non dans les gémissements de la douleur, mais par
la poussée de la maturité ; de même que, pour la fécondation, l'union se serait
accomplie par l'intervention de la volonté, non par le désir de la volupté."
Il faut comprendre
que la soumission de la femme à son mari a pris un caractère de châtiment pour
la femme non en ce qui regarde le pouvoir de commander, car même avant le péché
l'homme aurait été "le chef de la femme" et aurait gouverné, mais
selon que la femme, contre sa propre volonté, doit maintenant nécessairement
obéir à la volonté de son mari.
Si l'homme n'avait
pas péché, la terre aurait produit des épines et des ronces pour servir à la
nourriture des animaux, mais non pour le châtiment de l'homme, car de leur
production n'auraient résulté aucune fatigue ou punition pour l'homme
travaillant la terre, dit saint Augustin. Alcuin dit cependant qu'avant le
péché la terre n'aurait aucunement produit d'épines ni de ronces. Mais la
première opinion paraît la meilleure.
2. La multiplicité des grossesses est devenue un châtiment
pour la femme, non à cause de la mise au monde des enfants, qui aurait eu lieu
même avant le péché, mais à cause de la multiplicité des fatigues dont souffre
la femme lorsqu'elle porte l'enfant qu’elle a conçu. C'est pourquoi il est ajouté
à juste titre : "Je multiplierai les peines de tes grossesses."
3. Ces châtiments sont d'une certaine manière le lot de tous.
En effet, quelle que soit la femme qui conçoit, elle éprouve nécessairement des
tourments et enfante dans la douleur, à l'exception de la Sainte Vierge qui
"conçut sans corruption et enfanta sans douleur", car sa conception
ne fut pas selon la loi naturelle découlant de nos premiers parents. Et si une
femme ne conçoit pas et n'enfante pas, elle souffre d'une autre déficience : la
stérilité, plus grave que tous ces châtiments. De même, il faut que quiconque
travaille la terre, mange son pain à la sueur de son front. Quant à ceux qui ne
sont pas eux-mêmes dans l'agriculture, ils se livrent à d'autres travaux, car
"l'homme est né pour le travail", dit le livre de Job (5, 7 Vg). Et
ainsi il mange le pain produit par autrui à la sueur de son front.
4. Ce lieu du paradis terrestre, bien qu'il ne serve pas à
l'homme pour son usage, lui sert pour son enseignement : l'homme apprend en effet
qu'il a été privé d'un tel lieu par le péché ; et, par les choses qui existent
de façon matérielle dans ce paradis, il est instruit de celles qui
appartiennent au paradis céleste, dont l'accès est préparé à l'homme par le
Christ.
5. Sans nier les mystères du sens spirituel, ce lieu semble
inaccessible principalement à cause de la chaleur intense provenant de la
proximité du soleil dans les régions intermédiaires. Cela est signifié par la
"flamme du glaive" : elle est dite "tournoyante" à cause de
la propriété du mouvement circulaire qui cause cette chaleur. Et comme le
ministère des anges préside au mouvement du monde des corps, selon saint Augustin,
il est juste d'adjoindre les "chérubins" au glaive flamboyant, "pour
garder le chemin de l'arbre de vie". C'est pourquoi saint augustin écrit :
"Il faut croire que les choses se sont passées ainsi dans le paradis
visible avec le concours des puissances célestes, afin que, par le ministère
des anges, il y eût là comme un rempart de flammes."
6. Si l'homme avait mangé de l'arbre de vie après le péché, il
n'aurait pas, pour autant, retrouvé l'immortalité, mais il aurait pu, grâce à
cette nourriture, prolonger sa vie davantage. C'est pourquoi lorsqu'il est dit :"...
et qu'il vive à jamais", "à jamais" est pris ici pour "longtemps".
Mais il n'était pas avantageux pour l'homme de demeurer plus longtemps dans les
misères de cette vie.
7. Comme dit saint Augustin : "Les paroles de Dieu ne
sont pas tellement celles de quelqu'un qui insulte nos premiers parents que de
quelqu'un qui détourne de l'orgueil ceux pour qui elles ont été écrites. Adam
en effet non seulement n'est pas devenu ce qu'il avait voulu devenir, mais il
n'est pas resté ce qu'il avait été."
8. Le vêtement est nécessaire à l'homme selon son état de misère
présente pour deux raisons. D'abord, pour le prémunir des dommages extérieurs, par
exemple de l'excès de la chaleur et du froid ; ensuite, pour voiler sa honte, de
peur que n'apparaisse le déshonneur des membres où se manifeste principalement
la rébellion de la chair contre l'esprit. Or ces deux choses n'existaient pas
dans le premier état. Alors en effet le corps de l'homme ne pouvait pas être
blessé par quelque chose d'extérieures, comme nous l’avons dit dans la première
Partie. Il n'y avait pas non plus, dans ce premier état, de honte dans le corps
de l'homme qui le rende confus c'est pourquoi il est écrit dans la Genèse (2, 25)
: "Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, sans en avoir honte." Mais
il en était autrement pour la nourriture, nécessaire pour entretenir la chaleur
naturelle et donner au corps sa croissance.
9. Comme dit saint Augustin, il ne faut pas croire que nos
premiers parents avaient été créés les yeux clos : en particulier lorsqu'il est
dit de la femme qu'elle "vit que le fruit de l'arbre était beau et bon à
manger". Leurs yeux à tous d'eux s'ouvrirent, en ce sens qu'ils virent et
comprirent quelque chose qu'ils n'avaient jamais remarqué : la convoitise
mutuelle, qui n'existait pas auparavant.
- 1. Convenait-il
que l'homme fût tenté par le diable ? - 2. Le mode et l'ordre de cette
tentation.
Objections :
1. Il semble que non. La même peine finale est en effet réservée
au péché de l'ange et au péché de l'homme, selon saint Matthieu (25, 41) :
"Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le
diable et ses anges." Or le péché du premier ange n'est pas venu d'une
tentation extérieure. Le premier péché de l'homme n'aurait donc pas dû se
produire non plus par suite d'une tentation extérieure.
2. Dieu, qui prévoit l'avenir, savait que l'homme tomberait
dans le péché par la tentation du démon. Ainsi savait-il bien qu'il ne lui
était pas avantageux d'être tenté. Il semble donc que Dieu n'aurait pas dû
permettre cette tentation.
3. Que quelqu'un ait un agresseur semble relever d'un
châtiment comme aussi, à l'inverse, la fin de l'agression semble une récompense,
selon cette parole des Proverbes (16, 7) : "Si le Seigneur se plaît à la
conduite d'un homme, il lui réconcilie même ses ennemis." Or le châtiment
ne doit pas précéder la faute. Il ne convenait donc pas que l'homme fût tenté
avant le péché.
Cependant :
Il y a la parole de l'Ecclésiastique (34, 10) : "Celui
qui n'a pas été tenté, que sait-il ?"
Conclusion :
La sagesse divine
"dispose tout de manière bienfaisante", selon le livre de la Sagesse
(8, 1), ce qui veut dire que sa providence attribue à chaque chose ce qui lui
convient selon sa nature, car, pour Denys : "il n'appartient pas à la
providence de détruire la nature, mais de la sauver". Or c'est la
condition de la nature humaine que de pouvoir être aidée ou empêchée par les
autres créatures. C'est pourquoi il fut convenable que Dieu permît que l'homme
dans l'état d'innocence fût tenté par les mauvais anges, et fit que l'homme fût
aidé par les bons. Par un bienfait spécial de la grâce il était d'ailleurs
accordé à l'homme que nulle créature extérieure ne pût lui nuire contre sa
propre volonté. Grâce à celle-ci il pouvait résister même à la tentation du
démon.
Solutions :
1. Au-dessus de la nature humaine il y a une nature où peut
se trouver le mal du péché, mais il n'y en a pas au-dessus de la nature
angélique. Or, tenter en induisant au mal ne peut venir que d'un être déjà
dépravé par la faute. Et c'est pourquoi il convenait que l'homme fût poussé au
péché par le mauvais ange ; comme aussi, selon l'ordre de la nature, il est
incité à la perfection par le bon ange. Quant à l'ange, celui qui lui était
supérieur, c'est-à-dire Dieu, pouvait le faire progresser dans le bien, mais
non l'induire à pécher, car, dit saint Jacques (1, 13) : "Dieu ne tente
pas pour le mal."
2. De même que Dieu savait que l'homme, par la tentation, allait
tomber dans le péché, de même il savait que, par son libre arbitre, il pouvait
résister au tentateur. Or la condition de sa nature demandait qu'il fût laissé
à sa propre volonté, selon cette parole de l'Ecclésiastique (15, 14) : "Dieu
a laissé l'homme aux mains de son conseil." C'est pourquoi saint Augustin
dit : "Il ne me semble pas
que l'homme eût mérité une grande louange s'il pouvait vivre bien pour cette
seule raison que personne ne l'invitait à vivre mal, alors qu'il avait par sa
nature le pouvoir et, dans ce pouvoir, la volonté, de ne pas consentir au
tentateur."
3. L'assaut contre lequel on résiste avec difficulté a un
caractère pénal. Mais l'homme, dans l'état d'innocence, pouvait sans difficulté
résister à la tentation. C'est pourquoi l'assaut du tentateur n'eut pas pour
lui un caractère pénal.
Objections :
1. Il semble que le mode et l'ordre de cette première
tentation ne sont pas satisfaisants. En effet, de même que, dans l'ordre de la
nature, l'ange était supérieur à l'homme, de même l'homme était supérieur à la
femme. Or le péché est venu de l'ange à l'homme. Donc, pour une raison
semblable, il aurait dû venir de l'homme à la femme, de sorte que la femme
aurait été tentée par l'homme, et non pas l'inverse.
2. La tentation de nos premiers parents s'exerça par
suggestion. Or le diable peut exercer une suggestion sur l'homme sans l'aide
d'une créature sensible extérieure. Comme nos premiers parents étaient dotés
d'une intelligence spirituelle et qu'ils s'attachaient moins aux choses
sensibles qu'aux choses intelligibles, il eût donc été plus convenable que
l'homme fût seulement tenté par une tentation spirituelle que par une tentation
extérieure.
3. On ne peut convenablement suggérer le mal que par un bien
apparent. Or beaucoup d'autres animaux ont une plus grande apparence de bien
que le serpent. Il n'était donc pas convenable que l'homme fût tenté par le
diable à l'aide du serpent.
4. Le serpent est un animal dépourvu de raison, à qui ne
conviennent ni sagesse, ni élocution, ni châtiment. Il n'est donc pas juste de
représenter le serpent comme "le plus rusé des animaux", ou comme
"le plus intelligent", selon une autre version. De plus, il n'est pas
raisonnable de le représenter comme ayant parlé à la femme, et comme puni par
Dieu.
Cependant :
Ce qui est premier
dans un genre doit se retrouver proportionnellement chez ses dérivés dans le
même genre. Or en tout péché se retrouve l'ordre de la première tentation :
ainsi, dans la sensualité, représentée par le serpent, la convoitise du péché
marche en premier ; puis vient le plaisir dans la raison inférieure, représentée
par la femme ; enfin le consentement au péché dans la raison supérieure, représentée
par l'homme. C'est ce que dit saint Augustin. L'ordre de la première tentation
fut donc ce qu'il devait être.
Conclusion :
L'homme est
composé d'une double nature, intelligente et sensible. C'est pourquoi le diable,
dans la tentation de l'homme, se servit d'un double excitant au péché. D'abord,
en ce qui concerne l'intelligence ; il promit une ressemblance de la divinité
grâce à l'acquisition de la science, que l'homme désire naturellement. Ensuite,
en ce qui concerne le sens : il se servit de ces choses sensibles qui ont avec
l'homme la plus grande affinité ; en partie dans la même espèce, tentant
l'homme par la femme ; en partie dans le même genre, tentant la femme par le
serpent ; en partie dans un genre voisin, lui proposant de manger le fruit de
l'arbre défendu.
Solutions :
1. Dans l'acte de la tentation le diable était comme l'agent
principal, mais la femme était employée comme l'instrument de la tentation pour
faire tomber l'homme. Cela, parce que la femme était plus faible que l'homme ;
aussi pouvait-elle plus facilement être séduite. Et en outre à cause de son
union avec l'homme ; c'est donc par elle surtout que le diable pouvait séduire
l'homme. Cependant il n'en est pas de même de l'agent principal et de
l'instrument. Car, s'il faut que l'agent principal soit supérieur, cela n'est
pas exigé de l'agent instrumental.
2. La suggestion par laquelle le diable insinue quelque chose
à l'homme de façon spirituelle suppose chez le diable un plus grand pouvoir sur
l'homme que la suggestion extérieure. En effet, par la suggestion intérieure
c'est au moins l'imagination de l'homme qui est modifiée par le diable, tandis
que par la suggestion extérieure, c'est
seulement la créature extérieure qui est modifiée. Or le diable, avant le péché,
avait le minimum de pouvoir sur l'homme. C'est pourquoi il ne put pas le tenter
par une suggestion intérieure, mais seulement par une tentation extérieure.
3. Comme dit saint Augustin : "Nous ne devons pas penser
que le diable ait été libre de choisir le serpent pour exercer la tentation.
Mais comme il avait le désir de tromper, il n'a pu le faire que par cet animal,
dont il lui fut permis de se servir."
4. Comme dit saint Augustin : "Le serpent est dit sage ou
rusé ou malin à cause de la fourberie du diable, qui en lui machinait sa
tromperie, de même qu'on appelle prudente ou rusée la langue qu'un homme
prudent ou rusé met en mouvement pour conseiller quelque chose avec prudence ou
ruse." Et le serpent ne comprenait pas la signification des paroles qui
s'adressaient par lui à la femme, et il ne faut pas croire que son âme s'était
transformée en une nature raisonnable, puisque les hommes eux-mêmes, dont la
nature est raisonnable, ne savent pas non plus ce qu'ils disent, lorsque le
démon parle en eux." Ainsi donc le serpent a parlé à l'homme comme
l'ânesse que montait le prophète Balaam, avec cette différence que dans le
premier cas ce fut une oeuvre diabolique, dans le second cas une oeuvre
angélique. C'est pourquoi ce n'est pas au serpent qu'il fut demandé pourquoi il
avait fait cela, car ce n'est pas lui-même, dans sa nature, qui l'avait fait, mais
au diable présent en lui, qui déjà, à cause de son péché, avait été destiné au
feu éternel. Ce que Dieu dit au serpent s'adresse à celui qui a agi par le
serpent."
Comme dit encore
saint Augustin : "le châtiment du serpent", c'est-à-dire du diable,
"est celui dont nous devons nous garder, et non celui qui est réservé au
dernier jugement". En effet, par ce qui est dit au serpent : "Maudit
sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages", "ces
animaux sont placés au-dessus de lui, non par la puissance, mais par la
conservation de leur nature, car les animaux n'ont pas perdu quelque béatitude
céleste qu'ils auraient jamais eue, mais ils continuent de vivre dans la nature
qu'ils ont reçue". - Il est dit aussi au serpent : "Tu marcheras sur
la poitrine et sur le ventre", selon une autre version." Par le mot
"poitrine" est signifié l'orgueil, car c’est là que domine
l’impétuosité de l’âme ; et par le mot "ventre" est signifié le désir
charnel, car cette partie du corps est reconnue comme plus voluptueuse. C'est
par là qu'il rampe vers ceux qu'il veut tromper." - Les paroles : "Tu
mangeras de la terre tous les jours de ta vie", peuvent être comprises de
deux façons." Ou bien - A toi appartiendront ceux que tu as fait tomber
par la cupidité terrestre, c'est-à-dire les pécheurs, qui sont désignés par le
mot "terre". Ou bien un troisième genre de tentation, c’est-à-dire de
cupidité, est figuré par ces paroles, et c'est la curiosité ; en effet, celui
qui mange de la terre pénètre ce qui est profond et ténébreux." - Par ces
paroles : "je mettrai une hostilité entre toi et la femme", il est
montré que nous ne pouvons être tentés pas le diable que par cette partie de
l'âme qui, dans l'homme, porte ou montre pour ainsi dire l'image de la femme.
Or la postérité du diable est la suggestion perverse ; la postérité de la femme
est le fruit des bonnes oeuvres, qui résistent. C'est pourquoi le serpent
guette le talon de la femme, afin que le plaisir la saisisse quand elle tombe
dans les choses défendues. Et la femme guette la tête du serpent, afin de l'exclure
dès le début de la suggestion mauvaise.
Il faut maintenant
étudier la studiosité (Question 166), et la curiosité qui lui est opposée
(Question 167).
- 1. Quelle est la
matière de la studiosité ? - 2. La studiosité est-elle une partie de la
tempérance ?
Objections :
1. Il semble que ce ne soit pas proprement la connaissance, car
on appelle studieux celui qui s'applique avec soin à certaines occupations.
Mais c'est en toute matière que l'homme doit s'appliquer, afin de bien
accomplir sa tâche. Donc la connaissance n'est pas la matière spéciale de
l'application studieuse.
2. La studiosité s'oppose à la curiosité. Or la curiosité, qui
vient de cura, souci, recherche, peut s'appliquer à l'élégance des
vêtements, et à d'autres choses qui concernent le corps. C'est pourquoi saint Paul
dit (Rm 13, 14) : "Ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les
convoitises." La studiosité n'a donc pas pour seule matière la
connaissance.
3. Selon Jérémie (6, 13), "du plus petit au plus grand, tous
s'appliquent à l'avarice". Or l'avarice ne concerne pas proprement la
connaissance, mais plutôt la possession des richesses, on l'a dit
antérieurement. La studiosité, qui vient de studium, application, ne
concerne donc pas proprement la connaissance.
Cependant :
Il y a cette parole des Proverbes (27, 11 Vg) : "Applique-toi
à l'étude de la sagesse, mon fils, et réjouis mon coeur, afin de pouvoir
répondre au blasphémateur." Or, c'est la même studiosité qui est louée
comme une vertu et à laquelle invite la loi. La studiosité concerne donc
proprement la connaissance.
Conclusion :
L'application
studieuse comporte principalement une vive application de l'esprit à une chose.
Or l'esprit ne s'applique à une chose qu'en la connaissant. L'esprit s'applique
donc en premier lieu à la connaissance, et secondairement au but vers lequel la
connaissance le dirige. C'est pourquoi l'application studieuse regarde en
premier lieu la connaissance, et en second lieu toutes les autres choses pour
l'exécution desquelles nous avons besoin d'être dirigés par la connaissance. Or
les vertus se réservent en propre la matière qui les concerne en premier lieu
et principalement : par exemple la force se réserve les périls de mort, et la
tempérance les plaisirs du toucher. La studiosité s'applique donc proprement à
la connaissance.
Solutions :
1. Dans les autres matières on ne peut faire quelque chose
correctement si ce n'est selon ce qui a été ordonné préalablement par la raison
connaissante. C'est pourquoi la studiosité, quelle que soit la matière à
laquelle elle s'applique, regarde tout d'abord la connaissance.
2. L'affection de l'homme entraîne l'esprit de celui-ci à
prêter attention à ce qui le touche, selon cette parole en saint Matthieu (6, 21)
: "Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur." Et comme l'homme
s'affectionne surtout à ce qui flatte la chair, il en résulte que sa réflexion
se tourne vers ce qui flatte la chair, c'est-à-dire qu'il cherche comment la
soutenir le mieux possible. C'est de cette façon que la curiosité est rattachée
aux choses qui appartiennent à la chair, en raison de ce qui appartient à la
connaissance.
3. L'avarice aspire à acquérir des richesses, ce qui exige
surtout l'expérience des affaires de ce monde. C'est de ce point de vue que
l'application studieuse est attribuée à la matière de l'avarice.
Objections :
1. Non, semble-t-il. "Studieux" se dit en effet de
quelqu'un qui possède la studiosité. Or, de façon générale, tout homme vertueux
est appelé studieux, comme cela se voit chez Aristote qui emploie fréquemment
en ce sens le mot studieux. La studiosité est donc une vertu générale, et non
une partie de la tempérance.
2. Comme on l'a dit à l’article précédent, la studiosité
ressortit à la connaissance. Or la connaissance ne relève pas des vertus
morales, qui se trouvent dans la partie appétitive de l'âme, mais plutôt des
vertus intellectuelles, qui se trouvent dans la partie cognoscitive. C'est
pourquoi la sollicitude est un acte de la prudence, on l'a vu plus haut. La
studiosité n'est donc pas une partie de la tempérance.
3. La vertu qui figure comme partie d'une vertu principale lui
est assimilée quant au mode. Or la studiosité n'est pas assimilée à la
tempérance de ce point de vue. "Tempérance" s'entend en effet d'une
certaine répression ; c'est pourquoi elle s'oppose plutôt au vice qui se trouve
dans l'excès. "Studiosité" au contraire s'entend d'une application de
l'âme à quelque chose ; c'est pourquoi elle s'oppose au vice qui se trouve dans
un manque, par exemple à la négligence dans l'étude, plutôt qu'au vice qui se
trouve dans l'excès, par exemple à la curiosité. Ainsi, à cause de cette
ressemblance, Isidore dit que "studieux" signifie "curieux des
études". La studiosité n'est donc pas une partie de la tempérance.
Cependant :
Il y a ce que dit saint Augustin : "On nous interdit
d'être curieux, et c'est la grande tâche de la tempérance." Or, on empêche
la curiosité par une studiosité modérée. La studiosité est donc une partie de
la tempérance.
Conclusion :
Nous l'avons dit
il appartient à la tempérance de modérer le mouvement de l'appétit, pour éviter
qu'il ne tende de façon excessive vers ce qui est naturellement désiré. Or, de
même que, selon sa nature corporelle, l'homme désire naturellement les plaisirs
de la nourriture et du sexe, de même, selon sa nature spirituelle, il désire
naturellement connaître. C'est pourquoi Aristote a pu dire que "tous les
hommes désirent naturellement savoir". Or la modération de cet appétit de
connaissance appartient à la vertu de studiosité. Il s'ensuit donc que la
studiosité est une partie potentielle de la tempérance, en tant que vertu
secondaire qui lui est adjointe comme à la vertu principale. Et elle est
comprise sous la modestie, pour la raison qui a été dite plus haut.
Solutions :
1. La prudence apporte leur complément à toutes les vertus
morales, dit Aristote. C'est donc en tant que la connaissance prudentielle
s'applique à toutes les vertus que le mot "studiosité", qui a trait
proprement à la connaissance, s'applique par dérivation à toutes les vertus.
2. L'acte de la faculté cognitive est commandé par la faculté
appétitive, qui est motrice de toutes les puissances, on l'a dit
antérieurement. C'est pourquoi, en ce qui concerne la connaissance, on peut
discerner un double bien : un bien quant à l'acte même de connaissance. Ce
bien-là appartient aux vertus intellectuelles, et consiste en ce que l'homme
juge ce qui est vrai dans les singuliers. - Un autre bien appartient à l'acte
de la faculté appétitive et consiste pour l'homme à avoir un désir droit
d'appliquer sa faculté de connaissance de telle ou telle façon, à ceci ou à
cela. Et cela appartient à la vertu de studiosité, qui se range donc parmi les
vertus morales.
3. Selon Aristote, pour que l'homme devienne vertueux, il faut
qu'il se préserve des tendances les plus fortes de sa nature. C'est pourquoi, parce
que la nature incline principalement à craindre les périls de mort et à
poursuivre les plaisirs de la chair, le mérite de la vertu de force consiste
principalement en une certaine fermeté à résister à ces périls, et celui de la
vertu de tempérance en une certaine répression des plaisirs de la chair. Mais, en
ce qui concerne la connaissance, il y a dans l'homme deux inclinations
contraires.
- 1° Par son âme
en effet l'homme est incliné à désirer la connaissance des choses ; aussi
doit-il réprimer humblement ce désir, de peur qu'il ne recherche la
connaissance de façon immodérée. Au contraire, par sa nature corporelle l'homme
est incliné à éviter la fatigue qu'entraîne l'investigation de la science.
C'est pourquoi, relativement à la première inclination, la studiosité consiste
à réprimer les excès, et de ce point de vue elle est considérée comme une
partie de la tempérance.
- 2° Mais, relativement
à la seconde inclination, le mérite de la studiosité réside en une certaine
ardeur d'intention visant à acquérir la science et c'est de là qu'elle tire son
nom. La première fonction est plus essentielle à cette vertu que la seconde, car
le désir de connaître se rapporte directement à la connaissance, à laquelle la
studiosité est ordonnée. Au contraire, la fatigue d'apprendre représente un
certain empêchement à la connaissance ; aussi n'est-elle considérée dans cette
vertu qu'accidentellement, comme un obstacle à écarter.
- 1. Le vice de
curiosité peut-il exister dans la connaissance intellectuelle ? - 2. Existe-t-il
dans la connaissance sensible ?
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, dit Aristote dans les choses
qui sont bonnes ou mauvaises par soi il ne peut y avoir de milieu ni
d'extrêmes. Or la connaissance intellectuelle est bonne en elle-même. En effet,
la perfection de l'homme semble consister en ce que son intelligence passe de
la puissance à l'acte, ce qui se réalise par la connaissance de la vérité. De
même Denys dit que "le bien de l'âme humaine est d'être en conformité avec
la raison" ; sa perfection consiste dans la connaissance de la vérité. Il
ne peut donc y voir de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance
intellectuelle.
2. Ce par quoi l'homme ressemble à Dieu, et qu'il reçoit de
Dieu, ne peut pas être un mal. Or toute abondance de connaissance vient de Dieu
selon l'Ecclésiastique (1, 1) : "Toute sagesse vient du Seigneur Dieu",
et selon le livre de la Sagesse (7, 17) : "C'est lui qui m'a fait connaître
la structure du monde et les propriétés des éléments, etc." C'est aussi
par là que l'homme ressemble à Dieu, en ce qu'il connaît la vérité, car
"tout est nu et découvert aux yeux de Dieu" (He 4, 13). C'est
pourquoi il est écrit au premier livre de Samuel (2, 3) : "Le Seigneur est
un Dieu plein de savoir." Ainsi donc, quelque abondante que soit la
connaissance de la vérité, elle n'est pas mauvaise, mais bonne. Or le désir du
bien n'est pas vicieux. Il ne peut donc y avoir un vice de curiosité en ce qui
concerne la connaissance intellectuelle de la vérité.
3. S'il pouvait y avoir un vice de curiosité en ce qui
concerne la connaissance intellectuelle, ce serait principalement dans les
sciences philosophiques. Mais il ne semble pas qu'il soit vicieux de s'y
adonner. Commentant le livre de Daniel, saint Jérôme dit en effet : "Ceux
qui ne voulurent pas goûter aux mets et au vin du roi par crainte de souillure,
s'ils avaient su que la science et la doctrine des Babyloniens étaient un péché,
n'auraient jamais accepté d'apprendre ce qui n'était pas permis." Quant à
saint Augustin, il dit : "Si les philosophes ont exprimé quelques vérités,
nous devons les leur réclamer comme à d'injustes possesseurs et les revendiquer
pour notre usage." Il ne peut donc y avoir de curiosité vicieuse en ce qui
concerne la connaissance intellectuelle.
Cependant :
Il y a ces paroles de saint Jérôme : "Ne vous
semble-t-il pas qu'il s'engage dans la vanité du sens et l'obscurité de
l'esprit, celui qui, jour et nuit, se torture dans l'art de la dialectique, et
le physicien qui veut scruter le ciel en levant les yeux ?" Or la vanité
du sens et l'obscurité de l'esprit sont vicieuses. Il peut donc y avoir une
curiosité vicieuse en ce qui concerne les sciences intellectuelles.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la studiosité ne concerne pas directement la connaissance elle-même, mais
son désir et l'application à l'acquérir. Or il faut juger différemment la
connaissance de la vérité et, d'autre part, le désir et l'application qui y
conduisent. En effet, la connaissance de la vérité, absolument parlant, est
bonne. Elle peut néanmoins être mauvaise, par accident, en raison de ses
conséquences, par exemple lorsque quelqu'un s'enorgueillit de la connaissance
de la vérité, comme dit saint Paul (1 Co 8, 1) : "La science enfle" ;
ou bien lorsque l'homme s'en sert pour pécher.
Au contraire, le
désir ou l'application conduisant à la connaissance de la vérité peuvent être
droits ou pervers. D'une première façon lorsque, en tendant par son application
à la connaissance de la vérité, on y joint accidentellement un élément mauvais
; c'est le cas de ceux qui s'appliquent à la science de la vérité afin d'en
retirer un motif d'orgueil. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Certains,
abandonnant toute vertu et ignorant qui est Dieu et combien est grande la
majesté de sa nature immuable, pensant faire quelque chose de grand en se
livrant avec une curiosité et une ardeur insatiables à la connaissance de cette
masse universelle de matière que nous appelons le monde. De là naît un
tel orgueil qu'ils se figurent habiter le ciel pour cette raison qu'ils en
parlent souvent." De même aussi ceux qui cherchent à apprendre quelque
chose en vue de pécher, ont une application vicieuse. Comme dit Jérémie (9, 5),
"ils ont exercé leur langue à proférer le mensonge, ils ont travaillé afin
de mal faire".
D'une autre façon
encore il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir et
l'application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières.
- 1° Lorsqu'une
étude moins utile nous arrache à l'étude que la nécessité nous impose. C'est
pourquoi saint Jérôme écrit : "Nous voyons des prêtres, ayant abandonné
les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter les poèmes d'amour
des bucoliques."
- 2° Lorsqu'on
cherche à être instruit par celui à qui il n'est pas permis de s'adresser :
c'est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l'avenir, ce qui est une
curiosité superstitieuse. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Je ne sais
pas si les philosophes n'ont pas été détournés de la foi par leur curiosité
vicieuse à consulter les démons."
- 3° Lorsque
l'homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à
la vraie fin, c'est-à-dire à la connaissance de Dieu. C'est pourquoi saint Augustin
dit : "Dans la considération des créatures il ne faut pas exercer une
vaine et périssable curiosité, mais en faire un désir pour arriver à ce qui est
immortel et durable."
- 4° Lorsqu'on
cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre
talent, car alors on tombe facilement dans l'erreur. C'est pourquoi on lit dans
l'Ecclésiastique (3, 21) : "Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour
toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces." Et on lit ensuite :
"Car beaucoup se sont fourvoyés dans leur présomption, une prétention
coupable a égaré leurs pensées."
Solutions :
1. Le bien de l'homme consiste dans la connaissance du vrai.
Cependant le souverain bien de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de
n'importe quel vrai, mais dans la connaissance parfaite de la vérité suprême, comme
le montre Aristote. C'est pourquoi il peut y avoir un vice dans la connaissance
de certaines vérités, lorsqu’un tel désir n'est pas ordonné de façon droite à
la connaissance de la vérité suprême, où se trouve la souveraine félicité.
2. Même si cet argument prouve que la connaissance de la
vérité est bonne par elle-même, il n'exclut pas cependant qu'il soit possible
d'abuser de la connaissance de la vérité en vue du mal, ou de désirer la
connaissance de la vérité de façon désordonnée, car il faut encore que
l'appétit du bien soit réglé selon le mode voulu.
3. L'étude de la philosophie est en elle-même licite et digne
d'éloge, en raison de la vérité que les philosophes ont aperçue, Dieu la leur
révélant, comme dit saint Paul (Rm 1, 19). Cependant comme certains philosophes
en ont abusé pour combattre la foi, saint Paul a donné cet avertissement (Col 2,
8) : "Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en
esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition toute
humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ." Et à propos
de certains philosophes Denys écrit : "Avec impiété ils retournent des
armes divines contre les réalités divines, lorsqu'ils essaient de détruire le
respect qui est dû à Dieu, au nom de cette sagesse même qui vient de Dieu."
Objections :
1. Il semble que non. En effet, de même que certaines réalités
sont connues par le sens de la vue, de même aussi certaines sont connues par le
sens du toucher et du goût. Or, en ce qui concerne ce que l'on peut toucher et
goûter, il n'est pas question d'un vice de curiosité, mais plutôt d'un vice de
luxure et de gourmandise. Il semble donc que le vice qui concerne les choses
connues par la vue ne soit pas le vice de curiosité.
2. Il semble qu'il y ait de la curiosité à regarder les jeux.
C'est pourquoi saint Augustin dit : "A un moment donné du combat, un grand
cri poussé par tout le peuple ayant vivement frappé Alypius, la curiosité
l'emporta et lui fit ouvrir les yeux." Or la vue des jeux ne semble pas
être un vice, car cette vue est rendue agréable à cause du spectacle, où l'on
trouve un plaisir naturel, dit Aristote. Il n'y a donc pas de vice de curiosité
en ce qui concerne la connaissance des choses sensibles.
3. Il semble qu'il appartienne à "la curiosité d'examiner
les actes du prochain", d'après Bède". Or examiner la conduite des
autres ne paraît pas être un vice, car, dit l'Ecclésiastique (17, 14) : "Dieu
a donné à chacun des commandements à l'égard de son prochain." Le vice de
curiosité ne se trouve donc pas dans les choses sensibles particulières qu'il
faut connaître.
Cependant :
Saint Augustin dit
que "c'est la convoitise des yeux qui rend les hommes curieux". De
même, dit Bède : "La convoitise des yeux ne se trouve pas seulement dans
l'étude des arts magiques", mais encore "dans l'assistance aux
spectacles ainsi que dans l'examen et la critique des vices du prochain", toutes
choses qui sont des réalités particulières tombant sous les sens. Comme
"la convoitise des yeux" est un vice, de même que "l'orgueil de
la vie" et "la convoitise de la chair", dit saint Jean dans sa
première épître (2, 16), il semble donc que le vice de curiosité concerne la
connaissance des réalités sensibles.
Conclusion :
La connaissance
sensible a deux buts. D'une part, chez les hommes comme chez les autres animaux,
elle est ordonnée au soutien du corps, car c'est par cette connaissance que les
hommes et les autres animaux évitent ce qui est nuisible et trouvent ce qui est
nécessaire à la vie du corps. D'autre part, spécialement chez l'homme, la
connaissance sensible est ordonnée à la connaissance intellectuelle, spéculative
ou pratique. S'appliquer à l'étude de ce qui tombe sous les sens peut donc être
vicieux de deux façons.
- D'une première
façon, dans la mesure où la connaissance sensible n'est pas ordonnée à quelque
chose d'utile, mais détourne plutôt l'homme d'une réflexion profitable. C'est
pourquoi saint Augustin a écrit : "je ne vais plus au cirque voir un chien
courir après un lièvre ; mais que le hasard, dans un champ où je passe, m'offre
cette chasse, elle m'accapare, me détourne peut-être même d'une profonde
méditation... Et si vous ne m'avertissez sur-le-champ, en me montrant ma
faiblesse, j'ai l'absurdité de rester là bouche bée."
- D'une autre
façon, dans la mesure où la connaissance est ordonnée à quelque chose de
nuisible, lorsque par exemple le regard porté sur une femme est ordonné à la
convoitise ; ou bien lorsque l'examen attentif de ce que font les autres est
ordonné au dénigrement.
Au contraire, si
l'on s'applique à la connaissance des choses sensibles de façon réglée, à cause
de la nécessité où l'on est de maintenir sa nature, ou en vue d'arriver à la
connaissance de la vérité, la studiosité au sujet de la connaissance sensible
est vertueuse.
Solutions :
1. La luxure et la gourmandise ont pour matière les plaisirs
que procure l'usage des réalités que l'on touche, tandis que la curiosité a
pour matière le plaisir de la connaissance qu'offrent tous les sens. Cette
curiosité, dit saint Augustin, "s'appelle concupiscence des yeux, car les
yeux ont le rôle principal dans la connaissance sensible ; c'est pourquoi on
emploie le mot "voir", à propos de toutes les réalités sensibles."
Et saint Augustin poursuit : "On peut discerner par là plus clairement la
part de la volupté et la part de la curiosité dans l'activité des sens. La
volupté recherche ce qui est beau, exquis à sentir, mélodieux à entendre, agréable
au goût, doux au toucher, tandis que la curiosité s'attache même à des objets
contraires pour les éprouver, non pour y trouver des sensations désagréables, mais
par désir d’expérimenter et de connaître.
2. Ce qui rend mauvaise l'assistance aux spectacles, c'est
qu'ils portent l'homme aux vices de luxure ou de cruauté, qu'ils représentent.
C'est pourquoi saint Jean Chrysostome dit que "la vue de tels spectacles
rend adultère et impudique".
3. Examiner ou rechercher ce que font les autres dans une
bonne intention, soit pour son utilité personnelle, afin d'être poussé à mieux
faire à la vue des bonnes oeuvres du prochain, soit pour l'utilité du prochain,
afin de le corriger s'il fait quelque chose de mauvais, en se conformant à la
règle de charité et à l'obligation de sa charge, cela est louable, dit saint Paul
(He 10, 24) : "Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler
dans la charité et les oeuvres bonnes." Mais s'appliquer à considérer les
vices du prochain pour le mépriser ou le dénigrer, ou au moins pour le troubler
inutilement, cela est vicieux. C'est pourquoi on lit au livre des Proverbes (24,
15) : "Ne guette pas, méchant, la demeure du juste, ne dévaste pas son
habitation."
- 1. Dans les
mouvements extérieurs du corps qui se font avec sérieux, peut-il y avoir vertu
et vice ? - 2. Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu ? - 3. Le
péché par excès de jeu. - 4. Le péché par défaut de jeu.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, toute vertu est un ornement
spirituel de l'âme. Comme dit le Psaume (45, 14) : "Toute la gloire de la
fille du roi est à l'intérieur" ; et la Glose ajoute :"...
c'est-à-dire dans la conscience." Or les mouvements corporels ne sont pas
à l'intérieur, mais à l'extérieur. Il ne peut donc y avoir de vertu à leur
sujet.
2. "Les vertus ne sont pas données par la nature", comme
le montre Aristote. Or les mouvements corporels extérieurs sont donnés aux
hommes par la nature : selon la nature certains ont des mouvements rapides et
certains des mouvements lents, et il en est de même des autres différences
concernant les mouvements extérieurs. On n'observe donc pas de vertu dans ces
mouvements.
3. Toute vertu morale concerne les actions qui sont relatives
à autrui, comme la justice, ou concerne les passions, comme la tempérance et la
force. Or les mouvements extérieurs du corps ne se rapportent pas à autrui ;
ils ne sont pas non plus des passions. Il n'y a donc pas de vertu les
concernant.
4. En toute oeuvre de vertu il faut une application studieuse,
on l'a dit plus haut. Or s'appliquer à harmoniser ses mouvements extérieurs est
un souci répréhensible ; Saint Ambroise dit en effet : "Il y a une
démarche digne d'approbation, celle qui dénote l'autorité, la gravité, la
tranquillité, mais qui n'a cependant rien d'étudié, ni d'affecté, où le
mouvement est pur et simple." Il semble donc qu'il n'y ait pas une vertu
dans l'harmonie des mouvements extérieurs.
Cependant :
L’idéal de la
dignité se rattache à la vertu. Or l'harmonie des mouvements extérieurs
contribue à l'idéal de la dignité ; Saint Ambroise dit en effet : "Je
n'approuve pas que le son de la voix ou les gestes du corps soient mous et
languissants, et pas davantage qu'ils soient grossiers et lourds. Imitons la
nature : son image est une règle de conduite, elle est l'idéal de la dignité."
Il y a donc une vertu concernant l'harmonie des mouvements extérieurs.
Conclusion :
La vertu morale
consiste à ordonner par la raison tout ce qui est humain. Or il est clair que
les mouvements extérieurs de l'homme doivent être ordonnés par la raison, car
les membres extérieurs se meuvent au commandement de la raison. Il est donc
évident qu'il existe une vertu morale dans l'ordonnance de ces mouvements.
Celle-ci
s'envisage à deux points de vue : d'une part, selon leur convenance à la
personne qui en est le sujet ; d'autre part, selon leur convenance aux autres
personnes, aux affaires ou aux lieux. C'est pourquoi saint Ambroise dit :
"C'est s'appliquer à vivre en beauté que de respecter ce qui convient à
chaque sexe et à chaque personne", et cela se rapporte au premier point.
Quant au second, saint Ambroise ajoute : "Voilà le meilleur ordre des
mouvements ; voilà l'ornement adapté à toute action."
C'est pourquoi, en
ce qui concerne les mouvements extérieurs de ce genre, Andronicus distingue
deux choses : "la bonne tenue", qui se rapporte à ce qui convient à
la personne elle-même, et qui se définit "la science de la bienséance dans
les gestes et le maintien", et "la bonne ordonnance", qui se
rapporte aux diverses affaires et à leurs circonstances, et qui se définit
"la pratique du discernement", c'est-à-dire du bien-faire diversifié
selon les actions.
Solutions :
1. Les mouvements extérieurs sont des signes de la
disposition intérieure, dit l'Ecclésiastique (19, 30) : "Le vêtement d'un
homme, le rire de ses lèvres et sa démarche révèlent ce qu'il est." Et
saint Ambroise dit que "la disposition de l'esprit se voit dans l'attitude
du corps" et que "le mouvement du corps est comme l'expression de
l'âme".
2. Bien que ce soit par une disposition naturelle que l'homme
ait une aptitude à telle ou telle ordonnance des mouvements extérieurs, il lui
est possible cependant de suppléer à ce qui manque à la nature par un effort de
la raison. C'est pourquoi saint Ambroise dit : "La nature donne une forme
au mouvement, mais l'effort, s'il y a quelque vice dans la nature, y remédie."
3. Comme on l'a dit, les mouvements extérieurs sont des signes
de la disposition intérieure, qui dépend principalement des passions de l'âme.
Et c'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs requiert la
modération des passions intérieures. Ainsi saint Ambroise dit-il que, par les
mouvements extérieurs, "l'homme révèle le secret de son coeur, léger, vaniteux,
agité, ou au contraire, pondéré, constant, pur et parvenu à maturité".
C'est aussi aux
mouvements extérieurs que les autres hommes nous jugent. Comme dit
l'Ecclésiastique (19, 29) : "A son air on connaît un homme, à son visage
on connaît l'homme de sens." Et c'est pourquoi la modération des
mouvements extérieurs s'adresse d'une certaine manière aux autres. Comme le dit
saint Augustin : "Que rien dans vos mouvements n'offense les regards de
personne, mais convienne à votre sainteté."
C'est pourquoi la
modération des mouvements extérieurs peut se ramener à deux vertus que signale
Aristote. En effet, en tant que par les mouvements extérieurs nous nous
trouvons en rapport avec les autres, la modération de ces mouvements appartient
à l'amitié ou affabilité, qui exprime en paroles et en actes la part que l'on
prend aux joies et aux tristesses de ceux avec qui l'on vit. En tant que les
mouvements extérieurs sont le signe de la disposition intérieure, la modération
de ces mouvements appartient à la vertu de vérité, par laquelle on se montre
dans ses paroles et ses actes tel que l’on est intérieurement.
4. L’application à harmoniser ses mouvements extérieurs est
blâmable lorsqu’on y commet un certain mensonge, en sorte que, en sorte qu’ils
ne correspondent pas à la disposition intérieure. On doit cependant user d’une
telle application pour corriger ce qu’il y a de désordonné en eux. C’est
pourquoi saint Ambroise dit : "Qu’on n’emploie pas d’artifice, mais qu’on
ne néglige pas de se corriger."
Objections :
1. Non, semble-t-il. Saint Ambroise dit en effet : "Le
Seigneur a dit : "Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez !" je
crois donc qu'il faut éviter non seulement les excès, mais aussi tous les jeux."
Or ce qui peut se pratiquer avec vertu n'est pas totalement à éviter. Il ne
peut donc y avoir de vertu en ce qui concerne les jeux.
2. La vertu est "une qualité que le Seigneur opère en
nous sans nous", comme il a été dit antérieurement. Or, selon saint Jean
Chrysostome, "ce n'est pas Dieu qui inspire de jouer, mais le diable.
Écoutez ce qui advint à ceux qui jouaient : "Le peuple s'assit pour manger
et pour boire, puis ils se levèrent pour jouer"" (Ex 32, 6). Il ne
peut donc y avoir de vertu concernant les jeux.
3. Aristote dit : "L'activité de jeu n'est pas ordonnée à
quelque chose d'autre." Or il est requis de la vertu "que l'on
choisisse d'agir en vue d'autre chose", comme lui-même le montre. Il ne
peut donc y avoir de vertu dans les jeux.
Cependant :
Il y a ce que dit saint Augustin : "Enfin je veux que tu
te ménages : car il est bon que le sage relâche de temps en temps la vigueur de
son application au devoir." Or, une certaine détente de l'esprit par
rapport au devoir s'obtient par les paroles et les actions de jeu. Il
appartient donc au sage et au vertueux d'en faire parfois usage. D'ailleurs
Aristote affecte aux jeux une vertu qu'il appelle "eutrapélie", que
nous pourrions traduire par enjouement.
Conclusion :
De même que
l'homme a besoin d'un repos physique pour refaire les forces de son corps qui
ne peut travailler de façon continue, car il a une vigueur limitée, proportionnée
à des travaux déterminés, il en est de même de l'âme, dont la vigueur aussi est
limitée, proportionnée à des oeuvres déterminées. Et c'est pourquoi, quand elle
se livre à l'activité en dépassant la mesure, elle peine et par suite se
fatigue ; d'autant plus que, dans les oeuvres de l'âme, le corps travaille en
même temps, puisque l'âme, même intellectuelle, se sert de facultés qui
agissent par les organes du corps. Or il s'agit de biens sensibles qui sont
connaturels à l'homme. C'est pourquoi, quand l'âme s'élève au-dessus des
réalités sensibles pour s'appliquer aux oeuvres de la raison, il en résulte une
fatigue psychique, que l'homme s'applique aux oeuvres de la raison pratique ou
de la raison spéculative. Davantage cependant s'il s'applique aux oeuvres de la
contemplation, car c'est ainsi qu'il s'élève davantage au-dessus des choses
sensibles ; bien que, dans les oeuvres extérieures de la raison pratique, il
puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas cependant on
se fatigue d'autant plus qu'on s'applique plus intensément aux oeuvres de la
raison. Or, de même que la fatigue corporelle se relâche par le repos du corps,
de même la fatigue de l'âme se relâche par le repos de l'âme.
Le repos de l'âme,
c'est le plaisir, on l'a vu quand on a traité des passions. C'est pourquoi il
faut remédier à la fatigue de l'âme en s'accordant quelque plaisir, qui
interrompe l'effort de la raison. Dans les Conférences des Pères on peut
lire que saint Jean l'Évangéliste, comme certains s'étaient scandalisés de
l'avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l'un d'eux qui
portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l'eut fait plusieurs fois,
il lui demanda s'il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s'il
continuait toujours, l'arc se briserait. Saint Jean fit alors remarquer que, de
même, l'esprit de l'homme se briserait s'il ne se relâchait jamais de son
application.
Ces paroles et
actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'âme, s'appellent
divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d'en user de temps en
temps, comme moyens de donner à l'âme un certain repos. C'est ce que dit
Aristote lorsqu'il déclare que, "dans le cours de cette vie, on trouve un
certain repos dans le jeu". C'est pourquoi il faut de temps en temps en
user.
A ce sujet il
semble qu'il y ait cependant trois défauts à éviter surtout.
- Le premier et le
principal c'est qu'on ne cherche pas le plaisir dont on vient de parler dans
des actions ou paroles honteuses ou nocives. C'est pourquoi Cicéron dit :
"Il y a un genre de plaisanterie qui est grossier, insolent, déshonorant
et obscène."
- Il faut aussi
veiller à ce que la gravité de l'âme ne se dissipe pas totalement. C'est
pourquoi saint Ambroise dit : "Prenons garde, en voulant détendre notre
esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l'accord des bonnes
actions." Cicéron dit aussi : "De même qu'on ne donne pas aux enfants
toute permission de jouer, mais seulement cette permission qui n'est pas
étrangère aux actions honnêtes, de même dans le jeu lui-même doit briller la
lumière d'un esprit vertueux."
- En troisième
lieu il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que
le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu'il soit bien
ordonné selon les autres circonstances, c'est-à-dire qu'il soit "digne du
moment et de l'homme", comme dit Cicéron.
Tout cela est
ordonné selon la règle de la raison. Or l'habitus qui opère selon la raison est
une vertu morale. C'est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir
une vertu, qu'Aristote appelle "eutrapélie" (enjouement). Et on dit
que quelqu'un est "enjoué" (eutrapélos) c'est-à-dire a le
"retournement facile", parce qu'il transforme facilement les paroles
ou les actes en délassement. Et cette vertu, par cela même qu'elle empêche de
manquer à la mesure dans les jeux, se rattache à la modestie.
Solutions :
1. Les plaisanteries, comme on l'a dit, doivent être en
harmonie avec les questions traitées et avec les personnes. C'est pourquoi, selon
Cicéron, quand les auditeurs sont las, "il n'est pas inutile à l'orateur
de faire diversion en racontant quelque chose de nouveau ou qui prête à rire, à
moins toutefois que le sérieux de la question traitée ne permette pas de
plaisanter." Or la doctrine sacrée se rapporte aux choses les plus hautes
; on peut le lire dans les Proverbes (8, 6) : "Écoutez, car j'ai à vous
parler de grandes choses." C'est pourquoi saint Ambroise n'exclut pas
absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de l'enseignement sacré. Il
avait dit avant le texte cité par l'objection : "Quoique les plaisanteries
soient parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec
l'enseignement de l'Église ; comment pourrions-nous employer ce que nous ne
trouvons pas dans les saintes Écritures ?"
2. Ces paroles de Chrysostome visent ceux qui font usage des
jeux de façon désordonnée, et principalement ceux qui n'ont pas d'autre but que
le plaisir du jeu, ceux dont parle le livre de la Sagesse (15, 12) : "Ils
ont estimé que notre vie était un amusement." Contre cela Cicéron dit :
"Nous ne paraissons pas engendrés par la nature pour le jeu et la
plaisanterie, mais plutôt pour l'austérité, et pour l'application à des choses
plus sérieuses et plus hautes."
3. Les actions mêmes que l'on fait en jouant, considérées en
elles-mêmes ne sont pas ordonnées à une fin. Mais le plaisir que l'on trouve en
de telles actions est ordonné à la récréation et au repos de l'âme. De la sorte,
si on le fait modérément, il est permis de se servir du jeu. C'est pourquoi
Cicéron a dit aussi : "Il est permis d'utiliser le jeu et la
plaisanterie, mais comme le sommeil et les autres délassements, c'est-à-dire
après avoir satisfait aux obligations graves et sérieuses."
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il puisse y avoir de péché à jouer
trop. En effet, ce qui excuse du péché n'est pas appelé péché. Or le jeu excuse
parfois du péché. En effet beaucoup de choses, si elles étaient faites
sérieusement, seraient des péchés graves, alors que, faites par jeu, elles ne
sont plus des péchés, ou seulement des péchés légers. Il semble donc qu'il n'y
ait pas de péché dans l'excès du jeu.
2. Tous les vices se ramènent aux sept vices capitaux, dit
saint Grégoire. Or l'excès dans les jeux ne semble pas se ramener à l'un des
vices capitaux. Il ne semble donc pas qu'il soit un péché.
3. Ce sont surtout les comédiens, dont toute la vie a pour but
de jouer, qui paraissent donner trop d'importance au jeu. Donc, si l'excès du
jeu était un péché, tous les comédiens seraient en état de péché. Pécheraient
aussi, comme favorisant le péché, tous ceux qui emploient leurs services, ou
qui leur accordent des subsides. Ce qui paraît être faux. Nous lisons en effet
dans la Vie des Pères qu'il fut révélé au bienheureux Paphnuce qu'un
jongleur allait devenir son compagnon dans la vie future.
Cependant :
On lit dans les
Proverbes (14, 13) : "Dans le rire même le coeur trouve la peine, et la
joie s'achève en chagrin." Et la Glose ajoute "... chagrin éternel".
Or c'est dans l'excès du jeu qu'il y a un rire désordonné et une joie déréglée.
Il y a donc là un péché mortel, seul passible d'un chagrin éternel.
Conclusion :
Dans tout ce qui
peut être dirigé selon la raison, l'excès consiste à dépasser la règle imposée
par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester au-dessous de la règle
de raison. Or nous avons dit que les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou
en actes, peuvent être dirigés par la raison. C'est pourquoi l'excès dans le
jeu s'entend de ce qui excède la règle de raison, ce qui peut se produire de
deux manières.
- D'une première
manière, par la nature des actions distrayantes, genre de plaisanterie que
Cicéron qualifie de "grossier, insolent, déshonorant et obscène" ; ce
qui a lieu quand on emploie pour jouer des paroles ou des actions honteuses, ou
encore de ces choses qui tournent au dommage du prochain et qui, de soi, sont
des péchés mortels. Et ainsi il est clair que l'excès dans le jeu est un péché
mortel.
- D'une autre
manière, il peut y avoir aussi un excès dans le jeu quand font défaut les
circonstances requises ; lorsque par exemple on se livre au jeu à des moments
ou en des lieux prohibés, ou encore d'une façon qui ne convient pas aux
affaires traitées, ou aux personnes.
- Parfois cela
peut devenir péché mortel, à cause de la violence de l'attachement au jeu, dont
on préfère le plaisir à l'amour de Dieu, au point de ne pas craindre de
pratiquer de tels jeux contre les commandements de Dieu ou de l'Église. Mais
parfois cela n'est qu'un péché véniel lorsque, par exemple, on n'est pas
tellement attaché au jeu qu'on veuille, à cause de lui, commettre quelque chose
contre Dieu.
Solutions :
1. Certaines actions sont des péchés à cause de la seule
intention, c'est-à-dire quand elles sont faites pour nuire à quelqu'un. Bien
sûr, le jeu exclut cette intention, puisqu'on cherche à trouver du plaisir, et
non à nuire. Dans ce cas le jeu excuse du péché, ou diminue le péché. - Mais il
y a des actions qui, par leur espèce, sont des péchés, comme l'homicide, la
fornication etc. De telles actions ne sont pas excusées par le jeu ; bien plus,
elles rendent le jeu "déshonorant et obscène".
2. L'excès dans le jeu fait partie de la "joie inepte",
dont saint Grégoire dit qu'elle est fille de la gourmandise. C'est pourquoi il
est dit dans l'Exode : "Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et
ils se levèrent pour jouer."
3. Comme nous l'avons dit le jeu est une nécessité de la vie
humaine. Or tout ce qui est utile à la vie humaine peut être accompli par des
métiers licites. C'est pourquoi même le métier de comédien, qui a pour but de
délasser les hommes, n'est pas de soi illicite ; les comédiens ne sont pas en
état de péché, pourvu qu'ils pratiquent le jeu avec modération, c'est-à-dire en
n'y employant pas de propos ou d'actions illicites, et en ne s'y livrant pas en
des circonstances et des temps défendus. Alors même qu'en matière humaine ils
n'auraient pas d'autre fonction envers les autres hommes, ils ont néanmoins, vis-à-vis
d'eux-mêmes et de Dieu, d'autres occupations sérieuses et vertueuses ; par
exemple lorsqu'ils prient, lorsqu'ils mettent en ordre leurs passions et leurs
actions, et parfois aussi lorsqu'ils font l'aumône aux pauvres. C'est pourquoi
ceux qui leur accordent des subsides modérés ne pèchent pas, mais agissent avec
justice, en leur attribuant le salaire de leurs services.
Mais ceux qui dépensent
leurs biens avec excès pour de telles gens, ou encore qui soutiennent les
comédiens pratiquant des jeux illicites, ceux-là pèchent, car ils encouragent
leur péché. C'est en ce sens que saint Augustin dit que "donner ses biens
aux comédiens est un grand vice". A moins, par hasard, qu'un comédien se
trouve dans une extrême nécessité : il faudrait alors lui venir en aide. Car
saint Ambroise écrit : "Donne à manger à celui qui meurt de faim. Celui
que tu aurais pu sauver en lui donnant à manger, si tu ne l'as pas nourri tu
l'as tué."
Objections :
1. Il semble que le défaut de jeu ne comporte aucun péché.
Car aucun péché n'est prescrit au pénitent. Or saint Augustin, à propos du
pénitent, parle ainsi : "Qu'il s'abstienne des jeux et des spectacles, celui
qui veut obtenir une grâce parfaite de pardon." Il n'y a donc pas de péché
dans l'absence de jeu.
2. Aucun péché ne trouve place dans l'éloge des saints. Or
certains sont loués pour s'être abstenus du jeu. Jérémie dit en effet (15, 17) :
"jamais je ne me suis assis dans une assemblée de rieurs." Et Tobie
(3, 17 Vg) : "jamais je ne me suis mêlé aux joueurs ; et je n'ai pas
fréquenté ceux qui ont une conduite légère." Il ne peut donc y avoir de
péché dans l'absence de jeu.
3. Andronicus dit que l'"austérité", qu'il range au
nombre des vertus, est "un habitus selon lequel on n'apporte pas aux
autres les plaisirs de la conversation, et on ne les reçoit pas des autres".
Or cela se rapporte à un refus du jeu. L'abstention de jeu appartient donc
davantage à la vertu qu'au vice.
Cependant :
Aristote, déclare
que le défaut de jeu est un vice.
Conclusion :
Tout ce qui, dans
les actions humaines s'oppose à la raison est vicieux. Or il est contraire à la
raison d'être un poids pour les autres, lorsque par exemple on n'offre rien de
plaisant, et qu'on empêche aussi les autres de se réjouir. C'est pourquoi
Sénèque dit : "Conduis-toi sagement de façon que personne ne te tienne
pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire." Or ceux qui refusent
le jeu "ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent",
parce qu'ils n'acceptent pas les jeux modérés des autres. C'est pourquoi
ceux-là sont vicieux, et on les appelle "pénibles et mal élevés", avec
Aristote.
Mais, parce que le
jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le plaisir et le repos
ne sont pas recherchés dans la vie humaine pour eux-mêmes mais au service de
l'activité, d'après Aristote, il en résulte que le défaut de jeu est moins
vicieux que l'excès de jeu. C'est pourquoi Aristote dit qu'"en vue du
plaisir il faut avoir peu d'amis", car il suffit de peu de plaisir pour
vivre, à la manière d'un condiment, de même qu'il suffit de peu de sel pour la
nourriture.
Solutions :
1. Aux pénitents on prescrit de pleurer leurs péchés ; c'est
pourquoi le jeu leur est interdit. Ce n'est pas là un vice par défaut, car il
est conforme à la raison que pour eux le jeu soit diminué.
2. Jérémie parle là en accord avec un temps dont la situation
réclamait plutôt des larmes. C'est pourquoi il ajoute : "je m'asseyais
solitaire, car tu m'avais rempli d'amertume." En revanche, ce qui est dit
dans le livre de Tobie se rapporte à un excès de jeu. On le voit par ce qui
suit : "...et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère."
3. "L'austérité", selon qu'elle est une vertu, n'exclut
pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs excessifs et désordonnés.
C'est pourquoi elle semble se rattacher à l'"affabilité", qu'Aristote
appelle "amitié" ou à "l'eutrapélie" ou "enjouement".
Cependant Andronicus la nomme et la définit de cette façon à cause de son
rapport avec la tempérance, qui réprime les plaisirs.
- 1. Peut-il y
avoir vertu et vice dans la tenue extérieure ? - 2. Les femmes pèchent-elles
mortellement en se parant avec excès ?
Objections :
1. Il semble que non. En effet, la tenue extérieure ne nous
est pas dictée par la nature. C'est pourquoi elle varie selon les temps et les
lieux. Aussi saint Augustin écrit-il que "chez les Romains de l'antiquité,
il était déshonorant de porter de longues tuniques à manches ; aujourd'hui, au
contraire, il serait déshonorant aux hommes bien nés de ne pas en porter."
Or, dit Aristote : "il y a en nous une aptitude naturelle à la vertu".
A ce sujet il n'y a donc pas de vertu ni de vice.
2. S'il y avait, dans la manière de se vêtir, une vertu et un
vice, il faudrait en ce domaine, que l'excès fût un vice, et que le défaut lui
aussi fût un vice. Or l'excès dans l'habillement extérieur ne semble pas
vicieux, puisque même les prêtres et les ministres de l'autel se servent, pour
leur ministère sacré, des vêtements les plus précieux. De même le défaut en
cette matière ne semble pas vicieux lui non plus car l'épître aux Hébreux (11, 37)
dit de certains pour leur éloge : "Ils sont allés çà et là sous des peaux
de moutons et des toisons de chèvres." Il semble donc qu'il n'y ait pas de
vertu et de vice en matière d'habillement.
3. Une vertu est théologale, ou morale, ou intellectuelle. Or
en matière d'habillement il ne s'agit pas d'une vertu intellectuelle, qui rend
parfait dans la connaissance de la vérité. De même il n'y a pas là une vertu
théologale, qui a Dieu pour objet. Enfin, il n'y a pas là non plus une des
vertus morales dont parle Aristote. Il semble donc qu'en ce qui concerne la
toilette il ne puisse y avoir de vertu et de vice.
Cependant :
La dignité
appartient à la vertu. Or la tenue extérieure révèle notre dignité. Car saint Ambroise
écrit : "Que l'ornement du corps ne soit pas affecté, mais naturel ;
simple, négligé plutôt que recherché ; qu'on ne se serve pas de vêtements
précieux et éclatants, mais ordinaires, afin que rien ne manque de ce qui est
honorable et nécessaire, mais que rien ne vise à l'éclat." Il peut donc y
avoir une vertu et un vice dans l'habillement extérieur.
Conclusion :
Ce n'est pas dans
les réalités extérieures que l'homme emploie, qu'il y a du vice, mais chez
l'homme qui les emploie d'une façon mal réglée. Ce manque de mesure peut
exister de deux façons : d'une première façon, par rapport aux coutumes des
hommes avec qui l'on vit. C'est pourquoi saint Augustin a pu dire : "On
doit éviter le scandale qui brave les coutumes humaines en ne respectant pas
leur diversité. Il ne faut pas que la convention confirmée dans une cité ou
chez un peuple par la coutume ou la loi soit violée par le caprice d'un
concitoyen ou d'un étranger. Toute partie qui ne s'harmonise pas au tout est
difforme."
D'une autre façon,
il peut y avoir un manque de mesure dans l'usage de telles choses à cause de
l'attachement désordonné de celui qui s'en sert, ce qui arrive parfois quand
l'homme les utilise de façon trop sensuelle, qu'il se conforme ou non aux
usages de ses concitoyens. C'est pourquoi saint Augustin a dit : "Dans
l'usage des choses il faut éviter la passion désordonnée : non seulement
celle-ci abuse frauduleusement de la coutume de ceux avec qui l'on vit, mais
encore bien souvent, dépassant les bornes, elle manifeste, par des éclats très
scandaleux, la laideur qu'elle cachait sous le couvert des moeurs publiques."
Or il arrive que
ce désordre de la passion se manifeste de trois manières en ce qui concerne
l'excès.
1° Lorsque l'on
recherche la célébrité par un raffinement superflu des vêtements dans la mesure
où ceux-ci illustrent ceux qui les portent. C'est pourquoi saint Grégoire dit :
"Certains pensent que le goût des vêtements fins et précieux n'est pas un
péché. Mais si ce n'était pas une faute, jamais la parole de Dieu n'aurait dit
avec tant de précision que le riche, tourmenté en enfer, avait été revêtu de
fin lin et de pourpre. Non, nul ne recherche les vêtements précieux
(c'est-à-dire qui dépassent sa condition) si ce n'est par vaine gloire."
2° Lorsque, dans
la recherche excessive de beaux vêtements, on recherche un plaisir raffiné, du
fait que le vêtement est conçu pour flatter le corps.
3° Lorsque l'on a
un souci excessif du beau vêtement, même si l'on ne se propose pas une fin
mauvaise.
A ce triple
désordre Andronicus oppose trois vertus ayant pour matière la toilette
extérieure : "l'humilité", qui exclut la recherche de vaine gloire.
C'est pourquoi il dit : - "L'humilité
est un habitus qui ne commet pas d'excès dans les dépenses et les apprêts."
- "Le contentement de peu",
qui exclut la recherche des plaisirs délicats. C'est pourquoi il dit que "le
contentement de peu est un habitus qui se contente du nécessaire et détermine
ce qui suffit à la vie", conformément à ce que dit saint Paul (1 Tm 6, 8) :
"Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits."
- "La simplicité", enfin, qui
exclut la recherche excessive à ce sujet. C'est pourquoi Andronicus dit que
"la simplicité est un habitus qui se satisfait de ce qui arrive".
Du côté du péché
par défaut, il peut aussi y avoir deux dérèglements dans notre disposition
intérieure. Le premier par la négligence de l'homme qui ne prend ni souci ni
peine pour être habillé comme il faut. C'est pourquoi Aristote appelle efféminé
"celui qui laisse trainer son manteau, pour s'éviter la fatigue de le
soulever". - Un autre désordre se remarque chez ceux qui font servir à
leur gloire ce manque de tenue extérieure. C'est pourquoi saint Augustin dit
"qu'il peut y avoir de la vanité non seulement dans l'éclat et le luxe de
ce qui tient au corps, mais aussi dans la tenue négligée et triste. Cette
vanité est d'autant plus dangereuse qu'elle cherche à tromper sous le prétexte
de servir Dieu". Aristote dit aussi : "L'excès et le défaut poussés à
l'extrême relèvent de la prétention."
Solutions :
1. Bien que le vêtement extérieur ne soit pas en lui-même
donné par la nature, il appartient néanmoins à la raison naturelle de régler ce
vêtement extérieur. Aussi sommes-nous "disposés de naissance à recevoir
cette vertu" qui met de l'ordre dans le vêtement extérieur.
2. Les personnes constituées en dignité ou encore les
ministres de l'autel mettent des habits précieux, non pour leur propre gloire, mais
pour signifier l'excellence de leur fonction ou du culte divin. C'est pourquoi
ce n'est pas un vice chez eux. C'est ce qui permet à saint Augustin de dire :
"Celui qui, dans l'usage des choses extérieures, dépasse les bornes fixées
par la coutume des gens de bien avec lesquels il vit, le fait ou bien pour
signifier quelque chose, ou bien pour choquer", puisqu'il les utilise
alors en vue de plaisirs raffinés ou par ostentation.
Dans le défaut en
matière d'habillement il arrive également qu'il y ait péché ; cependant, celui
qui se sert de vêtements plus vils que les autres ne pèche pas toujours. En
effet, si l'on agit ainsi par vanité ou orgueil, pour se faire valoir plus que
les autres, c'est un vice de superstition. Au contraire, si l'on agit ainsi
pour macérer la chair ou humilier l'esprit, cela se rapporte à la vertu de
tempérance. C'est pourquoi saint Augustin dit : "Quiconque use des biens
passagers plus sobrement que ne le demandent les moeurs de ceux au milieu desquels
il vit est ou bien tempérant ou bien superstitieux." Se servir de
vêtements vils convient tout spécialement à ceux qui exhortent les autres à la
pénitence par l'exemple et la parole, comme le firent les prophètes dont parle
ici saint Paul. C'est pourquoi, commentant saint Matthieu (3, 4), la Glose
ajoute : "Celui qui prêche la pénitence présente un habit de pénitence."
3. L'habillement extérieur est un certain indice de la
condition humaine. C'est pourquoi l'excès, le défaut et le juste milieu en cette
matière peuvent se ramener à la vertu de "vérité" à laquelle Aristote
assigne pour matière les faits et les paroles qui révèlent plus ou moins la
condition d'un homme.
Objections :
1. Il semble que la coquetterie féminine ne soit pas exempte
de péché mortel. Tout ce qui est contraire à un commandement de la loi divine
est en effet péché mortel. Or la coquetterie féminine est contraire à un
commandement de la loi divine. S'adressant aux femmes, saint Pierre dit (1 P 3,
3) : "Que votre parure ne soit pas extérieure, faite de cheveux tressés, de
cercles d'or et de toilettes bien ajustées." Ce que la Glose de Cyprien
commente ainsi : "Celles qui se revêtent de soie et de pourpre ne peuvent
sincèrement revêtir le Christ ; celles qui se parent d'or, de perles et de
bijoux, ont perdu la parure de l'âme et du corps." Or cela ne se produit
que par le péché mortel. La coquetterie féminine ne peut donc être exempte de
péché mortel.
2. "Ce n'est pas seulement aux vierges ou aux veuves, dit
saint Cyprien, mais aussi aux femmes mariées et à toutes les femmes sans
exception qu'il faut dire qu'elles ne doivent en aucune façon falsifier
l'oeuvre et la créature de Dieu en usant de teinture blonde, ou de poudre noire,
ou de rouge, ou de quelque autre préparation destinée à modifier leurs traits
naturels." Et saint Cyprien ajoute : "Elles font violence à Dieu
quand elles s'efforcent de refaire ce que lui-même a fait. C'est un assaut
contre l'oeuvre divine, une trahison de la vérité. Tu ne pourras plus voir Dieu,
quand tu n'auras plus les yeux que Dieu a faits, mais ceux que le diable a
défaits : Tu t'es fait parer par ton ennemi, tu brûleras tout autant que lui."
Mais cela ne s'impose qu'au péché mortel. La coquetterie féminine n'est donc
pas exempte de péché mortel.
3. Il ne convient pas plus à la femme de faire une toilette
contraire à la règle, qu'il ne convient de se servir de vêtements masculins. Or
cela est un péché, selon le Deutéronome (22, 5) : "Une femme ne portera
pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement féminin." Il
semble donc que l'excès dans la coquetterie féminine soit un péché mortel.
Cependant :
À ce compte, il
semble que les artisans qui préparent ces parures pécheraient eux-mêmes
mortellement.
Conclusion :
En ce qui concerne
la parure féminine, il faut faire les mêmes observations que celles faites plus
haut de façon générale à propos du vêtement extérieur ; en ajoutant cependant
cette remarque particulière que la toilette féminine provoque les hommes à la
sensualité, comme on le voit dans les Proverbes (7, 10) : "Voilà qu'une
femme l'aborde, parée comme une courtisane, et préparée à tromper." Cependant
une femme peut licitement s'employer à plaire à son mari, de peur qu'en la
dédaignant il ne tombe dans l'adultère. C'est pourquoi saint Paul dit (1 Co 7, 34)
: "La femme qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de
plaire à son mari." Si une femme mariée se pare afin de plaire à son mari,
elle peut donc le faire sans péché. Mais les femmes qui ne sont pas mariées, qui
ne veulent pas se marier, et qui sont dans une situation de célibat ne peuvent
sans péché vouloir plaire aux regards des hommes afin d'exciter leur convoitise,
car ce serait les inviter à pécher. Si elles se parent dans cette intention de
provoquer les autres à la convoitise, elles pèchent mortellement. Mais si elles
le font par légèreté, ou même par vanité à cause d'un certain désir de briller,
ce n'est pas toujours un péché mortel, mais parfois un péché véniel. Et sur ce
point, les mêmes principes s'appliquent aux hommes. C'est pourquoi saint Augustin
écrit à Possidius : "je ne veux pas que tu prennes une décision précipitée
en interdisant les parures d'or et les vêtements précieux, si ce n'est à
l'égard de ceux qui ne sont pas mariés et qui, ne désirant pas se marier, ne
doivent penser qu'aux moyens de plaire à Dieu. Pour les autres, ils ont les
pensées du monde : les maris cherchent à plaire à leurs épouses, et les épouses
à leurs maris. Toutefois il ne convient pas aux femmes, même mariées, de
laisser voir leurs cheveux, car l'Apôtre leur ordonne de se voiler la tête."
Dans ce cas cependant, certaines pourraient ne pas commettre de péché, si elles
ne le font pas par vanité, mais à cause d'une coutume contraire, bien que cette
coutume ne soit pas à recommandera.
Solutions :
1. Comme dit la Glose au même endroit, "les femmes de
ceux qui étaient dans la tribulation méprisaient leurs maris et, pour plaire à
d'autres, se paraient de beaux atours ; ce que l'Apôtre leur interdit". Saint
Cyprien parle lui aussi du même cas, mais il n'interdit pas aux femmes mariées
de se parer pour plaire à leurs maris, afin de leur enlever l'occasion de
pécher avec d'autres femmes. C'est pourquoi saint Paul écrit (1 Tm 2, 9) :
"Que les femmes aient une tenue décente ; que leur parure, modeste et
réservée, ne soit pas faite de cheveux tressés, d'or, de pierreries, de
somptueuses toilettes." Ce qui laisse à entendre qu'une parure sobre et
modérée n'est pas interdite aux femmes, mais seulement une parure excessive, insolente
et impudique.
2. Les fards dont parle saint Cyprien sont une espèce de
mensonge qui ne peut éviter le péché. C'est pourquoi saint Augustin écrit à
Possidius : "Se farder, pour paraître plus rouge ou plus blanche, est un
artifice fallacieux. Les maris eux-mêmes, je n'en doute pas, ne veulent pas
être trompés de la sorte. Or c'est pour eux seuls qu'il est permis aux femmes
de se parer ; encore est-ce une tolérance, et non un ordre." L'utilisation
de ces fards n'est cependant pas toujours péché mortel, mais seulement quand
elle se fait par luxure ou par mépris de Dieu ; ce sont les cas visés par saint
Cyprien.
Il faut néanmoins
distinguer entre feindre une beauté que l'on n'a pas, et cacher une laideur qui
provient de quelque cause, comme la maladie. En effet, ceci est licite, car, selon
saint Paul (1 Co 12, 23), "les membres du corps que nous tenons pour les
moins honorables sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur".
3. Nous l'avons dit, la toilette extérieure doit être en
rapport avec la condition de la personne, conformément aux usages communément
reçus. C'est pourquoi il est de soi vicieux qu'une femme mette des vêtements
masculins, ou l'inverse ; et principalement parce que cela peut être une cause
de débauche. C'est spécialement interdit par la loi, parce que les païens
utilisaient de tels changements de vêtements pour se livrer à la superstition
idolâtrique.- Parfois cependant, lorsqu'il y a nécessité, cela peut se faire sans
péché : ou bien pour se cacher des ennemis, ou bien par manque d'autres
vêtements, etc.
4. Si un art avait pour but de fabriquer des produits dont les
hommes ne pourraient se servir sans péché, il en résulterait que les ouvriers
commettraient un péché en fabriquant de tels articles, car ils offriraient
alors directement aux autres une occasion de pécher ; ce serait le cas de celui
qui fabriquerait des idoles ou objets servant au culte idolâtrique. Au
contraire, si un art se rapporte à des ouvrages dont les hommes peuvent faire
un bon ou un mauvais usage, comme les glaives, les flèches, etc., la pratique
de cet art n'est pas un péché. Seul celui-ci d'ailleurs mérite le nom d'art.
Comme dit saint Jean Chrysostome, "il faut appeler arts ceux-là seuls qui
fournissent et fabriquent des choses nécessaires et qui contribuent à maintenir
notre vie". – Cependant si l'on faisait la plupart du temps un mauvais
usage des produits d'un art, bien qu'ils ne soient pas en eux-mêmes illicites, ce
serait le devoir du prince, selon Platon. de les exclure de la Cité.
Donc, puisqu'il
est permis aux femmes de se parer, pour maintenir ce qui convient à leur
condition, ou même pour ajouter quelque ornement afin de plaire à leurs maris, il
en résulte que les ouvriers qui fabriquent de telles parures ne pèchent pas en
pratiquant leur art, à moins qu'ils n'en viennent à inventer des modes
excessives et étranges. C'est ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome :
"Il y aurait beaucoup à retrancher même à l'art de la chaussure et du vêtement.
On l'a dirigé en effet vers la luxure, en altérant sa nécessité, et en mêlant
un art à un autre pour un but mauvais."
- 1. Les préceptes
concernant la tempérance proprement dite. - 2. Les préceptes concernant ses
parties.
Objections
:
1. Il
semble que les préceptes de la tempérance sont mal présentés dans la loi
divine. En effet, la force est une vertu plus grande que la tempérance, on l'a
vu. Or il n'y a pas de précepte
concernant la force parmi les préceptes du décalogue, qui sont les préceptes
majeurs de la loi. Il n'est donc pas normal que parmi les préceptes du
décalogue soit placée une interdiction de l'adultère, qui est contraire à la
tempérance, comme on a pu le voir plus haut.
2. La
tempérance ne concerne pas seulement les plaisirs sexuels, mais aussi le plaisir
de la nourriture et de la boisson. Or dans les préceptes du décalogue on
n'interdit pas de vice se rapportant à ce dernier plaisir, ni à une autre
espèce de luxure que l'adultère. On ne devrait donc pas y trouver non plus un
précepte interdisant l'adultère, qui se rapporte au plaisir sexuel.
3. Dans
l'intention du législateur il est plus primordial de conduire aux vertus que
d'interdire les vices. Les vices sont en effet interdits afin que soient
supprimés les obstacles aux vertus. Or les préceptes du décalogue occupent la
première place dans la loi divine. Il aurait donc fallu que, parmi eux, se
trouvât placé un précepte positif conduisant directement à la vertu de
tempérance, plutôt qu'un précepte négatif interdisant l'adultère, qui lui est
directement opposé.
Cependant :
Il y a l'autorité de l'Écriture.
Réponse
: Comme dit saint Paul
(1 Tm 1, 5), "la fin du précepte, c'est la charité", à laquelle nous
sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l'amour de Dieu et du
prochain. C'est pourquoi dans le décalogue on trouve les préceptes qui sont
plus directement ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Or, parmi les vices
opposés à la tempérance, celui qui semble s'opposer le plus à l'amour du
prochain est l'adultère, par quoi on prend pour soi quelque chose qui
appartient à autrui, en abusant de la femme du prochain. C'est pourquoi parmi
les préceptes du décalogue on interdit surtout l'adultère, et non seulement
selon qu'il est accompli en fait, mais aussi selon qu'il est désiré dans le
coeur.
Solutions
:
1. Parmi
les espèces de vice qui s'opposent à la force, aucune n'est aussi contraire à
l'amour du prochain que l'adultère, qui est une espèce de la luxure, contraire
à la tempérance. - Cependant le vice d'audace, qui s'oppose à la force, peut
parfois devenir une cause d'homicide, qui est interdit parmi le précepte du
décalogue. "Ne te mets pas en route avec un audacieux, est-il écrit dans
l'Ecclésiastique (8, 15), de peur qu'il ne fasse peser sur toi ses mauvais
desseins."
2. La
gourmandise ne s'oppose pas directement à l'amour du prochain, comme l'adultère
; les autres espèces de la luxure non plus. L'injustice commise à l'égard d'un
père par l'homme déflorant sa fille vierge, alors qu'elle ne lui est pas
destinée en mariage, n'est pas aussi grande que l'injustice commise à l'égard
du mari par l'adultère ; car c'est le mari qui a pouvoir sur le corps de son
épouse, et non celle-ci.
3. Les
préceptes du décalogue, on l'a dit antérieurement, sont comme les principes
universels de la loi divine. Il en résulte qu'ils doivent être généraux. Or des
préceptes généraux et positifs ne pouvaient être donnés à propos de la
tempérance, car l'application de celle-ci varie selon les époques, dit saint Augustin,
et selon la diversité des lois et des coutumes.
Objections
:
1. Il
semble que les préceptes portant sur les vertus annexes de la tempérance soient
mal présentés dans la loi divine. En effet, les préceptes du décalogue sont, on
l'a vu, comme les principes universels de toute la loi divine. Or
"l'orgueil est le principe de tous les vices", écrit l'Ecclésiastique
(10, 13 Vg). Parmi les préceptes du décalogue il aurait donc fallu placer
l'interdiction de l'orgueil.
2. Dans le
décalogue doivent surtout figurer les préceptes par lesquels les hommes sont le
plus inclinés à l'accomplissement de la loi, car ceux-ci paraissent être les
principaux. Or, c'est par l'humilité surtout qui soumet l'homme à Dieu, que
l'on est disposé à observer la loi divine. Aussi l'obéissance est-elle comptée
parmi les degrés d'humilité, on l'a dit plus haut. Il semble qu'on doive en
dire autant de la douceur, qui permet à l'homme "de ne pas s'opposer à la
divine Écriture", selon saint Augustin. Il semble donc que des préceptes concernant
l'humilité et la douceur auraient dû trouver place dans le décalogue.
3. L'adultère
est interdit dans le décalogue parce qu'il est contraire à l'amour du prochain.
Mais le désordre dans les mouvements extérieurs, qui est contraire à la
modestie, s'oppose également à l'amour du prochain. C'est pourquoi saint Augustin
a dit : "Que rien dans tous vos mouvements n'offense les regards de
personne." Il semble donc que ce désordre aurait dû aussi être interdit
par un précepte du décalogue.
Cependant :
L’autorité de l'Écriture suffit.
Réponse
: Les vertus
annexes de la tempérance peuvent être considérées de deux façons : d'une part, en
elles-mêmes elles n'ont pas une relation directe à l'amour de Dieu et du
prochain, mais elles se rapportent plutôt à une certaine modération de ce qui
concerne l'homme lui-même. Mais considérées dans leurs effets, elles peuvent
être en rapport avec l'amour de Dieu et du prochain. Aussi y a-t-il dans le
décalogue des préceptes visant à empêcher les effets des vices opposés aux
parties de la tempérance. Ainsi par la colère, qui s'oppose à la douceur, on
est parfois conduit à l'homicide qui est interdit dans le décalogue, ou à
refuser l'honneur dû aux parents. Mais cela peut aussi provenir de l'orgueil, par
lequel beaucoup transgressent aussi les préceptes de la première table du
décalogue.
Solutions
:
1.
L'orgueil est à l'origine du péché, mais il est caché dans le coeur ; son
désordre n'est d'ailleurs pas évalué de la même manière par tous. C'est
pourquoi son interdiction ne devait pas figurer parmi les préceptes du
décalogue, qui sont des principes premiers évidents par eux-mêmes.
2. Les
préceptes qui conduisent directement à observer la loi, présupposent déjà la
loi. C'est pourquoi ils ne peuvent être les premiers préceptes de la loi, pour
figurer au décalogue.
3. Le
désordre des mouvements extérieurs ne constitue pas une offense au prochain, selon
la nature même de leur acte, comme l'homicide, l'adultère et le vol, qui sont
interdits dans le décalogue, mais seulement selon qu'ils sont des signes du
désordre intérieur, nous l'avons dit tout à l'heure.
Après avoir étudié en détail les vertus
et les vices qui appartiennent à la condition et à l'état de tout homme, il
reste à étudier ce qui concerne spécialement certaines catégories de personnes.
Or sous le rapport des habitus et des
actes de l'âme raisonnable, on trouve chez les hommes une triple différence :
- 1° La diversité des charismes :
"A l'un, écrit saint Paul (1 Co 12, 4), l'esprit octroie une parole de
sagesse, à l'autre une parole de science" etc.
- 2° La diversité des formes de vie : la
vie active ou la vie contemplative (Question 179) qui se distinguent par leurs
opérations, ainsi que le dit encore saint Paul (1 Co 12, 6). Autre, en effet, est
le genre d'occupations de Marthe, "qui s'inquiétait et s'empressait aux
soins du service" : c'est la vie active ; autre la manière de vivre de
Marie, qui "s'était assise aux pieds du Seigneur et écoutait ses paroles"
(Lc 10, 39) : c'est la vie contemplative.
- 3° La diversité des fonctions et des
états. Saint Paul écrit aux Éphésiens (4, 11) : "Dieu a établi les uns
apôtres, d'autres prophètes, d'autres évangélistes, d'autres pasteurs et
docteurs." Ce sont là les divers ministères dont parle l'Apôtre dans sa
première épître aux Corinthiens (12, 5) en disant "Il y a diversité de
ministères."
Les charismes forment l'objet de notre
présent propos. A ce sujet, il faut remarquer que, parmi les dons gratuits, certains
ressortissent à la connaissance, d'autres au discours (Questions 176-177), et
d'autres à l'action.
Tous les dons qui sont relatifs à la
connaissance peuvent être compris sous le nom de "prophéties." Car la
révélation prophétique s'étend non seulement aux événements humains futurs, mais
encore aux réalités divines, tant aux vérités qui sont proposées à la croyance
de tous et qui sont du domaine de la foi, qu'aux plus hauts mystères qui sont
l'apanage des plus parfaits et se rapportent à la sagesse. La révélation
prophétique a aussi pour objet les substances spirituelles par lesquelles nous
sommes poussés au bien ou au mal ; c'est le don du "discernement des
esprits". La révélation prophétique s'étend encore à la direction des
actes humains : c'est le don de science, on le verra plus loin (Question 177).
Nous étudierons donc tout d'abord la prophétie
(Questions 171-174), et le ravissement (Question 175) qui est un degré spécial
de la prophétie.
Au sujet de la prophétie quatre points
retiendront notre attention.
- 1° Son essence (Question 171). - 2° Sa
cause (Question 172).
- 3° Le mode de la connaissance
prophétique (Question 173).
- 4° Les diverses espèces de la
prophétie (Question 174).
- 1. La prophétie appartient-elle à
l'ordre de la connaissance ? - 2. Est-elle un habitus ? - 3. A-t-elle seulement
pour objet les futurs contingents ? - 4. Le prophète connaît-il tout ce qui
peut être prophétisé ? - 5. Distingue-t-il ce qu'il saisit divinement de ce
qu'il voit par son propre esprit ? - 6. La prophétie peut-elle comporter de la
fausseté ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. On lit, en effet dans l'Ecclésiastique
(48, 13) que "le corps d'Élisée après sa mort, prophétisa" ; et plus
loin (49, 18 Vg) on nous rapporte le même fait au sujet des ossements de
Joseph. Or, après la mort, il ne demeure, dans le corps ou dans les ossements, aucune
possibilité de connaissance.
2. Ainsi que l'écrit saint Paul (1 Co 14, 3) : "Celui qui
prophétise parle aux hommes pour les édifier." La prophétie est donc bien
plutôt un discours qu'une connaissance.
3. Toute perfection relative à la connaissance exclut la
sottise et l'insanité. Cependant, celles-ci peuvent se rencontrer avec la
prophétie. Osée s'écrie en effet (9, 7) : "Apprends, Israël, que le prophète
est fou et délire." La prophétie n'est donc pas une perfection qui relève
de la connaissance.
4. Si la révélation appartient à l'intelligence, l'inspiration
semble se rattacher à la volonté ; car elle implique une motion. Or, d'après
Cassiodore, la prophétie est "une inspiration ou une révélation". Il
semble donc que la prophétie n'appartienne pas plus à l'intelligence qu'à la
volonté.
Cependant :
Il est écrit (1 S 9, 9) : "Celui qui aujourd'hui porte
le nom de prophète, était autrefois appelé voyant." Or la vision est un
acte de connaissance. La prophétie appartient donc à l'ordre de la
connaissance.
Conclusion :
La prophétie est
premièrement et principalement un acte
de connaissance ; en effet les prophètes connaissent les réalités qui
échappent à la connaissance ordinaire des hommes. Aussi peut-on dire que le nom
de "prophète" est composé de pro,
c'est-à-dire "loin" et de phanos qui signifie "apparition",
parce que les prophètes voient apparaître ce qui est éloigné. Voilà pourquoi, d'après
saint Isidore, "ils étaient nommés voyants
dans l'Ancien Testament, car ils voyaient ce qui échappait aux autres, et ils
percevaient ce qui était enveloppé de mystères". Dans le paganisme, on les
appelait vates à cause de la force de leur esprit (vi mentis).
La prophétie est
secondairement un discours. L'Apôtre
écrit (1 Co 12, 7) : "La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun
pour l'utilité commune." Et "en vue de l'édification de l'Église".
Ce que les prophètes instruits par Dieu connaissent, ils l'annoncent aux autres
afin de les édifier, comme dit Isaïe (21, 10) : "Ce que j'ai entendu du
Seigneur des armées, du Dieu d'Israël, je vous l'ai annoncé." A la suite de
saint Isidore on peut donc considérer les prophètes comme des
"prédisants" parce qu'ils "disent de loin" (porro)
c'est-à-dire d'événements éloignés, "et annoncent la vérité sur l'avenir".
