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Méditation sur le 4e mystère joyeux

 Tirée de L'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb


La présentation de Jésus au temple

« Lorsque vint le huitième jour, auquel l’Enfant devait être circoncis, on lui donna le nom de Jésus, celui-là même qui lui avait été donné par l’ange, avant sa conception dans le sein de sa Mère. » Le sang rédempteur coule pour la première fois. Annonciation, Visitation, Nativité, Circoncision, Purification, Présentation : c’est toujours, chez le Seigneur et les siens, la même disposition tranquille d’humilité et d’obéissance. On obéit aux vouloirs de Dieu, on obéit à sa Loi. Et Celle dont nous tenons tous ces détails, nous les livre avec sa candeur accoutumée et comme chose toute naturelle. Le Seigneur et sa Mère se soumettent à des rites et à des purifications qui n’étaient ni pour l’un ni pour l’autre. Mais ils ont voulu l’effacement de toute singularité. Aussi bien, il leur eût été difficile de se soustraire aux pratiques communes sans provoquer l’étonnement ; le secret de la naissance virginale devait être gardé dans le cercle restreint de la Sainte Famille et de quelques âmes privilégiées. La circoncision devenait, pour le Seigneur, la marque sensible de son appartenance à la famille d’Abraham et au peuple d’Israël.

Quarante jours après la Nativité, Joseph et Marie montèrent à Jérusalem, avec le petit Enfant. Ils accomplissaient ainsi une double loi mosaïque. Le Lévitique (XII) prescrivait aux femmes qui avaient donné le jour à un enfant mâle de venir au sanctuaire, quarante jours après, pour une cérémonie de purification. Elles offraient, par les mains du prêtre, un agneau d’un an en holocauste, une colombe ou une tourterelle comme sacrifice « pour le péché ». Les pauvres pouvaient se contenter d’offrir deux colombes ou deux tourterelles ; et saint Luc note que les parents du Seigneur profitèrent de cette atténuation indulgente : ils étaient donc peu fortunés.

L’agneau, pourtant, ne manquait pas : cette fois, c’était le véritable Agneau que sa Mère présentait au temple du Seigneur. Jésus était un premier-né. Or, selon la Loi, ‒ et en souvenir de la nuit où l’ange exterminateur avait frappé tous les premiers-nés de l’Égypte et épargné, grâce à la croix de sang tracée sur leurs portes, les premiers-nés des Hébreux, ‒ tout premier-né mâle appartenait à Dieu : il devait lui être offert ou racheté (Ex., XIII, 11-16). Un peu plus tard, la tribu de Lévi fut prise par le Seigneur en échange de tous les premiers-nés : c’était seulement l’excédent du nombre des premiers-nés sur celui des lévites qui devait être racheté (Nomb., III, 11-13, 40-51). Dans la suite, d’autres dispositions législatives pourvurent au rachat de tout premier-né n’appartenant point à la tribu de Lévi et exempt des infirmités qui rendaient inapte au service divin. L’enfant était d’abord offert à Dieu, puis racheté aussitôt, moyennant le versement de cinq sicles au trésor des lévites. Saint Luc n’a point mentionné ce dernier détail. Il distingue néanmoins les deux observances légales, la purification de la mère, et la présentation de l’enfant : ut sisterent eum Domino..., et ut durent hostiam. Au verset 22, le texte grec le plus autorisé parle du jour de « leur purification ». Pourquoi ce pluriel ? Désigne-t-il la coutume des Juifs, ou bien l’enfant avec la mère ? Plutôt, peut-être, à cause de la structure de la phrase, les parents du Seigneur, saint Joseph et la Sainte Vierge, traités comme une seule personne morale, l’un venant offrir le premier-né, l’autre se faire purifier.