La prophétie implique le miracle, qui en est comme
la confirmation. En effet, les vérités que Dieu révèle et qui surpassent la
connaissance des hommes ne sauraient être confirmées par la raison humaine
qu'elles dépassent, mais par l'action de la puissance divine ; comme le remarque
saint Marc (16, 20) : "Les Apôtres prêchèrent en tous lieux, le Seigneur
les assistant et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient."
On lit aussi dans le Deutéronome (34, 10) : "En ce qui concerne les signes
et les miracles, il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse,
que le Seigneur connaissait face à face."
Solutions :
1. L'Ecclésiastique donne le nom de prophétie à ces miracles
dans le sens de preuve c'est la troisième signification du mot.
2. Dans le texte allégué, l'Apôtre parle du discours
prophétique : c'est le second sens du mot "prophétie".
3. Les prophètes qui sont fous et qui délirent ne sont pas de
vrais, mais de faux prophètes." N'écoutez pas la parole des prophètes qui
vous enseignent et vous séduisent, dit à leur sujet Jérémie (23, 16). Ils vous
annoncent la vision de leur propre coeur et non celle qui vient de la bouche de
Dieu." On lit aussi dans Ézéchiel (13, 3) : "Voici ce que dit le
Seigneur : malheur aux prophètes insensés qui suivent leur propre esprit et
n'ont aucune vision."
4. La prophétie requiert que la portée de l'esprit humain soit
accrue afin de percevoir les réalités divines ; c'est ce que veut dire ce texte
d'Ézéchiel (2, 1) : "Fils d'homme, tiens-toi debout et je te parlerai."
Or cette surélévation de la capacité intellectuelle se fait sous la motion du Saint-Esprit
; aussi Ézéchiel poursuit-il : "L'esprit entra en moi et me fit tenir
debout." Lorsque la portée de l'esprit humain est surélevée pour lui faire
saisir les réalités supérieures, il perçoit les mystères divins. Voilà pourquoi
Ézéchiel ajoute "Et j'ai entendu celui qui me parlait."
Ainsi donc la
prophétie exige, d'une part, une inspiration, c'est-à-dire une surélévation de
l'esprit : "l'inspiration du Tout-Puissant donne l'intelligence", écrit
job (32, 8). D'autre part, elle requiert une révélation, c'est-à-dire une
perception des réalités divines ; par là s'achève la prophétie, puisque la
révélation fait tomber le voile d'obscurité et d’ignorance suivant le mot de
Job (12, 22) : "Dieu révèle les choses cachées au fond des ténèbres."
Objections :
1. A première vue, on le croirait ; car, d'après Aristote :
"il y a trois catégories d'êtres dans l'âme : la puissance, la passion et
l'habitus." Or la prophétie n'est pas une puissance ; sans quoi elle
existerait chez tous les hommes, puisque les puissances de l'âme leur sont
communes à tous. Elle n'est pas non plus une passion ; car les passions
appartiennent aux facultés appétitives, comme on l'a établie, et l'on vient de
dire que la prophétie relève surtout de la connaissance. La prophétie est donc
un habitus.
2. Toute perfection de l'âme qui n'est pas toujours en acte, est
un habitus. Or, la prophétie qui est une perfection de l'âme n'est pas toujours
en acte, autrement on n'appellerait pas prophète un homme qui dort.
3. La prophétie fait partie des grâces gratuitement données.
Or, dans l'âme, la grâce est un don habituel, on l'a dit. La prophétie est donc
un habitus.
Cependant :
Le commentateur
d'Aristote définit l'habitus : "Ce par quoi un être agit quand il le veut."
Or personne ne peut user de la prophétie à son gré. Saint Grégoire observe en
effet, à propos d'Élisée (2 R 3, 15) : "Comme Josaphat s'enquérait des
événements futurs et que l'esprit de prophétie faisait défaut à Élisée, celui-ci
fit jouer de la harpe afin que l'esprit de prophétie descende en lui, grâce à
la psalmodie, et remplisse son intelligence des réalités futures." La
prophétie n'est donc pas un habitus.
Conclusion :
Comme dit saint Paul
(Ep 5, 13) toute manifestation de connaissance suppose une lumière : lumière
corporelle pour une vision corporelle, lumière intellectuelle pour une vision
intellectuelle ; bref, il faut une proportion entre la lumière et ce qu'elle
fait voir, comme entre une cause et son effet. Donc, puisque la prophétie
consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il
faudra qu'elle bénéficie d'une lumière qui dépasse celle-ci. Aussi le prophète
Michée dit-il (7, 8) : "Lorsque je suis dans les ténèbres, le Seigneur est
ma lumière." Or la lumière peut exister de deux manières dans un sujet :
l° à l'état de forme permanente telle la lumière corporelle dans le soleil et
dans le feu ; 2° par mode d'impression passagère, telle la lumière dans l'air.
Mais la lumière prophétique n'existe pas, dans l'intelligence du prophète, à
l'état de forme permanente ; autrement il faudrait que le prophète ait toujours
la faculté de prophétiser, ce qui est manifestement faux. Saint Grégoire dit en
effet à propos d'Ézéchiel : "Quelquefois, l'esprit de prophétie fait
défaut aux prophètes, et il n'est pas toujours à la disposition de leur
intelligence, afin qu'ils reconnaissent, quand ils ne l'ont pas, qu'ils ne
peuvent l'avoir que par un don lorsqu'ils l’ont." Et c'est pourquoi Élisée
disait au sujet de la Sunamite (2 R 4, 27) : "Son âme est dans l'amertume,
le Seigneur me l'a caché et ne me l'a point fait connaître."
Et voici la raison
de ce mode d'être passager la lumière intellectuelle qui existe chez un sujet à
l'état de forme permanente et parfaite perfectionne l'intelligence spécialement
en vue de lui faire connaître le principe de toutes les vérités que cette
lumière manifeste ; ainsi, par la lumière de l'intellect agent, l'intelligence
connaît surtout le principe premier de tout ce qu'elle comprendre
naturellement. Or le principe des vérités surnaturelles, que manifeste la
prophétie, c'est Dieu lui-même, et Dieu ne peut être connu dans son essence par
les prophètes. Mais, dans la patrie céleste, les bienheureux, en qui se trouve
la lumière à l'état de forme permanente et parfaite, le contemplent, selon la
parole du Psaume (36, 10) : "C'est dans ta lumière que nous verrons la
lumière."
Il reste donc que
la lumière prophétique existe dans l'âme du prophète par mode d'impression
passagère. C'est le sens de cette parole de l'Exode (33, 22) : "Tandis que
passera ma gloire, je t'établirai dans les grottes de pierre, etc." et de
celle-ci au sujet d'Élie (1 R 19, 11) : "Sors, et tiens-toi sur la
montagne devant le Seigneur, car voici que le Seigneur passe, etc." Il
résulte de là que, semblable à l'air qui a toujours besoin d'une nouvelle
clarté, l'esprit du prophète exige constamment une nouvelle révélation ; ainsi
l'élève qui n'est pas encore initié aux principes de l'art doit-il être
instruit de tout dans le détail. Aussi Isaïe écrit-il (50, 4) : "Chaque
matin le Seigneur éveille mon oreille, afin que je l'écoute comme un maître."
C'est ce que signifient également certaines expressions qui introduisent la
prophétie dans les livres saints : "Le Seigneur a parlé" à tel ou tel
prophète, ou "la parole du Seigneur lui a été adressée", ou "la
main du Seigneur s'est posée sur lui".
L'habitus étant
une forme permanente, il est donc évident que la prophétie, à proprement parler,
n'est pas un habitus.
Solutions :
1. La division donnée par le Philosophe n'est pas exhaustive
: elle n'inclut pas tout ce qui se trouve dans l'âme, mais seulement ce qui
peut devenir principe d'actes moraux. Certaines actions, en effet, sont faites
par passion, d'autres par habitus, d'autres ne relèvent que de la puissance
toute nue ; par exemple chez ceux qui agissent en vertu d'un jugement de leur
raison, avant qu'ils aient acquis un habitus. On pourrait cependant accepter
cette division d'Aristote et dire que la prophétie se ramène à la passion, mais
en entendant par ce mot de passion n'importe quelle influence subie par un
sujet ; en ce sens Aristote a écrit que "l'intellection est une passion".
Dans la connaissance naturelle, l'intellect passif est soumis à l'action de la
lumière et de l'intellect agent ; pareillement, dans la connaissance
prophétique, l'intelligence humaine subit une passion du fait de la lumière
divine qui l'illumine.
2. Dans les réalités corporelles, une fois la passion disparue,
il reste une aptitude à la subir de nouveau ; ainsi le bois qui a déjà pris feu
s'enflamme ensuite plus facilement. Il en va de même de l'intelligence du
prophète ; quand la lumière divine a cessé de l'illuminer, il subsiste dans le
prophète une aptitude à être plus facilement à nouveau soumis à l'influx divin.
Pareillement, l'esprit qui s'est excité à la dévotion retourne ensuite plus
aisément à sa ferveur première. Saint Augustin remarque en effet que les
prières fréquentes sont nécessaires pour que la piété acquise ne s'éteigne pas
complètement.
On peut encore
avancer une autre raison d'appeler quelqu'un prophète, même après que la
lumière prophétique a cessé de l'illuminer : c'est en vertu de la députation
divine qu'il a reçue, selon cette parole en Jérémie (1, 5) : "je t'ai
établi comme prophète pour les nations."
3. Tout don de la grâce surélève l'homme en vue de lui faire
produire des actes qui sont au-dessus de sa nature, et cela de deux manières :
l° par rapport à la substance de l'acte, comme de faire des miracles ou de
connaître les secrets et les mystères de la sagesse divine ; pour accomplir ces
actes, l'homme ne reçoit pas le don habituel de la grâce ; 2° par rapport au
mode de l'acte, et non plus quant à sa substance, comme d'aimer Dieu et de le
reconnaître dans le miroir des créatures ; en ce cas il y a un don de la grâce
habituelle.
Objections :
1. C'est à quoi l'on pense tout d'abord. Cassiodore dit en
effet : "La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui
annonce les événements avec une vérité immuable." Or ces événements, ce
sont des futurs contingents. La révélation prophétique s'applique donc
exclusivement aux futurs contingents.
2. La grâce de la prophétie se distingue de la sagesse et de
la foi qui concernent les réalités divines, du discernement des esprits qui
vise les esprits créés, et de la science qui a pour objet les réalités humaines,
comme cela ressort de la 1ère épître de saint Paul aux Corinthiens
(12, 8). Or les habitus et les actes se distinguent d'après leurs objets, on
l'a déjà montré. Il semble donc que la prophétie ne se rapporte à aucun des
objets précités ; et que par suite elle ne concerne que les futurs contingents.
3. A la diversité des objets correspond une diversité
d'espèces, on l'a dit au même endroit. Donc, si la prophétie s'applique tantôt
à des futurs contingents, tantôt à d'autres réalités, il semble qu'il y ait
diverses espèces de prophétie.
Cependant :
D'après saint Grégoire
la prophétie peut s'appliquer, soit au futur : "Voici qu'une Vierge
concevra et enfantera un fils", lit-on dans Isaïe (7, 14) ; soit au passé :
"Au commencement, dit la Genèse (1, 1), Dieu créa le ciel et la terre"
; soit enfin au présent : "Si tous prophétisent, écrit l'Apôtre et que
survienne un infidèle, les secrets de son coeur sont dévoilés" (1 Co 14, 24).
La prophétie n'a donc pas seulement pour objet les futurs contingents.
Conclusion :
Toute connaissance
qui se fait par la lumière peut s'étendre à tout ce que cette lumière manifeste
; ainsi la vision corporelle s'étend à toutes les couleurs, et la connaissance
naturelle de l'âme à tout ce qui est soumis à la lumière par l'intellect agent.
Or la connaissance prophétique se fait par une lumière divine qui permet de
connaître toutes les réalités, qu'elles soient divines ou humaines, spirituelles
ou corporelles. La révélation prophétique s'étend donc à toutes ces réalités.
C'est ainsi que cette révélation aura pour objet, selon Isaïe, soit
l'excellence de Dieu et les liturgies des esprits angéliques (6, 1) : "J'ai
vu le Seigneur assis sur un trône haut et élevé" ; soit les corps naturels
(40, 12) : "Qui a mesuré les eaux dans sa main ?" Soit aussi les
moeurs des hommes (58, 7) : "Partage ton pain avec celui qui a faim."
Soit encore les événements futurs (47, 9) : "Ces deux malheurs t'arriveront
soudain, en un même jour, la perte de tes enfants et le veuvage." Il faut
cependant remarquer que, la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de
notre connaissance humaine, plus les réalités échapperont à la connaissance
humaine, plus elles appartiendront proprement à la prophétie. Or ces réalités
comprennent trois degrés.
- 1° Le premier
degré est formé des réalités sensibles ou intellectuelles qui échappent à la
connaissance, non de tous les hommes, mais de tel ou tel homme en particulier.
Ainsi, l'un connaît par ses sens les objets qui lui sont localement présents, alors
qu'un autre les ignore parce qu'ils lui sont absents : Élisée, par exemple, a
perçu d'une façon prophétique ce qu'avait fait en son absence son disciple
Géhazi (2 Rois 5, 26). Pareillement, les pensées intimes de certains sont
manifestées à d'autres grâce à la prophétie, dit saint Paul (1 Co 14, 24). De
même encore, ce dont l'un possède la science démonstrative, un autre peut en
avoir la révélation prophétique.
- 2° Le deuxième degré
comprend les vérités qui dépassent universellement la connaissance de tous les
hommes, non qu'elles soient inconnaissables en elles-mêmes, mais à cause de
l'imperfection de la raison humaine : par exemple, le mystère de la Trinité. Ce
mystère a été révélé par les Séraphins qui s'écriaient, d'après Isaïe (6, 3) :
"Saint, saint, saint, etc."
- 3° Le dernier
degré se compose des réalités qui excèdent la connaissance de tous les hommes, parce
qu'elles ne sont pas connaissables en elles-mêmes ; par exemple, les événements
futurs contingents, dont la vérité objective n'est pas encore fixée. Or ce qui est
"universel et par soi" est premier par rapport à ce qui est "particulier
et par un autre". Voilà pourquoi la révélation des événements futurs
appartient de la façon la plus rigoureuse à la prophétie ; c'est même de là que
semble venir le nom de prophétie. Saint Grégoire a donc pu écrire : "La
prophétie, dont la nature est de prédire l'avenir, perd la raison de son nom, quand
elle parle du passé ou du présent."
Solutions :
1. La prophétie est définie par Cassiodore selon sa
signification rigoureuse.
2. Et c'est aussi de cette manière qu’on la distingue des
autres dons gratuits. D'où la réponse à la deuxième objection. Mais on peut
encore distinguer ces charismes de la façon suivante : toutes les réalités qui
tombent sous la prophétie ont ceci de commun que l'homme ne peut les connaître
que par révélation divine. Il en va différemment des vérités qui relèvent des
dons de sagesse, de science et d'interprétation des discours : la raison
naturelle de l'homme peut arriver à les connaître, bien que la clarté de la
lumière divine leur confère une évidence supérieure. Quant à la foi, bien
qu'elle porte sur des réalités invisibles à l'homme, elle ne donne pas la
connaissance des vérités que l'on croit ; elle permet seulement à l'homme
d'adhérer avec certitude aux vérités qui sont connues par d'autres.
3. L'élément formel, dans la connaissance prophétique, c'est
la lumière divine, et c'est de l'unité de cette lumière que la prophétie tire
sa propre unité spécifique, malgré la diversité des objets que cette lumière
manifeste au prophète.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. On lit en effet dans le prophète Amos (3,
7) : "Le Seigneur ne fait rien sans avoir révélé son secret à ses
serviteurs, les prophètes." Or toutes les vérités qui sont révélées
prophétiquement font partie de ce secret divin. Il n'est donc aucune de ces
vérités qui ne soit révélée au prophète.
2. "Les oeuvres de Dieu sont parfaites", dit le
Deutéronome (32, 4). Or la prophétie est une révélation divine, on vient de le
dire. Elle est donc parfaite. Ce qui ne serait pas si les vérités prophétiques
n'étaient pas toutes révélées au prophète ; car, d'après le Philosophe, "le
parfait, c'est ce à quoi rien ne manque". Les vérités prophétiques sont
donc toujours révélées au prophète.
3. La lumière divine qui cause la prophétie est plus puissante
que la lumière de la raison naturelle d'où procède la science humaine. Or
l'homme qui possède une science connaît tout ce qui se rapporte à cette
science. Ainsi le grammairien connaît tout le contenu de la grammaire. Le
prophète connaît donc toutes les vérités prophétiques.
Cependant :
On lit dans saint Grégoire
"L'esprit de prophétie peut avoir pour objet le présent sans toucher à
l'avenir, ou porter sur l'avenir sans viser le présent." Le prophète ne
connaît donc pas toutes les vérités prophétiques.
Conclusion :
Des réalités
diverses ne peuvent exister ensemble que s'il y a une réalité où elles se
rejoignent et dont elles dépendent. Ainsi avons-nous dit précédemment que
toutes les vertus doivent exister ensemble à cause de la prudence ou de la
charité. Or toutes les réalités qui sont connues par un principe sont liées les
unes aux autres dans ce principe et en dépendent. C'est pourquoi celui qui
connaît parfaitement un principe dans toute sa force saisit en même temps
toutes les vérités qui sont connues par ce principe. Mais celui qui l'ignore, ou
ne le connaît que d'une manière générale, ne saisit pas par le fait même toutes
les vérités qui en dépendent. Il a besoin, au contraire, que chacune de ces
vérités lui soit montrée en elle-même ; il en résulte que certaines peuvent
être connues et d'autres ignorées ; or le principe de toutes les réalités qui
sont manifestées d'une manière prophétique par la lumière divine, c'est la
vérité première, que les prophètes ne peuvent voir en elle-même.
Il n'est donc pas
requis qu'ils connaissent tout ce qui peut être prophétisé ; chaque prophète en
connaît une partie, suivant que lui est révélé spécialement ceci ou cela.
Solutions :
1. Le Seigneur révèle aux prophètes tout ce qui est
nécessaire à l'instruction du peuple fidèle. Cependant il ne révèle pas toutes
les vérités à chacun, mais seulement certaines d'entre elles à tel ou tel.
2. La révélation divine est comme un genre, dont la prophétie constitue
un degré imparfaits. Voilà pourquoi saint Paul écrit (1 Co 13, 8) que "les
prophéties prendront fin", et que la prophétie n'est qu'une connaissance
"partielle", c'est-à-dire imparfaite. La perfection de la révélation
divine se réalisera au ciel. Aussi ajoute-t-il : "Quand sera venu ce qui
est parfait, ce qui n'est que partiel prendra fin." Il n'est donc pas
nécessaire que rien ne manque à la révélation prophétique ; il faut seulement
qu'il ne manque rien pour la mission assignée à la prophétie.
3. Le savant saisit les principes scientifiques dont dépendent
toutes les vérités du même ordre. Aussi, lorsqu'il possède parfaitement
l'habitus d'une science, connaît-il toutes les vérités qui s'y rapportent. Mais
le prophète ne saisit pas en lui-même le principe de toutes les connaissances
prophétiques, c'est-à-dire Dieu. Son cas n'est donc pas le même que celui du
savant.
Objections :
1. Il semble bien. Saint Augustin, rapporte en effet une
expérience de sa mère : "Elle disait qu'elle discernait, je ne sais
par quel goût qu'elle ne pouvait exprimer en paroles, quelle différence il y
avait entre la révélation divine et le songe de son âme." Or la prophétie
est une révélation divine. Le prophète peut donc discerner ce qui relève de
l'esprit de prophétie, et ce qu'il dit par son propre esprit.
2. "Dieu ne commande rien d'impossible", dit saint Jérôme.
Or, dans Jérémie (23, 28), on lit ce précepte : "Que le prophète qui a un
songe raconte ce songe ; et que celui qui possède ma parole la rapporte
fidèlement." Le prophète peut donc discerner ce qu'il perçoit par l'esprit
prophétique, et ce qu'il entrevoit d'une autre manière.
3. La certitude que donne la lumière divine est plus grande
que celle qui est due à la lumière de la raison naturelle. Or celui qui, par la
lumière de la raison naturelle, a acquis une science sait avec certitude qu'il
la possède. Donc quiconque a reçu la prophétie par la lumière divine est encore
beaucoup plus certain de la posséder.
Cependant :
Saint Grégoire écrit
: "Quelquefois les saints prophètes, par l'exercice fréquent de leur
ministère, publient, lorsqu'ils sont consultés, des oracles qui viennent de
leur propre esprit, et ils s'imaginent qu'ils les rendent en vertu du don de
prophétie."
Conclusion :
Il y a deux
manières pour Dieu d'instruire l'âme du prophète ; la révélation expresse et, suivant
les termes de saint Augustin, "une certaine impulsion, que les hommes
subissent quelquefois même à leur insu".
Dans la révélation
expresse, le prophète possède la plus grande certitude des réalités qu'il
connaît par le don de prophétie, et il tient aussi pour certain que ces
réalités lui sont divinement révélées." C'est en vérité, dit Jérémie (26, 15),
que le Seigneur m'a envoyé vers vous, pour faire entendre à vos oreilles toutes
ces paroles." Autrement, si les prophètes eux-mêmes n'avaient cette
certitude, la foi qui s'appuie sur leurs allégations ne serait pas certaine.
Nous avons un signe de la certitude qui s'attache à la prophétie dans ce fait
qu'Abraham, après avoir été averti dans une vision prophétique, s'est préparé à
immoler son fils unique ; ce qu'il n'aurait pas fait s'il n'avait été tout à
fait sûr de la révélation divine.
Mais dans
l'impulsion prophétique, il arrive parfois que le prophète ne puisse pas
pleinement discerner si ses paroles et ses pensées sont le résultat d'une
inspiration divine, ou de son propre esprit. Or tout ce que nous connaissons
par une impulsion divine ne nous est pas manifesté avec une certitude
prophétique ; car cette impulsion divine est un degré imparfait dans le genre
que constitue la prophétie. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre les paroles
de saint Grégoire citées plus haut. Cependant pour que l'erreur en ce cas ne
puisse se produire, ajoute saint Grégoire au même endroit, "le Saint-Esprit
corrige au plus vite les prophètes en leur faisant entendre la vérité, et ils
se reprennent eux-mêmes d'avoir tenu de faux discours".
Solutions :
Les premiers
arguments se rapportent aux vérités qui sont révélées par un véritable esprit
prophétique. Il a donc été répondu clairement aux objections.
Objections :
1. Cela paraît possible. La prophétie, en effet, a pour objet
les futurs contingents, on l'a vu. Or les événements futurs contingents peuvent
ne pas se réaliser ; sinon, ils se produiraient nécessairement. La prophétie
peut donc être fausse.
2. Isaïe avertit prophétiquement Ézéchias lorsqu'il lui
annonça : "Donne tes ordres à la maison, car tu vas mourir" ;
cependant Ézéchias vécut encore quinze années (2 R 20, 6 ; Is 38, 5). De même
le Seigneur dit à Jérémie (18, 7) : "Soudain je parle, contre une nation
et contre un royaume, d'arracher, de détruire et de disperser. Mais si cette
nation contre laquelle j'ai proféré ces menaces revient de sa méchanceté, je me
repens du mal que j'avais résolu de lui faire." On le voit par l'exemple
des Ninivites, selon ce texte de Jonas (3, 10) : "Dieu se repentit du mal
qu'il devait leur faire et ne le fit pas." La prophétie peut donc
comporter de la fausseté.
3. Dans toute proposition conditionnelle, si l'antécédent est
absolument nécessaire, le conséquent l'est aussi ; le conséquent, dans cette
proposition, est en effet à l'antécédent ce que la conclusion est aux prémisses
dans un syllogisme. Et Aristote montre que, de prémisses nécessaires, il ne
résulte jamais qu'une conclusion nécessaire. Or, si la prophétie ne peut être
sujette à l'erreur, il est requis que cette proposition conditionnelle soit
vraie ; "Si quelque événement a été prédit, il se produira".
L'antécédent de cette proposition est absolument nécessaire, puisqu'il porte
sur le passé ; le conséquent sera donc aussi absolument nécessaire. Ce qu'on ne
saurait admettre car la prophétie ne pourrait plus viser des événements
contingents. Il est donc faux que la prophétie ne puisse être sujette à
l'erreur.
Cependant :
Cassiodore nous
dit : "La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui
annonce les événements avec une vérité immuable." Or la vérité de la
prophétie ne serait pas immuable s'il pouvait s'y glisser une erreur. La
prophétie ne peut donc être fausse.
Conclusion :
On l'a vu plus
haut, la prophétie est une connaissance imprimée par la révélation divine dans
l'intelligence du prophète, sous la forme d'un enseignement. Or la vérité de la
connaissance est la même chez le disciple et chez le maître. La connaissance du
disciple est en effet la reproduction de celle du maître, de même que dans les
réalités naturelles la forme de l'engendré reproduit celle de l'engendrant.
Voilà pourquoi saint Jérôme dit que la prophétie est comme une "empreinte
de la prescience divine". Il faut donc que la vérité des connaissances et
des messages prophétiques soit la même que celle de la connaissance divine. Or
on a montré dans la première Partie que la connaissance divine ne peut être
sujette à l'erreur. Il s'ensuit que l'erreur ne peut pas non plus se glisser
dans la prophétie.
Solutions :
1. Comme nous l'avons dit dans la première Partie, la
certitude de la prescience divine n'exclut pas la contingence des événements
particuliers à venir, car elle se porte sur eux en tant qu'ils sont présents et
déjà déterminés dans leur réalisation. Ainsi la prophétie, qui est l'empreinte
ou le signe de la prescience divine, n'exclut pas non plus, par son immuable
vérité, la contingence des événements futurs.
2. La prescience divine regarde de deux manières les
événements futurs : l° en eux-mêmes, en tant qu'elle les considère comme
réalisés de façon présente ; 2° dans leurs causes, en tant qu'elle envisage le
rapport des causes à leurs effets. Considérés en eux-mêmes, les événements
futurs contingents sont déjà déterminés dans leur réalisation ; mais si on les
prend dans leurs causes, leur détermination n'est pas telle qu'ils ne puissent
se produire autrement. Cette double connaissance existe toujours simultanément
dans l'intelligence divine, mais il n'en est pas de même dans la révélation
prophétique, parce que l'empreinte de la cause n'est pas toujours égale à sa
puissance. Aussi la révélation prophétique est-elle quelquefois une empreinte
de la prescience divine selon qu'elle considère les événements futurs
contingents en eux-mêmes ; ceux-ci se produisent alors tels qu'ils ont été
prédits, comme la prophétie d'Isaïe : "Voici qu'une vierge concevra."
D'autres fois, la révélation prophétique ne reproduit de la prescience divine
que la connaissance du rapport des causes à leurs effets ; les événements
peuvent alors se produire autrement qu'ils n'ont été prédits. La prophétie
n'est cependant pas pour cela sujette à l'erreur, car le sens de cette
prophétie est que les causes inférieures, êtres naturels ou actes humains, sont
ainsi disposées que tel effet doit se produire. Ainsi faut-il entendre cette
prédiction d'Isaïe : "Tu vas mourir", c'est-à-dire : "L'état de
ton corps te dispose à la mort." Et cette prophétie de Jonas : "Encore
quarante jours, et Ninive sera détruite", signifie : "Ses fautes
exigent qu'elle soit détruite." S'il est dit de Dieu qu'"il se repent",
c'est par métaphore ; Dieu se comporte à la manière de quelqu'un qui se repent ;
"il change sa décision, mais ne modifie pas son conseil".
3. La vérité de la prophétie est la même que celle de la
prescience divine, comme on vient de l'exposer ; par suite, cette proposition
conditionnelle : "Si quelque événement a été prédit, il se produira"
reste vraie, comme celle-ci : "Si quelque événement a été prévu, il se
produira." Dans les deux propositions, il est impossible que l'antécédent
ne soit pas. Il en résulte que le conséquent est nécessaire non pas si on le
prend comme futur par rapport à nous, mais si on le considère dans sa
réalisation présente, soumis qu'il est alors à la prescience divine, comme on
l'a vu dans la première Partie.
- 1. La prophétie
est-elle naturelle ? - 2. Vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges ? -
3. Requiert-elle des dispositions naturelles ? - 4. Requiert-elle de bonnes
moeurs ? - 5. Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque ? - 6. Les prophètes
des démons annoncent-ils quelquefois la vérité ?
Objections :
1. Cela semble possible. Saint Grégoire écrit en effet :
"Parfois l'âme elle-même possède une telle subtilité qu'elle est capable
de prévoir certains événements." Saint Augustin dit de même que l'âme
humaine abstraite des sens corporels est apte à prévoir l'avenir. Or c'est là
le rôle de la prophétie. L'âme peut donc parvenir naturellement à la prophétie.
2. La vigueur de l'âme humaine est plus puissante dans l'état
de veille que pendant le sommeil. Or il y a des gens qui dans leurs songes
prévoient certains événements, observe le Philosophe. A plus forte raison
l'homme peut-il naturellement connaître l'avenir.
3. L'homme est par sa nature plus parfait que les animaux. Or
certains animaux possèdent une connaissance anticipée de l'avenir qui les
concerne ; ainsi les fourmis savent à l'avance qu'il pleuvra, on le voit à ce
qu'avant la pluie elles se mettent à enfouir leurs graines. De même les
poissons prévoient les tempêtes, puisqu'ils fuient le lieu où elles vont
éclater. Les hommes peuvent donc à plus forte raison connaître à l'avance par
nature l'avenir qui les intéresse, ce qui est de la prophétie. La prophétie est
donc naturelle.
4. On lit, en outre, au livre des Proverbes (29, 18 Vg) :
"Enlevez la prophétie, il n'y a plus de peuple." La prophétie est
donc nécessaire à la conservation des hommes. Or la nature ne manque pas de ce
qui lui est nécessaire. La prophétie est donc naturelle.
Cependant :
Saint Pierre dit
(2 P 1, 21) : "Ce n'est pas par une volonté d'homme qu'une prophétie a
jamais été apportée ; mais c'est poussés par l'Esprit Saint que les saints
hommes de Dieu ont parlé." La prophétie ne vient donc pas de la nature ;
c'est un don du Saint-Esprit.
Conclusion :
Il peut y avoir, comme
on l'a vu à l’article précédent, une double connaissance prophétique des
événements futurs ; en eux-mêmes et dans leurs causes. Or, connaître les
événements futurs en eux-mêmes est le propre de l'intelligence divine, à
l'éternité de laquelle toutes choses sont présentes, comme il a été prouvé dans
la première Partie ; aussi une telle connaissance de l'avenir ne peut-elle
venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine.
Toutefois les
événements futurs peuvent être connus dans leurs causes en vertu d'une
connaissance naturelle, même par l'homme ; c'est ainsi que le médecin connaît à
l'avance la santé ou la mort dans leurs causes, grâce à l'expérience qu'il a du
rapport de ces causes à leurs effets. Cette connaissance des événements futurs
que l'homme possède par sa nature, on peut l'entendre de deux manières :
- 1° En ce sens
que l'âme serait immédiatement capable de connaître l'avenir, en vertu du sens
inné qu'elle possède ; ainsi, remarque saint Augustin : "certains
prétendaient que l'âme humaine avait en elle-même une puissance de divination".
Ce fut, semble-t-il, l'opinion de Platon : d'après lui les âmes ont une
connaissance de toutes choses par la participation aux idées ; mais cette
connaissance est obnubilée du fait que les âmes sont unies à un corps, et plus
ou moins d'après les individus, suivant que leur corps est plus ou moins pur.
En cette hypothèse, on pourrait soutenir que les hommes dont l'âme n'est pas
très enténébrée par suite de l'union avec leur corps sont capables de connaître
certains événements futurs, en vertu de leur propre science. Mais à cette
théorie saint Augustin fait cette objection : "Pourquoi l'âme ne peut-elle
pas l'avoir toujours, cette puissance de divination alors qu'elle la désire
toujours ?"
- 2° Mais il
semble plus vraisemblable que l'âme acquière ses connaissances par
l'intermédiaire des réalités sensibles, d'après l'enseignement d'Aristote, comme
on l'a vu dans la première Partie. Il est donc préférable d'adopter l'opinion
suivante : les hommes n'ont pas la connaissance de ces événements futurs ; mais
ils peuvent l'acquérir par voie expérimentale ; ils sont alors aidés par leurs
dispositions naturelles, suivant que leur puissance imaginative est plus
parfaite, et leur intelligence plus lucide.
Toutefois, cette
connaissance des événements futurs diffère de celle qui relève de la révélation
divine sur deux points.
- 1° Celle-ci peut
porter sur n'importe quel événement, et elle est infaillible ; au contraire, la
connaissance acquise naturellement ne vise que les effets qui sont du ressort
de l'expérience humaine.
- 2° La prophétie
surnaturelle possède une "vérité immuable" ; l'autre au contraire
peut être sujette à l'erreur.
La première connaissance
appartient en propre à la prophétie, mais non pas la seconde ; car la
connaissance prophétique, on le sait déjà, a pour objet des réalités qui
dépassent universellement la connaissance humaine. Il faut donc dire que la
prophétie proprement dite ne peut venir de la nature, mais seulement d'une
révélation divine.
Solutions :
1. Lorsque l'âme s'abstrait des réalités corporelles, elle
est plus apte à percevoir l'influx des substances spirituelles ; elle ressent
aussi plus facilement les mouvements subtils que laissent dans l'imagination
humaine les impressions des causes naturelles ; toutes influences que l'âme ne
peut recevoir quand elle est occupée de choses sensibles. C'est pourquoi saint Grégoire
écrit que l'âme, à l'approche de la mort, "prévoit certains événements
futurs, grâce à la subtilité de sa nature", parce qu'elle perçoit alors
les moindres impressions. Elle peut aussi connaître l'avenir par une révélation
angélique. En tout cas, ce n'est pas par sa propre puissance. Autrement, remarque
saint Augustin elle aurait en son pouvoir de prévoir l'avenir chaque fois
qu'elle le voudrait ; ce qui est évidemment faux.
2. La prescience de l'avenir que l'on a dans les songes
provient, soit d'une révélation des substances spirituelles, soit d'une cause
corporelle, comme nous l'avons dit au sujet de la divination. Ces modes de
connaissance sont plus actifs pendant le sommeil que pendant la veille ; car
l'âme de celui qui veille est occupée par des réalités extérieures et sensibles
; elle est donc moins apte à percevoir les impressions subtiles des substances
spirituelles, ou même des causes naturelles. Cependant le jugement est alors
plus parfait, car la raison a plus de vigueur dans la veille que dans le
sommeil.
3. Les bêtes elles-mêmes ne prévoient pas les événements
futurs, sinon dans les causes de ceux-ci, qui mettent en branle leur
imagination. A ce point de vue, elles sont supérieures aux hommes ; car
l'imagination des hommes, surtout dans l'état de veille, agit plus d'après la
raison que d'après l'impression des causes naturelles. Or, chez l'homme, la
raison exerce une action beaucoup plus féconde que l'impression des causes
naturelles chez l'animal. Toutefois la grâce divine qui inspire les prophètes
est pour l'homme un adjuvant encore bien plus puissant.
4. La lumière prophétique s'étend aussi à la direction des
actes humains ; et, en ce sens, la prophétie est nécessaire au gouvernement du
peuple. Surtout en vue du culte divin ; or à cela la nature ne suffit pas, mais
la grâce est indispensable.
Objections :
1. La réponse semble négative. On lit, en effet (Sg 7, 27) :
"La sagesse de Dieu se répand dans les âmes saintes et en fait des amis de
Dieu et des prophètes." Mais c'est immédiatement, sans l'intermédiaire des
anges, que des hommes sont faits amis de Dieu. Il doit donc en aller de même
pour les prophètes.
2. De plus, la prophétie prend place parmi les dons gratuits ;
or ceux-ci viennent de l'Esprit Saint, selon saint Paul (1 Co 12, 4) : "Les
dons sont différents, mais l'esprit est le même." La révélation
prophétique ne se fait donc pas par l'intermédiaire des anges.
3. Enfin, selon Cassiodore." la prophétie est une
révélation divine". Mais, si elle était faite par les anges, on la
nommerait "révélation angélique". Elle n'est donc pas faite par les
anges.
Cependant :
Denys écrit :
"Les visions divines parvenaient à nos glorieux pères par le moyen des
vertus célestes." Or il parle ici des visions prophétiques. La révélation
prophétique se fait donc par l'intermédiaire des anges.
Conclusion :
D'après l'Apôtre
(Rm 13, 1) : "Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre." Et c'est une
loi de l'ordre divin, selon Denys, de gouverner les êtres inférieurs par des
êtres intermédiaires. Or les anges tiennent le milieu entre Dieu et les hommes.
Plus que les hommes en effet ils participent de la perfection de la bonté
divine, et c'est la raison pour laquelle les illuminations et les révélations
divines parviennent de Dieu aux hommes par le moyen des anges. D'autre part, la
connaissance prophétique dépend de l'illumination et de la révélation divine.
Il est donc manifeste que les anges en sont les intermédiaires.
Solutions :
1. La charité, qui rend l'homme ami de Dieu, est une
perfection de la volonté, sur laquelle Dieu seul peut agir. Mais la prophétie
est une perfection de l'intelligence, et sur celle-ci l'ange peut aussi exercer
une action comme on l'a vu dans la première Partie. Le cas est donc différent.
2. Les dons gratuits sont attribués à l'Esprit Saint en tant
que principe premier ; il distribue pourtant ces grâces aux hommes par le
ministère des anges.
3. C'est à l'agent principal, en vertu duquel il agit, qu'on
attribue l'oeuvre de l'instrument. Or le ministre peut être comparé à un instrument.
Voilà pourquoi la prophétie, qui se fait par le ministère des anges, est
appelée divine.
Objections :
1. On pourrait le croire. La prophétie s'accommode en effet
aux dispositions du prophète qui la reçoit. Ainsi, au sujet de cette parole
d'Amos (1, 2) : "Le Seigneur rugira de Sion", saint Jérôme écrit :
"Il est naturel que tous ceux qui veulent faire des comparaisons en
prennent les termes dans leur cercle d'expérience ou dans leur milieu
d'éducation ; par exemple les matelots comparent leurs ennemis à des vents
contraires, et leur perte à un naufrage. De même Amos, qui fut berger, assimile
la colère de Dieu au rugissement du lion." Or ce qui est reçu chez
quelqu'un suivant son mode de réception requiert en lui une disposition
naturelle. La prophétie exige donc une disposition naturelle.
2. La vision de la prophétie constitue un degré plus élevé que
celui de la science acquise. Beaucoup, en effet, en raison de dispositions défectueuses,
ne peuvent saisir les sciences spéculatives. A plus forte raison, des
dispositions naturelles sont-elles requises pour la contemplation prophétique.
3. De mauvaises dispositions naturelles entravent davantage
qu'un obstacle accidentel. Or la contemplation prophétique se trouve compromise
même par un empêchement accidentel ; on lit, en effet, dans le commentaire de
saint Jérôme sur saint Matthieu : "Au moment où s'accomplit l'acte
conjugal, on ne recevra pas la présence de l'Esprit Saint, même si celui qui
accomplit cette fonction d'engendrer semble être un prophète." Bien plus
encore, de mauvaises dispositions naturelles empêchent-elles la prophétie.
Celle-ci requiert donc de bonnes dispositions naturelles.
Cependant :
Saint Grégoire
écrit dans une homélie : "L'Esprit Saint inspire un enfant qui joue de la
cithare et en fait un psalmiste ; il enflamme un pasteur de boeufs, qui traite
les sycomores, et en fait son prophète." Aucune disposition préalable
n'est donc requise pour la prophétie ; celle-ci dépend uniquement de la volonté
de l'Esprit Saint. C'est ce qu'exprime l'Apôtre (1 Co 12, 11) : "Un seul
et même Esprit produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme
il lui plaît."
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit à l’article précédent, la prophétie, au sens vrai et absolu du mot, provient
de l'inspiration divine ; la prophétie qui dépend d'une cause naturelle n'est
appelée prophétie que d'une manière relative. Or il faut remarquer que Dieu, qui
est la cause universelle dans l'ordre de l'action, ne présuppose, dans les
effets corporels, ni la matière ni aucune disposition matérielle ; mais il peut
apporter tout ensemble la matière, la disposition et la forme. De même, pour
les effets spirituels, Dieu n'exige aucune disposition antérieure ; mais il
peut aussi causer, en même temps que l'effet spirituel, la disposition
convenable, requise selon l'ordre de la nature. Bien plus, il pourrait même, par
création, produire le sujet lui-même : en créant l'âme, Dieu la disposerait à
la prophétie, et lui donnerait la grâce prophétique.
Solutions :
1. Il est indifférent à la prophétie que la réalité
prophétique soit exprimée par telle ou telle comparaison. C'est pour cette
raison que l'opération divine n'apporte aucun changement à la manière de
s'exprimer du prophète. La puissance de Dieu n'écarte que ce qui s'oppose à la
prophétie.
2. La vision de la science a une cause naturelle. Or la nature
ne peut agir que s'il existe une disposition préalable dans la matière. Mais il
n'en est pas de même pour Dieu qui est la cause de la prophétie.
3. De mauvaises dispositions naturelles pourraient mettre
obstacle à la révélation prophétique s'il n'y était porté remède ; tel serait
le cas de celui qui serait totalement dépourvu de sens naturel. De même qu'on
peut être empêché de prophétiser par une passion violente, comme la colère, la
convoitise charnelle dans l'acte conjugal, ou toute autre passion. Mais la
puissance divine, qui est la cause de la prophétie, remédie à ces mauvaises
dispositions naturelles.
Objections :
1. Il y a des raisons de le croire. Il est écrit (Sg 7, 27) :
"La sagesse de Dieu se répand à travers les nations dans l'âme des saints
; elle en fait des amis de Dieu et des prophètes." Or la sainteté ne peut
exister sans les bonnes moeurs et la grâce sanctifiante. Il en est donc de même
de la prophétie.
2. Les secrets ne sont révélés qu'aux amis (Jn 15, 15) :
"je vous appelle mes amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je
vous l'ai fait connaître." Or Dieu "révèle ses secrets aux prophètes",
comme on le dit dans Amos (3, 7). Les prophètes sont donc les amis de Dieu, ce
qui ne peut être sans la charité, et celle-ci suppose la grâce sanctifiante.
3. Le Seigneur dit en saint Matthieu (7, 15) : "Défiez-vous
des faux prophètes qui viennent à vous revêtus de peaux de brebis et qui, à
l'intérieur, sont des loups voraces." Mais ceux qui n'ont pas la grâce
intérieure semblent être des loups voraces. Ils sont donc tous de faux
prophètes. Nul par suite n'est donc un vrai prophète, s'il n'est rendu bon par
la grâce.
4. Le Philosophe écrit : "Si la divination des
songes vient de Dieu, il est inadmissible qu'elle soit accordée à n'importe qui,
et non pas aux meilleurs." Or il est certain que la prophétie vient de
Dieu. Le don de prophétie ne peut donc être attribué qu'aux hommes les
meilleurs.
Cependant :
Selon saint Matthieu
(6, 22), à ceux qui disent : "Seigneur, n'est-ce pas en ton nom que nous
avons prophétisé ?", il est répondu : "je ne vous ai jamais connus."
Or "le Seigneur connaît ceux qui sont les siens", affirme l'Apôtre (2
Tm 2, 19). La prophétie peut donc exister chez ceux qui n'appartiennent pas à
Dieu par la grâce.
Conclusion :
Les bonnes moeurs
peuvent s'entendre de deux manières - 1° Dans leur racine intérieure : la grâce
sanctifiante. - 2° Par rapport aux passions intérieures de l'âme et aux actes
extérieurs.
- La grâce
sanctifiante est surtout donnée pour que l'âme de l'homme soit unie à Dieu par
la charité ; aussi saint Augustin écrit-il : "Celui à qui l'Esprit Saint
n'est pas accordé pour aimer Dieu et le prochain, celui-là ne passera pas de la
gauche à la droite (du juge)." Tout ce qui peut exister sans la charité
peut donc se trouver sans la grâce sanctifiante et par conséquent sans de
bonnes moeurs. Or c'est le cas de la prophétie ; celle-ci peut, en effet se
rencontrer sans la charité. En voici deux raisons : 1° D'abord à cause de leurs
actes respectifs ; la prophétie relève, en effet, de l'intelligence, tandis que
la charité perfectionne la volonté ; or l'acte de l'intelligence précède celui
de la volonté. Aussi l'Apôtre (1 Co 13, 1) énumère-t-il la prophétie parmi les
dons qui se rapportent à l'intelligence et qui peuvent exister sans la charité.
2° La seconde raison est tirée de leurs fins : la prophétie est donnée en effet,
comme les autres charismes, en vue de l'utilité de l'Église, selon ces paroles
de l'Apôtre (1 Co 12, 7) : "La manifestation de l'Esprit est donnée à
chacun en vue de l'utilité." Elle n'a donc pas directement comme but
d'unir à Dieu la volonté du prophète, ce qui est la fin de la charité. Voilà
pourquoi la prophétie peut exister sans de bonnes moeurs, si l'on envisage la
racine.
- Si au contraire
nous considérons les bonnes moeurs par rapport aux passions de l'âme et aux
actions extérieures, la malice morale, sous cet aspect, peut être un obstacle à
la prophétie. La prophétie exige en effet une très grande élévation de l'esprit,
pour contempler les réalités spirituelles : or à cela s'oppose la véhémence des
passions ou la préoccupation désordonnée des réalités extérieures. Aussi lit-on
(2 R 4, 38), au sujet des fils des prophètes, qu'"ils habitaient avec
Elisée" ; menant ainsi une vie solitaire, ils n'étaient pas détournés du
don de prophétie par les occupations de ce monde.
Solutions :
1. Le don de prophétie est quelquefois accordé à certains
hommes pour éclairer leur propre esprit, en même temps que pour le bien des
autres. Ce sont ceux chez lesquels la sagesse divine descend par la grâce
sanctifiante et qu'elle rend amis de Dieu et prophètes. Au contraire, il y en a
qui ne reçoivent le don de prophétie que pour le bien d'autrui ; ils sont alors
comme les instruments de l'action divine. Saint Jérôme écrit : "Prophétiser,
faire des miracles, chasser les démons, sont parfois autant d'actes
charismatiques qui ne sont pas dus au mérite de ceux qui les produisent ; mais,
ou bien ils relèvent du Christ dont on a invoqué le nom, ou bien ils sont
accordés pour la condamnation de ceux qui invoquent ce nom, ou pour l'utilité
de ceux qui les voient et les entendent."
2. Commentant la parole citée de saint Jean, saint Grégoire
écrit : "En aimant les secrets célestes qui nous sont révélés, nous
connaissons déjà ces secrets aimés ; car l'amour lui-même est une connaissance.
Jésus a donc fait connaître toutes choses à ses disciples, parce que, délivrés
des désirs terrestres, ils brûlaient des feux du suprême amour." En ce
sens, les secrets divins ne sont pas toujours révélés aux prophètes.
3. Tous les méchants ne sont pas des loups voraces, mais
seulement ceux qui cherchent à nuire au prochain." Les docteurs
catholiques, dit en effet saint Jean Chrysostome, même s'ils ont perdu la grâce,
sont appelés des serviteurs de la chair, mais ne sont pas pour autant des loups
voraces, car ils n'ont pas le dessein de perdre les chrétiens." Et parce
que la prophétie est destinée au bien d'autrui, il est manifeste que les faux
prophètes ont ce mauvais dessein et méritent d'être appelés loups voraces ; car
ce n'est pas pour cela qu'ils ont reçu mission de Dieu.
4. Les dons divins ne sont pas toujours donnés aux meilleurs
dans le sens absolu du mot ; mais parfois seulement à ceux qui sont les plus
aptes à les recevoir. C'est ainsi que Dieu confère la prophétie à ceux auxquels
il juge meilleur de l'accorder.
Objections :
1. Cela ne semble pas possible. Car, Cassiodore dit : "La
prophétie est une révélation divine." Or ce qui se fait par le démon n'est
pas divin.
2. On l'a dit une illumination spirituelle est nécessaire pour
parvenir à la connaissance prophétique. Or, les démons ne peuvent pas éclairer
l'intellect humain, comme on l'a vu dans la première Partie. Aucune prophétie
ne peut donc venir des démons.
3. Un signe n'a aucune valeur s'il sert à prouver des choses
contraires. Or la prophétie vise à confirmer la foi. Aussi, à propos de ces
paroles de l'Apôtre (Rm 12, 6) : "Nous avons la prophétie selon la mesure
de notre foi", la Glose fait ce commentaire : "Remarquez-le, la
prophétie est en tête de l'énumération des grâces faite par saint Paul ; elle
est la première preuve que notre foi est vraie, car les croyants qui avaient
reçu l'Esprit prophétisaient." La prophétie ne peut donc venir des démons.
Cependant :
On lit (1 R 18, 19)
: "Rassemble tout Israël auprès de moi, à la montagne du Carmel, ainsi que
les trois cent cinquante prophètes de Baal et les quatre cents prophètes
d'Astarté, qui mangent à la table de Jézabel." Or ces cultes étaient ceux
des démons ; il semble donc qu'une certaine prophétie puisse venir aussi des
démons.
Conclusion :
Comme nous l'avons
dit, la prophétie implique la connaissance de réalités qui sont éloignées de la
connaissance humaine. Or il est évident qu'une intelligence d'un ordre
supérieur peut connaître ce qui est caché à la connaissance d'une intelligence
inférieure. Au-dessus de l'intelligence humaine se trouve non seulement
l'intelligence divine, mais aussi, selon l'ordre de la nature, celle des bons
et des mauvais anges. Aussi les démons connaissent-ils, même par leur faculté
naturelle, certaines choses qui sont cachées à la connaissance des hommes, et
ils peuvent les leur révéler. Mais ce qui est absolument et souverainement
au-dessus de nous, Dieu seul le connaît. C'est pour cette raison que la prophétie
proprement dite ne saurait venir que de la révélation divine. Toutefois la
révélation faite par les démons peut, sous un certain rapport, être appelée
prophétie. Aussi ceux à qui les démons font une révélation ne reçoivent-ils pas
le nom de prophètes tout court, mais on leur adjoint un qualificatif ; on dit, par
exemple, "faux prophètes" ou "prophètes des idoles". "Lorsque
l'esprit du mal, dit saint Augustin ravit l'homme jusqu'à des visions, il en
fait des démoniaques, des possédés ou de faux prophètes."
Solutions :
1. Cassiodore définit ici la prophétie dans son sens propre
et absolu.
2. Les démons manifestent aux hommes ce qu'ils connaissent, non
en éclairant leur intelligence, mais en leur donnant une vision imaginative, ou
même en leur parlant d'une manière sensible. Et sur ce point leur prophétie est
inférieure à la vraie.
3. Certains signes, même extérieurs, permettent de discerner
la prophétie des démons de celle de Dieu. "Il en est, dit saint Jean
Chrysostome, qui prophétisent par l'esprit du diable, comme les devins. Nous
les reconnaissons à ceci : le diable, dit parfois des choses fausses ; l'Esprit
Saint, jamais." On lit, en effet, dans le Deutéronome (18, 21) : "Peut-être
vas-tu dire dans ton coeur : "Comment saurons-nous que cette parole, le
Seigneur ne l'a pas dite ?" Tu auras ce signe - si ce prophète a parlé au
nom du Seigneur, et que sa parole reste sans effet, alors le Seigneur n'a pas
dit cette parole-là."
Objections :
1. On ne saurait l'admettre. Saint Ambroise écrit en effet :
"Toute vérité, dite par qui que ce soit, vient de l'Esprit Saint." Or
les prophètes des démons ne parlent pas par l'Esprit Saint, car "il n'y a
pas d'alliance entre le Christ et Bélial", dit saint Paul (2 Co 6, 15).
Ces prophètes ne peuvent donc jamais prédire la vérité.
2. En outre, si les vrais prophètes sont inspirés par un
esprit de vérité, les prophètes des démons le sont par un esprit de mensonge :
on lit à leur sujet (1 R 22, 22) : "je sortirai et je serai un esprit
menteur dans la bouche de tous ces prophètes." Or, on le sait, les
prophètes inspirés par l'Esprit Saint n'enseignent jamais l'erreur. Les
prophètes des démons n'annoncent donc jamais la vérité.
3. Il est dit du diable (Jn 8, 44) : "Lorsqu'il profère
le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu'il est menteur et le père
du mensonge." Or, en inspirant ces prophètes, le diable ne parle que de
son propre fonds, il n'est pas en effet établi ministre de Dieu pour annoncer
la vérité, puisque dit saint Paul (2 Co 6, 14) : "Il n'y a pas d'accord
entre la lumière et les ténèbres." Les prophètes des démons ne prédisent
donc jamais la vérité.
Cependant :
Une Glose sur le
livre des Nombres (22, 20) remarque : "Balaam était devin, par le
ministère des démons et l'art de la magie il connaissait parfois les réalités
futures." Or a prédit beaucoup de choses vraies, comme ce qu’est rapporté
dans les Nombres (24, 17) : "Une étoile sortira de Jacob, un sceptre
s'élèvera d'Israël." Les prophètes des démons peuvent donc aussi annoncer
à l'avance des vérités.
Conclusion :
Le bien a le même
rapport avec les réalités que le vrai avec la connaissance. Or, parmi les
réalités, il est impossible d'en rencontrer une qui soit complètement privée de
bien. Ainsi, pour la connaissance, il est impossible d'en trouver une qui soit
absolument fausse, sans aucun mélange de vérité. C'est pourquoi saint Bède écrit
: "Il n'y a pas de fausse doctrine qui n'entremêle parfois certaines
vérités avec l'erreur." C'est le cas des démons ; la doctrine dont ils
instruisent leurs prophètes contient certaines vérités qui la rendent recevable
; ainsi l'intelligence est amenée à l'erreur par l'apparence de la vérité, comme
la volonté est amenée au mal par l'apparence du bien. Aussi saint Jean
Chrysostome dit-il : "Il est quelquefois permis au diable de dire
vrai, afin que son mensonge se recommande de cette rare vérité."
Solutions :
1. Les prophètes des démons ne parlent pas toujours par une
révélation des démons, mais quelquefois par une inspiration divine ; ainsi en
est-il clairement pour Balaam dont il est dit, dans les Nombres (22, 8), que le
Seigneur lui avait parlé, bien qu'il fût prophète des démons ; car Dieu se sert
même des méchants pour l'utilité des bons. De là vient qu'il utilise même les
prophètes des démons et leur fait annoncer certaines choses vraies ; soit pour
donner plus de crédit à la vérité, puisqu'elle reçoit un témoignage même de ses
adversaires ; soit aussi pour y amener plus facilement les hommes, lorsqu'ils
croient de tels oracles. C'est ainsi que même les Sibylles ont fait beaucoup de
prédictions vraies sur le Christ.
Et même quand les
prophètes des démons reçoivent leur révélation des démons eux-mêmes, ils
prédisent parfois certaines vérités, que ces mauvais esprits ont pu connaître, soit
en vertu de leur propre nature dont l'auteur est l'Esprit Saint ; soit encore
par une révélation des bons esprits, dit saint Augustin. Ainsi, même cette
vérité qu'annoncent les démons vient aussi de l'Esprit Saint.
2. Le vrai prophète est toujours inspiré par l'esprit de
vérité, en qui on ne trouve aucune fausseté ; et voilà pourquoi il n'enseigne
jamais l'erreur. Au contraire, le faux prophète n'est pas toujours instruit par
l'esprit de mensonge, mais quelquefois aussi par l'esprit de vérité. En outre, cet
esprit de mensonge révèle lui-même tantôt la vérité, tantôt l'erreur, comme on
vient de le voir.
3. Ce qui est propre aux démons, c'est ce qu'ils possèdent par
eux-mêmes : le mensonge et le péché. Mais ce qui se rapporte à leur nature, ils
ne le possèdent pas par eux-mêmes, ils le tiennent de Dieu. Or c'est par la
vertu de leur propre nature qu'ils annoncent parfois la vérité. Enfin, Dieu se
sert aussi des démons pour proclamer par eux la vérité en leur révélant les
mystères divins par l'intermédiaire des anges, nous l'avons dit.
- 1. Les prophètes
voient-ils l'essence même de Dieu ? - 2. La révélation prophétique se fait-elle
par infusion de certaines représentations, ou seulement par infusion d'une
lumière ? - 3. Comporte-t-elle toujours l'abstraction des sens ? - 4. La
prophétie comporte-t-elle toujours la connaissance de ce qui est prophétisé ?
Objections :
1. La réponse semble affirmative. Au sujet de ce passage
d'Isaïe (38, 1) : "Prépare ta demeure, etc.", la Glose remarque :
"Les prophètes peuvent lire dans le livre même de la prescience de Dieu, où
tout est écrit." Or la prescience de Dieu, c'est son essence. Les
prophètes voient donc l'essence même de Dieu.
2. Saint Augustin a écrit : "C'est dans cette éternelle
vérité, de laquelle toutes les réalités temporelles ont été faites, que nous
voyons, avec le regard de l'âme, la forme de notre être et de notre action."
Or, parmi tous les hommes, ce sont les prophètes qui ont la plus haute
connaissance des réalités divines. Ce sont donc eux surtout qui voient
l'essence divine.
3. Les événements futurs contingents sont connus à l'avance
par les prophètes selon l'immuable vérité. Or ils ne sont tels qu'en Dieu
lui-même. Les prophètes voient donc Dieu lui-même.
Cependant :
La vision de
l'essence divine ne cessera pas dans la patrie. Or "la prophétie
disparaîtra" (1 Co 13, 8). La prophétie ne se produit donc pas par la
vision de l'essence divine.
Conclusion :
La prophétie
comporte une connaissance divine qui est comme éloignée de nous. Aussi lit-on
dans l'épître aux Hébreux (11, 13) à propos des prophètes : "C'est de loin
qu'ils regardaient." Or ceux qui sont au ciel, dans la béatitude, ne
voient pas comme de loin mais, pour ainsi dire, de tout près, selon ce mot du
Psaume (140, 14) : "Les justes demeureront devant ta face." Il est
donc évident que la connaissance prophétique est autre que la connaissance
parfaite du ciel. Elle s'en distingue comme l'imparfait du parfait ; et elle
s'évanouira lorsque l'autre surviendra, comme le montre l'Apôtre (1 Co 13, 8).
Certains, voulant
distinguer la connaissance des prophètes de celle des bienheureux, ont prétendu
que les prophètes voyaient l'essence divine, qu'ils appellent "miroir
éternel", non pas pourtant en tant qu'elle est l'objet de béatitude, mais
en tant qu'elle contient les raisons des événements futurs. Or cela est
absolument impossible. En effet, Dieu est objet de béatitude selon son essence
même. Saint Augustin le remarque : "Bienheureux celui qui te connaît, même
s'il ignore les créatures." Mais il n'est pas possible de voir les raisons
des créatures dans l'essence divine même, si l'on ne connaît pas cette essence.
D'une part, en effet, l'essence divine est la raison de tout ce qui se fait ;
or la raison idéale n'ajoute à l'essence divine qu'un rapport aux créatures.
D'autre part, on connaît d'abord une réalité en soi avant de la connaître par
comparaison avec autre chose, ce qui revient ici à connaître Dieu comme objet
de béatitude, avant de le connaître selon les raisons des choses qui existent
en lui. C'est pourquoi les prophètes ne peuvent voir Dieu selon les raisons des
créatures, sans qu'ils le connaissent comme objet de béatitude.
Il faut donc
soutenir que la vision prophétique n'est pas la vision de l'essence divine
elle-même ; et ce n'est pas non plus dans cette essence divine que les
prophètes contemplent ce qu'ils voient, mais dans certaines similitudes
qu'éclaire la lumière divine. Aussi lit-on chez Denys, au sujet des visions
prophétiques : "Le sage théologien appelle divine la vision produite par
la similitude des réalités qui manquent de forme corporelle, parce que les
voyants remontent du plan de la similitude à celui des choses divines." Ce
sont ces similitudes, éclairées par la lumière divine, qui méritent le nom de
miroir, bien plutôt que l'essence divine. Car dans un miroir se reflètent les
images des autres réalités, ce qu'on ne peut dire de Dieu ; tandis que cette
illumination de l'esprit par mode prophétique peut être appelée miroir, en tant
qu'il s'y reflète une image de la vérité, de la prescience divine. C'est
pourquoi on la nomme "miroir éternel", parce qu'elle représente la
prescience de Dieu qui, dans son éternité, voit toutes choses d'une manière
présente, comme on l'a établi plus haut.
Solutions :
1. Les prophètes lisent dans le livre de la prescience de
Dieu pour autant que, de cette prescience même de Dieu, la vérité se reflète
dans l'esprit du prophète.
2. On dit de l'homme qu'il voit dans la vérité première la
propre forme de son être, en tant que la ressemblance de cette vérité première
se reflète dans l'esprit humain. Et c'est ainsi que l'âme a le pouvoir de se
connaître elle-même.
3. Les futurs contingents sont en Dieu selon une immuable
vérité. Dieu peut donc imprimer dans l'esprit des prophètes une connaissance
semblable, sans que pour cela les prophètes voient Dieu par essence.
Objections :
1. Il semble que Dieu imprime seulement une nouvelle lumière.
D'après saint Jérôme en effet, les prophètes utilisent les images du milieu
dans lequel ils ont vécu. Mais, si la vision prophétique se faisait par
l'impression de représentations nouvelles, leur vie antérieure ne leur
servirait de rien. Des représentations ne sont donc pas imprimées à nouveau
dans l'esprit du prophète, mais seulement une lumière prophétique.
2. Selon saint Augustin ce n'est pas la vision imaginative qui
fait un prophète, mais seulement la vision intellectuelle. Voilà pourquoi on
lit aussi dans Daniel (10, 1) ; "La vision a besoin d'intelligence." Or
la vision intellectuelle, remarque encore saint Augustin ne se produit pas par
certaines similitudes, mais par la vérité même des réalités. La révélation
prophétique ne semble donc pas se faire par l'impression de représentations.
3. Par le don de prophétie, l'Esprit Saint montre aux hommes
ce qui dépasse leur faculté naturelle. Or l'homme peut, par sa faculté
naturelle, se former des représentations de toutes les réalités. Ce ne sont
donc pas des images ou des idées qui sont données dans la vision prophétique, mais
seulement la lumière intelligible.
Cependant :
Le Seigneur dit
dans Osée (12, 11) : "je leur ai multiplié les visions et, grâce aux
prophètes, on a connu ma ressemblance." Or la multiplication des visions
ne se fait pas selon la lumière intelligible, qui est commune à toutes les
visions prophétiques, mais, seulement par la diversité des représentations, selon
lesquelles se fait aussi la ressemblance. Il semble donc que, dans la vision
prophétique, sont imprimées de nouvelles représentations des réalités, et non
pas seulement une lumière intelligible.
Conclusion :
D'après saint Augustin
: "la connaissance prophétique a surtout pour siège l'esprit". Or, au
sujet de la connaissance de l'esprit humain, il y a deux choses à considérer :
le mode de réception ou de représentation des réalités, et le jugement sur les
réalités représentées. Les réalités sont représentées à l'esprit humain par des
idées (ou species) ; normalement, il est nécessaire que ces
représentations passent par les sens, puis par l'imagination, et aboutissent à
l'intellect possible ; celui-ci est modifié par les représentations d'images
qu'éclaire l'intellect agent. Or l'imagination ne fait pas que recevoir les
formes des choses sensibles telles qu'elles viennent des sens, elle subit aussi
diverses transformations ; soit par suite de modifications corporelles, comme
il arrive dans le sommeil ou la folie, soit par suite d'une intervention de la
raison, qui dispose les images en vue de ce qu'il faut comprendre. En effet, quand
on change l'ordre des lettres dans un mot, le sens diffère ; de même aussi, si
l'on dispose de diverses manières les images, il en résulte dans l'intelligence
des idées intelligibles différentes. Quant au jugement de l'esprit humain sur
ces représentations, il dépend de la force de la lumière intellectuelle qui les
éclaire.
Or, par le don de
prophétie, l'esprit humain est surélevé au-dessus de ses facultés naturelles
quant aux deux éléments qu'on vient de dire ; d'abord quant au jugement, par
l'influx d'une lumière intellectuelle ; ensuite quant à la représentation des
réalités, qui se fait par les images ou les idées. Sous ce second rapport
seulement, on peut comparer l'enseignement humain à la révélation prophétique ;
en effet, le maître présente à son disciple les réalités au moyen du langage, mais
il ne peut l'illuminer intérieurement, comme Dieu le fait. Or, dans la
prophétie, c'est la surélévation du jugement qui est la plus importante, car
c'est dans un jugement que s'achève la connaissance. C'est pourquoi, si
quelqu'un est gratifié par Dieu de la vision de certaines réalités à l'aide de
similitudes imaginatives, comme le furent Pharaon et Nabuchodonosor, ou encore
à l'aide de similitudes corporelles, comme Balthazar, il ne faut pas le
considérer comme un prophète, à moins que son esprit n'ait reçu une lumière qui
le rende capable de porter un jugement ; cette vision sans jugement est une
espèce imparfaite dans l'ordre de la prophétie ; aussi certains l'appellent-ils
"une prophétie fortuite, involontaire", comme l'est la divination des
songes. Mais il sera prophète, celui dont l'intelligence seule aura été
éclairée pour juger même ce que d'autres ont vu dans leur imagination : ainsi
joseph qui expliqua le songe de Pharaon. Toutefois, remarque saint Augustin :
"Celui-là surtout mérite le nom de prophète, qui excelle en l'un et
l'autre genre : voir en esprit les similitudes désignant les réalités
corporelles, et en même temps, les comprendre par la vivacité de son esprit."
Voici de quelles
manières les réalités sont manifestées par Dieu à l'esprit du prophète. Tantôt
c'est par l'intermédiaire des sens extérieurs, au moyen de formes sensibles ;
par exemple Daniel vit des inscriptions sur la muraille. Tantôt c'est au moyen
de formes imprimées dans l'imagination, soit que Dieu les imprime directement, sans
qu'elles soient reçues par les sens ; tel serait le cas d'un aveugle-né dans
l'imagination duquel s'imprimeraient les images des couleurs ; soit aussi que
Dieu arrange de façon spéciale les formes reçues par les sens : tel le cas de
Jérémie (1, 13), qui vit "bouillir une chaudière venant du nord".
Tantôt enfin, c'est au moyen d'idées imprimées dans l'esprit du prophète ;
c'est le cas de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuses, comme
Salomon et les Apôtres.
Quant à la lumière
intelligible, elle est donnée par Dieu à l'esprit humain, soit pour juger ce
qui a été vu par d'autres : on l'a remarqué pour Joseph, et il en est de même
des Apôtres auxquels "le Seigneur ouvrit l'esprit afin qu'ils comprennent
les Écritures" (Le 24, 45) ; c'est là l'objet de "l'interprétation
des discours", soit pour juger selon la vérité divine ce que l'homme
saisit avec ses facultés naturelles ; soit aussi pour juger d'une manière vraie
et efficace ce qui est à faire, selon cette parole d'Isaïe (63, 14) : "L'esprit
du Seigneur a été son guide."
Il ressort donc de
cet exposé que la révélation prophétique se fait quelquefois seulement par
influx de lumière ; d'autres fois par l'impression de représentations nouvelles
ou organisées différemment.
Solutions :
1. On l'a vu, lorsque dans la révélation prophétique Dieu
ordonne les images précédemment reçues par les sens, afin de les rendre aptes à
révéler une vérité, la vie menée antérieurement apporte quelque chose à ces
analogies ; il n'en est pas de même lorsqu'elles sont entièrement imprimées de
l'extérieur.
2. La vision intellectuelle ne se produit pas à l'aide de
similitudes corporelles et individuelles, pourtant elle requiert une certaine
similitude intellectuelle. Aussi saint Augustin dit-il que l'âme possède
quelque ressemblance avec la forme qu'elle connaît". Et cette similitude
intellectuelle, dans la vision prophétique, est parfois immédiatement imprimée
par Dieu ; d'autres fois, elle résulte, avec l'aide de la lumière prophétique, des
formes imprimées dans l'imagination ; car, sous ces formes, l'esprit découvre
une vérité plus profonde, à la clarté d'une lumière plus vive.
3. L'homme a la faculté naturelle de produire toutes les
formes situées dans l'imagination, si on les considère d'une manière absolue ;
mais non pas celle de les combiner de telle sorte qu'elles puissent représenter
des vérités intelligibles qui dépassent son intelligence ; aussi lui faut-il
pour cela le secours d'une lumière surnaturelle.
Objections :
1. Il semble bien. On lit en effet dans les Nombres (12, 6) :
"S'il y a parmi vous un prophète, je lui apparaîtrai dans une vision ou je
lui parlerai dans un songe." Et la Glose dit sur le début du Psautier :
"L'apparition qui se fait dans les songes et dans les visions n'est qu'une
apparence." Or, s'il n'y a qu'apparence là où il devrait y avoir réalité, c'est
qu'il s'est produit une aliénation des sens. La prophétie requiert donc
toujours cette aliénation des sens.
2. Lorsqu'une puissance s'applique avec intensité à son
opération, les autres puissances suspendent leur exercice ; par exemple, ceux
qui apportent une grande attention à écouter quelque chose sont incapables de
voir ce qui se passe devant eux. Or, dans la vision prophétique, l'intelligence,
par suite de l'élévation de ses pensées, s'applique avec une suprême intensité
à son acte. Voilà pourquoi il semble qu'il y ait toujours abstraction des sens.
3. Il est impossible de se tourner à la fois de deux côtés
opposés. Or, dans la vision prophétique, l'esprit est orienté vers la réalité
supérieure qui l'inspire ; il ne peut donc en même temps se tourner vers les
réalités sensibles. Il semble donc nécessaire que la révélation prophétique se
fasse toujours avec abstraction des sens.
Cependant :
4. Saint Paul écrit (1 Co 14, 32) : "L'esprit des
prophètes est soumis aux prophètes." Or cela serait impossible si le
prophète n'était pas maître de lui-même, étant devenu étranger à ses sens. La
vision prophétique ne s'accompagne donc pas de l'aliénation des sens.
Conclusion :
La révélation
prophétique, on l'a vu à l’article précédent, se fait de quatre manières : par
l'influx d'une lumière intelligible ; par octroi d'idées nouvelles ; par
impression ou nouvelles combinaisons de formes dans l'imagination ; par la
représentation de formes sensibles. Or il est évident qu'il n'y a pas
abstraction des sens lorsqu'une réalité est présentée à l'esprit du prophète
par des formes sensibles, soit que Dieu les forme spécialement à cette fin, tels
le buisson montré à Moïse ou l'inscription montrée à Daniel ; soit même que
d'autres causes les produisent, mais avec un dessein voulu par la providence
divine ; ainsi l'arche de Noé symbolisant l'Église.
Il n'est pas
davantage nécessaire qu'il y ait aliénation des sens extérieurs lorsque le
prophète est éclairé par une lumière intellectuelle ou doté d'idées nouvelles ;
car en nous le jugement de l'intelligence exige pour sa perfection un retour
vers les réalités sensibles, qui sont à l'origine de notre connaissance comme
nous l'avons établi dans la première Partie.
Au contraire, lorsque
la révélation prophétique se fait à l'aide de formes de l'imagination, l'abstraction
des sens est nécessaire pour que cette apparition des images ne soit pas
confondue avec les réalités perçues par les sens extérieurs. En ce cas, l'abstraction
des sens peut être parfaite ou imparfaite : elle est parfaite lorsque l'on n'a
plus aucune perception sensible ; elle est imparfaite lorsque l'on continue de
percevoir par les sens, sans toutefois discerner complètement les objets
extérieurs de ce que l'on voit par l'imagination. Aussi saint Augustin écrit-il
: "On voit les images des corps qui sont produites dans l'âme comme on
perçoit les corps en réalité, de sorte que l'on ne fait pas de différence entre
un homme présent et un homme absent que l'on considère en imagination comme
avec les yeux." Toutefois, cette aliénation des sens n'est pas, chez les
prophètes, l'effet d'un désordre de nature, comme chez les possédés et les fous,
mais le résultat d'une cause ordonnée, soit naturelle comme le sommeil, soit
spirituelle comme l'intensité de la contemplation ; ainsi dans le cas de Pierre
qui en priant dans la chambre haute (Ac 10, 9) : "fut ravi hors de ses
sens", soit divine, selon cette parole du livre d'Ézéchiel (1, 3) : "La
main du Seigneur s'est posée sur lui."
Solutions :
1. Ces textes parlent des prophètes qui reçoivent de
nouvelles formes dans l'imagination ou un nouvel arrangement de formes
antérieurement acquises, soit pendant le sommeil, d'où le terme de "songe",
soit pendant la veille, d'où le terme de "vision".
2. Lorsque l'esprit applique son attention à saisir des
réalités absentes, qui sont cachées aux sens, l'intensité de cette application
produit une aliénation des sens. Mais quand l'esprit s'applique à combiner ou à
juger les réalités sensibles, il ne faut pas qu'il soit abstrait des sens.
3. Chez le prophète, le mouvement de l'esprit ne dépend pas de
sa puissance propre, mais de celle d'une lumière supérieure. C'est pourquoi, lorsque
par une lumière supérieure l'esprit du prophète est conduit à juger ou à
combiner ce qui se rapporte aux réalités sensibles, il n'y a pas aliénation des
sens ; celle-ci ne se produit que quand l'esprit est surélevé pour contempler
de plus hautes vérités.
4. S'il est dit que l'esprit des prophètes leur est soumis, cela
vise le discours prophétique dont parle ici l'Apôtre ; car, lorsque les
prophètes annoncent ce qu'ils ont vu, c'est de leur propre gré, et non avec un
esprit troublé comme les possédés, ainsi que le prétendaient Priscille et
Montan. Mais, dans la révélation prophétique elle-même, les prophètes sont bien
plutôt soumis à l'esprit de prophétie, c'est-à-dire au charisme prophétique.
Objections :
1. Il semble que oui. Saint Augustin écrit : "Pour ceux
à qui des signes étaient montrés en imagination par des ressemblances de
réalités corporelles, il n'y avait pas encore de prophétie, tant que l'esprit
n'était pas intervenu pour comprendre ces signes." Or ce qui est compris
ne peut rester inconnu. Le prophète n'ignore donc pas ce qu'il prophétise.
2. La lumière prophétique est plus parfaite que celle de la
raison naturelle. Or celui qui possède la science par la lumière naturelle
n'ignore pas ce qu'il sait. Celui qui énonce quelque vérité par la lumière
prophétique ne peut donc pas l'ignorer non plus.
3. Enfin, la prophétie a pour but d'éclairer l'homme (2 P 1, 19)
: "Vous avez les oracles prophétiques, auxquels vous faites bien de prêter
attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur." Or, qui
pourrait éclairer les autres, s'il n'était pas éclairé lui-même ? Il semble
donc que le prophète soit d'abord éclairé lui-même pour connaître ce qu'il
annonce aux autres.
Cependant :
On lit en saint Jean
(11, 51) : "Caïphe ne dit pas cela de lui-même, mais, étant grand prêtre
cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour le peuple, etc."
Or Caïphe ne comprit pas ce qu'il disait. Tous ceux qui prophétisent ne
connaissent donc pas ce qu'ils annoncent.
Conclusion :
Dans la révélation
prophétique l'esprit du prophète est mû par l'Esprit Saint comme un instrument
déficient par rapport à l'agent principal. Or le Saint-Esprit pousse l'esprit
du prophète, soit à comprendre, soit à annoncer, soit à faire quelque chose ;
tantôt à ces trois actes ensemble, tantôt à deux d'entre eux, tantôt à un seul.
Et il peut se produire, dans chacun de ces cas, qu'il y ait chez le prophète un
défaut de connaissance.
Car, puisque
l'esprit du prophète est mû pour juger ou pour saisir une vérité, il arrive
parfois qu'il saisisse cette vérité, mais sans se rendre compte qu'elle lui a
été révélée par Dieu ; d'autres fois au contraire il s'en rend compte. De même,
dans le cas d'annonce prophétique, l'esprit du prophète, tantôt comprend ce que
l'Esprit Saint affirme par sa bouche, comme David qui disait (2 S 23, 2) :
"L'esprit du Seigneur a parlé par moi", - tantôt ne saisit pas ce que
l'Esprit Saint a voulu signifier par les paroles qu'il prononce, comme Caïphe.
Enfin il en va de même dans le cas d'action prophétique ; parfois les prophètes
comprennent la signification de leur acte, tel Jérémie qui cache sa ceinture
dans l'Euphrate (3, 59) ; parfois ils n'en ont aucune conscience : par exemple
les soldats qui se sont partagé les vêtements du Christ ne comprirent pas ce
que cela figurait.
Donc, lorsque
quelqu'un a conscience qu'il est conduit par l'Esprit Saint soit à juger une
vérité, soit à l'exprimer par la parole ou par l'action, cela relève en propre
de la prophétie. Tandis que, lorsqu'il est mû par l'Esprit Saint, mais sans le
savoir, il n'y a pas prophétie parfaite, mais impulsion prophétique. Cependant,
il faut reconnaître que l'esprit du prophète étant un instrument déficient, nous
l'avons dit, même les vrais prophètes ne connaissent pas tout ce que l'Esprit
Saint veut obtenir, soit par leurs visions, soit par leurs paroles, soit même
par leurs actions.
Solutions :
1, 2 et 3. Cela donne clairement la réponse aux
objections car ces arguments d'introduction parlent des vrais prophètes, dont
l'esprit est parfaitement éclairé par Dieu.
- 1. Quelles sont
les espèces de la prophétie ? - 2. La prophétie la plus haute est-elle celle
qui se produit sans vision de l'imagination ? - 3. Les divers degrés de la
prophétie. - 4. Moïse fut-il le plus grand des prophètes ? - 5. Un
compréhenseur peut-il être un prophète ? - 6. La prophétie a-t-elle progressé
dans la suite des temps ?
Objections :
1. La division donnée par la Glose à l'occasion du texte de
saint Matthieu (1, 23) : "Voici qu'une vierge concevra", ne semble
pas convenir. Cette division est la suivante : "Il y a une prophétie qui
vient de la prédestination de Dieu :
cette prophétie se réalise nécessairement de toutes manières, indépendamment de
notre libre arbitre ; c'est de cette prophétie qu'il est question dans le texte
de saint Matthieu. Il y en a une autre qui relève de la prescience divine ; notre libre arbitre y a sa part. Enfin une
troisième prophétie est la prophétie de menace,
qui est un signe de colère divine." Ce qui est commun à toute prophétie ne
doit pas en former une espèce. Or toute prophétie relève de la prescience
divine, car, dit une Glose sur Isaïe (38, 1) : "Les prophètes lisent dans
le livre de la prescience." Il ne faut donc pas donner la prophétie de
prescience comme une des espèces de la prophétie.
2. Si une prophétie peut contenir une menace, elle peut aussi
porter sur une promesse ; ces deux sortes de prophétie s'entremêlent. Dans
Jérémie (18, 7) Dieu dit en effet : "Tantôt je parle, touchant une nation
et touchant un royaume, d'arracher, de détruire, de disperser. Mais cette
nation revient-elle de sa méchanceté ? Alors je me repens du mal que j'avais
résolu de lui faire." Voilà la prophétie de menace. Et voici la prophétie
de promesse : "Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume,
de bâtir et de planter. Mais cette nation fait-elle ce qui est mal à mes yeux ?
Alors je me repens du bien que j'avais parlé de lui faire." De même qu'il
y a une prophétie de menace, ainsi faut-il admettre une prophétie de promesse.
3. En outre, saint Isidore a écrit : "Il y a sept formes
de prophétie. La première est l'extase ou ravissement de l'esprit : ainsi saint
Pierre, quand il vit comme une nappe envoyée du ciel et remplie d'animaux
divers. La deuxième est la vision : tel est le cas d'Isaïe disant : "J'ai
vu le Seigneur assis, etc." La troisième est le songe : par exemple Jacob
qui vit une échelle pendant son sommeil. La quatrième est la nuée : c'est ainsi
que Dieu parlait à Moïse. La cinquième est une voix qui vient du ciel, comme
celle qui dit à Abraham : "Ne touche pas à l'enfant." La sixième est
la parabole : tel fut le cas pour Balaam. Enfin la septième est la plénitude de
l'Esprit Saint : c'est le don qui existe chez presque tous les prophètes. Saint
Isidore distingue aussi trois genres de visions - "Le premier selon les
yeux du corps ; le deuxième selon l'imagination ; le troisième par le regard de
l'esprit." Or toutes ces formes de prophéties ne sont pas exprimées dans
la division de la Glose que nous avons citée. Celle-ci est donc insuffisante.
Cependant :
Il y a l'autorité de saint Jérôme à qui est attribuée cette
Glose.
Conclusion :
Les espèces des
habitus et des actes, en morale, se distinguent d'après les objets. Or la
prophétie a pour objet ce qui, dans la connaissance divine, dépasse la faculté
humaine. C'est pourquoi l'on répartit la prophétie, d'après la différence de
ces objets, en diverses espèces, selon la division donnée ci-dessus. D'autre
part, on a dit plus haut que Dieu connaissait l'avenir de deux manières ;
- 1° Tel qu'il est
dans sa cause ; ainsi faut-il entendre la prophétie de menace ; celle-ci ne
s'accomplit pas toujours, mais elle marque à l'avance l'ordre d'une cause à ses
effets, ordre qui est parfois entravé par certains événements qui viennent à la
traverse.
- 2° Dieu connaît
certaines réalités futures en elles-mêmes. Ou bien ces réalités doivent être
produites par lui : la prophétie qui les concerne est la prophétie de
prédestination ; car, d'après saint Jean Damascène : "Dieu a
prédestiné ce qui n'est pas en nous". Ou bien elles sont soumises au libre
arbitre de l'homme : c'est la prophétie de prescience. Cette prophétie peut se
rapporter aux bons et aux mauvais ; la prophétie de prédestination au contraire
ne concerne que les bons.
La prédestination
étant comprise sous la prescience, une Glose, sur le début du Psautier, ne
donne que deux espèces de prophéties : la prophétie de "prescience"
et la prophétie de "menace."
Solutions :
1. Au sens propre, la prescience est la connaissance par
avance des événements futurs selon qu'ils existent en eux-mêmes ; c'est en ce
sens qu'elle forme une espèce de la prophétie. Mais si l'on entend la
prescience à l'égard des événements futurs, soit selon qu'ils existent en
eux-mêmes, soit selon qu'ils existent dans leurs causes, elle joue le rôle d'un
genre par rapport à toutes les espèces de prophétie.
2. La prophétie de "promesse" rentre dans la
prophétie de "menace", car elles comportent toutes deux la même
raison de vérité. Toutefois, c'est la menace qui lui a donné son nom, parce que
Dieu est plus porté à remettre une peine qu'à retirer les bienfaits qu'il a
promis.
3. Saint Isidore divise la prophétie d'après les divers modes
de révélation. On peut les distingue selon les puissances cognitives de l'homme
: les, sens, l'imagination, l'intellect. C'est pourquoi saint Isidore admet, avec
Saint Augustin, trois espèces de visions. La distinction peut encore se prendre
de la différence dans l'influx prophétique. Quant à l'illumination de
l'intelligence, la prophétie se caractérise par la plénitude de l'Esprit Saint
(septième espèce de la classification de saint Isidore). Quant à l'impression
des formes dans l'imagination, saint Isidore signale trois sortes de prophétie
: le songe (troisième espèce) ; la vision qui se produit pendant la veille et
concerne une vérité quelconque (deuxième espèce) ; enfin l'extase qui élève
l'esprit jusqu'à la contemplation de certaine, vérités plus hautes (première
espèce). Quant aux signes sensibles, il admet trois cas : le signe sensible est,
ou bien une réalité corporelle apparaissant extérieurement à la vue, comme la
Nuée (quatrième espèce), ou bien une Voix venant de l'extérieur à l'oreille de
l'homme (cinquième espèce), ou enfin des mots formés par l'homme pour indiquer
une comparaison, c'est la Parabole (sixième espèce).
Objections :
1. Apparemment non. Sur ce texte (1 Co 14, 2) : "L'Esprit
révèle des mystères", la Glose cite cette opinion de saint Augustin :
"Il est moins prophète, celui qui voit seulement en esprit les images des
réalités signifiées ; il l'est davantage, celui qui en a seulement
l'intelligence ; mais il l'est au plus haut degré, celui qui excelle dans ces
deux genres." Or, dans ce dernier cas, il s'agit du prophète qui jouit à
la fois de la vision intellectuelle et de la vision par l'imagination. Cette
forme de la prophétie est donc la plus élevée.
2. Plus la puissance d'un être est forte, plus elle s'étend à
des objets éloignés. Or, on le sait la lumière prophétique intéresse
principalement l'esprit. La prophétie qui descend jusqu'à l'imagination semble
donc plus parfaite que celle qui reste dans l'intelligence.
3. Saint Jérôme distingue les prophètes des hagiographes. Or
tous ceux qu'il nomme prophètes - Isaïe, Jérémie, etc., ont eu en même temps
qu'une vision intellectuelle, une vision dans l'imagination. Mais il n'en est
pas de même de ceux qu'il désigne sous le nom d'hagiographes (saints écrivains),
parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration de l'Esprit Saint, tels Job, David, Salomon,
etc. Il vaut donc mieux appeler prophètes, au sens propre, ceux qui ont une
vision à la fois dans l'imagination et dans l'intellect, plutôt que ceux qui
n'ont qu'une vision intellectuelle.
4. D'après Denys : "il est impossible qu'un rayon
divin nous éclaire s'il n'est pas enveloppé de voiles sacrés". Or la
révélation prophétique se fait par l'émission d'un rayon divin. Il semble donc
que cela soit impossible sans le voile des images.
Cependant :
La Glose dit sur
le début du Psautier : "Le mode de prophétie le plus digne est celui
qui se fait par la seule inspiration de l'Esprit Saint, sans le secours
extérieur d'action, de parole, de vision ou de songe."
Conclusion :
La dignité des
moyens est envisagée surtout en considération de la fin. Or la fin de la prophétie
est la manifestation d'une vérité qui est au-dessus de l'homme. C'est pourquoi,
dans la mesure où cette manifestation est plus haute, la prophétie est aussi
plus digne. Mais il est évident que la manifestation de la vérité divine qui se
fait par la pure contemplation de cette vérité l'emporte sur celle qui utilise
le symbolisme des réalités corporelles : elle se rapproche davantage, en effet,
de la vision du ciel, où la vérité est contemplée dans l'essence de Dieu. Il
s'ensuit que la prophétie où la vérité surnaturelle est vue dans sa nudité par
une vision intellectuelle, est supérieure à celle qui utilise le symbole des
réalités corporelles, dans une vision de l'imagination. Elle montre en même
temps que l'esprit du prophète est plus élevé ; dans l'enseignement humain, l'élève
qui peut recevoir la vérité intelligible présentée dans sa nudité par le maître
est considéré comme plus intelligent que celui qui réclame le secours
d'exemples sensibles. Voilà pourquoi David a dit à la louange de la prophétie
(2 S 23, 3) : "Le Fort d'Israël m'a parlé", en ajoutant aussitôt :
"C'est comme la lumière de l'aurore, dans le soleil levant, par un matin
sans nuages."
Solutions :
1. Lorsqu'une vérité surnaturelle doit être révélée sous des
symboles corporels, le prophète qui a tout ensemble la lumière intellectuelle
et la vision de l'imagination est plus grand que celui qui a seulement l'une ou
l'autre ; sa prophétie est en effet plus parfaite. C'est ce qu'a voulu exprimer
saint Augustin. Mais la prophétie dans laquelle la vérité intelligible est
révélée à découvert l'emporte sur toute autre.