« Et il y avait à Jérusalem un homme nommé Siméon... » L’évangile nous montrera successivement le personnage (25-26), ce qu’il fait (27-28), ce qu’il dit à Dieu (29-32), ce qu’il dit à Notre-Dame (33-35). C’était un homme juste, comme saint Joseph ; et craignant Dieu, avec une nuance un peu timorée et circonspecte, assez familière aux vieillards d’une grande piété. L’âge, le tempérament, la grâce s’unissent en eux pour leur inspirer une réserve extrême et une sorte de gracieuse timidité. Il attendait « la consolation d’Israël » ; expression bien juive, équivalente à celle que nous trouverons un peu plus loin : « la rédemption d’Israël » ; c’est le salut messianique. Isaïe avait décrit le Messie comme le consolateur de son peuple (XL, 1 ; LXI, 1-3). ‒ Et l’Esprit-Saint reposait sur Siméon. Il y avait effacement du moi, plénitude d’appartenance à Dieu. Le texte sacré va insister sur ce fait. La sainteté du vieillard méritait une récompense : il avait été divinement averti, il avait reçu de l’Esprit qui habitait en lui, l’assurance qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir contemplé de ses yeux le Christ du Seigneur. Il vint au temple, sous la douce impulsion de l’Esprit de Dieu. Notons la souplesse habituelle aux inspirations divines. Sans doute, rien n’obligeait Siméon à venir au temple : on ne dit pas qu’il fût prêtre ; et puis, il était vieux, fatigué par l’âge : peut-être avait-il de bonnes raisons pour demeurer chez lui. S’il l’eût fait, il aurait passé à côté de la sainteté et du bonheur ; il eût manqué sa vocation.

Il vint, non pas dans le Saint, ni même dans le parvis des prêtres ou dans celui d’Israël, mais probablement dans la vaste cour qui précédait ce dernier et qu’on appelait le parvis des femmes, parce que les femmes ne pouvaient s’avancer plus avant ; il communiquait avec le parvis d’Israël par la porte Nicanor. C’est devant cette porte qu’un prêtre présidait aux rites de la purification des mères. À l’heure même, dit simplement l’Évangile, où les parents de Jésus apportaient l’Enfant, pour accomplir à son sujet ce qui était la coutume et la loi, Siméon les rencontra. L’Esprit de Dieu lui dit : C’est le Messie. D’un coup d’œil, il reconnut la pureté de Notre-Dame, la justice, l’humilité, la gravité de saint Joseph : il comprit tout. Il demanda au Seigneur d’être défendu contre son bonheur et d’avoir quelques instants de vie encore ; il eut peur de voir son cœur se briser trop tôt. Dieu, qui dépasse toujours nos rêves, se plaît parfois à dépasser ses promesses elles-mêmes. Siméon avait reçu l’assurance qu’il verrait le Christ : le petit Enfant fit mieux. Il gouvernait toute la scène, toutes les âmes étaient à lui. Il inspira à sa Mère de se dessaisir un instant de lui. Des mains de Notre-Dame, la petite fleur de beauté divine passa aux mains du saint vieillard, qui put la contempler à loisir. Peut-être, dans un mouvement de tendresse et d’adoration infinies, ses lèvres touchèrent-elles les lèvres de l’enfant ; et c’est avec une âme toute renouvelée par ce baiser qu’il bénit Dieu et chanta comme les prophètes n’avaient jamais chanté.

« C’eût été trop tôt tout à l’heure, mon Maître, de me relever de ma longue veille. Maintenant, c’est l’heure. Donnez à votre serviteur congé de la vie et le laissez partir dans la paix ; la promesse du Saint-Esprit était vraie. Mes yeux n'ont plus rien à voir maintenant, puisqu’ils ont vu votre salut, ce salut que vous avez préparé à la face de tous les peuples : lumière qui fera sortir les nations de leurs ténèbres, et gloire, de votre peuple Israël. » ‒ Le cantique du saint vieillard est catholique, universel, élevé au-dessus des conceptions juives ordinaires. Il rappelle maint passage du prophète Isaïe, et prépare à la doctrine de saint Paul. Tel qu’un serviteur épiant la venue de son maître et l’ayant aperçu enfin, tel qu’un veilleur de nuit attendant la lumière et saluant enfin l’aurore, Siméon, qui représente ici l’Ancien Testament, consent joyeusement à mourir... Il proclame que cet Enfant est le Sauveur de tous, juifs et gentils ; que Dieu l’a préparé, disposé, divinement élevé en face du genre humain tout entier : « Car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu. » (Rom., III, 23) Lumière de la gentilité, il sera l'honneur de son peuple. C’est à Israël, en effet, que la promesse avait été confiée, le Messie sortait de lui ; il devait le premier bénéficier du salut ; Dieu se montrait fidèle envers Israël, alors qu’il était miséricordieux pour la gentilité. Mais l’idée d’universalité prédomine.