2. Il faut juger différemment ce qui est recherché pour soi et
ce qui est recherché en vue d'un autre but. En effet, dans ce qui est recherché
pour soi, plus la puissance de l'agent s'étend à des réalités nombreuses et
difficiles, plus elle est forte ; ainsi un médecin est d'autant plus réputé
qu'il peut guérir plus de personnes et ramener à la santé ceux qui en
manquaient le plus. Mais, dans ce qui n'est recherché qu'en vue d'un autre but,
moins sont nombreux et plus sont abordables les moyens dont un agent se sert
pour arriver à ses fins, plus sa puissance est grande ; c'est ainsi qu'on
estime davantage le médecin qui, pour guérir un malade emploie les remèdes les
moins nombreux et les plus doux. Or, dans la connaissance prophétique, la
vision de l'imagination n'est pas recherchée pour elle-même, mais seulement
afin de manifester la vérité intelligible. Par suite, la prophétie est d'autant
plus haute qu'elle a moins besoin de cette vision sensible.
3. Rien n'empêche une réalité d'être meilleure dans un sens
absolu, alors qu'elle reçoit une qualification dans un sens moins propre ;
ainsi la connaissance de la patrie est plus noble que celle de notre voyage
terrestre ; et cependant celle-ci reçoit plus proprement le nom de "foi",
parce que ce nom comporte une imperfection de la connaissance. Il en est de
même de la prophétie, qui suppose une certaine obscurité et un éloignement de
la vérité intelligible. C'est pourquoi on appelle plus proprement prophètes
ceux qui ont des visions de l'imagination, bien que la prophétie qui se fait
par la vision intellectuelle soit plus noble, à condition toutefois qu'il
s'agisse d'une même vérité révélée dans les deux cas. Car si la lumière
intellectuelle est donnée à quelqu'un, non pour connaître certaines réalités
surnaturelles, mais pour juger avec une certitude divine ce qu'il est possible
de connaître avec la raison humaine, alors cette prophétie intellectuelle est
inférieure à celle qui s'accompagne d'une vision de l'imagination conduisant à
une vérité surnaturelle, prophétie dont ont joui tous ceux que l'on compte dans
l'ordre des prophètes. En outre ceux-ci ont été appelés prophètes, particulièrement
parce qu'ils ont rempli un office prophétique ; aussi parlaient-ils à la place
de Dieu en disant au peuple : "Voilà ce que dit le Seigneur." Ce que
ne faisaient pas les hagiographes : la plupart d'entre eux ont parlé le plus
souvent, non au nom de Dieu, mais en leur propre nom, des vérités que la raison
humaine peut connaître, mais avec le secours de la lumière divine.
4. Les rayons divins ne nous éclairent pas dans la vie
présente sans être voilés de quelques images, parce qu'il est naturel à l'homme
dans l'état de la vie présente, de ne rien comprendre sans images. Parfois
cependant, il suffit des images qui sont abstraites des sens suivant le mode
ordinaire, et il n'est pas nécessaire qu'intervienne une vision de
l'imagination fournie par Dieu. C'est ainsi que la révélation prophétique peut
se faire sans vision de l'imagination.
Objections :
1. Il semble que les degrés de la prophétie ne puissent pas
se distinguer selon la vision de l'imagination. En effet, le degré d'une
réalité ne se juge pas selon l'accidentel, qui est pour autre chose, mais selon
l'essentiel, qui est pour soi. Or, dans la prophétie, la vision intellectuelle
est cherchée pour elle-même, tandis que la vision de l'imagination est ordonnée
à autre chose, on l'a vu. Il semble donc que le degré de la prophétie ne puisse
pas s'établir d'après la vision de l'imagination, mais seulement d'après la
vision intellectuelle.
2. Un même prophète jouit d'un seul degré de prophétie. Cependant,
à ce même prophète la révélation est faite selon différentes visions de
l'imagination. La diversité de ces visions de l'imagination ne diversifie donc
pas le degré de prophétie.
3. D'après une glose au début du Psautier, la prophétie
consiste "en paroles et en actions, en songes et en visions". Il ne
faut donc pas distinguer davantage le degré de la prophétie d'après la vision
de l'imagination à laquelle se rapportent la vision et le songe, que d'après
les paroles et les actions.
Cependant :
À tel moyen de
connaissance correspond tel degré de connaissance : ainsi la science de
l'essence (propter quid) l'emporte sur la science de l'existence (quia) ou même sur l'opinion, parce que
le moyen de connaissance en est plus noble. Or, dans la prophétie, la vision de
l'imagination est comme un moyen de connaissance. On doit donc distinguer les
degrés de la prophétie d'après la vision de l'imagination.
Conclusion :
La prophétie dans
laquelle une vérité surnaturelle est révélée par la lumière intelligible, au
moyen d'une vision de l'imagination, tient, comme on vient de le voir, le
milieu entre la prophétie où la vérité surnaturelle est révélée sans vision de
l'imagination, et celle où, par la lumière intelligible, sans vision sensible, l'homme
arrive à savoir ou à faire ce qui est du ressort de la conduite humaine.
Or, plus que
l'action, la connaissance est l'objet propre de la prophétie. Il en résulte
donc que le degré le plus bas de la prophétie est celui dans lequel l'homme est
amené par une impulsion intérieure à faire des actes extérieurs ; ainsi est-il
dit de Samson, au livre des Juges (15, 14) : "L'Esprit du Seigneur fondit
sur lui ; et, comme les fils de lin se consument à l'ardeur du feu, de même les
liens qui l'enchaînaient tombèrent et le dégagèrent."
Le deuxième degré
de la prophétie est celui où l'homme est éclairé par une lumière intérieure
pour connaître des vérités qui ne dépassent cependant pas les limites de la
connaissance naturelle ; c'est ainsi qu'on lit au sujet de Salomon (1 R 4, 13) :
"Il parlait en paraboles, dissertant sur les arbres, depuis le cèdre qui
pousse dans le Liban jusqu'à l'hysope qui sort des murailles, ainsi que sur les
bêtes de somme, les oiseaux, les reptiles et les poissons." Et tout cela
venait d'une inspiration divine, car il est dit un peu auparavant (4, 9) :
"Dieu donna à Salomon la sagesse et une très grande prudence." Toutefois
ces deux degrés sont inférieurs à la prophétie proprement dite, car ils
n'atteignent pas à la vérité surnaturelle.
Quant à la
prophétie dans laquelle se manifeste une vérité surnaturelle au moyen d'une
vision de l'imagination, voici comment on peut en distinguer les degrés.
- 1° Par la
différence entre le "songe" qui a lieu pendant le sommeil, et la
"vision" qui se produit pendant la veille. Celle-ci constitue un plus
haut degré de prophétie : il semble en effet que la lumière prophétique doit
avoir de la force pour détacher l'âme occupée pendant la veille à des réalités
sensibles et la tourner vers les vérités surnaturelles, plus que pour
l'instruire lorsqu'elle est déjà détachée des objets sensibles par le sommeil.
- 2° Par la
diversité des symboles imagés sous lesquels s'exprime la vérité intelligible.
Or, parce que les symboles qui expriment le mieux la vérité intelligible sont
les paroles, il semble que la prophétie où l'on entend, soit pendant la veille,
soit durant le sommeil, des paroles exprimant une vérité intelligible l'emporte
sur la prophétie ou l'on voit seulement certains symboles de la vérité, comme
les "sept beaux épis" qui désignaient "sept années de prospérité"
(Gn 41, 5-28). Et ici encore le degré de la prophétie est d'autant plus élevé
que les symboles sont plus expressifs : Jérémie (1, 13) rapporte, par exemple
qu'il vit l'incendie de la ville sous l'image d'une "marmite qui
bouillonne".
- 3° Nous avons
affaire à un degré plus élevé de prophétie lorsque le prophète, non seulement
perçoit des paroles ou des actions symboliques ; mais encore voit, pendant la
veille ou le sommeil, quelqu'un qui s'entretient avec lui ou qui lui montre
quelque chose ; cela prouve en effet que l'esprit du prophète s'approche
davantage de la cause qui produit la révélation.
- 4° D'après la
condition de celui que voit le prophète. Si celui qui parle ou qui montre, pendant
la veille ou le sommeil, a l'apparence d'un ange, c'est mieux que s'il avait
celle d'un homme. Et le degré de prophétie sera encore plus élevé si, dans la
veille comme dans le sommeil, on entrevoit la forme de Dieu, ainsi que le dit
Isaïe (6, 1) : "J'ai vu Dieu sur son trône."
Toutefois
au-dessus de tous ces degrés, se place le troisième genre de prophétie, dans
lequel la vérité intelligible et surnaturelle est révélée sans vision de
l'imagination. Mais ce genre dépasse, on l'a vu, la notion de prophétie au sens
propre. Il en résulte que les degrés de la prophétie proprement dite se distinguent
d'après la vision de l'imagination.
Solutions :
1. On ne peut connaître la nature exacte de la lumière
intelligible que si on la discerne par des symboles imaginés et sensibles.
C'est donc d'après ces visions de l'imagination que l'on mesure la diversité de
la lumière intellectuelle.
2. La prophétie n'est pas donnée sous forme d'habitus immanent,
mais par mode de passion transitoire. Il n'est donc pas impossible qu'un seul
et même prophète reçoive à des reprises différentes la révélation prophétique
selon des degrés divers.
3. Les paroles et les actions dont il est fait mention ne se
rapportent pas à la révélation de la prophétie, mais à son annonce ; celle-ci
se proportionne à ceux qui reçoivent les révélations du prophète, lequel se
sert tantôt de paroles, tantôt d'actions. Mais cette annonce et
l'accomplissement des miracles ne sont que des aspects secondaires de la
prophétie, on l'a vu précédemment.
Objections :
1. Il ne semble pas, puisque la Glose dit sur le commencement
du Psautier que David est le prophète par excellence.
2. Josué qui arrêta le soleil et la lune (11, 12), et Isaïe
qui fit reculer le soleil (38, 8) ont accompli de plus grands miracles que
Moïse qui divisa les eaux de la mer Rouge. De même aussi Élie, dont
l'Ecclésiastique dit (48, 4) : "Qui pourra se vanter d'être semblable à
toi, qui as arraché un mort aux enfers ?" Moïse n'est donc pas le plus
grand des prophètes.
3. Il est dit en saint Matthieu (11, 11) : "Entre les
enfants des femmes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean Baptiste."
Moïse ne fut donc pas plus grand que tous les prophètes.
Cependant :
"Il ne s'est
plus levé, en Israël, de prophète semblable à Moïse" (Dt 34, 10).
Conclusion :
Sous certains
rapports, tel ou tel des prophètes a été plus grand que Moïse ; mais, absolument
parlant, il les surpasse tous. On a vu ce qu'il faut considérer dans la
prophétie : la connaissance, tant selon la vision intellectuelle que selon la
vision de l'imagination ; l'annonce ; et la confirmation par le miracle. Or
Moïse a été le plus grand de tous.
1° Quant à la
vision intellectuelle, il a contemplé l'essence même de Dieu, comme saint Paul
dans son ravissement. Saint Augustin en fait la remarque. Aussi lit-on dans les
Nombres (12, 8) que Moïse "a vu Dieu directement et non sous des figures".
2° Quant à la
vision de l'imagination, il l'avait pour ainsi dire à sa disposition ; non
seulement il entendait des paroles, mais il voyait celui qui lui parlait, même
sous la forme de Dieu, et cela non seulement pendant le sommeil, mais aussi
durant la veille. L'Exode dit en effet (39, 11) : "Le Seigneur lui parlait
face à face, comme un homme parle à son ami."
3° Quant à
l'annonce prophétique, il s'adressait à tout le peuple fidèle à la place de
Dieu, en lui proposant comme une nouvelle loi ; les autres prophètes, au
contraire, parlaient au peuple au nom de Dieu, et l'amenaient à l'observance de
la loi de Moïse, selon cette parole du Seigneur en Malachie (3, 22) : "Souvenez-vous
de la loi de Moïse, mon serviteur."
4° Quant aux
miracles, il les accomplit devant tout un peuple d'infidèles. Aussi lit-on au
Deutéronome (34, 10) : "Il ne s'est plus levé en Israël de prophète
semblable à Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face. Que de signes
et de prodiges Dieu l'envoya faire dans le pays d’Égypte, sur Pharaon, sur tous
ses serviteurs, et sur tout son pays."
Solutions :
1. La prophétie de David se rapproche de celle de Moïse par
la vision intellectuelle ; car ils ont reçu l'un et l'autre la révélation de la
vérité intelligible et surnaturelle, sans vision de l'imagination. Toutefois la
vision de Moïse l'a emporté en ce qui concerne la connaissance de Dieu ; en
revanche David a connu et exprimé plus complètement le mystère de l'incarnation
du Christ.
2. Les miracles de certains autres prophètes ont été plus
grands quant à la substance du fait ; mais ceux de Moïse les ont surpassés par
la manière de les produire, car c'est devant tout un peuple qu'ils ont été
accomplis.
3. Saint Jean Baptiste appartient au Nouveau Testament, dont
les ministres passent avant Moïse lui-même, puisque, dit saint Paul (2 Co 3, 18)
: "Le visage découvert, nous réfléchissons la gloire du Seigneur comme
dans un miroir."
Objections :
1. Il semble bien. On a dit que Moïse a vu l'essence divine
et pourtant on l'appelle prophète. Donc, au même titre, les bienheureux peuvent
être appelés prophètes.
2. La prophétie est une révélation divine. Or des révélations
divines se font aussi aux anges bienheureux. Ceux-ci peuvent donc être appelés
prophètes.
3. Le Christ fut compréhenseur dès sa conception ; cependant
il se nomme lui-même prophète, lorsqu'il dit en saint Matthieu (13, 57) :
"Un prophète n'est sans honneurs que dans sa patrie." Les
compréhenseurs ou bienheureux peuvent donc aussi être appelés prophètes.
4. Il est dit de Samuel dans l'Ecclésiastique (46, 20) :
"Du sein de la terre, il éleva la voix en prophétisant, afin d'effacer
l'iniquité du peuple." Pour la même raison, d'autres saints peuvent, après
leur mort, être appelés prophètes.
Cependant :
Saint Pierre (2 P
1, 19) compare "le discours prophétique à une lumière brillant dans un
lieu obscur". Or chez les bienheureux il n'y a pas d'obscurité. Ils ne
peuvent donc être appelés prophètes.
Conclusion :
La prophétie
implique la vision d'une vérité surnaturelle existant au loin. Cet éloignement
peut provenir de deux causes :
- 1° De la
connaissance elle-même, lorsque la vérité surnaturelle n'est pas connue en
elle-même, mais dans quelques-uns de ses effets. De plus, l'éloignement sera
plus grand encore si cette connaissance se fait par les symboles de réalités
corporelles plutôt que par des effets intellectuels. Et tel est bien le cas
spécial de la vision prophétique, qui utilise des symboles corporels.
- 2° De la
personne du voyant, qui n'est pas arrivé totalement à la perfection dernière, comme
le rappelle l'Apôtre (2 Co 5, 6) : "Tant que nous sommes dans le corps, nous
voyageons loin du Seigneur." Or les bienheureux ne connaissent
d'éloignement en aucune de ces deux façons. On ne peut donc pas les appeler
prophètes.
Solutions :
1. La vision de l'essence divine par Moïse a eu lieu dans un
ravissement, par mode de passion subie, et non d'une manière permanente, par
mode de béatitude. Aussi contemplait-il encore de loin. Voilà pourquoi cette
vision ne perd pas totalement la raison de prophétie.
2. Aux anges, la révélation divine ne se fait pas comme à des
êtres éloignés, mais comme à des êtres qui sont totalement unis à Dieu. Cette
révélation n'a donc pas raison de prophétie.
3. Le Christ était en même temps compréhenseur et voyageur. En
tant qu'il était compréhenseur, la raison de prophétie ne lui convenait pas, mais
seulement en tant qu'il était voyageur.
4. Samuel n'était pas encore parvenu à l'état de béatitude. Il
s'ensuit que, si l'âme même de Samuel a annoncé à Saül par la volonté divine, le
résultat de la guerre que Dieu lui avait révélé, cela rejoint la raison de
prophétie. Mais il n'en est pas de même pour les saints qui sont actuellement
dans la patrie. Il n'y a pas non plus d'inconvénient à dire que cela s'est fait
par l'art des démons ; ceux-ci ne peuvent pas, à vrai dire, évoquer l'âme d'un
saint ni la contraindre à agir ; mais cela peut se faire par une force divine, alors,
tandis qu'on consulte le démon, c'est Dieu lui-même qui énonce la vérité par
son messager. C'est ainsi que Dieu fit connaître par Élie la vérité aux
messagers du roi qui étaient envoyés pour consulter le dieu d'Accaron (2 R 1, 3).
Enfin on peut encore dire que ce ne fut pas l'âme de Samuel qui apparut, mais
le démon parlant en son nom ; le Sage de l'Ecclésiastique le nomme Samuel, et
traite son annonce de prophétie, d'après l'opinion de Saül et des assistants qui
avaient ce sentiment.
Objections :
1. Il semble que les degrés de la prophétie aient varié dans
la suite des temps. En effet comme on l'a dit, la prophétie est ordonnée à la
connaissance des vérités divines. Or saint Grégoire dit que "la
connaissance de Dieu a augmenté avec la suite des temps". Les degrés de la
prophétie doivent donc être distingués selon le progrès du temps.
2. La révélation prophétique se fait par mode de discours
adressé par Dieu aux hommes. Et les prophètes annoncent par la parole et les
écrits ce qui leur a été révélé. Or il est écrit (1 S 3, 1) qu'avant Samuel
"la parole du Seigneur était rare" ; mais ensuite Dieu l'adressa à
beaucoup d'autres. De même encore, on ne trouve pas de livre des prophètes qui
ait été écrit avant le temps d'Isaïe, à qui il fut dit (8, 1) : "Prends
avec toi un grand livre pour y écrire avec un stylet ordinaire." Mais à
partir de ce moment, plusieurs prophètes ont rédigé leurs oracles. La prophétie
a donc fait des progrès avec le temps.
3. Le Seigneur dit en saint Matthieu (11, 13) : "La loi
et les prophètes ont régné jusqu'à Jean." Mais ensuite le don de prophétie
a existé chez les disciples du Christ suivant un mode plus parfait que chez les
anciens prophètes, selon saint Paul (Ep 3, 5) : le mystère du Christ "n'a
pas été manifesté aux hommes dans les âges antérieurs, comme il a été révélé de
nos jours par l'Esprit aux saints apôtres et prophètes de Jésus Christ".
Il semble donc que le degré de prophétie a progressé avec la suite des temps.
Cependant :
Moïse, on l'a vu, a
été le plus grand des prophètes, bien qu'il ait précédé tous les autres. Le
degré de prophétie n'a donc pas progressé avec le temps.
Conclusion :
La prophétie, nous
l'avons dit, est ordonnée à la connaissance de la vérité divine ; et la
contemplation de cette vérité a un double but : éclairer notre foi et diriger
notre activité selon le Psaume (43, 3) : "Envoie ta lumière et ta vérité, ce
sont elles qui m'ont conduit." Or notre foi comprend surtout deux vérités.
- 1° La vraie
connaissance de Dieu, car d'après l'épître aux Hébreux (11, 6) : "Celui
qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe."
- 2° Le mystère de
l'incarnation du Christ : "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi",
dit le Seigneur en saint Jean (14, 1). Donc, si nous parlons de la prophétie
qui est ordonnée à la foi en Dieu, elle a subi des accroissements selon trois
périodes de temps : avant la loi, sous la loi et sous la grâce. En effet, avant
la loi, Abraham et les autres Pères furent instruits prophétiquement des
vérités qui se rapportent à la foi en Dieu ; aussi sont-ils appelés prophètes, d'après
le Psaume (105, 15) : "Ne faites pas de mal à mes prophètes", ce
qui vise spécialement Abraham et Isaac. Mais sous la loi les vérités concernant
Dieu furent l'objet de révélations prophétiques supérieures aux précédentes, car
il fallait alors instruire de ces vérités, non seulement quelques personnes ou
quelques familles, mais tout un peuple ; aussi le Seigneur dit-il à Moïse (Ex 3,
14) : "je suis le Seigneur, qui suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob
comme Dieu tout puissant, mais je ne leur a fait connaître mon nom d'Adonaï."
Les patriarches antérieurs avaient en effet appris à connaître sous une forme
commune la toute-puissance du Dieu unique ; mais dans la suite, Moïse fut plus
pleinement instruit de la simplicité de l'essence divine, lorsqu'il lui fut dit
(Ex 3, 14) : "je suis celui qui suis." C'est ce nom que les Juifs ont
remplacé par celui d'Adonaï, à cause de la vénération due à ce nom qu'on ne
peut prononcer. Enfin, au temps de la grâce, le mystère de la Trinité a été
révélé par le Fils de Dieu lui-même (Mt 28, 19) : "Allez, enseignez
toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit."
Toutefois, en
chacune de ces périodes, la première en date des révélations fut la plus haute.
Avant la loi, la première révélation fut faite à Abraham ; c'est de son temps, en
effet, que les hommes commencèrent à s'éloigner de la foi au Dieu unique pour
tomber dans l'idolâtrie ; auparavant cette révélation n'était pas nécessaire, puisque
tous persévéraient dans le culte du Dieu unique. A Isaac fut octroyée une
révélation de moindre importance, qui était comme fondée sur celle d'Abraham ;
aussi lui fut-il dit (Gn 26, 24) : "Je suis le Dieu d'Abraham, ton père."
Et de même à Jacob (Gn 28, 13) : "Je suis le Dieu d'Abraham, ton père, et
le Dieu d'Isaac." Pareillement, durant la période de la loi, la première
révélation fut accordée à Moïse, et elle fut la plus parfaite ; sur elle fut
fondée la révélation faite à tous les prophètes. Et au temps de la grâce, c'est
aussi sur la révélation qui a été faite aux Apôtres, et qui concernait la foi
en l'Unité et en la Trinité, que s'appuie toute la foi de l’Église, d’après ces
paroles du Seigneur (Mt 16, 18) : "Sur cette pierre", c'est-à-dire ta
confession de foi, "je bâtirai mon Église."
Quant à la foi en
l'incarnation du Christ, il est évident que plus les fidèles furent proches du
Christ, soit avant, soit après, plus aussi, dans l'ensemble, ils reçurent de
lumière sur cette vérité. Toutefois, davantage après qu'avant, comme le
remarque l'Apôtre (Ep 3, 5).
Par rapport au
second but de la révélation prophétique : diriger l'activité humaine, on ne
remarque pas de variation dans la suite des temps, mais selon les nécessités
des circonstances ; car, comme il est écrit au livre des Proverbes (29, 18) :
"Quand il n'y aura plus de vision, le peuple sera sans direction." C'est
la raison pour laquelle, en chaque temps, les hommes ont été instruits par Dieu
de ce qu'ils devaient faire, selon ce qui était utile au salut des élus.
Solutions :
1. Les paroles de saint Grégoire visent la période qui a
précédé l'incarnation du Christ et se rapportent à la connaissance de ce
mystère.
2. On lit dans saint Augustin : "De même qu'aux premiers
temps de la domination des Assyriens se Abraham, et que lui furent faites les
promesses les plus claires ; de même aux débuts de la Babylone d'Occident",
c'est-à-dire de Rome, "sous l’empire de laquelle le Christ devait venir
pour accomplir en lui ces promesses, il convenait que les oracles des prophètes,
orateurs ou écrivains", qui rappelaient les promesses faites à Abraham,
"rendent témoignage au si grand événement qui allait se produire. Les
prophètes n'avaient, presque jamais manqué au peuple d'Israël, du jour où il
avait commencé à avoir des rois, mais ils n'avaient servi qu'à ces rois et
n'avaient pas profité aux nations. Mais lorsque s'ouvrit l'ère de l’Écriture, au
contenu plus manifestement prophétique, qui devait être utile un jour aux
nations, c'est alors que fut fondée cette Rome qui devait commander aux nations".
Aussi est-ce surtout au temps des rois que les prophètes apparurent nombreux en
Israël, parce qu'alors ce peuple n'était pas opprimé par des étrangers et avait
son propre souverain ; il fallait donc qu'il fût instruit par les prophètes de
la conduite à tenir, puisqu'il jouissait de la liberté.
3. Les prophètes qui annonçaient la venue du Christ n'ont pu
exister que jusqu'à saint Jean qui, lui, a montré du doigt le Christ en
personne. Cependant saint Jérôme écrit sur ce même passage : "Il n'est pas
dit qu'après saint Jean il n'y ait plus eu de prophètes ; nous lisons, en effet,
dans les Actes des Apôtres, qu'Agabus a prophétisé, ainsi que les quatre
vierges, filles de Philippe." En outre, l'Apôtre Jean a écrit aussi un
livre prophétique sur la fin de l'Église. Et, à chaque période, il n'a pas
manqué d'hommes ayant l'esprit de prophétie, non sans doute pour développer une
nouvelle doctrine de foi, mais pour diriger l'activité humaine. Saint Augustin
rapporte que l'empereur Théodose "envoya une délégation à un moine nommé
Jean, qui vivait dans le désert d'Égypte et dont il avait appris la réputation
grandissante de prophète, et qu'il reçut de lui l'annonce d'une victoire
absolument certaine".
- 1. L'âme humaine
est-elle ravie en Dieu ? - 2. Le ravissement relève-t-il de la faculté de
connaissance, ou d'appétit ? - 3. Dans son ravissement, saint Paul a-t-il vu
l'essence de Dieu ? - 4. A-t-il été hors de sens ? - 5. Dans cet état, son âme
a-t-elle été complètement séparée de son corps ? - 6. Ce que saint Paul a su et
ce qu'il a ignoré, au sujet de son ravissement.
Objections :
1. Il ne semble pas. Certains définissent en effet le
ravissement : "Être élevé de ce qui est selon la nature à ce qui dépasse
la nature, par la puissance d'une nature supérieure." Or il est selon la
nature de l'homme d'être élevé jusqu'aux réalités divines, car saint Augustin
écrit : "Seigneur, tu nous a faits pour toi ; et notre coeur est sans
repos jusqu'à ce qu'il repose en toi." L'âme de l'homme n'a donc pas à
être ravie en Dieu.
2. Denys déclare : "La justice de Dieu se reconnaît à ce
qu'il dispense à tous les êtres ce qui convient à la condition et à la dignité
de chacun." Or il n'appartient pas à la condition de l'homme ni à sa
dignité d'être élevé au-dessus de sa nature. L'esprit de l'homme ne peut donc
être ravi par Dieu jusqu'aux réalités divines.
3. Le ravissement implique une certaine violence. Or Dieu ne
nous régit pas par violence ni contrainte, remarque saint Jean Damascène.
L'esprit de l'homme n'est donc pas ravi en Dieu.
Cependant :
L’Apôtre écrit (2
Co 12, 2) : "je connais un homme dans le Christ qui a été ravi jusqu'au
troisième ciel", et la Glose explique : "Ravi, c'est-à-dire élevé
contrairement à la nature."
Conclusion :
Le ravissement, on
vient de le dire, implique une certaine violence. Or Aristote nomme "violent,
ce dont le principe est extérieur, à condition que ce qui souffre violence n'y
apporte aucun concours". Mais tout être apporte son concours à ce qui est
dans le sens de son inclination propre, que cette inclination soit volontaire
ou naturelle. Celui qui est ravi par une puissance extérieure doit donc être
ravi autrement que dans le sens de son inclination. Cela est possible de deux
manières. 1° Par rapport au but de l'inclination ; par exemple si la pierre qui
a pour inclination naturelle de tomber en bas est projetée en haut. 2° Par
rapport au mode d'attrait, par exemple si la pierre est projetée en bas avec un
mouvement plus rapide que celui qui lui est naturel.
L'âme humaine peut
être ravie de ces deux manières vers ce qui est en dehors de sa nature. 1°
Quant au terme du ravissement : par exemple lorsqu'elle est entraînée à subir
des peines, selon cette parole du Psaume (50, 22) : "De peur qu'il
entraîne sans que personne délivre". 2° Quant au mode connaturel à l'homme,
qui est de comprendre la vérité par les réalités sensibles ; c'est ainsi que, lorsque
l'âme est abstraite des réalités sensibles, elle est dite ravie, même si elle
est élevée à des réalités auxquelles elle est naturellement ordonnée ; mais il
faut que ce soit en dehors de sa propre intention. C'est ainsi que, le sommeil
étant naturel, on ne peut pas l'appeler un ravissement.
Or cette
abstraction, quel que soit son but, peut avoir trois causes 1° une cause
physique, tel est le cas des aliénés ; 2° la puissance des démons : c'est
le cas des possédés ; 3° la puissance divine. C'est ici le véritable ravissement
: être élevé par l’Esprit divin vers les réalités surnaturelles avec
abstraction des sens. "L'esprit m'éleva entre ciel et la terre, lit-on
dans Ézéchiel (8, 3), et m'amena à Jérusalem dans des visions divines."
Cependant, on dit
aussi que quelqu'un est ravi, non seulement quand il est abstrait de ses sens, mais
encore quand il est distrait des choses auxquelles il s'appliquait, tel celui
dont l'esprit en dehors de son sujet ; mais c'est là un moins propre du terme.
Solutions :
1. Il est naturel à l'homme de tendre vers les réalités
divines, mais au moyen des choses sensibles, d'après saint Paul (Rm 1, 20) :
"Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence
par les oeuvres de la création.". Mais il ne lui est pas naturel d'être
élevé aux réalités divines avec abstraction des sens.
2. Il appartient à la condition et à la dignité de l'homme
d'être élevé vers les réalités divines, parce que l'homme a été créé à l'image
de Dieu. Mais, le bien divin dépassant d'une manière infinie la faculté humaine,
l'homme a besoin d'être surnaturellement aidé pour atteindre ce bien ; cela se
produit par un bienfait de grâce. Dès lors, que l'esprit soit élevé par Dieu au
moyen d'un ravissement, ce n'est pas contraire à la nature mais seulement au-dessus
d'elle.
3. Les paroles de saint Jean Damascène valent pour les choses
qui doivent être faites par l'homme ; mais pour ce qui dépasse la faculté du
libre arbitre, il est nécessaire que l'homme soit surélevé par une action plus
puissante ; celle-ci peut bien être appelée une contrainte sous un certain
rapport, c'est-à-dire si l'on considère son mode, mais non si l'on envisage le
terme de cette activité, c'est-à-dire la fin à laquelle sont ordonnées la
nature de l'homme et sa tendance.
Objections :
1. Il semble que le ravissement relève plutôt de la puissance
appétitive. Denys dit en effet : "C'est l'amour divin qui cause l'extase."
Or l'amour relève de l'affectivité. Il en est donc de même de l'extase ou du
ravissement.
2. "Celui qui gardait les pourceaux, dit saint Grégoire
est tombé, par la débauche de l'esprit et de l'impudicité, au-dessous de
lui-même, tandis que Pierre, qui a été sauvé par un ange et dont l'esprit a été
ravi en extase, fut sans doute hors de lui-même, mais au-dessus de lui-même."
Or ce fils prodigue, c'est par l'affectivité qu'il est tombé si bas. Donc ceux
dont l'esprit est ravi vers le ciel subissent cet attrait dans leur
affectivité.
3. La Glose commente ainsi le titre du Psaume 31 : "Ce
que les Grecs appellent "extase", les Latins le nomment
"transport de l'esprit" ; ce transport se produit de deux manières :
par la crainte des réalités terrestres, ou par le ravissement de l'esprit qui est
attiré vers les choses d'en haut et oublie les réalités inférieures." Or
la crainte des réalités terrestres relève de l'affectivité. Il en est donc
ainsi pour son contraire : le ravissement de l'esprit qui se porte vers les
choses d'en haut.
Cependant :
Au sujet de ces
mots du Psaume (116, 11) : "J'ai dit dans mon transport : tout homme est
menteur", la Glose explique : "On parle ici d'extase, puisque
l'esprit n'est pas hors de lui par la peur, mais surélevé par une révélation
inspirée." Or la révélation relève de la connaissance. Donc aussi l'extase
ou le ravissement.
Conclusion :
Nous pouvons
entendre le ravissement de deux manières.
1° Par rapport à
son objet. Ainsi, à proprement parler, le ravissement ne peut pas concerner la
puissance appétitive, mais seulement la puissance cognitive. On vient de voir
en effet que le ravissement se fait en dehors de l'inclination naturelle de
celui qui est ravi. Or le mouvement de la puissance appétitive est une
inclination vers le bien désirable. Par suite, à proprement parler, l'homme qui
désire un bien n'est pas ravi, mais se meut par lui-même.
2° Par rapport à
sa cause. Sous cet aspect, le ravissement peut avoir sa cause dans la puissance
appétitive. En effet, si le désir s'attache fortement à quelque chose, il peut
arriver que, par la violence de cet amour, l'homme devienne étranger à tout le
reste.
Le ravissement
produit aussi un effet dans l'appétit : on se délecte dans l'objet du
ravissement. Voilà pourquoi l'Apôtre dit (2 Co 12, 2-4) qu'il a été ravi, non seulement
au "troisième ciel", qui appartient à la contemplation intellectuelle,
mais au "paradis" qui relève de l'affectivité.
Solutions :
1. Le ravissement ajoute quelque chose à l'extase. Celle-ci
implique seulement qu'on est hors de soi-même, c'est-à-dire en dehors de son
état habituel ; mais le ravissement y ajoute une certaine violence. L'extase
peut donc relever de l'appétit, par exemple lorsque le désir d'un sujet tend
vers des réalités qui lui sont extérieures ; et c'est en ce sens que Denys peut
dire : "L'amour divin cause l'extase". Or l’amour de l'homme vers les
réalités aimées. Aussi ajoute-t-il ensuite que "même Dieu, qui est la
cause universelle, sort de lui-même par l'abondance de sa bonté aimante, quand
il pourvoit à tous les êtres". D'ailleurs, même s'il disait cela
expressément du ravissement, cela expliquerait seulement que l'amour en est la
cause.
2. Dans l'homme il y a deux sortes d'appétit l'appétit
intellectuel ou volonté ; l'appétit sensible appelé sensualité. Et il est
propre à l'homme que l'appétit inférieur soit soumis à l'appétit supérieur, et
que celui-ci dirige celui-là. L'homme peut donc d'une double manière être hors
de lui-même sous le rapport de l'appétit.
- 1° Quand il tend
de tout son appétit intellectuel vers les réalités divines, sans tenir compte
des réalités auxquelles incline l'appétit sensible ; ainsi Denys dit-il :
"C'est en vertu de l'amour divin qui produit l'extase que saint Paul s'est
écrié : "je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit
en moi.""
- 2° Quand il se
porte tout entier vers les réalités qui intéressent la puissance inférieure, tout
en négligeant l'appétit supérieur ; et c'est ainsi que "celui qui gardait
les pourceaux est tombé au-dessous de lui-même". Ce deuxième transport, ou
extase, réalise mieux la raison de ravissement que le premier parce que
l'appétit supérieur est plus propre à l'homme ; aussi, lorsque l'homme est
soustrait au mouvement de son appétit supérieur par la violence de l'appétit
inférieur, est-il davantage rendu étranger à ce qui lui est propre. Pourtant, parce
qu'il n'y a pas là violence, puisque la volonté peut résister à la passion, cela
reste inférieur à la véritable raison de ravissement ; à moins que la violence
de la passion ne soit telle qu'elle retire totalement l'usage de la raison, comme
on le voit chez ceux qui deviennent fous par la violence de la colère ou de
l'amour.
Il faut cependant
remarquer que ces deux transports de l'appétit peuvent causer un ravissement de
la puissance cognitive ; soit parce que l'esprit, rendu étranger aux réalités
sensibles, est ravi vers les vérités intelligibles ; soit parce qu'il est ravi
par une vision de l'imagination, c’est-à-dire par une apparition imaginaire.
3. De même que l'amour est le mouvement de l'appétit par
rapport au bien, la crainte en est le mouvement par rapport au mal. Aussi le
transport de l'esprit peut-il être produit de la même manière pour l'une et
l'autre cause, étant donné surtout, d'après saint Augustin, que la crainte est
elle-même causée par l'amour.
Objections :
1. Cela semble impossible. De même que saint Paul "fut
ravi jusqu'au troisième ciel", les Actes des Apôtres (10, 10) disent de
saint Pierre "qu'il tomba en extase". Or, saint Pierre dans son
extase ne vit pas l'essence de Dieu ; il eut seulement une vision sensible.
Saint Paul ne paraît donc pas non plus avoir vu l'essence de Dieu.
2. La vision de Dieu rend l'homme bienheureux. Mais saint Paul
n'est pas devenu bienheureux dans son ravissement, sinon il ne serait jamais
revenu à la misère de cette vie, et son corps aurait été glorifié par un
rejaillissement de l'âme, comme cela se produira chez les saints après la
résurrection ; or ce ne fut certainement pas son cas. Il n'a donc pas vu dans
son ravissement l'essence divine.
3. La foi et l'espérance ne peuvent coexister avec la vision
de l'essence divine, (1 Co 13, 8). Or, pendant son ravissement, saint Paul
avait la foi et l'espérance. Il n'a donc pas vu l'essence de Dieu.
4. D'après saint Augustin dans la vision sensible on voit
"certaines similitudes" des corps. Or saint Paul semble avoir vu
diverses images dans son ravissement : par exemple, celles du troisième ciel du
paradis, comme il le rapporte (2 Co 12, 2-4). Il paraît donc avoir été ravi
vers une vision sensible, plutôt que vers la vision de l'essence divine.
Cependant :
Saint Augustin
affirme : "La substance même de Dieu peut être vue par certains hommes
établis en cette vie ; Moïse, par exemple, et Paul qui, dans son ravissement, a
entendu des choses ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter."
Conclusion :
Certains ont
prétendu que saint Paul, dans son ravissement, n'avait pas vu l'essence même de
Dieu, mais seulement un reflet de sa clarté. Pourtant saint Augustin professe
manifestement l'opinion contraire non seulement dans sa lettre Sur la vision
de Dieu mais encore dans son commentaire littéral de la Genèse, et
cette opinion se trouve également dans la Glose (sur 2 Co 12). D'ailleurs les
termes même de l'Apôtre l'affirment. 1° dit en effet qu'"il a entendu des
paroles ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter". Or ces
termes paraissent bien se rapporter à la vision béatifique, dont l'état
surpasse la vie présente, selon ce mot d'Isaïe (64, 3) : "L'oeil n’a pas
vu, ô Dieu, excepté toi, ce que tu as préparé à ceux qui comptent sur toi."
Par conséquent il est préférable de dire que saint Paul a vu Dieu dans son
essence.
Solutions :
1. Lorsque l'esprit de l'homme est ravi, jusqu'à la contemplation
de la vérité divine, est d'une triple manière qu'il peut contempler cette
vérité. 1° Dans des similitudes sensibles ; est un tel transport d'esprit qui
emporta Saint Pierre. 2° Dans des effets intelligibles : tel fut cas de David
s'écriant (Ps 115, 11) : "J'ai dit dans mon transport : tout homme est
menteur." Dans son essence, et ce fut le ravissement de Paul, et aussi de
Moïse. Cela s'accorde d'ailleurs usez bien : de même que Moïse avait été le
dernier docteur des juifs, ainsi saint Paul a été le premier "docteur des
nations".
2. L'essence divine ne peut être vue par une intelligence
créée qu'avec l'aide de la lumière de gloire dont parle le Psalmiste (36, 10) :
"Dans ta lumière, nous verrons la lumière." Mais cette lumière, on
peut la recevoir de deux manières. Par mode de forme immanente : c'est ce qui
rend bienheureux les saints dans le ciel. Par mode de passion transitoire : on
a vu un exemple de ce mode dans le cas de la lumière prophétique. Et c'est de
cette dernière manière que saint Paul reçut la lumière quand il fut ravi. C'est
pourquoi il ne devint pas bienheureux au sens plénier du mot, au point que la
gloire rejaillit sur son corps ; mais il ne fut bienheureux que sous un certain
rapport. C'est pourquoi un tel ravissement appartient en quelque façon à la
prophétie.
3. Paul, dans son ravissement, n'a pas été bienheureux d'une
manière habituelle, mais il exerça seulement l'acte des bienheureux ; il en
résulte qu'il n'y a pas eu alors chez lui un acte de foi en même temps, mais il
n'en possédait pas moins cette vertu, à l'état d'habitus.
4. L'expression de "troisième ciel" peut s'entendre
d'une manière corporelle. En ce sens, le troisième ciel est le ciel empyrée, appelé
troisième par rapport au ciel atmosphérique et au ciel astral ; ou plutôt par
rapport au ciel astral et au ciel liquide ou cristallin. Paul se dit "ravi
au troisième ciel", non pour contempler la similitude d'une réalité
corporelle, mais parce que ce lieu est celui de la contemplation des
bienheureux. Aussi lit-on dans la Glose sur la 2ème épître aux
Corinthiens que "le troisième ciel est spirituel, là où les anges et les
âmes saintes jouissent de la contemplation de Dieu. Pour saint Paul, être ravi
jusqu'à ce ciel, cela signifie que Dieu lui a montré la vie dans laquelle il sera
contemplé pendant l'éternité".
On peut encore
entendre par troisième ciel une vision qui dépasse la vue de ce monde. Et cela
de trois manières 1° Selon l'ordre des puissances cognitives en ce sens, le
premier ciel désigne la vision corporelle ou sensible, par exemple, dans Daniel,
celle de la main qui écrivait sur le mur ; le deuxième ciel est la vision dans
l'imagination, comme celle dont a bénéficié Isaïe, et aussi saint Jean dans
l'Apocalypse ; le troisième ciel est la vision intellectuelle, comme l'explique
saint Augustin. - 2° Selon l'ordre des réalités à connaître : "Le premier
ciel est alors la connaissance des corps célestes ; le deuxième, celle des
esprits célestes ; et le troisième, celle de Dieu même." - 3° Selon le
degré de la contemplation par laquelle on voit Dieu : le premier de ces degrés
appartient aux anges de la hiérarchie la moins élevée, le deuxième aux anges de
la hiérarchie moyenne, et le troisième à ceux de la hiérarchie suprême, comme
le remarque la Glose sur la 2ème épître aux Corinthiens.
Et parce que la
vision de Dieu ne peut exister sans délectation, l'Apôtre dit avoir été ravi
non seulement "au troisième ciel" en raison de la contemplation, mais
encore "au Paradis" à cause de la délectation qui en a découlé.
Objections :
1. Il ne semble pas. Saint Augustin écrit en effet : "Pourquoi
ne pas croire que Dieu, par ce ravissement qui est allé jusqu'au degré suprême
de la vision, a voulu montrer à un si grand Apôtre, le docteur des nations, la
vie dans laquelle, après cette vie, il vivra éternellement ?" Or, dans la
vie future, après la résurrection, les saints verront l'essence de Dieu, sans
qu'il y ait abstraction des sens corporels. Cette abstraction ne s'est donc pas
produite non plus dans le cas de saint Paul.
2. Le Christ, qui a été vraiment voyageur sur cette terre, a
joui continuellement de la vision de l'essence divine, sans qu'il y eût
pourtant abstraction des sens. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle ait existé
en saint Paul pour lui permettre de voir l'essence de Dieu.
3. Saint Paul, après avoir vu Dieu par essence, se souvenait
des réalités qu'il avait contemplées dans cette vision ; aussi disait-il (2 Co
12, 4) : "J'ai entendu des paroles secrètes qu'il n'est pas permis à
l'homme de répéter." Or la mémoire relève de la partie sensible, comme le
montre Aristote. Il semble donc que saint Paul, en voyant l'essence de Dieu, n'a
pas été abstrait de ses sens.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "A moins de mourir en quelque sorte à cette vie, soit en quittant
complètement le corps, soit en étant détourné et abstrait des sens corporels, personne
ne peut être élevé à cette vision."
Conclusion :
L'homme ne peut
voir l'essence divine par une autre puissance cognitive que son intelligence.
Or l'intelligence humaine ne se tourne vers les réalités sensibles qu'au moyen
des images ; par les images elle reçoit à partir des réalités sensibles les
idées, et c'est en considérant des idées dans les images qu'elle juge les
réalités sensibles et les organise. C'est pourquoi dans toute activité où
l'intelligence fait abstraction des images, il est nécessaire qu'elle fasse
aussi abstraction des sens. Or il faut que l'homme, dans l'état de voyageur, ait
l'intelligence abstraite des images pour voir l'image de Dieu. Cette essence, en
effet, ne peut être vue par une image, ni même par une idée créée, car elle
dépasse à l'infini non seulement tous les corps d'où viennent les images, mais
aussi toute créature intelligible. Lorsque par son intelligence l'homme est
élevé à la sublime vision de l'essence de Dieu, il faut donc qu'il y applique
son esprit tout entier de manière à ne plus avoir aucune autre pensée qui lui
viendrait des images, mais à être totalement porté vers Dieu. Aussi est-il
impossible que l'homme en l'état présent voie Dieu dans son essence sans
abstraction des sens.
Solutions :
1. On l'a dit à l’article précédent, après la résurrection, chez
les bienheureux qui contempleront l'essence de Dieu, il y aura rejaillissement
de l'intelligence sur les puissances inférieures et jusque sur le corps. Voilà
pourquoi, en vertu même de la vision divine, l'âme se tournera alors vers les
images et les réalités sensibles. Mais un tel rejaillissement n'a pas lieu chez
tous ceux qui sont ravis, ainsi qu'on l'a montré. Le cas n'est donc pas le
même.
2. L'intelligence du Christ était glorifiée par la lumière
habituelle de gloire, dans laquelle il voyait l'essence divine beaucoup plus
parfaitement que ne peut le faire aucun être angélique ou humain. Mais il était
voyageur à cause de la possibilité de son corps, en vertu de laquelle "il
était abaissé un peu au-dessous des anges", dit l'épître aux Hébreux (2, 7)
et cela en raison d'une dispensation de Dieu, non à cause d'une déficience de
son intelligence. Le cas n'est donc pas le même pour ici pour les autres hommes
voyageurs.
3. Enfin saint Paul, après qu'il eut cessé de voir essence de
Dieu, s'est souvenu des réalités qu'il avait connues dans cette vision, grâce à
certaines idées qui étaient demeurées à l'état habituel dans son intelligence ;
de même que, lorsque les réalités sensibles ont disparu, il en reste dans l'âme
certaines impressions. Ces idées, il se les remémorait dans la suite, en se
tournant vers des images. Voilà pourquoi il ne pouvait penser ou exprimer par
des paroles toute cette connaissance.
Objections :
1. On le croirait volontiers, car il dit lui-même (2 Co 5, 6)
: "Tant que nous sommes dans le corps, nous sommes exilés loin du Seigneur
; car nous marchons par la foi et non par la claire vision." Or Paul, dans
son état de ravissement, n'était pas exilé loin du Seigneur, puisqu'il voyait
Dieu dans une claire vision, on l'a dit. Il n'était donc pas dans son corps.
2. Une faculté de l'âme ne peut être élevée au-dessus de son
essence, dans laquelle elle s'enracine. Or l'intelligence, qui est une
puissance de l'âme, a été, dans le ravissement, abstraite des réalités corporelles
par son élévation jusqu'à la contemplation de Dieu. Donc, à plus forte raison, l'essence
de l'âme a-t-elle été séparée du corps.
3. Les puissances de l'âme végétative sont plus matérielles
que celles de l'âme sensible. Mais il fallait, comme on l'a dit, que
l'intelligence fût abstraite des puissances de l'âme sensitive pour être ravie
jusqu'à la vision de l'essence divine. Il convenait donc encore bien plus
qu'elle fût abstraite des puissances de l'âme végétative. Mais quand celles-ci
cessent d'agir, l'âme ne demeure plus unie au corps d'aucune manière. Il
fallait donc que l'âme de saint Paul, dans son ravissement, fût complètement
séparée du corps.
Cependant :
Saint Augustin écrit
: "Il n'est pas incroyable que certains saints, qui n'étaient pas encore
délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, se
soient vu accorder cette forme excellente de révélation", qui est de voir
Dieu par essence. Il n'était donc pas nécessaire que, dans son ravissement, l'âme
de saint Paul ait été complètement séparée du corps.
Conclusion :
Dans le
ravissement dont nous parlons, l'homme, on l'a vu, est élevé par la puissance
divine "de ce qui est selon la nature à ce qui est au-dessus de la nature".
Il faut donc considérer deux choses : 1° Ce qui convient à l'homme selon la
nature. 2° Ce que la puissance divine doit faire en l'homme au-dessus de sa
nature. Or, du fait que l'âme est unie au corps comme sa forme naturelle, il en
résulte chez elle une tendance naturelle à comprendre par un retour aux images.
Cette tendance n'est pas abolie par la puissance divine dans le ravissement, car
l'état de l'âme n'est pas changé, nous l'avons montré. Toutefois, tandis que
cet état demeure, le retour en acte vers les images et les réalités sensibles
est retiré à l'âme afin qu'il n'y ait point d'obstacle à son élévation vers ce
qui, on l'a vu, dépasse toute image. Par conséquent, dans le ravissement de
saint Paul, il n'était pas nécessaire que son âme soit séparée de son corps au
point de ne plus lui être unie comme sa forme ; mais il fallait que son
intelligence soit abstraite des images et de la perception des réalités
sensibles.
Solutions :
1. Saint Paul dans ce ravissement était exilé loin du Seigneur
par son état, car il était encore voyageur ; mais non par son acte, où il
voyait Dieu dans une claire vision, comme on l'a montré.
2. Une puissance de l'âme ne peut être élevée par une force
naturelle au-dessus du mode qui convient à son essence ; mais la force divine
peut l'élever à quelque chose de plus haut. De même le corps, par la violence
que lui fait une puissance plus forte, peut être élevé au-dessus du lieu qui
lui convient selon sa nature spécifique.
3. Les puissances de l'âme végétative n'agissent pas en vertu
d'une attention de l'âme comme font les puissances sensitives, mais à la
manière de la nature. Aussi le ravissement ne requiert-il pas que l'on soit
abstrait de ces puissances végétatives comme des puissances sensibles, car
l'activité de celles-ci diminuerait l'attention de l'âme par rapport à la connaissance
intellectuelle.
Objections :
1. Il semble que saint Paul n'a pas ignoré si son âme avait
été séparée de son corps. Car il dit lui-même (2 Co 12, 2) : "je connais
un homme qui a été ravi dans le Christ jusqu'au troisième ciel." Or le mot
"homme" désigne le composé de l'âme et de corps ; et le "ravissement"
diffère de la mort. Il semble donc bien avoir su que son âme n'avait pas été
séparée du corps par la mort. D'autant plus que cette opinion est communément
admise par les docteurs.
2. Il ressort encore de ces paroles de l'Apôtre qu'il a su
lui-même où il avait été ravi, à savoir "au troisième ciel". Il en
résulte qu'il a su s'il était ou non avec son corps ; car, s'il s'est rendu
compte que le troisième ciel était une réalité corporelle, il a su par suite
que son âme n'était pas séparée du corps. Il n'y a en effet que le corps qui
puisse voir une réalité corporelle. Il semble donc qu'il n'a pas ignoré si son âme
avait été séparée du corps.
3. D'après saint Augustin, l'Apôtre, dans son ravissement, a
vu Dieu par la même vision que celle des saints dans la patrie. Or, du fait
qu'ils voient Dieu, les saints savent si leurs âmes sont séparées de leurs
corps. Paul eut donc aussi cette connaissance.
Cependant :
Saint Paul écrit
(2 Co 12, 2) : "Avec le corps ou sans le corps, je l'ignore, Dieu le sait."
Conclusion :
Il convient de
chercher la réponse à cette question dans les paroles mêmes de l'Apôtre :
celui-ci dit qu'il sait une chose, qu'il "a été ravi au troisième ciel",
et qu'il en ignore une autre "si c'est avec son corps ou sans son corps".
Il y a deux interprétations possibles :
- 1° Ces mots
"soit avec son corps, soit sans son corps" ne se rapporteraient pas à
l'être même de l'homme ravi, comme si saint Paul avait ignoré si son âme était
ou non dans son corps, mais viseraient le mode de ravissement : l'Apôtre aurait
ignoré si son corps avait été ou non ravi au troisième ciel en même temps que
son âme, ou si celle-ci seule l'avait été, comme ce fut le cas d'Ézéchiel qui
déclare (8, 3) qu'il "fut emmené dans Jérusalem en des visions divines".
Cette dernière exégèse fut avancée par un certain juif, d'après saint Jérôme.
Il écrit en rapportant l'opinion de ce Juif : "Enfin même notre
Apôtre n'a pas eu l'audace d'affirmer qu'il avait été ravi avec son corps ;
mais il a dit : soit avec mon corps, soit sans mon corps, je ne sais."
Toutefois, saint Augustin
rejette ce sens, précisément pour cette raison que l'Apôtre dit avoir su qu'il
avait été ravi jusqu'au troisième ciel. Il savait donc que le troisième ciel, où
il avait été ravi, était un ciel réel et non pas imaginaire ; autrement, s'il
avait appelé troisième ciel une simple image de celui-ci, il aurait pu dire de
même qu'il avait été ravi avec son corps, en entendant par là l'image de son
corps, telle qu'elle apparaît dans le sommeil. Mais alors, s'il se rendait
compte qu'il s'agissait réellement du troisième ciel, il savait si c'était
quelque chose de spirituel et d'incorporel, et en ce cas son corps ne pouvait y
être ravi ; ou si c'était quelque chose de corporel, et alors son âme ne
pouvait y être ravie sans son corps, à moins d'être séparée de celui-ci.
- 2° Il faut donc
donner un autre sens à ces paroles de l'Apôtre : saint Paul a connu qu'il avait
été ravi selon son âme et non selon son corps, mais il a ignoré comment s'était
comportée son âme par rapport à son corps, c'est-à-dire si elle fut sans corps
ou non pendant la durée de son ravissement.
Mais il y a encore
ici diverses interprétations. Certains disent en effet : l'Apôtre a su que son
âme était unie à son corps en tant que forme, mais il ignorait s'il avait subi
l'aliénation des sens, ou s'il avait fait abstraction des activités de l'âme
végétative. – Cependant qu'il y ait eu abstraction des sens, saint Paul n'a pas
pu l'ignorer, du fait qu'il avait conscience de son ravissement. Quant à une
abstraction des activités de l'âme végétative, ce n'était pas un fait assez
important pour mériter une mention si expresse. Il reste donc que l'Apôtre a
ignoré si son âme était restée unie à son corps en tant que forme, ou s'était
séparée de lui par la mort.
D'autres cependant,
tout en admettant cette explication, disent que l'Apôtre n'a pas pu se rendre
compte de son état au moment de son ravissement, car toute son attention était
tournée vers Dieu, mais qu'il l'a compris ensuite, en réfléchissant sur ce
qu'il avait vu. - Cette opinion est également contraire aux paroles de l'Apôtre
qui a soin de distinguer le passé du futur. Il dit en effet, au présent, qu'il
"sait" avoir été ravi il y a quatorze ans, et, au présent encore, qu'il
"ignore" si ce fut avec son corps ou sans son corps.
C'est pourquoi il
faut dire que, avant et après, il a ignoré si son âme avait été séparée de son
corps. Saint Augustin conclut après une longue recherche : "Il nous reste
de comprendre ce que lui-même ignorait : si, au moment où il fut ravi au
troisième ciel, il était dans son corps à la manière dont l'âme est dans le
corps quand on dit que celui-ci est vivant (soit qu'il ait été éveillé, ou
endormi, ou que l'âme ait été en extase, devenue étrangère aux sens) ; ou bien
s'il était tout à fait sorti de son corps, au point que celui-ci gisait Mort."
Solutions :
1. Par synecdoque, on appelle quelquefois "homme"
l'une de ses parties seulement, et surtout l'âme qui en est la partie
supérieure. On peut toutefois entendre aussi que celui qui avait été ravi
n'était plus un homme lors de son ravissement, mais qu'il l'est maintenant
"après quatorze ans". Aussi dit-il : "je connais un homme",
et non : "je connais un homme ravi." - Rien n'empêcherait non plus
que l'on appelle ravissement la mort produite par une intervention spéciale de
Dieu. Et, comme l'écrit saint Augustin : "Si l'Apôtre est resté dans le
doute, qui de nous peut avoir une certitude ?" Ceux qui proposent une
opinion sur ce sujet parlent donc plus par conjecture que par certitude.
2. L'Apôtre a su, ou que le troisième ciel était quelque chose
d'incorporel, ou qu'il avait vu une réalité incorporelle dans le ciel ;
cependant cette connaissance pouvait être obtenue par son intelligence, même si
son âme n'était pas séparée de son corps.
3. La vision de saint Paul dans le ravissement fut semblable, par
un certain côté, à celle des bienheureux quant à l'objet de vision ; et
différente par un autre côté, quant au mode de vision ; car il n'a pas
contemplé aussi parfaitement que les saints qui sont dans le ciel. Aussi saint Augustin
écrit-il : "A saint Paul enlevé à ses sens charnels jusqu'au troisième
ciel, il manqua quelque chose pour la pleine et parfaite connaissance des
réalités, qui existe chez les anges ; c'est qu'il ne savait pas si son
ravissement avait lieu dans son corps ou sans son corps. C'est pourquoi cette
connaissance ne fera pas défaut lors du recouvrement des corps dans la
résurrection des morts, lorsque cet être corruptible aura revêtu
l'incorruptibilité."
Nous avons à
considérer à présent les charismes gratuits qui se rapportent au langage. I. Le
charisme des langues. - II. Le charisme du discours de sagesse ou de science.
- 1. Par ce
charisme obtient-on la connaissance de toutes les langues ? - 2. Comparaison
entre ce charisme et celui de la prophétie ?
Objections :
1. Il semble que ceux qui recevaient le charisme des langues
ne parlaient pas toutes les langues. En effet, ce qui est accordé par la
puissance divine est le meilleur en son genre ; c'est ainsi que le Seigneur
changea l'eau en un vin excellent (Jn 2, 10). Mais ceux qui eurent le charisme
des langues parlaient mieux leur propre langue. La Glose dit en effet, au sujet
de l'épître aux Hébreux : "Il n'est pas étonnant que cette épître soit
plus éloquente que les autres. Il est en effet naturel à chacun de mieux parler
sa propre langue qu'une langue étrangère. Or les autres épîtres, l'Apôtre les a
composées dans une langue étrangère, le grec, mais celle-ci il l'a écrit en
hébreu." Par le charisme des langues, les Apôtres n'ont donc pas reçu la
science de toutes les langues.
2. La nature n'emploie pas plusieurs moyens là où elle peut se
contenter d'un seul ; et encore moins Dieu, qui opère avec plus d'ordre que la
nature. Or Dieu pouvait faire que ses disciples, en ne parlant qu'une seule
langue, fussent compris de tous ; aussi, à propos de ce passage des Actes des
Apôtres (2, 6) : "Chacun les entendait parler sa propre langue", la
Glose commente : "C'est qu'ils parlaient toutes les langues ; ou bien ils
ne parlaient que la leur, c'est-à-dire l'hébreu, mais ils étaient compris de
tous comme s'ils s'étaient exprimés dans la langue de chaque auditeur." Il
semble donc qu'ils n'aient pas reçu le don de parler toutes les langues.
3. Toutes les grâces découlent du Christ en son corps qui est
l'Église, selon cette parole de saint Jean (1, 16) : "De sa plénitude nous
avons tous reçu." Mais on ne dit pas que le Christ ait parlé plus d'une
langue. Et actuellement encore, chaque fidèle ne parle qu'une seule langue. Il
semble donc que les disciples du Christ n'ont pas reçu le don de parler toutes
les langues.
Cependant :
Il est dit dans les Actes des Apôtres (2, 4) : "Ils
furent tous remplis de l'Esprit Saint et se mirent à parler diverses langues, selon
que l'Esprit Saint leur en donnait le pouvoir." Une glose de saint Grégoire
ajoute : "L'Esprit Saint est descendu sur les disciples sous forme de
langues de feu, et il leur a donné la science de toutes les langues."
Conclusion :
Les premiers
disciples du Christ ont été choisis par lui pour parcourir la terre et prêcher
sa foi en tous lieux, selon saint Mathieu (28, 19) : "Allez, enseignez
toutes les nations." Or il ne convenait pas que ceux qui étaient envoyés
instruire les autres aient besoin d'apprendre d'eux la manière de leur parler
ou comment comprendre leur langage, alors surtout que ces missionnaires de la
foi appartenaient à une même nation, la nation juive, comme l'avait prédit
Isaïe (27, 6 Vg) : "Ceux qui sortiront impétueusement de Jacob rempliront
de leur race la face de la terre." De plus, les disciples étaient pauvres
et impuissants ; ils n'auraient pas trouvé facilement dès le début des
interprètes pour traduire exactement leurs paroles ou leur expliquer celles des
autres ; et cela d'autant plus qu'ils étaient envoyés aux infidèles. Il était
donc nécessaire que Dieu y pourvoie par le don des langues. De même que la
diversité des langues s'est introduite au moment où les nations versaient dans
l'idolâtrie selon la Genèse (11, 7), de même quand il fallut ramener les
nations au culte du Dieu unique, on remédia à cette diversité par le don des
langues.
Solutions :
1. D'après saint Paul (1 Co 12, 7), "la manifestation de
l'Esprit est donnée pour l'utilité commune". Aussi a-t-il suffi à Paul et
aux autres Apôtres d'être instruits par Dieu de la langue de tous les peuples
autant que le requérait l'enseignement de la foi. Mais quant aux ornements que
l'art ajoute au langage, saint Paul en eut le don dans sa propre langue, mais
non dans une langue étrangère. Il en est de même pour la science et la sagesse
: les Apôtres en furent instruits pour autant que l'exigeait l'enseignement de
la foi ; mais ils n'eurent pas la connaissance de tout ce qui est du domaine
des sciences apprises, par exemple des conclusions de l'arithmétique ou de la
géométrie.
2. Les deux solutions étaient possibles : ou bien à l'aide
d'une seule langue les Apôtres seraient compris de tous, ou bien ils
parleraient toutes les langues. Toutefois cette seconde solution convenait
davantage : cela rassortissait à la perfection de leur science, d'être capables
non seulement de s'exprimer en n'importe quelle langue, mais encore de pouvoir
comprendre ce que les autres leur disaient. Dans la première solution, où tous
auraient compris l'unique langue parlée par les Apôtres, cela se serait produit,
soit en vertu de la science des auditeurs, qui auraient traduit aussitôt la
langue qui leur étaient parlée, soit par une sorte d'illusion, les mots
parvenant aux oreilles des auditeurs autrement qu'ils n'étaient proférés. Ainsi
la Glose dit-elle sur ce deuxième chapitre des Actes des Apôtres : "Ce fut
un plus grand miracle, qu'ils aient parlé toutes sortes de langues." Et
saint Paul écrit (1 Co 14, 18 Vg) : "je rends grâce à Dieu de parler les
langues de vous tous."
3. Le Christ, personnellement, n'avait à prêcher qu'à un seul
peuple, aux juifs. Bien qu'il ait eu, sans aucun doute, de la façon la plus
parfaite, la science de toutes les langues, il ne fut donc pas nécessaire qu'il
les parle toutes. - Quant aux chrétiens d'aujourd'hui, selon la remarque de
saint Augustin : "si actuellement personne de ceux qui reçoivent le Saint-Esprit
ne parle toutes les langues, c'est parce que l'Église elle-même les parle
toutes ; et nul ne reçoit le Saint-Esprit, s'il n'est dans cette Église".
Objections :
1. Il semble que le don des langues soit supérieur à la grâce
de la prophétie. En effet, des qualités propres aux êtres les meilleurs
apparaissent comme les meilleures, selon Aristote. Or le don des langues est
propre au Nouveau Testament, comme on le chantait dans une séquence de la
Pentecôte : "C'est lui qui aujourd'hui gratifie les Apôtres du Christ d'un
présent extraordinaire, inconnu à tous les siècles." Mais la prophétie
convient plutôt à l'Ancien Testament, selon l'épître aux Hébreux (1, 1) :
"A maintes reprises et de bien des façons, Dieu a jadis parlé à nos Pères
par les Prophètes." Il paraît donc bien que le don des langues est
supérieur à celui de la prophétie.
2. Ce qui nous ordonne à Dieu semble plus excellent que ce qui
nous ordonne aux hommes. Or, par le don des langues, on s'ordonne à Dieu, tandis
que par la prophétie, on s'ordonne aux hommes. Saint Paul écrit en effet (1 Co
14, 2) : "Celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu
; tandis que celui qui prophétise s'adresse aux hommes pour leur édification."
Il semble donc que le don des langues soit supérieur au don de la prophétie.
3. Le don des langues demeure d'une manière habituelle chez
celui qui le possède, et l'homme a le pouvoir de l'utiliser lorsqu'il le veut. Aussi
saint Paul dit-il (1 Co 14, 18 Vg) : "je rends grâce à Dieu de parler les
langues de vous tous." Or, on l'a vu il n'en va pas ainsi avec le don de
la prophétie ; le don des langues lui est donc supérieur.
4. L'interprétation des discours semble se ranger sous la
prophétie, car on interprète les Écritures par le même Esprit qui les a
produites. Or l'interprétation des discours figure dans la 1ère épître
aux Corinthiens (19, 29) après le don des langues. Il semble donc que le
charisme des langues soit supérieur à celui de la prophétie, surtout par
rapport à l'une de ses parties.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Co
14, 15) : "Celui qui prophétise est supérieur à celui qui parle en langues."
Conclusion :
Le charisme de la
prophétie surpasse celui des langues d'une triple manière.
- 1° Le don des
langues se rapporte à des mots, qui ne sont que les signes d'une vérité
intelligible, comme les images qui apparaissent dans la vision de l'imagination
; aussi saint Augustin compare-t-il le don des langues à cette sorte de vision.
Or on a dit plus haut que le don de prophétie consiste dans l'illumination même
de l'esprit en vue de connaître la vérité intelligible ; et l'on a vu que cette
illumination intellectuelle est plus excellente que la vision de l'imagination.
On dira donc parallèlement que la prophétie surpasse le don des langues
considéré en lui-même.
- 2° Le don de la
prophétie fait connaître les réalités elles-mêmes ; ce qui est plus noble que
la connaissance des mots procurée par le don des langues.
- 3° Le don de la
prophétie est enfin plus utile. L'Apôtre le prouve de trois manières. - 1) La
prophétie est plus profitable à l'édification de l'Église ; celui qui parle en
langues n'y contribue en rien, à moins qu'il n'y ajoute une explication. - 2)
Elle est plus utile à celui qui parle ; son esprit ne serait pas édifié, s'il
parlait en diverses langues sans les comprendre, ce qui revient au don de
prophétie. - 3) Elle est plus utile aux infidèles. C'est surtout pour eux
qu'est accordé le don des langues ; cependant il pourrait bien arriver qu’ils
traitent parfois d'insensés ceux qui parlent en langues, de même que les juifs
considéraient les Apôtres comme des gens ivres parce qu'ils parlaient en
langues, nous disent les Actes (2, 13). Les prophéties, au contraire, convainquent
les infidèles en révélant les secrets de leur coeur.
Solutions :
1. Comme il a été dit plus haut, ce qui fait la supériorité
de la prophétie, c'est non seulement qu'elle éclaire par une lumière
intelligible, mais aussi qu'elle fait percevoir une vision, dans l'imagination.
De même aussi appartient-il à la perfection de l'opération de l'Esprit Saint
non seulement de remplir l'esprit humain de la lumière prophétique, et l'imagination
de la vision sensible, comme cela se produisait dans l'Ancien Testament, mais
encore de disposer extérieurement la langue à proférer les différents signes du
langage. Cette totale perfection est atteinte dans le Nouveau Testament, selon
cette parole (1 Co 14, 26) : "Chacun de vous a son cantique, ou son
enseignement, ou son discours en langues, ou son apocalypse", c'est-à-dire
sa révélation prophétique.
2. L'homme, par le don de prophétie, est ordonné à Dieu selon
l'esprit, ce qui est plus noble que de lui être ordonné selon le langage
seulement. De plus, celui qui parle en langues "ne parle pas aux hommes",
parce qu'il ne s'adresse pas à leur intelligence ou ne s'exprime pas pour leur
utilité ; mais il ne s'adresse qu'à l'intelligence de Dieu et ne s'exprime que
pour sa gloire. Par la prophétie, au contraire, l'homme se tourne vers Dieu et
vers le prochain ; c'est pourquoi elle est un don plus parfait.
3. La révélation prophétique s'étend à tous les objets de
connaissance surnaturelle ; aussi arrive-t-il, en vertu de sa perfection même, que
dans l'état d'imperfection de cette vie, on ne puisse la recevoir d'une manière
parfaite et habituelle, mais seulement d'une façon imparfaite et transitoire.
Au contraire, le don des langues ne s'étend qu'à la connaissance d'une réalité
particulière : le langage des hommes. C'est pourquoi l'imperfection de cette
vie ne s'oppose pas à ce qu'on le possède parfaitement et par mode d'habitus.
4. L'interprétation des discours peut se ranger sous le don de
prophétie, dans la mesure où l'esprit reçoit une lumière qui lui permet de
comprendre et d'exposer ce qui est obscur dans les discours, soit en raison de
la difficulté des sujets traités, soit à cause des mots inconnus qui sont
employés, soit par suite des images dont on se sert, selon ces paroles du livre
de Daniel (5, 16) : "J'ai entendu dire de toi que tu peux interpréter les
choses obscures et résoudre les questions difficiles." Il s'ensuit que
l'interprétation des discours l'emporte sur le don des langues ; l'Apôtre dit
lui-même (1 Co 14, 5) : "Celui qui prophétise est plus grand que celui qui
parle en langues, à moins que ce dernier n'interprète ce qu'il dit." Si
l'interprétation des discours est cependant placée après le don des langues, c'est
précisément parce qu'elle s'étend aussi à l'explication des divers genres de
langues.
L'Apôtre le cite
en ces termes (1 Co 12, 8) : "A l'un l'Esprit donne le discours de la
sagesse, à l'autre le discours de la science."
A ce sujet, nous
nous demandons : - 1. Y a-t-il un charisme du discours ? - 2. A qui ce charisme
convient-il ?
Objections :
1. Il ne
semble pas. En effet, la grâce donne à l'homme ce qui dépasse les forces de la
nature. Or, c'est la raison naturelle qui a inventé l'art de la rhétorique, laquelle
permet à l'homme "d'instruire, de plaire, de toucher", dit saint Augustin.
Mais tout cela concerne la grâce du discours. Il semble donc que cette grâce ne
soit pas un charisme.
2. Tout
charisme se rapporte au règne de Dieu. Or l'Apôtre dit (1 Co 4, 20) : "Le
règne de Dieu ne consiste pas en discours, mais en puissance." Il n'y a
donc aucun charisme dans le discours.
3. Nulle
grâce n'est donnée en raison des mérites ; car "si elle venait des oeuvres,
ce ne serait plus une grâce" (Rm 11, 6). Or le discours est donné à chacun
en raison de ses mérites. Commentant en effet le Psaume (119, 43) : "Ne
retirez pas de ma bouche la parole de vérité", saint Grégoire écrit :
"Le Dieu tout-puissant accorde la parole de vérité à ceux qui la mettent
en pratique, et il la retire à ceux qui ne le font pas." Le don du
discours n'est donc pas un don gratuit.
4. De même
que l'homme doit exprimer par son discours ce qui relève du don de sagesse ou
de science, de même doit-il exposer ce qui relève de la vertu de foi. Donc, si
l'on admet que le discours de sagesse et le discours de science sont des dons
gratuits, pour la même raison il faut aussi ranger le discours de foi parmi les
charismes.
Cependant :
On lit dans l'Ecclésiastique (6, 5 Vg) :
"Le discours gracieux abondera chez l'homme de bien." Or la bonté de
l'homme vient de la grâce. Par suite aussi la grâce du discours.
Conclusion :
Les dons gratuits sont donnés en vue de
l'utilité commune, on l'a dit. Or la connaissance que l'on reçoit de Dieu ne
saurait servir à l'utilité d'autrui qu'au moyen du discours. Et comme le Saint-Esprit
n'omet rien de ce qui est utile à l'Église, il assiste aussi ses membres dans
leurs discours, non seulement pour qu'ils soient compris de tous, ce qui
appartient au don des langues, mais encore pour qu'ils parlent avec efficacité,
ce qui relève de la grâce du discours.
Cette grâce du discours a un triple
effet :
- 1. Instruire l'intelligence des
auditeurs
- 2. Plaire à leur coeur, afin qu'ils
écoutent volontiers la parole divine.
- 3. Toucher leur âme, pour qu'ils
aiment la vérité et la mettent en pratique. Pour cela, le Saint-Esprit se sert
de la langue humaine comme d'un instrument ; mais c'est lui-même qui achève
intérieurement le travail. Aussi saint Grégoire dit-il dans une homélie de la
Pentecôte : "Si le Saint-Esprit ne remplit pas le coeur des auditeurs, c'est
en vain que la voix des prédicateurs résonne à leurs oreilles."
Solutions :
1. Dieu
opère quelquefois miraculeusement, et d'une façon supérieure, ce que peut faire
aussi la nature ; ainsi le Saint-Esprit réalise par le charisme du discours ce
que l'art oratoire peut faire moins bien.
2. Nous
venons de le dire, l'Apôtre parle du discours qui s'appuie sur l'éloquence
humaine, sans le secours du Saint-Esprit. Aussi a-t-il écrit d'abord : "Je
tiendrai compte, non pas du discours de ces orgueilleux, mais de leur puissance."
Et il avait dit de lui-même auparavant (2, 4) : "Mon discours et ma
prédication ne s'appuyèrent pas sur les paroles persuasives de la sagesse
humaine, mais sur la manifestation de l'Esprit et de sa puissance."
3. Le
charisme du discours, on vient de le dire, est donnée à certains pour l'utilité
d'autrui. Aussi est-il parfois retirée par suite de la faute, soit de
l'auditeur, soit de l'orateur. Ce ne sont pas les bonnes oeuvres de l'un et de
l'autre qui méritent directement cette grâce, mais elles écartent les
obstacles. De même pour la grâce sanctifiante : on la perd par sa faute, mais on
ne la méritait pas par ses bonnes oeuvres, encore que celles-ci en enlèvent les
obstacles.
4. Redisons-le,
la grâce du discours a pour but l'utilité commune. Or celui qui communique sa
foi le fait par le discours de la science ou de la sagesse. C'est pourquoi on
lit dans saint Augustin : "Savoir les moyens que la foi emploie pour
secourir les âmes pieuses et pour se défendre contre les impies, voilà ce que
l'Apôtre semble appeler la science." Aussi saint Paul n'a-t-il pas eu à
mentionner un discours de foi ; il lui a suffi d'admettre un discours de
science et de sagesse.
Objections :
1. Il
semble que le charisme du discours de sagesse et de science convienne aussi aux
femmes. On l'a vu en effet, l'enseignement se rattache à ce charisme. Or
enseigner convient aux femmes, car il est dit dans les Proverbes (4, 3-4 Vg) :
"Fils unique, j'étais devant ma mère, et elle m'enseignait."
2. La grâce
de la prophétie l'emporte sur la grâce du discours, comme la contemplation de
la vérité l'emporte sur son annonce. Or la prophétie est accordée aux femmes ;
l'Écriture parle, en effet au livre des Juges (4, 4), de Débora ; au livre des
Rois (2 R 22, 14), de Holda la prophétesse, femme de Sellum ; et dans les Actes
des Apôtres (21, 9) des quatre filles de Philippe. En outre l'Apôtre écrit (1
Co 11, 5) : "Toute femme qui prie ou qui prophétise..."
À plus forte raison, semble-t-il, la
grâce du discours convient-elle aux femmes.
3. Saint Pierre
écrit (1 P 4, 10) : "Que chacun mette au service des autres le don qu'il a
reçu." Or certaines femmes reçoivent le don de sagesse et de science, dont
elles ne peuvent faire bénéficier les autres que par la grâce du discours.
Celle-ci leur appartient donc aussi.
Cependant :
L’Apôtre dit (1 Co 14, 34) : "Dans
les assemblées, que les femmes se taisent", et (1 Tm 2, 12) : "je ne
permets pas aux femmes d'enseigner." Or c'est là le but principal de la
grâce du discours. Celle-ci ne convient donc pas aux femmes.
Conclusion :
Le discours peut être pratiqué de deux
façons.
1. En particulier, à l'adresse d'une ou
de quelques personnes, dans un entretien familier. Dans ce cas la grâce du
discours peut convenir aux femmes.
2. En public, devant toute l'assemblée.
Cela est interdit aux femmes : tout d'abord et principalement, parce que la
femme doit être soumise à l’homme, selon la Genèse (3, 16). Or enseigner et
persuader publiquement dans l'assemblée convient, non aux sujets, mais aux
supérieurs. Si pendant des hommes qui sont des inférieurs peuvent accomplir cet
office, c'est en vertu d'une commission, et parce que leur sujétion ne leur
vient pas, comme aux femmes, de la nature, mais par suite d'une cause
accidentelle. - Ensuite, par crainte que le coeur des hommes ne soit séduit par
désir, selon l'Ecclésiastique (9, Il Vg) : "Les entretiens des femmes sont
comme un feu dévorant." - Enfin, parce que les femmes, généralement, ne
sont pas assez instruites en sagesse pour qu'il soit possible de leur confier
sans inconvénient un enseignement public.
Solutions :
1.
L'Écriture parle ici de l’enseignement privé en vertu duquel la mère instruit
son fils.
2. Dans la
grâce de la prophétie, c'est l'esprit qui est illuminé par Dieu. Or, sous ce
rapport de l'esprit, il n'y a pas de différence de sexe entre les humains, selon
cette parole (Col 3, 10) : "Vous avez revêtu l'homme nouveau, qui se
renouvelle suivant l'image de celui qui l'a créé. Dans ce renouvellement, il
n'y a plus ni homme, ni femme." Mais la grâce du discours a pour objet
l'instruction des gens, et là se retrouve la différence des sexes. La
comparaison n'est donc pas valable.
3. C'est de
manière différente, et selon sa condition particulière, que chacun met au
service des autres le don qu'il a reçu de Dieu. Aussi les femmes qui ont reçu
le don de sagesse et de science peuvent-elles en faire usage pour
l'enseignement privé, mais non pour l'enseignement public.
- 1. Y a-t-il un charisme des miracles ?
- 2. A qui convient-il ?
Objections :
1. Il semble qu'aucun charisme ne soit ordonné à faire des
miracles. Toute grâce, en effet, apporte quelque chose dans l'âme de celui qui
elle est accordée. Or ce n'est pas ici le cas, puisque des miracles se font
aussi par le contact de cadavres, comme on le lit au livre des Rois (2 R 13, 2l)
: "Un cadavre ayant été jeté dans, sépulcre d'Élisée, à peine eut-il
touché les ossements du prophète que l'homme reprit vie et se tint debout."
Le pouvoir de faire des miracles n'est donc pas un charisme.
2. Les charismes viennent du Saint-Esprit selon saint Paul (1
Co 12, 4) : "Il y a diversité de grâces, mais c'est le même Esprit qui les
distribue." Or les miracles peuvent se faire aussi par l'intervention de
l'esprit impur, d'après cette parole de notre Seigneur (Mt 24, 24) : "Il
surgira de faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges."
Le pouvoir de faire des miracles ne relève donc pas du charisme.
3. Les miracles se distinguent en "signes", "prodiges"
et "vertus". Il est donc illogique de ranger l'activité des vertus
parmi les charismes, plutôt que celle des prodiges ou des signes.
4. La guérison miraculeuse se fait par la vertu divine. On ne
doit donc pas distinguer la grâce des guérisons de l'activité des vertus.
5. L'activité miraculeuse vient de la foi, soit de celui qui
les accomplit, d'après cette parole (1 Co 13, 2) : "Si je possédais toute
la foi, au point de transporter des montagnes...", soit de ceux pour
lesquels on fait des miracles, selon ce mot en saint Matthieu (13, 58) : "Il
ne fit pas beaucoup de miracles en ce lieu, à cause de leur incrédulité." Donc
si la foi est classée parmi les charismes, il est superflu d'en admettre une
autre pour l'activité des signes.
Cependant :
L’Apôtre cite
entre autres charismes (1 Co 12, 9) : "Celui-ci reçoit le don de guérir, cet
autre d'opérer des miracles."
Conclusion :
On l'a vu plus
haut l'Esprit Saint pourvoit suffisamment son Église de tout ce qui est utile
au salut, et tel est le but des charismes. Or, s'il est nécessaire que la
transmission de la vérité divine soit assurée par le don des langues et la
grâce du discours, ainsi convient-il que le discours soit confirmé pour devenir
croyable. C'est à cela que vise l'opération des miracles, comme on le dit en
saint Marc (16, 20) : "Leur discours fut confirmé par les signes qui
suivirent." Et cela à juste titre. Car il est naturel à l'homme de saisir
la vérité intelligible au moyen des effets sensibles. C'est ainsi que l'homme, conduit
par sa raison naturelle, peut parvenir à une certaine connaissance de Dieu par
le spectacle de la nature ; de même, à la vue de certains effets surnaturels
qu'on appelle miracles, il sera amené à une connaissance surnaturelle des
vérités à croire. C'est pourquoi l'activité miraculeuse fait partie des dons
gratuits ou charismes.
Solutions :
1. De même que la prophétie englobe tout ce que l'on peut
connaître surnaturellement, l'activité miraculeuse a pour objet tout ce que
l'on peut produire surnaturellement. Or les miracles ont pour cause la
toute-puissance divine, qui ne peut être communiquée à aucune créature. Il est
donc impossible que le pouvoir d'opérer les miracles soit une qualité qui
demeure habituellement dans l'âme. Cependant de même que l'esprit du prophète
est mû par l'inspiration divine à connaître surnaturellement une vérité, il
peut arriver de la même manière que l'esprit du thaumaturge soit mû à faire un
acte suivi par un miracle que Dieu produit par sa puissance. Parfois, c'est à
la suite d'une prière ainsi saint Pierre ressuscitant Tabitha (Ac 9, 40)
d'autres fois, sans qu'il y ait de prière apparente, Dieu agit selon la volonté
de l'homme : c'est le cas de saint Pierre reprochant leur mensonge à Ananie et
à Saphire, et les livrant à une mort subite (5, 3). Voilà pourquoi saint Grégoire
écrit : "Les saints font des miracles, tantôt par leur puissance, tantôt
par leur prière." Dans les deux cas, c'est Dieu qui est l'auteur principal
et qui se sert instrumentalement, soit du mouvement intérieur de l'homme, soit
de sa parole, soit d'un acte extérieur, soit d'un contact corporel, même celui
d'un cadavre. Aussi, après que Josué eut ordonné, comme par sa propre puissance
(Jos 10, 12) : "Soleil, tiens-toi contre Gabaon", le texte ajoute
aussitôt : "Il n'y eut ni auparavant ni depuis un jour aussi long, le
Seigneur obéissant à la voix de l'homme."
2. Le Seigneur parle ici des miracles qui se produiront au
temps de l'Anti-Christ et dont saint Paul dit (2 Th 2, 9 Vg) : "Il viendra
avec l'appareil de Satan, accompagné de toutes sortes de miracles, de signes et
de prodiges trompeurs." Sur quoi saint Augustin écrit : "On peut se
demander pourquoi ces signes et ces prodiges sont appelés trompeurs : est-ce
parce qu'ils trompent les sens des hommes par des fantômes, en paraissant faire
ce qu'ils ne feront pas en réalité ? Ou est-ce parce que, tout en étant de
vrais prodiges, ils entraîneront les hommes au mensonge ?" Les prodiges
sont vrais si les choses elles-mêmes sont réelles ; c'est ainsi que les
magiciens de Pharaon ont produit de vraies grenouilles et de vrais serpents.
Pourtant ce ne seront pas des miracles au sens propre du mot, car ils se feront
en vertu de causes naturelles, comme nous l'avons montré dans la première
Partie. Au contraire, l'opération des miracles, qui est due à un charisme, se
fait par la puissance divine et a pour but l'utilité des hommes.
3. Dans les miracles, il y a deux choses à distinguer : 1°
L'action elle-même qui dépasse les forces de la nature ; c'est ce qui fait
donner aux miracles le nom de "vertus". - 2° Le but des miracles, qui
est de manifester quelque réalité surnaturelle ; à ce point de vue, on les
appelle généralement des "signes" ; mais à cause de leur excellence, on
les nomme "prodiges", en tant qu'ils produisent quelque chose au
loin.
4. La grâce des guérisons est mentionnée séparément parce
qu'elle confère à l'homme un bienfait particulier, la santé du corps, en plus
du bienfait commun à tous les miracles, qui est de mener les hommes à la
connaissance de Dieu.
5. On attribue l'activité miraculeuse à la foi pour deux
raisons : d'abord parce qu'elle sert à confirmer la foi ; ensuite, parce
qu'elle procède de la toute-puissance divine, sur laquelle s'appuie la foi. Et
cependant, outre la grâce de la foi, il faut la grâce du discours pour enseigner
cette foi ; il n’est donc pas surprenant que l'opération des miracles soit
nécessaire aussi pour la confirmer.
Objections :
1. Il apparaît que les méchants ne peuvent en faire. Car on
vient de dire qu'ils s'obtiennent par la prière. Or la prière du pécheur ne
saurait être exaucée, selon saint Jean (9, 31) : "Nous savons que Dieu
n'écoute pas les pécheurs", et, dans les Proverbes (28, 9) : "La
prière de celui qui ne suit pas la loi sera exécrable."
2. On attribue les miracles à la foi, d'après cette
affirmation du Seigneur (Mt 17, 19) : "Si vous aviez de la foi gros comme
une graine de moutarde, vous diriez à cette montagne de se déplacer, et elle le
ferait." Or "la foi sans les oeuvres est morte", dit saint Jacques
(2, 20) ; elle ne paraît donc pas avoir d'opération propre. Il en résulte que
les méchants, qui ne peuvent accomplir d'oeuvres bonnes, ne sauraient non plus
faire de miracles.
3. Les miracles sont des témoignages divins, car on lit dans
l'épître aux Hébreux (2, 4) : "Dieu a donné son attestation par des signes,
des prodiges et toutes sortes de miracles." Voilà pourquoi l'Église
canonise les saints sur le témoignage des miracles. Or Dieu ne peut être le
témoin de la fausseté. Il apparaît donc que les méchants ne peuvent faire de
miracles.
4. Les bons sont plus étroitement unis à Dieu que les
méchants. Or tous les bons ne font pas des miracles. Donc beaucoup moins encore
les méchants.
Cependant :
L’Apôtre écrit (1
Co 13, 2) : "Quand bien même j'aurais toute la foi jusqu'à transporter les
montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien." Mais celui qui ne
possède pas la charité se range parmi les méchants ; car, écrit saint Augustin
: "c'est le seul "don du Saint-Esprit" qui distingue les fils du
royaume des fils de perdition". Il semble donc que même les méchants
peuvent accomplir des miracles.
Conclusion :
Parmi les miracles,
il y en a qui ne sont pas de vrais miracles, mais seulement des faits
imaginaires qui mystifient l'homme pour lui faire croire ce qui n'existe pas.
D'autres sont des faits réels, mais ils ne méritent pas vraiment le nom de
miracles, parce qu'ils sont le produit de certaines causes naturelles. Ces deux
catégories de prétendus miracles peuvent être accomplis par les démons, comme
on vient de le dire.
Les vrais miracles,
au contraire, ne peuvent se faire que par la puissance divine : Dieu les
produit pour l'utilité des hommes. Et cela pour deux fins : 1° pour confirmer
la vérité prêchée ; 2° pour montrer la sainteté d'un homme que Dieu veut
proposer en exemple de vertu.
Dans le premier
cas, les miracles peuvent être accomplis par quiconque prêche la vraie foi et
invoque le nom du Christ. Or on voit parfois les méchants agir de cette façon.
Aussi, sous ce rapport, même les méchants peuvent accomplir des miracles. Sur
la parole en saint Matthieu (7, 22) : "N'avons-nous pas prophétisé en ton
nom ?" Saint Jérôme écrit : "Prophétiser, faire des miracles, chasser
des démons n'est pas toujours une preuve du mérite de celui qui agit ; mais
c'est l'invocation du nom du Christ qui obtient tout cela, afin que les hommes
honorent la divinité de celui au nom de qui se font tant de miracles."
Dans le second cas,
les miracles ne sont accomplis que par les saints : c'est en effet pour prouver
leur sainteté que des miracles sont accomplis, pendant leur vie ou après leur
mort, par eux-mêmes ou par d'autres. On lit dans les Actes des Apôtres (19, 11)
: "Dieu faisait des prodiges par les mains de Paul ; on appliquait même
sur les malades des linges qui avaient touché son corps, et les malades étaient
guéris." A ce point de vue encore, rien n'empêche qu'un pécheur fasse des
miracles par l'invocation d'un saint. Toutefois, on ne devra pas les attribuer
à ce pécheur, mais à celui dont le miracle manifeste la sainteté.
Solutions :
1. On l'a dit précédemment à propos de la prière : si elle
est exaucée, c'est en s'appuyant non sur le mérite de celui qui la fait, mais
sur la miséricorde divine, qui s'étend jusqu'aux méchants. Aussi Dieu
exauce-t-il parfois même la prière des pécheurs. On lit dans saint Augustin, à
propos de l'aveugle-né : "L'aveugle parlera ainsi avant d'être oint",
c'est-à-dire avant d'avoir été parfaitement éclairé, "car Dieu exauce les
pécheurs".
- Quant à la
parole des Proverbes que "la prière de celui qui ne suit pas la loi sera
exécrable", il faut l'entendre du mérite du pécheur. Mais parfois cette
prière obtient son effet en vertu de la miséricorde de Dieu, soit en vue du
salut de celui qui prie, comme il arriva au publicain dont parle saint Luc (18,
13), soit et vue du salut des autres et de la gloire de Dieu
2. La foi sans les oeuvres est morte pour celui qui croit, puisqu'il
ne vit pas par elle de la vie de la grâce. Mais rien n'empêche un instrument
mort de produire une oeuvre vivante. Ainsi l'homme utilise un bâton. Et c'est
ainsi que Dieu agit en prenant comme instrument la foi pécheur.
3. Les miracles sont toujours de vrais témoignages de ce
qu'ils confirment. Aussi les méchants qui enseignent de fausses doctrines ne
sauraient-il jamais faire de véritables miracles pour confirmer leur
enseignement, bien que parfois ils puissent en accomplir pour glorifier le nom
du Christ qu’ils invoquent, et par la vertu des sacrements qu’ils pratiquent.
Quant aux méchants qui annoncent la vérité, ils font parfois de vrais miracles
pour confirmer leur enseignement, mais non pour attester leur sainteté. Saint Augustin
remarque à ce sujet : "Il y a une grande différence entre les miracles des
magiciens, ceux des bons chrétien et ceux des mauvais chrétiens : les magiciens
les font en vertu de pactes privés avec les démons ; les bons chrétiens en
vertu de la justice publique ; les mauvais chrétiens en vertu des signes
seulement de cette justice."
4. Il dit aussi : "Cela n'est pas accordé à tous les
saints, pour éviter que les faibles ne tombent dans une erreur très pernicieuse,
en imaginant qu'il y a dans de tels exploits des grâces plus précieuses que
dans les oeuvres de justice par lesquelles on obtient la vie éternelle."
Nous devons
étudier à présent la vie active et la vie contemplative. Quatre questions sont
à examiner, qui ont trait :
- I. A la division
de la vie en active et en contemplative (Question 179).
- II. A la vie
contemplative (Question 180).
- III. A la vie
active (Question 181).
- IV. A la
comparaison de la vie active avec la contemplative (Question 182).
- 1. Cette
division est-elle fondée ? - 2. Cette division est-elle adéquate ?
Objections :
1. Il semble que cette manière de diviser la vie ne soit pas
correcte. En effet, l'âme est le principe de la vie par son essence, suivant
Aristote : "Pour les vivants, être c'est vivre." Or c'est par ses
facultés que l'âme devient principe d'action et de contemplation. Il semble
donc qu'il ne soit pas correct de diviser la vie en active et contemplative.
2. On ne divise pas une chose en fonction de différences qui
ne se vérifient que dans une autre chose postérieure à la première. Mais "actif
et contemplatif" ou encore "pratique et spéculatif" représentent
des fonctions diverses de l'intellect. Or la vie précède l'intelligence. C'est,
en effet, remarque Aristote, sous forme végétative que la vie
apparaît d'abord chez les vivants. Il semble donc que la vie ne se laisse pas
diviser en active et contemplative.
3. "Qui dit vie dit mouvement", remarque Denys. Or
la contemplation évoque plutôt l'idée de repos. "J'entrerai dans ma maison
et m'y reposerai dans la compagnie de la Sagesse" (Sg 8, 16). Il ne semble
donc pas que la vie puisse se diviser en active et contemplative.
Cependant :
Saint Grégoire, déclare
qu'il "existe deux vies, où le Dieu Tout-Puissant nous instruit par sa
sainte parole : la vie active et la vie contemplative".
Conclusion :
Les êtres qui
méritent à proprement parler le nom de vivants sont ceux qui se meuvent ou
agissent d'eux-mêmes. Mais, plus que tout, ce qui convient à un être en raison
de lui-même, est ce qui lui est propre et à quoi le porte sa principale
inclination. Aussi la vie d'un vivant se révèle-t-elle dans l'activité qui plus
que toute autre lui est propre, et vers laquelle le porte sa principale
inclination. C'est ainsi que la vie des plantes se définit par la nutrition et
la génération, celle des animaux par la sensation et le mouvement local, celle
des hommes par la pensée et l'agir rationnel.
En vertu du même
principe, chez les hommes, la vie de chacun sera ce en quoi il prend son
principal plaisir et à quoi il s'applique particulièrement. Et c'est pourquoi, remarque
Aristote, chacun veut plus spécialement "avoir commerce avec ses amis".
Et puisqu'il y a des hommes qui s'adonnent principalement à la contemplation de
la vérité, tandis que d'autres font leur occupation préférée des actions
extérieures, on est fondé à diviser la vie humaine en active et contemplative.
Solutions :
1. Parce qu'elle le fait être en acte, la forme propre de
chaque être est le principe de son opération propre. Donc, lorsque l'on dit que,
pour les vivants, être c'est vivre, cela signifie que les vivants, du fait
qu'ils ont l'être par leur forme, agissent de telle manière.
2. Ce n'est pas la vie dans sa généralité, mais la vie humaine
que l'on divise en active et contemplative. Or l'homme doit précisément à son
intelligence de former une espèce distincte. Il est donc normal que la division
de la vie humaine reproduise celle de l'intelligence elle-même.
3. Le repos de la contemplation s'entend par rapport aux
mouvements extérieurs. L'acte de contempler n'en est pas moins en lui-même un
mouvement, au sens où toute activité est appelée un mouvement. Suivant Aristote
en effet, "la sensation et la pensée sont des mouvements", le
mouvement étant défini "l'acte d'un être parfait". C'est dans le même
sens que Denys distingue trois mouvements de l'âme qui contemple :
rectiligne, circulaire et en spirale.
Objections :
1. Il semble que non : En effet, Aristote assure qu'il existe
trois vies de souveraine excellence : la vie voluptueuse, la vie civile, qui
doit être la même chose que la vie active, et la vie contemplative. La division
en active et contemplative est donc insuffisante.
2. Saint Augustin énumère trois vies différentes la vie de
repos ou contemplative, la vie d'action ou active, et une troisième, de repos
et d'action mêlés.
3. Enfin la vie humaine se diversifie en fonction des actions
diverses auxquelles les hommes s'appliquent. Or il n'y a pas deux manières
seulement d'employer son temps et ses forces.
Cependant :
Ces deux vies se
voient figurées par les deux femmes de Jacob : la vie active par Lia, et la vie
contemplative par Rachel ; et par les deux hôtesses du Seigneur : la vie
contemplative par Marie, et la vie active par Marthe. Saint Grégoire le dit
expressément. Or ce symbolisme disparaîtrait s'il y avait plus de deux vies. La
division de la vie active et contemplative est donc adéquate.
Conclusion :
Cette division, on
l'a déjà dit, concerne la vie humaine, qui se définit elle-même en fonction de
l'intellect. Or l'intellect se divise en actif et en contemplatif. L'activité
intellectuelle, en effet, peut avoir pour fin, soit la connaissance même de la
vérité, et c'est l'affaire de l'intellect contemplatif ; soit quelque action
extérieure, et c'est l'affaire de l'intellect pratique ou actif D'où il suit
que la vie elle-même est adéquatement divisée en active et en contemplative.
Solutions :
1. La vie voluptueuse met sa fin dans la jouissance
corporelle, qui nous est commune avec les bêtes. Aussi Aristote la
qualifie-t-il au même endroit de vie bestiale. Il en résulte qu'elle ne saurait
rentrer dans notre division, où il s'agit de la vie humaine, qui est soit
active, soit contemplative.
2. Les intermédiaires sont faits de la combinaison des
extrêmes, qui les contiennent déjà virtuellement. C'est ainsi que le tiède se trouve
contenu dans le chaud et le froid, le gris dans le blanc et le noir.
Pareillement, dans l'action et la contemplation est incluse la vie composée à
la fois de l'une et de l'autre. Sans compter que, de même que l'un des
composants domine toujours dans le composé, la contemplation ou l'action, suivant
les cas, l'emporte dans ce genre de vie intermédiaire.
3. Les entreprises diverses de l'activité humaine, lorsque la
droite raison les ordonne à subvenir aux nécessités de la vie présente, relèvent
toutes de la vie active, dont c'est le rôle d'y pourvoir. Si elles sont mises
au service d'une convoitise quelconque, elles relèvent de la vie voluptueuse
qui n'est pas englobée dans la vie active. Mais les entreprises humaines qui
sont ordonnées à connaître la vérité, relèvent de la vie contemplative.
- 1. La vie
contemplative appartient-elle à l'intelligence seule, ou bien fait-elle appel
aussi à la volonté ? - 2. Les vertus morales appartiennent-elles à la vie
contemplative ? - 3. La vie contemplative comporte-t-elle un seul acte, ou
plusieurs ? - 4. La considération de n'importe quelle vérité appartient-elle à
la vie contemplative ? - 5. Dans l'état présent, la vie contemplative peut-elle
atteindre à la vision de l'essence divine ? - 6. Les mouvements de la
contemplation distingués par Denys au chapitre 4 des "Noms divins". - 7. La joie de la contemplation. - 8. La durée
de la contemplation.
Objections :
1. Il semble que la vie contemplative n'ait rien à voir avec
la volonté. Au dire d'Aristote : "la contemplation a pour fin la vérité".
Or la vérité regarde l'intelligence seule. Et donc la vie contemplative aussi, semble-t-il.
2. "La vie contemplative, écrit saint Grégoire est
figurée par Rachel, dont le nom signifie : vision du principe." Or la
vision est proprement affaire d'intelligence, et donc aussi la vie
contemplative.
3. Saint Grégoire encore tient que la vie contemplative
demande qu'on se retire de l'action extérieure. La volonté, au contraire, y
incline, et semble donc n'avoir aucun rôle dans la vie contemplative.
Cependant :
Saint Grégoire
écrit aussi : "La vie contemplative consiste à garder de tout son
esprit la charité pour Dieu et le prochain et à s'attacher au seul désir du
Créateur." Or le désir et l'amour relèvent, nous l'avons vu, de la
volonté. Il faut donc que la vie contemplative intéresse pour une part la
volonté.
Conclusion :
Nous avons dit
plus haut qu'on appelait contemplative la vie de ceux dont l'intention
primordiale est de contempler la vérité. Or nous savons que l'intention est un
acte de la volonté. En effet, l'intention a pour objet la fin, qui est
elle-même l'objet de la volonté. D'où il suit que la vie contemplative, qui
relève de l'intelligence pour ce qui regarde son opération essentielle, fait
appel, pour ce qui regarde l'exercice de cette opération, à la volonté, dont
c'est précisément le rôle de mouvoir vers leur acte toutes les autres facultés,
y compris l'intelligence. Nous l'avons dit précédemment.
Or la puissance
appétitive meut aussi bien le sens que l'intellect à regarder quelque chose, parfois
par amour de la réalité que nous voyons, car "là où est ton trésor, là est
ton coeur" (Mt 6, 21), et parfois par amour de la connaissance même
acquise par ce regard. Et c'est pour cela que saint Grégoire situe la vie
contemplative dans "la charité pour Dieu", en tant que cet amour nous
embrase du désir de contempler la beauté divine. Et parce que chacun se délecte
dans la possession de ce qu'il aime, la vie contemplative a pour terme la
délectation. Or celle-ci se trouve dans l'affectivité, et rend l'amour plus
intense.
Solutions :
1. Du fait même que la vérité est la fin de la contemplation,
elle a raison de bien désirable, aimable et délectable. De ce point de vue la
contemplation relève de la puissance appétitive.
2. L'amour de Dieu, notre premier principe, nous incite à
rechercher sa vision. Ce qui fait dire à saint Grégoire : "La vie
contemplative, méprisant tout autre souci, brûle du désir de voir la face de
son Créateur."
3. La volonté meut non seulement les membres du corps à
exercer leurs activités extérieures, mais aussi, nous venons de le dire, elle
meut l'intellect à exercer l'activité contemplative.
Objections :
1. Il semble bien que oui car, selon saint Grégoire :
"La vie contemplative consiste à garder de tout son esprit la charité pour
Dieu et le prochain". Mais les vertus morales, dont les commandements de
la loi prescrivent l'exercice, se ramènent toutes à l'amour de Dieu et du
prochain." L'accomplissement de la loi, c'est l'amour" dit en effet
saint Paul (Rm 13, 10). Au même titre que l'amour, les vertus morales doivent
donc se rattacher à la vie contemplative.
2. La vie contemplative est principalement ordonnée à la
contemplation de Dieu. Saint Grégoire l'a dit : "Méprisant tout autre
souci, elle brûle du désir de voir la face de son Créateur." A cela nul ne
peut parvenir que par la pureté du coeur, fruit des vertus morales. Il est
écrit en effet (Mt 5, 8) : "Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu",
et ailleurs (He 12, 14) : "Recherchez la paix avec tout le monde, et la
sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu." Il semble donc que les vertus
morales appartiennent à la vie contemplative.
3. Saint Grégoire déclare que "la vie contemplative est
belle dans l'âme". Aussi est-elle figurée par Rachel dont il est dit (Gn
29, 17) qu'elle "était belle de visage". Mais, selon la remarque de
saint Ambroise, c'est aux vertus morales et particulièrement à la tempérance
que l'âme est redevable de sa beauté.
Cependant :
Les vertus morales
sont ordonnées à des actions extérieures. La vie contemplative au contraire
implique d'après saint Grégoire : "la cessation de l'activité
extérieure". Les vertus morales n'appartiennent donc pas à la vie
contemplative.
Conclusion :
Il y a deux façons
d'appartenir à la vie contemplative ; à titre d'élément essentiel, ou à titre
de disposition.
Les vertus morales
n'appartiennent pas à l'essence de la vie contemplative. La raison en est que
la fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. Or, déclare Aristote
: "le savoir, qui relève de la considération de la vérité, n'a qu'une
minime valeur quand il s'agit d'exercer les vertus morales". Aussi
rapporte-t-il les vertus morales à la félicité de la vie active, et non pas à la
félicité de la vie contemplative.
Mais les vertus
morales se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions
préalables. En effet, l'acte de contemplation qui fait l'essence de la vie
contemplative se heurte à un double obstacle : à la violence des passions, qui
détourne l’intention de l'âme de l'intelligible vers le sensible, et aux
agitations extérieures. Or les vertus morales refrènent la violence des
passions et apaisent les agitations qui proviennent des occupations
extérieures. C'est pourquoi les vertus morales se rattachent à la vie
contemplative à titre de dispositions.
Solutions :
1. La vie contemplative, nous l'avons dit, trouve son motif
dans la volonté. C'est à ce titre que l'amour de Dieu et du prochain est requis
pour la vie contemplative. Mais les causes motrices ne font pas partie de
l'essence même d'un être. Elles le préparent et le conduisent à sa perfection.
Il ne s'ensuit donc pas que les vertus morales appartiennent essentiellement à
la vie contemplative.
2. La sainteté, au sens de pureté, est produite par les vertus
qui s'occupent des passions entravant la pureté de la raison. La paix, elle, est
l'oeuvre de la justice, vertu régulatrice des actions, selon la parole d'Isaïe
(32, 17) : "L'oeuvre de la justice, c'est la paix." Celui, en effet, qui
s'abstient de porter préjudice à autrui, supprime les occasions de litiges et
de troubles. Et c'est ainsi que les vertus morales disposent à la vie
contemplative, en créant la paix et la pureté.
3. Nous avons vu que la beauté consiste dans un certain éclat
et une harmonie de proportions. Or ces deux facteurs ont leurs racines dans la
raison, car il revient à celle-ci d'organiser, dans tout le reste de l'homme, la
lumière qui manifeste la vérité, et l'harmonie des proportions. C'est pourquoi
la beauté se trouve directement et essentiellement dans la vie contemplative, qui
consiste dans un acte de la raison. Aussi est-il écrit de la contemplation de
la sagesse (Sg 8, 2) : "je suis devenu amoureux de sa beauté."
Dans les vertus
morales, ce qu'on trouve c'est une beauté participée en tant qu'elles
participent de l'ordre rationnel ; et à titre premier dans la tempérance qui
réprime les convoitises, lesquelles obscurcissent au maximum la lumière de la
raison. De là vient que c'est au maximum la vertu de chasteté qui rend apte à
la contemplation, du fait que les délectations sexuelles sont ce qui rabaisse
le plus l'esprit au niveau du sensible, dit saint Augustin.
Objections :
1. Il semble que oui. Richard de saint Victor distingue en
effet la contemplation, la méditation et la cogitation, qui toutes semblent
appartenir à la vie contemplative. Cela fait plusieurs actes.
2. Saint Paul a dit (2 Co 3, 18) : "Pour nous, considérant
à visage découvert la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même
clarté." Or cela relève de la vie contemplative. Cela fait donc à son
bénéfice un acte de plus la considération ou spéculation.
3. Saint Bernard écrit que "la première et suprême
contemplation, c'est l'admiration de la Majesté". Or saint Jean Damascène
fait de l'admiration une espèce de crainte. La vie contemplative comporterait
donc bien plusieurs actes.
4. Enfin on rattache à la vie contemplative la prière, la
lecture et la méditation. De même l'audition. De Marie, qui représente la vie
contemplative, il est écrit (Lc 10, 39) : "Assise aux pieds du Seigneur, elle
écoutait ses paroles." Plusieurs actes semblent donc appartenir à la vie
contemplative.
Cependant :
La vie se définit
ici par l'opération dont l'homme fait sa visée principale. Donc, si la vie
contemplative comportait plusieurs opérations, il y aurait, non pas une, mais
plusieurs vies contemplatives.
Conclusion :
Nous parlons ici
de la vie contemplative, qui convient à l'homme. Or il y a, d'après Denys, cette
différence entre l'homme et l'ange, que l'ange voit la vérité d'un simple
regard, tandis que l'homme ne parvient à cette intuition de la simple vérité
que par une suite d'opérations et à partir de données multiples. D’où il
résulte que la vie contemplative consiste en un acte unique dans lequelle se
consomme finalement, et qui est la contemplation de la vérité. Et c’est de cet
acte final qu’elle reçoit son unité. Mais elle comporte beaucoup d’autres actes,
qui la préparent à cet acte suprême. Certains de ces actes se rapportent à
l’acquisition des principes, d'où l'on procède à la contemplation de la vérité
; d'autres ont pour objet de déduire, à partir des principes, la vérité que
l'on cherche à connaître. L'acte final et qui consomme tout, c'est la
contemplation même de la vérité.
Solutions :
1. La cogitation, au sentiment de Richard de saint Victor, consiste,
semble-t-il, à examiner un grand nombre de choses, d'où l'on se propose
d'extraire une vérité simple.
- Ce mot cogitation couvrirait donc, tout
ensemble, les perceptions sensibles destinées à nous faire connaître certains
effets, les imaginations et les raisonnements portant sur des signes divers, ou
sur tout ce qui peut nous acheminer à la connaissance de la vérité recherchée. Cependant,
suivant saint Augustin, toute opération actuelle de l'intelligence peut être
qualifiée de cogitation ou de pensée.
- La méditation s'entend, à ce qu'il semble, du
progrès de la raison, qui à partir de certains principes, s'achemine à la
contemplation d'une vérité. D'après saint Bernard, le mot considération aurait le même sens. Cependant Aristote l'entend de
toute opération de l'esprit.
- Quant à la contemplation, elle désigne la simple
intuition de la vérité. C'est bien la pensée de Richard qui écrit : "La
contemplation est le pénétrant et libre regard de l'esprit sur les choses qu'il
regarde ; la méditation est le regard de l'esprit en quête de la vérité ; la
cogitation c'est l'esprit en train d'inspecter les choses, mais qui ne fixe
encore rien."
2. La Glose, qui est de saint Augustin, explique que speculantes évoque l'idée
de speculum, miroir, et non de specula, observatoire. Or voir un
objet dans un miroir, c'est voir une cause dans son effet, où se reflète son
image. Spéculation équivaudrait donc à méditation.
3. L'admiration est une espèce de crainte consécutive à
l'appréhension d'une chose qui surpasse notre capacité. L'admiration est donc
un acte consécutif à la contemplation d'une vérité sublime. Nous avons déjà
signalé, en effet, que la contemplation se consommait dans la volonté.
4. L'homme parvient à la connaissance de la vérité par deux
voies différentes. Tantôt par le moyen de ce qu'il reçoit d'autrui. Or, pour ce
qui regarde ce que l'homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire, suivant
cette parole (Sg 7, 7) : "J'ai prié et l'esprit de sagesse est venu en moi."
A l'égard de ce qu'il reçoit des hommes, l'audition est nécessaire s'il s'agit
d'un enseignement oral ; et la lecture s'il s'agit d'un enseignement écrit.
Tantôt, et c'est l'autre voie, il lui faut employer l'étude personnelle ; d'où
la nécessité de la méditation.
Objections :
1. Il semble que la vie contemplative consiste, non pas
seulement dans la contemplation de Dieu, mais dans la considération de
n'importe quelle vérité. Il est dit dans le Psaume (139, 14) : "Admirables
sont tes oeuvres, et cette science me dépasse." Mais la connaissance des
oeuvres divines représente une contemplation de la vérité. La vie contemplative
comporterait donc non seulement la contemplation de la Vérité divine, mais
encore celle de n'importe quelle vérité.
2. Saint Bernard écrit : "La première contemplation
consiste dans l'admiration de la majesté, la deuxième a pour objet les
jugements de Dieu, la troisième ses bienfaits, la quatrième ses promesses."
Or, de ces quatre contemplations, la première seule se rapporte à la vérité
divine, les trois autres ayant pour objet les oeuvres de Dieu. La vie
contemplative admet donc, outre la contemplation de la Vérité divine, la
considération de la vérité dans les oeuvres de Dieu.
3. Richard de saint Victor distingue six espèces de
contemplation :
- 1° "La
première, purement sensible, a pour objet les êtres corporels.
- 2° La deuxième, sensible
encore mais avec intervention de la raison, considère l'ordre et la disposition
des êtres sensibles.
- 3° La troisième rationnelle
mais à base sensible, s'élève de la considération des choses visibles aux
invisibles.
- 4° Là quatrième,
purement rationnelle, applique l'esprit aux réalités invisibles, ignorées de
l'imagination.
- 5° La cinquième
est supra-rationnelle ; en elle nous connaissons par la révélation des choses
que la raison humaine est incapable de comprendre.
- 6° La sixième, supra
et extra-rationnelle, existe quand nous connaissons par l'illumination divine
des vérités qui semblent contredire la raison humaine, par exemple ce qui est
dit du mystère de la Trinité."
Or cette dernière
contemplation seulement semble atteindre la vérité divine. La contemplation
n'aurait donc pas pour objet la seule vérité divine, mais encore la vérité qui
se trouve dans les créatures.
4. Ce que l'on cherche dans la vie contemplative, c'est la
contemplation de la vérité en tant que perfection de l'homme. Or toute vérité a
valeur de perfection pour l'esprit humain. N'importe quelle contemplation de la
vérité réalise donc la vie contemplative.
Cependant :
Saint Grégoire a
dit : "Dans la contemplation, ce que l'on cherche c'est le principe, qui
est Dieu."
Conclusion :
Nous avons signalé
qu'il y avait deux manières d'appartenir à la vie contemplative : en qualité
d'élément principal, et en qualité d'élément secondaire ou de disposition. La
contemplation de la vérité divine constitue l'élément principal de la vie
contemplative. Cette sorte de contemplation est en effet la fin même de la vie
humaine. "La contemplation de Dieu, écrit saint Augustin, nous est promise
comme la fin de toutes nos actions et l'éternelle perfection de nos joies."
Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous verrons Dieu
"face à face" ; elle nous rendra alors parfaitement heureux. Dans ce
temps-ci, la contemplation de la vérité divine ne nous est possible que de
façon imparfaite, dans un miroir, sous forme d'énigmes (1 Co 13, 12). Nous lui
devons une béatitude imparfaite, qui commence ici-bas pour parvenir plus tard à
sa consommation. C'est pourquoi Aristote fait consister la félicité dernière de
l'homme dans la contemplation du suprême intelligible.
Mais les oeuvres
divines nous mènent à la contemplation de Dieu, selon qu'il est écrit (Rm 1, 20)
: "Les perfections invisibles de Dieu nous sont rendues accessibles et
mises sous les yeux par le moyen des créatures." Il s'ensuit que la
contemplation des oeuvres de Dieu appartient aussi, en second lieu, à la vie
contemplative, en tant que par elle l'homme se trouve acheminé à la
connaissance de Dieu. D'où cette parole de saint Augustin : "Dans la
considération des créatures il ne s'agit pas de porter une vaine et périssable
curiosité, mais de nous élever aux réalités immortelles et qui ne passent pas."
Ainsi devient-il
manifeste que quatre éléments, dans un certain ordre, appartiennent à la vie
contemplative : - 1° les vertus morales ; - 2° certains actes, outre la
contemplation elle-même ; - 3° la contemplation des oeuvres divines ; - 4° la
contemplation même de la vérité divine.
Solutions :
1. David cherchait à connaître les oeuvres divines pour être
acheminé par elles à la connaissance de Dieu. Aussi dit-il dans un autre Psaume
(143, 5) : "Je méditerai sur les oeuvres de tes mains, j'ai levé mes mains
vers toi."
2. La considération des jugements divins achemine l'homme à la
contemplation de la justice de Dieu ; la considération des bienfaits de Dieu et
de ses promesses mène l'homme à la connaissance de la miséricorde ou bonté de
Dieu, comme par le moyen de ses oeuvres, présentes et à venir.
3. Ces six espèces de contemplation représentent autant de
degrés par où l'on s'élève des créatures à la contemplation de Dieu. La
perception des choses sensibles est située au premier degré. Le mouvement par
où l'on s'élève des choses sensibles aux intelligibles constitue le deuxième.
Le jugement porté sur les choses sensibles à la lumière des intelligibles
compose le troisième. La considération des intelligibles eux-mêmes, formés à
partir des choses sensibles, constitue le quatrième. La contemplation des
intelligibles qui ne sauraient s'acquérir par le moyen des réalités sensibles, mais
que la raison peut connaître, constitue le cinquième. Enfin le sixième est
formé des intelligibles que la raison ne peut ni acquérir ni connaître, mais
qui appartiennent à la sublime contemplation de la vérité divine, en laquelle
s'achève finalement la contemplation.
4. L'ultime perfection de l'intelligence humaine, c'est la
vérité divine. Les autres vérités perfectionnent l'intelligence humaine en vue
de la vérité divine.
Objections :
1. Cela semble possible. Car Jacob a dit (Gn 32, 30) : "J'ai
vu Dieu face à face, et j'ai eu la vie sauve." Or la vision de la face de
Dieu, c'est la vision de son essence. Il semble donc qu'on puisse, dans la vie
présente, se hausser par la contemplation jusqu'à voir l'essence de Dieu.
2. Saint Grégoire écrit à propos des contemplatifs : "Ils
reviennent à eux-mêmes vers le dedans, quand ils méditent les choses
spirituelles et qu'ils ne traînent pas avec eux les ombres des choses
corporelles ou que, les ayant traînées, ils les chassent par le discernement ;
quand, avides de la lumière sans bornes, ils repoussent toutes images où ils
ont coutume de s'enfermer et qu’ils se dépassent eux-mêmes dans leur effort
saisir ce qui est au-dessus d'eux." Mais l'homme n'est empêché de voir
l'essence divine, la lumière sans bornes, que par la nécessité où il est de
s'attacher aux images corporelles. Il semble donc que la contemplation de la
vie présente puisse atteindre jusqu'à la vision de la lumière sans bornes dans
son essence même.
3. Saint Grégoire écrit encore : "A l'âme qui voit le
Créateur, toute créature paraît misérable. Aussi l'homme de Dieu (c'est-à-dire
saint Benoît), qui sur la tour voyait un globe de feu et des anges qui
remontaient au ciel, ne pouvait assurément voir ces choses que dans la lumière
de Dieu." Mais saint Benoît vivait encore de la vie présente. C'est donc
qu'il est possible, dans la vie présente, d'atteindre à la vision de l'essence
divine.
Cependant :
Le même saint Grégoire
déclare : "Aussi longtemps qu'il vit dans une chair mortelle, nul ne fait
dans la contemplation assez de progrès pour qu'il puisse fixer le regard de son
esprit sur le foyer même de la lumière sans bornes."
Conclusion :
Saint Augustin
écrit : "Nul ne voit Dieu tout en vivant de cette vie que vivent les
mortels dans les sens corporels. A moins qu'il ne meure de quelque façon à
cette vie, soit en sortant purement et simplement du corps, soit par la
suspension de l'activité de sens corporels, jamais il ne sera élevé à cette
vision." C'est une question qui a été traitée en détail plus haut à propos
du ravissement et dans la première partie à propos de la vision de Dieu. Il
faut comprendre qu'on peut être dans la vie présente de deux manières.
- 1° De façon
actuelle et avec l'usage actuel des sens corporels. A prendre les choses ainsi,
la contemplation de la vie présente ne peut aucunement atteindre à la vision de
l'essence divine.
- 2° De façon
simplement potentielle et non pas actuelle. C'est-à-dire que l'âme, tout en
étant unie au corps mortel comme sa forme, se trouve à un moment donné ne point
user des sens corporels ni de l'imagination, phénomène qui se vérifie dans le
ravissement. Et dans ce second cas, la contemplation de cette vie peut
atteindre à la vision de l'essence divine. D'où il suit que le degré suprême de
la contemplation, dans la vie présente, est celui de saint Paul lors de son
ravissement. Il s'y trouvait dans un état intermédiaire entre l'état de la vie
présente et celui de la vie future.
Solutions :
1. Denys a écrit : "Si quelqu'un, qui voit Dieu, comprend
ce qu'il voit, ce n'est pas Dieu qu'il voit mais quelqu'une des choses qui lui
appartiennent." Saint Grégoire s'exprime ainsi : "Le Dieu
Tout-Puissant n'est pas vu le moins du monde en sa lumière. L'âme entrevoit
quelque chose d'inférieur à cette lumière, qui lui permet de progresser
droitement et de parvenir ensuite à la gloire de la vision." Donc, lorsque
Jacob dit : "J'ai vu Dieu face à face", on ne doit pas comprendre
qu'il aurait vu l'essence divine, mais qu'il a vu une forme, une image, en
laquelle Dieu lui a parlé. Ou encore, "il appelle face de Dieu la
connaissance qu'il en a eue. Nous connaissons en effet quelqu'un à son visage".
C'est l'explication de la Glose de saint Grégoire sur ce texte.
2. La contemplation humaine, selon la condition de la vie
présente, ne peut être sans images.
Il est en effet
conforme à la nature de l'homme de voir les idées intelligibles dans les images,
dit Aristote. Cependant la connaissance intellectuelle n'a pas pour objet les
images elles-mêmes. Mais elle contemple en elles la pureté de la vérité
intelligible. Cette loi ne se vérifie pas seulement dans la connaissance
naturelle, mais pour ce qui regarde les choses mêmes que nous connaissons par
révélation. Denys a écrit : "La lumière divine nous manifeste les
hiérarchies angéliques en des images symboliques, par le moyen desquelles nous
sommes ramenés au rayon simple", c'est-à-dire à la connaissance simple de
la vérité intelligible. C'est en ce sens qu'il faut interpréter saint Grégoire
quand il parle des contemplatifs qui "ne traînent pas avec eux les images
de choses corporelles". Cela veut dire que leur contemplation ne s'arrête
pas à elles, mais plutôt à la considération de la vérité intelligible.
3. Par ces paroles, il ne semble pas que saint Grégoire
veuille dire que, dans cette vision, saint Benoît a vu l'essence divine. Mais
il veut montrer que, "toute créature paraissant misérable à celui qui a vu
Dieu". Il en résulte que sous la clarté de la lumière divine, toutes
choses peuvent être vues facilement. Aussi ajoute-t-il : "Si peu qu'il ait
entrevu de la lumière du Créateur, le créé quel qu'il soit est devenu pour lui
peu de chose."
Objections :
1. Dans l'activité de contemplation Denys distingue trois
mouvements : circulaire, rectiligne, en
spirale. Cette distinction est sans portée, car la contemplation ressortit
au repos, selon l'Écriture (Sg 8, 16) : "Rentré dans ma maison, je me
reposerai près d'elle" (la Sagesse). Or le repos s'oppose au mouvement.
Les actes de la vie contemplative ne doivent donc pas être désignés comme des
mouvements.
2. L'activité de la vie contemplative relève de l'intelligence
par laquelle l'homme rejoint les anges. Or, lorsqu'il parle des anges, Denys
caractérise ces mouvements d'une autre manière que dans l'âme.
- 1° Il dit en
effet que chez l'ange, le mouvement
circulaire consiste "dans les illuminations du beau et du bien." Au
contraire, quand il s'agit de l'âme, il distingue plusieurs éléments dans la
définition de ce mouvement circulaire. D'abord c'est le mouvement de l'âme
"se retirant des choses extérieures et rentrant en elle-même".
Ensuite, c'est un enroulement de ses puissances sur elles-mêmes, par où l'âme
se libère de l'erreur et des occupations extérieures. Enfin, c'est "l'union
de l'âme à ce qui est au-dessus d'elle".
- 2° Mêmes
divergences dans la description du mouvement
rectiligne chez l'ange et chez l'homme. Chez l'ange, le mouvement
rectiligne consiste à "se porter au gouvernement des êtres qui lui sont
soumis". Dans l'âme, le mouvement rectiligne comporte deux éléments :
d'abord en ce qu'elle "sort vers ce qui l'entoure" ; et ensuite en ce
qu'elle "s'élève des réalités extérieures vers les contemplations simples".
- 3° Nouvelles
différences pour ce qui regarde le mouvement
en spirale chez l'ange et chez l'homme. Chez les anges, Denys fait consister
ce mouvement en ce qu'ils "pourvoient au bien de leurs inférieurs tout en
demeurant dans le même état vis-à-vis de Dieu". Pour l'âme en revanche, il
le place dans "son illumination par les connaissances divines suivant un
mode discursif et par diffusion progressive". La distinction des
opérations contemplatives énoncée plus haut semble donc inadéquate.
3. Richard de saint Victor propose nombre d'autres
distinctions, qui se représente à l'image du vol des oiseaux : "On en
voit, dit-il, qui montent et redescendent tour à tour et à maintes reprises.
D'autres se portent vers la droite puis vers la gauche un grand nombre de fois.
D'autres, c'est en avant et puis en arrière, fréquemment. D'autres décrivent
des circuits, tantôt plus amples et tantôt plus restreints. D'autres enfin
demeurent suspendus, en un point de l'espace, comme immobiles." Il y
aurait donc plus de trois mouvements dans la contemplation.
Cependant :
Nous avons
l'autorité de Denys.
Conclusion :
Nous avons exposé
plus haut que l'opération de l'intelligence, en laquelle consiste
essentiellement la contemplation, est appelée un mouvement au sens où le
mouvement se définit avec Aristote : l'acte d'un être parfait. Nous parvenons
en effet à la connaissance des réalités intelligibles par le moyen des réalités
sensibles. Or les opérations sensibles ne s'accomplissent pas sans quelque
mouvement proprement dit. Ce qui conduit à décrire les opérations
intellectuelles elles-mêmes comme des mouvements, et à assimiler les
différences qui s'y observent aux divers types de mouvements proprement dits.
Mais parmi les mouvements proprement dit ou corporels, les plus parfaits et les
premiers sont d'après Aristote, les mouvements locaux. C'est donc par
comparaison avec eux que l'on a coutume de décrire les opérations
intellectuelles.
Or il y a trois
sortes de mouvements locaux.
- 1° Le mouvement est dit circulaire
lorsqu'une chose se déplace uniformément autour d'un même centre. Les
opérations intellectuelles où s'observe une constante uniformité sont donc assimilées
au mouvement circulaire.
- 2° Il est dit rectiligne lorsqu'une chose se porte
d'un point à un autre. Les opérations intellectuelles où l'on procède d'une
chose à une autre sont comparées au mouvement rectiligne.
- 3° Il est dit en
spirale lorsqu'il combine les deux
précédents. Les opérations intellectuelles enfin où se combine une certaine
uniformité avec un certain progrès vers des termes divers se voient assimiler
au mouvement en spirale.
Solutions :
1. Les mouvements corporels extérieurs s'opposent
effectivement au repos de la contemplation, lequel se définit par opposition
aux occupations extérieures. Mais ces mouvements que sont les opérations
intellectuelles appartiennent au repos même de la contemplation.
2. L'homme et l'ange se ressemblent par l'intelligence, d'une
ressemblance générique. Mais la puissance intellectuelle est chez l'ange
beaucoup plus grande que chez l'homme. Il est donc normal de décrire
différemment ces mouvements dans les âmes et chez les anges, en considération
de la manière différente dont ils se comportent touchant l'uniformité.
L'intelligence angélique possède une connaissance qui est uniforme à deux
titres. En premier lieu, cette intelligence n'extrait pas la vérité
intelligible de la diversité des choses composées. En second lieu, elle ne
saisit pas la vérité intelligible de façon discursive, mais par un simple
regard. L'intelligence de l'âme, au contraire, tire les vérités intelligibles
des choses sensibles et les saisit par voie de raisonnement.
- 1° C'est
pourquoi Denys fait consister le
mouvement circulaire chez les anges en ce qu'ils voient Dieu de façon
uniforme et ininterrompue, sans commencement ni fin, de même que le mouvement
circulaire, n'ayant ni commencement ni fin, se développe uniformément autour
d'un centre.
L'âme au contraire,
avant de parvenir à cette uniformité, doit éliminer au préalable une double
infériorité. Celle, premièrement, que constitue la diversité des choses
extérieures, ce que l'âme réalise en s'en désoccupant. Et c'est à quoi pense
Denys, lorsqu'il rattache au mouvement circulaire de l'âme cette "retraite
des choses extérieures pour rentrer en elle-même". Celle, secondement, que
constitue le raisonnement, ce qui se fait en ramenant toutes les opérations de
l'âme à la simple contemplation de la vérité intelligible. Et c'est ce qu'il a
en vue quand il donne en second lieu comme nécessaire "l'uniforme
enroulement des puissances intellectuelles". Cela veut dire que les
raisonnements prennent fin et que le regard de l'esprit se fixe dans la contemplation
d'une vérité simple. Dans cette opération de l'intelligence, il n'y a pas de
place pour l'erreur. C'est ainsi que l'erreur n'est pas possible en ce qui
regarde l'intelligence des premiers principes, que nous connaissons par simple
regard. Ces deux opérations préliminaires accomplies, apparaît enfin, semblable
à celle des anges, cette uniformité, qui consiste en ce que, tout le reste
ayant été écarté, l'âme se fixe en la seule contemplation de Dieu. C'est ce que
signifie cette phrase : "Puis, devenue en quelque manière uniforme, ramenée
à l'unité ou à la conformité, toutes ses puissances étant unifiées, elle est
acheminée au beau-et-bien."
- 2° Chez les
anges, le mouvement rectiligne ne
peut consister en ce qu'ils procèdent de la considération d'une chose à celle
d'une autre. Il ne peut se rencontrer que dans la sphère de leur providence, où
il consiste en ce que l'ange le plus élevé illumine les anges du dernier rang
par le moyen des anges intermédiaires. C'est là ce que Denys appelle se mouvoir
en ligne droite, "ce que font les anges quand ils exercent leur providence
à l'endroit de leurs inférieurs et qu'ils traversent tout ce qui se trouve
devant eux", c'est-à-dire en suivant l'ordre de rectitude. Dans l'âme, en
revanche, Denys fait consister le mouvement rectiligne en ce qu'elle procède
des réalités extérieures sensibles à la connaissance des réalités
intelligibles.
- 3° Chez les
anges, le mouvement en spirale, qui
est un composé de circulaire et de rectiligne, se rencontre, d'après lui, lorsqu'ils
pourvoient au bien de leurs inférieurs en puisant dans leur contemplation de
Dieu. Le mouvement en spirale dans l'âme, pareillement composé de rectiligne et
de circulaire, consiste à se servir des illuminations divines pour raisonner.
3. Ces divers mouvements, en haut et en bas, à droite et à
gauche, en avant et en arrière et sous forme de circuits, se ramènent tous au
mouvement rectiligne et à celui en spirale. Ils figurent en effet les divers
procédés discursifs de la raison. Celui qui va du genre à l'espèce, du tout à
la partie, correspond, explique Richard lui-même, au mouvement en haut et en
bas. Celui qui va d'un terme au terme opposé, c'est le mouvement à droite et à
gauche. Celui qui part des causes pour aboutir aux effets, c'est le mouvement
en avant et en arrière. Celui qui s'attache aux accidents, proches ou éloignés,
qui entourent une réalité, est figuré par le circuit. Mais quand le progrès
discursif de la raison s'effectue des réalités sensibles aux intelligibles
selon l'ordre naturel de la raison, nous avons le mouvement rectiligne. Quand
il s'effectue au contraire selon les illuminations divines, nous avons le
mouvement en spirale. Seule, l'immobilité dont il fait mention, relève du
mouvement circulaire. D'où il apparaît que l'analyse des mouvements de la
contemplation par Denys est beaucoup plus adéquate et subtile.
Objections :
1. Il semble que la contemplation ne comporte pas de plaisir.
Car celui-ci relève de l'appétit, tandis que la contemplation appartient
principalement à l'intelligence. Le plaisir semble donc étranger à la contemplation.
2. La contention et la lutte empêchent la joie. Or, on
rencontre dans la contemplation contention et lutte. D'après saint Grégoire,
"lorsque l'âme s'efforce de contempler Dieu, elle se trouve engagée dans
une sorte de lutte. Tantôt elle l'emporte et, par l'esprit et la volonté, jouit
en quelque mesure de la lumière infinie. Tantôt elle succombe, défaillant dans
cette jouissance même". La vie contemplative ne connaît donc pas le
plaisir, ou délectation.
3. La délectation est le fruit de l'opération parfaite, observe
Aristote. Mais en cette vie, la contemplation demeure imparfaite. D'après saint
Paul (1 Co 13, 12) : "Nous voyons présentement dans un miroir et par
énigmes." Donc la vie contemplative ne comporte pas de délectation.
4. Ce qui blesse le corps empêche la joie. Mais la
contemplation produit une lésion physique. Aussi, lorsque Jacob a dit : "J'ai
vu le Seigneur face à face" la Genèse (32, 30) ajoute : "Il boitait
d'une jambe ; car touché par l'adversaire, le nerf de sa cuisse était paralysé."
Il semble donc que dans la vie contemplative il n'y ait pas de délectation.
Cependant :
Il est écrit à propos de la contemplation de la Sagesse (Sg 8,
16) : "Son commerce n'a rien d'amer. La vie avec elle ignore l'ennui. Il
n'y a qu'allégresse et joie." Saint Grégoire dit aussi : "La vie
contemplative est d'une bien aimable douceur."
Conclusion :
La contemplation
peut comporter une double délectation. D'abord en raison de l'activité
elle-même. Toute activité en effet, est source de plaisir, si elle correspond à
la nature ou à la disposition de celui qui l'exerce. Or la contemplation de la
vérité correspond à la nature de l'homme, animal raisonnable. C'est ce qui fait
que tout homme a le désir naturel de savoir et jouit par conséquent de
connaître la vérité. Plus délectable encore est-elle pour celui qui, possédant
les vertus de sagesse et de science, se trouve en état de contempler sans
difficulté. Il y a ensuite la délectation qui vient de l'objet, en ce sens que
l'on contemple ce qu'on aime. Cette double joie se rencontre même dans la
vision corporelle. C'est une chose délectable que de voir ; c'en est une
seconde, plus délectable encore, de voir une personne que l'on aime. Donc, parce
que la vie contemplative consiste principalement en la contemplation de Dieu, à
laquelle la charité nous pousse, nous l'avons dit il s'ensuit que dans la vie
contemplative il n'y a pas seulement délectation à cause de la contemplation
elle-même, mais encore en raison de l'amour divin.
Et sur les deux
plans, cette délectation surpasse toute délectation humaine. Car la délectation
spirituelle est plus puissante que la délectation charnelle, nous l'avons vu en
traitant des passions ; et l'amour de charité envers Dieu surpasse tout amour.
C'est pourquoi on chante dans le Psaume (34, 9) : "Voyez et goûtez comme
est bon le Seigneur."
Solutions :
1. Si la vie contemplative réside essentiellement dans
l'intelligence, elle n'en a pas moins sa source dans l'affectivité, en tant que
la charité nous incite à contempler Dieu. Et parce que la fin répond au
principe, il s'ensuit que la vie contemplative s'achève et se consomme dans
l'affectivité. On éprouve de la joie à contempler ce qu'on aime, et cette joie
que nous donne l'objet contemplé accroît encore notre amour. C'est ce que dit
saint Grégoire : "Voir celui que nous aimons nous enflamme pour lui de
plus d'amour encore." Et telle est l'ultime perfection de la vie contempla
Ève, qui consiste, non pas à voir simplement, mais aussi à aimer la vérité
divine.
2. La contention ou la lutte qui provient de ce qu'une réalité
extérieure nous est contraire, nous empêche d'y trouver de la joie. Ce que l'on
combat ne saurait nous donner de la joie. Mais cela, une fois possédé, nous
donne, toutes choses égales d'ailleurs, une joie plus vive." Plus grand
fut le péril dans le combat, plus grande est la joie dans le triomphe", dit
saint Augustin. Or dans la contemplation, la contention et la lutte que nous
avons à soutenir ne viennent pas de ce que la vérité contemplée nous est
contraire. La cause en est dans l'insuffisance de notre intelligence et dans
l'infirmité de notre corps, qui nous tire vers le bas, selon la Sagesse (9, 15)
: "Le corps, sujet à la corruption, pèse de tout son poids sur l'âme ; sa
demeure terrestre accable l'esprit aux pensées innombrables." Aussi, lorsque
l'homme parvient à la contemplation de la vérité, il l'en aime plus ardemment, tandis
qu'il hait davantage cette impuissance qui lui vient de la pesanteur du corps
corruptible. Avec l'Apôtre (Rm 7, 24) il s'écrie : "Malheureux homme que
je suis ! Qui me délivrera de ce corps voué à la mort ?" Et saint Grégoire
: "Lorsque, par le désir et l'intelligence, Dieu vient à être connu, il
affadit toutes les voluptés corporelles."
3. La contemplation de Dieu en cette vie est imparfaite, comparée
à la contemplation du ciel. Et pareillement la délectation que nous donne cette
contemplation, si on la met en balance avec celle de la contemplation céleste.
C'est à celle-ci que s'applique le mot du Psaume (36, 9) : "Tu nous
abreuveras au torrent de tes délices." Cependant la contemplation des
choses divines, telle qu'elle est possible ici-bas, n'en comporte pas moins, tout
imparfaite qu'elle soit, plus de joie que la contemplation, si parfaite
soit-elle, de quoi que ce soit d'autre, à cause de l'excellence de son objet."
Il arrive, écrit Aristote, que touchant ces sublimes et divines réalités, nous
ne possédions que de moindres lumières. Mais si peu que nous les connaissions, il
est si glorieux d'en savoir quelque chose qu'elles nous donnent plus de joie
que tout le reste, qui est davantage à notre portée." C'est ce que dit
aussi saint Grégoire : "La vie contemplative est une douceur bien
désirable, elle qui ravit l'âme au-dessus d'elle-même, lui ouvre le ciel et
découvre aux yeux de l'esprit les réalités spirituelles."
4. Si Jacob boitait, au sortir de sa contemplation, c'est, nous
dit saint Grégoire "parce qu'il est nécessaire que l'amour du monde
faiblisse pour que l'amour de Dieu devienne plus robuste. Et c'est pourquoi, lorsque
nous avons goûté la suavité de Dieu, une de nos jambes reste saine, tandis que
l'autre boite. Car tout homme qui boite d'une jambe s'appuie seulement sur la
jambe saine."
Objections :
1. Il semble que la vie contemplative ne soit pas faite pour
durer. En effet, elle se rattache essentiellement à l'intelligence. Mais toutes
les perfections d'ordre intellectuel, que nous pouvons posséder dans la vie
présente, seront réduites à néant selon saint Paul (1 Co 13, 8) : "Les
prophéties disparaîtront, les langues prendront fin, la science disparaîtra."
Donc la vie contemplative aussi.
2. L'homme ne savoure la douceur de la contemplation qu'à la
dérobée et en passant. "Tu m'introduis, écrit saint Augustin, au fond de
moi-même, dans un émoi tout à fait insolite, vers je ne sais quelle douceur ;
mais je reviens à ces pénibles fardeaux." Et saint Grégoire, commentant ce
texte de job (4, 15) : "Comme l'esprit passait, moi présent," écrit :
"L'esprit ne demeure pas longtemps dans la suavité de l'intime
contemplation ; il est rappelé à lui-même précisément par l'infini
resplendissement de la lumière." La vie contemplative ne saurait donc
durer.
3. Ce qui n'est pas connaturel à l'homme n'est pas durable. Or
la vie contemplative est "au-dessus de la condition humaine", observe
Aristote. De ce chef encore, il ne semble pas qu'elle soit faite pour durer.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Lc 10, 42) : "Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée."
"Car, écrit saint Grégoire la vie contemplative commence ici-bas pour
atteindre sa perfection dans la patrie céleste."
Conclusion :
On peut dire d'une
chose qu'elle est durable à deux points de vue : selon sa nature propre ou par
rapport à nous.
Que la vie
contemplative soit durable en elle-même, c'est évident pour deux raisons.
Premièrement, parce que son objet est incorruptible et immuable. Secondement, parce
qu'il n'y a rien qui lui soit contraire. En effet, d'après Aristote, "il
n'y a rien qui soit contraire à la joie de contempler".
Mais par rapport à
nous aussi, la vie contemplative est durable. D'abord, parce qu'elle est
l'oeuvre de ce qu'il y a en nous d'incorruptible, c'est-à-dire de
l'intelligence ; il en résulte qu'elle peut se prolonger au-delà de la vie
présente. Ensuite, parce que les oeuvres de la vie contemplative n'impliquent
pas de labeur corporel ; ce qui fait, remarque Aristote, que nous pouvons y
persister plus longuement.
Solutions :
1. On ne contemple pas de la même manière ici-bas et au ciel.
Mais on dit que la vie contemplative demeure, à cause de la charité qui est son
principe et sa fin. C'est la pensée de saint Grégoire. "La vie
contemplative commence ici-bas pour trouver au ciel son achèvement. Car le feu
de l'amour qui commence à brûler ici-bas, mis en présence de son objet, jettera
de plus vives flammes d'amour."
2. Aucune action ne peut durer longtemps à son maximum. Or la
contemplation connaît son maximum lorsqu'elle parvient à l'uniformité de la
contemplation divine, suivant la doctrine de Denys exposée plus haut. Il faut
donc reconnaître que sous cette forme la contemplation ne saurait se prolonger
beaucoup. Mais elle le peut pour ce qui regarde d'autres actes.
3. Si la vie contemplative, au dire d'Aristote, est au-dessus
de la condition humaine, c'est en ce sens qu'elle "concerne ce qu'il y a
en nous de divin", c'est-à-dire l'intelligence. Mais l'intelligence est, en
elle-même, incorruptible et impassible. Son action est donc susceptible d'une
longue durée.
- 1. Tous les
actes des vertus morales appartiennent-ils à la vie active ? - 2. La prudence
lui appartient-elle ? - 3. L'enseignement lui appartient-il ? - 4. Est-elle
appelée à durer ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car la vie active semble consister
uniquement dans la vie de relations avec autrui. "La vie active, écrit
saint Grégoire, c'est donner du pain à qui a faim." Et finalement, après
avoir énuméré un grand nombre d'actions relatives à autrui, il ajoute : "et
tout ce qu'il convient de dispenser à chacun". Mais toutes les vertus morales
n'ont pas pour objet de nous ordonner à autrui. On a montré plus haut que c'est
le rôle de la vertu de justice seule, et de ses parties. Les actes de toutes
les vertus morales n'appartiennent donc pas à la vie active.
2. En outre, saint Grégoire nous dit que Lia, malade des yeux,
mais féconde, représente la vie active. Et il poursuit, parlant de cette vie :
"Occupée à agir, elle voit moins ; mais tandis qu'elle provoque le
prochain à l'imiter, tantôt par ses paroles et tantôt par ses exemples, elle enfante
beaucoup de fils pour ce qui est des oeuvres bonnes." En quoi elle paraît
relever de la charité, qui nous fait aimer le prochain, plutôt que des vertus
morales. Il semble donc que les actes des vertus morales ne relèvent pas de la
vie active.
3. Enfin nous avons dit plus haut que les vertus morales
disposent à la vie contemplative. Or ce qui dispose et ce qui est parfait vont
ensemble. Les vertus morales ne doivent donc pas appartenir à la vie active.
Cependant :
Saint Isidore a
écrit : "Il faut d'abord extirper la totalité des vices par l'exercice des
bonnes oeuvres dans la vie active. On pourra alors s'appliquer, d'un esprit
dont le regard est déjà purifié, à la contemplation de Dieu dans la vie
contemplative." Mais les vices ne sont extirpés dans leur totalité que par
les actes des vertus morales. Les actes de toutes les vertus morales
appartiennent donc bien à la vie active.
Conclusion :
Nous avons
expliqué plus haut que la division de la vie humaine en active et contemplative
se prenait de la diversité des occupations et des fins auxquelles s'appliquent
les hommes : la considération de la vérité, qui est la fin de la vie
contemplative, et l'activité extérieure, qui est la fin de la vie active. Or, il
est évident que ce que l'on demande principalement aux vertus morales, ce n'est
pas la contemplation de la vérité et quelles sont ordonnées à l'action. Aussi
Aristote dit-il que "savoir, quand il s'agit de vertu, n'a que peu ou
point de valeur". D'où il paraît clairement que les vertus morales relèvent
essentiellement de la vie active. Et c'est pourquoi Aristote ordonne les vertus
morales à la félicité de la vie active.
Solutions :
1. La principale des vertus morales est la justice, qui nous
ordonne à autrui, comme le prouve Aristote. C'est pourquoi l'on décrit la vie
active par les actions relatives à autrui, en quoi elle consiste principalement
quoique non exclusivement.
2. Ce privilège de guider le prochain vers le bien par
l'exemple, que saint Grégoire attribue à la vie active, vaut pour les actes de
toutes les vertus morales.
3. La vertu qu'on ordonne à la fin d'une autre vertu, passe en
quelque façon dans l'espèce de celle-ci. Ainsi lorsque l'on accomplit les
oeuvres de la vie active uniquement en tant qu'elles disposent à la vie
contemplative, ces oeuvres relèvent de la vie contemplative. Mais chez ceux qui
s'adonnent aux oeuvres des vertus morales pour leur bonté propre, et non pas en
tant qu'elles disposent à la vie contemplative, ces vertus relèvent de la vie
active. Cependant on peut encore dire que la vie active dispose à la vie
contemplative.
Objections :
1. Il semble que non. De même en effet que la vie
contemplative ressortit à l'intelligence, la vie active ressortit à la volonté.
Or la prudence ne relève pas de la volonté mais plutôt de l'intelligence. Elle
n'appartient donc pas à la vie active.
2. Saint Grégoire a écrit : "La vie active, occupée
d'agir, voit moins." C'est pourquoi elle est figurée par Lia aux yeux
malades. Or la prudence veut des yeux clairs, pour que l'homme puisse bien juger
de ce qu'il convient de faire.
3. La prudence occupe une place intermédiaire entre les vertus
morales et les vertus intellectuelles. Or, si les vertus morales relèvent de la
vie active, les vertus intellectuelles relèvent de la vie contemplative. Il semble
donc que la prudence n'appartienne ni à la vie active ni à la vie contemplative
et qu'elle relève de ce genre de vie intermédiaire dont parle saint Augustin.
Cependant :
La prudence, dit
Aristote appartient à cette félicité de la vie active dont relèvent les vertus
morales.
Conclusion :
Nous l'avons dit
plus haut, ce qui est ordonné à autre chose comme à sa fin, surtout dans le
domaine moral, passe à l'espèce de la fin à laquelle il est ordonné. Ainsi,
"celui qui commet l'adultère pour pouvoir voler, mérite d'être appelé
voleur plus encore qu'adultère", observe Aristote. Or il est manifeste que
la connaissance prudentielle est ordonnée à l'exercice des vertus morales comme
à sa fin, car elle est, d'après Aristote "la droite raison appliquée à
diriger l'action". C'est pourquoi la prudence a pour principe les fins des
vertus morales, dit encore Aristote. Or, nous venons de le dire, les vertus
morales, chez celui qui les ordonne au repos de la contemplation, appartiennent
à la vie contemplative. Donc, de même, la connaissance prudentielle, ordonnée
de soi à l'exercice des vertus morales, relève directement de la vie active. A
la condition toutefois qu'on prenne la prudence au sens propre et telle que
l'envisage Aristote. Si on la prenait au sens large et comme signifiant toute
espèce de connaissance humaine, elle appartiendrait alors par une partie
d'elle-même à la vie contemplative. C'est en ce sens que Cicéron écrit : "Celui
qui peut, avec acuité et promptitude, discerner le vrai et le mettre en lumière,
est habituellement tenu pour très prudent et très sage."
Solutions :
1. Les actes moraux, nous l'avons dit se spécifient par leur
fin. C'est pourquoi se rattache à la vie contemplative l'activité
intellectuelle, qui a pour fin de connaître la vérité. Mais la connaissance
prudentielle, qui a plutôt pour fin un acte de la puissance appétitive, relève
de la vie active.
2. Les occupations extérieures rendent l'homme moins apte à
voir dans le domaine des réalités intelligibles, lesquelles se trouvent
séparées des réalités sensibles, objet de la vie active. Tout au contraire, les
occupations extérieures en quoi consiste la vie active, font que l'homme voit
plus clair dans le discernement de ce qu'il convient de faire. Et c'est
précisément ce qui ressortit à la prudence. L'expérience en est cause pour une
part, et pour une autre part, l'application de l'esprit : "Où tu appliques
ton attention, écrit Salluste, l'esprit prend toute sa force."
3. On dit que la prudence occupe une place intermédiaire entre
les vertus intellectuelles et les vertus morales en ce qu'elle a le même sujet
que les vertus intellectuelles et la même matière, totalement, que les vertus
morales. Quant à ce troisième genre de vie dont parle saint Augustin, c'est en
raison des réalités dont il s'occupe (de sa matière), qu'il peut être dit
intermédiaire entre la vie active et la vie contemplative. Tantôt en effet il
s'applique à contempler la vérité, et tantôt il s'occupe d'oeuvres extérieures.
Objections :
1. Il semble être un acte de la vie contemplative. Saint Grégoire
écrit en effet : "Les hommes parfaits font part à leurs frères des biens
célestes qu'il leur a été donné de contempler, et allument dans leur coeur
l'amour de la lumière intérieure." Or c'est là enseigner, et c'est donc
bien un acte de la vie contemplative.
2. L'acte et son habitus semblent se ramener au même genre de
vie. Or enseigner est un acte de sagesse. "On connaît le savant à ce qu'il
est capable d'enseigner", remarque Aristote. Donc, puisque la sagesse ou
la science relèvent de la vie contemplative, il faut qu'il en soit de même pour
l'enseignement.
3. La prière est un acte de la vie contemplative au même titre
que la contemplation. Faite au bénéfice d'autrui, elle ne cesse pas
d'appartenir à la vie contemplative. Il doit en être de même pour
l'enseignement, par lequel on porte à la connaissance d'autrui la vérité
méditée.
Cependant :
Saint Grégoire a
écrit : "La vie active consiste à donner du pain à celui qui a faim, à
enseigner l'ignorant par la parole de sagesse."
Conclusion :
L'acte d'enseigner
a un double objet. En effet, l'enseignement se fait par la parole, et la parole
elle-même est le signe, perceptible pour l'oreille, du concept intérieur.
L'enseignement a
donc pour premier objet la matière même ou l'objet de la conception intérieure.
A l'égard de cet objet, l'enseignement relève tantôt de la vie active et tantôt
de la vie contemplative. De la vie active, quand l'homme conçoit quelque vérité
pour y trouver la lumière directrice de son activité extérieure. De la vie
contemplative, quand l'homme conçoit quelque vérité intelligible pour se
délecter à la considérer et à l'aimer. Ce qui fait dire à saint Augustin dans
un sermon : "Qu'ils choisissent la meilleure part", qui est la vie
contemplative ; "qu'ils se donnent à la parole ; qu'ils aspirent à la
douceur de l'enseignement ; qu'ils s'appliquent à la science qui sauve".
Il affirme ainsi clairement que l'enseignement appartient à la vie
contemplative.
Le second objet de
l'enseignement vient du discours perceptible à l'oreille. Et cet objet, c'est
l'auditeur lui-même. Par rapport à cet objet, tout enseignement relève de la
vie active, à laquelle appartiennent toutes les actions extérieures.
Solutions :
1. Cette parole vise expressément l'enseignement considéré
dans sa matière et en tant qu'on s'y propose simplement la considération et
l'amour de la vérité.
2. L'habitus et son acte s'unifient dans l'objet. Aussi est-il
clair que cet argument est valable pour la matière du concept intérieur. Le
sage ou le savant est qualifié pour enseigner dans la mesure où il est apte à
traduire au-dehors le concept intérieur, afin d'amener autrui à l'intelligence
de la vérité.
3. Celui qui prie pour autrui n'exerce aucune action réelle
sur celui pour qui il prie, mais sur Dieu seul, qui est la vérité intelligible.
Au contraire, celui qui enseigne autrui exerce à son endroit une action
extérieure. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections :
1. Il semble qu'elle demeure après cette vie. Car nous avons
dit que les actes des vertus morales lui appartiennent. Mais les vertus morales
persistent au-delà de la vie présente, assure saint Augustin. Donc la vie
active aussi.
2. Nous venons de dire que l'enseignement relève de la vie
active. Mais dans la vie future, où nous serons semblables aux anges, l'enseignement
demeurera possible. C'est ce qui se vérifie, semble-t-il, pour les anges, parmi
lesquels il y en a "qui illuminent, et purifient, et perfectionnent les
autres", et donc les "initient à la science", comme l'explique
Denys. Il semble donc que la vie active persiste au-delà de la vie présente.
3. Ce qui est de soi plus durable est particulièrement apte à
durer après cette vie. Or il semble que de soi la vie active soit tout
spécialement apte à durer. "Dans la vie active, écrit en effet saint Grégoire,
nous sommes capables d'une application prolongée, tandis que dans la vie
contemplative, nous ne pouvons aucunement soutenir longtemps notre effort
d'attention." La vie active, bien plus que la vie contemplative, semble
donc faite pour se prolonger au-delà de cette vie.
Cependant :
Saint Grégoire a
dit : "Avec le siècle présent, la vie active disparaîtra. Mais la vie
contemplative commence ici-bas, pour trouver son achèvement dans la patrie
céleste."
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que la vie active avait pour fin les actes extérieurs, et que si l'on
ordonne ceux, au repos de la contemplation, ils relèvent déjà de la vie
contemplative. Or, dans la vie future des bienheureux, on ne s'occupera plus
d'actes extérieurs, et s'il s'en accomplit encore, ce ne sera qu'en vue de la
contemplation. C'est la doctrine de saint Augustin : "Là, nous serons au
repos (vacabimus), et nous verrons, nous verrons et nous aimerons, nous
aimerons et nous louerons." Et auparavant, il avait écrit : "On y
verra Dieu, sans fin, on l'y aimera sans se lasser, on l’y louera sans se
fatiguer. Tel sera l'office, le goût, l'exercice de tous."
Solutions :
1. Nous l'avons dit : les vertus morales subsisteront, non
pas quant à ceux de leurs actes qui ont pour objet les moyens d'atteindre la
fin, mais seulement quant aux actes qui portent sur la fin elle-même. Or c'est
précisément par ces actes relatifs à la fin que ces vertus créent le repos
propice à la contemplation. C'est ce repos que saint Augustin, dans le texte
cité appelle vacatio, c’est-à-dire "vacance", "libération".
Il faut comprendre que nous serons délivrés non seulement de ce qui regarde les
agitations extérieures, mais encore ce qui regarde le tumulte intérieur des
passions.
2. La vie contemplative consiste principalement, avons-nous
dit "dans la contemplation de Dieu". Or, à cet égard un ange
n'enseigne pas un autre ange. Il est écrit en effet (Mt 18, 10) : "Les
anges de ces tout-petits", qui appartiennent à l'ordre le moins élevé,
"voient sans cesse la face du Père". C'est ainsi que dans la vie
future aucun homme n'en enseignera un autre sur Dieu." Tous nous le
verrons tel qu'il est" (1 Jn 3, 2). C'est ce que nous lisons dans Jérémie
(31, 34) : "Aucun homme désormais n'enseignera son prochain ni ne lui dira
: "Apprends à connaître le Seigneur". Car ils me connaîtront tous, du
plus petit au plus grand."
Mais en ce qui
concerne la répartition des ministères divins, un ange en instruit un autre, le
purifie, l'illumine, le rend parfait. A ce point de vue, ils exercent en
quelque mesure la vie active, tant que dure le monde présent, en s'appliquant à
l'administration des créatures inférieures. C'est le sens de la vision de
Jacob. Il voyait les anges gravir une échelle, ce qui relève de la
contemplation, et la descendre, ce qui relève de l'action. Mais, écrit saint Grégoire
: "Ils ne sortent pas de la vision de Dieu de telle façon qu'ils soient
privés des joies de la contemplation intérieure." C'est pourquoi l'on ne
distingue pas pour eux la vie active de la vie contemplative, comme on le fait
pour nous, qui sommes écartés de la contemplation par les oeuvres de la vie
active.
Mais la ressemblance
avec les anges ne nous est pas promise pour ce qui regarde l'administration des
créatures inférieures. Le rang occupé par notre nature ne nous qualifie pas
pour cette mission, tandis que les anges sont désignés pour l'accomplir. Ce qui
nous est promis, c'est que nous leur serons semblables dans la vision de Dieu.
3. Si, dans l'état présent, la vie active plus que la vie
contemplative, est susceptible de se prolonger, cela ne tient pas à la nature
respective de ces deux vies considérées en elles-mêmes. Cela vient de notre
infirmité, du poids du corps qui nous fait descendre des hauteurs de la
contemplation. Aussi saint Grégoire ajoute-t-il : "Rejeté par sa faiblesse
loin de ce domaine de la sublimité, l'esprit retombe sur lui-même."
- 1. Quelle est la
plus importante ou la plus digne ? - 2. Quelle est la plus méritoire ? - 3. La
vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? - 4. Quel ordre de
priorité doit-on établir entre ces deux vies ?
Objections :
1. Il semble que ce soit la vie active. Car "ce qui
appartient aux meilleurs doit être tenu pour le meilleur", dit Aristote.
Mais la vie active est le fait des personnes les plus considérables, c'est-à-dire
des prélats, qui sont constitués en dignité et en puissance. Ce qui fait dire à
saint Augustin : "Dans l'action, Ce qu'il faut aimer, ce ne sont ni les
honneurs du monde ni la puissance." Il semble donc bien que la vie active
l'emporte en dignité sur la vie contemplative.
2. En toute espèce d'habitus et d'actes, le commandement
revient au principal. C'est ainsi que l'art militaire commande à la sellerie.
Or il appartient à la vie active de disposer et de diriger la vie contemplative,
comme en témoigne cet ordre donné à Moïse (Ex 19, 21) : "Descends, et
avertis solennellement le peuple de ne pas franchir les limites fixées pour
voir Dieu." La vie active est donc plus digne que la vie contemplative.
3. Nul ne doit être retiré d'une occupation plus élevée pour
être appliqué à une occupation moindre. Car saint Paul nous dit (1 Co 12, 31) :
Recherchez les dons les meilleurs." Mais il y des personnes qu'on arrache
à la vie contemplative pour les jeter dans la vie active, celles par exemple
que l'on nomme à quelque prélature. Donc la vie active donne l'impression
d'être plus digne que la vie contemplative.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Lc 10, 42) : "Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas
enlevée." Or Marie figure la vie contemplative. Donc cette vie l'emporte
en dignité sur la vie active.
Conclusion :
Rien n'empêche
qu'une chose soit en elle-même de plus haut prix qu'une autre, tout en étant à
tel point de vue particulier surpassée par cette autre. Tel est le cas de la
vie contemplative, dont il faut dire qu'elle est, absolument parlant, supérieure
à la vie active. Ce dont Aristote donne huit raisons.
- 1° La vie contemplative
convient à l'homme selon ce qu'il y a de meilleur en lui, qui est l'intelligence,
et à l'égard de l'objet propre de l'intelligence, que sont les intelligibles.
La vie active, elle, est occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel,
figure le la vie contemplative, s'interprète-t-il : "le principe vu" ; tandis que la vie active est figurée par
Lia aux yeux malades, selon saint Grégoire.
- 2° La vie
contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême,
nous l'avons établie. Aussi nous montre-t-on Marie figure de la vie
contemplative, assise sans bouger aux pieds du Seigneur.
- 3° Il y a plus
de délectation dans la vie contemplative, que dans la vie active. D'où la
parole de saint Augustin : "Marthe s'agitait, Marie festoyait."
- 4° Dans la vie
contemplative l'homme se suffit davantage à lui-même, ayant besoin de moins de
choses pour s’y livrer. D'où cette parole : "Marthe, Marthe, tu
t'inquiètes et te troubles pour beaucoup de choses."
- 5° La vie
contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est
ordonnée à autre chose. "J'ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il
écrit, et c'est elle que j'entends poursuivre, qui est d'habiter la maison du
Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur" (Ps
27, 4).
- 6° La vie
contemplative se présente comme un loisir et un repos selon le Psaume (46, 11) :
"Donnez-vous du loisir et voyez que je suis Dieu."
- 7° La vie
contemplative concerne le divin, la vie active concerne l'humain. "Au
commencement était le Verbe, écrit saint Augustin : Voilà celui que Marie
écoutait. Le Verbe s'est fait chair : Voilà celui que Marthe servait."
- 8° La vie
contemplative appartient à ce qu'il y a de proprement humain dans l'homme, c'est-à-dire
à l'intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l'homme et à
la bête, ont part aux opérations de la vie active. D'où le Psaume (36, 7-10)
après avoir dit : "Tu sauveras, Seigneur les hommes et les bêtes", ajoute
ceci, qui est spécial à l'homme : "Dans ta lumière nous verrons la lumière."
- 9° Une autre
raison, ajoutée par le Seigneur, s'appuie sur Luc (10, 42) : "Marie a
choisi la meilleur part. Elle ne lui sera pas ôtée." Et saint Augustin
explique : "Tu n'en as pas choisi une mauvaise, mais elle, une meilleure, car
elle ne lui sera pas ôtée. Un jour on te retirera les nécessités de la vie ; la
douceur de la vérité est éternelle !"
Mais d'un point de
vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente,
il arrive que la vie active doive être choisie de préférence. Même Aristote le
reconnaît : "Il vaut mieux philosopher que gagner de l'argent ; mais pour
celui qui est dans le besoin, gagner de l'argent est préférable."
Solutions :
1. Les prélats ne sont pas appelés uniquement à exercer la
vie active. Ils doivent aussi exceller dans la vie contemplative. C'est ce que
dit saint Grégoire : "Que celui qui commande soit au premier rang dans
l'action et, plus que tous les autres, absorbé dans la contemplation."
2. La vie contemplative consiste en une certaine liberté de
l'âme. Saint Grégoire écrit en effet : "La vie contemplative passe à une
certaine liberté d'esprit lorsqu'elle médite non les réalités temporelles, mais
les éternelles." Et Boèce : "Les âmes humaines deviennent
nécessairement plus libres quand elles s'établissent dans la contemplation de
l'intelligence divine et moins libres quand elles s'affaissent vers les corps."
Cela montre bien que la vie active ne commande pas directement à la vie
contemplative. Mais, en y disposant, elle prescrit certaines oeuvres de la vie
active, et en cela elle sert la vie contemplative plus qu'elle ne lui commande.
C'est ce que dit saint Grégoire : "La vie active est nommée un service, et
la vie contemplative une liberté."
3. Il arrive en effet que l'on soit arraché à la contemplation
en vue de pourvoir à quelque nécessité de la vie présente. Pas à tel point
cependant qu'on doive délaisser entièrement la contemplation. Aussi saint Augustin
écrit-il : "L'amour de la vérité aspire au saint loisir ; les nécessités
de la charité imposent le juste travail", c'est-à-dire celui de la vie
active." Si nul ne nous met sur les épaules ce fardeau, il n'y a qu'à
vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité. Si on nous l'impose, la
charité exige que nous le portions. Mais, même dans ce cas, nous ne devons pas
délaisser entièrement la délectation de la vérité, si nous ne voulons pas être
privés de cette suavité et écrasés par cette nécessité." Cela montre que, lorsque
l'on est arraché à la vie contemplative pour être appliqué à la vie active, il
ne s'agit pas d'abandonner la contemplation, mais d'y joindre l'action.
Objections :
1. Il semble que ce soit la vie active. Car le mérite
s'entend par rapport au salaire et celui-ci est dû au travail, selon l'Apôtre
(1 Co 3, 8) : "Chacun recevra son propre salaire pour son propre travail."
Or la vie active, c'est le travail ; et la vie contemplative, le repos. "Quiconque,
dit en effet saint Grégoire, se convertit au Seigneur, doit premièrement se
fatiguer au travail c'est-à-dire accueillir Lia, pour se reposer ensuite parmi
les embrassements de Rachel, dans la contemplation du principe." Il y a
donc plus de mérite dans la vie active que dans la vie contemplative.
2. La vie contemplative appartient déjà en quelque façon à la
béatitude future. Aussi, à propos de cette parole (Jn 21, 22) : "je veux
qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne", saint Augustin écrit-il :
"Plus clairement, cela veut dire : que l'action parfaite me suive, formée
sur le modèle de ma passion ; mais que la contemplation demeure à l'état de
commencement jusqu'à ce que je vienne, pour être rendue parfaite lorsque je
serai venu." Et saint Grégoire : "La vie contemplative commence
ici-bas pour recevoir son achèvement dans la patrie céleste." Or cette vie
à venir n'est pas destinée à mériter, mais à recevoir la rémunération des
mérites acquis. Tandis que la vie active semble davantage destinée à mériter, la
vie contemplative a donc plutôt valeur de récompense.
3. Saint Grégoire l'a dit : "Aucun sacrifice n'est plus
agréable à Dieu que le zèle des âmes." Mais le zèle des âmes nous engage
dans les entreprises de la vie active. La vie active n'est donc pas moins
méritoire que la vie contemplative.
Cependant :
Saint Grégoire
affirme : "Grands sont les mérites de la vie active, mais plus grands
encore ceux de la vie contemplative."
Conclusion :
La racine du
mérite c'est la charité, nous l'avons démontré plus haut. Et, puisque la
charité consiste dans l'amour de Dieu et du prochain, on l'a vu précédemment,
il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain,
on l'a montré. Donc, ce qui ressortit plus directement à l'amour de Dieu est
par nature plus méritoire que ce qui relève directement de l'amour du prochain
pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de
l'amour de Dieu. C'est la doctrine de saint Augustin : "L'amour de la
vérité", cette vérité divine qui fait la principale occupation de la vie
contemplative, nous l'avons dit, "aspire au saint loisir", celui de
la contemplation. La vie active, en revanche, se rapporte plus directement à
l'amour du prochain, puisque "elle est tout occupée du service" (Lc
10, 40). Par sa nature même, la vie contemplative est donc plus méritoire que
la vie active. C'est ce que dit saint Grégoire : "La vie contemplative
l'emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux oeuvres de la
vie présente, où il est nécessaire d'assister le prochain." Celle-là, par
un goût intime, savoure déjà le repos à venir dans la contemplation de Dieu.
Il peut cependant
arriver qu'une personne acquière, dans les oeuvres de la vie active, des
mérites supérieurs à ceux de telle autre personne dans celles de la vie
contemplative. S'il se trouve, par exemple, que par surabondance d'amour divin
et en vue d'accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire elle supporte parfois
d'être privée pour un temps de la douceur de la contemplation divine. C'est ce
que disait saint Paul (Rm 9, 3) : "Je souhaiterais d'être anathème, loin
du Christ pour mes frères." Saint Jean Chrysostome explique : "L'amour
du Christ avait à ce point submergé son âme que cela même qu'il jugeait plus
aimable que tout, c'est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait à le
mépriser parce qu'il pourrait ainsi plaire au Christ."
Solutions :
1. Le travail extérieur contribue à accroître la récompense
accidentelle, mais à l'égard de la récompense essentielle, le mérite augmente
principalement en proportion de la charité. Or, de cette charité, le travail
extérieur supporté pour le Christ est un signe. Mais c'en est un aussi, et
beaucoup plus expressif, que de renoncer à tout ce qui intéresse la vie
présente pour se délecter uniquement de la contemplation divine.
2. Dans la béatitude finale, l'homme atteint l'état parfait.
Il n'y a plus de place pour le progrès par voie de mérite. S'il en restait, le
mérite y serait d'autant plus efficace que la charité y est plus grande. Mais
la contemplation de cette vie s'accompagne d'une certaine imperfection et
demeure susceptible de progrès. Aussi n'exclut-elle pas le mérite. Tout au
contraire, elle s'affirme source de mérite, comme représentant l'oeuvre majeure
de la divine charité.
3. Tout ce qu'on offre à Dieu prend valeur de sacrifice
spirituel. Au premier rang des choses que Dieu agrée comme sacrifice, figure ce
bien humain par excellence qu'est l'âme elle-même. Or nous devons offrir à Dieu,
premièrement notre âme, selon cette parole (Si 30, 24 Vg) : "Prends pitié
de ton âme en plaisant à Dieu", puis celle des autres, selon cette parole
(Ap 22, 17) : "Que celui qui entend, dise : Viens." Et plus nous
unissons intimement à Dieu notre âme ou celle des autres, plus notre sacrifice
plaît à Dieu. D'où il suit qu'il est plus agréable à Dieu de nous voir
appliquer notre âme et celle des autres à la contemplation plutôt qu'à
l'action. Cette parole : "Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que
le zèle des âmes", ne prétend donc pas mettre le mérite de la vie active
au-dessus du mérite de la vie contemplative. Elle signifie simplement qu'il est
plus méritoire d'offrir à Dieu son âme et celle des autres que n'importe quels
biens extérieurs.
Objections :
1. Il semble bien. Car la vie contemplative requiert une
certaine disponibilité de l'esprit, selon le Psaume (46, 11) : "Donnez-vous
du loisir, et voyez que je suis Dieu." Mais la vie active est pleine de
soucis, suivant cette parole (Lc 10, 41) : "Marthe, Marthe, tu t'inquiètes
et t'agites pour beaucoup de choses !" La vie active empêche donc la vie
contemplative.
2. Pour contempler, il faut voir clair, et la vie active y
fait obstacle : "Elle, qui a de mauvais yeux, est féconde, observe saint Grégoire,
c’est-à-dire que, toute livrée à l'action, elle voit moins clair." Donc la
vie active empêche de contempler.
3. Les contraires sont incompatibles, mais l'action et la
contemplation paraissent être des manières de vivre opposées. La vie active
s'affaire autour d'une quantité de choses. La vie contemplative s'applique à la
contemplation d'un unique objet. Aussi leur distinction va-t-elle jusqu'à
l'opposition. Il semble donc bien que la vie contemplative soit entravée par la
vie active.
Cependant :
Saint Grégoire a
écrit : "Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation
doivent s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action."
Conclusion :
La vie active peut
être envisagée sous un double aspect. D'abord quant au goût et à la pratique
des actions extérieures. En ce sens, il est évident que la vie active empêche
la vie contemplative. Il est impossible de s'adonner simultanément à l'activité
extérieure et à la contemplation de Dieu.
Mais on peut
envisager la vie active en tant qu'elle discipline les passions intérieures de
l'âme et les soumet à l'ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active
représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le
dérèglement des passions de l'âme. C'est ce qui a fait dire à saint Grégoire :
"Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doivent
s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action. Ils doivent
s'assurer qu'ils ne causent plus aucun préjudice à leur prochain, qu'ils
supportent patiemment celui que le prochain peut leur causer, que devant
l'abondance des biens temporels leur âme ne s'abandonne pas à une joie déréglée,
que la perte de ces biens ne les afflige pas sans mesure. Ils doivent s'assurer
aussi que, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes pour y méditer les vérités
spirituelles, ils ne traînent pas avec eux les images des affaires corporelles
ou, s'il en a traîné, qu'ils les discernent et les chassent." Donc
l'exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ce qu'il
apaise les passions intérieures d'où proviennent ces imaginations qui empêchent
la contemplation.
Solutions :
1, 2 et 3. Cela répond aux objections. Elles
valent pour ce qui regarde l'application aux oeuvres extérieures, mais non pour
ce qui regarde ce résultat de la vie active qui est la modération des passions.
Objections :
1. Il semble que la vie active ne précède pas la vie
contemplative. Car celle-ci relève directement de l'amour de Dieu, et la vie
active de l'amour du prochain. Or l'amour de Dieu précède l'amour du prochain, en
tant que nous aimons le prochain à cause de Dieu. Il semble donc que la vie
contemplative a la priorité sur la vie active.
2. Saint Grégoire écrit : "Il faut savoir que, le bon
ordre de la vie consistant à tendre de la vie active à la vie contemplative, il
est pareillement utile, le plus souvent, que l'esprit revienne de la vie
contemplative à la vie active." La priorité de la vie active par rapport à
la vie contemplative n'est donc pas absolue.
3. Ce qui convient à des personnes différentes ne semble pas
comporter nécessairement un ordre. Mais la vie active et la vie contemplative
conviennent à des personnes différentes. C'est la pensée de saint Grégoire :
"Il est arrivé souvent que des personnes qui, étant en repos, se
trouvaient capables de contempler Dieu, ont succombé sous le poids des
occupations. Souvent aussi, des personnes qui, occupées, vivaient bien dans le
train des affaires humaines, trouvent dans le repos lui-même le glaive qui les
tue." La vie active ne peut donc revendiquer la priorité sur la vie
contemplative.
Cependant :
Nous avons cette
parole de saint Grégoire : "La vie active a une priorité de
temps sur la vie contemplative, car c'est à partir des bonnes oeuvres qu'on
tend à la contemplation."
Conclusion :
On parle de
priorité dans un double sens. Celui, d'abord, de priorité de nature. En ce sens,
la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle
s'applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie
active, car la raison supérieure, dont c'est la fonction de contempler, se
trouve envers la raison inférieure, préposée à l'action, dans le même rapport
que l'homme envers la femme oui doit être gouvernée par lui, selon saint Augustin.
Ensuite, il y a
une priorité par rapport à nous, c'est-à-dire dans l'ordre de génération. En ce
sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle
nous dispose, comme nous l'avons montré. En effet, dans l'ordre de génération, la
disposition précède la forme, qui n'en possède pas moins sur elle une priorité
absolue et de nature.
Solutions :
1. La vie contemplative n'est pas ordonnée à un amour quelconque
de Dieu, mais à l'amour parfait. La vie active en revanche est requise par
l'amour, même élémentaire, du prochain. "Sans la vie contemplative, écrit
saint Grégoire, ceux qui ne négligent pas de faire le bien qui est en leur
pouvoir, peuvent entrer dans la patrie céleste, tandis qu'ils ne sauraient y
entrer s'ils négligent de faire le bien qui est en leur pouvoir, c'est-à-dire
sans la vie active." La vie active précède donc la vie contemplative, comme
ce qui est commun à tous précède, dans l'ordre de génération, ce qui est propre
aux parfaits.
2. On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui
regarde l'ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie
active dans l'ordre de direction, en vue de soumettre la vie active à la
direction de la vie contemplative. C'est ainsi que l'habitus s'acquiert par les
actes mais, une fois acquis, devient le principe d'actes plus parfaits, selon
la remarque d'Aristote.
3. Ceux qui sont enclins à la passion à cause de leur besoin
d'activité ont pareillement une aptitude particulière pour la vie active, en
raison de leur esprit sans cesse en mouvement. Aussi saint Grégoire écrit-il :
"Certaines personnes ont l'esprit si remuant que, s'il arrivait qu'elles
fussent désoeuvrées, ce serait pour elles la source d'un plus pénible labeur.
Les agitations du coeur deviennent chez elles d'autant plus accablantes
qu'elles ont davantage le loisir de penser." D'autres au contraire, ont
l'esprit naturellement simple et tranquille, ce qui les rend aptes à la
contemplation. S'il arrivait qu'elles fussent jetées tout entières dans
l'action, ce leur serait un préjudice. D'où le mot de saint Grégoire : "Certaines
personnes ont l'esprit si peu actif que, jetées dans les occupations
extérieures, elles y succombent sur le champ."
Mais, ajoute-t-il,
"on voit souvent l'amour exciter à l'ouvrage des esprits paresseux, et la
crainte apaiser dans la contemplation des esprits agités". De la sorte, ceux
qui sont plus aptes à la vie active peuvent, en exerçant cette vie, se disposer
à la vie contemplative, et d'autre part, ceux qui sont plus aptes à la vie
contemplative peuvent néanmoins aborder les exercices de la vie active, pour y
trouver un surcroît de préparation à la vie contemplative.
Nous étudierons d'abord en général les offices et les états des hommes.
Ensuite en particulier l’état des parfaits (Question 184-189).
- 1. Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les hommes ? - 2.
Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité d'états ou d'offices ? - 3. La
diversité des offices. - 4. La diversité des états.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'état de vie tienne compte de la
condition d'homme libre ou d'esclave. En effet, le mot "état" (statue)
évoque l'idée de station (stando). Et celle-ci, à son tour, implique
l'idée de position droite (rectitude). D'où cet ordre (Ez 2, 1) : "Fils
d'homme, tiens-toi (sta) debout." Et saint Grégoire : "Ceux
qui se laissent aller à des paroles nuisibles déchoient de tout état de
rectitude." Or l'homme acquiert la rectitude spirituelle en soumettant à
Dieu sa volonté. Aussi, sur ce mot du Psaume (33, 1) : "La louange sied
aux hommes droits", la Glose porte-t-elle : "Ceux-là sont droits qui
gouvernent leur coeur selon la volonté de Dieu." Il semble donc que la
seule obéissance aux commandements de Dieu suffise à définir un état.