Et le père et la mère de Jésus étaient dans l’admiration des choses qu’on venait de dire de lui. L’étonnement de Joseph et de Marie n’est pas une surprise causée par l’annonce de ce que sera le Messie ; mais ils admirent de voir ce programme connu, et si exactement, par d’autres que par eux-mêmes. Peut-être aussi l’évangéliste veut-il marquer la sainte complaisance des deux époux à contempler toutes ces merveilles, présentes et futures ; de même qu’il a dit plus haut, et répétera encore : « Marie conservait le souvenir de toutes ces choses et les repassait dans son cœur. »

Et Siméon les bénit. Il ne s’agit pas d’une bénédiction liturgique ou impliquant supériorité, mais de quelques paroles de félicitation et d’éloge, qu’il leur adresse après avoir loué et béni son Dieu. Puis il développe et complète la prédiction sur laquelle s’achevait son cantique. Le ton devient plus grave ; ce n’est plus la joie sans mélange des premiers cantiques de saint Luc. Siméon s’adresse à Marie, la Mère de Jésus, et non à Joseph. Elle devait être au Calvaire ; et, encore qu’elle fût avertie auparavant, il convenait que la prophétie lui parlât de leur rôle à tous deux. Voyez, dit Siméon, ce petit Enfant, il est marqué et prédestiné pour la chute et pour le relèvement de beaucoup en Israël. C’est une allusion évidente à la prédiction d’Isaïe : « Et il sera pour vous le salut ; mais il sera aussi une pierre d’achoppement, un rocher de scandale pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem... » (VIII, 14-15). L’humanité se partagera en deux peuples : ceux qui reçoivent la lumière, ceux qui la refusent et préfèrent les ténèbres ; tandis que les gentils viendront à la foi, les juifs se briseront à la pierre qu’est le Christ : pierre de scandale ou pierre d’angle (I Pier., II, 4-10 ; Rom., IX, 32-33) ; occasion de mort ou source de vie (II Cor., II, 15-16). La suite de l’Évangile et l’histoire nous montreront l’application de ce redoutable dilemme.

Siméon poursuit : Et in signum cui contradicetur... Cet Enfant sera un signe auquel on contredira, un indicateur de salut que l’on démentira, les uns prenant parti pour, les autres contre. Autour de ce signe, élevé très haut, au regard de tous, se rallieront ceux qui auront foi et se grouperont les incrédules : « Tige de Jessé, dressée comme un étendard pour les peuples » (Is., XI, 10). C’est déjà la vision du Seigneur crucifié : « Scandale pour les juifs, folie pour les gentils ; mais pour les élus, juifs et gentils, le Christ est la force et la sagesse de Dieu » (I Cor., I, 23-24). On a traduit parfois l’expression grecque par : un modèle achevé, un idéal de contradiction. De même que la douleur entre, selon Isaïe (LIII), dans la définition du Christ ; de même, selon cette parole de Siméon, la contradiction y entrerait aussi ; et toutes les fois que l’on voudrait désigner un homme repoussé, abhorré, contredit, c’est vers le Christ que se porterait la pensée. L’idée est exacte ; pourtant, il vaut mieux nous tenir à la traduction ordinaire.

Ut revelentur ex multis cordibus cogitationes. La manifestation du Messie doit avoir, non comme intention de la part de Dieu, mais comme résultat historique, la révélation des pensées secrètes d’un grand nombre, le discernement de ceux qui accueillent et de ceux qui repoussent. Il y a, en effet, mille pensées et dispositions qui peuvent momentanément se dissimuler sous des apparences correctes, comme un précipité dans une eau tranquille. Les âmes sont orientées, mais par des affinités secrètes, par des consentements de détail, par d’obscures et pourtant volontaires tendances. Vienne une circonstance qui contrarie cette direction jusqu’alors inaperçue : aussitôt, le fond du cœur se trahit. Tous les juifs étaient dans l’attente d’un Messie ; mais l’unanimité cessa dès qu’il parut. Depuis lors, il est constant que la division se fait entre les hommes d’après leur conception du Christ ; et leur conception du Christ est conforme à leurs dispositions intérieures, à une sorte d’à priori conçu dans leur cœur.