2. Le mot "état" semble impliquer l'immobilité
(selon 1 Co 15, 58) : "Soyez stables et immobiles." D'où cette parole
de saint Grégoire : "C'est une pierre carrée, stable sur toutes ses faces,
celui qui, ne changeant pas, ne risque pas de choir." Mais la vertu a ce
caractère de faire agir de façon immuable, selon la définition qu'en donne
Aristote. Il semble donc qu’il suffise d'exercer la vertu pour acquérir
un état.
3. L'état évoque une certaine élévation. Celui qui se tient
debout (stat), se dresse en hauteur. Or la diversité des offices fait
qu'une personne est plus élevée qu'une autre. Pareillement, les grades et les ordres
divers valent à leurs bénéficiaires des situations diversement élevées. La
seule différence le grade, d'ordre ou d'office suffit donc à créer une
diversité d'états.
Cependant :
Nous lisons dans
les Décrets : "S'il arrive qu'ils soient saisis d'une affaire
capitale ou d'une question d'état, ils doivent agir par eux-mêmes et non par
des enquêteurs." Et par "question d'état", le droit entend une
question relative à la liberté ou à la servitude. Il n'y aurait donc, à pouvoir
modifier l'état d'un homme, que ce qui intéresse la liberté ou la servitude.
Conclusion :
L'état (statue),
au sens propre, est une position particulière. Non pas quelconque, mais
conforme à la nature de l'homme et avec une certaine stabilité. Or il est
naturel à l'homme d'avoir la tête en haut, les pieds sur le sol et les membres
intermédiaires chacun à sa place. Ce qui ne se vérifie pas chez l'homme couché,
assis ou accroupi, mais chez l'homme debout. On ne dit pas davantage qu'il se
tient debout s'il marche, mais s'il est en repos. Pareillement, dans le domaine
des actions humaines, on dit d'une affaire quelconque qu'elle a un statut, un
état, lorsqu'elle a trouvé le règlement qu’elle comportait, avec une relative
immobilité et le repos.
Par conséquent, ce
qu'il y a de facilement variable et extérieur chez les hommes ne saurait constituer
leur état. La richesse ou la pauvreté, par exemple, n'y suffisent pas. Ni non
plus le fait d'être élevé en dignité, ou d'être de basse condition. C'est ce
qui explique que, pour le droit civil, l'exclusion du Sénat ne représente pas
la perte d'un état mais d'une dignité. Il semble donc que seul intéresse l'état
d'un homme, ce qui regarde l'obligation de la personne même, suivant qu'elle
est maîtresse d'elle-même ou qu'elle dépend d'autrui. Encore faut-il que ce
soit à titre permanent, et non pas pour quelque raison futile ou passagère.
C'est dire qu'il s'agit de liberté ou de servitude. La notion d'état est donc
corrélative à celles de liberté ou de servitude, soit dans l'ordre spirituel
soit dans l'ordre civil.
Solutions :
1. La position droite n'appartient pas par elle-même au
concept d'état, mais seulement en tant qu'elle est connaturelle à l'homme et
qu'on y joint l'idée de repos. Chez les autres animaux, cette position n'est
donc pas requise pour qu'on puisse dire qu'ils se tiennent debout (stars). Et
l'on ne dit pas des hommes qu'ils se tiennent debout du seul fait qu'ils sont
dressés sur leurs pieds. Il faut encore qu'ils soient en repos.
2. L'immobilité ne constitue pas l'état à elle seule. L'homme
assis ou couché est immobile ; on ne dit pas pour autant qu'il se tient debout.
3. L'office se rapporte à l'acte. Le grade évoque l'idée de
supériorité et d'infériorité. L'état requiert l'immobilité dans la condition de
la personne.
Objections :
1. Il semble qu'il ne doit pas y avoir dans l'Église
diversité d'offices ou d'états. Car la diversité s'oppose à l'unité. Or les
fidèles du Christ sont appelés à l'unité, selon cette parole (Jn 17, 21) :
"Qu'ils soient un en nous, comme nous-mêmes nous sommes un." Il ne
doit donc pas y avoir dans l'Église diversité d'offices ou d'états.
2. La nature n'emploie pas plusieurs choses là où il suffit
d'une seule. Mais il y a beaucoup plus d'ordre encore dans les oeuvres de la
grâce que dans celles de la nature. Ce serait donc bien mieux si tout ce qui
regarde les opérations de la grâce se trouvait remis à l'administration des
mêmes hommes, de telle manière qu'il n'y ait pas dans l'Église diversité
d'offices et d'états.
3. Le bien de l'Église semble consister avant tout dans la
paix, selon le mot du Psaume (147, 3 Vg) : "Il a établi la paix à tes
frontières." Et saint Paul (2 Co 13, 11) : "Possédez la paix, et le
Dieu de la paix sera avec vous." Mais la diversité fait obstacle à la paix,
qui naît, semble-t-il, de la ressemblance, selon l'Ecclésiastique (13, 15) :
"Tout animal aime son semblable." Et Aristote déclare qu'une minime
différence suffit à créer le dissentiment dans la Cité. Donc, semble-t-il, il
n'est pas opportun qu'il y ait dans l'Église diversité d'états et d'offices.
Cependant :
Il est écrit à la louange de l'Église (Ps 45, 10) : "Elle
est vêtue d'une robe bigarrée." Sur quoi la Glose explique : "La
reine, c'est-à-dire l'Église, est parée de l'enseignement des Apôtres, de la
confession des martyrs, de la pureté des vierges, du deuil des pénitents."
Conclusion :
La diversité des
états et des offices dans l'Église est requise, pour trois fins.
- 1° D'abord, pour
la perfection de l'Église elle-même. Dans l'ordre naturel nous voyons la
perfection, qui en Dieu est simple et unique, ne pouvoir se réaliser chez les
créatures que sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la
plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la
tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le
corps de l'Église soit parfait. C'est la doctrine de saint Paul (Ep 4, 11) :
"Il a établi lui-même certains comme apôtres, d'autres comme prophètes, d'autres
en qualité d'évangélistes, d'autres en qualité de pasteurs et de docteurs, pour
conduire les saints à la perfection."
- 2° Elle est
requise ensuite pour l'accomplissement des actions nécessaires à l'Église. Il
faut en effet qu'à des actions diverses soient préposées des personnes
différentes, si l'on veut que tout se fasse aisément et sans confusion. C'est
la pensée de saint Paul (Rm 12, 4) : "Ainsi que dans notre corps, qui est
un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres n'ont pas le même rôle,
nous ne faisons à nous tous qu'un seul corps dans le Christ."
- 3° Enfin, cette
diversité intéresse la dignité et beauté de l'Église, qui consiste en un
certain ordre. C'est ce que signifie cette parole : (1 R 10, 4) : "Devant
la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et
l'organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba
était éperdue d'admiration." Et saint Paul (2 Tm 2, 20) : "Dans une
grande maison, on ne trouve pas seulement des vases d'or et d'argent, mais
aussi de bois et d'argile."
Solutions :
1. La diversité des états et des offices n'empêche pas
l'unité de l'Église. Cette unité, en effet, résulte de l'unité de la foi, de la
charité, du service mutuel. Saint Paul a dit (Ep 4, 16) : "C'est sous son
influence (celle du Christ) que tout le corps est assemblé par la foi, et
unifié par la charité, grâce aux divers organes de service, c'est-à-dire en
tant que chacun sert les autres."
2. La nature n'emploie pas plusieurs choses là où il suffit
d'une seule. Mais elle ne se restreint pas davantage à une seule chose là où il
en faut plusieurs, selon saint Paul (1 Co 12, 17) : "Si tout le corps
était oeil, comment entendrait-on ?" C'est pourquoi il fallait que dans
l'Église, corps du Christ, les membres soient différenciés suivant la diversité
des offices, des états et des grades.
3. Dans le corps physique, les membres divers sont maintenus
dans l'unité par l'action de l'esprit, qui vivifie et dont le retrait entraîne
la disjonction des membres. De même dans le corps de l'Église, la paix entre
les divers membres se conserve par la vertu du Saint-Esprit, dont saint Jean
nous dit (6, 63) "qu'il vivifie le corps de l'Église". D'où
l'exhortation de saint Paul (Ep 4, 3) : "Soyez attentifs à conserver
l'unité de l'Esprit par le lien de la paix." Celui qui cherche son bien
propre s'exclut de cette unité de l'Esprit, de même que, dans la Cité terrestre,
la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier.
Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au
maintien de la paix tant de l'esprit que de la Cité, en tant qu'elle rend
possible la participation d'un plus grand nombre de personnes aux actes
publics. Ce qui fait dire à saint Paul (1 Co 12, 24) : "Dieu a organisé le
corps de telle manière qu'il n'y ait pas de division, mais que les différents
membres aient tous le souci les uns des autres."
Objections :
1. Il semble que les offices ne se distinguent pas par leurs
actes. En effet, la diversité des actes humains est infinie, aussi bien dans le
temporel que dans le spirituel. Or l'infini ne se prête pas à des distinctions
précises. La diversité des actes humains ne saurait donc servir à distinguer
nettement les offices.
2. Nous avons dit que la vie active et la vie contemplative se
distinguent par leurs actes. Mais la distinction des offices est autre, semble-t-il,
que celle des vies. Les offices ne se distinguent donc pas par leurs actes.
3. Il semble que les ordres ecclésiastiques, les états et les
grades se distinguent par leurs actes. Donc, si les actes spécifient
pareillement les offices, la distinction des offices, grades et états, devient
identique. Ce qui est faux, parce que leurs éléments se divisent de façon
différente. Il ne semble donc pas que les offices se distinguent par leurs
actes.
Cependant :
Pour saint Isidore
: "Office vient de efficiendo, officium équivaut à efficium, avec
changement d'o en e par euphonie." Mais l'efficience
appartient à l'action. Donc les offices se distinguent par leurs actes.
Conclusion :
Nous avons dit à l’article
précédent que la diversité parmi les membres de l'Église a trois buts : la
perfection, l'action et la beauté. En fonction de cette triple fin, on peut
donc reconnaître parmi les fidèles une triple diversité :
- La première est
relative à la perfection. C'est celle des états,
qui fait que certains sont plus parfaits que d'autres.
- La deuxième est
relative à l'action. C'est celle des offices.
On considère en effet, comme exerçant des offices différents, ceux qui sont
préposés à des actions différentes.
- La troisième
intéresse la beauté de l'Église. C'est celle des grades, suivant laquelle, dans le même état ou dans le même office,
se rencontrent des supérieurs et des inférieurs. D'où ce mot du Psaume (48, 4),
d'après une variante : "Dans les degrés (de Sion), Dieu se révélera."
Solutions :
1. La diversité matérielle des actes humains est infinie. Et
ce n'est pas elle qui distingue les offices, mais leur distinction formelle, selon
les diverses espèces d'actes, qui ne va pas à l'infini.
2. Le mot "vie" est un terme absolu. Aussi les actes
dont la diversité fait la diversité des genres de vie sont-ils ceux qui
conviennent à l'homme considéré en lui-même. L'efficience, au contraire, d'où
l'on a formé le mot "office" évoque une action qui tend à un terme
distinct de l'agent, dit Aristote. C'est pourquoi les offices se distinguent
par des actes relatifs à autrui ; ainsi le docteur ou le juge sont considérés
comme exerçant un office. Et saint Isidore écrit : "L'office consiste à
faire ce qui ne nuit à personne mais est utile à tout le monde."
3. Nous avons dit que la distinction des états, offices et
grades, se prend de points de vue différents. Mais il peut arriver que dans un
cas donné, on les rencontre chez le même individu. Par sa députation à un acte
relevé, il arrive qu'un homme acquière tout ensemble un office et un grade. Et
s'il s'agit d'un acte encore plus relevé, il peut se faire qu'il acquière en
outre un état de perfection. C'est le cas de l'évêque. Quant aux ordres
ecclésiastiques, ils se distinguent spécialement en fonction des offices divins."
Des offices, écrit saint Isidore, il en existe de bien des genres, mais le
principal est celui des offices relatifs aux choses sacrées et divines."
Objections :
1. Il semble que la diversité des états ne se distingue pas
selon les commençants, les progressants et les parfaits. En effet, lorsqu'il
s'agit de réalités différentes, les espèces et leurs différences sont diverses.
Or, le commencement, le progrès et la perfection représentent les différents
degrés de la charité, nous l'avons dit en traitant de celle-ci. Ils ne
sauraient donc servir à différencier les états.
2. On a dit que l'état regarde la condition de la personne
même, qui est esclave ou libre. Cette distinction de commençants, progressants
et parfaits, y semble tout à fait étrangère.
3. Entre les commençants, les progressants et les parfaits, ce
n'est jamais qu'une question de plus ou de moins, et donc de degré. Mais la
division des degrés et celle des états sont différentes, on l'a dit. Il n'y a
donc pas lieu de distinguer ainsi les états.
Cependant :
Saint Grégoire a écrit
: "Il y a trois manières d'être des convertis, suivant qu'ils sont au
début, au milieu ou au terme." Et ailleurs : "Les débuts dans la
vertu sont une chose, le progrès en est une autre, et la perfection une autre."
Conclusion :
Nous avons dit que
l'état s'entend par rapport à la liberté et à la servitude. Or, dans l'ordre
spirituel, il existe une double liberté et une double servitude. Il y a une
servitude du péché et une servitude de la justice. Pareillement, il y a une
liberté à l'égard du péché, et il y a une liberté à l'égard de la justice.
C'est ce que montre l'Apôtre (Rm 6, 20) : "Lorsque vous étiez esclaves du
péché, vous étiez libres à l'égard de la justice. Maintenant que vous êtes
libérés du péché, vous êtes devenus pour Dieu des esclaves." Il y a
servitude du péché ou de la justice, toutes les fois qu'une personne se trouve
portée au mal par l'habitus du péché, ou inclinée au bien par l'habitus de la
justice. En retour, il y a liberté à l'endroit du péché lorsqu'une personne
n'est pas dominée par l’incarnation au péché, et liberté à l'égard de la
justice lorsque l'amour de la justice ne la retient plus de pécher. Il y a
toutefois entre l'un et l'autre cas cette différence que l'homme est incliné à
la justice par la raison naturelle tandis que le péché est contre la raison
naturelle. Il s'ensuit que la liberté à l'égard du péché, à laquelle se trouve
jointe la servitude à l'égard de la justice, est la vraie liberté. Par l'une et
l'autre, l'homme tend au bien conforme à sa nature. La vraie servitude, pareillement,
c'est la servitude à l'égard du péché, accompagnée de la liberté à l'égard de
la justice, qui entrave l'homme dans la poursuite du bien qui lui est propre.
Or dans cette
servitude envers la justice ou le péché l'homme s'engage par son effort humain,
dit saint Paul (Rm 6, 16) : "A l'égard de celui à qui vous vous êtes
livrés comme pour lui obéir, vous êtes effectivement des esclaves, que ce soit
du péché pour la mort, ou de l'obéissance pour la justice." Mais dans tout
effort humain, on est fondé à distinguer le commencement, le milieu et la fin.
Donc, dans l'état de servitude et de liberté spirituelles aussi, nous
distinguerons : le commencement, auquel appartient l'état des commençants, le
milieu, auquel appartient l'état des progressants et le terme, auquel
appartient l'état des parfaits.
Solutions :
1. L'affranchissement du péché se réalise par la charité, dont
saint Paul dit (Rm 5, 5) qu'elle "est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit
". D'où cette autre parole (2 Co 3, 17) : "Où est l'Esprit du
Seigneur, là se trouve la liberté." C'est pourquoi la division des états
relatifs à la liberté spirituelle est la même que celle de la charité.
2. Ces commençants, progressants et parfaits, par rapport
auxquels se différencient les états, ne le sont pas relativement à un effort
quelconque. Il s'agit de la poursuite des choses qui intéressent la liberté et
la servitude spirituelles, on l'a spécifié.
3. Rien ne s'oppose à ce que grade et état puissent se
rencontrer chez le même individu. Nous l'avons fait observer plus haut. Dans
les choses de ce monde aussi, nous voyons que l'homme libre diffère du serf, non
seulement par l'état, mais par le grade.
L'ÉTAT DE PERFECTION
Nous avons maintenant à parler de ce qui regarde l'état de perfection, auquel
sont ordonnés les autres états. L'étude des Offices, pour ceux d'entre eux qui
sont relatifs aux ministères sacrés, appartient au traité de l'Ordre et à la
troisième Partie de cet ouvrage, et, pour ceux d'entre eux qui, se rapportent à
d'autres actes, elle est l'affaire des juristes.
Sur l'état des parfaits, notre étude comprendra trois parties :
- I. L'état de perfection en général (Question 184).
- II. Ce qui concerne la perfection des évêques (Question 185).
- III. Ce qui concerne la perfection des religieux (Question 186-189).
- 1. La perfection tient-elle à la charité ? - 2. Peut-on être parfait
en cette vie ? - 3. La perfection de cette vie consiste-t-elle principalement
dans les conseils, ou dans les préceptes ? - 4. Quiconque est parfait se
trouve-t-il dans l'état de perfection ? - 5. Les prélats et les religieux
sont-ils spécialement dans l'état de perfection ? - 6. Tous les clercs sont-ils
dans l'état de perfection ? - 7. Quel est le plus parfait : l'état religieux, ou
l'état épiscopal ? - 8. Comparaison des religieux avec les curés et les
archidiacres.
Objections :
1. Il semble que la perfection de la vie chrétienne ne tient
pas spécialement à la charité. En effet, saint Paul a écrit (1 Co 14, 20) :
"Pour la malice, soyez de petits enfants, mais pour le jugement, soyez des
hommes faits." Or la charité n'est pas affaire de jugement mais plutôt de
sentiments. Il semble donc que la perfection de la vie chrétienne ne consiste
pas principalement dans la charité.
2. Saint Paul écrit aussi (Ep 6, 13) : "Prenez l'armure
de Dieu pour pouvoir résister au jour mauvais et demeurer parfaits en tout."
Et à propos de cette armure de Dieu, il ajoute : "Ayez le ceinturon de la
vérité, revêtez la cuirasse de la justice, prenez en toutes choses le bouclier
de la foi." Donc la perfection de la vie chrétienne ne semble pas
consister dans la seule charité, mais dans les autres vertus aussi.
3. De même que les autres habitus, les vertus sont spécifiées
par leurs actes. Or saint Jacques (1, 4) dit : "La patience fait oeuvre
parfaite." Il semble donc que l'état de perfection se prenne plutôt de la
patience.
Cependant :
Il est écrit (Col 3, 14) : "Par-dessus tout, ayez la
charité, qui est le lien de la perfection." Ce qui veut dire qu'elle
rassemble en quelque sorte les autres vertus dans une parfaite unité.
Conclusion :
On dit qu'un être
est parfait dans la mesure où il atteint sa fin propre, qui est sa perfection
ultime. Or c'est la charité qui nous unit à Dieu, fin ultime de l'âme humaine.
En effet : "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en
lui" (1 Jn 4, 16). La perfection de la vie chrétienne tient donc
spécialement à la charité.
Solutions :
1. La perfection des jugements humains semble résider
principalement dans leur unification dans la vérité selon saint Paul (1 Co 1, 10)
: "Soyez parfaits dans le même jugement et les mêmes sentiments." Mais
cette unité est l'oeuvre de la charité, qui fait l'accord parmi les hommes. La
perfection des jugements eux-mêmes a donc sa racine dans la perfection de la
charité.
2. On peut dire de quelqu'un qu'il est parfait en deux sens.
Absolument, et dans ce cas la perfection s'entend par rapport à sa nature même.
C'est ainsi qu'un animal est considéré comme parfait quand rien ne lui manque
en ce qui regarde la disposition des membres et autres qualités semblables, de
ce que requiert la vie animale. Relativement, et dans ce second cas la
perfection s'entend par rapport à quelque qualité extérieure surajoutée, la
blancheur, par exemple, ou la noirceur. Or la vie chrétienne consiste
spécialement dans la charité, qui unit l'âme à Dieu. D'où cette parole (1 Jn 3,
14) : "Celui qui n'aime pas demeure dans la mort." C'est pourquoi la
perfection de la vie chrétienne entendue au sens absolu tient à la charité et, au
sens relatif seulement, aux autres vertus. Et parce que l'être qui existe
absolument a valeur de principe envers tout le reste, la perfection de la
charité est le principe de cette perfection relative qui tient aux autres
vertus.
3. La patience fait oeuvre parfaite par sa liaison avec la
charité. C'est de l'abondance de la charité que vient la patience avec laquelle
on supporte l'adversité, selon cette parole (Rm 8, 35) : "Qui nous
séparera de la charité du Christ ? La détresse ? L'angoisse ?..."
Objections :
1. Il semble que personne ne puisse être parfait en cette
vie. En effet saint Paul a écrit (1 Co 13, 10) : "Lorsque viendra ce qui
est parfait l'imparfait sera aboli." Or, dans cette vie, jamais l'imparfait
n'est aboli, car la foi et l'espérance, qui sont imparfaites, demeurent en
cette vie.
2. "Est parfait, dit Aristote celui à qui il ne manque
rien." Mais il n'est personne en cette vie à qui il ne manque quelque
chose." Nous tombons tous en beaucoup de fautes", dit saint Jacques
(3, 2). Et le Psaume (139, 16) : "Tes yeux ont vu mon imperfection."
3. La perfection de la vie chrétienne, on l'a dit à l’article
précédent, tient à la charité, qui englobe l'amour de Dieu et du prochain. Pour
ce qui regarde l'amour de Dieu, nul ne peut posséder ici-bas la charité
parfaite." Le feu de l'amour, écrit saint Grégoire, qui commence à brûler
ici-bas, lorsqu'il verra celui qu'il aime, s'enflammera pour lui d'un plus
grand amour." Pas davantage pour ce qui regarde l'amour du prochain. Car, dans
cette vie, nous sommes incapables d'amour actuel pour tous les prochains, bien
que nous les aimions d'amour habituel. Or l'amour seulement habituel demeure
imparfait. Il semble donc que nul ne peut être parfait en cette vie.
Cependant :
La loi divine ne
nous convie pas à l'impossible. Or elle nous invite à la perfection selon saint
Matthieu (5, 48) : "Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait."
Il semble donc qu'il soit possible d'être parfait en cette vie.
Conclusion :
La perfection de
la vie chrétienne, avons-nous dit, réside dans la charité. Or la perfection
renferme une certaine idée d'universalité." Est parfait, dit Aristote,
celui à qui il ne manque rien." On peut donc envisager une triple
perfection de la charité.
- 1° Une
perfection absolue. La charité alors est totale, non seulement par rapport à
celui qui aime, mais encore par rapport à celui qui est aimé. C'est-à-dire que
Dieu est aimé autant qu'il est aimable. Cette perfection de la charité n'est
possible à aucune créature. Elle est le privilège de Dieu, qui possède le bien
intégralement et par essence.
- 2° Une
perfection répondant à toute la capacité de celui qui aime, dont l'amour se
porte vers Dieu selon tout son pouvoir et de façon actuelle. Cette perfection
n'est pas possible dans l'état de voyageur, mais elle existera dans la patrie.
- 3° Une
perfection qui n'est totale ni par rapport à l'être aimé ni même par rapport à
celui qui aime, en ce que celui qui aime Dieu le ferait de façon toujours
actuelle, mais qui l'est en cet autre sens qu'elle exclut tout ce qui contrarie
le mouvement de l'amour divin. C'est ce que dit saint Augustin : "Le
poison de la charité, c'est la cupidité... Sa perfection, c'est l'absence de
cupidité." Or cette perfection-là est possible dans la vie présente.
Et cela de deux
façons. D'abord, en tant qu'elle implique le rejet par la volonté humaine de
tout ce qui est contraire à la charité, entendez le péché mortel. Sans cette
perfection-là, la charité ne peut exister. Aussi est-elle nécessaire au salut.
Puis, en tant qu'elle implique le rejet par la volonté humaine, non plus
seulement de ce qui est contraire à la charité, mais encore de ce qui l'empêche
de se porter vers Dieu de tout son élan. La charité peut exister sans cette seconde
perfection, comme c'est le cas chez les commençants et les progressants.
Solutions :
1. Saint Paul parle en cet endroit de la perfection de la
patrie, qui n'est pas possible dans l'état de voyageur.
2. Ceux qui sont parfaits en cette vie commettent beaucoup de
fautes vénielles dues à l'infirmité de la vie présente. En quoi ils gardent
quelque chose d'imparfait par comparaison avec la perfection de la patrie.
3. De même que la condition de la vie présente ne permet pas à
l'homme d'être toujours uni à Dieu d'amour actuel, elle ne lui permet pas
d'avoir pour chacun de ses frères individuellement un amour actuel et distinct.
Il suffit qu'il les aime tous ensemble universellement et chacun en particulier
d'un amour habituel, sous forme de disposition du coeur.
On peut d'ailleurs
envisager, pour l'amour du prochain comme pour l'amour de Dieu, une double
perfection. La première, sans laquelle il ne saurait y avoir de charité, consiste
à n'avoir rien dans le coeur qui soit contraire à l'amour du prochain. La
charité, en revanche, peut exister sans la seconde perfection, qui s'entend en
trois sens divers :
- Perfection, d'abord,
pour ce qui regarde l'extension : que l'on aime non seulement ses amis et
connaissances, mais encore les personnes qui nous sont étrangères et jusqu'à
nos ennemis." C'est, dit saint Augustin, le propre des fils parfaits de
Dieu."
- Perfection, ensuite,
pour ce qui regarde l'intensité. Elle paraît aux choses que l'on méprise pour
le prochain. L'homme en vient à mépriser pour le prochain non seulement les
biens extérieurs mais les afflictions corporelles et la mort même, suivant
saint Jean (15, 13) : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa
vie pour ses amis."
- Perfection, enfin,
en ce qui concerne les effets. Elle consiste à prodiguer au prochain, avec les
bienfaits de l'ordre temporel, ceux de l'ordre spirituel, et à se donner
finalement soi-même, suivant le mot de l'Apôtre (2 Co 12, 15) : "je
dépenserai volontiers et me dépenserai moi-même pour vos âmes."
Objections :
1. Il semble qu'elle ne réside pas dans les préceptes mais
dans les conseils. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : "Si tu veux
être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, puis donne-le aux pauvres.
Viens ensuite et suis-moi." Or c'est là un conseil. La perfection se prend
donc des conseils et non pas des préceptes.
2. Tout le monde est tenu d'observer les préceptes, puisqu'ils
sont nécessaires au salut. Donc, si la perfection de la vie chrétienne réside
dans les préceptes, il s'ensuit que la perfection est nécessaire au salut et
que tous y sont obligés. Ce qui est évidemment faux.
3. La perfection de la vie chrétienne, nous l'avons dit, tient
à la charité. Mais il ne semble pas que la perfection de la charité consiste
dans l'observation des préceptes. Le commencement et le progrès de la charité
précèdent en effet, sa perfection, suivant la remarque de saint Augustin. Or il
n'y a pas de charité, même à l'état de commencement, avant l'observation des
préceptes, comme il est dit en saint Jean (14, 23) : "Si quelqu'un m'aime,
il gardera ma parole." La perfection de cette vie ne tient donc pas aux
préceptes mais aux conseils.
Cependant :
Il est dit (Dt 6, 5) : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton coeur." Et (Lv 19, 18) : "Tu aimeras ton prochain comme
toi-même." Ce sont les deux préceptes dont le Seigneur a dit (Mt 22, 40) :
"Toute la Loi et les Prophètes dépendent de ces deux commandements." Or
la perfection de la charité, qui fait la perfection de la vie chrétienne, tient
à ce que nous aimons Dieu de tout notre coeur et le prochain comme nous-même.
Il semble donc que la perfection consiste en l'observation des préceptes.
Conclusion :
Que la perfection
consiste en quelque chose peut se dire de deux façons : directement par soi et
essentiellement, ou de façon secondaire et par accident.
- 1° Directement
et essentiellement, la perfection de la vie chrétienne consiste dans la charité,
principalement dans l'amour de Dieu, et secondairement dans l'amour du prochain,
amours auxquels se rapportent les préceptes principaux de la loi divine, on l'a
dit. Or l'amour de Dieu et du prochain ne tombe pas sous le précepte
suivant une mesure limitée seulement, si bien que le surplus serait réservé au
conseil. On le voit clairement par la formulation même du précepte qui souligne
la perfection : Tu aimeras le Seigneur
Dieu de tout ton coeur. "Tout et parfait s'équivalent", remarque
Aristote. De même : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", car
chacun s'aime soi-même au maximum. Et tout cela parce que, dit saint Paul (1 Tm
1, 5) : "La charité est la fin du précepte." Or, quand il s'agit de
fin, il ne saurait y avoir de mesure à garder mais seulement quand il s'agit de
ce qui est relatif à la fin, dit Aristote. Ainsi le médecin ne met pas de
mesure dans la santé qu'il prétend rétablir, tandis qu'il en met dans le remède
ou le régime qu'il prescrit en vue de la guérison. Ces considérations prouvent
que la perfection consiste essentiellement dans les préceptes. D'où la question
de saint Augustin : "Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas
commandée à l'homme, bien que nul ne la possède en cette vie ?"
- 2° Secondairement
et à titre de moyen, la perfection consiste dans les conseils. De même que les
préceptes, les conseils sont tous ordonnés à la charité, mais d'une manière
différente. Les préceptes autres que celui de la charité sont ordonnés à
l'éloignement de ce qui s'oppose à la charité et dont la présence rend la
charité impossible. Les conseils, eux, sont ordonnés à éloigner ce qui
entraverait l'acte de charité tout en n'étant pas contraire à la charité
elle-même, comme le mariage, les affaires, etc. C'est ce que dit saint Augustin
: "Tout ce que Dieu commande, par exemple : "Tu ne commettras pas
l'adultère", et tout ce qu'il conseille sans le commander, par exemple :
"Il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme" tout cela s'observe
comme il faut quand on le rapporte à l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu, dans
ce siècle-ci et dans l'autre." De même l'abbé Moïse : "Les jeûnes, les
veilles, la méditation des Écritures, la nudité, le dénuement de toutes
ressources ne sont pas la perfection même, mais les moyens de perfection. Ce
n'est pas en eux que réside la fin de ce régime de vie, mais c'est par eux
qu'on parvient à cette fin." Auparavant il avait dit : "Nous nous
efforçons de nous élever par ces degrés à la perfection de la charité."
Solutions :
1. Dans ces paroles du Seigneur il faut distinguer ce qui
trace la voie à suivre pour parvenir à la perfection, c'est-à-dire : "Va, vends
tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres "et ce qui a trait à la
perfection elle-même, c'est-à-dire "Suis-moi." C'est pourquoi saint Jérôme
écrit : "Parce qu'il ne suffit pas de tout quitter, Pierre ajoute ce qui
est la perfection même : Nous t'avons suivi." Et saint Ambroise fait cette
remarque sur "Suis-moi" (Lc 5, 27) : "Il ordonne de suivre, non
par la démarche du corps, mais par l'affection de l'âme", c'est-à-dire par
la charité. Il ressort donc des termes mêmes que les conseils représentent des
moyens de parvenir à la perfection, puisqu'il dit : "Si tu veux être
parfait, va, vends, etc." comme s'il disait : "En faisant cela, tu
parviendras à cette fin."
2. Comme dit saint Augustin : "Si la perfection de la
charité est commandée à l'homme en cette vie, c'est qu'il est impossible de
bien courir si l'on ignore vers quel but on doit courir. Et comment le
saurions-nous si nul précepte ne nous l'apprenait ?" Mais il y a plusieurs
manières d'observer un précepte, et ce n'est pas le transgresser que de ne pas
l'observer de la manière la plus parfaite possible. Il suffit de l'accomplir, de
quelque manière que ce soit. La perfection de l'amour divin tombe bien sous le
précepte dans toute son étendue. Même la perfection de la patrie ne demeure pas
en dehors de ce précepte, observe saint augustin. Mais celui qui, d'une manière
quelconque, atteint à la perfection de l'amour divin échappe au reproche
d'avoir transgressé le précepte. Le plus bas degré de l'amour divin, c'est de
ne rien aimer plus que Dieu ou contre Dieu ou autant que Dieu. Celui qui
n'atteint pas ce degré de perfection n'observe aucunement le précepte. Il est
un autre degré d'amour, le plus élevé, qu'il est impossible, on l'a dit à l’article
précédent, d'atteindre ici-bas. Il est manifeste que celui qui n'y est pas
parvenu ne viole pas le précepte. Celui qui n'atteint pas les degrés
intermédiaires de perfection ne l'enfreint pas davantage, pourvu qu'il atteigne
le plus bas.
3. Il est une perfection naturelle que l'homme possède dès sa
naissance sous peine de n'être pas un homme, et une autre perfection à laquelle
il parvient en grandissant. De même, il existe une certaine perfection
spécifique de la charité : qu'on aime Dieu par-dessus toutes choses, et qu'on
n'aime rien contre lui. Et il existe, même en cette vie, une autre perfection
de la charité à laquelle on parvient par voie de croissance spirituelle. Par
exemple, lorsque l'on s'abstient même de choses permises pour vaquer plus
librement au service de Dieu.
Objections :
1. Il semble bien. Nous venons de remarquer que l'on
parvenait à la perfection spirituelle par la croissance spirituelle, de même
que l'on parvient à la perfection corporelle par la croissance corporelle. Or
on dit de celui qui a accompli sa croissance corporelle qu'il se trouve dans
l'état d'âge parfait. Donc il semble aussi qu'on doit dire, de celui que la
croissance spirituelle a conduit à la perfection, qu'il se trouve dans l'état
de perfection.
2. "Les mouvements qui s'effectuent du contraire au
contraire et du moins au plus sont de même type", dit Aristote. Mais
lorsqu'un homme passe du péché à la grâce, on dit qu'il change d'état en tant
qu'on distingue l'état de péché et l'état de grâce. Il semble donc au même
titre, lorsqu'on progresse d'une grâce moindre à une grâce plus grande jusqu'à
la perfection, que l'on atteint l'état de perfection.
3. Un homme acquiert un état du fait qu'il se trouve affranchi
de la servitude. Mais la charité nous affranchit de la servitude du péché, puisque
"la charité couvre toutes les fautes", disent les Proverbes (10, 12).
Mais on a dit que la charité rend l'homme parfait. Donc, semble-t-il, quiconque
est parfait possède par cela même l'état de perfection.
Cependant :
Certains sont dans
l'état de perfection et n'ont ni la charité, ni la grâce, par exemple les
mauvais évêques et les mauvais religieux. Il semble donc qu'à l'inverse
certains puissent avoir une vie parfaite sans se trouver dans l'état de
perfection.
Conclusion :
Nous avons dit que
l'état relève, à proprement parler, de la condition de liberté ou de servitude.
Or, chez l'homme, la liberté ou la servitude spirituelle peuvent se présenter
sous deux formes, l'une intérieure, l'autre extérieure. Et, comme il est écrit
(1 S 16, 7) : "Les hommes ne voient que ce qui paraît au-dehors, tandis
que Dieu regarde le coeur." Aussi la disposition intérieure de l'homme
détermine-t-elle un état spirituel à l'égard du jugement de Dieu, tandis que ses
actes extérieurs lui valent de posséder un état spirituel devant l'Église. Or
c'est en ce dernier sens que nous parlons présentement des états, en tant que
leur diversité procure à l'Église une certaine beauté.
Remarquons d'autre
part que pour acquérir parmi les hommes un état de liberté ou de servitude, il
faut premièrement qu'intervienne un acte par où l'on se trouve soit lié, soit
affranchi. Le seul service d'autrui ne fait pas l'esclave, car les hommes
libres aussi peuvent servir, suivant saint Paul (Ga 5, 13) : "Par la
charité de l'esprit, mettez-vous au service les uns des autres." Et le
fait de cesser de servir ne suffit pas non plus à rendre libre. Il y a des
esclaves fugitifs. Celui-là est vraiment serf qui est obligé à servir, et
celui-là est vraiment libre qui est délié de l'obligation de servir.
Secondement, il faut que l'acte par où l'on se trouve obligé revête une
certaine solennité. Ainsi en va-t-il parmi les hommes pour tout ce qui doit
avoir une valeur perpétuelle.
On dira de même
qu'un homme se trouve dans l'état de perfection, non pas en raison de l'acte
intérieur de charité qui est parfait en lui, mais parce qu'il s'est obligé, pour
toujours et par un acte solennel, à une vie de perfection. Il arrive qu'après
avoir promis on ne tienne pas sa promesse, tandis que d'autres font ce qu'ils
n'ont pas promis. Par exemple, ces deux fils de l'Évangile (Mt 21, 28) dont
l'un, à son père qui lui disait : "Travaille à ma vigne", répondit :
"je ne veux pas", et puis y alla, tandis que l'autre répondit :
"J'y vais", et n'y alla pas. Rien n'empêche donc que certains soient
parfaits sans être dans l'état de perfection, et que d'autres soient dans
l'état de perfection sans être parfaits.
Solutions :
1. Par la croissance physique on progresse dans l'ordre de la
nature et donc on parvient à l'état réclamé par la nature, surtout parce que ce
qui est en conformité avec la nature est immuable de quelque façon, la nature
étant déterminée à une certaine manière d'être. De même, par le progrès
spirituel, on acquiert l'état intérieur de perfection pour ce qui regarde le
jugement de Dieu. Mais, pour ce qui regarde la diversité des états
ecclésiastiques, on n'acquiert l'état de perfection que par un progrès
affectant la manière extérieure d'agir.
2. Cet argument vise encore l'état intérieur. D'ailleurs, lorsque
quelqu'un passe du péché à la grâce, il passe effectivement de la servitude à
la liberté. Ce qui n'arrive pas lorsqu'il s'agit d'un simple progrès dans la
grâce, à moins qu'on ne s’y oblige.
3. Cet argument vaut lui aussi pour l'état intérieur. Et cette
fois encore, il faut distinguer entre la charité elle-même, qui change la
condition de servitude et de liberté spirituelles, et le simple progrès dans la
charité, qui n'a pas ce pouvoir.
Objections :
1. Il ne semble pas, car l'état de perfection se distingue de
l'état des commençants et des progressants. Mais il n'y a pas de gens
spécialement affectés à l'état de progressants ou de commençants. Donc il ne
semble pas qu'ils doivent y avoir des catégories d'hommes affectés à l'état de
perfection.
2. L'état extérieur doit répondre à l'état intérieur.
Autrement, on commet le mensonge lequel, dit saint Ambroise, "ne consiste
pas seulement en paroles fausses mais en oeuvres simulées". Mais il y a
beaucoup de clercs ou de religieux qui n'ont pas la perfection intérieure de la
charité. Donc, si les religieux et les clercs étaient tous dans l'état de
perfection, il s'ensuivrait que tous ceux d'entre eux qui ne sont pas parfaits
seraient en état de péché mortel, comme simulateurs et menteurs.
3. Nous avons dit que la perfection tient à la charité. Or il
semble que la charité la plus parfaite se rencontre chez les martyrs : "Il
n'y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis" (Jn
15, 13). Et sur ce texte (He 12, 4) : "Vous n'avez pas encore résisté
jusqu'au sang", la Glose dit : "Il n'y a pas en cette vie
d'amour plus parfait que celui auquel les martyrs ont atteint, eux qui ont
combattu le péché jusqu'à verser le sang." L'état de perfection semble
donc devoir être attribué aux martyrs plutôt qu'aux religieux et aux évêques.
Cependant :
Denys attribue la
perfection aux évêques comme à des "agents de perfection". Et
ailleurs il l'attribue aux religieux, qu'il appelle "moines"
ou "thérapeutes", ce qui veut dire serviteurs de Dieu, comme à des
"perfectionnés".
Conclusion :
L'état de
perfection requiert, on l'a dit la perpétuelle obligation, accompagnée de solennité,
à une vie de perfection. Or l'une et l'autre condition se vérifie dans le cas
des religieux et des évêques. Les religieux s'engagent par voeu à s'abstenir
des biens du siècle, dont il leur était loisible d'user, en vue de vaquer à
Dieu plus librement, et c'est en cela que consiste la perfection de la vie
présente. D'où ces paroles de Denys, sur les religieux : "certains les
appellent "thérapeutes", c'est-à-dire serviteurs, parce qu'ils sont
voués au culte et service de Dieu ; d'autres les appellent "moines", parce
que leur vie, loin d'être divisée, demeure parfaitement une, parce qu'ils
s'unifient eux-mêmes par un saint recueillement qui exclut toute division, de
façon à tendre vers la perfection de l'amour divin". D'autre part, l'engagement
qu'ils prennent s'accompagne de la solennité de la profession et de la
bénédiction. Aussi Denys ajoute-t-il : "C'est pourquoi la législation
sacrée, leur octroyant une grâce parfaite, les honore d'une prière
consécratoire."
Les évêques
pareillement s'obligent à une vie de perfection lorsqu'ils assument l'office
pastoral qui les oblige à donner leur vie pour leurs brebis (Jn 10, 3). C'est
ce qui fait dire à saint Paul (1 Tm 6, 12) : "Tu as fait une belle
profession devant un grand nombre de témoins", c'est-à-dire, explique la
Glose, "lors de ton ordination". Et cette profession s'accompagne
d'une consécration solennelle, d'après saint Paul (2 Tm 1, 6) : "Ravive la
grâce de Dieu que tu as reçue par l'imposition de mes mains", ce que la
Glose entend de la grâce épiscopale. Denys écrit : "Le souverain prêtre, c'est-à-dire
l'évêque, se voit imposer sur la tête, dans son ordination, la sainte Parole, pour
signifier qu'il reçoit la plénitude du pouvoir hiérarchique et qu'il lui
appartient non seulement d'interpréter toutes les formules et les actions
saintes mais encore de les communiquer aux autres."
Solutions :
1. Le commencement et la croissance ne sont pas recherchés
pour eux-mêmes, mais en vue de la perfection. C'est donc au seul état de
perfection que certaines personnes sont promues avec obligation et solennité.
2. Les hommes qui embrassent l'état de perfection ne font pas
profession d'être parfaits, mais de tendre à la perfection. Aussi saint Paul
dit-il (Ph 3, 12) : "Non pas que j'aie déjà obtenu le prix ou que je sois
parfait ; non, je poursuis ma course pour tâcher de saisir." Et il ajoute :
"Nous tous, qui sommes des "parfaits", c'est ainsi qu'il nous
faut penser." Celui qui, n'étant pas parfait, embrasse l'état de
perfection n'est donc ni un menteur ni un simulateur. Il ne le devient que s'il
révoque son propos de perfection.
3. Le martyre constitue l'acte suprême de la charité. Mais, nous
l'avons dit, un acte de perfection ne suffit pas à créer un état.
Objections :
1. Il semble que tous les clercs ecclésiastiques soient dans
l'état de perfection. Saint Jérôme dit en effet : "Autrefois prêtre et
évêque ne se distinguaient pas." Et il ajoute : "Les prêtres doivent
savoir que la coutume de l'Église les soumet à celui qui leur est préposé. Mais
les évêques, de leur côté, se souviendront que c'est moins à la réelle
disposition du Seigneur qu'à la coutume qu'ils doivent d'être supérieurs aux
prêtres, et qu'ils ont à gouverner l’Église en union avec eux." Or les
évêques sont dans l'état de perfection. Donc aussi les prêtres, qui ont charge
d'âmes.
2. Comme les évêques, les curés reçoivent charge d'âmes et
bénéficient d'une consécration. Les archidiacres de même, dont, à propos des
Actes (6, 3) : "Cherchez, frères, sept hommes de bon renom", la Glose
nous dit : "Les Apôtres, par ces paroles, prescrivaient la désignation par
l'Église de sept diacres qui occuperaient un rang plus élevé et se tiendraient
comme des colonnes près de l'autel." Il semble donc qu'eux aussi soient
dans l'état de perfection.
3. De même que les évêques, les curés et archidiacres sont
obligés de donner leur vie pour leurs brebis. Or cela appartient, on l'a dit, à
la perfection de la charité. Il semble donc que les curés aussi et les
archidiacres soient dans l'état de perfection.
Cependant :
Denys écrit :
"L'ordre des pontifes a mission de consommer et de conduire à la
perfection, celui des prêtres d'illuminer et d'éclairer, celui des diacres de
purifier et de discerner." D'où il ressort que la perfection appartient
aux seuls évêques.
Conclusion :
Chez les prêtres
et les diacres ayant charge d'âmes, on peut distinguer l'ordre et la charge. Or
l'ordre se rapporte à un acte particulier dans les offices divins. C'est
pourquoi nous avons dit plus haut que la distinction des ordres rentrait dans
la distinction des offices. Ceux qui reçoivent un ordre sacré reçoivent donc le
pouvoir d'accomplir certains actes sacrés. Mais ils ne sont pas obligés par le
fait même à une vie de perfection, à ceci près que, dans l'Église occidentale, la
réception des ordres sacrés implique l'émission du voeu de continence, qui est
l'un de ceux que requiert la perfection, comme on le verra plus loin. Ainsi
donc, celui qui reçoit un ordre sacré n'est pas placé, à proprement parler, dans
l'état de perfection, bien que la perfection intérieure soit requise pour
exercer dignement ces sortes d'actes.
La charge qu'ils
assument ne les place pas non plus dans l'état de perfection. En effet, ils ne
sont pas obligés de ce chef et par un voeu perpétuel à conserver toute leur vie
la charge d'âmes. Ils peuvent l'abandonner en entrant en religion, même sans la
permission de l'évêque, comme il est spécifié dans les Décrets. Et avec
la permission de l'évêque, ils peuvent même abandonner un archidiaconé ou une
paroisse pour recevoir une simple prébende sans charge d'âmes. Ce qui ne leur
serait aucunement permis s'ils étaient dans l'état de perfection." Nul, en
effet, s'il regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue, n'est apte
au royaume de Dieu" (Lc 9, 62). Les évêques, par contre, qui sont dans
l'état de perfection, ne peuvent abandonner la charge épiscopale que par
l'autorité du souverain pontife, auquel il appartient de dispenser en matière
de voeux perpétuels et pour des motifs déterminés, comme on le dira plus loin.
Il est donc manifeste que tous les clercs ne sont pas dans l'état de perfection,
mais seulement les évêques.
Solutions :
1. Lorsqu'on parle de prêtre et d'évêque, on peut se placer à
deux points de vue différents. Au point de vue du nom : il est exact que jadis
on ne distinguait pas entre prêtre et évêque. L'évêque est un "surintendant",
explique saint Augustin. Le prêtre est un "ancien". Saint Paul, pour
les désigner l'un et l'autre, emploie indifféremment le mot soit de prêtre (1
Tm 5. 17) : "Les prêtres qui exercent bien leur présidence sont dignes
d'un double honneur", soit d'évêque, car il dit aux prêtres d'Éphèse (Ac
20, 28) : "Faites attention à vous et à tout le troupeau, au sein duquel
l'Esprit Saint vous a établis comme évêques pour régir l'Église de Dieu."
Mais au point de
vue de la réalité, ils ont toujours été distincts, même au temps des Apôtres, comme
on le voit chez Denys. Et sur le texte de Luc (10, 1), la Glose écrit : "De
même que nous avons dans les Apôtres le prototype des évêques, nous avons dans
les soixante-douze disciples celui des prêtres du second ordre."
Dans la suite, pour
écarter le péril de schisme, il devint nécessaire de distinguer même les noms, les
plus grands étant qualifiés d'évêques, et les moindres de prêtres. Prétendre
que les prêtres ne diffèrent pas des évêques, c'est une erreur que saint Augustin
range parmi les dogmes hérétiques lorsqu'il rapporte que les ariens se
refusaient à mettre aucune différence entre prêtre et évêque.
2. C'est l'évêque, à titre principal, qui a la charge de
toutes les âmes de son diocèse. Les curés et archidiacres exercent les
ministères moindres qui leur sont confiés sous l'autorité de l'évêque. Aussi
sur ce mot de saint Paul (1 Co 12, 28) : "A d'autres l'assistance, à
d'autres le gouvernement", la Glose explique : "L'assistance : c'est
la fonction de ceux qui jouent le rôle d'auxiliaires près des supérieurs, comme
Tite pour l'Apôtre ou les archidiacres pour les évêques. Le gouvernement, c'est
l'autorité dont jouissent les personnes de moindre rang, tels les prêtres, chargés
de former le peuple." Et Denys : "De même que nous voyons la
hiérarchie universelle culminer en Jésus, chacune des hiérarchies particulières
atteint son sommet dans le divin hiérarque qui lui est propre, c'est-à-dire
dans l'évêque." Et on lit dans les Décrets : "Les prêtres et les diacres doivent tous prendre garde
de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque." C'est dire
qu'ils sont par rapport à l'évêque ce que sont les baillis et prévôts par
rapport au roi. En conséquence, de même que le roi seul, entre toutes les
puissances séculières, reçoit une bénédiction solennelle, les autres étant
instituées par simple commission, de même, dans l'Église, la charge épiscopale
est conférée par une solennelle consécration, tandis que les charges
archidiaconales et curiale le sont par simple injonction. Cependant avant même
d'avoir cette charge, archidiacres et curés sont consacrés par leur ordination.
3. Les curés et archidiacres, n'ayant pas charge d'âmes à
titre principal, mais une simple administration confiée par l'évêque, n'exercent
pas en premier l'office pastoral et ne sont pas obligés de donner leur vie pour
le troupeau, si ce n'est dans la mesure où ils ont part à la charge d'âmes. Il
s'agit donc dans leur cas d'un office se rattachant à la perfection plutôt que
d'un état de perfection.
Objections :
1. Il semble que l'état religieux soit plus parfait que
l'état épiscopal. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : "Si tu veux
être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres." C'est
ce que font les religieux. Mais les évêques n'y sont pas tenus. "Les
évêques, est-il dit dans les Décrets, laisseront à leurs héritiers quelque
chose de leurs biens patrimoniaux ou acquis, ou leur appartenant
personnellement." Les religieux sont donc dans un état plus parfait que
les évêques.
2. La perfection réside dans l'amour de Dieu plus que dans
l'amour du prochain. Or l'état des religieux est directement ordonné à l'amour
de Dieu, ce qui leur vaut, selon Denys "de tirer leur nom du culte et
service de Dieu". L'état épiscopal, lui, semble ordonné à l'amour du
prochain, dont les évêques ont la charge en qualité de surintendants, comme
l'atteste leur nom, suivant la remarque de saint Augustin. L'état religieux
semble donc plus parfait que l'état épiscopal.
3. L'état religieux est ordonné à la vie contemplative, qui
l'emporte sur la vie active à laquelle l'état épiscopal est ordonné selon saint
Grégoire : "Isaïe, aspirant à l'office de la prédication, souhaitait
d'être utile au prochain dans la vie active, tandis que Jérémie, voulant
s'attacher diligemment à l'amour du Créateur par la contemplation, déclinait la
mission de prédicateur." Il apparaît donc que l'état religieux est plus
parfait que l'état épiscopal.
Cependant :
Il n'est permis à personne de passer d'un état plus relevé à
un état inférieur. Ce serait "regarder en arrière". Mais on peut
passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Les Décrets disent en
effet que "l'ordination sacrée fait du moine un évêque". Il faut donc
que l'état épiscopal soit plus relevé que l'état religieux.
Conclusion :
Comme dit saint Augustin
: "l'agent est toujours supérieur au patient". Or, dans l'ordre de la
perfection, les évêques, d'après Denys sont agents de perfection (perfectores)
et les religieux, perfectionnés (perfecti). De ces deux conditions, l'une
évoque l'idée d'activité, l'autre de passivité. D'où il est évident que l'état
de perfection est supérieur chez les évêques à ce qu'il est chez les religieux.
Solutions :
1. Le renoncement aux biens propres peut revêtir deux formes
différentes. D'abord, la forme de réalité actuelle : ainsi considéré, il n'est
pas la perfection même, mais un simple moyen de perfection, nous l'avons dit.
Donc rien ne s'oppose à ce que l'état de perfection puisse exister sans lui. Et
ainsi des autres observances extérieures. D'autre part, le renoncement peut avoir
la forme de disposition intérieure, l'homme étant prêt, s'il en était besoin, à
tout abandonner ou distribuer. Et cela appartient directement à la perfection."
Le Seigneur, écrit saint Augustin fait voir que les fils de la Sagesse se
rendent parfaitement compte que la justice ne consiste ni à jeûner ni à manger,
mais à supporter l'indigence d'une âme égale." Et saint Paul (Ph 4, 12) :
"je sais vivre dans l'abondance, et manquer du nécessaire." Or les
évêques sont tenus plus que personne de mépriser tous leurs biens pour
l'honneur de Dieu et le salut de leur troupeau, lorsque les circonstances
l'exigeront, soit en les distribuant aux pauvres, soit en supportant avec joie
qu'on les leur ravisse.
2. Si les évêques s'appliquent aux choses qui relèvent de l'amour
du prochain, cela provient de l'abondance de leur amour pour Dieu. C'est
pourquoi le Seigneur commença par demander à Pierre s'il l'aimait, et lui
confia ensuite la charge du troupeau. Saint Grégoire écrit : "Si la charge
pastorale est une preuve d'amour, quiconque, pourvu des vertus nécessaires, refuse
de paître le troupeau de Dieu, se trouve convaincu de ne pas aimer le Pasteur
suprême." C'est un signe de plus grand amour d'accepter, pour son ami, de
servir un tiers, que de vouloir servir cet ami exclusivement.
3. Selon saint Grégoire : "Que l'évêque soit le
premier pour l'action et qu'il soit néanmoins plus que personne attaché à la
contemplation". Il lui appartient en effet de contempler, non pas
seulement pour lui-même mais pour l'instruction d'autrui. C'est ce qui fait
dire à saint Grégoire : "Aux hommes parfaits qui sortent de la
contemplation s'applique le mot du Psaume (145, 7 Vg) : "Le goût de ta
douceur leur revient à la bouche."
Objections :
1. Il semble que ces derniers soient eux aussi plus parfaits
que les religieux. Car saint Jean Chrysostome dit : "Donne-moi un moine
qui soit, disons, un autre Élie. Eh bien, on ne doit pas lui comparer celui qui,
livré au peuple et obligé de porter les péchés de beaucoup, demeure immuable et
fort." Et un peu plus loin : "Si l'on me donnait à choisir où
j'aimerais mieux plaire à Dieu : dans l'office sacerdotal, ou dans la solitude
monacale, je choisirais d'emblée le premier." Et dans un autre endroit :
"Si l'on compare au sacerdoce bien administré les sueurs de la profession
monastique, on trouvera entre eux la même distance qui sépare un roi d'un
simple particulier." Il semble donc que les prêtres ayant charge d'âmes
soient plus parfaits que les religieux.
2. Saint Augustin écrit : "que ta religieuse prudence
veuille considérer qu'il n'y a rien de plus difficile dans la vie, surtout en
ce temps-ci, ni de plus laborieux, ni de plus périlleux, que l'office épiscopal,
presbytéral ou diaconal ; mais devant Dieu rien ne les surpasse en béatitude, si
l'on combat comme le commande notre chef." Les religieux ne sont donc pas
plus parfaits que les prêtres et les diacres.
3. Saint Augustin écrit encore : "Ce serait trop triste
si nous exposions les moines à un orgueil si pernicieux, et si nous
considérions les clercs comme méritant un si grave affront, que de dire qu'un
mauvais moine fait un bon clerc, alors que c'est tout juste si un bon moine
arrive à faire un bon clerc." Et un peu plus haut, il avait dit : "N'allons
pas donner lieu aux serviteurs de Dieu", c'est-à-dire aux moines, "de
penser qu'ils seront plus facilement choisis pour la cléricature s'ils
deviennent pires", c'est-à-dire s'ils abandonnent la vie monastique. Il
semble donc que ceux qui sont dans l'état clérical soient plus parfaits que les
religieux.
4. Il n'est pas permis de passer d'un état supérieur à un état
inférieur. Mais on peut passer de l'état monastique à l'office de curé, comme
le prouve ce décret du pape Gélase : "S'il se trouve un moine vénérable
par le mérite de sa vie, estimé digne du sacerdoce, et si l'Abbé sous le
commandement duquel il combat pour le Christ, demande qu'on le fasse prêtre, l'évêque
devra le choisir et l'ordonner où il le jugera bon." Et saint Jérôme écrit
: "Vis dans le monastère de telle sorte que tu mérites de devenir clerc."
Donc curés et archidiacres sont plus parfaits que les religieux.
5. Les évêques sont, avons-nous dit à l’article précédent, dans
un état plus parfait que les religieux. Or les curés et archidiacres, ayant
charge d'âmes, ressemblent plus aux évêques que les religieux. Donc ils sont
plus parfaits que ceux-ci.
6. "La vertu a pour objet le bien difficile", dit
Aristote. Mais il est plus difficile de bien vivre dans l'office de curé ou
d'archidiacre que dans l'état religieux. Il s'ensuit que la vertu est plus
parfaite chez les curés et les archidiacres que chez les religieux.
Cependant :
Il est dit dans les Décrets : "Si quelqu'un gouverne sous l'autorité de l'évêque le
peuple de son Église et mène la vie séculière, et que le désir lui vienne, sous
l'inspiration du Saint-Esprit, d'aller faire son salut parmi les moines ou les
chanoines réguliers, c'est la loi particulière qui le guide et il n'y a pas
lieu de lui opposer la loi publique." Mais nul n'est conduit par la loi de
l'Esprit Saint, que l'on appelle ici loi particulière, si ce n'est à un bien
plus parfait. Il semble donc que les religieux soient plus parfaits que les
curés et archidiacres.
Conclusion :
Il ne peut être question
de supériorité des uns sur les autres sinon là où ils diffèrent, nullement là
où ils se rejoignent. Chez les curés et archidiacres, trois points sont à
considérer : l'état, l'ordre et l'office. Leur état, c'est l'état séculier ;
leur ordre, c'est le sacerdoce ou le diaconat ; leur office, c'est la charge
d'âmes qui leur est confiée.
Donc, si nous
plaçons d'autre part des religieux qui soient prêtres ou diacres et qui aient
en outre charge d'âmes, comme c'est le cas de la plupart des moines et des chanoines
réguliers, les religieux l'emportent sur le premier point et sont à égalité sur
les autres. Si les seconds diffèrent des premiers par l'état et l'office, et
leur ressemblent pour ce qui est de l'ordre, comme il arrive pour les religieux
prêtres ou diacres qui n'ont pas charge d'âmes, ils leur seront supérieurs pour
l'état, inférieurs pour l'office, égaux pour l'ordre.
Cela nous conduit
à examiner laquelle de ces prééminences doit être tenue pour principale, celle
de l'état ou celle de l'office. A ce propos il semble qu'on doive considérer
deux choses, à savoir la bonté et la difficulté. Si la comparaison porte sur la
bonté, l'état religieux doit être mis au-dessus de l'office de curé ou
d'archidiacre. Le religieux s'engage pour toute la durée de sa vie à la
poursuite de la perfection. Le curé et l'archidiacre ne s'engagent pas au soin
des âmes pour toute la vie, à la différence de l'évêque. De plus cette charge
des âmes qui leur sont confiées, ils ne l'exercent pas en premier : c'est le
propre de l'évêque ; leur office se limite à certains actes déterminés de la
charge d'âmes, nous l'avons montré. L'état religieux est donc par rapport à
leur office comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste
par rapport au simple sacrifice, qui est inférieur à l'holocauste comme le
montre saint Grégoire. Aussi lit-on dans les Décrets : "Aux clercs qui veulent
devenir moines parce qu'ils aspirent à mener une vie meilleure, l'évêque doit
accorder la liberté d'entrer au monastère." Cette comparaison porte, bien
entendu, sur les deux genres d'activité pris en eux-mêmes. Car, selon la
charité du sujet, il arrive parfois qu'une oeuvre, en soi moindre qu'une autre,
devienne plus méritoire étant faite avec une plus grande charité.
Mais si l'on fait
porter la comparaison sur la difficulté de bien vivre dans l'état religieux et
dans la charge d'âmes, c'est cette dernière qui l'emporte. Du moins pour ce qui
regarde les dangers extérieurs, car la vie religieuse est la plus difficile
quant à la nature de l'oeuvre à accomplir, en raison de la rigueur de
l'observance régulière.
Mais s'il s'agit
d'un religieux qui n'est pas dans les ordres, ce qui est le cas des convers, il
est manifeste que le clerc dans les ordres l'emporte, et de beaucoup, pour la
dignité. Par l'ordre sacré, le clerc se trouve député aux ministères les plus
dignes qui soient, parce qu'il sert le Christ dans ce sacrement de l'autel qui
requiert une sainteté supérieure à celle que demande l'état religieux lui-même.
Comme dit Denys : "L'ordre monastique doit suivre les ordres sacerdotaux
et s'élever aux choses divines en les imitant." Aussi le clerc dans les
ordres sacrés, s'il fait quelque chose de contraire à la sainteté, pèche-t-il
plus gravement, toutes choses égales d'ailleurs, que le religieux non engagé
dans les ordres sacrés. Cependant, il reste toujours que le religieux non clerc
est astreint aux observances régulières, auxquelles ne sont pas obligés ceux
qui sont dans les ordres sacrés.
Solutions :
1. On pourrait répondre à ces paroles de saint Jean
Chrysostome qu'il n'a pas en vue les curés mais l'évêque, souverain prêtre.
C'est bien le propos réel de ce livre, par lequel il se console, lui-même et
saint Basile, de leur élection à l'épiscopat.
Mais laissons cela,
et disons qu'il se place au point de vue de la difficulté. Il vient en effet de
dire : "Lorsque le pilote sera au milieu des flots et qu'il aura réussi à
sauver son bateau de la tempête, c'est à juste titre que tout le monde, reconnaissant
son mérite, le saluera du nom de parfait pilote." A quoi fait suite ce
qu'il dit du moine, et qui a été transcrit plus haut : "Le moine ne peut
être comparé à celui qui, livré au peuple, demeure immuable." Et il en
donne la raison : "Il a su se gouverner lui-même dans la tempête comme
dans la tranquillité." Or tout cela prouve une seule chose : que l'état de
celui qui a charge d'âmes est plus périlleux que celui du moine. Et se
conserver innocent dans un plus grand péril est le signe d'une vertu
supérieure. Mais c'est aussi le signe d'une grande vertu d'éviter le péril en
entrant en religion. Aussi ne dit-il pas qu'il aimerait mieux être dans
l'office sacerdotal que dans la solitude, mais qu'il préférerait plaire à Dieu
en celui-là qu'en celle-ci, ce qui est, en effet, la preuve d'une plus grande vertu.
2. Cette parole de saint Augustin vise elle aussi la
difficulté, laquelle, on l'a dit, fait valoir la supériorité de la vertu chez
ceux qui s'y comportent bien.
3. Saint Augustin compare ici les moines aux clercs quant à la
distance que l'ordre met entre eux, et nullement quant à la valeur respective
de la vie religieuse et de la vie séculière.
4. Ceux qui sont pris à l'état religieux pour être appliqués
au soin des âmes, alors qu'ils sont déjà engagés dans les ordres sacrés, acquièrent
quelque chose qu'ils n'avaient pas : l'office de la charge d'âmes, sans
abandonner ce qu'ils avaient : l'état religieux. Les Décrets le disent
expressément : "S'il arrive que des moines, qui ont vécu longtemps au
monastère, parviennent aux ordres de la cléricature, nous statuons qu'ils ne
doivent pas abandonner leur premier propos." Les curés ou archidiacres, au
contraire, quand ils entrent en religion, abandonnent la charge pour acquérir
la perfection de l'état, ce qui montre bien la supériorité de la vie religieuse.
Si des religieux laïcs sont élus pour la cléricature et les ordres sacrés, il
est manifeste qu'ils sont promus à quelque chose de meilleur. On l'a dit plus
haut et cela ressort de la manière de parler de saint Jérôme : "Vis dans
le monastère de manière à mériter de devenir clerc."
5. Les curés et archidiacres ressemblent davantage aux évêques
sur un point : par la charge d'âmes qu'ils ont en second. Mais, pour ce qui est
de l'obligation perpétuelle requise par l'état de perfection, ce que nous avons
dit, montre que ce sont les religieux qui ressemblent le plus aux évêques.
6. La difficulté qui tient au caractère ardu de l'oeuvre
elle-même ajoute quelque chose à la perfection de la vertu. Mais pour la
difficulté qui vient des obstacles extérieurs, c'est différent. Tantôt elle
diminue la perfection de la vertu, dans le cas de celui qui n'aime pas assez la
vertu pour éviter les obstacles à la vertu, selon saint Paul (1 Co 9, 25) :
"Celui qui lutte dans le stade s'abstient de tout." Tantôt elle
démontre la perfection de la vertu, dans le cas de celui devant qui surgissent
inopinément ou par suite d'un juste motif des obstacles à la vertu, mais qui ne
parviennent pas à l'en détourner. Dans l'état religieux, la difficulté qui
vient des oeuvres mêmes, qui sont ardues, est plus grande. Mais chez ceux qui
vivent dans le siècle à un titre quelconque, la difficulté est plus grande du
fait de ces obstacles que les religieux ont eu la sagesse d'éviter.
- 1. Est-il permis
de désirer l'épiscopat ? - 2. Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat ?
- 3. Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat ? - 4. L'évêque peut-il entrer
en religion ? - 5. Peut-il abandonner physiquement ses sujets ? - 6. Peut-il
posséder quelque chose en propre ? - 7. Pèche-t-il mortellement en ne
distribuant pas aux pauvres les biens de l'Église ? - 8. Les religieux élevés à
l'épiscopat sont-ils tenus aux observances régulières ?
Objections :
1. Il semble que oui, car saint Paul a écrit (1 Tm 3, 1) :
"Celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre bonne." Or c'est une
chose licite et louable de désirer une oeuvre bonne.
2. L'épiscopat est plus parfait que l'état religieux, nous
venons de le dire. Or il est louable de désirer embrasser l'état religieux. Il
l'est donc aussi de souhaiter être promu à l'épiscopat.
3. Il est écrit (Pr 11, 26) : "Celui qui cache le blé
sera maudit parmi les peuples, tandis qu'ils béniront celui qui le vend." Mais
celui que la vie et la science qualifient pour l'épiscopat, semble cacher le
blé spirituel s'il s'y dérobe, tandis qu'en l'acceptant, il se trouve en
situation de dispenser le blé spirituel. Il semble donc que ce soit chose
louable de désirer l'épiscopat, et chose blâmable de s'y dérober.
4. Les actes des saints rapportés dans l'Écriture nous sont
donnés en exemple, selon cette parole (Rm 15, 4) : "Tout ce qui est écrit
l'est pour notre instruction." Or nous lisons qu'Isaie (6, 8) s'offrit à
remplir l'office de la prédication, qui est très spécialement celui des
évêques. C'est donc, semble-t-il, un louable désir que celui de l'épiscopat.
Cependant :
Saint Augustin
écrit : "Cette fonction supérieure, dont l'existence est nécessaire
au gouvernement du peuple, même si on l'administre comme il convient, il ne
convient pas de la désirer."
Conclusion :
Dans l'épiscopat, il
y a trois éléments à considérer.
- 1° Le premier
qui est primordial et a valeur de fin, c'est le ministère
épiscopal lui-même, par où l'on s'applique à procurer le bien du prochain, selon
cette parole (Jn 21, 17) : "Pais mes brebis."
- 2° Le deuxième, c'est
le grade élevé. En effet, l'évêque se trouve placé au-dessus des autres selon
Mt (24, 45) : "Le serviteur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur
sa famille."
- 3° Le troisième
est la conséquence des deux autres. Il consiste dans la révérence, l'honneur, l'abondance
de biens temporels dont parle saint Paul (1 Tm 5, 17) : "Les prêtres qui
exercent bien leur présidence sont dignes d'un double honneur."
Désirer
l'épiscopat pour les avantages qui s'y trouvent joints, c'est manifestement
illicite. Cette manière d'agir relève de la cupidité et de l'ambition. Et c'est
cela même que le Seigneur reprochait aux pharisiens (Mt 23, 6) : "Ils
aiment les premières places dans les repas, les premiers sièges à la synagogue,
d'être salués sur la place publique et qu'on les appelle : Rabbi." Quant à
désirer l'épiscopat pour le rang élevé qu'il procure, c'est présomption. Aussi
le Seigneur reprend-il les disciples pour leur recherche de la primauté (Mt 20,
25) : "Vous savez que les rois des nations exercent sur elles la
domination." Sur quoi saint Jean Chrysostome remarque : "Ainsi leur
donne-t-il à comprendre que c'est le fait de païens d'ambitionner les
primautés. Et en comparant leur conduite à celle des païens il convertit leur
cœur ambitieux."
Mais souhaiter
être utile au prochain est de soi, chose louable et vertueuse. Pourtant, le
service épiscopal du prochain entraînant l'élévation du rang, il semble que ce
soit présomption, hors le cas d'urgente nécessité, d'aspirer à cette
prééminence en vue d'être utile à ses inférieurs. "Le désir de l'épiscopat,
écrit saint Grégoire, était louable au temps où il signifiait la certitude de
supplices plus cruels." Ce qui faisait que les candidats n'abondaient pas.
Ce désir est surtout louable lorsqu'on y est divinement poussé par le zèle des
âmes. C'était, au dire de saint Grégoire, le cas d'Isaïe, "qui, désireux
d'être utile au prochain, ambitionna méritoirement la charge du prédicateur".
Ce que chacun cependant peut souhaiter sans présomption, c'est de faire de
telles oeuvres, s'il lui arrivait d'avoir cet office, ou encore d'être digne de
les accomplir, si bien que ce qu'on désire, c'est l'oeuvre bonne, non la
primauté. Aussi saint Jean Chrysostome écrit-il : "Désirer l'oeuvre bonne
est bon. Mais c'est vanité d'ambitionner la primauté d'honneur. La primauté
cherche qui la fuit, et fuit qui la cherche."
Solutions :
1. Selon saint Grégoire, "l'apôtre a écrit cela en un
temps où celui qui se trouvait placé à la tête des Églises se voyait désigné le
premier pour les tourments du martyre." Aussi l'épiscopat, offrait-il rien
qu'on pût désirer en dehors de l'oeuvre bonne. C'est ce qui fait dire à saint Augustin
: "L'Apôtre, en écrivant : "Celui qui désire l'épiscopat désire une
oeuvre bonne", veut faire comprendre ce que c'est que l'épiscopat : ce mot
parle de labeur et non d'honneur. Scopos, en grec signifie : "attention,
soin". Episcopein peut donc se traduire en latin par superintendere,
"veiller sur" ;
dès lors, celui qui veut commander sans servir ne doit pas s'imaginer être un
évêque." Un peu plus haut disait : "Dans l'action, ici-bas, ce n'est
ni l'honneur ni la puissance qu'il faut aimer, car tout est vanité sous le
soleil ; c'est l'oeuvre même qui s'accomplit par le moyen de cet honneur et de
cette puissance." Et cependant, dit saint Grégoire : "L'Apôtre qui
vient de louer le désir de cette oeuvre bonne tourne en sujet d'effroi ce qu'il
vient de louer, lorsqu'il poursuit : "Il faut donc que l'évêque soit
irréprochable." C'est comme s'il disait : "je loue ce que vous
désirez mais apprenez bien vous-mêmes ce que vous avez à désirer.""
2. Il est différent de désirer l'état religieux ou de désirer
l'état épiscopal. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que l'état épiscopal
présuppose la vie parfaite. Avant de lui confier la charge de pasteur, le
Seigneur demanda à Pierre s'il l'aimait plus que les autres. L'état religieux, lui,
ne présupposé pas la perfection, il est une voie qui y conduit. Aussi le
Seigneur n'a-t-il pas dit : "Si tu es parfait, va et vends tout ce que tu
possèdes", mais (Mt 19, 21) : "Si tu veux être parfait..." La
raison de cette différence est, selon Denys, que la perfection appartient à
l'évêque dans le sens actif, comme à celui qui perfectionne, et au moine dans
le sens passif, comme à celui qui est perfectionné. Or, pour pouvoir conduire
les autres à la perfection, il est requis d'être soi-même parfait, ce qui n'est
pas exigé de celui qui doit être conduit à la perfection. Mais si c'est
présomption de s'estimer soi-même parfait, ce ne l'est pas de s'appliquer à le
devenir.
La deuxième
différence est que celui qui embrasse l'état religieux se soumet à d'autres
pour recevoir d'eux une formation spirituelle. C'est une conduite permise à
tous." La recherche de la vérité, écrit saint Augustin, n'est interdite à
personne ; elle fait partie du loisir digne de louange." Mais celui qui
est élevé à l'état épiscopal est ainsi promu afin de pourvoir aux besoins des
autres. Or cette promotion, nul ne doit y prétendre de soi-même, selon l'épître
aux Hébreux (5, 4) : "Nul ne peut s'emparer de cette dignité. Il faut y
être appelé par Dieu." Saint Jean Chrysostome fait cette réflexion :
"Il n'est ni juste ni utile de convoiter la présidence dans l'Église. Quel
est le sage qui se jette de lui-même dans cette servitude et ce péril d'avoir à
rendre compte de toute une Église ? Il faudrait ne pas craindre le jugement de
Dieu et vouloir abuser de la primauté ecclésiastique comme d'un avantage
séculier, c'est-à-dire se muer soi-même en séculier."
3. La dispensation du blé spirituel ne doit pas se faire au
gré de chacun. C'est à Dieu d'abord qu'il appartient d'en juger et décider.
Ensuite, c'est aux prélats ecclésiastiques, que l'Écriture fait parler en ces
termes (1 Co 4, 1) : "Que l'homme nous considère comme les serviteurs du
Christ, les dispensateurs des mystères de Dieu." On n'accuse donc pas de
cacher le blé spirituel celui qui n'a pas reçu de charge ni d'ordre de ses
supérieurs, s'il s'abstient de corriger ou de gouverner les autres. On ne peut
le lui reprocher que s'il néglige ce service qui lui incomberait, ou il
refusait obstinément l'ordre de l'accepter. Ce qui fait dire à saint Augustin :
"L'amour de la vérité recherche le saint loisir ; la nécessité de la
charité se soumet au juste labeur. Si personne ne nous impose ce fardeau, que
l'on vaque à l'étude et à la contemplation. S'il est imposé, qu'on s'y soumette
par nécessité de charité."
4. Voici la réponse de saint Grégoire : "Isaïe, qui
voulut être envoyé s'était vu purifier au préalable par le feu de l'autel. Car
il importe que nul n'ose, sans purification préalable, se mêler des ministères
sacrés. Et comme il est très difficile de s'assurer qu'on a été purifié, il est
plus sûr de décliner l'office de la prédication."
Objections :
1. Il semble que oui. Car, selon saint Grégoire, "Isaïe,
désireux de se rendre utile au prochain dans la vie active, aspire à l'office
de la prédication, tandis que Jérémie désirant s'attacher étroitement à l'amour
du Créateur par la vie contemplative refuse d'être envoyé prêcher." Or nul
ne pèche en refusant d'abandonner un bien meilleur pour s'attacher à un bien
moindre. Donc, puisque l'amour de Dieu l'emporte sur l'amour du prochain, et la
vie contemplative sur la vie active, comme en l'a dit précédemment, celui qui
refuse obstinément l'épiscopat semble bien ne pas pécher.
2. Saint Grégoire dit encore : "Il est très difficile à
quelqu'un d'avoir l'assurance qu'il a été purifié. Et nul ne doit, s'il ne l'a
été, se mêler des ministères sacrés." Donc, si quelqu'un n'a pas cette
assurance, il ne doit à aucun prix accepter l'épiscopat qu'on voudrait lui
imposer.
3. Saint Jérôme dit de saint Marc qu'il "se coupa, assure-t-on,
le pouce, alors qu'il avait déjà embrassé la foi, pour se rendre inapte au
sacerdoce". D'autres s'obligent par voeu à ne jamais accepter l'épiscopat.
Or, mettre obstacle à quelque chose ou s'y refuser absolument, c'est tout un.
Il apparaît donc qu'on peut sans péché récuser absolument l'épiscopat.
Cependant :
Saint Augustin
a
écrit : "S'il arrive que la mère Église désire votre secours, vous ne
devez pas accueillir sa demande avec un présomptueux empressement, ni la
refuser par amour de la tranquillité." Et il ajoute : "Ne mettez pas
votre repos au-dessus des besoins de l'Église. Si nul d'entre les bons ne
consentait à l'assister dans son enfantement, vous-mêmes auriez été bien
empêchés de naître."
Conclusion :
Deux points sont à
considérer dans l'élévation à l'épiscopat. 1° Ce qu'il convient de désirer
spontanément. 2° Ce qu'il convient d'accorder à la volonté d'autrui. Pour ce
qui regarde le désir personnel, il convient de s'appliquer principalement à son
propre salut, tandis que veiller au salut d'autrui, cela dépend des
dispositions prises par l'autorité, on l'a montré plus haut. S'employer de
soi-même à obtenir d'être préposé au gouvernement des autres, et refuser
obstinément ce gouvernement en dépit de l'ordre des supérieurs, c'est donc
pareillement faire preuve de volonté déréglée. Ce dernier refus s'oppose en
premier lieu à la charité envers le prochain, pour le bien duquel on doit
consentir à s'exposer soi-même en temps et lieu. D'où la parole de saint Augustin
: "C'est le devoir de la charité qui fait accepter le travail légitime."
Elle s'oppose, en second lieu, à l'humilité, qui fait qu'on se soumet aux
ordres des supérieurs. Aussi saint Grégoire a-t-il dit : "L'humilité est
vraie devant Dieu lorsqu'elle ne s'obstine pas à rejeter ce que l'on nous
commande d'accepter pour le bien général."
Solutions :
1. A parler simplement et absolument, la vie contemplative
l'emporte sur la vie active, et l'amour de Dieu sur celui du prochain. Mais
d'un autre point de vue, le bien commun l'emporte sur le bien particulier. D'où
la parole de saint Augustin : "Ne mettez pas votre repos au-dessus des
besoins de l'Église." D'autant plus que cela aussi intéresse l'amour de
Dieu : prendre soin, comme pasteur, des brebis du Christ. Aussi, sur ce texte en
saint Jean (21, 17) : "Sois le pasteur de mes brebis." Saint Augustin
nous dit : "Que ce soit un service d'amour de paître le troupeau du
Seigneur, comme ce fut un témoignage de crainte de renier le pasteur." En
outre, les clercs ne sont pas transférés dans la vie active pour devoir
abandonner la vie contemplative. C'est ce que dit saint Augustin : "Si le
fardeau de l'office pastoral nous est mis sur les épaules, ce n'est pas une
raison pour abandonner la délectation de la vérité" qu'on trouve dans la
contemplation.
2. Nul n'est obligé d'obéir à l’évêque qui lui commande une
action illicite, comme nous l'avons montré à propos de l'obéissance. Il peut
arriver que celui auquel on veut imposer l'office de prélature sente en lui
quelque chose qui lui interdit de l'accepter. Parfois cet obstacle peut être
écarté par celui auquel on veut imposer la charge pastorale, par exemple, s'il
a une volonté de pécher, qu'il peut abandonner. C'est pourquoi il n'est pas
excusé de l'obligation finale d'obéir au clerc qui lui commande. D'autre fois, cet
obstacle qui lui interdit d'accepter l'office pastoral, il ne peut l'écarter
lui-même, mais bien le clerc qui lui commande, par exemple s'il était
irrégulier ou excommunié. Il doit alors révéler son état au clerc qui lui
commande, et si ce dernier juge bon de lever l'empêchement, il n'a plus qu'à
obéir humblement. A Moïse qui venait de dire (Ex 4, 10. 12) : "je ne suis
pas éloquent, ni d'hier, ni d'avant-hier", le Seigneur répondit : "je
serai dans ta bouche et je t'enseignerai ce que tu devras dire." Mais
parfois l'obstacle ne peut être écarté ni par le clerc qui commande ni par
celui auquel il commande, par exemple si l'archevêque n'a pas le pouvoir de
dispenser d'une irrégularité. Dans ce cas l'inférieur n'est pas tenu de lui
obéir et de recevoir l'épiscopat ou même les ordres sacrés, s'il est
irrégulier.
3. L'acceptation de l'épiscopat n'est pas en elle-même
nécessaire au salut. Mais elle peut le devenir du fait qu'un supérieur
commande. Aux choses qui sont nécessaires au salut dans ce sens spécial, il est
licite de mettre obstacle tant qu'il n'y a pas de précepte. Autrement, il
faudrait dire par exemple, qu'il est interdit de se remarier pour ne pas se
rendre inapte à l'épiscopat ou aux ordres sacrés. Mais faire obstacle n'est pas
permis quand il s'agit de choses qui, par elles-mêmes, sont nécessaires au
salut. Cette distinction permet de comprendre que saint Marc n'a pas agi contre
le commandement en se coupant le pouce. Encore doit-on croire qu'il l'a fait
par une impulsion du Saint-Esprit, sans laquelle il n'est permis à personne de
se mutiler.
Quant à celui qui
fait le voeu de ne pas recevoir l'épiscopat, de deux choses l'une. Ou bien il
entend s'obliger à ne pas l'accepter, même par obéissance aux supérieurs, et
alors son voeu est illicite. Ou bien il entend s'obliger, pour autant que cela
dépend de lui, à ne pas rechercher ni même accepter l'épiscopat, sauf en cas de
nécessité. Alors son voeu est licite, car il s'engage à faire ce qu'il convient
à l'homme de faire.
Objections :
1. Il semble bien qu'il doive être meilleur que les autres.
Sur le point de confier l'office pastoral à saint Pierre, le Seigneur lui
demanda s'il l'aimait plus que les autres. Or c'est le fait d'aimer Dieu
davantage qui rend l'homme meilleur.
2. Le pape Symmaque a écrit : "Celui qui l'emporte par la
dignité doit être tenu pour très vil s'il ne l'emporte en même temps par la
science et la sainteté." Or le meilleur est celui qui l'emporte par la
science et la sainteté. Donc nul ne doit être promu à l'épiscopat s'il n'est
meilleur que les autres.
3. En tout ordre de choses, le moindre est régi par le plus grand.
C'est ainsi que les êtres corporels sont régis par les spirituels, et les corps
inférieurs par les supérieurs, remarque saint Augustin. Mais l'évêque est
établi pour gouverner les autres. Il doit donc être meilleur qu'eux.
Cependant :
Une décrétale
porte qu'il suffit de choisir un bon candidat, sans qu'il soit nécessaire de
choisir le meilleur.
Conclusion :
Au sujet de
l'élévation à l'épiscopat, il faut envisager d'une part le sujet, d'autre part
l'auteur de cette élévation. Chez celui-ci, qui nomme par élection ou par
provision, il est requis qu'il soit fidèle dans l'attribution des ministères
divins. Or ceux-ci doivent être dispensés pour l'utilité de l'Église, selon
saint Paul (1 Co 14, 12) : "Recherchez les dons spirituels en abondance
pour édifier l'Église." Les ministères divins ne sont pas confiés aux
hommes comme une récompense ; ils ne doivent attendre celle-ci que de la vie
future. C'est pourquoi celui qui doit choisir ou pourvoir à la nomination d'un
évêque n'est pas tenu de choisir le meilleur absolument, c'est-à-dire au plan
de la charité, mais le meilleur pour le gouvernement de l'Église, c'est-à-dire
qu'il puisse l'organiser, la défendre et la gouverner pacifiquement. C'est
pourquoi saint Jérôme a fait ce reproche à certains : "Ils ne cherchent
pas à ériger comme des colonnes de l'Église ceux qu'ils savent les plus
capables de la servir, mais ceux qu'ils aiment davantage, qui les ont conquis
ou charmés par leurs assiduités, ou qui leur ont été recommandés par de hauts
personnages, ou enfin, pour ne rien dire de pire, qui ont sollicité par des
présents d'entrer dans le clergé." Cette conduite relève de l'acception
des personnes qui, en ces matières, est un péché grave. Aussi, sur ce mot de
saint Jacques (2, 1) : "Mes frères, ne faites pas acception des personnes",
la Glose dit-elle : "Si nous rapportons aux dignités ecclésiastiques cette
différence entre être assis ou debout, il ne faut pas croire que ce soit une
faute légère de faire acception des personnes lorsqu'il s'agit de confier le soin
de la gloire de Dieu. Qui pourrait souffrir de voir choisir un riche pour
occuper dans l'Église le siège d'honneur à l'exclusion d'un pauvre plus
instruit et plus saint ?"
Du côté de celui
qui est élevé à l'épiscopat, il n'est pas requis qu'il s'estime meilleur que
les autres. De sa part, ce serait de l'orgueil et de la présomption. Il suffit
qu'il ne découvre rien en lui qui rende illicite l'acceptation de l'office
épiscopal. Aussi, bien que le Seigneur eût demandé à Pierre s'il l'aimait plus
que les autres, celui-ci, dans sa réponse, ne se mit pas au-dessus d'eux mais
se contenta d'affirmer simplement qu'il l'aimait.
Solutions :
1. Le Seigneur savait que Pierre, par sa grâce, était capable
pour tout le reste de gouverner l'Église. Il l'interroge donc sur son plus
grand amour pour montrer que, s'il se trouve un homme propre, par ailleurs, au
gouvernement de l'Église, l'excellence de l'amour divin est ce qu'il faut
rechercher surtout en lui.
2. Cette parole doit s'interpréter du zèle de celui qui est établi
en dignité. Car il doit faire son possible pour se comporter de manière à
surpasser les autres en science et en sainteté. Ce qui fait dire à saint Grégoire
: "La conduite de l'évêque doit surpasser celle du peuple dans la mesure
où la vie du pasteur diffère de celle du troupeau." Mais il n'y a pas lieu
de lui faire grief de ce que, avant d'être élevé à l'épiscopat, il n'avait rien
de plus que les autres, et de le tenir à cause de cela pour méprisable.
3. "Il y a diverses sortes de dons spirituels, de
ministères et d'opérations", dit saint Paul (1 Co 12, 4). Rien n'empêche
donc quelqu'un d'être plus apte à l'office de gouverner, sans exceller dans la
grâce de la sainteté. Il en est autrement dans le gouvernement de l'ordre
naturel, où ce qui est supérieur par sa nature est par cela même plus apte à
diriger ses inférieurs.
Objections :
1. Il semble qu'il n'ait pas le droit d'abandonner sa charge
épiscopale pour passer à la vie religieuse. Car il n'est permis à personne de
passer à un état inférieur ; c'est regarder en arrière, ce que le Seigneur a
condamné (Lc 9, 62) : "Celui qui met la main à la charrue puis regarde en
arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu." Or nous avons dit que
l'état épiscopal est supérieur à l'état religieux. Passer de l'état épiscopal à
l'état religieux n'est donc pas plus licite que de quitter l'état religieux
pour revenir au siècle.
2. L'ordre de la grâce est plus harmonieux que celui de la
nature. Or, dans l'ordre naturel, le même être n'est pas mû dans des directions
opposées. Il est impossible que la pierre, dont c'est la nature d'être attirée
en bas soit par sa nature encore attirée en haut. Or, dans l'ordre de la grâce,
il est permis de passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Il n'est donc
pas permis, à l'inverse, de quitter l'état épiscopal pour revenir à l'état
religieux.
3. Il ne doit rien y avoir d'inutile dans les oeuvres de la
grâce. Mais celui qui a été promu à l'épiscopat conserve toujours le pouvoir
spirituel de conférer les ordres et d'accomplir les autres actes qui
appartiennent à l'office épiscopal ; pouvoir qui semble demeurer inutile chez
celui qui renonce à la charge épiscopale. Donc il apparaît que l'évêque n'a pas
le droit d'abandonner la charge épiscopale pour entrer en religion.
Cependant :
Nul ne peut être
contraint à ce qui est illicite en soi. Or ceux qui demandent à se retirer de
la charge épiscopale s'y voient contraindre, d'après une décrétale. Donc il
n'est pas illicite d'abandonner la charge épiscopale.
Conclusion :
La perfection de
l'office épiscopal consiste en ce qu'un homme s'oblige, par amour pour Dieu, à
se consacrer au salut du prochain. Aussi est-il obligé de conserver la charge
épiscopale aussi longtemps qu'il lui est possible de contribuer au salut de ses
sujets. Il ne doit pas négliger ce salut, même pour jouir du repos de la
contemplation divine, puisque saint Paul supportait avec patience le retard de
la contemplation bienheureuse pour le bien de ceux qui lui étaient confiés. Il
écrivait (Ph 1, 22) : "J'hésite à faire un choix. Je me sens pris dans
cette alternative : d'une part, j'ai le désir de m'en aller et d'être avec le
Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais de l'autre, demeurer
dans la chair est plus urgent pour votre bien. Et cela me persuade : je sais
que je vais rester." Il ne doit pas davantage s'en aller par souci
d'éviter des difficultés ou d'obtenir des profits, car il est dit (Jn 10, 11) :
"Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis."
Mais il peut
arriver qu’un évêque se trouve empêché de procurer le salut de ses sujets. Pour
des raisons très diverses. Celle, par exemple, d'un défaut personnel, de
l'ordre de la conscience, s'il est homicide ou simoniaque ; ou de l'ordre
corporel, s'il est vieux ou infirme ; ou de l'ordre intellectuel, s'il n'a pas
la science voulue pour gouverner ; ou de l'ordre des irrégularités canoniques, par
exemple s'il a été marié deux fois. Cela peut venir aussi, chez ses sujets, d'une
déficience qu'il ne peut surmonter. Ce qui fait dire à saint Grégoire : "Il
faut supporter patiemment les méchants là où se trouve un certain nombre de
bons auxquels on puisse rendre service. Mais là où, faute de bons, le fruit
manque complètement, le mal que l'on se donne pour les mauvais devient
superflu. Souvent il arrive aux âmes les plus parfaites que, voyant l'inutilité
de leur labeur, elles émigrent ailleurs pour travailler avec fruit." Enfin
ces obstacles peuvent venir de tierces personnes, lorsque par exemple telle
promotion à l'épiscopat est un sujet de grave scandale. Comme dit saint Paul (1
Co 8, 13) : "Si l'aliment que je prends scandalise mon frère, je ne
mangerai plus jamais de viande." Encore faut-il que ce scandale ne vienne
pas de gens malintentionnés qui veulent détruire la foi ou la justice de
l'Église. Pour ce scandale-là, on ne doit pas abandonner la charge pastorale, selon
cette parole concernant ceux que scandalisait l'enseignement du Christ (Mt 15, 14)
: "Laissez-les, ce sont des aveugles conducteurs d'aveugles." Il faut
cependant, pour abandonner la charge du gouvernement qu'on a assumée, même avec
les motifs qu'on vient de dire, avoir la permission des supérieurs par
l'autorité desquels on l'avait reçue. C'est pourquoi Innocent III a dit :
"Il se peut que tu aies des ailes et qu'elles veuillent t'emporter dans la
solitude. Elles sont liées par les préceptes, et tu n'as pas le droit de
t'envoler sans notre permission." En effet, il appartient au pape seul de
dispenser de ce voeu perpétuel par lequel l'évêque s'est obligé à prendre soin
de ses sujets lorsqu'il a reçu l'épiscopat.
Solutions :
1. La perfection des religieux et celle des évêques ne
s'apprécient pas du même point de vue. La perfection de la vie religieuse tient
à l'application de chacun à son propre salut. La perfection de l'état épiscopal
tient au soin du salut d'autrui. Donc, aussi longtemps que l'évêque peut
procurer efficacement le salut du prochain, il rétrograderait s'il entrait en
religion pour y vaquer uniquement à son propre salut, lui qui s'est obligé à
assurer tout ensemble son salut personnel et celui des autres. C'est pourquoi
le même Innocent III écrit dans la même décrétale : "Il est plus facile
d'accorder à un moine la permission de s'élever à l'épiscopat qu'à un évêque
celle de descendre à la vie monastique. Cependant, s'il lui est impossible de
procurer le salut des autres, il convient qu'il s'applique au sien propre."
2. L'homme ne saurait abandonner, pour quelque obstacle que ce
soit, la recherche de son propre salut, qui appartient à l'état religieux. Au
contraire, il peut y avoir des obstacles à procurer le salut des autres. C'est
pourquoi le moine peut être élevé à l'épiscopat, où il peut aussi pourvoir à
son propre salut. De même, l'évêque a le droit d'entrer en religion, s'il
surgit quelque obstacle qui l'empêche de procurer le salut du prochain. Cet
obstacle disparaissant, il peut être rétabli dans la charge épiscopale, s'il
arrive par exemple que ses sujets reviennent à de meilleurs sentiments ou que
le scandale s'apaise, ou qu'il ait lui-même rétabli sa santé ou remédié à son
ignorance par l'acquisition de la science suffisante. Ou encore si, promu à son
insu à la suite de manœuvres simoniaques, il a démissionné pour entrer en
religion, il peut à nouveau être nommé à un autre évêché. Mais lorsqu'un évêque
a été déposé en punition d'une faute, et relégué dans un monastère pour y faire
pénitence, il ne peut être rétabli dans sa charge.
On lit donc dans
les Décrets : "Le
saint Synode ordonne, si quelqu'un est descendu de la dignité pontificale à la
vie monastique et au régime de la pénitence, qu'il ne soit plus jamais promu au
pontificat."
3. Même dans le domaine naturel, il arrive qu'une puissance
demeure sans pouvoir passer à l'acte à cause d'un obstacle. L'oeil malade, par
exemple, se trouve empêché de voir. Il n'y a donc rien d'anormal à ce que, par
suite d'un obstacle survenu, la puissance épiscopale demeure sans passer à
l'acte.
Objections :
1. Il ne semble pas que l'évêque puisse s'autoriser de la
persécution pour s'éloigner de son troupeau, car le Seigneur a dit (Jn 10, 12) :
"C'est un mercenaire et non pas un vrai pasteur, celui qui abandonne les
brebis et s'enfuit quand il voit venir le loup." Or, dit saint Grégoire, le
loup vient sur les brebis lorsqu'un homme injuste et ravisseur opprime les
fidèles et les humbles." Donc, si l'évêque s'éloigne du troupeau qui lui
est confié à cause des persécutions de quelque tyran, il semble bien être un
mercenaire et non un pasteur."
2. Il est écrit (Pr 6, 1 Vg) : "Mon fils, si tu as
cautionné un ami, tu as engagé ta main à un étranger." Et plus loin :
"Cours, hâte-toi, et dégage ton ami." Ce que saint Grégoire commente
ainsi : "Cautionner son ami, c'est venir en aide à l'âme en danger. Celui
qui est préposé aux autres pour que sa vie leur serve d'exemple doit non
seulement veiller lui-même, mais porter secours à son ami." Or l'évêque ne
le peut pas s'il s'éloigne de son troupeau. Il semble donc que l'évêque n'ait
pas le droit, pour cause de persécution, d'abandonner physiquement son
troupeau.
3. La perfection de l'état épiscopal comporte l'obligation de
prendre soin du prochain. Mais celui qui a fait profession de l'état de
perfection ne peut abandonner entièrement ce qui touche à la perfection. Il
semble donc que l'évêque ne puisse se soustraire physiquement à l'exercice de
sa charge sinon, le cas échéant, pour vaquer aux oeuvres de perfection dans un
monastère.
Cependant :
Le Seigneur a
prescrit aux Apôtres dont les évêques sont les successeurs : "Si l'on vous
persécute dans une ville, fuyez dans une autre" (Mt 10, 23).
Conclusion :
En toute
obligation, il faut considérer principalement quelle en est la fin. Or les
évêques s'obligent à remplir la charge pastorale pour le salut de leurs sujets.
C'est pourquoi, toutes les fois où le salut du troupeau exige la présence
personnelle du pasteur, celui-ci n'a pas le droit de s'éloigner de son troupeau,
ni pour un avantage temporel, ni à cause de l'imminence d'un danger personnel, puisque
le bon pasteur est tenu de donner sa vie pour ses brebis. S'il est possible de
pourvoir suffisamment par un autre au salut du troupeau, en l'absence du
pasteur, c'est différent. Dans ce cas, il est permis au pasteur de s'éloigner
de son troupeau, soit pour procurer à l’Église quelque avantage, soit pour
échapper à quelque danger personnel. Aussi saint Augustin a-t-il écrit : "Que
les serviteurs du Christ fuient de ville en ville, lorsque l'un d'entre eux est
spécialement recherché par les persécuteurs, de façon néanmoins que ceux qui ne
font pas l'objet de recherches aussi particulières n'abandonnent pas l'Église.
Lorsque le danger est général, ceux qui ont besoin des autres ne doivent pas
être abandonnés par les personnes dont ils ont besoin." - "Si c'est
de la part du pilote une conduite blâmable d'abandonner son bateau par beau
temps, combien plus dans la tempête", écrit le pape Nicolas Ier.
Solutions :
1. Il agit comme un mercenaire, celui qui met son avantage
temporel ou même sa vie corporelle au-dessus du salut du prochain. C'est la
pensée de saint Grégoire." Il ne peut tenir bon quand les brebis sont en
danger, celui qui leur commande sans les aimer mais par recherche d'un gain
terrestre. Il craint, en s'opposant au danger, de perdre ce qu'il aime." Mais
celui qui se dérobe au péril sans dommage pour le troupeau ne fuit pas comme un
mercenaire.
2. Il suffit pour celui qui cautionne autrui, qu'il remplisse
ses engagements par un autre, s'il ne peut le faire lui-même. Aussi le clerc
qui se trouve empêché de pourvoir lui-même au soin de ses sujets, satisfait-il
à ses engagements s'il y pourvoit par un autre.
3. Celui qui est élevé à l'épiscopat assume l'état de
perfection suivant une certaine forme. Si cette forme lui devient impossible, il
n'est pas tenu d'en embrasser une autre, en ce sens qu'il soit obligé d'entrer
en religion. Il est cependant de son devoir de conserver l'intention de
s'employer au salut du prochain, si l'occasion lui en est offerte et que la
nécessité l'exige.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) :
"Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le
aux pauvres ; puis viens et suis-moi." Il en ressort que la pauvreté
volontaire est requise pour la perfection. Or les évêques sont élevés à l'état
de perfection. Il semble donc qu'ils ne puissent rien posséder en propre.
2. Les évêques tiennent dans l’Église la place des Apôtres, dit
la Glose sur Luc (10). Or le Seigneur commande aux Apôtres de ne rien avoir en
propre (Mt 10, 9) : "Ne possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos
ceintures." Ce qui fait dire à saint Pierre, parlant en son nom et en
celui des autres Apôtres (Mt 19, 27) : "Voici que nous avons tout
abandonné et que nous t'avons suivi." Il semble que les évêques soient
tenus d'observer ce commandement et de ne rien posséder à titre personnel.
3. Saint Jérôme parle dans le même sens : "Le mot grec klèros
a pour équivalent latin sers, c'est-à-dire lot. Le nom de
"clercs" signifie que ceux qui le portent forment le lot du Seigneur,
ou bien que le Seigneur en leur lot ou leur part. Or celui dont le Seigneur est
la part d'héritage ne peut rien avoir en dehors du Seigneur. S'il possède de l'or,
de l'argent, des biens, un abondant mobilier, le Seigneur ne se prête pas à
faire figure de lot surajouté à tous ses lots." Donc, semble-t-il, les
évêques et même les clercs sont obligés de renoncer à avoir des biens propres.
Cependant :
Il est dit dans les Décrets : "L'évêque laissera à ses héritiers quelque chose de ses
biens patrimoniaux ou acquis, ou des biens quelconques qu'il possède à titre
personnel."
Conclusion :
Nul n'est tenu, à
moins de s'y être engagé par un voeu spécial, aux oeuvres de surérogation.
C'est la doctrine de saint Augustin : "Tu as fait voeu, tu es donc lié, et
il ne t'est pas loisible d'agir autrement. Avant d'avoir fait voeu, tu avais la
liberté d'être moins parfait." Or il est manifeste que ne rien avoir en
propre est une oeuvre surérogatoire ; ce n'est pas matière de précepte, mais de
conseil. C'est seulement après avoir dit au jeune homme (Mt 19, 17) : "Si
tu veux entrer dans la vie, garde les commandements", que le Seigneur
poursuivit, ajoutant quelque chose à ce qu'il venait de prescrire : "Si tu
veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres."
Or les évêques ne s'obligent pas, dans leur ordination, à vivre sans avoir rien
en propre. En outre, ce n'est pas exigé par cet office pastoral auquel ils
s'obligent. Les évêques ne sont donc pas tenus à ne rien posséder en propre.
Solutions :
1. La perfection de la vie chrétienne, nous l'avons déjà fait
observer, ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté volontaire. La
pauvreté volontaire est un simple instrument pour acquérir la perfection. On ne
doit donc pas croire que la perfection s'accroît à proportion que la pauvreté
est plus absolue. Bien plus, la souveraine perfection est compatible avec
l'opulence. Il fut dit à Abraham (Gn 17, 1) : "Marche en ma présence et
sois parfait." Et cependant il est écrit qu'il était riche.
2. Ces paroles du Seigneur peuvent recevoir trois
interprétations.
- La première est
d'ordre mystique : ne posséder ni or ni argent, cela veut dire que les
prédicateurs ne doivent pas s'appuyer principalement sur la sagesse et
l'éloquence séculières. C'est l'explication de saint Jérôme.
- En voici une
deuxième, qui est de saint Augustin. Ce n'est pas un ordre que le Seigneur
donne là, mais plutôt une permission. Il leur permet de s'en aller en
prédication sans prendre d'or ou d'argent, ni aucun moyen de subsistance. Il
sera pourvu à leurs besoins par les personnes auxquelles ils prêcheront. Aussi
ajoute-t-il : "L'ouvrier mérite sa nourriture." Si bien cependant que,
si quelqu'un pourvoit lui-même à sa subsistance tandis qu'il prêche l’Évangile,
il fait en cela oeuvre de surérogation. Ainsi se comportait saint Paul d'après
ses propres dires (1 Co 9, 12. 15).
- La troisième
explication a été proposée par saint Jean Chrysostome. Les instructions du
Seigneur visaient leur mission particulière de prêcher aux Juifs ; elles
devaient les exercer à avoir confiance en leur Maître qui pourvoirait à tous
leurs besoins sans qu'ils n'aient rien à débourser. Ni eux-mêmes ni leurs
successeurs ne se trouvaient obligés pour autant de prêcher l'Évangile sans
aucune ressource. Nous lisons de saint Paul lui-même (2 Co 11, 8) qu'il
recevait une subvention d'autres Églises pour pouvoir prêcher aux Corinthiens ;
on voit ainsi qu'il possédait des ressources envoyées par d'autres.
D'ailleurs c'est
une folie de penser que tant de saints pontifes, Athanase, Ambroise, Augustin
auraient transgressé ces préceptes du Seigneur, s'ils avaient cru y être
obligés.
3. La partie est toujours moindre que le tout. Donc, celui
dont le zèle pour les intérêts de Dieu diminue parce qu'il s'attache à ceux du
monde, celui-là n'a plus Dieu pour seul partage. Ni les évêques ni les clercs
ne doivent rien posséder en propre de telle manière qu'en se souciant de leurs
possessions, ils négligent le culte divin.
Objections :
1. Il semble bien. Sur cette parole (Lc 12, 16) : "Le
domaine d'un homme riche produisit des fruits abondants", saint Ambroise
écrit : "Que personne ne s'approprie ce qui est le bien de tous. C'est
violence de s'attribuer plus de biens qu'il n'en faut pour vivre." Et plus
loin : "C'est un crime égal de prendre à quelqu'un ce qui lui appartient
et, lorsqu'on le peut et qu'on est dans l'abondance, de refuser aux indigents."
Mais prendre de force le bien d'autrui est péché mortel. Donc les évêques
pèchent mortellement en ne donnant pas aux pauvres leur superflu.
2. Sur le texte d'Isaïe (3, 14) : "Le butin fait sur les
pauvres est dans votre maison", la Glose de saint Jérôme porte que les
biens d'Église sont les biens des pauvres. Mais quiconque s'approprie le bien
d'autrui ou le donne à d'autres pèche mortellement et est tenu à restitution.
Donc, si les évêques gardent pour eux ou donnent à leurs parents et amis le
superflu des biens ecclésiastiques, il apparaît qu'ils sont tenus à
restitution.
3. User des biens de l'Église pour pourvoir à ses nécessités
est beaucoup plus normal que de se constituer une réserve avec le superflu. Or
saint Jérôme écrit : "Les clercs dont les parents et les proches
n'assurent pas la subsistance peuvent vivre des subsides de l'Église. Quant à
ceux qui peuvent vivre de leur patrimoine, ils commettent un sacrilège s'ils
acceptent ce qui appartient aux pauvres." saint Paul s'exprime de même (1
Tm 5, 16) : "Si quelque fidèle a des veuves (dans sa parenté), qu'il
pourvoie à leurs besoins et qu'elles ne soient pas à la charge de l'Église, afin
que celle-ci puisse assister celles qui sont réellement veuves." Donc, et
à beaucoup plus forte raison, les évêques pèchent mortellement s'ils ne font
pas bénéficier les pauvres des biens ecclésiastiques qu'ils ont en trop.
Cependant :
Beaucoup d'évêques
ne distribuent pas aux pauvres le superflu des revenus ecclésiastiques. Ils les
emploient à accroître les ressources de l'Église, ce qui semble louable.
Conclusion :
Il faut distinguer
entre les biens personnels que les évêques peuvent posséder, et les biens
ecclésiastiques.
- A l'égard de
leurs biens personnels, les évêques sont de vrais propriétaires. Dans ces
conditions, ils ne sont pas obligés de les donner à d'autres. Ils peuvent soit
les conserver, soit les distribuer à leur guise. Ils peuvent cependant pécher
dans l'usage qu'ils en font, soit par attache excessive en se réservant plus
qu'il ne leur faut, soit en ne subvenant pas aux besoins d'autrui selon que
l'exige la dette de la charité. Toutefois, ils ne sont pas tenus à restitution,
car ils ont sur ces biens un vrai droit de propriété.
- Mais à l'égard
des biens ecclésiastiques, ils ne sont que des dispensateurs ou des
administrateurs. Saint Augustin écrit en effet : "Si nous avons des biens
personnels qui nous suffisent, ces autres biens ne sont pas à nous, mais aux
personnes de qui nous avons reçu procuration. N'allons pas, par une damnable
usurpation, en revendiquer la propriété." Or, pour remplir l'office de
dispensateur la bonne foi est nécessaire, selon saint Paul (1 Co 4, 2) : "Au
bout du compte ce qu'on demande à des dispensateurs c'est d'être fidèles."
Mais les biens ecclésiastiques sont destinés non seulement à soulager les
pauvres, mais encore à assurer l'exercice du culte divin et à subvenir aux
besoins des ministres. Les Décrets sont explicites : "Sur les
revenus de l'Église et les oblations des fidèles, une seule part revient à
l'évêque ; deux autres doivent être attribuées par le prêtre, sous peine de
déposition, aux fonds d'entretien de l'Église et à la caisse destinée à
alimenter les aumônes ; la dernière sera répartie entre les clercs, qui
recevront chacun ce qui lui revient." Si les biens destinés à l'évêque
sont distincts de ceux qui doivent être employés au bénéfice des pauvres ou à
l'entretien des ministres et du culte divin, l'évêque qui s'approprierait
quelque chose des biens destinés aux pauvres, aux ministres ou au culte agirait,
sans le moindre doute, contre la fidélité qui s'impose à un dispensateur. Il
pécherait mortellement et serait tenu à restitution. Quant aux biens réservés à
son usage, ils sont assimilables aux biens propres. L'évêque pèche par
attachement et usage immodéré, s'il en conserve plus qu'il ne lui en faut et si
il n'assiste pas autrui comme la charité l'y oblige. Si les biens dont il vient
d'être parlé ne sont pas distincts, leur distribution est remise à sa fidélité.
S'il s'écarte de la règle en plus ou en moins mais de peu, sa bonne foi peut
n'être pas en cause. Car en ces sortes de choses il est difficile à l'homme
d'atteindre une précision mathématique. Si, au contraire, c'est de beaucoup, il
est impossible qu'il ne s'en aperçoive pas. Dans ce cas, la bonne foi est
difficile à admettre, et le péché mortel apparaît. En effet, il est écrit (Mt
24, 48) : "Si le mauvais serviteur se dit : "Mon maître tarde à
venir" (ici perce le mépris du jugement de Dieu), et s'il se met à battre
ses compagnons (ce qui est le fait de l'orgueil) puis à faire bonne chère avec
des ivrognes (à quoi l'on reconnaît la luxure) le maître de ce serviteur
viendra au jour qu'il ne l'attend pas, il le séparera" de la société des
bons, "et il lui assignera sa place parmi les hypocrites" (c'est-à-dire
en enfer).
Solutions :
1. Cette parole de saint Ambroise ne doit pas être appliquée
seulement à la dispensation de biens ecclésiastiques, mais à celle de tous les
biens sur lesquels on est tenu, par dette de charité, secourir ceux qui sont
dans le besoin. Mais il est impossible de déterminer les cas où l'on se trouve
en présence d'une nécessité obligeant sous peint de péché mortel. Pas plus
qu'on ne peut déterminer les circonstances particulières où les actes humains
sont susceptibles de se présenter. Cette détermination est laissée à la
prudence humaine
2. Les biens ecclésiastiques, nous venons de le dire, ne sont
pas destinés seulement à secourir les pauvres, mais à d'autres usages encore.
C'est pourquoi si, des biens destinés à l'usage d'un évêque ou d'un clerc, l'intéressé
juge bon de réserver quelque chose pour le donner à ses parents ou à d'autres, il
ne pèche pas. A la condition qu'il le fasse avec modération, c’est-à-dire pour
subvenir à leurs besoins, et non pour les enrichir. D'où la parole de saint Ambroise
: "C'est une libéralité digne d'approbation, si tu vois tes proches dans
le besoin, de ne pas t'en désintéresser. Il en serait autrement s'ils
prétendaient s'enrichir avec ce que tu peux donner aux indigents."
3. La totalité des biens ecclésiastiques n'a pas à être donnée
aux pauvres, sauf le cas de nécessité où, pour le rachat des captifs et les
autres besoins des pauvres, on peut, d'après saint Ambroise, aller jusqu'à
vendre les vases sacrés. Dans une pareille nécessité, le clerc pécherait si, ayant
des biens patrimoniaux, il voulait vivre sur ceux de l’Église.
4. Les biens de l'Église doivent pourvoir aux besoins réels
des pauvres. Si donc, sans aucune nécessité de les assister, on emploie le
superflu des revenus ecclésiastiques à acheter des biens, ou si on les met en
réserve pour les besoins à venir de l'Église et des pauvres, cette conduite est
louable. Mais s'il était urgent d'assister les pauvres, ce serait un soin
superflu et déréglé, que le Seigneur condamne lorsqu'il dit (Mt 6, 34) :
"Ne vous préoccupez pas du lendemain."
Objections :
1. Il semble que non, d'après les Décret : "L'élection canonique
affranchit le moine du joug de la règle monastique ; et l'ordination sacrée
fait du moine un évêque." Or les observances régulières font partie du
joug de la règle. Les religieux élevés à l'épiscopat ne sont donc plus tenus
aux observances régulières.
2. Celui qui s'élève d'un rang inférieur à un rang supérieur
ne semble plus tenu aux obligations du rang inférieur, comme nous avons dit que
le religieux n'est pas tenu d'observer les voeux qu'il avait pu faire dans le
siècle. Mais le religieux promu à l'épiscopat s'élève à un rang supérieur ;
cela résulte de ce que nous avons dit plus haut. Il semble donc que l'évêque ne
soit plus obligé aux observances de l'état religieux.
3. Il semble que les deux principales obligations du religieux
soient l'obéissance et la renonciation aux biens propres. Or les religieux
promus à l'épiscopat ne sont plus tenus d'obéir à leurs clercs réguliers leur
étant devenus supérieurs. Ils ne sont pas non plus astreints à la pauvreté. Les
Décrets cités plus haut le disent clairement : "Le moine dont l'ordination
a fait un évêque a le droit de revendiquer la succession paternelle en qualité
de légitime héritier." De plus, il arrive qu'on leur accorde le droit de
tester. Ils sont donc à plus forte raison dégagés de l'obligation de pratiquer
les autres observances régulières.
Cependant :
Nous lisons dans
les Décrets : "Au sujet des moines qui, après avoir longtemps vécu
dans les monastères, se trouvent promus aux ordres de la cléricature, nous
statuons qu'ils ne doivent pas abandonner leur premier propos."
Conclusion :
L'état religieux, avons-nous
dit, se rattache à la perfection au sens d'une voie par laquelle on tend à la
perfection ; l'état épiscopal, lui, est un état de perfection, comme étant un
magistère de perfection. L'état religieux est donc à l'égard de l'état
épiscopal ce qu'est l'état de disciple à l'égard de celui de maître : ce qu'est
la disposition par rapport à la perfection proprement dite. Or la disposition
ne disparaît pas lorsque survient la perfection, sauf ce qui dans la
disposition pourrait être incompatible avec la perfection. Mais, pour ce qui
s'harmonise avec celle-ci, la disposition se trouve plutôt confirmée. Le
disciple devenu maître n'a plus à être auditeur, mais il lui convient de lire
et de méditer, et même plus qu'auparavant.
On doit dire
pareillement que, s'il se trouve dans la vie religieuse des observances qui ne
sont pas incompatibles avec la fonction pontificale, et qui contribuent plutôt
à sauvegarder la perfection, comme la continence, la pauvreté, etc., le
religieux, même promu à l'épiscopat, y demeure obligé. Donc aussi à porter
l'habit religieux, qui est le signe de son obligation.
Mais si, parmi les
observances régulières, il s'en trouve qui soient incompatibles avec la
fonction de pontife, comme la solitude, le silence, certaines abstinences ou
veilles pénibles, qui le rendraient physiquement incapable d'exercer sa charge,
le religieux promu à l'épiscopat n'est pas tenu de les pratiquer.
Cependant, pour ce
qui regarde les autres observances, il peut user de dispenses selon que
l'exigent ses besoins personnels, les devoirs de sa charge ou la condition de
son entourage, de la même manière que les clercs des religieux se donnent à
eux-mêmes des dispenses en ces matières.
Solutions :
1. Celui qui de moine devient évêque est affranchi du joug de
la profession monastique, non pas en tout mais relativement aux points qui sont
incompatibles avec la fonction pontificale, nous venons de le dire.
2. Les voeux de la vie séculière, comparés aux voeux de
religion, se trouvent dans la situation du particulier envers l'universel. Les
voeux de religion, au contraire, sont avec la dignité pontificale dans le même
rapport que la disposition avec la perfection. Le particulier devient superflu
quand on possède l'universel. Mais la disposition est encore nécessaire après
l'acquisition de la perfection.
3. C'est par accident que les évêques religieux ne sont plus
tenus d'obéir aux clercs de leur ordre, parce qu'ils ont cessé d'être leurs
sujets, comme les clercs des religieux eux-mêmes. L'obligation issue du voeu
demeure virtuellement, au point que si on leur donnait légitimement un
supérieur religieux, ils seraient tenus de lui obéir, de la même manière qu'ils
sont tenus d'observer les prescriptions de la règle comme nous venons de le dire,
et d'obéir à leurs supérieurs hiérarchiques, s'ils en ont. Quant aux biens
propres, ils ne peuvent aucunement en posséder. Ils ne revendiquent pas
l'héritage paternel comme leur appartenant en propre, mais comme dû à l'Église.
C'est pourquoi les Décrets ajoutent : "Devenu évêque, il doit
restituer ce qu'il a pu acquérir, à l'autel auquel il est consacré." Il ne
peut pas davantage faire de testament. Il n'a que l'administration des biens
ecclésiastiques, et la mort y met fin, à partir de laquelle, selon saint Paul
(He 9, 16) le testament devient valide. S'il arrive qu'il obtienne du pape la
permission de tester, il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'il dispose de
quoi que ce soit comme d'un bien personnel. Cette permission se comprend comme
une extension, par l'autorité apostolique, de son pouvoir d'administration, pour
qu'il prenne encore effet après la mort.
L'ÉTAT RELIGIEUX
Nous avons
maintenant à étudier l'état religieux. A son propos, quatre questions se
posent. Elles concernent :
- I. Les éléments
principaux de l'état religieux (Question 186).
- II. Les
fonctions qui peuvent convenir licitement aux religieux (Question 187).
- III. La
distinction des ordres religieux (Question 188).
- IV. L'entrée en
religion (Question 189).
- 1. L'état
religieux est-il parfait ? - 2. Les religieux sont-ils tenus d'observer tous
les conseils ? - 3. La pauvreté volontaire est-elle requise à l'état religieux
? - 4. La continence ? - 5. L’obéissance ? - 6. Est-il requis que ces trois
dispositions soient sanctionnées par des voeux ? - 7. Ces trois voeux
suffisent-ils ? - 8. Comparaison des trois voeux. - 9. Les religieux
commettent-ils un péché mortel toutes les fois qu'ils transgressent leur règle
? - 10. Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux
pèche-t-il davantage que le séculier ?
Objections :
1. Il semble que la vie religieuse n'implique pas l'état de
perfection, car ce qui est nécessaire au salut ne semble pas appartenir à
l'état de perfection. Mais la religion est nécessaire au salut, puisque, dit
saint Augustin c'est par elle que "nous sommes reliés au seul vrai Dieu".
Ou, comme il dit encore ce mot de religion signifie que "nous choisissons
à nouveau le Dieu que notre négligence avait perdu". La religion ne
saurait donc désigner un état de perfection.
2. La religion, d'après Cicéron,"rend culte et hommage, à
la nature divine". Or rendre à Dieu culte et hommage se réfère plutôt aux
ministères des ordres sacrés qu'à la diversité des états, nous l'avons dit
précédemment. Il semble donc que la religion ne désigne pas un état de
perfection.
3. L'état de perfection s'oppose à l'état des commençants et à
celui des progressants. Mais dans l'état religieux même, il se rencontre des
commençants et des progressants. L'état religieux ne désigne donc pas un état
de perfection.
4. La vie religieuse semble bien être un lieu de Pénitence.
Selon les Décrets, "le
saint Synode prescrit que quiconque sera descendu de la dignité épiscopale à la
vie monastique et au régime de a pénitence, ne pourra jamais remonter au rang
Épiscopat". Mais le régime de pénitence s'oppose l'état de perfection.
Aussi Denys place-t-il les pénitents au dernier rang, c'est-à-dire parmi ceux
qui ont à se purifier. Il semble donc que la vie religieuse ne soit pas un état
de perfection.
Cependant :
L’abbé Moïse, parlant
des religieux, dit : "Il importe de comprendre que nous devons embrasser
la macération, des jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité corporelle, la
lecture et les autres vertus, pour que nous puissions, par ces degrés, nous
élever à la perfection de la charité." Mais ce qui appartient au domaine
des actes humains tire de la fin poursuivie sa spécification et son nom. Donc
les religieux sont dans l'état de perfection. Et Denys écrit : "Ceux que
l'on appelle serviteurs de Dieu s'unissent à l'aimable perfection par le moyen
du culte sincère et du service de Dieu.
Conclusion :
Comme nous l'avons
montré, une qualité commune à plusieurs êtres s'attribue par antonomase à
l'être auquel elle convient par excellence. C'est ainsi que le nom de force se
trouve réservé à la vertu qui affermit l'âme devant les choses les plus
difficiles, et celui de tempérance, à la vertu qui modère les plus vives
délectations. Or nous avons montré que la religion est une vertu grâce à
laquelle nous rendons à Dieu service et culte. C'est pourquoi l'on donne par
antonomase le nom de religieux à ceux qui se consacrent entièrement au service
de Dieu et qui s'offrent pour ainsi dire en holocauste à Dieu. C'est ce qui
fait dire à saint Grégoire : "Certains ne se réservent rien. Leur pensée, leur
langue, leur vie et tout ce qu'ils peuvent avoir de biens, ils l'immolent au
Dieu tout-puissant. Or la perfection consiste pour l'homme, nous l'avons vu, dans
l'union totale à Dieu. C'est ainsi que l'état religieux désigne un état de
perfection."
Solutions :
1. Il est nécessaire au salut de donner quelque chose au
culte de Dieu. Mais se consacrer tout entier, personne et biens, au culte divin
relève de la perfection.
2. Nous avons dit, en étudiant la vertu de religion, qu'elle
dirige non seulement l'oblation des sacrifices et les autres actes qui lui
appartiennent en propre, mais encore les actes de toutes les autres vertus : en
tant que nous les ordonnons au service et à l'honneur de Dieu, ils deviennent
des oeuvres de religion. Donc, si quelqu'un consacre sa vie entière au service
de Dieu, toute sa vie devient une oeuvre de religion. C'est pourquoi, à cause
de la vie religieuse qu'ils mènent, on appelle religieux ceux qui sont dans
l'état de perfection.
3. Comme nous l'avons dit (argument Cependant), la religion désigne un état de perfection à cause de la
fin poursuivie. Aussi n'est-il pas requis que tout religieux soit déjà parfait.
Ce qui est requis, c'est qu'il tende à la perfection. Aussi sur cette parole
(Mt 19, 21) : "Si tu veux être parfait etc." Origène remarque :
"Celui qui a échangé les richesses contre la pauvreté en vue de devenir
parfait, ne le devient pas à l'instant même où il abandonne ses biens aux
pauvres. Mais à partir de ce moment, la contemplation de Dieu commence de
l'acheminer à toutes les vertus." Ainsi, dans la vie religieuse, tous ne
sont pas parfaits, mais certains sont des commençants, et certains des
progressants.
4. L'état religieux est principalement institué pour
l'acquisition de la perfection par le moyen de certains exercices, grâce
auxquels se trouvent écartés les obstacles à la charité parfaite. Une fois
écartés ces obstacles, les occasions de péché disparaissent, et à bien plus
forte raison de ce péché qui entraînerait la perte totale de la charité. Et
puisqu'il appartient au pénitent de supprimer les causes du péché, il s'ensuit
que l'état religieux se trouve être le plus efficace des lieux de pénitence.
C'est pourquoi les Décrets conseillent à un homme qui avait tué sa femme
d'entrer dans un monastère, ce qu'ils disent "meilleur et plus facile",
que de faire pénitence publique dans le monde.
Objections :
1. Il semble que tout religieux soit tenu d'observer tous les
conseils. Car celui qui professe un état de vie est tenu d'observer tout ce qui
convient à cet état. Or tout religieux professe l'état de perfection. Donc tout
religieux est tenu d'observer tous les conseils, qui appartiennent tous à
l'état de perfection.
2. Selon saint Grégoire : "Celui qui quitte le siècle et
fait tout le bien qu'il peut, offre dans le désert le sacrifice qui suit la
sortie d’Égypte." Mais quitter le siècle, c'est précisément ce que font
les religieux. Il leur incombe donc aussi de faire tout le bien qu'ils peuvent,
ce qui revient, semble-t-il, à observer tous les conseils.
3. S'il n'est pas requis pour l'état de perfection d'observer
tous les conseils, c'est qu'il suffit apparemment d'en observer quelques-uns.
Or c'est faux, car beaucoup dans la vie séculière observent certains conseils, par
exemple gardent la continence. Il semble donc que tout religieux, du fait qu'il
se trouve dans l'état de perfection, doit pratiquer tout ce qui regarde la
perfection et c'est le cas de tous les conseils.
Cependant :
Nul n'est tenu aux
oeuvres de surérogation que dans la mesure où il s'y est personnellement
obligé. Mais chaque religieux s'oblige à certaines oeuvres déterminées, l'un à
celles-ci, l'autre à celles-là. Ils ne sont donc pas tenus tous à toutes.
Conclusion :
Quelque chose peut
appartenir à la perfection de trois manières.
- D'abord
essentiellement. Et c'est le cas, avons-nous dit, du parfait accomplissement
des préceptes de la charité.
- Ensuite, à titre
de conséquence. C'est le cas de tout ce qui se présente comme la suite normale
de la parfaite charité, par exemple bénir qui nous maudit, etc. Le précepte
divin exige que l'âme y soit préparée, pour les accomplir s'il arrive que les
circonstances le requièrent. Mais c'est l'effet d'une charité surabondante de
s'y porter parfois, en dehors même du cas de nécessité.
- Enfin à titre de
moyen et de disposition. C'est le cas de la pauvreté, de la continence, de
l'abstinence etc.
Or nous avons dit
plus haut que la perfection de la charité est la fin de l'état religieux.
L'état religieux lui-même se définit un régime de vie où l'on se forme et où
l'on s'exerce à la perfection. Cela peut se faire par des exercices divers de
même que le médecin peut employer, pour guérir, différents remèdes. Il est
évident que celui qui travaille en vue d'une fin n'est pas obligé de l'avoir
déjà obtenue. Ce qui est requis, c'est qu'il y tende par quelque moyen. Aussi
celui qui embrasse l'état religieux n'est pas obligé de posséder la charité
parfaite, mais d'y tendre et de s'y employer. Il n'est pas tenu davantage
d'accomplir ce qui est la suite naturelle d'une charité parfaite, mais il est
tenu d'en avoir l'intention. A quoi s'oppose le mépris. Il ne pèche donc pas
s'il ne l'accomplit pas, mais bien s'il le méprise. Il n'est pas tenu non plus
à tous les exercices par où l'on parvient à la perfection, mais à ceux-là
précisément qui lui sont prescrits par la règle dont il a fait profession.
Solutions :
1. Celui qui entre en religion ne fait pas profession d'être
parfait, mais de travailler à le devenir. Pas plus que celui qui entre à
l'école, ne fait profession d'être savant, mais d'étudier pour le devenir.
C'est pourquoi, remarque saint Augustin. Pythagore ne voulut pas prendre le nom
de sage, et se contenta de celui "d'ami de la sagesse". Le religieux
ne viole donc pas sa profession s'il n'est point parfait, mais seulement s'il
dédaigne de tendre à la perfection.
2. Tout le monde est tenu d'aimer Dieu de tout son coeur.
Cependant cela n'empêche pas qu'il y ait, dans cette totalité, une perfection
qui ne peut pas être négligée sans péché, et une autre qui peut l'être sans
péché, pourvu qu'il n'y ait pas de mépris. Nous avons expliqué cela à l’article
précédent. Ainsi tous, religieux et séculiers, sont tenus de faire en quelque
manière tout le bien qu'ils peuvent. C'est à tout le monde, en effet, que
s'adresse la parole (Qo 9, 10) : "Tout ce dont ta main est capable, fais-le
sans tarder." Il y a cependant une certaine manière d'observer ce précepte
qui suffit à faire éviter le péché : que chacun fasse ce qu'il peut selon que
la condition de son état requiert. Pourvu qu'il n'ait pas envers des oeuvres
meilleures ce mépris qui bloque la volonté contre le progrès spirituel.
3. Il y a des conseils dont la négligence aurait pour effet
d'engager la vie humaine tout entière dans les affaires séculières. Par exemple,
le fait d'avoir des biens propres, d'user du mariage ou de faire quelque chose
qui porte atteinte aux voeux essentiels de l'état religieux. Aussi les
religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils de cette sorte. Mais il y
a d'autres conseils relatifs à certaines actions meilleures plus spéciales, que
l'on peut ne pas suivre sans que la vie humaine se trouve engagée pour autant
dans les embarras du siècle. Et ces sortes de conseils, il n'est pas nécessaire
que les religieux les observent tous.
Objections :
Il semble que non.
En effet, ce qui est illicite ne semble pas appartenir à l'état de perfection.
Mais qu'un homme abandonne tous ses biens, c'est, semble-t-il, illicite. Saint
Paul formule en ces termes la règle que les fidèles doivent suivre en matière
d'aumônes (2 Co 8, 12) : "Si le coeur y est, le don est bien accueilli qui
est proportionné à l'avoir de chacun, c'est-à-dire en vous réservant le
nécessaire." Ce qu'il explique en disant : "Pour que le soulagement
des autres ne vous apporte pas la tribulation", "c'est-à-dire, précise
la Glose, la pauvreté." Et sur une autre parole de saint Paul (1 Tm 6, 8) :
"Ayant la nourriture, et le vêtement" la Glose remarque : "Quoique
nous n'ayons rien apporté en ce monde et n'en devions rien emporter, ce n'est
pas un motif pour rejeter entièrement les biens temporels." Il semble donc
que la pauvreté volontaire n'est pas requise pour la perfection de la vie
religieuse.
2. Quiconque s'expose au danger, pèche. Mais celui qui, par
l'abandon de tous ses biens, embrasse la pauvreté volontaire s'expose au danger,
même spirituel, d'après les Proverbes (30, 9) : "De peur que, pressé par
la pauvreté, je ne vole et ne déshonore le nom de Dieu." Et ailleurs (Si
27, 1 Vg) : "Beaucoup ont péri à cause de leur pauvreté." Au danger
corporel aussi. En effet, il est écrit (Qo 7, 12) : "L'argent est une
protection, comme la sagesse en est une." Et Aristote : "La perte des
richesses semble être la perte de l'homme lui-même, dont les richesses assurent
l'existence." Il semble donc que la pauvreté volontaire ne puisse être
requise pour la perfection de la vie religieuse.
3. "La vertu, d'après Aristote, consiste dans un juste
milieu." Mais celui qui abandonne tout par la pauvreté volontaire ne paraît
pas tenir dans le juste milieu, mais plutôt aller à l'extrême. Il n'agit donc
pas vertueusement, et cela n'appartient pas à la vie parfaite.
4. L'ultime perfection de l'homme réside en la béatitude. Or
les richesses contribuent à la béatitude : "Bienheureux l'homme riche
qui a été trouvé sans tache." (Si 31, 8). Et le Philosophe déclare que les
richesses sont d'utiles moyens de félicité. La pauvreté volontaire n'est donc
pas requise pour la perfection de la vie religieuse.
5. L'état épiscopal est plus parfait que l'état religieux. Or
nous avons vu que les évêques peuvent posséder des biens propres. Donc les
religieux aussi.
6. Faire l'aumône est une oeuvre souverainement agréable à
Dieu, et selon saint Jean Chrysostome, "le remède le plus efficace en
matière de pénitence". Mais la pauvreté exclut la possibilité de faire
l'aumône. La pauvreté ne semble donc pas appartenir à la perfection de la vie
religieuse.
Cependant :
Saint Grégoire a
écrit : "Il y a des justes qui, s'étant ceint les reins pour atteindre le
sommet de la perfection, abandonnent tous les biens extérieurs dans leur désir
des biens intérieurs plus relevés." Mais c'est justement le fait des
religieux de se ceindre les reins pour entreprendre l'ascension de la
perfection, nous l'avons dit. Donc il leur convient de tout abandonner, en fait
de biens extérieurs, par la pauvreté volontaire.
Conclusion :
Nous avons défini
plus haut l'état religieux un régime de vie où l'on s'exerce et se forme à la
perfection de la charité. Pour y parvenir, il est nécessaire de renoncer
entièrement à l'amour du monde, car saint Augustin parle ainsi à Dieu : "Celui-là
t'aime moins, qui aime en dehors de toi quelque chose qu'il n'aime pas en toi."
C'est ce qui lui fait dire ailleurs : "L'aliment de la charité, c'est la
diminution de la convoitise ; sa perfection, l'absence de convoitise." Or,
du fait qu'on possède des biens terrestres, le coeur est attiré à les aimer.
D'où ce mot encore de saint Augustin : "Les biens de la terre sont aimés
davantage quand on les possède que quand on les désire. Pourquoi, en effet, ce
jeune homme s'en alla-t-il tout triste, sinon parce qu'il avait de grands biens
? Il est bien différent de ne pas s'approprier ce qu'on ne possède pas, et de
rejeter ce qu'on s'est déjà approprié. Dans le premier cas, ce ne sont jamais
que des choses extérieures que l'on repousse ; dans le second, ce sont comme
des membres qu'il faut se retrancher." Saint Jean Chrysostome écrit aussi :
"L'afflux des richesses active la flamme, et la convoitise en devient plus
vive." C'est pourquoi, pour acquérir la perfection de la charité, le
fondement premier est la pauvreté volontaire, qui fait vivre sans rien avoir en
propre. Le Seigneur lui-même l'a dit (Mt 19, 21) : "Si tu veux être
parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens
et suis moi."
Solutions :
1. Voici la Glose sur ce passage "L'Apôtre n'a pas écrit
cela (c'est-à-dire : "pour qu'il n'en résulte pas pour vous la tribulation
qui est la pauvreté, parce que ce serait meilleur. Mais il craint pour les
faibles, et il les invite à donner de manière à ne pas souffrir de la pauvreté."
D'où il suit qu'on ne doit pas entendre l'autre Glose en ce sens qu'il est
interdit de se dépouiller entièrement de ses biens temporels. Elle veut dire
simplement que cette conduite n'est pas indispensable. C'est la pensée de saint
Ambroise : "Le Seigneur ne veut pas, c'est-à-dire par la rigueur d'un
précepte, que l'on disperse d'un seul coup ses biens, mais qu'on les distribue.
A moins cependant que l'on n'imite Élisée, qui tua ses boeufs et nourrit les
pauvres de ce qu'il en obtint pour se débarrasser de tout souci domestique."
2. Celui qui abandonne tous ses biens pour le Christ ne
s'expose à aucun danger, ni spirituel ni corporel. La pauvreté peut devenir une
cause de danger spirituel quand elle n'est pas volontaire. Car ce désir
d'amasser des richesses, qui tourmente ceux dont la pauvreté est involontaire, peut
les jeter en beaucoup de péchés, selon saint Paul (1 Tm 6, 9) : "Ceux qui
veulent amasser des richesses tombent dans la tentation et dans les pièges du
diable." Mais ce désir est abandonné par ceux qui embrassent la pauvreté
volontaire. Il est, au contraire, plus impérieux chez ceux qui possèdent des
richesses, comme nous venons de le montrer.
Le péril corporel
ne menace pas non plus ceux qui, dans l'intention de suivre le Christ, abandonnent
tous leurs biens en se confiant à la providence divine. Ce qui fait dire à
saint Augustin : "Ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice ne
doivent pas s'inquiéter de manquer du nécessaire."
3. Le juste milieu de la vertu se mesure, d'après Aristote, en
fonction de la droite raison et nullement au point de vue de la quantité. C'est
pourquoi tout ce que la droite raison approuve ne saurait être tenu pour
vicieux, si grande qu'en soit la quantité. Cette quantité au contraire rend
l'acte plus vertueux. Ce serait aller contre la droite raison que de dépenser
tous ses biens par intempérance ou sans utilité, mais c'est faire acte de
raison droite que de s'en dépouiller pour vaquer à la contemplation de la
sagesse, ce que même des philosophes ont fait, dit-on. Car saint Jérôme écrit :
"Le fameux Cratès de Thèbes avait été fort riche. Se rendant à Athènes
pour y vivre en philosophe, il jeta à terre une grosse quantité d'or. Il ne
croyait pas pouvoir posséder à la fois la richesse et la vertu." Donc, et
bien plus encore, il est conforme à la droite raison de tout abandonner pour
suivre parfaitement le Christ. D'où ce mot de saint Jérôme : "Suis nu le
Christ nu."
4. La béatitude ou félicité est double : la béatitude parfaite
que nous attendons dans l'autre vie, et cette béatitude imparfaite qui vaut à
certains, dès cette vie, le nom d'hommes heureux. La félicité de la vie
présente est elle-même double : celle de la vie active et celle de la vie
contemplative, comme Aristote l'a montré. A la félicité de la vie active, qui
consiste en des opérations extérieures, la richesse concourt à titre
d'instrument. En effet, observe Aristote : "Nous faisons beaucoup de choses,
par nos amis, par la richesse, par la puissance publique, qui représentent
autant de moyens d'action." En revanche, la richesse a peu de valeur pour
la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un empêchement, en
tant que son souci empêche la tranquillité de l'âme, nécessaire par-dessus tout
à celui qui contemple. C'est ce que dit Aristote : "Beaucoup de choses
sont nécessaires pour l'action. L'homme qui contemple n'a pas besoin de tout
cela", c'est-à-dire des biens extérieurs." Indispensables pour
l'action, ils sont des obstacles à la contemplation."
En ce qui regarde
la béatitude future l'homme y est ordonné par la charité. Et parce que la
pauvreté volontaire représente un exercice efficace pour parvenir à la parfaite
charité, son pouvoir est grand pour obtenir la béatitude céleste. Aussi le
Seigneur a-t-il dit : "Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux
pauvres ; tu auras ainsi un trésor dans le ciel." Au contraire, la
possession des richesses est de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement
en ce qu'elle séduit le coeur et le distrait. D'où cette parole (Mt 13, 22) :
"Le souci du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole de
Dieu", parce que, remarque saint Grégoire, "en fermant l'accès du
coeur au bon désir, ils y interdisent l'entrée du souffle vivifiant".
C'est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi les richesses. Le
Seigneur l'a dit (Mt 19, 23) : "Le riche entrera difficilement dans Le
Royaume des cieux." Ce qu'il faut entendre de celui qui possède
effectivement des richesses.
Car pour celui qui
a mis son coeur dans la richesse, il déclare la chose impossible, d'après saint
Jean Chrysostome, quand le Seigneur ajoute: "Il est plus facile à un
chameau de passer par le trou, l'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le
Royaume des cieux."
C'est pourquoi ce
n'est pas le riche qui est, appelé bienheureux, mais "celui qui a été
trouvé sans tache et n'a pas couru après l'or" (Si 31, 8). Et cela, parce
qu'il a fait une chose difficile, car on ajoute : "Qui est-il, pour que
nous lui décernions des louanges ? Il a réalisé dans sa vie, un prodige", lorsque,
se trouvant entouré de richesses, il n'a pas aimé les richesses.
5. L'état épiscopal n'est pas ordonné à l'acquisition de la
perfection mais, à partir de la perfection supposée acquise, à gouverner les
autres par la dispensation des biens non seulement spirituels, mais aussi
temporels. Cela relève de la vie active, où beaucoup de choses, nous venons de
le dire, veulent pour être exécutées ce moyen d'action qu'est la richesse.
C'est pourquoi il n'est pas exigé des évêques, qui font profession de régir le
troupeau du Christ, qu'ils ne possèdent rien, comme cela est exigé des
religieux, qui font profession d'une discipline destinée à leur procurer la
perfection.
6. Le renoncement aux biens propres, comparé à l'aumône, apparaît
comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste en regard du
simple sacrifice. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire : "Ceux qui
assistent les indigents de leurs ressources, avec ce qu'ils donnent de leurs
biens offrent un sacrifice. C'est-à-dire qu'ils font deux parts, l'une qu'ils
immolent à Dieu, l'autre qu'ils se réservent à eux-mêmes. Ceux qui ne se
réservent rien offrent un holocauste, ce qui est plus qu'un sacrifice." Saint
Jérôme s'exprime de même dans Contre Vigilantius : "Quand tu prétends qu'il est meilleur de profiter de ses
biens et d'en distribuer peu à peu les revenus aux pauvres, ce n'est pas moi, c'est
Dieu qui répond : "Si tu veux être parfait", etc." Il ajoute
plus loin : "Cette conduite que tu loues ne vient qu'au deuxième et
troisième rang. Nous l'approuvons nous aussi, mais sous cette réserve de garder
le premier rang à ce qui le mérite." Toujours contre cette erreur de
Vigilantius, on lit dans le livre Des Croyances ecclésiastiques : "Il est bien de distribuer
peu à peu sa fortune aux pauvres. Il est mieux, dans l'intention de suivre le
Christ, de la donner d'un seul coup et, libre de soucis, d'être indigent avec
le Christ."
Objections :
1. Il semble que la continence perpétuelle ne soit pas
requise pour la perfection de l'état religieux. En effet, toute la perfection
de la vie chrétienne a commencé à partir des Apôtres du Christ. Or nous ne
voyons pas que les Apôtres aient pratiqué la continence : Pierre, par exemple
était marié puisqu'on nous parle (Mt 8, 14) de sa belle-mère. Il semble donc
que la continence perpétuelle n'est pas exigée pour la perfection de la vie
religieuse.
2. Le premier modèle de perfection qui nous ait été montré, c'est
Abraham à qui le Seigneur a dit (Gn 17, 1) : "Marche en ma présence et
sois parfait." Or la copie n'a pas à surpasser le modèle. La continence
perpétuelle n'est donc pas requise pour la perfection de l'état religieux.
3. Ce qui est exigé pour la perfection de la vie religieuse
doit se trouver en tout religieux. Or il y a des religieux qui vivent dans le
mariage. La perfection de l'état religieux n'exige donc pas la continence
perpétuelle.
Cependant :
Saint Paul a dit
(2 Co 7, 1) : "Purifions-nous de toute souillure de la chair et de
l'esprit, et rendons parfaite notre sanctification dans la crainte de Dieu."
Or la pureté de la chair et de l'esprit se conserve par la continence. Il est
écrit, en effet, (1 Co 7, 34) : "La femme non mariée, comme la vierge, se
préoccupe de ce qui regarde le Seigneur pour être sainte d'esprit et de corps."
Donc la perfection de l'état religieux exige la continence.
Conclusion :
L'état religieux
demande l'éloignement de tout ce qui empêche la volonté humaine de se porter
tout entière au service de Dieu. Or la pratique de l'union charnelle empêche
l'âme de se consacrer totalement au service de Dieu. Et cela de deux façons.
- D'abord à cause
de la violence des délectations, dont l'expérience fréquente accroît la
convoitise, observe Aristote. Par suite, la pratique de la vie sexuelle retire
l'âme de cette parfaite intention de tendre à Dieu. C'est ce que dit saint Augustin
: "je ne connais rien qui précipite de sa citadelle une âme virile comme
les séductions de la femme et ce contact des corps sans lequel on ne peut
posséder son épouse."
- Ensuite, à cause
des soucis qu'apporte à l'homme le gouvernement de la femme, des enfants, et
des biens temporels que demande leur entretien. Comme dit saint Paul (1 Co 7, 32)
: "Celui qui n'a pas de femme se préoccupe des choses du Seigneur et de
plaire à Dieu ; celui qui est marié se préoccupe des choses du monde et de
plaire à sa femme."
C'est pourquoi, au
même titre que la pauvreté volontaire, la continence perpétuelle est requise
pour la perfection de l'état religieux. Et de même que l'Église a condamné
Vigilantius qui égalait la richesse à la pauvreté, elle a condamné Jovinien qui
égalait le mariage à la virginité.
Solutions :
1. C'est le Christ qui a introduit la perfection, non
seulement de la pauvreté, mais aussi de la continence, lorsqu'il a dit (Mt 19, 12)
: "Il y a des eunuques qui se sont volontairement rendus tels pour le
Royaume des cieux." Et il ajoute." Celui qui est capable de
comprendre qu'il comprenne !" Cependant, pour que l'espoir de parvenir à
la perfection ne fût enlevé à personne, il a appelé à l'état de perfection même
ceux qu'il trouvait engagés dans les liens du mariage. Or il était impossible
que, sans leur faire tort, des maris abandonnent leur femme alors que des
hommes pouvaient abandonner leurs richesses sans faire de tort. C'est pourquoi,
il ne sépara pas de sa femme Pierre qu'il avait trouvé marié." Cependant
il détourna du mariage Jean qui s'y disposait."
2. Saint Augustin écrit : "La chasteté du célibat vaut
mieux que la chasteté des noces. Abraham n'a pratiqué en fait que la seconde, mais
toutes les deux par habitus. Il vivait chastement dans le mariage, et il était
disposé à observer la chasteté du célibat. Mais le temps où il vivait ne la
comportait pas." C'était, chez les anciens Pères, la preuve d'une très
grande vertu que de posséder la perfection de l'âme dans la richesse et dans le
mariage. Les faibles ne doivent donc pas s'en prévaloir pour présumer de leur
vertu au point de se croire capables de parvenir à la perfection parmi les
richesses et dans le mariage ; comme si un homme sans armes avait la
présomption d'attaquer des ennemis sous prétexte que Samson en tua un grand
nombre sans autres armes qu'une mâchoire d'âne. D'ailleurs si le temps avait
été venu de garder la continence et la pauvreté, ces Pères l'auraient fait avec
un grand zèle.
3. Les régimes de vie où l'on use du mariage ne constituent
pas, simplement et absolument parlant, des formes de vie religieuse. Ils ne le
sont que d'une manière relative et pour autant qu'ils possèdent quelques-uns
des éléments de l'état religieux.
Objections :
1. Il semble qu'elle ne soit pas requise à sa perfection. Car
ce qui semble appartenir à sa perfection, ce sont des oeuvres surérogatoires
auxquelles tous ne sont pas tenus. Mais tout le monde est tenu d'obéir à ses
supérieurs, selon l'Apôtre (He 13, 17) : "Obéissez à ceux qui vous sont
préposés et soyez-leur soumis." Il semble donc que l'obéissance
n'appartienne pas à la perfection de l'état religieux.
2. L'obéissance semble convenir en propre à ceux qui doivent
être régis par le jugement d'autrui, parce qu'ils manquent de discernement. Mais
saint Paul a écrit (He 5, 14) : "La nourriture solide est réservée aux
parfaits, dont les facultés sont exercées à discerner le bien et le mal." Donc
il apparaît que l'obéissance ne convient pas à l'état de perfection.
3. Si l'obéissance était requise à la perfection de l'état
religieux, tous les religieux devraient la pratiquer. Or ce c'est pas ce qui
arrive, car certains religieux vivent en ermites et n'ont pas de supérieurs à
qui obéir. En outre, dans les ordres religieux, les supérieurs ne semblent pas
astreints à l'obéissance. Donc l'obéissance ne paraît pas appartenir à la
perfection de l'état religieux.
4. Si le voeu d'obéissance était requis à l'état religieux, il
s'ensuivrait que les religieux seraient tenus d'obéir en toutes choses à leurs
supérieurs. C'est ce qui arrive pour le voeu de continence, qui oblige à
s'abstenir de tout ce qui appartient à la vie sexuelle. Or ils ne sont pas
tenus d'obéir en tout, nous l'avons expliqué en traitant de la vertu
d'obéissance.
5. La manière de servir Dieu qui lui est le plus agréable est
celle qu'inspire la libéralité et non pas la nécessité, selon saint Paul (2 Co
9, 7) : "Que chacun donne... non avec tristesse ou par nécessité." Mais
ce qui se fait par obéissance se fait sous la nécessité d'un précepte. Les
bonnes oeuvres auxquelles on se porte spontanément méritent donc plus de
louange. Le voeu d'obéissance ne convient donc pas à la vie religieuse, par laquelle
on cherche à atteindre ce qu'il y a de meilleur.
Cependant :
La perfection de
la vie religieuse consiste par-dessus tout à imiter le Christ suivant cette
parole (Mt 19, 21) : "Si tu veux être parfait... suis-moi." Mais la
vertu la plus louée, chez le Christ, c'est l’obéissance (Ph 2, 8) : "Il
s'est rendu obéissant jusqu'à la mort." Il apparaît donc bien que
l'obéissance appartient à la perfection religieuse.
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que l'état religieux représente un régime de vie organisé en vue de former
et d'exercer à la perfection. Celui qui est formé et exercé en vue d'atteindre
une fin, doit suivre la direction d'un mettre, sous la conduite duquel, tel un
disciple, il s'instruit et s'entraîne. Il faut donc que les religieux, en ce qui
regarde la vie religieuse, soient soumis à la direction et au commandement de
quelqu'un. Aussi est-il dit dans les Décrets : "La vie des
moines signifie l'assujettissement et la condition de disciple." Or c'est
l'obéissance qui soumet un homme au commandement et à la direction d'un autre.
C'est pourquoi l'obéissance est requise à la perfection de la vie religieuse.
Solutions :
1. Obéir aux supérieurs en ce que la vertu exige n'est pas
surérogatoire et s'impose à tous. Ce qui appartient en propre aux religieux, c'est
obéir en ce qui regarde l'apprentissage de la perfection. Cette seconde
obéissance est à la première ce qu'est l'universel au particulier. En effet, ceux
qui vivent dans le siècle se réservent quelque chose, et accordent quelque
chose à Dieu, et c'est dans cette mesure qu'ils se soumettent à leurs
supérieurs. Ceux qui vivent dans l'état religieux se donnent entièrement à Dieu,
eux et leurs biens, nous l'avons montré. Aussi leur obéissance est-elle
universelle.
2. D'après Aristote, ceux qui s'exercent à une activité
finissent par acquérir l'habitus correspondant, et quand ils l'ont acquis, ils
peuvent exercer cette activité au maximum. C'est ainsi qu'en obéissant, ceux
qui ne sont pas parfaits parviennent à la perfection. Ceux qui sont déjà parfaits
sont les plus prompts à l'obéissance. Non pas comme ayant besoin d'être dirigés
pour parvenir à la perfection, mais comme persévérant ainsi dans la perfection.
3. La sujétion des religieux les soumet principalement aux
évêques, qui jouent à leur égard le rôle d'agents de perfection vis-à-vis de
sujets à perfectionner, selon Denys : "L'ordre des moines est soumis aux
vertus perfectionnantes des évêques et s'instruit par leurs illuminations."
Donc nul religieux, sans excepter les ermites et les supérieurs réguliers, n'est
complètement exempté de l'obéissance aux évêques. S'ils se trouvent soustraits,
en tout ou en partie, à l'autorité des évêques diocésains, ils demeurent tenus
d'obéir au souverain pontife, non seulement dans ce qui est commun à tous, mais
encore dans ce qui regarde la discipline religieuse elle-même.
4. Le voeu religieux d'obéissance s'étend à toute la conduite
de la vie humaine. Cela lui donne une certaine universalité, bien qu'il ne
s'étende pas à tous les actes particuliers. Certains actes en effet n'ont rien
à voir avec la religion, parce qu'ils n'intéressent pas l'amour de Dieu et du
prochain, comme se frotter la barbe, ramasser un fétu, etc., qui ne tombent ni
sous le voeu ni sous la vertu d'obéissance. D'autres sont même contraires à
l'état religieux. Cela ne peut se comparer au voeu de continence par lequel on
renonce à des actes qui sont entièrement contraires à la perfection de l'état
religieux.
5. La nécessité qui vient de la contrainte rend l'acte
involontaire et s'oppose à ce qu'il soit tenu pour louable et méritoire. Mais
la nécessité issue de l'obéissance, bien loin d'exercer une contrainte sur la
volonté, implique sa liberté, en tant que l'on veut obéir, bien que peut-être
on n'aurait pas voulu accomplir l'objet du commandement considéré en lui-même.
On se soumet donc pour Dieu, par le voeu d'obéissance, à la nécessité de faire
certaines choses qui, en elles-mêmes, ne plaisent pas. De ce fait, ce que l'on
accomplit plaît davantage à Dieu, même si c'est peu de chose, parce qu'on ne
peut rien donner à Dieu de plus grand que de soumettre sa volonté propre à
celle d'un autre, à cause de lui. Aussi lisons-nous dans les Conférences des
Pères que "la pire catégorie de moines, ce sont les sarabaïtes, qui se
gouvernant eux-mêmes, affranchis du joug des anciens, ont la liberté de faire
ce qui leur plaît. Et pourtant, bien plus que ceux qui vivent en communauté, ils
se tuent de travail jour et nuit".
Objections :
1. Il ne semble pas. La discipline de la perfection vient de
la tradition du Seigneur. Or le Seigneur a formulé en ces termes le programme
de la vie parfaite (Mt 19, 21) : "Si tu veux être parfait, va, vends, tout
ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres", sans qu'il soit parlé de
voeu. Il apparaît donc que le voeu n'est pas requis à la discipline de la vie
religieuse.
2. Le voeu est une promesse faite à Dieu. C'est pourquoi le
Sage (Qo 5, 3), après avoir dit : "Si tu as voué quelque chose à Dieu, hâte-toi
de t'acquitter", ajoute aussitôt : "Car la promesse menteuse et sotte
lui déplaît." Mais là où la réalité est présente, la promesse est
superflue. Il suffit donc, pour la perfection de l'état religieux, de pratiquer
la pauvreté, la continence et l'obéissance, sans qu'on fasse de voeu.
3. Saint Augustin nous dit : "Nos devoirs les plus
méritoires sont ceux dont nous pourrions nous dispenser, mais que nous
accomplissons par amour." Mais ce qui se fait sans qu'un voeu soit
intervenu, il est loisible de ne pas le faire ; dans l'hypothèse d'un voeu, la
situation est à l'opposé. Il semble donc que ce soit chose plus agréable à Dieu
de pratiquer la pauvreté, la continence et l'obéissance sans voeu. Donc le voeu
n'est pas requis à la perfection de la vie religieuse.
Cependant :
Dans la loi
ancienne, les nazaréens étaient consacrés par un voeu (Nb 6, 2) : "Lorsqu'un
homme ou une femme auront fait le voeu de se sanctifier et qu'ils voudront se
consacrer au Seigneur, etc." Or, d'après la Glose de saint Grégoire sur ce
texte, ils figurent "ceux qui embrassent la suprême perfection". Donc
le voeu est requis à l'état de perfection.
Conclusion :
De ce que nous
avons dit il ressort que les religieux doivent être dans l'état de perfection.
Or celui-ci requiert l'obligation à la perfection, et l'obligation envers Dieu,
c'est précisément le voeu. D'autre part, nous avons établi que la perfection de
la vie chrétienne postulait la pauvreté, la continence et l'obéissance. C'est
pourquoi l'état religieux exige qu'on s'oblige à ces trois choses par voeu.
C'est la pensée de saint Grégoire : "Lorsqu'un homme voue au Dieu
Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce qu'il aime, c'est
un holocauste." Et, Ajoute-t-il, "c'est ce que font ceux qui quittent
siècle présent".
Solutions :
1. Le Seigneur a dit que la vie parfaite consiste à le suivre,
non pas de façon quelconque, mais de telle sorte qu'on ne retourne pas en
arrière (Lc 9, 62) : "Nul, s'il met la main à la charrue et regarde
ensuite en arrière, n'est apte au royaume de Dieu." Certains de ses
disciples, à la vérité, retournèrent en arrière. Mais Pierre, au nom de tous, au
Seigneur qui lui demandait (Jn 6, 67) : "Et vous, voulez-vous partir aussi
?" répondit "Seigneur, qui irions-nous ?" Aussi saint Augustin
fait-il cette réflexion : "Suivant le récit de Matthieu et de Marc, Pierre
et André, sans amener leur barque au rivage dans une pensée de retour, le
suivirent comme on suit quelqu'un qui vous en donne l'ordre." Or cette
persévérance à suivre le Christ est fortifiée par le voeu. C'est pourquoi
celui-ci est requis à la perfection de la vie religieuse.
2. La perfection de la vie religieuse requiert, selon saint Grégoire
qu'on donne à Dieu "toute sa vie". Or l'homme ne peut donner
effectivement toute sa vie à Dieu, parce que sa vie n'existe jamais tout
entière à la fois, mais est vécue dans une succession. L'homme ne peut donc
donner toute sa vie à Dieu autrement qu'en s'y obligeant par voeu.
3. Parmi ce qu'il nous est permis de ne pas donner figure
précisément notre liberté, ce que l'homme a de plus cher. Aussi est-ce un acte
très agréable à Dieu que de s'ôter librement, par le moyen du voeu, la liberté
même de s'abstenir de ce qui se rattache au service de Dieu. C'est ce qui fait
dire à saint Augustin : "Ne regrette pas de t'être lié par un voeu.
Réjouis-toi plutôt de n'avoir plus le droit de faire ce qui ne t'était permis
qu'à ton détriment. Heureuse nécessité, qui oblige au meilleur."
Objections :
1. Il semble inadmissible d'affirmer que la perfection de la
religion consiste en ces trois voeux. En effet, la perfection de la vie réside
plutôt en des actes intérieurs qu'en des oeuvres extérieures, car il est écrit
(Rm 14, 17) : "Le royaume de Dieu n'est pas dans ce qui se mange et se
boit ; il est justice, paix et joie dans l'Esprit Saint." Or c'est par le
voeu de religion que l'on s'engage à la perfection. La religion devrait donc
comporter des voeux portant sur des actes intérieurs, tels que la contemplation,
l'amour de Dieu et du prochain etc., plutôt que les voeux de pauvreté, de
continence et d'obéissance, qui ont pour matière des actes extérieurs.
2. Ces trois dispositions font l'objet des voeux de religion
en tant qu'elles concernent un certain exercice en vue de la perfection. Mais
les religieux s'exercent en beaucoup d'autres choses : les abstinences les
veilles, etc. Il semble donc illogique de faire consister essentiellement
l'état de perfection dans ces trois voeux.
3. Par le voeu d'obéissance on se trouve obligé d'accomplir, selon
que le supérieur le commande, tout ce qui regarde l'apprentissage de la
perfection. Le voeu d'obéissance suffit donc sans les deux autres.
4. Les biens extérieurs comprennent non seulement les
richesses mais aussi les honneurs. Donc, si les religieux renoncent à la
fortune par le voeu de pauvreté, il faut qu'il y ait un autre voeu par lequel
ils renoncent aux honneurs du monde.
Cependant :
Le droit porte que
"la garde de la chasteté et l'abdication de toute propriété sont annexées
à la règle monacale".
Conclusion :
L'état religieux
peut être considéré sous un triple aspect :
- 1° Comme un
exercice par où l'on tend à la perfection de la charité ;
- 2° Comme un régime
de vie propre à affranchir le coeur humain des soucis extérieurs, selon cette
parole : (1 Co 7, 32) : "je vous veux exempts de soucis."
- 3° Comme un
holocauste par lequel on s'offre à Dieu tout entier, personne et biens. Sous
ces divers aspects, l'état religieux se trouve réellement constitué par les
trois voeux.
- 1° En tant
qu'exercice de perfection, il est nécessaire que le religieux se débarrasse de
ce qui pourrait empêcher sa volonté de tendre à Dieu tout entière, en quoi
consiste la perfection de la charité. Or ces obstacles sont au nombre de trois.
Il y a d'abord l'amour des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté l'abolit. Il y
a ensuite la convoitise des jouissances sensibles, au premier rang desquelles
se placent les voluptés charnelles. Le voeu de continence les exclut. Il y a
enfin le dérèglement de la volonté humaine. Le voeu d'obéissance l'exclut.
- 2° Pareillement,
le trouble des soucis du siècle envahit l'homme surtout sur trois points. Le
premier est la gérance des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté volontaire
délivre de ce souci. Le deuxième est le gouvernement de sa femme et de ses
enfants. Le voeu de continence en dispense. Le troisième est la conduite de sa
propre vie. Le voeu d'obéissance y pourvoit, par lequel on se remet au gouvernement
d'un autre.
- 3° "L'holocauste
est, d'après saint Grégoire l'offrande à Dieu de tout ce qu'on possède." Or
l'homme possède, selon Aristote, un triple bien. Le premier consiste dans les
biens extérieurs. Par le voeu de pauvreté volontaire, il les offre à Dieu
totalement. Le deuxième est l'ensemble des jouissances dont son corps est le
siège. Il y renonce pour Dieu principalement par le voeu de continence, où il
s'interdit tout usage volontaire des plus grandes délectations corporelles. Le
troisième est le bien de l'âme. On l'offre totalement à Dieu par l'obéissance, grâce
à laquelle on offre à Dieu sa volonté propre par laquelle l'homme est maître de
toutes les puissances et habitus de son âme.
C'est donc très
justement que l'on fait consister l'état religieux dans ces trois voeux.
Solutions :
1. L'état religieux, nous venons encore de le dire, est
ordonné à la perfection de la charité comme à sa fin. Or, tous les actes
intérieurs des vertus relèvent de la charité qui est leur mère, selon qu'il est
écrit (1 Co 13, 4) : "La charité est patiente, la charité est bénigne, etc."
Les actes intérieurs des vertus, d'humilité par exemple, de patience, et les
autres, ne sauraient donc constituer la matière des voeux de religion, qui leur
sont ordonnés comme à une fin.
2. Toutes les autres observances religieuses sont ordonnées à
ces trois voeux principaux. Les unes peuvent être destinées à assurer la
subsistance, par exemple le travail, la mendicité religieuse, etc. Elles sont
ordonnées au voeu de pauvreté. C'est pour en assurer l'observation qu'il est
prescrit aux religieux de pourvoir à leurs besoins de quelqu'une de ces
manières. Celles qui ont pour objet la macération du corps : jeûnes, veilles, etc.,
sont directement ordonnées à la sauvegarde du voeu de continence. Celles qui
ont trait aux actes humains par lesquels le religieux poursuit la fin qui lui
est assignée, c'est-à-dire l'amour de Dieu et du prochain, ces activités, comme
la lecture, la prière, la visite des malades, etc. sont comprises dans le voeu
d'obéissance. Car celui-ci se rattache à la volonté, qui se conforme à ce que
les autres ont disposé, pour ordonner ses actes à leur fin. Or le port d'un
habit déterminé se rattache aux trois voeux, comme signifiant leur obligation.
Si bien que l'habit régulier est donné ou bénit en même temps que l'on fait
profession.
3. Par l'obéissance on offre à Dieu sa volonté, dont relèvent
toutes les réalités humaines, mais plus spécialement les actions humaines, dont
elle est seule maîtresse, car les passions relèvent en outre de l'appétit
sensible. Aussi, pour réprimer les passions relatives aux jouissances
charnelles et aux biens extérieurs, les voeux de continence et de pauvreté
sont-ils nécessaires. Mais le voeu d'obéissance est requis pour conduire nos
propres actions conformément aux exigences de l'état de perfection.
4. Suivant Aristote, l'honneur n'est dû, proprement et en
vérité, qu'à la vertu. Si les biens extérieurs, lorsqu'ils sont considérables, valent
à ceux qui les possèdent d'être honorés, par le vulgaire surtout qui ne connaît
guère d'autre supériorité que celle-là, c'est, au bout du compte, parce qu'ils
représentent des moyens de pratiquer certains actes de vertu. Les religieux qui
tendent à la perfection de la vertu n'ont donc pas à renoncer à l'honneur que
Dieu et les personnes saintes rendent à la vertu, selon le Psaume (139, 17) :
"Tes amis, mon Dieu, je les ai en grand honneur." Quant à l'honneur
dont on entoure la grandeur extérieure, ils y renoncent par le fait même qu'ils
abandonnent la vie séculière. Ils n'ont donc pas à faire pour cela de voeu
spécial.
Objections :
1. Le voeu d'obéissance ne semble pas être le plus important,
car la perfection de la vie religieuse a commencé avec le Christ. Or on ne voit
pas que le Christ, qui a fait de la pauvreté l'objet d'un conseil spécial, ait
donné celui de pratiquer l'obéissance. Le voeu de pauvreté est donc supérieur
au voeu d'obéissance.
2. Il est écrit (Si 26, 20Vg) : "Tout l'or du monde ne
vaut pas une âme continente." Mais la valeur du voeu croît avec celle de
son objet. Donc le voeu de continence surpasse en valeur le voeu d'obéissance.
3. Il semble que plus un voeu a de valeur, plus est difficile
d'en dispenser. Or les voeux de pauvreté et de continence "sont si
étroitement liés à la règle monacale, disent les Décrets, que le souverain
pontife lui-même ne peut accorder aucune permission à leur encontre", alors
qu’on peut dispenser le religieux d'obéir à son supérieur. Cela suppose que le
voeu d'obéissance est inférieur, aux voeux de pauvreté et de continence.
Cependant :
Saint Grégoire
déclare : "C'est à bon droit que l'obéissance est mise au-dessus des
sacrifices. Dans le sacrifice, c'est la chair d'un autre, dans l'obéissance, c'est
sa propre volonté que l'on immole." Or les voeux de religion sont, avons-nous
dit, des holocaustes. Le voeu d'obéissance est donc le principal parmi les
voeux de religion.
Conclusion :
Le voeu
d'obéissance est le principal pour trois raisons.
- 1° Parce que, dans
le voeu d'obéissance, l'homme offre à Dieu quelque chose de plus grand que le
reste : sa volonté, dont la valeur surpasse celle de son corps, qu’on offre à
Dieu par le voeu de continence, et celle des biens extérieurs, qu'il offre à
Dieu par le voeu de pauvreté. Aussi ce que l'on fait par obéissance est-il plus
agréable à Dieu que ce qui procède du libre choix : "Tout mon discours n'a
qu'un but : t'apprendre qu'il ne faut pas t'en rapporter à ta seule volonté",
écrit saint Jérôme. Et un peu plus loin : "Ne fais pas ta volonté : mange
ce qu'on te sert, contente toi de ce que tu reçois, porte le vêtement qu'on te
donne." Le jeûne lui-même ne plaît pas à Dieu, s'il vient de la volonté
propre, comme dit Isaïe (58, 3) : "Voici que dans vos jours de jeûne
parait votre volonté propre."
- 2° Parce que le
voeu d'obéissance contient les autres voeux, tandis que la réciproque n'est pas
vraie. En effet, quoique le religieux soit tenu, par un voeu spécial, de
pratiquer la continence et la pauvreté, elles n'en tombent pas moins sous le
voeu d'obéissance, lequel porte aussi sur beaucoup d'autres choses.
- 3° Le voeu
d'obéissance vise proprement des actes qui sont tout proches de la fin même de
la vie religieuse. Or, plus une chose est proche de la fin, plus elle a de
valeur. C'est ce qui fait que le voeu d'obéissance est le plus essentiel à
l'état religieux. Quelqu'un peut observer, et même par voeu, la pauvreté
volontaire et la continence, s'il n'a pas fait voeu d'obéissance, il n'est pas
vraiment religieux. Et l'état religieux est supérieur même à la virginité
consacrée par un voeu, car saint Augustin écrit : "Personne, je pense, n'osera
mettre la virginité au-dessus du monastère."
Solutions :
1. Le conseil d'obéissance est inclus dans l'invitation à
suivre le Christ. Car celui qui obéit suit la volonté d'un autre. C'est
pourquoi, il est plus essentiel à la perfection que le voeu de pauvreté." Car,
dit saint Jérôme, Pierre a précisé ce qui fait la perfection, lorsqu'il a dit :
Et nous t'avons suivi."
2. Ce texte n'élève pas la continence au-dessus de tous les
autres actes de vertu. Elle la met seulement au-dessus de la chasteté conjugale,
ou encore de richesses extérieures, or ou argent, qui s'évaluent au poids. Ou
bien encore, elle entend par continence l'abstention générale de tout ce qui
est mal comme il a été dit plus haut.
3. Le pape ne peut dispenser un religieux du voeu d'obéissance
au point qu'il ne soit plus obligé d'obéir à aucun supérieur dans le domaine de
la perfection. Car il ne peut le dispenser de lui obéir à lui-même. Ce qu'il
peut faire, c'est le dispenser d'obéir au clerc inférieur. Mais ce n'est pas là
dispenser vraiment du voeu d'obéissance.
Objections :
1. Il semble que le religieux commette un péché mortel chaque
fois qu'il transgresse la règle. En effet, agir contre son voeu est un péché
grave. Saint Paul le suppose clairement quand il dit (1 Tm 5, 11) que les
veuves qui veulent se remarier méritent condamnation pour manquement à la foi
donnée. Or leur voeu astreint les religieux à observer la règle. Donc ils
pèchent mortellement en transgressant ce qui est dans la règle.
2. La règle est imposée au religieux comme une loi. Mais celui
qui viole les prescriptions de la loi pèche mortellement. Il semble donc que le
moine, en violant celles de la règle, pèche mortellement.
3. Le mépris entraîne le péché mortel. Or celui qui réitère
souvent ce qu'il ne doit pas faire paraît bien pécher par mépris. Donc, si le
religieux transgresse fréquemment la règle, il apparaît qu'il pèche
mortellement.
Cependant :
L’état religieux
est plus sûr que la vie séculière. Aussi saint Grégoire compare-t-il la vie
séculière à la mer agitée, et la vie religieuse au port tranquille. Mais si
toute transgression du contenu de la règle entraînait péché mortel, l'état
religieux serait infiniment dangereux, à cause de la multitude des observances.
Toute transgression des prescriptions de la règle n'est donc pas péché mortel.
Conclusion :
Il y a deux façons
d'être contenu dans la règle, d'après ce que nous avons montré.
- 1° Ce peut être
à titre de fin, et c'est le cas des actes des vertus. La transgression de ce
contenu particulier de la règle, dans la mesure du moins où il fait partie de
ce qui est prescrit à tous, est péché mortel. Il n'en va pas de même si ce
contenu dépasse l'obligation commune. Sa transgression n'entraîne alors un
péché mortel que si elle procède du mépris, car, nous l'avons dit, le religieux,
n'est pas tenu à être parfait, mais seulement à tendre à la perfection, ce que
contredit le mépris de la perfection.
- 2° Autre chose
peut être dans la règle à titre d'exercice extérieur, et tel est le cas de
toutes les observances extérieures. A certaines, le religieux est obligé par
son voeu même de religion. Or le voeu vise principalement la pauvreté, la
continence et l'obéissance, à quoi tout le reste est ordonné. Il en résulte que
la transgression de ces trois voeux entraîne un péché mortel. La transgression
des autres observances ne constitue un péché mortel que s'il y a mépris de la
règle (le mépris étant directement contraire à la profession que le religieux a
faite de mener la vie régulière) ; ou s'il y a précepte, qu'il soit formulé de
vive voix par le supérieur ou qu'il soit inscrit dans la règle même, parce que
sa transgression va contre le voeu d'obéissance.
Solutions :
1. Celui qui professe une règle ne s'engage pas à observer
tout ce qui se trouve dans la règle, mais il s'engage à la vie régulière, laquelle
consiste essentiellement dans les trois voeux. Aussi dans certains ordres
fait-on profession non pas de la règle, mais, ce qui est plus judicieux, de vivre
selon la règle. Ce qui veut dire qu'on promet de s'appliquer à conformer sa vie
à la règle considérée comme un modèle. Et c'est ce que le mépris supprime.
Dans certains
ordres religieux, avec plus de prudence encore, on professe l'obéissance selon
la règle, si bien que l'on ne s'oppose à sa profession que si l'on va contre le
précepte de la règle. La transgression ou omission des autres points ne fait
encourir que le péché véniel. Car, nous l'avons dit, ces autres points ne sont
que des dispositions favorisant l'observance des voeux principaux. Et le péché
véniel, nous l'avons dit plus haut, est lui-même une disposition au péché
mortel, en tant qu'il fait obstacle à ce qui nous disposerait à l'observation
des préceptes principaux de la loi du Christ, qui sont ceux de la charité.
Il existe
cependant une religion, celle de l'ordre des Frères Prêcheurs, où cette
transgression ou omission n’entraîne par elle-même aucune faute, ni mortelle ni
vénielle, mais seulement une peine déterminée. La raison en est qu'ils se sont
obligés de cette façon à l'observation de ces sortes de règlements. Il reste
qu'ils peuvent pécher, véniellement ou mortellement, si leur conduite procède
de la négligence, de la passion ou du mépris.
2. Tout ce qui est dans la loi, n'est pas promulgué à titre de
précepte. Certains points représentent de simples règlements ou ordonnances, prescrits
sous la sanction d'une peine déterminée à subir en cas d'infraction, de même
que la loi civile ne punit pas de mort toute transgression d'une ordonnance
légale. Dans la loi ecclésiastique non plus, tous les règlements ou ordonnances
n'obligent pas sous peine de péché mortel. Il en va de même pour toutes les
prescriptions de la règle.
3. Une transgression ou omission implique mépris lorsque la
volonté de celui qui la commet se rebelle contre la prescription de la loi et
de la règle, et lorsque c'est cette rébellion même qui le fait agir contre la
loi ou la règle. Au contraire, quand c'est un motif particulier, la convoitise
par exemple, ou la colère, qui le pousse à enfreindre les prescriptions de la
loi ou la règle, il ne pèche point par mépris mais par quelque autre motif, même
s'il lui arrive de réitérer fréquemment sa faute pour le même motif ou pour
quelque autre semblable. De même, saint Augustin observe que tous les péchés
n'ont pas pour origine le mépris d'orgueil. Cependant la fréquence de la faute
dispose au mépris, selon cette parole (Pr 18, 3 Vg) : "L'impie, lorsqu'il
est parvenu au fond des péchés, tombe dans le mépris."
Objections :
1. Il semble que sa faute ne soit pas plus grave. Car il est
écrit (2 Ch 30, 18) : "Le Seigneur, qui est bon, se montrera propice à
tous ceux qui cherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères, et il ne
leur fera pas grief d'être moins saints qu'ils ne devraient." Mais il
semble que les religieux recherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères,
plus que les séculiers qui, d'après saint Grégoire, donnent à Dieu une partie
d’eux-mêmes et de leurs biens, et gardent l'autre pour eux. Il semble donc que
si la sainteté n'est pas chez les religieux tout ce qu'elle devrait être, on le
leur reproche moins.
2. Du fait qu'un homme accomplit des oeuvres bonnes, Dieu
s'irrite moins contre ses péchés : "Tu prêtes secours à l'impie et tu es
lié d'amitié avec les ennemis de Dieu, et c'est pourquoi tu méritais la colère
de Dieu ; mais des oeuvres bonnes ont été trouvées en toi" (2 Ch 19, 2).
Or les religieux accomplissent plus d'oeuvres bonnes que les séculiers. Donc, s'il
arrive qu'ils commettent des péchés, Dieu s'irrite moins contre eux.
3. La vie présente ne se passe pas sans péché, suivant cette
parole (Jc 3, 2) : "Nous commettons tous beaucoup de fautes." Donc, si
les péchés des religieux étaient plus graves que ceux des séculiers, il
s'ensuivrait que la condition des premiers serait pire que celle des seconds.
Et ce ne serait pas un propos salutaire d'entrer en religion.
Cependant :
D’un plus grand
mal il semble qu'on doive s'affliger davantage. Mais il semble qu'on doive se
désoler davantage des péchés de ceux qui sont dans un état de sainteté et de
perfection. Comme dit Jérémie (23, 9) : "Mon coeur en moi est brisé."
Et il ajoute : "C'est que le prophète et le prêtre sont souillés et que
dans ma maison j'ai vu leur iniquité." Donc les religieux et tous ceux qui
sont dans l'état de perfection pèchent plus gravement, toutes choses égales
d'ailleurs.
Conclusion :
Le péché que
commettent des religieux, peut être plus grave que le même péché commis par des
séculiers, de trois manières.
- 1° D'abord, si
ce péché atteint les voeux de religion ; par exemple, si un religieux se rend
coupable de vol ou de fornication, sa fornication viole le voeu de continence
et son vol celui de pauvreté, et non pas seulement le précepte de la loi
divine.
- 2° Ensuite, si
ce péché procède du mépris. Le religieux, dans ce cas, semble faire preuve de
plus d'ingratitude à l'endroit des bienfaits de Dieu qui l'ont élevé à l'état
de perfection. Comme dit l'Apôtre (He 10, 29), le croyant mérite de plus graves
châtiments pour ce fait que, par son péché, "il foule aux pieds", c'est-à-dire
méprise "le Fils de Dieu". Aussi le Seigneur élève-t-il cette plainte
en Jérémie (11, 15) : "Comment se peut-il que mon bien-aimé, dans ma
maison, accumule les forfaits ?"
- 3° Enfin, le
péché du religieux peut avoir une gravité particulière en raison du scandale.
Un plus grand nombre de gens, en effet, le regardent vivre. D'où cette parole (Jr
23, 14) : "J'ai vu chez les prophètes de Jérusalem l'image de l'adultère
et la voie du mensonge. Ils se sont déclarés pour les méchants de telle sorte
que nul ne s'est converti de sa malice."