Siméon s’était interrompu un instant pour une réflexion toute personnelle à Notre-Dame. La contradiction que doit rencontrer le Seigneur et la souffrance qu’elle suppose auront leur contrecoup dans l’âme de Marie : « Et vous-même, votre âme sera transpercée d’un glaive », du long et large glaive à deux tranchants. Au sujet du Fils comme au sujet de la Mère, l’annonce de Siméon est exprimée en termes généraux. Un écrivain postérieur, qui aurait eu le souci de glorifier la prophétie, l’aurait peut-être précisée ; la prédiction aurait emprunté à la connaissance acquise par les faits accomplis un dessin plus exact, des contours plus nets. Nous l’avons telle qu’elle a été formulée dans la scène du temple, telle qu’elle s’était gravée dans le cœur de la Sainte Vierge.

Les deux évangélistes qui ont conservé quelques détails sur l’enfance du Seigneur semblent avoir voulu montrer comment, dès la toute première heure, le Messie avait été manifesté aux bergers, aux Mages, à la Synagogue, à la portion saine du peuple juif : Zacharie, Élisabeth, Siméon et Anne ; enfin, vers l’âge de douze ans, aux docteurs. Il était vraiment « la lumière venue en ce monde pour éclairer tous les hommes ». ‒ « Et il y avait une prophétesse nommée Anne... » On l’appelle prophétesse, non que ce fût sa profession, mais parce qu’elle était, comme Siméon, remplie de l’Esprit qui dévoile les pensées divines. « Elle était fille de Phanuel, de la tribu d’Aser, et très avancée en âge. Ayant vécu sept ans avec son mari depuis leur mariage, elle était veuve maintenant et âgée de quatre-vingt-quatre ans. » À la différence de Siméon, qui vint au temple conduit par l’Esprit, Anne ne s’en éloignait jamais : soit qu’on l’entende seulement d’une très grande assiduité, soit qu’on suppose la sainte veuve installée à demeure dans la région du temple réservée aux femmes. Peut-être Notre-Dame l’avait-elle connue pendant les années qu’elle y passa elle-même ; l’abondance et la précision des détails biographiques le feraient supposer. Nuit et jour, Anne servait Dieu dans les jeûnes et de continuelles prières, réalisant à la lettre, par avance, l’idéal de la veuve chrétienne. Et voilà qu’à son tour, alors que le vieillard Siméon et les parents de Jésus s’entretenaient encore, elle survint. L’évangile a décrit d’un mot la part qu’elle prit à cette fête de lumière : elle rendait grâces, elle bénissait le Seigneur. Et à dater de ce moment, elle parlait souvent de Jésus et s’entretenait volontiers du petit Enfant avec ceux qui espéraient « la rédemption de Jérusalem », comme dit le texte grec.

« Et lorsqu’ils eurent accompli toutes choses conformément à la loi du Seigneur, ils s’en retournèrent en Galilée et dans leur cité, Nazareth. » Est-ce à dire que la Sainte Famille s’y rendit aussitôt après la Purification ? La réponse est subordonnée à la solution de ce petit problème historique : où placer l’adoration des Mages, la fuite en Égypte, le massacre des Innocents, le retour d’exil ? Autant d’événements que semble ignorer ou que veut ignorer saint Luc, et que nous trouvons seulement en saint Matthieu. Celui-ci, qui n’a rien dit du séjour à Nazareth avant la naissance du Seigneur, rien par conséquent du voyage à Bethléem, ni de la Purification, termine son récit du retour d’Égypte en observant que Joseph fut averti en songe de ne point se fixer dans la Judée, qui n’était pas sûre, mais de se rendre en Galilée, à Nazareth. Plusieurs hypothèses sont proposées relativement à la situation historique de l’épisode des Mages et des faits qui s’y rattachent. Il nous semble préférable de les reculer jusqu’après la Purification. La Sainte Famille, au retour de Jérusalem, s’installe dans « la maison » où la trouvèrent les princes orientaux. Lorsque saint Luc nous dit qu’après avoir accompli les prescriptions légales, Joseph et Marie revinrent dans leur cité, à Nazareth, il n’affirme point que cela se fit immédiatement. Il abrège, afin d’arriver au récit succinct de l’enfance du Seigneur, telle qu’elle s’épanouit dans le cadre paisible de Nazareth.

 

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