Mais si le
religieux, sans y mettre de mépris, mais par faiblesse ou ignorance, commet
sans scandale, en secret, quelque péché qui n'est pas contraire au voeu de sa
profession, son péché est moins grave que le même péché chez le séculier. Car
son péché, s'il est léger, est comme absorbé par les nombreuses oeuvres bonnes
qu'il accomplit. Et s'il arrive que ce péché soit mortel, il s'en relève plus
facilement. Premièrement à cause de son intention, qu'il dirige ordinairement
vers Dieu, et qui, un moment déviée, se redresse comme d'elle-même. C'est
pourquoi Origène sur le Psaume (37, 24) : "S'il tombe, il ne se brisera
pas", a écrit : "L'homme injuste, s'il pèche, ne se repent pas, il
ignore comment réparer sa faute. Le juste, lui, sait la réparer, la corriger.
Ainsi fit celui qui venait de dire : "je ne connais pas cet homme", et
qui un peu après, le Seigneur l'ayant regardé, se mit à verser des larmes
amères (Mc 14, 72). Ou cet autre (2 S 11, 2) qui, de sa terrasse, ayant vu une
femme et l'ayant désirée, sut dire : "J'ai péché, j'ai fait le mal devant
toi." De plus, ses frères l'aident à se relever, suivant cette parole (Qo
4, 10) : "S'il y en a un qui tombe, l'autre le soutiendra. Mais malheur à
l'isolé ; s'il tombe, il n'a personne qui lui porte secours."
Solutions :
1. Ce texte s'entend des péchés de faiblesse ou d'ignorance
et ne s'applique pas aux péchés de mépris.
2. Josaphat, lui aussi, dont il est question dans ce texte, avait
péché non par malice mais par une certaine faiblesse d'affection humaine.
3. Les justes n'en viennent pas facilement à pécher par mépris,
tandis qu'il leur arrive de tomber en quelque faute d'ignorance ou de faiblesse,
dont ils se relèvent facilement. Mais quand ils se trouvent conduits à pécher
par mépris, ils sont pires que les autres et rebelles à toute correction. C'est
la pensée de Jérémie (2, 20) : "Tu as brisé ton joug, tu as rompu tous tes
liens, tu as dit : "je ne servirai pas." Sur toute colline élevée, sous
tout arbre feuillu, tu te couchais en prostituée." Ce qui fait dire à
saint Augustin : "Depuis que j'ai commencé de servir Dieu, j'ai
expérimenté que si j'ai difficilement trouvé de plus saintes gens que ceux qui
ont progressé dans les monastères, je n'en ai pas rencontré de pires que ceux
qui, dans les monastères sont tombés."
- 1. Leur est-il
permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres activités semblables ? - 2.
Leur est-il permis de se mêler d'affaires séculières ? - 3. Sont-ils tenus de
travailler de leurs mains ? - 4. Ont-ils le droit de vivre d'aumônes ? - 5.
Leur est-il permis de mendier ? - 6. Leur est-il permis de porter des vêtements
plus grossiers que les autres ?
Objections :
1. Il apparaît que non. En effet, nous lisons dans les Décrets : "La vie monastique signifie
sujétion et apprentissage ; il n'y est pas question d'enseigner, d'exercer la
présidence, ni l'office de pasteur." De même saint Jérôme : "L'office
du moine n'est pas d'enseigner mais de pleurer." Le pape saint Léon dit
aussi : "En dehors des prêtres du Seigneur, que nul ne se permette de
prêcher, moine ou laïque, et quel que soit son renom de science." Or il
n'est pas permis d'outrepasser son office propre et de transgresser le statut
de l'Église. Il semble donc bien que les religieux ne puissent enseigner, prêcher,
etc.
2. Un décret du concile de Nicée porte : "Nous
donnons à tous l'ordre catégorique et immuable que les moines n'accordent la
pénitence à personne, sauf entre eux, comme il est juste. Qu'ils ne fassent pas
les funérailles d'un mort, à moins qu'il ne s'agisse d'un moine de ce monastère
ou de quelque frère reçu comme hôte au monastère, s'il arrive qu'il y meure."
Mais la prédication et l'enseignement, tout autant que ces fonctions, appartiennent
à l'office clérical. Et puisque, dit saint Jérôme, "autre est la situation
du moine et autre celle du clerc", il s'ensuit, semble-t-il, qu'il n'est
pas permis aux religieux de prêcher, d'enseigner ni d'avoir d'autres activités
semblables.
3. Saint Grégoire écrit : "Nul ne peut accomplir les
ministères ecclésiastiques et persévérer comme il faut sous la règle monastique."
Or les moines sont tenus de persévérer dans la vie monastique. On doit en conclure
qu'ils ne peuvent exercer les ministères ecclésiastiques. Il ne leur est donc
pas permis d'enseigner, de prêcher et d'accomplir d'autres activités qui sont
d'authentiques ministères ecclésiastiques.
Cependant :
Saint Grégoire dit
au même endroit : "En vertu de ce décret, que nous avons porté par
l'autorité apostolique et pour le bien de la religion, qu'il soit permis aux
moines prêtres qui, eux aussi, représentent les Apôtres, de prêcher, de
baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d'imposer une
pénitence et d'absoudre les péchés."
Conclusion :
Quand on dit
qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un, cela peut s'entendre de deux
manières. En ce sens d'abord qu'il y a chez cette personne quelque chose
d'inconciliable avec l'acte qu'on assure lui être interdit. C'est ainsi qu'il
n'est pas permis à l'homme de pécher parce qu'il a en lui-même la raison et
l'obligation d'obéir à la loi divine, auxquelles s'oppose le péché. On dit en
ce sens qu'il n'est pas permis à telle personne de prêcher, d'enseigner ou
d'exercer quelque autre office semblable, parce qu'il y a en elle quelque chose
qui s'y oppose. Ce peut être un précepte, comme dans le cas de ceux qui se
trouvent sous le coup d'une irrégularité et auxquels le droit de l’Église interdit
l'accès des ordres sacrés. Ce peut être le péché, selon ce mot du Psaume (50, 16)
: "Dieu a dit au pécheur : Qu'as-tu à réciter mes lois ?"
Dans ce sens, il
n'est pas interdit aux religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres
offices semblables. Ni leur voeu ni leur règle ne les obligent de s'en
abstenir. D'autre part ils n'y sont pas rendus moins aptes à raison de quelque
péché qu'ils auraient commis. Tout au contraire, cette application à la
sainteté, dont ils se sont fait une obligation, les y dispose. C'est une
absurdité de dire que le progrès en sainteté rend moins apte à exercer des
fonctions spirituelles. Certains ont même professé cette opinion absurde que, par
lui-même, l'état religieux constituerait un empêchement à l'accomplissement de
telles fonctions. Cette opinion, le pape Boniface la réprouve en ces termes."
Il y a des gens qui, sans avoir le moindre canon à alléguer, et tout brûlants
d'un zèle impudent, non pas d'amour mais d'amertume, prétendent que les moines
sont indignes de la puissance de l'office sacerdotal, parce qu'ils sont morts
au monde et parce qu'ils vivent pour Dieu. Mais ils se trompent absolument."
Ce qu'il montre en observant que ce n'est pas contre la règle : "Car, ajoute-t-il,
saint Benoît, le maître bienfaisant des moines, ne le défend aucunement, lui
non plus." Les autres règles ne l'interdisent pas davantage. Il réprouve
ensuite cette erreur, en affirmant la capacité des moines : "Plus un homme
est parfait, écrit-il à la fin du chapitre, et plus il a de puissance dans ces
sortes de choses, c'est-à-dire dans les oeuvres spirituelles."
On dit encore dans
un autre sens qu'une activité n'est pas permise à telle personne. Non que cette
personne ait en elle-même rien qui s'y oppose. Mais il lui manque ce qu'il faut
pour pouvoir l'accomplir. C'est ainsi qu'il n'est pas permis au diacre de
célébrer la messe, pour cette raison qu'il ne possède pas l'ordre sacerdotal ;
qu'il n'est pas permis au prêtre de prononcer une sentence, parce qu'il n'a pas
l'autorité épiscopale. Là-dessus il faut encore distinguer. Les fonctions qui
relèvent d'un ordre ne sauraient être confiées à celui qui ne possède pas cet
ordre. Le diacre ne peut être autorisé à célébrer la messe, s'il n'est pas
promu au sacerdoce. En revanche, les actes qui font appel au pouvoir de
juridiction peuvent être délégués à ceux qui ne possèdent pas la juridiction
ordinaire. C'est ainsi que l'évêque peut déléguer à un simple prêtre le pouvoir
de prononcer une sentence. Et en ce sens il est juste de dire qu'il n'est pas
permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer
d'autres fonctions semblables, parce que l'état religieux ne leur en confère
pas le pouvoir. Mais ils peuvent les remplir s'ils reçoivent l'ordre requis, ou
la juridiction ordinaire, ou encore la délégation de ceux qui la détiennent.
Solutions :
1. Ces paroles impliquent que les moines ne détiennent pas, du
seul fait qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer ces sortes de fonctions.
Elles ne signifient pas que le fait d'être moines les rende inapte à les
remplir.
2. Ce décret du concile de Nicée prescrit pareillement aux
moines de ne pas s'approprier, sous prétexte qu'ils sont moines, le pouvoir
d'exercer de tels actes. Il n'interdit pas, en revanche, de leur accorder ce
pouvoir.
3. Ce qui est incompatible, c'est d'avoir la charge ordinaire
des ministères ecclésiastiques et d'observer la règle monastique dans le
monastère. Mais il n'est pas exclu pour autant que les moines et les autres
religieux puissent de temps à autre s'appliquer aux ministères ecclésiastiques,
par commission des clercs qui en ont la charge ordinaire. Cette remarque vaut
très particulièrement pour ceux qui appartiennent à des Ordres spécialement
institués à cette fin. Nous y reviendrons plus loin.
Objections :
1. Il semble que non. Nous lisons dans le décret déjà cité du
pape Boniface : "Saint Benoît leur a commandé de rester étrangers aux
affaires séculières. C'est ce que prescrivent les enseignements apostoliques et
les institutions, sans exception, des saints Pères, non seulement aux moines
mais aux chanoines quels qu'ils soient, selon cette parole (2 Tm 2, 4) :
"Nul, engagé au service de Dieu, ne doit se mêler d'affaires séculières."
Or il incombe à tous les religieux s'employer au service de Dieu. Il ne leur
est donc pas permis de s'occuper d'affaires séculières.
2. Saint Paul écrit (1 Th 4, 11) : "Mettez votre
application à vivre en paix, et à vous occuper des propres affaires." La
Glose précise : "En évitant de vous mêler de celles des autres, ce qui
importe à l'amendement de votre vie." Mais c'est la tâche spéciale des
religieux d'amender leur vie. Donc ils n'ont pas à se mêler d'affaires
séculières.
3. A propos du mot rapporté en saint Matthieu (11, 8) : "Les
gens aux vêtements délicats vivent dans la demeure des rois" Saint Jérôme
écrit : "Ceci montre qu'une vie rigoureuse et une prédication austère
doivent éviter la cour des rois et se tenir à l'écart des gens délicatement
vêtus." Mais le soin des affaires séculières contraint à fréquenter le
palais des rois. Donc il n'est pas permis aux religieux de traiter des affaires
séculières.
Cependant :
Saint Paul a écrit
(Rm 16, 1) : "je vous recommande Phoebé, notre soeur." Puis il ajoute
: "Assistez-la dans toute affaire pour laquelle elle aura besoin de votre
appui."
Conclusion :
Nous avons dit
plus haut que l'état religieux est ordonné à l'acquisition de la charité
parfaite : premièrement de l'amour de Dieu et, secondement, de l'amour du
prochain. C'est pourquoi les religieux doivent surtout et essentiellement viser
à être disponibles pour Dieu. Mais si l'intérêt du prochain l'exige, ils
doivent par charité prendre en main ses affaires, selon cette parole (Ga 6, 5) :
"Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi
du Christ." En servant le prochain pour Dieu, ils font oeuvre d'amour de
Dieu. C'est pourquoi il est écrit (Jc 1, 27) : "La religion pure et sans
tache devant Dieu notre Père, la voici : visiter les orphelins et les veuves
dans leurs épreuves." C'est-à-dire, précise la Glose, "assister dans
leurs nécessités ceux qui n'ont pas d'appui".
Disons donc qu'il
n'est permis ni aux moines ni aux clercs de gérer des intérêts séculiers par
cupidité. Mais ils peuvent, par charité et avec la permission de leurs
supérieurs, s'occuper d'affaires séculières, soit comme agents d'exécution soit
comme conseillers, bien entendu avec la modération qui s'impose. C'est pourquoi
il est dit dans les Décrets :
"Le concile décide que nul clerc ne pourra désormais gérer des
propriétés ni se mêler d'affaires séculières, sauf pour le service des mineurs,
des orphelins ou des veuves, ou encore dans le cas où son évêque lui imposerait
l'administration des biens ecclésiastiques." Ce qui est dit des clercs
s'applique aux religieux, parce que nous avons fait remarquer que les affaires
séculières leur sont pareillement interdites.
Solutions :
1. Il est interdit aux moines de traiter les affaires
séculières par cupidité, mais non par charité.
2. Ce n'est pas curiosité mais charité, de s'occuper
d'affaires lorsque la nécessité le demande.
3. Il ne convient pas aux religieux de fréquenter le palais
des rois pour le plaisir, la gloire ou le profit. Mais s'y rendre pour des
motifs de miséricorde est bien dans leur rôle. C'est pourquoi il est rapporté
qu'Élisée dit à la Sunamite (2 R 4, 13) : "As-tu quelque affaire, et
veux-tu que j'en parle au roi ou au chef de l'armée ?" Pareillement il
appartient aussi aux religieux de se rendre dans le palais des rois pour leur
correction et direction. Qu'on se rappelle Jean Baptiste et ses remontrances à
Hérode (Mt 14, 4).
Objections :
1. Il semble bien. En effet, ils ne sont pas dispensés
d'observer les commandements. Mais le travail manuel est de précepte, selon
cette parole (1 Th 4, 11) : "Travaillez de vos mains comme nous vous
l'avons commandé." Saint Augustin dit aussi : "Qui pourrait supporter
de voir ces obstinés" (il s'agit de religieux qui ne voulaient pas
travailler), "qui résistent aux salutaires monitions de l'Apôtre au lieu
d'être tolérés comme les plus faibles, être célébrés comme les plus saints
?" Donc, semble-t-il, les religieux sont obligés de travailler de leurs
mains.
2. Sur ce texte (2 Th 3, 10) : "Celui qui ne veut pas
travailler, qu'il ne mange pas non plus", la Glose porte : "Certains
prétendent que l'Apôtre parle du travail spirituel et non pas du labeur
corporel auquel s'adonnent les laboureurs et les ouvriers... Mais c'est en vain
qu'ils s'appliquent à se boucher les yeux et ceux des autres, non seulement
pour se dispenser eux-mêmes de suivre ce salutaire avis de la charité, mais
pour ne pas même le comprendre." Et plus loin : "L'Apôtre veut que
les serviteurs de Dieu demandent leur subsistance au travail des mains." Mais
ce nom de serviteurs de Dieu désigne plus spécialement les moines qui d'après
Denys, se sont entièrement consacrés au service de Dieu. Comment ne
seraient-ils pas tenus au travail des mains ?
3. Saint Augustin écrit : "Je voudrais bien savoir ce que
font ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce que nous ferons, répondent-ils,
mais nous nous adonnerons à la prière, aux psaumes, à la lecture, à la
prédication." Or il montre en détail que rien de tout cela ne les excuse.
Ce n'est pas la prière : "Une seule prière de l'homme obéissant, remarque-t-il,
est plus vite exaucée que dix mille prières chez l'arrogant." Il entend
par ces hommes dont la prière est indigne d'être exaucée ceux qui refusent de
travailler de leurs mains. Ce ne sont pas les louanges divines qui les
dispensent de travailler : "Les cantiques divins, même ceux qui
travaillent manuellement peuvent facilement les chanter." Ce n'est pas la
lecture : "N'ont-ils pas rencontré dans leur lecture ce que l'Apôtre
commande ? Quelle perversité de prétendre lire, et de ne pas mettre en pratique
ce qu'on lit ?" Ce n'est pas la prédication : "Si quelqu'un doit
faire un sermon et que ce soit une occupation telle qu'il devienne impossible
de se livrer au travail manuel, tout le monde au monastère en est-il capable ?
Et si tous n'en sont pas capables, pourquoi, sous ce prétexte tous
prétendent-ils se reposer ? Même s'ils en sont tous capables, ils doivent le
faire à tour de rôle, non seulement pour faire les travaux indispensables, mais
aussi parce qu'il suffit d'un seul qui parle pour de nombreux auditeurs." Il
ne semble donc pas que les religieux doivent abandonner le travail manuel pour
se livrer à ces sortes d'oeuvres spirituelles.
4. Sur ce mot du Seigneur (Lc 12, 33) : "Vendez ce que
vous possédez", la Glose remarque : "Ce n'est pas seulement votre
pain qu'il faut partager avec les pauvres, ce sont vos biens qu'il faut vendre.
Ayant ainsi méprisé toutes choses pour le Seigneur, vous gagnerez en
travaillant de vos mains de quoi vivre et faire l'aumône." Mais c'est le
propre des religieux de se dépouiller de tout ce qu'ils possèdent. Il semble
donc qu'à eux aussi s'adresse cet appel à gagner, par le travail de leurs mains,
de quoi vivre et faire l'aumône.
5. Il semble que les religieux soient particulièrement obligés
d'imiter la vie des Apôtres, parce qu'ils professent l'état de perfection. Or
les Apôtres travaillaient de leurs mains, selon cette parole (1 Co 4, 12) :
"Nous prenons la peine de travailler de nos mains."
Cependant :
Religieux et
séculiers sont tenus au même titre d'observer les préceptes donnés à tous
indistinctement. Mais le précepte du travail manuel est donné à tous sans
distinction, comme il paraît par ce texte (2 Th 3, 6) : "Éloignez-vous de
tout frère qui se conduit de façon désordonnée", etc. (Il appelle frère un
chrétien quelconque, comme dans cet autre endroit (1 Co 7, 12) : "Si
quelque frère a une femme incroyante", etc.) D'autre part, il dit au même
endroit : "Si quelqu'un refuse de travailler, qu'il se passe aussi de
manger." Les religieux ne sont donc pas obligés, plus que les séculiers, à
travailler de leurs mains.
Conclusion :
Le travail manuel
a un quadruple but.
- 1° Le premier et
principal, c'est d'assurer la subsistance. D'où cette parole adressée au
premier homme (Gn 3, 19) : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front."
Et cette autre d'un Psaume (128, 2) : "Alors tu te nourris du travail de
tes mains."
- 2° Le deuxième, c'est
de supprimer l'oisiveté, mère d'un grand nombre de maux. C'est pourquoi il est
écrit : (Si 33, 28) : "Envoie ton serviteur travailler pour qu'il ne reste
pas oisif l'oisiveté est une grande maîtresse de malice."
- 3° Le troisième,
c'est de refréner les désirs mauvais en macérant le corps. Aussi est-il écrit
(2 Co 6, 5) : "Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté."
- 4° Le quatrième,
c'est de faire l'aumône, d'où cette parole (Ep 4, 28) : "Celui qui volait,
qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage
honnête, pour avoir de quoi donner à l'indigent."
-1° Or le travail
manuel, en tant qu'il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire.
Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C'est-à-dire
qu'il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi, celui qui
n'a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que
soit sa condition. C'est ce que veut dire saint Paul : "Celui qui refuse
de travailler, qu'il se passe aussi de manger." C'est comme s'il disait :
Nécessité de travailler de ses mains et nécessité de manger, cela ne fait
qu'un. Donc, si quelqu'un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de
travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi pouvoir
vivre honnêtement. Car l'on ne doit pas entendre qu'ils le puissent, si on
n'est pas honnête. Aussi ne voit-on pas que saint Paul ait prescrit le travail
des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de
quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit en effet le travail manuel
d'abord pour éviter le vol : "Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il
travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage." Ensuite, pour éviter la
convoitise du bien d'autrui (1 Th 4, 11) : "Travaillez de vos mains, comme
nous vous l'avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l'égard de ceux
du dehors." Enfin, pour éviter les honteux trafics par lesquels certains
gagnent leur vie (2 Th 3, 10) : "Lorsque nous étions parmi vous, nous vous
disions que si quelqu'un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus.
Nous avons appris, en effet, que certains d'entre vous mènent une vie agitée, ne
faisant rien et se mêlant de tout (Glose : "Des gens qui se procurent le
nécessaire par des moyens honteux.") A ceux-là, nous adressons cette
déclaration, cette prière plutôt : qu'ils travaillent en silence pour manger du
pain qui soit à eux." C'est pourquoi saint Jérôme remarque que l'Apôtre
agit ici "moins en docteur qu'en correcteur des vices".
Il faut pourtant
savoir que par "travail manuel" on doit entendre toutes les
industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu'elles
mettent en oeuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers
et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs
mains. La main étant l'outil par excellence, le travail des mains en est venu à
désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.
- 2° - 3° Si maintenant
nous considérons le travail manuel comme un moyen d'écarter l'oisiveté ou de mortifier le corps, il n'est pas en
lui-même obligatoire par précepte. Il y a bien d'autres moyens de mortifier la
chair ou de supprimer l'oisiveté. Les jeûnes et les veilles mortifient la
chair. La méditation des saintes Écritures et la louange de Dieu empêchent
l'oisiveté. Commentant le mot du Psaume (119, 82 Vg) : "Mes yeux ont
défailli sur ta parole", la Glose remarque : "Celui-là n'est pas
oisif, qui se consacre à l'étude de la parole de Dieu. Celui qui se livre au
travail matériel ne l'emporte pas sur celui qui s'applique à la connaissance de
la vérité." C'est pourquoi les religieux ne sont pas pour ces motifs
obligés aux travaux manuels, pas plus d'ailleurs que les séculiers. A moins
toutefois que les statuts de leur ordre ne leur en fassent une obligation. Tel
est le cas visé par saint Jérôme : "Les monastères égyptiens ont cette
coutume de ne recevoir aucun moine qui ne veuille s'occuper et travailler, moins
pour se procurer la subsistance matérielle qu'en vue du salut de l'âme, et pour
empêcher les pernicieuses divagations de l'esprit."
- 4° Si nous
considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l'aumône, il n'est pas non plus l'objet d'aucun précepte. Exceptons
seulement le cas où l'on se trouverait dans la nécessité de faire l'aumône et
où l'on ne pourrait se procurer autrement de quoi subvenir aux besoins des
pauvres. Dans ce cas, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de
travailler de leurs mains.
Solutions :
1. Ce précepte, formulé par saint Paul est de droit naturel.
Aussi sur ce texte (2 Th 3, 6) : "Pour que vous vous teniez à l'écart de
tout frère dont la conduite est déréglée", la Glose dit-elle : "C'est-à-dire
n'est pas conforme à ce que demande l'ordre de la nature." Il s'agit de
ceux qui abandonnaient le travail des mains. En effet, la nature elle-même a
donné des mains à l'homme, au lieu des armes et des revêtements protecteurs
dont elle a pourvu les autres animaux, afin que, par ses mains, l'homme se
procure ces secours, et tout ce qui lui est nécessaire. Cela montre que ce
précepte, comme tous les préceptes de la loi naturelle, oblige pareillement les
religieux et les séculiers.
Cependant tous
ceux qui ne travaillent pas de leurs mains ne pèchent pas. Ces préceptes de la
loi naturelle, qui regardent le bien général, n'obligent pas chaque individu.
Il suffit que celui-ci vaque à tels offices et celui-là à tel autre. Certains
sont artisans, d'autres laboureurs, d'autres juges, d'autres docteurs, et ainsi
de suite, selon le mot de saint Paul (1 Co 12, 17) : "Si tout ton corps
est oeil, où sera l'oreille ; s'il est tout entier oreille, où sera l'odorat
?"
2. Cette Glose est empruntée au livre que saint Augustin a
dirigé contre certains moines qui déclaraient le travail manuel illicite pour
les serviteurs de Dieu, alléguant la parole du Seigneur (Mt 6, 25) : "Ne
vous inquiétez pas pour votre vie, ni de ce que vous mangerez." Mais de ce
texte de saint Augustin on ne peut conclure à la nécessité pour les religieux
de se livrer au travail manuel, si leur subsistance est assurée par ailleurs.
Il suffit, pour s'en convaincre, de prendre garde à ce qu’il écrit : "Il
veut que les serviteurs de Dieu se procurent de quoi vivre par leur travail manuel."
Cette règle ne s'applique pas moins aux séculiers qu'aux religieux. Deux
remarques suffiront à le montrer. D'abord, c'est assez de prendre garde aux
termes mêmes dont saint Paul se sert (2 Th 3, 6) : "Tenez-vous à l'écart
de tout frère qui mène une vie déréglée." (Il appelle frères tous les
chrétiens, car il n'y avait pas encore d'ordres religieux en ce temps-là.)
Ensuite, les religieux n'ont, en plus des séculiers, que les obligations issues
de la règle dont ils ont fait profession. Donc, si la règle ne leur impose rien
en fait de travail manuel, ils n'ont pas sur ce point d'autres obligations que
les séculiers.
3. On peut vaquer de deux manières à ces oeuvres spirituelles
dont parle saint Augustin : soit pour l'utilité commune, soit pour son utilité
personnelle. Ceux qui s'adonnent à ces oeuvres spirituelles pour un motif
d'ordre public sont excusés par elles du travail manuel. D'abord, parce qu'ils
doivent s'employer complètement à ces oeuvres spirituelles. Ensuite, parce que
l'exercice de ces oeuvres leur donne droit à recevoir leur subsistance de ceux
pour lesquels ils travaillent.
Mais ceux qui
vaquent à ces oeuvres non pas à titre officiel, mais à titre privé, ne sont pas
dispensés par elles de travailler de leurs mains, et n'en retirent pas le droit
de vivre aux dépens des fidèles. C'est d'eux que parle saint Augustin. Il dit :
"On peut chanter des cantiques divins tout en travaillant des mains, comme
le prouve l'exemple des artisans qui racontent toutes sortes d'histoires sans
interrompre leur travail manuel." Mais cela ne peut s'appliquer à ceux qui
chantent à l'église les heures canoniques ; sa remarque concerne manifestement
ceux qui disent des psaumes ou des hymnes comme prières privées. De même, ce
qu'il dit de la lecture et de la prière s'entend des prières et lectures
privées que font parfois les laïques eux-mêmes. Cela ne s'applique pas à ceux
qui font des prières publiques dans les églises, ni à ceux qui font des cours
publics dans les écoles. Aussi ne dit-il pas : qui prétendent vaquer à
l'enseignement ou à l'instruction, mais bien : qui prétendent vaquer à la
lecture. Enfin, c'est dans le même sens qu'il parle de la prédication. Il ne
s'agit pas de celle qui se fait publiquement au peuple, mais d'une prédication
qui s'adresse à un seul ou à un petit nombre, plutôt par manière d’admonition
privée. Aussi est-ce à dessein qu'il dit : Si quelqu'un doit faire une causerie
(sermo). Sur quoi la Glose remarque : "Le sermo se fait en
privé, la praedicatio en public."
4. Ceux qui méprisent tout pour Dieu sont tenus à travailler
de leurs mains quand ils n'ont pas autrement de quoi vivre, ou de quoi faire
l'aumône, dans le cas où faire l'aumône tombe sous le précepte, mais non
autrement, nous venons de le dire. C'est en ce sens que parle la Glose.
5. Si les Apôtres ont travaillé de leurs mains, ils l'ont fait
parfois par nécessité, parfois comme oeuvre de surérogation. Par nécessité, quand
ils ne pouvaient recevoir des autres la subsistance. Saint Paul écrit : "Nous
prenons la peine de travailler de nos mains" (1 Co 4, 12). Et la Glose
explique : "Parce que nul ne nous donne." A titre d'œuvre de
surérogation, ainsi qu'il ressort du mot de saint Paul (1 Co 9, 1-14) rappelant
qu’il n’a pas usé du droit qu'il avait de vivre de l’Évangile. Il agissait ainsi
par surérogation pour trois motifs. D'abord, pour enlever le prétexte de
prêcher aux faux apôtres, qui prêchaient uniquement pour des gains temporels.
Car il dit (2 Co 11, 12) : "Ce que j'ai fait, je le ferai encore pour
leur ôter tout prétexte, etc." Ensuite, pour n'être pas à charge à ceux
qu'il évangélisait, car il écrivait (2 Co 12, 13) : "Qu'avez-vous eu de
moins que les autres, si ce n'est que, moi, je ne vous ai pas été à charge
?" Enfin, pour donner aux oisifs l'exemple du travail (2 Th 3, 8) : "Au
travail jour et nuit pour vous donner l'exemple à suivre." L'Apôtre, cependant,
ne le faisait pas là où il trouvait la facilité de prêcher chaque jour, par
exemple à Athènes, comme le remarque saint Augustin.
Les religieux ne
sont pas pour cela tenus d'imiter saint Paul, attendu qu'ils ne sont pas
astreints à toutes les oeuvres de surérogation. Les autres Apôtres non plus ne
travaillaient pas de leurs mains.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, l'Apôtre (1 Tm 5, 16) défend
aux veuves de vivre des aumônes de l'Église si elles peuvent subsister
autrement, "afin que l'Église puisse subvenir aux besoins des veuves qui
le sont vraiment". Saint Jérôme écrit : "Ceux qui peuvent être aidés
dans leurs besoins par les biens de leurs parents, s'ils reçoivent ce qui
revient aux pauvres, se rendent manifestement coupables de sacrilège et, par
cet abus, mangent et boivent leur propre condamnation." Or les religieux
peuvent vivre du travail de leurs mains s'ils sont valides. Ils semblent donc
qu'ils pèchent en mangeant les aumônes destinées aux pauvres.
2. Vivre aux dépens des fidèles, c'est le salaire réservé aux
prédications de l'Évangile pour leur travail, selon cette parole (Mt 10, 10) :
"L'ouvrier mérite, sa nourriture." Mais la prédication de l'Évangile
n'est pas l'office des religieux. C'est surtout celui des clercs, qui sont
pasteurs et docteurs. Donc les religieux ne peuvent vivre licitement sur les
aumônes des fidèles.
3. Les religieux sont dans l'état de perfection. Mais il est
plus parfait de donner l'aumône que de la recevoir, selon cette parole (Ac 20, 35)
: "Il est plus heureux de donner que de recevoir." Donc ils ne
doivent pas vivre d'aumônes, mais plutôt faire l'aumône avec le produit du
travail de leurs mains.
4. Il appartient aux religieux d'éviter les obstacles à la
vertu et les occasions de péché. Mais l'usage de recevoir l'aumône fait naître des
occasions de péché et empêche l'exercice de la vertu. C'est pourquoi sur ce
texte (2 Th 3, 9) : "Pour vous proposer en nous-mêmes l'exemple etc.",
la Glose remarque : "Celui qui, adonné à l'oisiveté, prend l'habitude de
s'asseoir à une table étrangère, en vient nécessairement à flatter qui le
nourrit." Il est écrit ailleurs (Ex 23, 8) : "Tu n'accepteras pas de
présents. Car le présent aveugle les gens clairvoyants et ruine les causes des
justes." Et encore (Pr 22, 7) : "L'emprunteur devient l'esclave du
prêteur", ce qui est contraire à la religion. Aussi sur ce texte : "Pour
vous proposer en nous-mêmes, etc.", la Glose note-t-elle : "Notre
religion appelle les hommes à la liberté." Il semble donc que les
religieux ne doivent pas vivre d'aumônes.
5. Les religieux sont spécialement tenus d'imiter la
perfection des Apôtres." Nous tous, qui sommes des parfaits, c'est ainsi
que nous devons penser" a dit saint Paul (Ph 3, 15). Mais saint Paul ne
voulait pas vivre aux dépens des fidèles pour enlever aux faux apôtres, dit-il
lui-même, tout prétexte de le faire (2 Co 11, 12), et pour ne pas scandaliser
les faibles, explique-t-il ailleurs (1 Co 9, 12). Il semble donc que, pour les
mêmes raisons, les religieux doivent s'abstenir de vivre d'aumônes. D'où le mot
de saint Augustin : "Supprimez les occasions de honteux trafics, qui
portent atteinte à votre bon renom et qui scandalisent les faibles. Montrez aux
hommes que vous ne cherchez pas une vie facile dans l'oisiveté, mais le royaume
de Dieu par le chemin étroit et resserré."
Cependant :
Selon saint Grégoire,
pendant trois ans, saint Benoît dans la grotte d'où il ne sortait pas, se
nourrit, ayant quitté sa maison et ses proches, de ce que lui donnait un moine
appelé Romain. Et quoiqu'il fût en bonne santé, on ne nous dit pas qu'il ait
gagné sa vie par le travail de ses mains. Donc les religieux peuvent
légitimement vivre d'aumônes.
Conclusion :
Chacun a le droit
de vivre de ce qui est à lui ou de ce qui lui est dû. Or un bien devient à nous
par la libéralité du donateur. C'est pourquoi les religieux et les clercs, dont
les monastères ou les églises, par la munificence des princes ou des autres
fidèles, ont reçu des ressources pour assurer leur subsistance, peuvent
légitimement vivre de ces biens sans avoir à travailler de leurs mains. Et
cependant, il est certain que c'est là vivre d'aumônes. Pareillement, si les
religieux reçoivent des fidèles des biens meubles, ils ont le droit d'en vivre.
Il est absurde de prétendre qu'il est permis de recevoir de grandes propriétés
en aumônes, mais qu'il est défendu d'accepter du pain ou un peu d'argent. Mais
parce que ces libéralités semblent faites aux religieux pour qu'ils puissent
vaquer plus librement aux activités de leur vie religieuse, dont leurs
bienfaiteurs temporels souhaitent bénéficier, l'usage de ces dons deviendrait
illicite si les religieux cessaient de s'appliquer à ces activités, car, autant
qu'il dépend d'eux, ils décevraient l'intention de ceux qui leur ont fait ces
largesses.
Quant à ce qui
nous est dû, cela peut l'être à deux titres différents. Celui, d'abord, de la
nécessité qui, d'après saint Ambroise fait toutes choses communes. Donc, si les
religieux sont dans le besoin, ils peuvent licitement vivre d'aumônes. Et cette
nécessité peut avoir plusieurs causes. L'infirmité corporelle, par exemple, qui
les empêche de gagner leur vie en travaillant. Ou bien le peu que leur travail
leur rapporte et qui ne suffit pas à leur subsistance. Ce qui fait dire à saint
Augustin : "Les aumônes des fidèles ne doivent pas manquer aux serviteurs
de Dieu qui travaillent de leurs mains, comme un secours pour suffire à leurs
nécessités. Il ne faut pas que les heures qu'ils consacrent à la formation de
l'esprit, et qui excluent toute occupation manuelle, deviennent la source d'une
gêne excessive." Une troisième cause de cette nécessité de l'aumône est la
condition première de ceux qui n'avaient pas l'habitude du travail manuel. Saint
Augustin a écrit : "Si dans le siècle, ils avaient de quoi vivre sans
pratiquer un métier, fortune qu'ils ont distribuée aux pauvres lors de leur
conversion à Dieu, il faut croire à leur faiblesse et la supporter. D'ordinaire
de telles gens, élevés trop mollement, ne peuvent endurer la fatigue des
travaux corporels."
D'autre part
l'aumône est due à quelqu'un pour le service temporel ou spirituel qu'il
fournit (1 Co 9, 11) : "Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il
extraordinaire que nous récoltions vos biens matériels ?" Et de ce point
de vue, les religieux peuvent vivre d'aumônes comme leur étant dues dans l'un
ou l'autre des quatre cas suivants.
- 1° S'ils
prêchent par l'autorité de clercs.
- 2° S'ils sont
ministres de l'autel (1 Co 9, 13) : "Ceux qui sont au service de l'autel
ont part aux revenus de l'autel. De même, le Seigneur a établi que ceux qui
prêchent l’Évangile, vivent de l’Évangile." Et saint Augustin : "S'ils
sont prédicateurs, je l'accorde, ils l'ont (la faculté de vivre aux dépens des
fidèles) ; s'ils sont ministres de l'autel, dispensateurs des
sacrements, j'accorde qu'ils n'usurpent pas, mais qu'ils sont fondés à
revendiquer cette faculté." Et la raison en est que le sacrement de
l'autel, partout où il s'accomplit, intéresse le bien de tout le peuple fidèle.
- 3° S'ils
s'appliquent à étudier la Sainte Écriture pour la commune utilité de toute
l'Église. Aussi saint Jérôme écrit-il : "En Judée, cette coutume a
persévéré jusqu'à maintenant, non seulement parmi nous mais parmi les juifs, que
ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur et n'ont pas sur terre
d'autre père que Dieu, bénéficient de l'assistance du monde entier."
- 4° Si les biens
qu'ils possédaient ont été donnés au monastère, ils peuvent vivre des aumônes
faites au monastère. C'est ce que dit saint Augustin Il : "Ceux qui après
avoir abandonné ou distribué leur fortune, grande ou médiocre, ont voulu
prendre rang, par une pieuse et salutaire humilité, parmi les pauvres du Christ,
ont le droit en retour de voir leur subsistance assurée par les ressources
communes et la charité fraternelle. S'ils travaillent de leurs mains, cela
mérite d'être loué. Mais s'ils ne le veulent pas, qui oserait les y contraindre
?" Et il ajoute "Il n'y a pas lieu de faire attention en quel
monastère ou en quel endroit la fortune dont il s'agit a été distribuée à des
frères pauvres : tous les chrétiens forment un seul état."
Mais s'il se
rencontre des religieux qui, sans cette excuse de la nécessité ou des services
rendus, prétendent vivre dans l'oisiveté d'aumônes destinées aux pauvres, leur
conduite est inadmissible, selon saint Augustin : "Le plus souvent, ce
sont des gens de condition servile, des paysans, ou des artisans habitués au
travail des mains qui veulent s'engager au service de Dieu par la profession
religieuse. Il n'est pas toujours facile de voir si c'est le service de Dieu
qui les attire, ou le désir d'échanger une vie pauvre et laborieuse contre une
autre qui leur assurera, sans qu'ils aient à s'inquiéter de rien, le vivre et
le vêtement, et par-dessus le marché, la considération de ceux dont ils avaient
coutume de recevoir mépris et brutalités. Ceux-là seraient mal venus d'alléguer
leur débilité corporelle pour échapper à l'obligation de travailler. Leur
condition antérieure suffit à les réfuter." Et plus loin : "S'ils ne
veulent pas travailler, qu'ils ne mangent pas non plus. Car ce n'est pas
vraiment pour que les pauvres fassent les fiers que les riches s'humilient
jusqu'à embrasser la piété monastique. Dans une vie où les sénateurs se font
laborieux, il n'est pas admissible que les ouvriers deviennent oisifs, et que là
où viennent les possesseurs de grands domaines renonçant à leurs délices, les
rustres fassent les délicats."
Solutions :
1. Ces textes visent
le cas de nécessité, où il est impossible de subvenir autrement aux besoins des
pauvres. Dans ce cas, les religieux seraient obligés, non seulement de ne pas
accepter d'aumônes, mais de donner leurs biens, s'ils en ont, pour le
soulagement des pauvres.
2. La prédication appartient aux clercs par office ; elle peut
appartenir aux religieux par délégation. Et ainsi, puisqu'ils sont admis à
travailler dans le champ du Seigneur, ils peuvent en vivre, selon saint Paul (2
Tm 2, 6) : "Il faut que le laboureur qui travaille bénéficie le premier de
la récolte." Cela s'entend, explique la Glose, "du prédicateur qui, dans
le champ de l’Église, cultive, avec le soc de la divine parole, le coeur de
ceux qui l'écoutent". Peuvent aussi vivre d'aumônes les personnes qui
servent les prédicateurs. A propos du mot de saint Paul (Rm 15, 27) : "Si
les païens sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent les
assister de leurs ressources matérielles", la glose observe qu'il s'agit
"des Juifs qui, de Jérusalem, ont envoyé des prédicateurs". Nous
avons énuméré d'autres motifs encore qui assurent à quelqu'un le droit de vivre
aux dépens des fidèles.
3. Toutes choses égales d'ailleurs, il est plus parfait de
donner que de recevoir. Mais donner ou abandonner pour le Christ tous ses biens,
puis recevoir le peu qu'il faut pour vivre, nous venons de le montrer : c'est
mieux que de faire aux pauvres des aumônes partielles.
4. Recevoir des dons pour accroître sa fortune, ou même
recevoir d'un autre les aliments qu'il ne vous doit pas, sans qu'il y ait ni
service rendu ni nécessité, expose en effet à pécher. Mais nous avons vu que ce
n'est pas le cas des religieux.
5. Lorsque la nécessité et l'utilité, en raison desquelles
certains religieux vivent d'aumônes sans travailler de leurs mains, apparaissent
manifestement, il ne peut être question de scandale des faibles. Il n'y a de scandale
que pour les pharisiens, et le Seigneur a commandé de le mépriser (Mt 15, 14).
Mais s'il n'y avait pas de nécessité et d'utilité évidentes, les faibles
pourraient s'en trouver scandalisés, ce que l'on doit éviter. Cependant, le
même scandale peut venir de ceux qui vivent paresseusement des ressources
communes.
Objections :
1. Non. Car saint Augustin a écrit : "L'astucieux ennemi
a dispersé jusqu'à maintenant un si grand nombre d'hypocrites en habit de
moines, qui vagabondent par les provinces..." Et plus loin : "Tous
demandent, tous réclament qu'on assiste leur pauvreté lucrative ou qu'on
récompense leur sainteté simulée." Il semble donc que l'on doive réprouver
la vie des religieux mendiants.
2. Il est écrit (1 Th 4, 11) : "Travaillez de vos mains, comme
nous vous l'avons prescrit, conduisez-vous honnêtement envers ceux du dehors et
ne demandez rien à personne." Ce que la Glose commente ainsi : "Il
faut travailler et ne pas rester oisif, par dignité et pour être une lumière
aux yeux des incroyants. Ne désirez même pas le bien d'autrui, bien loin de
demander ou de prendre quelque chose." Sur cet autre texte (2 Th 3, 10) :
"Si quelqu'un ne veut pas travailler, etc." elle remarque : "Il
veut que les serviteurs de Dieu gagnent leur vie par leur travail corporel, pour
qu'ils ne soient pas contraints par l'indigence à demander le nécessaire",
c'est-à-dire à mendier ; Donc il ne convient pas aux religieux de mendier.
3. Une conduite prohibée par la loi et contraire à la justice
ne convient pas aux religieux. Mais la mendicité est prohibée par la loi de
Dieu (Dt 15, 4) : "Il n'y aura parmi vous aucun indigent, aucun mendiant."
Et dans le Psaume (37, 25) : "je n'ai pas vu le juste dans l'abandon, ni
ses enfants chercher leur pain." Le droit civil punit de même le mendiant
valide : c'est dans le code. Donc il ne convient pas aux religieux de
mendier.
4. "On ne doit rougir que d'un acte honteux", déclare
saint Jean Damascène. Mais d’après saint Ambroise "la honte de demander
trahit l'homme de bonne naissance". Donc il est honteux de mendier et cela
ne convient pas à des religieux.
5. Les prédicateurs de l'Évangile sont qualifiés entre tous
pour vivre d'aumônes. Il existe à leur égard un ordre du Seigneur qui a été
cité plus haut. Et cependant il ne leur appartient pas de mendier. Sur ce texte
(2 Tm 2, 6) : "Le laboureur qui travaille, etc.", la Glose dit :
"L'Apôtre veut que l'évangéliste comprenne que s'il demande à ceux parmi
lesquels il travaille d'assurer sa subsistance, ce n'est pas par mendicité, mais
par autorité." Il semble donc que les religieux n'aient pas le droit de
mendier.
Cependant :
Il appartient aux religieux de vivre à l'imitation du Christ.
Mais le Christ a mendié d'après le Psaume (40, 18) : "Pour moi, je suis
mendiant et pauvre." A ce sujet la Glose affirme : "Le Christ a dit
cela de lui-même à cause de sa condition d'esclave." Et plus loin : "Le
mendiant est celui qui demande à autrui, et le pauvre est celui qui ne se
suffit pas à lui-même." Nous lisons dans un autre Psaume (70, 6) : "Moi,
je suis indigent, c'est-à-dire un homme qui tend la main, et pauvre, c'est-à-dire
incapable de me suffire, faute de ressources." Et saint Jérôme dans une de
ses lettres : "Prends garde, pendant que ton Seigneur mendie, lui le
Christ, d'entasser des richesses qui appartiennent à autrui." Donc, pour
des religieux il est convenable de mendier.
Conclusion :
Au sujet de la
mendicité, deux points de vue sont à envisager. Le premier part de l'acte même
de mendier, qui implique une certaine abjection. En effet, parmi tous les
hommes, on considère comme les plus vils ceux qui ne sont pas seulement pauvres,
mais qui sont contraints d'obtenir d'autrui leur subsistance. De ce point de
vue, mendier devient pour certains un acte louable d'humilité, comme c'en est
un d'embrasser certaines pratiques humiliantes à titre de remèdes efficaces
contre l'orgueil que l'on veut détruire en soi-même ou, par l'exemple, chez les
autres. Ainsi le mal qui vient d'un excès de chaleur se guérit très
efficacement par des applications extrêmement froides. De même, la tendance à
s'enorgueillir se traite avantageusement par les excès de l'humiliation. C'est
pourquoi il est dit dans les Décrets : "C'est s'exercer à l'humilité que de se livrer à des
tâches viles et à des services particulièrement indignes ; car on peut ainsi
guérir le vice de l'arrogance et la gloire humaine." Aussi saint Jérôme
loue Fabiola parce qu'elle "souhaita après avoir distribué tous ses biens,
recevoir elle-même l'aumône pour l'amour du Christ." C'est ce qu'a fait
saint Alexis. Ayant tout quitté pour le Christ, il se faisait une joie de
recevoir l'aumône de ses propres esclaves. De saint Arsène nous lisons
pareillement qu'il rendit grâce de s'être trouvé dans la nécessité de demander
l'aumône. C'est pourquoi l'on enjoint parfois comme pénitence pour des fautes
graves de faire quelque pèlerinage en mendiant son pain. Cependant l'humilité, comme
les autres vertus, doit s'accompagner de discrétion. Aussi convient-il de n'exercer
qu'avec discernement la mendicité comme moyen de s'humilier, pour ne pas
encourir le reproche de cupidité ou de tout autre vice.
L'autre point de
vue considère le résultat de la mendicité. A cet égard on peut être poussé à
mendier par deux motifs différents. Par le désir de se procurer de l'argent ou
une vie de paresse. Cette mendicité est illicite. Ou bien par raison de
nécessité ou d'utilité. De nécessité, si l'on ne peut assurer par un autre
moyen sa subsistance. D'utilité, si l'on se propose de faire quelque chose
d'utile qui ne peut se réaliser que grâce aux aumônes des fidèles. Tel est le
cas, par exemple, d'un pont ou d'une église à construire, et de toutes les
entreprises qui intéressent le bien commun, comme d'entretenir des étudiants
pour qu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse. A cet égard, la mendicité
est permise aux religieux comme aux séculiers.
Solutions :
1. Saint Augustin, dans ce passage, vise expressément ceux
qui mendient par cupidité.
2. La première Glose parle d'une demande inspirée par la
cupidité, comme il ressort des paroles de saint Paul. La seconde vise ceux qui,
sans rendre aucun service, demandent leur nécessaire pour vivre dans
l'oisiveté. Mais on ne vit pas dans l'oisiveté si l'on se rend utile, de
quelque manière que ce soit.
3. Ce précepte de la loi divine ne prohibe pas la mendicité.
Il défend aux riches d'être d'une telle ladrerie que certains hommes se voient
obligés de mendier par indigence. La loi civile punit les mendiants valides que
ni l'utilité ni la nécessité n'obligent à mendier.
4. Il y a deux sortes de honte, celle qui s'attache au vice et
celle qui s'attache à quelque défaut extérieur, l'infirmité, par exemple, ou la
pauvreté. C'est dans ce second sens que la mendicité est dite honteuse. Elle
n'a donc rien à voir avec le péché mais éventuellement avec l'humilité, nous
venons de le dire.
5. La nourriture est due aux prédicateurs par ceux qu'ils
évangélisent. S'il leur plaît toutefois de ne pas faire valoir leurs droits
mais de tendre la main et de faire figure de mendiants, cette conduite tend à
une plus grande humilité.
Objections :
1. Il semble que non. Saint Paul écrit que nous devons nous
abstenir de tout ce qui a mauvaise apparence (1 Th 5, 22). Tel est le cas du
vêtement grossier à l'excès, car le Seigneur a dit (Mt 7, 15) : "Méfiez-vous
des faux prophètes qui viennent à vous vêtus de peaux de moutons." Sur ce
texte (Ap 6, 8) : "Voici un cheval verdâtre, etc.", la Glose explique
: "Voyant qu'il ne gagne rien par les tribulations violentes ni par les
hérésies manifestes, le diable envoie de faux frères qui, sous l'habit
religieux, se muent en chevaux noirs et roux, pour pervertir la foi." Il
semble donc que les religieux ne doivent pas porter des vêtements grossiers.
2. Saint Jérôme a écrit : "Évite les vêtements sombres, tout
autant que les blancs. Le luxe et la malpropreté sont pareillement à éviter ;
l'un sent la recherche du plaisir, l'autre la vaine gloire." Mais la vaine
gloire étant un péché plus grave que la recherche du plaisir, les religieux, qui
doivent tendre à la perfection, doivent éviter de porter des habits grossiers
plus encore qu'un vêtement de prix.
3. Les religieux surtout doivent s'adonner aux oeuvres de
pénitence. Mais on doit s'abstenir, quand on fait pénitence, des marques
extérieures de tristesse ; il est requis d'avoir l'air joyeux comme dit le
Seigneur (Mt 6, 16) : "Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme
les hypocrites." Et plus loin : "Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête
et lave-toi le visage." Ce que saint Augustin commente ainsi : "On
doit bien prendre garde, en lisant ce chapitre, que la prétention peut se
rencontrer, non pas seulement dans la netteté et le luxe du corps, mais aussi
dans la saleté et les habits de deuil ; et cette prétention là est la plus
périlleuse, car elle séduit par l'apparence du service de Dieu." Il semble
donc que les religieux ne doivent pas porter de vêtements grossiers.
Cependant :
L’Apôtre a dit (He
11, 37) : "Ils erraient vêtus de peaux de moutons et de lièvres", c'est-à-dire,
selon la Glose, "comme Elie et ses pareils". Nous lisons pareillement
dans les Décrets : "Si on les voit se moquer des personnes qui
portent des habits vils et religieux, qu'on les punisse. Car, aux temps anciens,
toute personne consacrée portait un vêtement pauvre et grossier."
Conclusion :
Quand il s'agit de
biens extérieurs, observe saint Augustin, "ce n'est pas leur usage, mais
la passion qu'on y met, qui fait la faute". Pour discerner ce qu'il en est,
on doit prendre garde qu'un habit rude et grossier peut s'envisager de deux
manières différentes. Il peut être le signe d'une disposition ou d'un état. "Un
homme se fait connaître à la manière dont il est vêtu" (Si 19, 30). Ainsi
considérée, la grossièreté de l'habit peut signifier la tristesse. Aussi les
personnes qui sont dans le chagrin ont-elles coutume de s'habiller
grossièrement. Tandis qu'au contraire, en temps de fête et de réjouissance, on
porte des vêtements plus recherchés. C'est pourquoi les pénitents sont revêtus
d'habits grossiers. Témoins ce roi, au livre de Jonas (3, 6) qui "était
vêtu d'un sac", et Achab (1 R 21, 27) qui "se couvrit d'un cilice".
D'autres fois, elle signifie le mépris des richesses et du faste mondain."
Le vêtement sale est le signe d'une âme propre, écrit saint Jérôme ; une
tunique grossière prouve le mépris du siècle. A condition toutefois que l'âme
n'en conçoive pas d'orgueil et que l'habit ne soit pas en désaccord avec le
langage." Selon ces deux points de vue, il convient aux religieux de
porter des vêtements grossiers parce que la vie religieuse est un état de
pénitence et de mépris de la gloire mondaine.
Mais on peut avoir
trois motifs d'en faire état vis-à-vis d'autrui. D'abord celui de s'humilier.
De même, en effet, que l'éclat du vêtement rend fier le coeur d'un homme, sa
bassesse l'humilie. Parlant d'Achab, qui s'était couvert d'un cilice, le
Seigneur dit à Élie (l R 21, 29) : "As-tu vu Achab humilié devant moi
?" Ensuite le motif de donner l'exemple sur ce texte (Mt 3, 4) : "Il
portait un vêtement de poils de chameau, etc.", la Glose dit : "Celui
qui prêchait la pénitence, portait un vêtement de pénitence." Enfin, un
motif de vaine gloire, selon la parole de saint Augustin : "La prétention
peut se trouver aussi dans la saleté et les habits de deuil." Il est
louable de porter des vêtements grossiers pour les deux premiers motifs ; pour
le troisième, cela est vicieux.
Enfin un habit
rude et grossier peut être considéré comme dénonçant l'avarice ou la
négligence. Et de cette manière aussi, il y a là du vice.
Solutions :
1. La grossièreté du vêtement, par elle-même, ne reflète pas
le mal. Elle reflète le bien, comme signifiant le mépris de la gloire mondaine.
C'est pour cela que les méchants cachent leur malice sous la grossièreté du
vêtement. D'où ce mot de saint Augustin : "Les brebis ne vont pas haïr
leur vêtement parce que les loups ont coutume de s'y cacher."
2. Saint Jérôme parle en cet endroit de vêtements grossiers
portés en vue de la gloire humaine.
3. L'enseignement du Seigneur est que les hommes ne doivent
rien faire pour l'apparence en matière d'oeuvres saintes. Ce qui est surtout à
craindre lorsqu'on fait du nouveau. C'est pourquoi saint Jean Chrysostome écrit
: "Celui qui prie ne fera rien d'insolite qui attire le regard des hommes,
comme de crier, de se frapper la poitrine, d'étendre les bras en croix." La
nouveauté même de ces choses provoquerait l'attention. Ce qui ne veut pas dire
que toute nouveauté, propre à attirer l'attention des hommes, soit
répréhensible. On peut en user bien et mal. Aussi saint Augustin écrit-il :
"Celui qui en professant le christianisme, attire sur lui le regard des
hommes par une tenue sordide et une malpropreté insolite, s'il le fait par
choix et non par nécessité, on peut voir d'après ses autres oeuvres si c'est de
sa part mépris de la recherche superflue, ou ambition. Quant aux religieux, il
y a peu d'apparence qu'ils le fassent par ambition, puisqu'ils portent un habit
grossier comme signe de leur profession, qui est justement celle de mépriser le
monde."
- 1. Y a-t-il
plusieurs formes de vie religieuse, ou une seule ? - 2. Un ordre religieux
peut-il avoir pour but les oeuvres de la vie active ? - 3. Un ordre religieux
peut-il avoir pour but de faire la guerre ? - 4. Un ordre religieux peut-il
être institué en vue de la prédication et des oeuvres analogues ? - 5. Un ordre
religieux peut-il être institué en vue de l'étude ? - 6. Un ordre religieux
voué à la vie contemplative est-il supérieur à un ordre voué à la vie active ?
- 7. Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie
religieuse ? - 8. La vie religieuse des solitaires doit-elle être mise
au-dessus de la vie en communauté ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne puisse y en avoir qu'une. En effet, nulle
diversité n'est possible en ce qui représente une réalisation totale et
parfaite. C'est pour cela qu'il ne peut y avoir qu'un seul bien premier et
suprême, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Or saint Grégoire a
dit : "Si quelqu'un voue au Dieu Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce
qui fait sa vie, tout ce que aime, c'est un holocauste", et sans cela on ne
peut parler de vie religieuse.
2. Ce qui, pour l'essentiel, est identique, ne saurait
présenter que des différences accidentelles. Or nous avons établi que les trois
voeux de religion composent l'essentiel de toute vie religieuse. Il semble donc
qu'il ne puisse y avoir, entre les formes de la vie religieuse, de différence
spécifique, mais seulement accidentelle.
3. Nous avons dit que religieux et évêques sont pareillement
dans l'état de perfection. Or il n'y a pas plusieurs sortes de vie épiscopale
mais une seule. Aussi saint Jérôme écrit-il : "Partout où il y a un évêque,
à Rome ou à Gubbio, à Constantinople ou à Reggio, il a la même dignité et le
même sacerdoce." Au même titre il n'y a qu'une forme de vie religieuse.
4. Il faut exclure de l'Église tout ce qui peut engendrer la
confusion. Or la diversité des formes de vie religieuse semble propre à jeter
la confusion dans le peuple chrétien. C'est d'ailleurs, ce que dit une
décrétale relative à l'état des moines et chanoines réguliers. Donc il ne doit pas
y avoir plusieurs formes de vie religieuse.
Cependant :
Il est écrit dans le Psaume (45, 10 Vg) que la reine "porte
un vêtement de couleurs variées".
Conclusion :
Nous l'avons dit, l'état
religieux nous exerce à la perfection de la charité. Or les oeuvres de charité
auxquelles l’homme peut s'adonner sont diverses, et diverses aussi les manières
de s'y exercer. C'est pourquoi l'on peut distinguer à deux points de vue les
formes de vie religieuse.
- Tout d'abord, en
fonction de la diversité des fins auxquelles elles sont ordonnées. Tel ordre
religieux, par exemple, est destiné à héberger les pèlerins, tel autre à
visiter ou à racheter les prisonniers.
- Ensuite, en
fonction de la diversité des exercices prescrits. Tel ordre châtie le corps par
l'abstinence, tel autre par le travail manuel, ou par la pauvreté du vêtement, etc.
Mais parce que la
fin est en toute affaire ce qui est le plus important, la diversité des ordres
religieux qui tient à la diversité des fins qu'ils poursuivent est plus
importante que celle qui tient à la diversité de leurs exercices.
Solutions :
1. Le don total de soi-même au service de Dieu se rencontre
pareillement dans toutes les formes de vie religieuse. A cet égard il n'y a
aucune différence entre les ordres religieux, comme si dans tel ordre on se
réservait une chose et dans tel autre ordre, une autre. Leur diversité se prend
des manières diverses dont il est possible de servir Dieu et des manières
diverses dont on peut s'y disposer.
2. Les trois voeux essentiels de religion appartiennent à
l'exercice de la vie religieuse à titre de parties principales auxquelles se
ramènent les autres, nous l'avons dit plus haut. Mais on peut se préparer
différemment à l'observation de chacun d'eux. C'est ainsi qu'on peut se
disposer à l'observation du voeu de continence par la retraite dans un lieu
solitaire, par l'abstinence, par la mutuelle sauvegarde de la vie en commun, et
par beaucoup d'autres moyens analogues. Cela montre que la pratique commune de
voeux essentiels admet la diversité des formes de vie religieuse, soit à cause
de la diversité des dispositions choisies, soit à cause de la diversité des
fins, on vient de l'expliquer.
3. L'évêque, à l'égard de la perfection, fait figure d'agent
et le religieux de patient, nous l'avons dit plus haut. Même dans les choses de
la nature, plus l'agent est élevé, plus il tend à l'unité ; au contraire, les
patients sont multiples. Il est donc normal que l'état épiscopal soit un, et
les formes de vie religieuse, multiples.
4. La confusion s'oppose à la distinction et à l'ordre. Ainsi
donc, la multiplication des ordres religieux engendrerait la confusion s'il en
existait plusieurs à poursuivre le même but par les mêmes moyens, sans
nécessité ni utilité. Pour éviter cela on a établi cette règle salutaire
qu'aucun ordre nouveau ne puisse être institué sans l'approbation du souverain
pontife.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on doive instituer d'ordre religieux pour
les oeuvres de la vie active. Tout ordre religieux, nous l'avons montrés, doit
réaliser l'état de perfection. Or la perfection de l'état religieux consiste
dans la contemplation des choses divines. Selon Denys : "On les
appelle moines parce qu'ils exercent de façon pure le culte, c'est-à-dire le
service de Dieu, et parce que leur vie, loin d'être divisée, demeure
parfaitement une, parce qu'ils s'unifient eux-mêmes par un saint recueillement
qui exclut tout divertissement, de façon à tendre vers l'unité d'une vie
déiforme et vers la perfection de l'amour divin." Il semble donc qu'on ne
puisse instituer d'ordre religieux pour les oeuvres de la vie active.
2. Il semble que "l'on doive juger des chanoines
réguliers comme des moines", suivant une décrétale. Une autre décrétale
porte que les chanoines réguliers "ne sont pas regardés comme séparés de
la société des saints moines". Et la même remarque vaut pour tous les
autres religieux. Or la vie monastique est instituée en vue de la
contemplation. D'où le mot de saint Jérôme : "Si tu veux justifier ton nom
de moine qui signifie seul, qu'as-tu
à faire dans les villes ?" La même pensée se retrouve dans les Décrétales.
Il semble donc que toute vie religieuse soit ordonnée à la
contemplation, et aucune à l'action.
3. La vie active appartient au siècle présent. Or tous les
religieux sont censés sortir du siècle. C'est ce que dit saint Grégoire :
"Celui qui quitte le siècle et accomplit, le bien qu'il peut, comme s'il
était déjà sorti d’Égypte, offre au désert un sacrifice." Il semble donc
qu'aucune forme de vie religieuse ne puisse se proposer pour but la vie active.
Cependant :
Il est écrit (Jc 1, 27) : "La religion pure et sans
tache devant Dieu notre père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans
leur épreuve." Mais cela relève de la vie active. Donc il est juste de
donner la vie active pour but à un ordre religieux.
Conclusion :
L'état religieux, avons-nous
dit, est ordonné à la perfection de la charité, qui comprend l'amour de Dieu et
du prochain. A l'amour de Dieu ressortit directement la vie contemplative, où
l'on désire vaquer à Dieu seul. A l'amour du prochain ressortit la vie active, qui
se met au service des nécessités du prochain. Et de même que la charité aime le
prochain pour Dieu, de même le service du prochain prend valeur de service de
Dieu, selon cette parole (Mt 25, 40) : "Ce que vous faites au moindre des
miens, c'est à moi que vous le faites." C'est pourquoi ces services rendus
au prochain, parce qu'ils se réfèrent ultérieurement à Dieu, sont qualifiés de
sacrifices, suivant cette parole (He 13, 16) : "N'oubliez pas la
bienfaisance et la mise en commun des ressources ; c'est par de tels sacrifices
qu'on plaît à Dieu."
Or il appartient
proprement à la religion d'offrir des sacrifices à Dieu, nous l'avons montré.
Il s'ensuit donc que des ordres religieux peuvent parfaitement être institués
pour les oeuvres de la vie active. Aussi l'abbé Nesteros a-t-il dit, en
distinguant les divers objectifs des ordres religieux : "Certains
concentrent leur attention sur la solitude du désert et la pureté du coeur ;
d'autres sur la discipline des frères et des couvents ; d'autres trouvent leur
joie dans le service de l'hospitalité."
Solutions :
1. On observe aussi le culte et le service de Dieu dans les
oeuvres de la vie active, par lesquelles, nous venons de le dire, on sert le
prochain pour l'amour de Dieu. On y observe aussi la vie unifiée, non en ce
sens qu'on n'a aucun commerce avec les hommes, mais en ce sens qu'on s'adonne
exclusivement aux oeuvres qui regardent le service de Dieu. Et puisque ces
religieux s'appliquent aux oeuvres de la vie active en vue de Dieu, il s'ensuit
que chez eux l'action dérive de la contemplation des choses divines. Ils ne
sont donc pas entièrement privés du fruit de la vie contemplative.
2. Les moines et tous les autres religieux sont, en effet, à
égalité pour ce qu'il y a de commun dans toutes les formes de vie religieuse.
Tous doivent pareillement se donner tout entiers au service de Dieu, observer
les voeux essentiels de religion, et se tenir éloignés des affaires séculières.
Mais la comparaison ne tient plus pour les autres éléments propres à la
profession monastique, et qui ont spécialement pour objet la vie contemplative.
Aussi la décrétale alléguée ne dit pas simplement qu'il "faut appliquer
aux chanoines réguliers la même règle qu'aux moines", mais "pour ce
qui regarde les choses dont elle a parlé", à savoir qu'ils "ne
doivent pas exercer l'office d'avocat dans les causes judiciaires". Quant
à la seconde décrétale, après avoir dit que les chanoines réguliers "ne
sont pas regardés comme séparés de la société des moines", elle ajoute :
"Ils suivent néanmoins une règle plus large." D'où il apparaît qu'ils
ne sont pas astreints à toutes les obligations des moines.
3. On peut-être dans le siècle de deux manières : par le corps
ou par l'esprit. Parlant à ses disciples, le Seigneur disait, en effet (Jn 15, 19)
: "je vous ai choisis en vous tirant du monde." Parlant d'eux à son
Père, il disait en revanche (Jn 17, 11) : "Ceux-ci sont dans le monde, et
moi je vais à toi." Les religieux occupés aux oeuvres de la vie active
sont dans le monde par leur corps. Mais ils n'y sont pas par l'esprit. Car
s'ils s'occupent de choses extérieures, ce n'est pas qu'ils cherchent quelque
bien dans le monde, c'est uniquement pour le service de Dieu. Ils "usent
de ce monde comme n'en usant pas", ainsi qu'il est écrit (1 Co 7, 31).
Aussi, après le texte déjà cité : "La religion pure et sans tache, c'est
de visiter les orphelins et les veuves", lisons-nous cet autre (Jc 1, 27) :
"et se garder sans tache à l'écart du monde", ce qui veut dire qu'on
ne doit pas laisser son coeur s'attacher au monde.
Objections :
1. Il apparaît que non. Tout ordre religieux doit réaliser
l'état de perfection. Or la perfection de la vie chrétienne implique ce que
disait le Seigneur (Mt 5, 39) : "Et moi je vous dis de ne pas résister au
mal ; si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui la gauche", ce
qui s'oppose au devoir militaire. Donc aucun ordre religieux ne peut être
institué en vue de la vie militaire.
2. Le corps à corps des combats est plus brutal que les luttes
verbales du prétoire. Mais l'office d'avocat est interdit aux religieux par la
décrétale alléguée plus haut. A plus forte raison, semble-t-il, la vie
militaire.
3. L'état religieux est un état de pénitence, on l'a dit. Mais
le droit interdit la vie militaire aux pénitents : "Il est absolument
contraire aux règles ecclésiastiques, lisons-nous dans les Décrets, de
revenir à la milice séculière après qu'on s'est adonné à la pénitence." Donc
aucun ordre ne peut être institué en vue du métier des armes.
4. Aucun ordre religieux ne peut se proposer un but injuste.
Or, d'après saint Isidore, "la guerre juste est celle qui
s'entreprend en vertu d'un ordre de l'empereur". Les religieux étant des
personnes privées, il semble donc qu'il ne leur soit pas permis de faire la
guerre. Il ne saurait donc être question d'instituer un ordre religieux à cette
fin.
Cependant :
Saint Augustin a
écrit : "Ne crois pas que nul de ceux qui portent les armes ne puisse
plaire à Dieu. Parmi eux nous trouvons David, auquel le Seigneur a rendu un
beau témoignage." Or les ordres religieux sont institués pour que les
hommes plaisent à Dieu. Rien n'empêche donc d'en instituer en vue de la vie
militaire.
Conclusion :
Un ordre religieux,
nous l'avons dit, peut être institué non seulement pour les oeuvres de la vie
contemplative, mais pour celles de la vie active en tant qu'elles concernent
l'assistance du prochain et le service de Dieu, et non pas en tant qu'on s'y
propose quelque objectif humain. Or la fonction militaire est susceptible
d'être ordonnée au bien du prochain, et non pas au bien des particuliers
uniquement, mais encore à la défense de tout l'état. Aussi est-il écrit de
Judas Maccabée (1 M 3, 2) : "Il menait joyeusement le combat d'Israël, et
il accrut la gloire de son peuple." Le métier des armes peut aussi servir
au maintien du culte divin. Or rapporte justement ce mot de Judas Maccabée (1 M
3, 21) : "Nous combattrons pour nos âmes et pour notre loi." Et
celui-ci, de Simon (1 M 13, 3) : "Vous savez tout ce que moi et mes frères
et la maison de mon père avons soutenu de combats pour notre loi et notre
sanctuaire." Il est donc convenable d'instituer un ordre religieux pour la
vie militaire, non certes en vue d'un intérêt temporel, mais pour la défense du
culte divin et le salut public, ou encore la défense des pauvres et des
opprimés. Car il est écrit (Ps 82, 4) : "Sauvez le pauvre, arrachez
l'indigent au pouvoir du pécheur."
Solutions :
1. Il y a deux façons de ne pas résister au mal. La première
consiste à pardonner une injure personnelle. Cette manière d'agir peut
contribuer à la perfection, quand elle favorise le salut d'autrui. La seconde
consiste à souffrir sans impatience l'injure faite à autrui. Et cela relève de
l'imperfection ou même du vice, si l'on était capable de résister à
l'insulteur. C'est pourquoi saint Ambroise écrit : "Ce courage qui, à la
guerre, protège la patrie contre les barbares et, chez soi, défend les faibles
et les familiers contre les bandits, c'est une parfaite justice."
"Ne
revendique pas ce qui t'appartient", a dit le Seigneur (Lc 6, 30). Et
pourtant, si l'on ne revendiquait pas ce qui appartient à autrui et dont on est
chargé, on pécherait. Car il est louable d'abandonner ses propres biens, non
ceux d'autrui. Et bien moins encore devons-nous nous désintéresser de ce qui
appartient à Dieu." C'est un excès d'impiété, dit saint Jean Chrysostome, de
ne pas se soucier des injures faites à Dieu."
2. Exercer l'office d'avocat dans un intérêt terrestre est en
effet contraire à l'état religieux. Mais non pas l'exercer, sur l'ordre de son
supérieur, pour le bien de son monastère. La décrétale citée fait elle-même
cette distinction.
Il n'est pas
contraire non plus à l'état religieux d'exercer l'office dont il s'agit pour la
défense des pauvres et des veuves. D'après les Décrets : "Le saint Synode
a décidé que nul clerc ne devra dorénavant se charger de l'administration d'un
domaine ou se mêler d'affaires temporelles, sauf pour le service des mineurs, etc.".
Il en va de même pour le métier des armes. L'exercer au bénéfice d'intérêts
temporels est contraire à toute vie religieuse, mais non pas s'y engager en vue
de servir Dieu.
3. Le service militaire séculier est interdit aux pénitents, mais
le service militaire pour la cause de Dieu l'est si peu qu'on l'impose à
l'occasion comme pénitence. C'est ainsi qu'on enjoint à certains de prendre les
armes pour la défense de la Terre sainte.
4. L'ordre religieux institué en vue de la vie militaire ne
confère pas aux religieux le droit de faire la guerre de leur propre autorité.
Ils ne le peuvent que par l'autorité des princes ou de l’Église.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Nous lisons en effet dans les Décrets
: "Les moines, leur
nom le dit, sont des sujets et des disciples. Il ne leur appartient pas
d'enseigner, de présider ni de faire les pasteurs." Il semble en être de
même pour les autres religieux. Mais prêcher et confesser, c'est faire l'office
de pasteur et de docteur. Il ne peut donc être institué d'ordre religieux à
cette fin.
2. Le but que se propose un ordre religieux doit être
éminemment propre à la vie religieuse elle-même, on l'a dit. Or ces activités, bien
loin d'appartenir en propre aux religieux, relèvent plutôt de l'office des clercs.
On ne peut donc instituer un ordre religieux pour de tels ministères.
3. Il y aurait des inconvénients à ce que le droit de prêcher
et de confesser soit conféré à un nombre infini de gens. Mais le nombre de
sujets qu'on peut recevoir dans un ordre religieux n'est pas déterminé. Donc il
y aurait des inconvénients à instituer un ordre religieux en vue de ces
activités.
4. Les fidèles du Christ doivent aux prédicateurs leur
subsistance, d'après saint Paul (1 Co 9). Donc, si la prédication était confiée
à un ordre religieux institué à cette fin, il s'ensuivrait que les fidèles se
trouveraient obligés de faire vivre une infinité de gens, ce qui serait une
lourde charge. On ne doit donc pas instituer d'ordre religieux pour exercer ce
ministère.
5. L'institution de l'Église doit se modeler sur l'institution
du Christ. Or le Christ a envoyé prêcher, premièrement les douze Apôtres, et
deuxièmement les soixante-douze disciples (Lc 10, 1). Et la Glose fait cette
remarque : "Les évêques tiennent la place des Apôtres, et les prêtres du
second ordre, c'est-à-dire les curés, celle des soixante-douze disciples."
Donc, en plus des évêques et des prêtres de paroisse, on ne doit pas instituer
d'ordre religieux chargé de prêcher ou de confesser.
Cependant :
Parlant de la
diversité des familles religieuses, l'abbé Nesteros dit : "Certains ont
préféré le soin des malades, d'autres la protection des malheureux et des
opprimés, d'autres se consacrent à l'enseignement, d'autres enfin se vouent au
soulagement des pauvres par l'aumône. Et tous ont brillé parmi les plus grands
pour leur bonté et leur piété." Donc, comme il est permis d'instituer un
ordre religieux pour prendre soin des malades, il est permis d'en instituer
pour instruire le peuple par la prédication et des activités analogues.
Conclusion :
Nous avons dit
qu'un ordre religieux pouvait fort bien être institué en vue des oeuvres de la
vie active, selon que celles-ci sont ordonnées à l'utilité du prochain, au
service de Dieu et à la conservation de son culte. Or, on rend un plus grand
service au prochain par ce qui concerne le salut de son âme, que par ce qui
concerne ses besoins d'ordre corporel, dans la mesure où le spirituel l'emporte
sur le corporel. Aussi a-t-on dit plus haut que les aumônes spirituelles sont
supérieures aux aumônes matérielles. Les actes par où l'on concourt à assurer
le bien spirituel du prochain intéressent aussi dans un plus haut degré le
service de Dieu, auquel "nul sacrifice ne plaît autant que le zèle des
âmes", assure saint Grégoire. C'est une oeuvre plus relevée, pareillement,
de défendre les fidèles par les armes spirituelles contre les erreurs que
propagent les hérétiques et contre les tentations que les démons suscitent, que
de protéger le peuple chrétien par les armes matérielles. Aussi est-il
souverainement convenable d'instituer un ordre religieux pour la prédication et
les autres ministères utiles au salut des âmes.
Solutions :
1. Celui qui agit par la vertu d'un autre joue le rôle
d'instrument. Or le ministre, d'après le Philosophe, peut être défini "un
instrument vivant". Donc le fait de prêcher ou d'exercer quelque autre
fonction semblable par l'autorité des clercs ne fait pas sortir le religieux du
rang des disciples et des sujets qui est le sien.
2. Les ordres religieux institués pour exercer le métier des
armes ne le font pas de leur propre autorité, mais par celle du prince ou de l'Eglise,
qui ont qualité pour cela. De même, certains ordres sont institués pour prêcher
et confesser par délégation des clercs, supérieurs et subalternes, dont c'est
l'office, et nullement par leur propre autorité. C'est justement le rôle propre
de ces ordres d'assister les clercs dans ce ministère.
3. Les clercs ne concèdent pas à ces ordres le pouvoir
d'appliquer à la prédication et à la confession tous leurs sujets
indistinctement, mais ceux que leurs supérieurs en jugent capables, ou encore
jusqu'à concurrence d'un chiffre fixé par les clercs eux-mêmes.
4. Le peuple chrétien n'est tenu en justice à assurer la
subsistance que des clercs ordinaires, auxquels il appartient de percevoir les
dîmes et oblations des fidèles et les autres revenus ecclésiastiques. Si les
religieux veulent servir gratuitement les fidèles dans ces sortes de ministères
sans exiger une rétribution, cela n'accable pas les fidèles. Ceux-ci peuvent
avoir la libéralité de reconnaître les services de ces prédicateurs volontaires
par l'octroi de subsides temporels. S'ils n'y sont pas tenus en justice, ils y
sont obligés en charité. Non pas toutefois de telle manière qu'ils "en
soient éprouvés, les autres étant soulagés" (2 Co 8, 13). Cependant, s’il
ne se trouvait personne pour évangéliser ainsi gratuitement le peuple chrétien,
les clercs ordinaires seraient tenus, au cas où ils ne suffiraient pas à la
tâche, de chercher des auxiliaires capables, dont ils auraient à assurer
eux-mêmes la subsistance.
5. Les soixante-douze disciples ne figurent pas seulement les
curés, mais tous ceux qui, inférieurs aux évêques, les assistent dans leur
office. On ne voit pas en effet que le Seigneur ait assigné des paroisses
déterminées à ces soixante-douze disciples (Lc 10, 1) : "Il les envoyait
devant lui en toute ville et localité où il allait se rendre." Or on a
trouvé opportun d'appliquer certaines personnes à ce ministère en plus des clercs
ordinaires, à cause de l'importance numérique du peuple fidèle et de la
difficulté de trouver assez de responsables pour chaque groupe. C'est pour une
raison analogue : le défaut de princes chrétiens capables de résister aux
infidèles dans certaines régions, qu'on s'est vu obligé d'instituer des ordres
religieux destinés au métier des armes.
Objections :
1. Il ne semble pas. En effet il est écrit (Ps 71, 15 Vg) :
"Pour n'avoir pas connu la littérature, j'entrerai dans les puissances du
Seigneur", c'est-à-dire, explique la Glose, "dans la vertu chrétienne".
Mais la perfection de la vertu chrétienne semble regarder surtout les
religieux. Ils n'ont donc pas à s'appliquer aux lettres.
2. Ce qui est un principe de dissentiments ne sied pas aux
religieux, qui s'assemblent en vue de l'unité de la paix. Or l'étude engendre
les dissentiments, d'où la multiplicité des sectes philosophiques. Aussi saint Jérôme
a-t-il écrit : "Avant qu'on n'ait fait des études en religion à
l'instigation du diable, et qu'on n'ait dit chez les gens : "Moi je suis
de Paul, moi d'Apollos et moi de Céphas, etc." Il semble donc qu'un ordre
religieux ne puisse être institué en vue de l'étude.
3. La profession chrétienne doit différer de celle des païens.
Or, parmi les païens, certains faisaient profession de
philosophie. Maintenant encore, il se rencontre parmi les séculiers des
professeurs de telle ou telle science. L'étude des lettres ne convient donc pas
aux religieux.
Cependant :
Saint Jérôme
écrivant à saint Paulin, l'invite à se consacrer à l'étude dans l'état
monastique : "Étudions sur terre ce dont la science se maintiendra pour
notre bonheur dans le ciel." Et plus loin : "Toutes tes questions, je
tâcherai d'y répondre avec toi."
Conclusion :
Nous avons dit que
la vie religieuse pouvait se proposer comme fin la vie active et la vie
contemplative. Parmi les oeuvres de la vie active, les principales sont celles
qui ont pour objet le salut des âmes, comme la prédication et autres ministères
semblables. L'étude des lettres convient donc à la vie religieuse à trois
titres.
- 1° D'abord, au titre de la vie contemplative elle-même,
pour laquelle l'étude des lettres offre une double utilité. - Une utilité directe, en éclairant l'esprit. La
vie contemplative, dont nous parlons présentement, est principalement ordonnée
à la contemplation des choses divines, dans laquelle l'homme est dirigé par
l'étude. C'est pourquoi nous lisons à la louange de l'homme juste (Ps 1, 2) :
"Dans la loi du Seigneur, il médite jour et nuit." Et ailleurs (Si 39,
1) : "Le sage scrutera la sagesse des anciens et s'appliquera à l'étude
des prophètes." - Une utilité indirecte, en écartant les dangers de la
contemplation, à savoir les erreurs où tombent souvent, dans la contemplation
des choses divines, ceux qui ignorent les Écritures. C'est ainsi qu'on raconte
de l'abbé Sérapion qu'il tomba, par simplicité, dans l'erreur des
anthropomorphes, qui attribuent à Dieu une forme humaine. Sur quoi saint Grégoire
remarque : "Certains cherchant dans la contemplation à dépasser leur
capacité, en viennent à s'engager dans des dogmes pervers, et au lieu de
demeurer les humbles disciples de la vérité deviennent des maîtres d'erreur."
C'est pourquoi il est écrit (Qo 2, 3 Vg) : "J'ai formé le dessein de priver
mon corps de vin pour introduire mon esprit dans la sagesse et éviter la
sottise."
- 2° L'étude des
lettres est nécessaire, en deuxième lieu, aux ordres religieux institués en vue de la prédication et des
ministères analogues. Aussi l'Apôtre écrit-il au sujet de l'évêque, dont
l'office comporte ces ministères (Tt 1, 9) : "Qu'il soit attaché à
l'enseignement sûr, conforme à la doctrine, pour être capable d'exhorter dans
la saine doctrine et de réduire les contradicteurs." Qu'on n'objecte pas
que les Apôtres ont été envoyés prêcher sans avoir étudié. Car, dit saint Jérôme,
"Tout ce que l'ascèse et la méditation quotidienne de la loi divine a
coutume de procurer aux autres, l'Esprit Saint le leur suggérait."
- 3° En troisième
lieu, l'étude des lettres convient aux ordres religieux en fonction de ce qui leur est commun à tous. La sensualité y
trouve un remède efficace : "Aime l'étude des Écritures, écrivait saint Jérôme
et tu n'aimeras pas les vices de la chair." En effet, elle détourne
l'esprit de la pensée de ces dérèglements, et elle mortifie la chair par le
labeur quelle impose, selon cette parole (Si 31, 1 Vg) : "Les veilles de
l'honnêteté épuisent la chair." Elle est efficace aussi pour abolir
l'amour des richesses. C'est pourquoi il est écrit (Sg 7, 8) : "Auprès
d'elle, il m'a paru que les richesses n'étaient rien." Et ailleurs (1 M 12,
9) : "Pour nous, nous n'avons eu besoin de rien de tout cela, ayant pour
nous consoler les saints livres qui sont entre nos mains." Elle vaut enfin
pour former à l'obéissance, ce qui fait dire à saint Augustin : "Quelle
est donc cette contradiction : ne pas vouloir obéir à ce qu'on lit tout en
s'adonnant à la lecture ?"
Il est donc
manifeste qu'il est parfaitement légitime d'instituer un ordre religieux en vue
de l'étude des lettres.
Solutions :
1. La Glose entend ce texte de la lettre de la loi ancienne, dont
l'Apôtre dit (2 Co 3, 6) : "La lettre tue." "Ne pas connaître la
littérature", ce serait donc ne pas approuver la circoncision au sens
littéral, et les autres observances charnelles.
2. L'étude est ordonnée à la science ; sans la charité, celle-ci
enfle et produit des dissensions, selon cette parole (Pr 13, 10) : "Entre
orgueilleux, ce ne sont que disputes." Mais, accompagnée de charité, elle
édifie et engendre la concorde. Aussi l'Apôtre qui vient de dire (1 Co 1, 5) :
"Vous êtes devenus riches en toute espèce de discours et de science",
ajoute-t-il : "Dites tous de même, et qu'il n'y ait pas de divisions
parmi vous." Cependant saint Jérôme, en cet endroit, ne parle pas de
l'étude des lettres mais de ce goût de dispute que les hérétiques et
schismatiques ont introduit dans la religion chrétienne.
3. Les philosophes professaient l'étude des lettres sous
l'angle des sciences humaines. Les religieux s'appliquent principalement à
l'étude des lettres qui relèvent "de la piété", pour employer la
formule de saint Paul (Tt 1, 1). Pour ce qui regarde les autres enseignements, ce
n'est pas l'affaire des religieux, dont la vie appartient tout entière au
ministère divin, si ce n'est en tant qu'ils sont ordonnés à la théologie. C'est
ce que dit saint Augustin : "Pour nous, estimant que nous ne pouvons-nous
désintéresser de ceux que les hérétiques trompent par la fausse promesse de
donner les raisons et la science des choses, nous nous attardons à considérer
les chemins par où l'on passe. Encore n'oserions-nous pas le faire, si nous ne
constations qu'un grand nombre de fils pieux de l'Église ont fait de même, et
pour ce même motif de réfuter les hérétiques."
Objections :
1. Il semble que les ordres contemplatifs ne sont pas
supérieurs aux ordres actifs. Nous lisons en effet dans une décrétale : "De
même qu'un bien plus grand l'emporte sur un bien moindre, de même l'utilité
commune l'emporte sur l'utilité particulière. Dans ce cas, il est juste de
préférer l'enseignement au silence, le souci à la contemplation, le labeur à la
tranquillité." Or l'ordre religieux ordonné au plus grand bien est le
meilleur. Il semble donc que les ordres religieux voués à la vie active sont
supérieurs à ceux qui sont voués à la vie contemplative.
2. Tous les ordres religieux, nous l'avons vu, sont ordonnés à
la perfection de la charité. Mais sur ce texte (He 12, 4) : "Vous n'avez
pas encore résisté jusqu'au sang", la Glose dit : "Il n'y a pas en
cette vie de charité plus parfaite que celle à laquelle sont parvenus les
saints martyrs qui ont lutté jusqu'au sang contre le péché." Lutter
jusqu'au sang contre le péché, c'est le rôle des ordres religieux militaires, qui
sont voués à la vie active. Donc ces ordres-là sont les plus importants.
3. Un ordre religieux est d'autant plus parfait que
l'observance y est plus stricte. Or rien n'empêche que les ordres voués à la
vie active aient une observance plus rigoureuse que les ordres contemplatifs.
Ils leur sont donc supérieurs.
Cependant :
Le Seigneur dit
(Lc 10, 42) que la bonne part appartient à Marie, qui figure la vie
contemplative.
Conclusion :
Nous avons déjà
fait observer qu'un ordre religieux diffère d'un autre principalement par la
fin poursuivie, secondairement par les exercices à l'aide desquels il y tend.
Et parce qu'un ordre religieux ne peut être dit supérieur à un autre que sur
les points où il en diffère, la supériorité de l'un sur l'autre tient
principalement à la valeur de leurs fins respectives, et secondairement à celle
de leurs exercices. On remarquera toutefois la portée différente que prend la
comparaison suivant qu'elle porte sur la fin ou sur les exercices. Par rapport
à la fin, sa valeur est absolue puisque recherchée pour elle-même. Par rapport
aux exercices, la supériorité est relative, puisque l'exercice n'est pas
recherché pour lui-même, mais en vue de la fin. C'est pourquoi on estime
supérieur l'ordre religieux voué à une fin absolument supérieure, soit parce
qu'elle est un bien plus grand, soit parce qu'elle est ordonnée à un plus grand
nombre de biens.
Mais, si deux
ordres ont la même fin, celui qui l'emporte est jugé non selon l'importance
quantitative de ses exercices, mais selon leur adaptation à la fin recherchée.
C'est pourquoi les Conférences des Pères rapportent une consultation de
saint Antoine faisant passer la discrétion, qui règle tout, avant les jeûnes, les
veilles et toutes les observances analogues.
Ainsi donc faut-il
dire que l'oeuvre de la vie active est double. L'une découle de la plénitude de
la contemplation, comme l'enseignement et la prédication. Aussi saint Grégoire
dit-il : "Il est écrit dans le Psaume (145, 7) au sujet des hommes
parfaits sortant de leur contemplation : Ils
savourent encore le souvenir de ta douceur." Et cela est au-dessus de
la simple contemplation. En effet, il est plus beau d'éclairer que de briller
seulement ; de même est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu'on a
contemplé que de contempler seulement.
Il y a une autre
occupation de la vie active qui ne comporte que des actions extérieures comme
faire l'aumône, exercer l'hospitalité, etc. Ces oeuvres-là sont inférieures aux
oeuvres de la contemplation, hormis le cas de nécessité, nous l'avons montré
plus haut.
Ainsi donc, parmi
les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés à
l'enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la
perfection des évêques. C'est la vérification du principe connu formulé par
Denys : "Dans toute hiérarchie, ce que le premier ordre a de moins relevé
se prolonge en quelque sorte dans ce que le second ordre a de plus parfait."
Le second rang appartient aux ordres voués à la contemplation. Au troisième
rang se placent les ordres qui s'occupent d'activités extérieures.
Dans chacun de ces
rangs la prééminence vient de ce qu'un ordre est voué à un acte plus élevé dans
la même catégorie. C'est ainsi que, parmi les oeuvres de la vie active, racheter
les captifs l'emporte sur l'hospitalité ; et dans la vie contemplative, la
prière l'emporte sur la lecture.
Un ordre religieux
peut encore prétendre à la prééminence s'il est voué à un plus grand nombre
d'oeuvres bonnes, ou si ses statuts sont mieux adaptés au but qu'il poursuit.
Solutions :
1. Cette décrétale vise la vie active ordonnée au salut des
âmes.
2. Les ordres militaires sont ordonnés à verser le sang des
ennemis plus directement qu'à verser leur propre sang, ce qui appartient
typiquement aux martyrs. Rien n'empêche d'ailleurs, que ces religieux puissent
prétendre, dans un cas particulier, au mérite du martyre. Et alors ils prennent
le premier rang par rapport aux autres religieux. Il peut arriver pareillement
que les oeuvres de la vie active l'emportent dans un cas donné sur la
contemplation.
3. Ce qui fait la principale valeur d'un ordre religieux, saint
Antoine l'a remarqué, ce n'est pas la rigueur de son observance. Et il est
écrit (Is 58, 5) : "Est-ce là le jeûne que je demande, se mortifier toute
la journée ?" Cette rigueur de l'observance est un élément de la vie
religieuse en tant que nécessaire à la macération de la chair. Mais, suivant la
remarque de saint Antoine, la macération de la chair pratiquée sans discrétion
risque d'aboutir à ruiner les forces corporelles. Un ordre n'est donc pas
supérieur à un autre pour avoir simplement des observances plus rigoureuses. Il
ne l'est que si elles sont plus discrètes et mieux adaptées à son but. Telles
manières, par exemple, de macérer la chair assureront mieux la continence que
telles autres. La macération par l'abstinence dans le boire et le manger, et
donc par la faim et la soif, se révèle plus efficace que la macération par la
privation de vêtements, c'est-à-dire par le froid et la nudité, ou que la
macération par l'effort physique.
Objections :
1. Il semble bien. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21) :
"Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le
aux pauvres." Cela montre que la perfection de la vie chrétienne comporte
le dépouillement des biens terrestres. Mais ceux qui possèdent quelque chose en
commun ne peuvent prétendre à ce dépouillement. Il semble donc qu'ils
n'atteignent pas du tout à la perfection de la vie chrétienne.
2. La perfection des conseils demande que l'homme soit délivré
des soucis terrestres. C'est ce que suppose l'Apôtre lorsqu'il conseille la
virginité (1 Co 7, 32) : "je voudrais vous voir exempts de soucis." Mais
la mise en réserve de ressources pour l'avenir trahit le souci de la vie
présente, souci que le Seigneur interdit à ses disciples (Mt 6, 34) : "N'ayez
pas le souci du lendemain." Il semble donc que la possession commune porte
atteinte à la perfection de la vie chrétienne.
3. Dans une communauté, les biens de tous sont d'une certaine
manière les biens de chacun. Parlant de certains, saint Jérôme écrit : "Moines,
ils sont plus riches qu'ils n'étaient, séculiers. Sous le Christ pauvre, ils
possèdent des biens qu'ils n'avaient jamais eus sous le diable riche. L’Église
gémit de voir riches ceux que le monde tenait naguère pour des mendiants."
Mais la possession privée de richesses porte préjudice à la perfection
religieuse. Donc pareillement, leur possession en commun.
4. A propos d'un saint homme nommé Isaac, saint Grégoire
raconte ceci : "Ses disciples le suppliaient humblement de vouloir
accepter pour l'usage du monastère les biens qu'on lui offrait. Mais lui, soucieux
de sauvegarder sa pauvreté, maintenait son courageux propos : "Le moine
qui cherche des propriétés sur la terre, disait-il, ce n'est pas un moine."
Or il s'agit de propriétés communes, que l'on offrait pour l'usage commun du
monastère. Il semble donc que la possession de quelque chose en commun détruise
la perfection religieuse.
5. Enseignant à ses disciples la perfection religieuse, le
Seigneur leur disait (Mt 10, 9) : "Ne possédez ni or, ni argent, ni
monnaie dans vos ceintures, ni besace." C'était, remarque saint Jérôme :
"condamner ces philosophes que le peuple appelle les porte-besaces et qui,
soi-disant contempteurs du siècle et tenant toutes choses pour néant, portent
leur garde-manger avec eux". Il semble donc que se constituer une réserve,
soit en particulier, soit en commun, diminue la perfection religieuse.
Cependant :
Les Décrets se
sont approprié cette maxime de saint Prosper : "Il est bien clair que
la perfection exige l'abandon des biens propres et qu'elle est compatible avec
la possession des biens d'Église, qui sont manifestement des biens communs."
Conclusion :
Nous avons déjà
dit que la perfection ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté, mais
dans l'application à suivre le Christ, selon saint Jérôme : "Parce que ce
n'est pas assez de tout laisser, saint Pierre ajoute ce qui fait la perfection
même : Nous t'avons suivi." La pauvreté joue le rôle de moyen ou
d'exercice propre à conduire à la perfection. Ainsi l'abbé Moïse dit-il :
"Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, l'absence
de ressources ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection."
Or l'absence de toutes les ressources, ou pauvreté, est un instrument de
perfection en ce que l'abandon des richesses écarte certains obstacles à la
charité. Il y en a trois principaux.
- D'abord, le
souci que la richesse apporte avec elle : "Le grain semé dans les épines, a
dit le Seigneur (Mt 13, 22), c'est celui qui a entendu la parole, mais chez qui
le souci de ce siècle et la séduction des richesses étouffent la parole."
- Ensuite, l'amour
des richesses, que leur possession développe. "Parce qu'il est difficile
de mépriser les richesses qu'on possède, dit saint Jérôme le Seigneur n'a pas
dit : "Il est impossible, mais il est difficile au riche d'entrer dans le
royaume des cieux.""
- Le troisième
obstacle à la charité c'est la vaine gloire et l'orgueil, causés par la
richesse. "Ceux qui se fient à leur puissance, qui tirent gloire de la
multitude de leurs richesses" (Ps 49, 7).
De ces trois
obstacles, le premier ne peut être totalement séparé de la possession des
richesses, qu'elles soient grandes ou petites. C'est une nécessité pour l'homme
de prendre quelque souci d'acquérir ou de conserver les biens extérieurs. Mais
si l'on ne recherche ou possède ces biens qu'en petite quantité et dans la
mesure requise pour une vie modeste, le souci qu'ils donnent n'est pas un grand
obstacle. C'est pourquoi il n'est pas contraire à la perfection chrétienne. Le
Seigneur ne défend pas toute sollicitude mais seulement celle qui serait
excessive et nuisible. Aussi sur ce texte (Mt 6, 25) : "Ne vous inquiétez
pas de votre vie, de ce que vous mangerez, etc." Saint Augustin écrit-il :
"Par ces paroles, il n'entend pas leur interdire de se procurer le
nécessaire, mais de se faire un but de ces biens, et de porter dans la
prédication de l'Évangile la préoccupation de les acquérir." Mais la
possession de grandes richesses entraîne de grands soucis, qui distraient et
accaparent l'esprit humain et l'empêchent de s'appliquer entièrement à Dieu.
Quant aux deux autres obstacles, l'amour des richesses et l'orgueil qu'elles
inspirent, ils ne se rencontrent que dans le cas de personnes très riches.
Cependant, qu’il
s'agisse de richesses modiques ou considérables, la situation est bien
différente suivant qu'on les possède à titre individuel ou en commun. En effet,
le soin que l'on prend de ses biens personnels relève de l'amour naturel dont
on s'aime soi-même, tandis que la sollicitude pour les choses communes relève
de cet amour de charité qui ne cherche pas son intérêt particulier, mais
l'utilité commune. La vie religieuse étant ordonnée à la perfection de la
charité, laquelle s'achève dans l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de
soi-même, il s'ensuit que la possession de biens personnels s'oppose à la
perfection de l'état religieux. Mais le soin que l'on prend des biens de la
communauté peut constituer une oeuvre de charité, quoique susceptible d'en
empêcher de plus relevées, telles que la contemplation divine et l'instruction
du prochain. Il en découle que la possession, même commune, de biens
surabondants, meubles ou immeubles, est un obstacle à la perfection, bien
qu'elle ne l'exclue pas entièrement. La possession commune de biens mobiliers
ou immobiliers en quantité simplement suffisante pour assurer la subsistance ne
met pas obstacle à la perfection religieuse, pour autant du moins que l'on
considère la pauvreté par rapport à la fin commune de toute vie religieuse, qui
est de vaquer au service de Dieu. Mais il faut la considérer aussi en regard
des fins particulières de tel ordre, qui demandent une plus ou moins grande
pauvreté. Un ordre religieux est parfait à l'égard de la pauvreté, dans la
mesure où il pratique une pauvreté mieux adaptée à la fin qu'il poursuit. Or il
est évident que les oeuvres extérieures et corporelles de la vie active exigent
des ressources plus abondantes ; la contemplation, en revanche, n'a que peu de
besoins." Pour l'action, écrit Aristote, il faut une quantité de choses, et
plus l'action est étendue et relevée, plus il en faut. Le contemplatif, lui, n'a
pas besoin de tout cela. Le nécessaire lui suffit et le surplus ne ferait que
l'encombrer." Les ordres voués à l'action et aux oeuvres corporelles, par
exemple au métier des armes, à l'exercice de l'hospitalité, etc. seraient donc
imparfaits s'ils ne possédaient pas en commun les ressources nécessaires. Au
contraire, les ordres voués à la vie contemplative sont d'autant plus parfaits
que la pauvreté diminue chez eux le souci des affaires matérielles. D'autre
part, plus un ordre impose à ses membres le souci du spirituel, et plus la
sollicitude des affaires matérielles lui est un obstacle. Or il est évident
qu'un ordre voué à la contemplation et à la prédication, impose à ses membres
un plus grand souci du spirituel que les ordres qui se consacrent exclusivement
à la contemplation. C'est pourquoi les ordres de ce type veulent un régime de
pauvreté qui réduise au minimum les soucis matériels. Or il est manifeste que
ce qui donne le moins de souci est de conserver les biens nécessaires, réunis
en temps opportun.
Aux trois formes
de vie religieuse dont il vient d'être question répondent donc trois degrés de
pauvreté. Les ordres voués aux oeuvres corporelles de la vie active possèdent
normalement une certaine abondance de richesses communes. Les ordres voués à la
vie contemplative peuvent se contenter de biens moins importants, hormis le cas
où ils devraient directement ou indirectement pratiquer l'hospitalité ou
assister les pauvres. Enfin les ordres qui ont mission de communiquer à autrui
la vérité contemplée, doivent mener une vie aussi affranchie que possible des
soucis extérieurs. Cela se réalise lorsqu'ils conservent le peu qui est
nécessaire à leur subsistance, après se l'être procuré en temps voulu.
C'est ce que le
Seigneur, qui a institué la pauvreté, nous a enseigné par son exemple. Il avait
en effet une bourse, confiée à Judas, où était rangé ce qu'on lui offrait (Jn
12, 6). Qu'on n'objecte pas la réflexion de saint Jérôme : "Quelqu'un
demandera peut-être : "Comment se fait-il que judas portait de l'argent
dans sa bourse ?" Je répondrai : "Parce que (jésus) n'avait pas cru
pouvoir employer à son usage personnel"", c'est-à-dire pour acquitter
le tribut, "ce qui appartenait aux pauvres". Car, au premier rang de
ces pauvres, se trouvaient les disciples, pour la subsistance desquels le
Christ dépensait l'argent de cette bourse. En effet, il est écrit (Jn 4, 8) :
"Les disciples étaient partis acheter des vivres à la ville", et
ailleurs (Jn 13, 29) : " Judas ayant la bourse, les disciples
croyaient que Jésus lui avait dit : "Achète ce qu'il nous faut pour la
fête", ou : "Fais une aumône aux pauvres." " Cela nous
montre que conserver de l'argent ou d'autres biens communs pour assurer la subsistance
des religieux de la communauté, ou celle des pauvres, est conforme à la
perfection que le Christ nous a enseignée par son exemple. Les disciples, par
qui toute forme de vie religieuse a débuté, conservaient après la résurrection
le produit des biens vendus, et distribuaient à chacun ce dont il avait besoin.
Solutions :
1. Cette parole du Seigneur, nous l'avons déjà remarqué, ne
signifie pas que la pauvreté est la perfection même. Ce n'est qu'un moyen de
perfection et, nous l'avons montre, le moindre parmi les trois principaux
moyens de perfection. Car le voeu de continence est supérieur à celui de
pauvreté, et le voeu d'obéissance leur est supérieur à tous deux. Or le moyen
n'est pas employé pour lui-même, mais pour une fin. Aussi n'est-il pas plus
avantageux à proportion qu'il est plus grand. Ce qui fait sa valeur, c'est
d'être proportionné à la fin. Le médecin ne guérit pas d'autant plus qu'il
ordonne un médicament plus actif, mais dans la mesure où le remède est adapté à
la maladie. On ne doit pas non plus penser que la perfection d'un ordre
religieux augmente avec sa pauvreté. Mais elle est d'autant plus grande que sa
pauvreté est mieux adaptée à sa fin commune et à sa fin particulière.
Admettons qu'une
religion plus pauvre soit au titre de la pauvreté une religion plus parfaite, ce
ne serait pas de façon absolue. Une autre religion pourrait l'emporter sur
celle-là pour ce qui regarde la continence et l'obéissance, ce qui la rendrait
plus parfaite de façon absolue. Car ce qui l'emporte sur des points de plus
haute valeur selon une échelle absolue des valeurs est plus parfait absolument.
2. Cette parole du Seigneur : "N'ayez pas le souci du
lendemain", ne doit pas s'entendre comme une défense de rien mettre en
réserve pour l'avenir. Saint Antoine explique que ce serait une conduite
périlleuse : "Ceux qui poursuivent le dénuement jusqu'à ne pas vouloir
garder la subsistance d'un seul jour ou d'une seule pièce de monnaie "et
ainsi du reste, "nous les voyons si rapidement déçus qu'ils sont
incapables de conduire à bon terme leur entreprise". Saint Augustin fait
remarquer de même que si ce mot du Seigneur : "N'ayez pas le souci du
lendemain", devait s'entendre comme une défense de rien garder pour le
lendemain, "ceux qui, retirés pour de longs jours du commerce des hommes, s'enferment
vivants dans une pratique intense de l'oraison, ne pourraient l'observer".
Sur quoi il poursuit : "Ou bien, plus ils seront saints, moins
ressembleront-ils aux oiseaux ?" Et plus loin : "Si l'on veut les
contraindre, au nom de l'Évangile, à ne faire aucune provision pour le
lendemain, ils répondent fort bien : "Pourquoi, dans ces conditions, le
Seigneur avait-il une bourse pour y mettre l'argent reçu ? Pourquoi si
longtemps auparavant, les saints patriarches furent-ils approvisionnés de blé ?
Pourquoi les Apôtres ont-ils pourvu du nécessaire les saints tombés dans
l'indigence ?"
Aussi "n'ayez
pas le soin du lendemain" est-il ainsi expliqué par saint Jérôme : "La
pensée du présent nous suffit ; laissons à Dieu le souci de l'avenir qui est
incertain." Et saint Jean Chrysostome : "Il suffit du labeur que tu endures pour le nécessaire ;
ne peine pas pour le superflu." Et saint Augustin : "Lorsque nous
faisons quelque bien, ne songeons pas aux biens temporels que signifie le lendemain,
mais aux biens éternels."
3. Le mot de saint Jérôme trouve son application dans le cas
de richesses surabondantes regardées plus ou moins comme des biens propres, ou
dont l'usage abusif achemine les membres de la communauté à l'intempérance et à
l'orgueil. Il ne s'applique pas lorsqu'il s'agit de ressources modérées, conservées
en commun en vue des besoins réels de chacun. L'usage individuel et la
conservation en commun sont pareillement légitimes, lorsqu'il s'agit des choses
nécessaires à la vie.
4. Si cet Isaac refusait d'accepter des biens, c'est qu'il
craignait qu'on n'en vînt par cette voie aux richesses superflues, dont l'abus
mettrait obstacle à la perfection de la vie religieuse. Aussi saint Grégoire, dit-il
ensuite : "Il redoutait de perdre la sécurité de sa pauvreté, comme les
riches avares craignent d'ordinaire de perdre leurs biens." Mais on ne
nous dit pas qu'il ait refusé de recevoir et de conserver en commun de quoi
subsister.
5. Aristote qualifie le pain, le vin et autres choses semblables
de richesses naturelles, et l'argent de richesses artificielles. Aussi certains
philosophes repoussaient-ils l'usage de l'argent pour n'accepter que le reste, en
vue de vivre selon la nature. C'est ce qui amène saint Jérôme, alléguant la
sentence du Seigneur qui condamne pareillement ces deux richesses, à montrer
que cela revient au même d'avoir de l'argent ou d'avoir les autres biens
nécessaires à la vie. Cependant, bien que le Seigneur ait ordonné à ceux qui
étaient envoyés en prédication de ne pas emporter avec eux ces sortes de biens,
il n'a pas défendu de les conserver en commun. Nous avons d'ailleurs expliqué
plus haut de quelle manière il fallait entendre ces paroles du Seigneur.
Objections :
1. Il semble que la vie religieuse communautaire soit plus
parfaite que la vie solitaire. Car il est écrit (Qo 4, 9) : "Mieux vaut
être deux qu'un seul, car on a l'avantage d'être en société." La vie religieuse
des cénobites semble donc la plus parfaite.
2. Il est dit en saint Matthieu (18, 20) : "Là où deux ou
trois sont réunis en mon nom, je suis là moi-même au milieu d'eux." Or
rien ne peut être meilleur que la société du Christ. Il semble donc que la vie
en communauté soit meilleure que la vie solitaire.
3. Parmi les voeux de religion, le plus excellent est celui
d'obéissance, et l'humilité est souverainement agréable à Dieu. Mais
l'obéissance et l'humilité se pratiquent mieux dans la vie commune qu'au désert."
Dans la solitude, écrit saint Jérôme, on est vite gagné par l'orgueil, on dort
autant qu'on veut, on fait ce qu'on veut." Mais il enseigne tout le
contraire à celui qui vit en communauté : "N'agis pas à ta guise. Mange ce
qu'on te sert, contente-toi de ce qu'on te donne. Obéis contre ta volonté. Sers
tes frères. Révère le supérieur du monastère comme Dieu même et chéris-le comme
un père." Il semble donc que la vie cénobitique soit plus parfaite que la
vie solitaire.
4. Le Seigneur dit (Lc 11, 33) : "Personne n'allume une
lampe pour la mettre dans un endroit caché ou sous le boisseau." Or les
solitaires mènent une vie cachée et dont les hommes ne tirent aucune utilité.
Leur vie ne paraît donc pas être la plus parfaite.
5. Ce qui est contraire à la nature de l'homme ne peut
appartenir à la perfection de la vertu. Or "l'homme est par nature un
animal social", assure Aristote. La vie solitaire ne doit donc pas être
plus parfaite que la vie en société.
Cependant :
Saint Augustin
tient pour "plus saints, ceux qui, retirés du commerce des hommes, et ne
donnant accès à personne, vivent dans une pratique intense de l'oraison".
Conclusion :
La solitude comme
la pauvreté, n'est pas l'essence de la perfection. Ce n'en est qu'un
instrument. Aussi l'abbé Moïse dit-il : "C'est en vue de la pureté du
coeur que l'on doit adopter la solitude" de même que les jeûnes, etc. Il
n'est personne qui ne comprenne que la solitude n'est pas un moyen adapté à
l'action mais à la contemplation, selon Osée (2, 14) : "je la conduirai
dans la solitude et je lui parlerai coeur à coeur." Aussi ne convient-elle
pas aux ordres religieux qui se livrent aux oeuvres de la vie active corporelle
et spirituelle. A moins que ce ne soit pour un temps, à l'exemple du Christ
dont il est écrit (Lc 6, 12) qu'il "s'en alla prier dans la montagne et
qu'il passait la nuit en prière". En revanche, elle convient aux ordres
contemplatifs.
Il faut cependant
considérer que le solitaire doit être capable de se suffire à lui-même. Cela
suppose qu'il ne lui manque rien, et c'est la définition même de l'homme
parfait. La solitude convient donc au contemplatif déjà parvenu à la
perfection. Ce qui arrive de deux manières. Par le seul don de Dieu. C'est le
cas de Jean Baptiste, qui fut rempli de l'Esprit Saint alors qu'il était encore
dans le sein de sa mère (Lc 1, 15). Aussi, tout enfant encore, "était-il
dans les déserts" (Lc 1, 80). Ou bien par la pratique de la vie vertueuse,
selon cette parole (He 5, 14) : "La nourriture solide convient aux
parfaits qui, par une longue pratique, ont acquis le sûr discernement du bien
et du mal." Or, pour cet exercice de la vie vertueuse, l'homme trouve un
double secours dans la société de ses semblables. Un secours pour son
intelligence, sous forme d'instruction touchant l'objet de la contemplation.
Comme dit saint Jérôme : "je préfère que tu sois dans une sainte
communauté, et que tu ne sois pas ton propre maître." Un secours pour la
volonté qui assure la répression des sentiments nuisibles par l'exemple et la
correction des autres. En effet, sur ce texte (Jb 39, 6 Vg) : "A qui j'ai
donné une demeure dans la solitude", saint Grégoire écrit : "A quoi
bon la solitude du corps, si la solitude du coeur fait défaut ?" Ainsi la
vie en société est nécessaire à qui s'exerce à la perfection, tandis que la
solitude convient à ceux qui l'ont déjà atteinte.
Aussi saint Jérôme
écrit-il : "Nous n'avons que bien peu de part à la vie solitaire, que nous
avons souvent louée. Mais nous voulons que l'exercice de ces monastères forme
des lutteurs, que les rudiments n'effraient pas, qui aient fait longuement
leurs preuves."
Ainsi donc, la
perfection acquise l'emporte sur son apprentissage. Pareillement, la vie
solitaire, si on l'embrasse dans les conditions voulues, l'emporte sur la vie
cénobitique. Mais si l'on se jette dans ce genre de vie sans s'être exercé au
préalable, il peut être extrêmement dangereux. A moins que la grâce divine ne
supplée à ce qui s'acquiert communément par l'exercice, comme ce fut le cas de
saint Antoine et de saint Benoît.
Solutions :
1. Salomon montre que la vie à deux est meilleure que la vie
solitaire, à cause du secours qu'ils peuvent se prêter l'un à l'autre, soit
pour se relever, soit pour s'encourager, soit pour accroître leur ardeur
spirituelle. Mais ceux qui sont déjà parfaits n'ont plus besoin de ce secours.
2. Il est écrit (1 Jn 4, 16) : "Celui qui demeure dans la
charité, demeure en Dieu, et Dieu en lui." De même donc qu'il habite au
milieu de ceux que l'amour du prochain assemble en société, le Christ fait son
séjour dans le coeur de celui qui s'applique à la contemplation divine par
amour pour Dieu.
3. L'obéissance effective est indispensable à ceux qui ont
besoin d'être exercés à la perfection sous la direction d'autrui. Mais ceux qui
sont déjà parfaits sont suffisamment conduits par le Saint-Esprit et n'ont pas
besoin d'obéir à d'autres. Cependant ils demeurent prêts à obéir.
4. "La connaissance de la vérité, écrit saint Augustin, n'est
interdite à personne : elle conduit à un loisir digne de louange." Pour ce
qui est "d'être placé sur le chandelier", ce n'est pas l'intéressé
mais ses supérieurs que cela regarde." Si ce fardeau ne lui est pas imposé,
ajoute saint Augustin, qu'il se consacre à la contemplation de la vérité",
à laquelle la solitude est si favorable. D'ailleurs ceux qui mènent la vie
solitaire sont très utiles à l'humanité. Saint Augustin écrit à leur sujet :
"Se contentant de pain, qui leur est fourni à intervalles réguliers, et
d'eau, ils vivent en des déserts écartés et y jouissent du colloque avec Dieu, auquel
ils se sont attachés d'une âme pure. Quelques-uns jugeraient volontiers qu'ils
se désintéressent plus qu'il ne faut des choses humaines. C'est qu'ils ne
comprennent pas à quel point leur esprit de prière nous est utile, et
profitable l'exemple de leur vie. Qu'importe que nous ne soyons pas admis à
voir leur corps !"
5. L'homme peut rechercher la solitude pour des raisons bien
différentes. Ce peut être par inaptitude à la vie en société à cause d'une
humeur sauvage, et c'est se comporter comme une bête. Ce peut être pour se
donner tout entier aux choses divines, et c'est s'élever au-dessus de
l'humanité. Aristote l'a dit : "Celui qui se soustrait au commerce des
hommes, est une bête, ou un Dieu", c'est-à-dire un homme divin.
- 1. Ceux qui ne
se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en
religion ? - 2. Est-il licite d'obliger par voeu certaines personnes à entrer
en religion ? - 3. Ceux qui se sont obligés par voeu à entrer en religion
sont-ils tenus d'accomplir leur voeu ? - 4. Ceux qui font voeu d'entrer en
religion sont-ils obligés d'y demeurer toujours ? - 5. Doit-on recevoir les
enfants dans la vie religieuse ? - 6. Faut-il détourner certains d'entrer en
religion à cause du devoir d'assister leurs parents ? - 7. Les curés ou
archidiacres peuvent-ils entrer en religion ? - 8. Peut-on passer d'un ordre
religieux à un autre ? - 9. Doit-on engager les autres à entrer en religion ? -
10. Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour
entrer en religion.
Objections :
1. Il semble que seuls doivent entrer en religion ceux qui se
sont entraînés à l'obéissance des préceptes. C'est à un jeune homme qui venait
de dire qu'il avait observé les commandements depuis son jeune âge que le
Seigneur a donné le conseil de perfection (Mt 19, 20). Or la vie religieuse
doit au Christ son origine. Il semble donc qu'on ne doit pas admettre en
religion des sujets qui ne se seraient pas exercés au préalable à l'observation
des préceptes.
2. Saint Grégoire dit : "Nul ne parvient tout d'un
coup au sommet. Dans la vie vertueuse, on commence au plus bas pour parvenir au
plus haut." Ce qui est "haut", ce sont les conseils qui relèvent
de la perfection ; "le plus bas" ce sont les préceptes qui concernent
la justice commune. On ne doit donc pas, semble-t-il, entrer en religion et y
entreprendre d'observer les conseils avant de s'être entraîné à la pratique des
commandements.
3. Comme les ordres sacrés, l'état religieux possède dans
l'Église une certaine supériorité. Mais d'après une parole de saint Grégoire
reproduite dans les Décrets :
"Il faut accéder aux ordres dans l'ordre. Celui-là va au-devant de
la chute, qui prétend escalader le sommet sans se soucier des degrés par où
l'on y monte. Nous voyons en effet que les murs nouvellement bâtis ne reçoivent
pas le poids de la charpente avant d'avoir séché. Il serait à craindre, s'ils
devaient supporter ce poids avant d'avoir pris consistance, que toute la
bâtisse ne s'écroule." Il semble donc que ceux-là seulement doivent entrer
en religion qui ont commencé par s'exercer dans l'observation des préceptes.
4. Sur ce texte (Ps 131, 2) : "Comme l'enfant sevré sur
le sein de sa mère", la Glose remarque : "Nous sommes premièrement
conçus au sein de l'Église, lorsque nous sommes instruits des rudiments de la
foi. Puis, nous sommes amenés à la lumière lorsque, par le baptême, nous sommes
régénérés. Puis, nous sommes pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église
et nourris de son lait, quand, après le baptême, nous sommes formés aux bonnes
oeuvres et nourris du lait de la doctrine spirituelle jusqu'à ce que, déjà
grandelets, nous puissions passer du lait maternel à la table paternelle, c'est-à-dire
de l'enseignement élémentaire relatif au Verbe fait chair au Verbe du Père, qui
dès le commencement était avec Dieu." Plus loin, il revient sur cette idée
: "Les nouveaux baptisés du Samedi saint sont pour ainsi dire portés dans
les bras de l'Église et nourris de son lait jusqu'à la Pentecôte. Durant tout
ce temps, il n'est rien imposé de difficile ; on ne jeûne pas, on ne se lève
pas la nuit. Ensuite, lorsqu'ils ont été confirmés par le Saint-Esprit, pareils
à des enfants sevrés, ils commencent de jeûner et d'accomplir d'autres choses
difficiles. Or beaucoup renversent ce bel ordre, à l'exemple des hérétiques et
schismatiques, et prétendent abandonner prématurément le régime du lait ; le
résultat, c’est qu'ils périssent." Mais ceux qui entrent en religion ou
induisent les autres à y entrer avant de s'être exercés dans l'observation plus
aisée des préceptes semblent, eux aussi, bouleverser l'ordre naturel. Ils font
donc figure d'hérétiques et de schismatiques.
5. Il faut aller de ce qui vient en premier à ce qui vient
ensuite. Or les préceptes viennent avant les conseils, étant plus généraux. Les
conseils supposent, en effet, les préceptes tandis que la réciproque n'est pas
vraie. Il est évident que quiconque observe les conseils observe les préceptes,
mais non pas réciproquement. L'ordre normal, d'autre part, veut qu'on commence
par les choses qui viennent en premier, et qu'on passe ensuite à celles qui
viennent en second. Donc on ne doit pas se porter à la pratique des conseils
dans l'état religieux avant de s'être exercé à l'observation des préceptes.
Cependant :
Le Seigneur a
appelé le publicain Matthieu, qui ne s'était pas exercé dans la pratique des
préceptes, à observer les conseils, car il est dit (Lc 5, 28) "qu'ayant
tout laissé, il le suivit". Il n'est donc pas nécessaire de s'être exercé
au préalable dans l'observation des préceptes pour passer à la perfection des
conseils.
Conclusion :
Nous avons défini
l'état religieux un exercice spirituel en vue d'acquérir la perfection de la
charité. Ce qui se fait quand on écarte par les observances de la vie
religieuse ce qui fait obstacle à la charité parfaite, c'est-à-dire
l'attachement de l'homme aux biens de la terre. Or il peut arriver que cet
attachement, non seulement fasse obstacle à la perfection de la charité, mais
encore détruise la charité elle-même. C'est ce qui se produit lorsque l'homme, poursuivant
indûment les biens temporels, se détourne du Bien impérissable et pèche
mortellement. Cela montre que les observances de la vie religieuse suppriment pareillement
les obstacles à la charité parfaite et les occasions de péché. Il est évident
par exemple que les jeûnes, les veilles, l'obéissance éloignent l'homme des
péchés de gourmandise, de luxure et de tous les autres. C'est pourquoi l'entrée
en religion est appropriée non seulement à ceux qui sont déjà exercés dans les
préceptes, afin de parvenir à une perfection plus haute, mais aussi à ceux qui
ne le sont pas, afin d'éviter plus facilement le péché et d'atteindre la
perfection.
Solutions :
1. Saint Jérôme répond : "Le jeune homme ment. S'il
avait réellement observé ce qui se trouve dans les commandements, à savoir :
"Tu aimeras ton prochain comme toi-même", pourquoi s'en serait-il
allé tout triste pour avoir entendu : "Va, vends tout ce que tu possèdes
et donne-le aux pauvres.""
Il faut toutefois
entendre ce mensonge relativement à la parfaite observation de ce précepte.
Nous lisons dans Origène : "Il est écrit dans l'Évangile selon les Hébreux
que ce jeune homme riche, lorsqu'il eut entendu : "Va et vends tout ce que
tu possèdes", se mit à s'arracher les cheveux. Sur quoi le Seigneur lui
dit : "Comment peux-tu dire : J'ai
accompli la loi et les prophètes ? Il y a dans la loi : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Or
voici qu'un grand nombre de tes frères, fils d'Abraham comme toi, sont vêtus
d'ordure et meurent de faim, tandis que ta maison regorge de biens et que l'on
ne voit rien en sortir à leur intention ?" C'est pourquoi le Seigneur, condamnant
sa conduite, lui dit : "Si tu veux être parfait", etc. Il est
impossible d'accomplir le précepte qui porte : "Tu aimeras ton prochain
comme toi-même" et d'être riche, de l'être à ce point surtout." Ce
qu'il faut entendre de la parfaite observation de ce précepte. Autrement, il
est vrai qu'il avait observé les préceptes, mais d'une manière imparfaite et
commune. Car, nous l'avons dit la perfection réside principalement dans
l'observation des préceptes de la charité.
Le Seigneur donc, pour
montrer que la perfection des conseils est avantageuse et aux innocents et aux
pécheurs, n'a pas appelé seulement le jeune homme innocent, mais Matthieu le
pécheur. Et c'est Matthieu et non pas le jeune homme, qui a répondu à l'appel
du Seigneur. Les pécheurs se convertissent et entrent en religion plus
facilement que ceux qui se glorifient de leur innocence et auxquels s'adresse
la parole du Seigneur (Mt 21, 31) : "Les publicains et les prostituées
vous précèdent dans le royaume de Dieu."
2. On peut entendre de trois manières le plus haut et le plus
bas. D'abord, par rapport au même état et à la même personne. Il est évident
qu'en ce sens nul ne parvient d'un seul coup au plus haut, car tout homme qui
mène une vie droite progresse tout au long de sa vie pour parvenir au plus
haut. En deuxième lieu, par rapport à des états différents. Et alors, il n'est
pas nécessaire que quiconque veut parvenir à un état supérieur commence par le
plus bas ; il n'est pas nécessaire, par exemple, que celui qui veut être clerc
commence par s'exercer dans la vie laïque. En troisième lieu, par rapport à
diverses personnes. Et alors il est manifeste que tel se trouve établi dès le
début, non seulement dans un état, mais dans une sainteté supérieure à l'état
ou la sainteté les plus élevés, atteints par tel autre au cours de sa vie toute
entière. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire : "Que tous reconnaissent
la grâce de Dieu dans la vie de Benoît enfant. Par quelle perfection a-t-il
commencé !"
3. Les ordres sacrés, nous l'avons dit, exigent la sainteté au
préalable, tandis que l'état religieux n'est qu'un exercice en vue de
l'acquérir. C'est pourquoi la charge des saints ordres doit être imposée aux
murs que la sainteté a déjà séchés. La charge de la vie religieuse, au
contraire, donne elle-même cette consistance aux murs, en épuisant le suintement
des vices.
4. Il est manifeste que cette Glose vise surtout l'ordre à
suivre dans l'enseignement, où il faut aller du plus facile au plus difficile.
Et quand elle dit que les hérétiques et les schismatiques pervertissent cet
ordre, ce qui suit montre bien qu'il s'agit de l'ordre à suivre dans la
doctrine : "Celui-ci affirme avec serment qu'il a observé l'ordre susdit
en ces termes ou à peu près : J'ai été humble dans la science comme en tout le
reste. Humble, j'ai d'abord été nourri de lait, c'est-à-dire du Verbe fait
chair, pour devenir capable de manger le pain des Anges, c'est-à-dire le Verbe
qui est au commencement avec Dieu."
Quant à l'exemple
allégué, c'est-à-dire qu'on n'impose pas de jeûnes aux nouveaux baptisés avant
la Pentecôte, il prouve simplement qu'on ne doit pas les contraindre par voie
d'autorité aux oeuvres difficiles, avant qu'ils ne soient poussés par le Saint-Esprit
à s'y appliquer de bon coeur. Aussi, après la Pentecôte et la réception du Saint-Esprit,
l'Église célèbre-t-elle des jeûnes." Or, remarque saint Ambroise, le Saint-Esprit
n'est pas empêché par l'âge, la mort ne l'arrête pas, le sein ne lui est pas
fermé." Et saint Grégoire : "Il remplit l'enfant qui jouait de la
cithare, et il en fait un psalmiste. Il remplit l'enfant qui jeûnait, et il le
fait juge des vieillards." Et plus loin : "Il n'a pas besoin de délai
pour enseigner. Il lui suffit de toucher une âme pour lui enseigner tout ce
qu'il veut." Selon l'Ecclésiaste (Qo 8, 8) : "Aucun homme n'a le
pouvoir d'arrêter l'Esprit." Et saint Paul (1 Th 5, 19) : "N'allez
pas éteindre l'Esprit." enfin dans les Actes (7, 51), on dit contre
certaines gens : "Toujours, vous résistez à l'Esprit Saint."
5. Parmi les préceptes, il y en a qui sont principaux et qui
sont des fins pour les préceptes et les conseils. Ce sont les préceptes de la
charité. Les conseils leur sont ordonnés, non pas qu'on ne puisse observer les
préceptes si l'on ne pratique les conseils, mais ce sont des moyens d'en
procurer une observation plus parfaite. Les autres préceptes sont secondaires.
Ils sont ordonnés aux préceptes de la charité qui, sans eux, ne peuvent être
aucunement accomplis. Ainsi donc, la parfaite observation des préceptes de la
charité précède les conseils dans l'intention ; mais il arrive qu'elle les
suive dans le temps. Tel est en effet l'ordre de la fin et des moyens.
- L'observation
des préceptes de la charité suivant la manière commune, et pareillement celle
des autres préceptes sont avec les conseils dans le même rapport que le commun
avec le propre parce que l'observation des préceptes peut exister sans les
conseils, mais ce n'est pas réciproque. Ainsi donc l'observation des préceptes
prise en général, est par nature antérieure à la pratique des conseils. Mais il
n'est pas nécessaire qu'elle la précède dans le temps, pas plus que le genre
n'existe avant ses espèces.
- L'observation
des préceptes sans les conseils est ordonnée à l'observation des préceptes avec
les conseils, de la même manière que l'espèce imparfaite est ordonnée à
l'espèce parfaite et l'animal sans raison à l'animal raisonnable. Or le parfait
précède naturellement l'imparfait." La nature, a dit Boèce commence par le
parfait." Pour ce qui regarde l'ordre dans le temps, il n'est aucunement
nécessaire d'observer les préceptes sans les conseils avant d'observer les
préceptes avec les conseils. Pas plus qu'il n'est requis d'être un âne avant de
devenir un homme, ou d'avoir été marié avant d'embrasser la virginité. Il n'est
pas davantage nécessaire de pratiquer les commandements dans le siècle avant
d'entrer en religion. D'autant moins nécessaire que la vie séculière ne prépare
pas à la perfection religieuse, mais bien plutôt l'empêche.
Objections :
1. Il semble qu'on ne doive pas obliger par voeu à entrer en
religion. En effet, par la profession on astreint au voeu de religion. Mais, avant
la profession on accorde une année de probation selon la règle de saint Benoît
et un statut d'Innocent IV, qui a même défendu de contraindre personne à faire
profession avant l'achèvement de cette année de probation. Il semble donc que
l'on puisse bien moins encore lier les personnes vivant dans le siècle par le
voeu d'entrer en religion.
2. Saint Grégoire a écrit ceci, que les Décrets sont
appropriés : "On doit induire les Juifs à se convertir non pas par
contrainte mais par persuasion." Or c'est une nécessité pour celui qui
s'est lié par un voeu de l'accomplir. Donc on ne doit obliger personne à entrer
en religion.
3. Nul ne doit créer à autrui d'occasion de chute. Il est
écrit (Ex 21, 33) : "Si quelqu'un ouvre une citerne, et qu'un boeuf ou un
âne y tombe, le maître de la citerne paiera le prix de l'animal." Mais il
arrive souvent que, pour s'être obligés par voeu à entrer en religion, des gens
tombent dans le désespoir et en divers péchés. Il semble donc que personne ne
doit être obligé par voeu à entrer en religion.
Cependant :
Il est dit dans le Psaume (76, 12) : "Faites des voeux
au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les." Ce que la Glose commente
ainsi : "Il y a des voeux appropriés à chaque personne, comme la chasteté,
la virginité, etc. ; l’Écriture nous incite donc à faire des voeux. Or elle ne
nous invite qu'à ce qui est meilleur." Il est donc meilleur de s'obliger
par voeu à entrer en religion.
Conclusion :
Nous avons dit
plus haut, en parlant du voeu, qu'une même action accomplie en exécution d'un
voeu mérite plus de louange que faite sans voeu. Faire un voeu est un acte de
religion, c'est-à-dire d'une vertu particulièrement éminente. De plus, le voeu
affermit la volonté de l'homme dans l'intention de bien faire. Or, de même que
le péché est plus grave lorsqu'il procède d'une volonté obstinée dans le mal, de
même l'oeuvre bonne est plus louable lorsqu'elle vient d'une volonté confirmée
dans le bien par un voeu. Il est donc louable en soi de s'obliger par voeu à
entrer en religion.
Solutions :
1. Le voeu de religion est double. Il y a le voeu solennel
qui d'un homme fait un moine ou un frère d'un autre ordre, qu'on appelle
profession. Il doit effectivement être précédé d'une année de probation, comme
le dit l'objection. Il y a aussi le voeu simple. Celui qui le prononce n'est
pas moine ou religieux pour autant. Il est simplement obligé d'entrer en
religion. Et ce voeu-là n'a pas besoin d'être précédé d'une année de probation.
2. Ce texte de saint Grégoire s'entend d'une violence absolue.
Or la nécessité issue d'un voeu n'est pas une nécessité absolue, mais dépendant
d'une fin. C'est-à-dire que celui qui a fait un voeu ne peut plus parvenir au
salut à moins d'accomplir son voeu. Ce n'est pas une nécessité que l'on doive
éviter. Tout au contraire, dit saint Augustin : "Heureuse nécessité qui
nous conduit vers le meilleur !"
3. Faire le voeu d'entrer en religion, c'est affermir sa
volonté dans la poursuite du meilleur. Aussi ce voeu, considéré en lui-même, n’apporte-t-il
pas à l'homme une occasion de chute, il l'écarte plutôt. Mais si quelqu'un, en
transgressant son voeu, fait une chute plus grave, cela n'enlève rien à la
bonté du voeu, pas plus que la bonté du baptême n'est compromise si certains, après
le baptême, pèchent plus gravement.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Il est dit, en effet, dans les Décrets : "Le prêtre Consaldus, sous le
coup de la maladie, promit de se faire moine. Cependant il ne se donna pas à un
monastère ou à un abbé, ni ne mit par écrit sa promesse. Il se contenta de
résigner son bénéfice entre les mains d'un avocat. Ayant ensuite recouvré sa
santé, il refusa de se faire moine." Or les Décrets ajoutent :
"Nous décidons que le prêtre susdit recevra un bénéfice et des autels et
qu'il en jouira en paix." Ce qui n'aurait pas été possible s'il avait été
tenu d'entrer en religion. Donc on n'est pas tenu d'accomplir le voeu qu'on a
pu faire d'entrer en religion.
2. Nul n'est tenu de faire ce qui n'est pas en son pouvoir.
Mais il n'est pas au pouvoir de chacun d'entrer en religion. Il faut que ceux
qui auraient à le recevoir y consentent. Il semble donc qu'on ne soit pas tenu
d'accomplir le voeu par où l'on s'est obligé d'entrer en religion.
3. Un voeu moins utile ne saurait préjudicier à un voeu plus
utile. Mais le voeu d'entrer en religion peut empêcher d'accomplir le voeu de
se croiser pour secourir la Terre sainte. Or ce dernier voeu paraît plus utile,
parce qu'il entraîne la rémission des péchés. Il semble donc que le voeu
d'entrer en religion ne doive pas nécessairement être accompli.
Cependant :
Il est écrit (Qo 5, 3) : "Si tu fais un voeu à Dieu, ne
tarde pas à t'acquitter. C'est une chose qui déplaît à Dieu qu'une promesse
sotte et qu'on ne tient pas." Et sur ce mot du Psaume (76, 12) : "Faites
des voeux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les", la Glose porte :
"Faire un voeu est matière de conseil. Mais quand le voeu a été fait, son
accomplissement est rigoureusement exigé."
Conclusion :
Nous avons
expliqué plus haut, en parlant du voeu, que le voeu est une promesse faite à
Dieu et portant sur des choses qui ont relation à Dieu. Or, dit saint Grégoire :
"Si c'est une règle parmi les hommes que les contrats passés de bonne foi
ne peuvent être rompus pour quelque motif que ce soit, combien plus cet
engagement pris envers Dieu doit-il être tenu sous peine de châtiment."
C'est pourquoi l'on est tenu en rigueur de faire ce qu'on a voué, du moment
qu'il s'agit de quelque chose qui soit relatif à Dieu. Or il est manifeste que
l'entrée en religion est très particulièrement dans ce cas, puisqu'elle
représente, nous l'avons dit, une consécration totale au service de Dieu. En
conclusion, celui qui a fait voeu d'entrer en religion y est tenu suivant
l'intention qu'il a eue de s'y obliger. C'est-à-dire que s'il a eu l'intention
de s'y obliger absolument, il est tenu d'entrer le plus tôt possible et dès que
les empêchements légitimes auront disparu. S'il s'est obligé pour une date
déterminée ou sous telle condition, il est tenu d'entrer en religion au temps
prévu ou lorsque la condition se trouve réalisée.
Solutions :
1. Ce prêtre n'avait pas fait un voeu solennel mais un voeu
simple. De la sorte, il n'était pas devenu moine et il n'y avait pas lieu de le
contraindre à vivre dans un monastère, et à abandonner son église. Cependant, au
for de la conscience, il s'imposait de lui conseiller de tout abandonner et
d'entrer en religion. C'est ainsi que, dans une décrétale, on conseilla à un
évêque de Grenoble, qui avait reçu l'épiscopat après avoir fait le voeu d'entrer
en religion et sans l'avoir accomplis "de résigner le gouvernement de son
Église, s'il désirait mettre ordre à sa conscience, et de rendre au Très-Haut
ce qu'il avait voué".
2. Nous l'avons expliqué plus haut en traitant du voeu : celui
qui s'oblige par voeu à entrer dans tel ordre religieux, est tenu de faire son
possible pour être admis dans cet ordre. S'il a eu l'intention de s'obliger
purement et simplement à entrer en religion, il doit, si un ordre religieux
refuse de l'accueillir, s'adresser à un autre. Si au contraire il a eu
l'intention de s'obliger à entrer dans tel ordre déterminé, c'est à cela qu'il
est tenu, et pas à autre chose.
3. Le voeu de religion, puisqu'il est perpétuel, l'emporte sur
le voeu de faire le pèlerinage de Terre sainte, qui est temporaire. Les Décrets
nous ont conservé cette décision d'Alexandre III : "Celui qu'on voit
changer un service temporaire en l'observance perpétuelle de la vie religieuse
n'est pas le moins du monde coupable d'avoir violé son voeu."
Mais on peut
raisonnablement prétendre que par l'entrée en religion on obtient aussi la
rémission de tous ses péchés. Si l'on peut satisfaire pour ses péchés moyennant
quelques aumônes, selon cette parole (Dn 4, 24) : "Rachète tes péchés par
des aumônes", à plus forte raison doit-on considérer comme satisfaction
suffisante la consécration totale de soi-même au service de Dieu par l'entrée
en religion. Cette manière de satisfaire surpasse toutes les autres, y compris,
d'après les Décrets, la pénitence publique. Saint Grégoire précise :
"comme l'holocauste surpasse le sacrifice." Aussi lisons-nous dans
les Vies des Pères que ceux qui entrent en religion reçoivent la
même grâce que les baptisés. Si cependant ils ne recevaient pas remise entière
de la peine du péché, l'entrée en religion n'en demeurerait pas moins plus
utile que le pèlerinage de Terre sainte pour ce qui regarde le progrès dans le
bien. Et c'est une considération qui l'emporte sur le souci de se voir absous
de la peine due au péché.
Objections :
1. Il semble bien. Il vaut mieux en effet ne pas entrer en
religion que d'en sortir après y être entré, selon cette parole (2 P 2, 21) :
"Il valait mieux pour eux ne pas connaître la vérité que de l'abandonner
après l'avoir connue." Et dans saint Luc (9, 62) : "Quiconque a mis
la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume de Dieu."
Or celui qui a fait voeu d'entrer en religion est obligé d'y entrer, avons-nous
dit. Donc il est tenu aussi d'y demeurer toujours.
2. On doit éviter ce qui scandaliserait les autres et leur
donnerait un mauvais exemple. Mais sortir de la vie religieuse après y être
entré, et retourner au siècle, c'est donner un mauvais exemple aux autres et
les scandaliser, en les détournant d'entrer en religion et en les provoquant à
en sortir. Il semble donc que celui qui a fait voeu d'entrer en religion doit y
demeurer toujours.
3. Le voeu de religion est considéré comme un voeu perpétuel.
C'est même pour cela, avons-nous dit, qu'il doit être mis au-dessus des voeux
temporaires. Mais cela ne serait pas si quelqu'un, ayant fait voeu d'entrer en
religion, y entrait avec le propos d'en sortir. Il semble donc que celui qui a
fait voeu d'entrer en religion, soit tenu, non seulement d'y entrer, mais d'y
demeurer toujours.
Cependant :
Le voeu qui
constitue la profession même, précisément parce qu'il oblige à demeurer
toujours dans la vie religieuse, exige au préalable une année de probation, qui
n'est pas requise pour le voeu simple, par où l'on s'oblige à entrer en
religion. Il semble donc que celui qui fait voeu d'entrer en religion ne soit
pas tenu d'y demeurer toujours.
Conclusion :
L'obligation du
voeu a son origine dans la volonté. "Faire voeu, observe en effet saint Augustin,
est un acte de volonté." L'obligation du voeu a donc exactement la même
étendue que la volonté et l'intention de celui qui fait voeu. Donc, s'il entend
s'engager, non seulement à entrer en religion, mais à y demeurer toujours, il
est tenu d'y persévérer. Mais s'il s'est proposé d'embrasser la vie religieuse
à titre d'essai et en gardant la liberté d'y rester ou d'en sortir, il est
évident qu'il n'est pas obligé de persévérer. Si sa pensée a été de s'obliger à
entrer en religion, simplement et sans rien préciser touchant la possibilité
d'en sortir ou la nécessité d'y demeurer, il semble que son obligation doive
s'interpréter conformément au droit commun, qui accorde aux candidats à la vie
religieuse une année de probation. D'où il suit qu'il n'est pas tenu de
persévérer dans la vie religieuse.
Solutions :
1. Il vaut mieux entrer dans la vie religieuse à titre
d'essai que de ne pas y entrer du tout. On se dispose, ce faisant, à y demeurer
toujours. On n'est fondé à reprocher à quelqu'un de retourner ou de regarder en
arrière que s'il n'accomplit pas ce qu'il a promis. Autrement, quiconque
accomplit une oeuvre bonne pendant un temps donné, s'il ne continuait pas
indéfiniment, devrait être tenu pour inapte au royaume de Dieu. Ce qui est
évidemment faux.
2. Celui qui entre en religion, s'il en sort, surtout pour un
motif raisonnable, ne scandalise pas, ni ne donne le mauvais exemple. S'il
arrivait que quelqu'un en fût scandalisé, ce scandale lui serait imputable à lui-même,
nullement à celui qui abandonne. Celui-ci a fait ce qu'il avait le droit de
faire, et avec une bonne raison, comme la maladie ou la faiblesse.
3. Celui qui n'entre que pour sortir sur-le-champ ne semble
pas satisfaire à son voeu parce qu'il ne voulait pas cela quand il a fait son
voeu. Il doit donc changer de propos et vouloir à tout le moins faire l'essai
de la vie religieuse, pour expérimenter si elle lui convient. Mais il n'est pas
tenu d'y demeurer toujours.
Objections :
1. Il semble que non. En effet, une décrétale porte : "Que
nul ne reçoive la tonsure s'il n'a l'âge requis et ne le demande." Mais il
ne semble pas que les enfants aient l'âge ou la liberté voulus, puisqu'ils
n'ont pas l'usage parfait de la raison. Donc, semble-t-il, on ne doit pas les
recevoir dans la vie religieuse.
2. L'état religieux semble être un état de pénitence. Le mot
religion vient, en effet, de relier (religare) ou de réélire (reeligere),
si nous en croyons saint Augustin. Mais la pénitence ne convient pas aux
enfants. Il semble donc qu'ils ne doivent pas entrer en religion.
3. L'obligation du voeu est pareille à celle du serment. Or, avant
l'âge de quatorze ans, les enfants, disent les Décrets, ne doivent pas
se lier par un serment. Il semble donc qu'ils ne puissent pas non plus se lier
par un voeu.
4. Il semble illicite d'imposer à quelqu'un une obligation qui
pourra être légitimement annulée. Or s'il arrive que des impubères s'obligent à
la vie religieuse, leurs parents ou tuteurs ont le droit de les empêcher. C'est
spécifié dans les Décrets :
"S'il arrive qu'une jeune fille, avant d'avoir atteint douze ans, prenne
d'elle-même le voile, ses parents et tuteurs, s'ils le veulent, peuvent
sur-le-champ annuler son acte." Il est donc illicite de recevoir les
enfants à la vie religieuse ou de les laisser s'y obliger, surtout avant qu'ils
aient atteint la puberté.
Cependant :
Le Seigneur a dit
(Mt 19, 14) : "Laissez venir à moi les enfants et gardez-vous de les en
empêcher." Ce qu'Origène commente ainsi : "Avant d'avoir compris ce
que c'est que la justice, les disciples de Jésus reprennent ceux qui présentent
au Christ des adolescents et des enfants. Mais le Seigneur engage ses disciples
à prendre à coeur le bien de ces petits. C'est à quoi nous devons faire
attention pour ne pas mépriser, sous prétexte de sagesse supérieure, et comme
des personnes qui se croient grandes, les petits parmi nos frères, en empêchant
les enfants de venir à Jésus."
Conclusion :
Nous l'avons dit, il
y a deux sortes de voeux de religion.
- 1° Il y a le voeu simple, qui consiste
uniquement dans une promesse faite à Dieu après une juste délibération
intérieure. Ce voeu tient son efficacité du droit divin. Il peut cependant être
empêché pour deux raisons. D'abord, parce qu'il n'y a pas eu délibération.
C'est ainsi que les Décrétales déclarent sans valeur les voeux des
déments. Les enfants qui n'ont pas encore le parfait usage de la raison, ce qui
les rend incapables de tromperie se trouvent dans le même cas. Communément, cet
âge de raison, ou, comme l'on dit, de puberté, se place à quatorze ans pour les
garçons, à douze ans pour les filles. Plus tôt chez certains, plus tard chez
d'autres, selon les dispositions naturelles de chacun. Le voeu simple est sans
effet, en outre, si l'on voue à Dieu ce dont on n'a pas la libre jouissance.
Tel est le cas de l'esclave, même jouissant de l'usage de la raison, qui fait
le voeu d'entrer en religion, ou qui reçoit les ordres à l'insu de son maître.
Le maître, disent les Décrets, peut annuler cela. Or le petit garçon ou
la petite fille qui n'ont pas encore atteint l'âge de puberté sont
naturellement au pouvoir de leur père pour disposer de leur vie. Le père pourra
donc révoquer leur voeu ou l'accepter, selon qu'il lui plaira. C'est ce qui est
dit expressément au livre des Nombres (30, 4) au sujet de la femme. Ainsi donc,
si un enfant, avant l'âge de puberté et n'ayant pas encore le plein usage de la
raison, émet un voeu simple, il n'est pas lié par son voeu. Si, bien que
n'ayant pas l'âge de puberté, il a l'usage de la raison, son voeu l'oblige pour
ce qui le regarde. Mais cette obligation peut être enlevée par l'autorité de
son père, au pouvoir duquel il se trouve toujours, parce que la loi en vertu de
laquelle une personne est soumise à une autre envisage le cours habituel des
choses. Mais s'il a dépassé l'âge de puberté, l'autorité des parents ne peut
plus révoquer son voeu.
Toutefois, s'il
n'avait pas l'usage parfait de la raison, son voeu ne l'obligerait pas devant
Dieu. - 2° Il en est autrement du voeu
solennel, qui fait le moine ou le religieux. Ce voeu est soumis au pouvoir
de l'Église en raison de la solennité qui lui est jointe. Or l'Église envisage
le cours habituel des choses. C'est pourquoi la profession faite avant l'âge de
puberté, même par quelqu'un qui a le plein usage de la raison et qui est
capable de tromperie, ne saurait faire un religieux de celui qui l'a émise.
Mais si les
enfants ne peuvent faire profession avant l'âge de puberté, ils peuvent, du
consentement de leurs parents, être reçus en religion pour y être élevés. Nous
lisons au sujet de saint Jean Baptiste (Lc 1, 80) : "L'enfant grandissait
et se fortifiait en esprit et vivait dans les déserts." Aussi au dire de
saint Grégoire, "les nobles romains se mirent-ils à donner leurs fils à
saint Benoît, qui les élèverait pour le Dieu Tout-Puissant". Et c'est une
excellente chose, selon cette parole (Lm 3, 27) : "C'est un bien pour
l'homme d'avoir porté le joug depuis son adolescence." C'est d'ailleurs la
pratique commune d'appliquer les enfants aux professions et métiers où ils
devront vivre.
Solutions :
1. L'âge légitime pour être tonsuré en faisant le voeu
solennel de religion, c'est l'âge de puberté, où l'homme devient capable
d'exercer sa libre volonté. Mais l'âge légitime pour être tonsuré en vue d'être
élevé dans la vie religieuse peut devancer les années de la puberté.
2. Nous avons dit que l'état religieux était principalement
ordonné à acquérir la perfection. A ce point de vue, il convient aux enfants, qui
se laissent facilement former. C'est par voie de conséquence qu'on l'appelle un
état de pénitence, en tant que les occasions de péché se trouvent supprimées
par l'observance religieuse.
3. Les enfants, ainsi que le disent les Décrets, ne
doivent pas être forcés de faire voeu pas plus que de faire serment. Mais s'ils
s'obligent à quelque chose par voeu ou par serment, ils sont liés devant Dieu, pourvu
qu'ils aient l'usage de la raison, bien qu'ils ne le soient pas devant l’Église
avant l'âge de quatorze ans.
4. Ce texte des Nombres ne blâme pas la femme qui, n'étant
encore qu'un enfant, fait un voeu sans le consentement de ses parents. Les
parents peuvent cependant le révoquer. Ce qui montre bien qu'elle ne pèche pas
en faisant un voeu. Il est seulement entendu qu'elle s'oblige pour ce qui la
regarde elle-même, sans préjudice de l'autorité paternelle.
Objections :
1. Il semble bien. En effet, il n'est pas permis d'omettre un
devoir nécessaire au profit d'un acte facultatif Or l'assistance aux parents
tire sa nécessité du précepte qui ordonne de les honorer. Aussi saint Paul
a-t-il écrit (1 Tm 5. 4 Vg) : "Si une veuve a des enfants ou des
petits-enfants, la première chose à lui apprendre, c'est à gouverner sa maison
et à payer ses proches de retour." L'entrée en religion, en revanche, est
facultative. Il ne semble donc pas qu'on puisse, pour entrer en religion, négliger
ses devoirs envers ses parents.
2. La dépendance du fils envers ses parents semble plus grande
que celle de l'esclave envers son maître. Car la filiation est un fait naturel,
tandis que l'esclavage a son origine dans la malédiction du péché (Gn 9, 25-26).
Or l'esclave n'a pas le droit d'abandonner le service de son maître pour entrer
en religion ou pour recevoir un ordre sacré. C'est dit dans les Décrets. Donc,
on n'a pas le droit, et beaucoup moins encore, d'abandonner le service de ses
parents pour entrer en religion.
3. La dette d'un fils vis-à-vis de ses parents est plus sacrée
que celle d'un débiteur vis-à-vis d'un créancier. Mais ceux qui doivent de
l'argent à d'autres ne peuvent entrer en religion. C'est interdit par les Décrets
: "Ceux que la loi oblige à des redditions de comptes, s'il arrive qu'ils
demandent à être reçus dans un monastère, on ne doit pas y consentir tant
qu'ils n'ont pas obtenu décharge." Donc beaucoup moins encore, semble-t-il,
des fils ont-ils le droit de laisser le service de leurs parents pour entrer en
religion.
Cependant :
Il est écrit de Jacques et Jean (Mt 4, 22) : "Laissant
leurs filets et leur père, ils suivirent le Seigneur." Sur quoi saint Hilaire
remarque : "Cela nous apprend que nous devons suivre le Christ sans nous
laisser retenir par le souci de la vie du siècle et l'attachement à la maison
paternelle."
Conclusion :
Nous l'avons dit à
propos de la piété filiale, les parents en tant que tels ont qualité de
principes. C'est pourquoi il leur revient essentiellement d'avoir la charge de
leurs enfants. Aussi ne serait-il pas permis à quelqu'un qui aurait des enfants
d'entrer en religion sans se soucier aucunement d'eux et sans avoir pourvu à
leur éducation. Il est écrit, en effet (1 Tm 5, 8) : "Si quelqu'un néglige
de prendre soin des siens, il a renié la foi, il est pire qu'un infidèle."
Toutefois, par accident, il peut arriver que les parents aient droit à
l'assistance de leurs enfants, s'ils se trouvent en quelque nécessité.
Donc, si les parents
se trouvent dans une telle nécessité que seule l'aide de leurs enfants peut
convenablement y pourvoir, ces enfants n'ont pas le droit d'abandonner le soin
de leurs parents pour entrer en religion. Si leur nécessité n'est pas telle
qu'ils aient sérieusement besoin de l'assistance de leurs enfants, ceux-ci
peuvent abandonner le service de leurs parents et entrer en religion même
contre leur défense. Parvenu à l'âge de puberté, quiconque n'est pas esclave
jouit du droit de disposer de sa vie, et très particulièrement pour ce qui
regarde le service de Dieu. "Nous devons, pour vivre, plus d'obéissance au
Père des Esprits qu'à nos parents selon la chair", dit l'Apôtre (He 12, 9).
Aussi lisons-nous (Mt 8, 21 ; Lc 9, 59), que le Seigneur reprit ce disciple qui
refusait de le suivre immédiatement en alléguant la nécessité de donner la
sépulture à son père. "Il y avait d'autres personnes capables d'y pourvoir",
remarque saint Jean Chrysostome.
Solutions :
1. Le précepte d'honorer ses parents ne vise pas seulement
l'assistance matérielle, mais encore le service spirituel, et les témoignages
de respect. Ainsi ceux qui sont en religion peuvent-ils continuer d'observer ce
précepte en priant pour leurs parents, en leur donnant les témoignages de
respect et l'assistance compatibles avec l'état religieux. Ceux qui vivent dans
le siècle observent eux-mêmes ce précepte de façon assez différente suivant la
situation qu'ils occupent.
2. L'esclavage, étant un châtiment du péché, prive l'homme de
droits qui, autrement, lui appartiendraient. C'est ainsi que l'esclave ne peut
plus disposer de sa personne. "L'esclave, en tout ce qu'il est, appartient
à son maître." Mais l'enfant ne doit pas souffrir préjudice du fait de sa
dépendance à l'égard de son père, au point de ne pouvoir disposer librement de
lui-même pour se consacrer au service de Dieu, car cela intéresse au plus haut
degré le bien de l'homme.
3. Celui qui est sous le coup d'une obligation déterminée n'a
pas le droit de s'y soustraire, même s'il en a la possibilité. Donc, si
quelqu'un se trouve obligé de rendre des comptes ou d'acquitter une dette
précise, il n'a pas le droit de passer outre à cette obligation pour entrer en
religion. Toutefois, s'il doit de l'argent et qu'il n'ait pas de quoi
s'acquitter, il est tenu de faire ce qu'il peut, comme d'abandonner une partie
de ses biens à son créancier. Selon le droit civil, un homme libre répond de
ses dettes sur ses biens, mais non sur sa personne même. La personne d'un homme
libre surpasse toute estimation pécuniaire. Aussi, lorsqu'il a fait abandon de
ses biens, a-t-il le droit d'entrer en religion, sans être obligé de demeurer
dans le monde pour y gagner de quoi éteindre sa dette. Mais le fils n'a pas
vis-à-vis de son père de dette précise, du moins en dehors du cas de nécessité,
comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas. Parlant de celui qui a charge d'âmes, saint
Grégoire a dit : "C'est pour lui un avertissement terrible que cette
parole (Pr 6, 1 Vg) : "Mon fils, en cautionnant ton ami, tu t'es rendu
prisonnier d'un étranger". Et il poursuit : "Cautionner son ami, c'est
prendre à ses propres risques la responsabilité d'un autre." Mais celui
qui est lié à un autre en qualité de débiteur ne peut entrer en religion avant
de s'être acquitté de sa dette s'il le peut. Donc, puisque le prêtre peut
prendre soin des âmes dont il a accepté la charge au péril de son salut, il
apparaît qu'il n'a pas le droit de laisser sa charge pour entrer en religion.
2. Ce qui est permis à l'un est permis au même titre à tous
ses semblables. Mais, si tous les prêtres ayant charge d'âmes entraient en
religion, le peuple chrétien demeurerait sans pasteurs, ce qui est
inadmissible. Donc les curés n'ont pas le droit d'entrer en religion.
3. Entre tous les actes auxquels sont ordonnés les religieux, le
principal est la communication à autrui de leur contemplation. Mais ces sortes
d'actes sont de la compétence des curés et archidiacres, dont c'est justement
l'office de prêcher et de confesser. Il ne semble donc pas permis au curé et à
l'archidiacre d'entrer en religion.
Cependant :
Nous lisons dans
les Décrets : "S'il
arrive qu'un prêtre séculier, gouvernant, sous l'autorité de l'évêque, une
Église confiée à ses soins, se sent poussé par l'Esprit Saint d'aller faire son
salut dans un monastère ou chez des chanoines réguliers, qu'il aille librement,
de par notre autorité, même si l'évêque s'y oppose."
Conclusion :
Nous avons dit
plus haut que l'obligation du voeu perpétuel l'emporte sur toute autre. Or
c'est le privilège des évêques et des religieux de s'obliger par un voeu
perpétuel et solennel à s'appliquer au service de Dieu. Mais les curés et
archidiacres ne sont pas, comme les évêques, voués au soin des âmes par un voeu
perpétuel et solennel. Les évêques ne peuvent pour aucun motif se démettre de
leur charge, à moins d'y avoir été autorisés par le pontife romain, d'après une
décrétale. Mais les curés et archidiacres peuvent résilier leur charge
entre les mains de l'évêque sans avoir besoin de la permission du pape, qui a
seul le droit de dispense en matière de voeux perpétuels. Il est donc évident
que curés et archidiacres sont libres d'entrer en religion.
Solutions :
1. Les curés et archidiacres se sont obligés de prendre soin
de leurs sujets aussi longtemps qu'ils conserveraient leur charge. Mais ils ne
se sont pas engagés à la conserver toujours.
2. Saint Jérôme répond : "Et cependant, les religieux
subissent la cruelle morsure de ta langue de vipère ! Si tout le monde se
cloître, dis-tu, et se retire au désert, qui assurera le service des Églises ?
Qui gagnera (à Dieu) les gens du monde ? Qui exhortera les pécheurs à la vertu
? A ce compte-là, si tout le monde se laisse gagner à ta folie, qui pourra être
sage ? La virginité non plus, il ne faudra pas l'approuver. Si tout le monde
allait se mettre à la pratiquer et à délaisser les noces, ce serait la fin du
genre humain. Mais la vertu est rare et n'est pas désirée par le plus grand
nombre." Il est donc évident que cette crainte est stupide, comme celle de
l'homme qui craindrait de puiser de l'eau pour ne pas mettre le fleuve à sec.
3. La solution ressort de ce qui a été dit.
Objections :
1. Il ne semble pas, même pour embrasser une vie plus rigoureuse.
"Ne désertez pas notre assemblée, comme certains en ont l'habitude," a
écrit l'Apôtre (He 10, 25). Et la Glose commente : "C'est le cas de ceux
qui cèdent à la crainte de la persécution ou qui, par le sentiment présomptueux
de leur mérite propre, s'éloignent des pécheurs et des imparfaits pour faire
figure de justes." Mais c'est ce que semblent faire ceux qui passent d'une
religion à une autre plus parfaite. Donc cela paraît interdit.
2. La profession des moines est plus rigoureuse que celle des
chanoines réguliers, déclare une décrétale. Mais il n'est pas permis aux
chanoines réguliers d'embrasser l'état monastique. Un Décret le leur
défend : "Nous mandons et défendons à quiconque a fait profession de
chanoine régulier d'entrer chez les moines, à moins qu'il n'ait commis, ce qu'à
Dieu ne plaise, une faute publique." Il semble donc qu'il ne soit pas
permis de passer d'une religion à une autre, même plus parfaite.
3. Aussi longtemps qu'on le peut, on est obligé d'accomplir ce
qu'on a promis par voeu. Si quelqu'un, par exemple, a voué la continence, même
après avoir contracté mariage par l'échange des consentements et avant de
s'unir charnellement à sa femme, il est tenu d'observer son voeu, ce qu'il peut
faire en entrant en religion. Donc, si l'on peut passer licitement d'une
religion à une autre, celui qui en aurait fait le voeu lorsqu'il était encore
dans le monde se trouverait dans l'obligation de l'exécuter. Ce qu'on ne peut
admettre, parce que cela ne va généralement pas sans scandale. Donc un religieux
ne peut passer d'un ordre à un autre, même plus strict.
Cependant :
Nous lisons dans
les Décrets : "Si des
vierges consacrées, pour le salut de leur âme et en vue d'y trouver une vie
plus sévère, veulent passer à un autre monastère pour y demeurer, le Concile le
leur permet." Apparemment, cette règle vaut pour tous les religieux. Donc
on peut passer d'un ordre à un autre.
Conclusion :
Il n'est pas
louable de passer d'un ordre à un autre, hormis le cas de grande utilité ou de
nécessité. D'abord, c'est d'ordinaire un sujet de scandale pour ceux que l'on
quitte. Ensuite, il est plus facile de progresser dans une vie religieuse à
laquelle on est accoutumé que dans une vie religieuse à laquelle on ne l'est
pas, toutes choses égales d'ailleurs. C'est ce que dit l'abbé Nesteros : "Il
est utile à chacun de persévérer dans le dessein qu'il a formé et, avec grande
application et diligence, de se hâter de conduire à sa perfection l'ouvrage
qu'il a entrepris, jamais il ne faut abandonner la profession qu'on a embrassée."
Et il en donne la raison : "Il est impossible à un homme d'exceller
également dans toutes les vertus. S'il veut l'entreprendre, il se condamne
fatalement, pour avoir voulu les poursuivre toutes, à n'en atteindre aucune
parfaitement." Or les divers ordres se surpassent mutuellement en telle ou
telle oeuvre de vertu.
Il peut cependant
arriver qu'il soit louable de passer d'un ordre à un autre dans l'un ou l'autre
des trois cas suivants. D'abord, lorsqu'on y est poussé par le désir d'une vie
religieuse plus parfaite. Seulement, on voudra bien se rappeler ce que nous
avons dit : que l'excellence d'un ordre religieux ne se mesure pas à la rigueur
de sa discipline, mais premièrement à la valeur des fins qu’il poursuit, et
secondement à la judicieuse adaptation de ses observances à la fin voulue.
Ensuite, parce que l'ordre auquel on appartient est déchu de sa nécessaire
régularité. Si, dans un ordre plus parfait, les religieux s'abandonnent à une
vie relâchée, il peut devenir louable de passer à un ordre moins relevé mais de
plus grande régularité. C'est ainsi que l'abbé Jean raconte qu'il passa de la
vie érémitique, dont il avait fait profession, à la vie cénobitique, moins
parfaite, parce que la vie érémitique avait commencé de décliner et d'être
médiocrement observée. Enfin, pour cause de maladie ou de mauvaise santé :
Il arrive en effet que l'on ne puisse plus observer la discipline d'un ordre
plus sévère, tout en demeurant capable de suivre l'observance d'un ordre plus
large.
Il y a cependant
une différence entre ces trois cas. Dans le premier, il convient par humilité
de demander la permission. S'il est reconnu que l'ordre nouveau est plus
parfait, cette permission ne peut être refusée. "S'il y a doute, c'est le
jugement du supérieur qui fait loi", déclare une décrétale. Le jugement du
supérieur est pareillement requis dans le deuxième cas. Dans le troisième, il
faut en plus une dispense proprement dite.
Solutions :
1. Ceux qui passent à un ordre plus relevé ne le font pas par
présomption et pour paraître saints, mais par dévotion et pour le devenir.
2. L'une et l'autre religion, celle des moines et celle des
chanoines réguliers, sont vouées aux oeuvres de la vie contemplative. Parmi ces
oeuvres, les principales consistent dans la célébration des mystères divins, célébration
à laquelle est directement ordonné l'ordre des chanoines réguliers, qui sont
proprement des religieux clercs. Les moines au contraire, précisent les Décrets
ne sont pas, nécessairement et de soi, des clercs. Aussi, bien que l'ordre monastique
soit de plus stricte observance, les moines laïcs auraient-ils le droit de
passer à l'ordre des chanoines. C'est la pensée de saint Jérôme : "Vis
dans le monastère de façon à mériter d'être promu au rang des clercs." Mais
la réciproque n'est pas vraie, comme on peut le voir dans les Décrets. Cependant
si les moines sont des clercs voués aux saints mystères, ils possèdent ce qui
fait le chanoine régulier, dans une observance sévère. C'est ce qui permet aux
chanoines réguliers de passer à l'ordre monastique, après avoir demandé la
permission à leur supérieur. Les Décrets le disent expressément.
3. Le voeu solennel par lequel le religieux s'est obligé à une
vie religieuse de moindre perfection l'emporte sur le voeu simple par lequel il
s'est engagé à une forme plus relevée de vie religieuse. S'il contractait
mariage, ce mariage serait valide en dépit de son voeu simple, tandis qu'il ne
l'est pas après le voeu solennel. Aussi celui qui a déjà fait profession dans
un ordre moindre n'est-il pas tenu d'accomplir le voeu simple qu'il a émis
d'entrer dans un ordre plus relevés.
Objections :
1. Il semble que personne ne doit engager les autres à entrer
en religion. En effet, saint Benoît ordonne dans sa Règle "de ne pas accueillir facilement ceux qui demandent à
entrer en religion et de s'assurer que c'est l'Esprit de Dieu qui les y pousse".
Saint Cassien enseigne la même doctrine. Beaucoup moins encore est-il permis
d'engager quelqu'un à entrer en religion.
2. Le Seigneur a dit (Mt 23, 15) : "Malheur à vous qui
courez mers et continents pour faire un seul prosélyte. Et lorsque vous y avez
réussi vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous." Mais
c'est bien ce que semblent faire ceux qui recrutent des candidats pour la vie
religieuse. Il semble donc que leur conduite soit blâmable.
3. Il n'est pas permis d'induire autrui à ce qui doit lui être
préjudiciable. Or il arrive qu'en persuadant à quelqu'un d'entrer en religion, on
lui porte préjudice. Il peut se faire en effet qu'il se soit obligé à embrasser
une forme plus parfaite de vie religieuse. Il semble donc que ce ne soit pas
une pratique louable d'engager certains à la vie religieuse.
Cependant :
Il est écrit (voir
Ex 26, 3) : "La courtine doit tirer à soi la courtine." Donc un homme
doit en attirer un autre au service de Dieu.
Conclusion :
Non seulement ceux
qui en attirent d'autres à la vie religieuse ne pèchent pas, mais ils méritent
une grande récompense. Il est écrit, en effet (Jc 5, 20) : "Celui qui
ramène un pécheur de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira la
multitude de ses péchés." Et aussi (Dn 12, 3) : "Ceux qui enseignent
la justice à un grand nombre brilleront comme des étoiles pour toute l'éternité."
Un triple désordre
pourrait cependant se produire dans cet appel :
- 1° Si l'on
contraignait quelqu'un à entrer en religion en usant de violence, ce qui est
interdit par les Décrets.
- 2° Si l'on
attirait quelqu'un à la vie religieuse par des présents, ce qui est de la
simonie, interdite aussi par les Décrets. Mais il ne s'agit pas de cela
si l'on procure le nécessaire à un pauvre vivant dans le monde, pour l'élever
en vue de la vie religieuse, où, si on lui fait de petits cadeaux pour gagner
son amitié.
- 3° Si on
l'alléchait par des mensonges, car on risquerait le danger de voir revenir en
arrière, lorsqu'il découvrirait la tromperie, le candidat à la vie religieuse, dont
"l'état final deviendrait ainsi pire que son état antérieur" (Lc 11, 26).
Solutions :
1. Ceux qui sont attirés à la vie religieuse n'en auront pas
moins à subir une année de probation, où ils feront l'épreuve de ses
difficultés. Il n'est donc pas question d'accueillir facilement ceux qui
veulent entrer en religion.
2. D'après saint Hilaire, cette parole du Seigneur vise le
zèle pervers des Juifs, qui, après la prédication du Christ, attirent au culte
judaïque les païens et même les chrétiens. Par là ils les font deux fois fils
de la géhenne, puisque leurs péchés antérieurs ne sont pas remis dans le
judaïsme, et qu'ils y ajoutent la faute nouvelle de l'incroyance judaïque. En
ce sens, la parole qu'on nous objecte ne se rapporte pas à la question.
Mais d'après saint
Jérôme elle viserait les juifs eux-mêmes de l'âge antérieur au Christ, où la
pratique des observances légales était permise. Et voici quel en serait le sens
: "Le converti au judaïsme, du temps qu'il était païen, était simplement
dans l'erreur. Devant les vices de ses maîtres, il retourne à son vomissement
et redevient païen ; le voilà donc prévaricateur et digne d'un châtiment plus
sévère." En attirer d'autres au culte de Dieu ou à la vie religieuse n'est
donc l'objet d'aucun blâme. Ce qui est répréhensible, c'est de donner le
mauvais exemple à celui qu'on a converti, et de le rendre ainsi pire qu'il
n'était.
3. Le moins est inclus dans le plus. C'est pourquoi celui qui
est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre moindre, peut
parfaitement être attiré à un ordre plus parfait. Il faut cependant réserver le
cas où quelque raison particulière y ferait obstacle, comme un motif de santé, ou
l'espoir d'un plus grand progrès dans un ordre moindre. En revanche, celui qui
est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre plus parfait ne peut
être légitimement attiré dans un ordre moindre. Sauf, bien entendu, pour une
raison particulière et évidente, et avec dispense du supérieur.
Objections :
1. Il paraît qu'on ne peut approuver celui qui entrerait en
religion sans avoir pris conseil de beaucoup de gens et avoir commencé par une
longue délibération. En effet, il est écrit (1 Jn 4, 1) : "N'allez pas
croire à toutes les inspirations. Éprouvez-les pour voir si elles viennent de
Dieu." Or il arrive que le propos d'entrer en religion ne vienne pas de
Dieu, puisque très souvent il est anéanti par la sortie du candidat. Car on lit
dans les Actes (5, 38) : "Si ce dessein vient de Dieu, vous n'arriverez
pas à le détruire." Il semble donc qu'il faille longuement examiner toutes
choses avant d'entrer en religion.
2. "Examine ton affaire avec ton ami", disent les
Proverbes (25, 9 Vg). Mais c'est pour un homme une grande affaire que de
changer d'état. Donc, il semble qu'on ne doit pas entrer en religion sans en
avoir d'abord discuté avec ses amis.
3. Le Seigneur présente cette parabole (Lc 14, 28) : "de
l'homme qui a conçu le projet de bâtir une tour, et qui commence par s'asseoir
pour supputer la dépense nécessaire et voir s'il a ce qu'il faut pour mener à
terme une pareille entreprise". Il ne veut pas s'exposer à cette injure :
"Voici an homme qui a commencé à bâtir, mais qui n'a pas pu achever."
Ces ressources nécessaires pour bâtir une tour, remarque saint Augustin, "ce
n'est rien d'autre que l'abandon que chacun doit faire de tous ses biens".
Or il arrive que beaucoup n'en sont pas capables, pas plus que de porter le
poids des autres observances religieuses. C'est à eux que pense l'Écriture
lorsqu'elle dit (1 S 17, 39) : "David ne pouvait pas marcher avec l'armure
de Saül, dont il n'avait pas l'habitude." Il semble donc que l'on ne doive
pas entrer en religion avant d'avoir longuement délibéré et pris conseil tout
autour de soi.
Cependant :
Il est écrit (Mt 4,
20) qu'à l'appel du Seigneur Pierre et André, "sur-le-champ, abandonnant
leurs filets, le suivirent." Sur quoi saint Jean Chrysostome remarque :
"Le Christ veut de nous une obéissance telle que nous ne tardions pas même
un instant."
Conclusion :
Les entreprises
importantes et douteuses, dit Aristote, demandent qu'on en
délibère longuement et qu'on s'entoure de conseils. En revanche, les
consultations sont superflues lorsqu'il s'agit d'affaires sûres et bien
déterminées. Touchant l'entrée en religion, on peut considérer trois choses :
- 1° Cette entrée
elle-même, dont il est évident qu'elle représente un bien supérieur. Celui qui
en doute fait injure au Christ, qui en fait l'objet d'un conseil. "L'Orient
t'appelle, c'est-à-dire le Christ, s'écrie saint Augustin et tu t'attardes à
regarder le couchant", c'est-à-dire l'homme mortel et faillible.
- 2° On peut
considérer cette entrée par rapport aux forces de celui qui se dispose à
l'accomplir. De ce point de vue non plus l'hésitation ne se justifie pas. En
effet, ceux qui entrent en religion n'attendent pas leur persévérance de leur
propre vertu, mais du secours de la puissance divine, selon Isaïe (40, 31) :
"Ceux qui espèrent dans le Seigneur prendront de nouvelles forces. Ils
élèveront leur vol comme les aigles. Ils courront et ne se fatigueront pas. Ils
marcheront et n'éprouveront pas de lassitude." Si toutefois il se
présentait quelque empêchement spécial : mauvaise santé, dettes à régler, etc.,
il y aurait lieu d'en délibérer et de consulter des gens dont on peut espérer
de l'aide plutôt que de l'opposition. Aussi nous est-il dit (Si 37, 12 Vg) :
"Discute de sainteté avec un homme irréligieux, et de justice avec un
injuste", ce qui est une manière de dire : ne le fais pas. Aussi lit-on
ensuite (37, 14-15 Vg) : "Ne les consulte pas à tout propos, mais
fréquente assidûment le saint." Cependant, sur ces questions, il ne faut
pas délibérer longuement. Comme dit saint Jérôme : "Hâte-toi, je te prie ;
ta barque est attachée au rivage ; coupe le cordage, plutôt que de le dénouer."
- 3° On peut enfin
considérer la façon d'entrer en religion, et dans quel ordre. Et là-dessus on
peut aussi prendre conseil de ceux qui ne mettront pas d'obstacle au projet.
Solutions :
1. Cette règle trouve son application dans les affaires où
l'on a sujet de douter que nos aspirations viennent réellement de Dieu. C'est
ainsi par exemple que les religieux eux-mêmes peuvent se demander si le
candidat à la vie religieuse est conduit par l'Esprit de Dieu, ou si sa
démarche ne serait pas entachée de simulation. C'est pourquoi ils ont le devoir
de l'éprouver et de s'assurer que sa démarche est bien inspirée par l'Esprit
divin. Quant à celui qui veut entrer en religion, il ne peut douter que son
propos vienne de l'Esprit de Dieu, auquel il appartient de "conduire
l'homme dans le droit chemin".
Le fait que
quelques-uns retournent en arrière ne prouve pas que leur vocation ne vient pas
de Dieu. Car tout ce qui vient de Dieu n'est pas incorruptible. Autrement les
créatures corruptibles ne seraient pas l'oeuvre de Dieu ; c'est ce que disent
les manichéens. Ou bien encore il faudrait dire que ceux qui ont reçu de Dieu
la grâce ne peuvent la perdre, ce qui est encore hérétique. Ce qui est
indissoluble, c'est le conseil même de Dieu, suivant lequel il fait les réalités
corruptibles et changeantes, selon cette parole d'Isaïe (46, 10) : "Mon
conseil demeurera, et mon vouloir s'exécutera."
Donc le propos
d'entrer en religion n'a pas à être examiné sur le point de savoir s'il vient
de Dieu. "Il ne comporte pas de discussion stricte", dit la Glose sur
ce texte (1 Th 5, 21) : "Vérifiez tout."
2. Il est écrit (Ga 5, 17) : "La chair convoite contre
l'esprit." De même, les amis charnels s'opposent souvent au progrès
spirituel, selon cette parole (Mi 7, 6) : "Chacun a pour ennemis les gens
de sa maison." La parole rapportée par saint Luc : "Laisse-moi
d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison" est ainsi commentée par
saint Cyrille : "Ce souci laisse apercevoir le secret partage de l'esprit.
Informer ses proches, consulter des gens réfractaires à la juste estimation des
choses, c'est une pensée qui trahit l'âme molle et qui se dérobe. C'est
pourquoi elle s'entend dire par le Seigneur : "Nul, s'il met la main à la
charrue et regarde en arrière, n'est apte au royaume de Dieu." Car c'est
regarder en arrière que de tirer les choses en longueur sous prétexte de
retourner chez soi et de conférer avec ses proches."
3. Cette tour qu'on bâtit, c'est la perfection de la vie
chrétienne. La dépense nécessaire à sa construction, c'est l'abandon de ses
biens. Or nul n'hésite ni ne délibère pour savoir s'il veut avoir les
ressources nécessaires ou, supposé qu'il les ait, s'il peut bâtir cette tour.
Toute la question est de savoir si l'on possède les ressources voulues.
Pareillement, il n'y a pas à délibérer sur le point de savoir si l'on doit
abandonner tout ce qu'on possède, ni si, l'ayant fait, on pourra parvenir à la
perfection. La seule chose sur laquelle on ait à délibérer est celle-ci : ce
que l'on fait représente-t-il bien le total abandon de ses biens ? Car si cet
abandon n'est pas réel, qui représente les ressources qu'il faut avoir, il est
impossible, est-il précisé dans le même livre (Lc 14, 33), d'être "disciple
du Christ", c'est-à-dire de bâtir la tour.
La crainte dont
certains sont agités, cette inquiétude de savoir si, par leur entrée en
religion, ils pourront parvenir à la perfection, est déraisonnable et se voit
contredite par l'exemple d'un grand nombre. Aussi saint Augustin écrit-il :
"Du côté où j'avais tendu mon visage et où je tremblais de passer, je
contemplais la chaste et noble figure de la continence qui m'encourageait à
approcher sans crainte et qui, pour m'accueillir et m'embrasser, tendait vers
moi ses mains pleines d'une multitude de beaux exemples. C'était une foule
d'enfants, garçons et filles, une jeunesse innombrable, tous les âges, de
graves veuves, des vierges à cheveux blancs. Elle m'invitait d'un si engageant
sourire ! C'était comme si elle m'avait dit : "Eh quoi tu ne pourrais pas
ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là ? Crois-tu donc qu'ils l'ont pu par eux-mêmes,
et non pas par leur Seigneur ? Pourquoi se tenir en toi-même ? Que dis-je : Te
tenir, alors que tu ne tiens pas debout ! Allons, jette-toi en lui. N'aie pas
peur. Il ne va pas se retirer et te laisser choir. Jette-toi sans crainte. Il
va te recevoir et te guérir."
Quant à l'exemple de David qu'on allègue,
il n'a rien à voir avec ce dont il s'agit. "Cette armure de Saül, dit la
Glose, ce sont les sacrements de la Loi et leur pesanteur." La vie
religieuse, elle, c'est "le joug si doux du Christ". Saint Grégoire
l'a dit : "Quel fardeau met-il sur les épaules de notre âme, celui qui
commande de fuir les désirs troublants, qui enseigne à éviter les chemins
laborieux de ce monde ?" A ceux qui prennent sur eux ce joug très doux il
promet, pour se refaire, la jouissance de Dieu et l'éternel repos de l'âme. A
quoi daigne nous conduire celui-là même qui nous en a fait la promesse, Jésus
Christ, notre Seigneur, qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour l'éternité.
Amen.
Ici s'achève la morale générale